Jean Bruce : другие произведения.

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  COLLECTION « JEAN BRUCE »
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  VOIT ROUGE
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  Paris
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  William Lobell traversa lentement le living-room en direction de la vaste baie qui ouvrait sur le port. Le mois de septembre était déjà bien avancé et, comme chaque année vers la fin de l’été, San Francisco baignait dans on brouillard tenace qui ne se dissipait parfois que pour céder la place à la pluie.
  
  William regardait sans les voir les toits luisants d’humidité qui descendaient en étages vers l’embarcadère. Le sentiment de malaise qui l’oppressait était sans rapport avec le temps : pour la première fois de sa vie, William Lobell venait de signer un chèque sans provision, un chèque de mille cinq cents dollars.
  
  William Lobell était un beau garçon de trente et un ans, athlétique, brun, avec un visage de boxeur non marqué qui le faisait un peu ressembler à James Cagney, en plus grand. Il était ingénieur en électronique, sous contrat avec la société « Bendix », de Baltimore, spécialisée dans la fabrication d’appareils de radar et de certains mécanismes délicats pour projectiles téléguidés.
  
  Un instant, il pensa à Gladys, sa femme, et à leurs deux enfants, une fille de six ans, un garçon de deux ans. Le rouge lui monta au visage. Pourquoi avait-il fait ça ?
  
  Pourquoi ?
  
  Il tourna le dos à l’immense fenêtre et regarda cet appartement où il n’aurait pas dû être. Le living-room était grand, garni de meubles « fonctionnels » et « d’avant-garde ». Une table à dessin occupait un des angles, près de la façade vitrée. À gauche, le long du mur, un escalier montait droit jusqu’à la loggia qui desservait la chambre et la salle de bains, à mi-hauteur du studio. En bas, à droite, le couloir d’entrée, par où l’on accédait également à la cuisine et à l’office, situés sous la chambre.
  
  C’était un logement très agréable, orienté à l’est, avec une vue magnifique sur la Baie et sur le pont gigantesque conduisant à Oakland.
  
  William Lobell cessa soudain de respirer… Samy venait d’apparaître au sommet de l’escalier et le fixait de son regard phosphorescent et redoutable. Samy était un chat birman, énigmatique et inquiétant. William et Samy se détestaient, mais l’homme craignait le chat, alors que le chat n’avait pas peur de l’homme.
  
  Samy descendait lentement, marche après marche, sans cesser de considérer William avec une expression de haine glacée à donner froid dans le dos. William déglutit péniblement et dut se retenir pour ne pas appeler Mabel qui était en haut, dans la chambre.
  
  Il fit quelques pas à gauche et prit une longue règle sur la table à dessin. Ainsi armé, il se sentit plus à l’aise et attendit le chat d’un pied plus ferme.
  
  L’animal atteignit la dernière marche et s’y arrêta quelques secondes. Pas un seul instant, son regard fascinant où dansaient des lueurs d’or pâle n’avait quitté les yeux de l’homme. Celui-ci frissonna et recula pour s’adosser au mur bas qui supportait la verrière.
  
  Depuis longtemps, depuis le début, il avait pensé que cette horrible bête l’attaquerait un jour. L’un ou l’autre était de trop auprès de Mabel, c’était évident.
  
  Le chat sauta doucement de la dernière marche et se dirigea vers William qui respirait de plus en plus difficilement ; il ne se pressait pas, déjà certain de sa victoire. William voulut crier, mais il ne réussit à produire qu’un son rauque et vague, absolument ridicule.
  
  — Willy ! Chéri !
  
  Le chat s’immobilisa, ses poils se hérissèrent sur son dos soudain arrondi, sa queue plate et courte battit l’air derrière lui. William ferma les yeux, de soulagement, et retrouva son souffle.
  
  — Regarde !
  
  Mabel, à son tour, descendait l’escalier. C’était encore un félin, mais d’un autre genre. Mabel était une grande rousse d’une beauté saisissante ; le genre de femme sur qui les hommes se retournent en écoutant leur cœur sonner le tocsin avec la certitude soudaine et brutale qu’ils ne désirent plus rien d’autre au monde…
  
  Elle avait les plus jolies jambes, les plus jolies hanches, les plus jolis seins que William eût jamais vus… Et le visage le plus bouleversant ; un visage aux pommettes hautes et saillantes, avec d’extraordinaires yeux verts en amande très étirés vers les tempes, avec une grande bouche terriblement sensuelle, une denture sans défaut, avec des cheveux acajou cuivré, coupés court et bouclés, qui étaient à eux seuls un véritable poème.
  
  Elle s’était changée et avait enfilé une robe du soir afin de pouvoir essayer l’étole de vison « pastel » qu’il venait de lui offrir (avec un chèque sans provision, mais le moyen de résister à tant de séduction ?). Elle était merveilleuse et William en oublia d’un coup tous ses soucis, et même son ennemi le chat qui s’était retourné pour admirer lui aussi.
  
  Mabel atteignit le bas de l’escalier, fit encore quelques pas et pivota lentement sur elle-même, avec l’aisance d’un mannequin professionnel.
  
  — Comment me trouves-tu ? questionna-t-elle de sa voix basse, un peu rauque mais cependant d’une étonnante douceur.
  
  Il avala sa salive, péniblement.
  
  — Je ne trouve pas de mots pour le dire, bredouilla-t-il.
  
  Elle souriait, radieuse.
  
  — Oh ! chéri ! C’est le plus beau cadeau qu’un homme m’ait jamais fait, j’en suis très fière !
  
  Elle ouvrit l’étole, découvrant le décolleté de sa robe, un décolleté d’une audace incroyable, dissimulant seulement la partie inférieure des seins et qui lui interdisait de lever haut les bras sous peine de faire jaillir les mamelons à l’air libre.
  
  — Embrasse-moi.
  
  Il la prit dans ses bras.
  
  — Pourquoi trembles-tu ? demanda-t-elle avec un étonnement bien simulé.
  
  Leurs bouches se joignirent. Samy lança un miaulement déchirant, mais William n’y prêta aucune attention. Tout son corps flambait.
  
  Mabel détacha ses lèvres de celles de son amant et lui murmura à l’oreille :
  
  — Si tu venais m’aider à ôter ma robe, hein ? Je ne sais pas si je pourrais y arriver seule…
  
  Elle le prit par la main et l’entraîna vers l’escalier. Le chat se remit à miauler et son cri était presque une plainte humaine. Il monta lentement derrière eux, s’immobilisa sur la plus haute marche et regarda la porte de la chambre se refermer sur le couple.
  
  À cet instant, son regard de feu avait une expression pathétique. Samy était jaloux, jaloux de l’homme qui allait posséder sa trop belle maîtresse…
  
  Samy souffrait. Il resta là sans plus bouger qu’une statue de pierre.
  
  
  -:-
  
  Ils reposaient, nus, baignant dans leur sueur sur le lit saccagé. Leurs corps étaient encore emmêlés ; William caressait un des seins en poire de Mabel. Il était heureux, physiquement satisfait, incapable de penser à rien d’autre qu’au plaisir qu’elle venait de lui donner.
  
  Le téléphone sonna.
  
  — Zut ! dit la jeune femme.
  
  Elle se détacha de lui, se dressa sur un coude, tendit l’autre bras en arrière pour attraper le combiné. Sa peau ruisselante brasillait sons la lumière.
  
  — Allô, fit-elle. J’écoute.
  
  Elle fronça les sourcils, tourna la tête pour regarder son amant.
  
  — C’est pour toi… Tu as donné mon numéro à quelqu’un ?
  
  Il protesta, surpris.
  
  — À personne. Demande qui c’est.
  
  Elle lui tendit l’appareil.
  
  — Débrouille-toi.
  
  Il se racla la gorge.
  
  — Allô ? Qui demandez-vous ?
  
  — Vous êtes William Lobell ?
  
  La voix était chantante, curieuse, zézayante, inconnue. Il hésita un peu avant de répondre :
  
  — Oui, que désirez-vous ?
  
  — Il faut que vous veniez me voir, monsieur Lobell. J’ai quelque chose à vous proposer.
  
  Le type avait une façon caractéristique de remplacer les « r » par des « l ». William pensa que c’était un Chinois et répliqua sèchement :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  Sans se troubler, l’autre reprit :
  
  — C’est sans importance. Il faut que vous veniez ce soir-même, dans une heure à…
  
  William le coupa, à la fois inquiet et furieux.
  
  — Je n’ai pas l’habitude d’accepter des rendez-vous donnés par des inconnus. Bonsoir, Monsieur…
  
  — Un instant ! Écoutez-moi…
  
  Il y eut quelques secondes de silence pendant lesquelles William regarda Mabel qui montrait un visage perplexe.
  
  — Si vous refusez de venir, j’appellerai Madame Lobell, à Baltimore, et je lui dirai où vous êtes afin qu’elle puisse vous convaincre qu’il vaut mieux m’écouter.
  
  La sueur qui couvrait le corps de William Lobell se glaça subitement. Il frissonna et devint pâle.
  
  — Qu’est-ce… Qu’est-ce que ça signifie ? bredouilla-t-il.
  
  — Cela signifie que nous vous attendrons dans une heure au coin de Lobos Square, du côté de Chestnut Street, à l’angle de Webster Street. Dans une heure, très exactement. Ne nous faites pas attendre, Monsieur Lobell, vous le regretteriez amèrement.
  
  Clac ! Le type avait raccroché. William resta un moment comme hébété.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? questionna Mabel.
  
  Il laissa tomber le combiné sur le lit, entre leurs deux corps.
  
  — Je n’y comprends rien. Je crois que c’est un Chinois, d’après sa façon de parler.
  
  — Il n’a pas dit son nom ?
  
  Elle prit le combiné et le reposa sur son berceau, sur la table de chevet.
  
  — Non.
  
  Il regarda la pendulette sur le téléphone… Déjà huit heures !
  
  — Il veut que j’aille à Lobos Square dans une heure.
  
  Mabel se redressa, tira un coin du drap pour essuyer la sueur qui coulait entre ses seins lourds.
  
  — Tu n’iras pas, c’est une histoire de fou !
  
  Il la considéra d’un œil rêveur.
  
  — Il dit que si je n’y vais pas, il téléphonera à Baltimore pour dire à ma femme que je me trouve ici.
  
  Le beau visage de Mabel se durcit.
  
  — Et alors ? Ça t’embête ?
  
  Il avait très froid et se retenait de claquer des dents. Il attrapa le drap et s’en couvrit.
  
  — Oui, avoua-t-il, je ne voudrais pas que Gladys apprenne.
  
  Il détourna son visage pour éviter le regard de sa maîtresse. Ils restèrent un long moment silencieux, puis la jeune femme demanda d’une voix changée :
  
  — Qu’est-ce que tu vas faire ?
  
  Il haussa les épaules.
  
  — Je vais y aller. Il faut bien que je sache ce qu’on me veut.
  
  Elle prit une cigarette dans une boîte posée sous la lampe de chevet et l’alluma.
  
  — Je me demande bien comment ils ont su que tu étais ici, chez moi. Tu es sûr de ne l’avoir dit à personne ?
  
  Il protesta avec vivacité.
  
  — Absolument certain !
  
  Et c’était vrai.
  
  — Alors, dit-elle d’une voix unie, ce type s’intéresse à toi depuis un certain temps et il t’a fait filer… Il a même fait faire-une enquête sur toi puisqu’il sait où habite ta femme… Dans quel but ?
  
  Il eut un geste plein de mauvaise humeur.
  
  — Comment veux-tu que je le sache ?
  
  Elle ôta la cigarette de ses lèvres humides et dit pensivement :
  
  — Ne crains-tu pas que cela puisse avoir un rapport avec ton travail ? Je pense que tu devrais prendre des précautions, prévenir le « F.B.I. » peut-être…
  
  Elle venait de formuler ce qui le tenaillait depuis que l’inconnu avait raccroché ; mais il ne voulait pas prévenir qui que ce soit, il ne voulait pas que qui que ce soit apprît ses relations avec Mabel Grove. Un homme dans sa situation n’avait pas le droit de perdre la tête pour une femme…
  
  Il rejeta le drap et se mit debout.
  
  — Je ne risque rien, répondit-il avec une assurance qu’il était loin de ressentir. Je vais y aller pour savoir ce que ce type veut. Après, il sera temps d’aviser.
  
  Le chat miaula à la porte.
  
  — Ouvre-lui, demanda la jeune femme.
  
  Il obéit, ayant oublié son antagonisme avec l’animal. Le chat entra lentement, poussa un cri rauque évoquant le cri d’un enfant égorgé. William, qui ne se méfiait plus, ne put éviter le coup de griffe. Il jura et regarda d’un air stupide la longue estafilade d’où s’échappait un sang épais et foncé, sur toute la longueur du pied.
  
  — Sale bête !
  
  Il le frappa brutalement de l’autre pied. Le chat vola à trois mètres, avec une plainte déchirante.
  
  — Brute !
  
  William se retourna vers Mabel indignée.
  
  — Il m’a griffé, regarde !
  
  Il leva son pied blessé. Le chat revenait vers lui, crachant et sifflant sa fureur. Mabel intervint :
  
  — Samy ! tranquille !
  
  L’animal s’immobilisa, coucha les oreilles, sa queue plate battit la moquette. William et lui se fixèrent avec une haine vibrante.
  
  — Un de nous deux est de trop ici, gronda l’homme qui se sentait des envies de meurtre.
  
  Mabel répliqua :
  
  — Va vite te laver dans la salle de bains, tu vas tacher la moquette avec ton sang.
  
  Il y alla, contournant le chat sans le quitter des yeux.
  
  — Saleté !
  
  Le chat ne répondit pas, mais son regard était suffisamment éloquent. La porte refermée, Mabel l’appela :
  
  — Samy ! Samy joli !
  
  Il hésita, puis vint vers le lit, à tout petits pas.
  
  — Viens, mon Samy joli.
  
  Elle lui tendit son bras nu. Il le flaira d’un air soupçonneux. Elle sentait l’homme, elle sentait l’amour. Il se détourna avec mépris et dégoût, s’éloigna de quelques pas et resta là, à lui tourner le dos.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  William Lobell trouva où ranger sa voiture dans Bay Street, du côté de Fort Mason. Il était neuf heures moins dix ; la nuit tombée, le brouillard s’était encore épaissi.
  
  Il ferma l’auto et prit à pied la direction de Lobos Square. Des sirènes de brume résonnaient lugubrement vers la Porte d’Or ; ce ne devait pas être facile de naviguer dans la Baie avec une pareille purée de pois.
  
  William Lobell remonta frileusement le col de son imperméable et ajusta son chapeau sur son front. Son angoisse avait redoublé, ce n’était plus seulement les suites du chèque sans provision qu’il redoutait… C’était quelque chose de moins précis mais, probablement, beaucoup plus redoutable.
  
  Il essaya d’imaginer ce que ferait Gladys si elle apprenait. Peut-être demanderait-elle le divorce, peut-être pas… Il y avait les deux enfants et le temps pouvait arranger beaucoup de choses…
  
  Le temps… La seule idée d’être obligé de renoncer à Mabel lui était physiquement intolérable. Il l’avait dans la peau, c’était l’expression juste. Il la désirait follement, et de plus en plus, au point d’être capable de faire n’importe quoi pour ne pas la perdre : signer des chèques sans provision, par exemple.
  
  Il se dégoûtait, mais n’y pouvait rien. Peut-être n’avait-il pas une assez grande expérience des femmes ? Il s’était marié très jeune, et puceau.
  
  Quelqu’un le bouscula assez violemment et passa sans même s’excuser. Il en fut extrêmement troublé et resta quelques secondes sur place, à se masser l’épaule, son cœur battant la chamade.
  
  C’était tout de même une chose merveilleuse que de posséder une femme comme Mabel Grove. Aussi loin qu’il était capable de remonter dans ses souvenirs, il ne trouvait aucune femme qui pût soutenir la comparaison. Elle était non seulement très belle et très désirable, mais aussi très intelligente, très érudite. Elle avait fait des études universitaires et dirigeait à San Francisco une agence de publicité très cotée, la « Grove Advertising Agency », dont elle était propriétaire à soixante pour cent. Elle avait des idées, était efficace et sa réussite ne devait certainement pas tout à son charme hors série.
  
  Oui, c’était merveilleux de penser qu’on était l’amant d’une femme comme celle-là et William se disait parfois que cela valait de faire tout ce qu’il avait déjà fait et tout ce qu’il était encore prêt à faire pour elle.
  
  Il tourna au coin du square et marcha vers Chestnut Street. Collés contre la grille, des amoureux s’embrassaient éperdument. Les voitures qui passaient en files serrées avaient des formes floues et leurs lanternes peinaient à trouer le brouillard qui étouffait aussi les bruits.
  
  Il regarda sa montre : neuf heures moins quatre. Le « Chinois », c’est ainsi qu’il appelait dans ses pensées son mystérieux correspondant, n’aurait pas à l’attendre… Il se demanda si le fait d’être en avance au rendez-vous ne serait pas interprété comme un signe de frayeur. Probablement… Mais cela avait-il une grande importance ?
  
  Il débattait encore la question lorsqu’il atteignit le coin du square, lieu de la rencontre prévue. Il s’arrêta contre la grille et alluma une cigarette pour se donner une contenance.
  
  Un « cop » surveillait la circulation à quelques mètres de là, debout au bord du trottoir. Sa présence rassura William, qui aurait été fort embarrassé d’expliquer pourquoi, alors qu’il était bien décidé à laisser la police en dehors de tout cela.
  
  Un passant s’arrêta brusquement devant lui et le fit sursauter. C’était un homme de petite taille, coiffé d’un chapeau à larges bords.
  
  — Pouvez-vous me donner du feu ?
  
  William mit quelques secondes à répondre.
  
  — Volontiers.
  
  Il tendit le bout embrasé de sa cigarette vers la cigarette de l’autre ; sa main tremblait.
  
  — Êtes-vous William Lobell ?
  
  — Oui.
  
  L’homme tira sur sa cigarette. La faible lueur du tabac incandescent éclaira faiblement son visage lunaire ; c’était un Chinois. William Lobell respira profondément et dit d’un ton faussement enjoué.
  
  — Maintenant, vous allez m’expliquer ce que signifie cette plaisanterie.
  
  — Rien du tout, répliqua paisiblement le Chinois en reculant d’un pas. Vous venez avec moi, le patron vous attend.
  
  William Lobell avala péniblement sa salive et remit sa cigarette entre ses lèvres.
  
  — Je ne vous suivrai pas. Vous pouvez me dire ici ce que vous voulez.
  
  Le Chinois marqua un temps avant de répondre, d’un ton qui paraissait sincèrement navré :
  
  — Je regrette pour vous, le patron va être obligé de téléphoner à Baltimore…
  
  William Lobell serra les dents.
  
  — Du chantage, hein ?
  
  Le Chinois haussa ses maigres épaules.
  
  — Je ne sais pas ce que c’est. Je vous conseille de venir, qu’est-ce que vous risquez ? Le patron veut vous proposer une affaire.
  
  — Quel genre d’affaire ?
  
  — Je n’en sais rien. Venez, vous verrez bien.
  
  — Où est-ce ?
  
  — Suivez-moi.
  
  Le Chinois tourna les talons sans plus attendre et profita de ce que les feux passaient au rouge pour traverser Webster Street. Après une brève hésitation et parce qu’il n’était aucunement menaçant, Lobell le suivit. Ils marchèrent un moment l’un derrière l’autre en remontant Chestnut Street vers Chinatown, puis Lobell pressa le pas pour rejoindre son guide.
  
  — Comment vous appelle-t-on ?
  
  — On ne m’appelle pas, je suis toujours là.
  
  Ce n’était guère encourageant. Lobell décida de ne plus rien dire. Le Chinois tourna soudain à droite, en direction du port des yachts. La brume était si épaisse qu’on n’y voyait pas à dix pas devant soi ; des sirènes de navires en difficulté continuaient de lancer leurs sinistres clameurs dans la Baie.
  
  La portière arrière d’une voiture rangée le long du trottoir s’ouvrit brusquement devant Lobell qui s’arrêta pile et voulut contourner l’obstacle. Mais le Chinois le poussa, en même temps que des bras jaillis de l’intérieur de l’auto l’attiraient irrésistiblement. Il perdit l’équilibre et ne put résister. Alors qu’il se préparait à appeler au secours, un coup derrière la tête l’assomma pour le compte.
  
  
  -:-
  
  Il se réveilla dans une pièce faiblement éclairée où flottait une odeur douceâtre. Il se trouvait assis dans un angle, bien calé par de nombreux coussins. Une table basse en laque rouge, devant lui, supportait une théière et deux tasses de fine porcelaine. De l’autre côté de la table, assis en tailleur sur une natte de roseaux tressés, un Chinois en kimono blanc le regardait.
  
  — Veuillez accepter mes excuses pour le traitement qui vous a été infligé, dit le Chinois en s’inclinant profondément. Je suis obligé de prendre certaines précautions…
  
  Lobell reconnut la voix de celui qui lui avait téléphoné.
  
  — Vous me paierez cela, répliqua-t-il avec mauvaise humeur en se frottant le crâne.
  
  Le Chinois eut un faible sourire.
  
  — Je vous paierai, si vous acceptez ma proposition.
  
  Il prit la théière et versa le thé dans les tasses.
  
  — Qui êtes-vous ? questionna Lobell en essayant de prendre un ton assuré.
  
  — C’est sans importance. L’important est ce que j’ai à vous proposer.
  
  Un bref silence. Le Chinois reposa la théière. Il était maigre et devait être grand ; son oreille gauche avait disparu, coupée à la base. Lobell se demanda à la suite de quelle aventure.
  
  — Je vous écoute, dit-il d’un air agressif.
  
  Le Chinois prit la tasse la plus proche de lui et la porta doucement à ses lèvres.
  
  — Buvez, conseilla-t-il. Ne laissez pas refroidir.
  
  Lobell obéit, il avait sérieusement besoin d’un stimulant. Ils burent ensemble, à petites gorgées, le liquide brûlant. Puis le Chinois annonça sans reposer sa tasse :
  
  — Je sais qui vous êtes, je me suis beaucoup intéressé à vous depuis quelque temps. Je sais ce que vous faites, très exactement… Je sais même que vous avez signé cet après-midi un chèque sans provision de mille cinq cents dollars… C’était une grosse imprudence, Monsieur Lobell ! Heureusement, je peux vous permettre d’arranger ça. Si nous arrivons à nous entendre, je vous donnerai cinq mille dollars. Nous sommes samedi, je vous remettrai l’argent demain soir. En portant l’argent à la banque lundi matin vous serez sauvé.
  
  Lobell s’était senti rougir. Il n’avait pas la partie belle et ce n’était plus le moment de crâner.
  
  — Qu’est-ce que vous demandez en échange ?
  
  Le Chinois prit tout son temps pour répondre :
  
  — Je sais que vous possédez les plans du nouveau réseau radar de la côte Pacifique des États-Unis, réseau dont vous avez surveillé la mise en place pour le compte de la société « Bendix », de Baltimore. Je veux une copie de ces plans.
  
  William Lobell avait cessé de respirer et le sang s’était retiré de son visage.
  
  — Vous êtes fou ! bégaya-t-il quand il eut retrouvé son souffle.
  
  Le Chinois eut un sourire suave.
  
  — À votre place. Monsieur Lobell, je ne m’arrêterais pas trop longtemps à cette idée.
  
  Lobell s’aperçut qu’il tremblait et une sensation de chaleur sur sa cuisses l’avertit qu’il avait renversé du thé sur son pantalon. Il reposa la tasse et se mit debout, complètement bouleversé.
  
  — Votre proposition ne mérite même pas de réponse, prononça-t-il avec difficulté. Veuillez m’indiquer la sortie.
  
  Le Chinois resta parfaitement immobile.
  
  — Je comprends votre émotion, reprit-il, elle est bien naturelle. Je n’espérais pas que vous répondiez oui tout de suite, aussi ai-je décidé de vous laisser vingt-quatre heures de réflexion… Demain soir, à la même heure, mon collaborateur vous attendra au même endroit. Vous aurez les plans et je vous remettrai cinq mille dollars en échange. Personne n’en saura jamais rien.
  
  Lobell tremblait toujours d’indignation.
  
  — Vous êtes un espion, un sale espion. En sortant d’ici, je vais aller vous dénoncer au « F.B.I. ». Tout de suite !
  
  Le Chinois se mit debout, avec une lenteur impressionnante. Il dominait l’Américain d’une demi tête. Son regard rappela à celui-ci le regard de Samy, le chat birman de Mabel. Il frissonna.
  
  — Si vous faisiez cela, répliqua le Chinois sans hausser la voix, vous le regretteriez jusqu’à la fin de vos jours. Madame Grove est une très jolie femme… Pourriez-vous supporter de la voir défigurée ? Si vous le pouviez, nous vous crèverions ensuite les yeux afin que cette image édifiante fût la dernière que vous ayez pu voir en ce monde.
  
  J’ai beaucoup d’amis, Monsieur Lobell, partout et dans tous les milieux, et vous ne pourriez leur échapper.
  
  Lobell ne répondit pas. Il était terrorisé. L’idée de voir torturer Mabel lui broyait les entrailles.
  
  — Je… Je ne vous dénoncerai pas, murmura-t-il. Vous pouvez me croire.
  
  — Je vous crois. Vous n’êtes certainement pas assez fou pour faire une bêtise pareille. Vous avez aussi des enfants, Monsieur Lobell. Pensez à eux…
  
  Il y eut un silence. Lobell ne trouvait plus la force de parler.
  
  — Je vais vous faire reconduire, annonça le Chinois. Pour éviter d’avoir à vous frapper de nouveau, nous allons vous couvrir la tête d’une cagoule. C’est ainsi que nous procéderons demain soir, si vous êtes raisonnable.
  
  Il frappa dans ses mains. Une porte s’ouvrit sans bruit au fond de la pièce. Lobell reconnut l’homme qui l’avait abordé au coin de Lobos Square.
  
  — Tu vas reconduire Monsieur Lobell où vous vous êtes rencontrés. Monsieur Lobell est d’accord pour la cagoule, il sera raisonnable.
  
  Le Chinois se tourna vers l’Américain.
  
  — Réfléchissez bien à ma proposition, vous verrez qu’elle est pour vous l’unique porte de sortie, le seul moyen de vous tirer des ennuis qui vous guettent… D’ailleurs, je suis parfaitement tranquille, vous n’avez pas le choix.
  
  Il sourit, s’inclina et ajouta :
  
  — Des photocopies feront parfaitement l’affaire…
  
  Lobell sortit sans répondre. Il était atterré.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Mabel Grove, ouvrit la porte et dit :
  
  — Je commençais à m’inquiéter.
  
  William Lobell entra. La femme referma, puis l’embrassa. Elle s’était préparée pour la nuit et ne portait plus, pour tout vêtement, qu’une chemise de nuit en nylon rose transparent simplement serrée au cou et tombant en plis vagues autour de son corps splendide dont les moindres détails restaient visibles. En d’autres circonstances, ce spectacle eût suffi à mettre Lobell dans tous ses états, mais il avait maintenant d’autres préoccupations.
  
  — Quelle heure est-il ?
  
  Elle s’étonna :
  
  — Tu as perdu ta montre ?
  
  Il eut un mouvement de désarroi, essuya d’un revers de main la sueur qui coulait sur son front puis remonta légèrement le poignet de sa chemise…
  
  — Dix heures et demie, déjà.
  
  Il ôta son imperméable, puis sa veste. Elle s’empara du tout, porta l’imperméable humide dans la cuisine et rangea la veste dans la penderie de l’entrée.
  
  — Tu dois avoir faim ?
  
  Je ne sais pas.
  
  — Tu veux un sandwich ?
  
  — Si ça ne te dérange pas.
  
  Elle retourna dans la cuisine. Il pénétra dans le living-room où un seul lampadaire diffusait un éclairage très doux, laissant dans l’ombre une grande partie de la pièce. Elle n’avait pas tiré les rideaux, ce qui le contraria. Elle avait l’habitude de se promener nue, ou presque, dans le studio sans se préoccuper des curieux possibles. Lorsqu’elle était en bas personne ne pouvait la voir, les maisons les plus proches étant à un niveau inférieur, mais sur la loggia, ou pendant qu’elle descendait l’escalier, face à la fenêtre… Il pensa pour la centième fois qu’elle n’avait aucune pudeur, préférant croire qu’il s’agissait d’inconscience plutôt que d’un goût marqué pour l’exhibitionnisme.
  
  Il aperçut soudain le chat, lové dans le fauteuil où il avait eu précisément l’intention de s’asseoir. L’animal paraissait dormir, mais William était bien certain qu’il l’observait entre ses paupières entrouvertes…
  
  Il alla s’installer sur un autre siège, alluma une cigarette, s’aperçut que la télévision fonctionnait sous la loggia. Un instant, il fut distrait par les images d’un film, certainement un policier, qui représentaient une bagarre comme il n’en peut exister qu’au cinéma.
  
  Puis Mabel arriva avec un sandwich et un verre de lait glacé. Il prit le tout sans plaisir, la regarda s’installer sur un pouf, presque à ses pieds, la trouva incomparablement belle, eut envie de le lui dire, n’en fit rien, écrasa sa cigarette dans un cendrier placé à portée de sa main, but deux gorgées de lait et mordit dans le sandwich.
  
  — Prends ton temps, conseilla-t-elle. Après, tu me raconteras.
  
  — C’est terrible, murmura-t-il avec la bouche pleine. Je suis dans un pétrin terrible.
  
  Il se sentit soudain vraiment très malheureux et l’ambiance intime, la présence de cette femme presque nue et merveilleusement belle lui donnèrent envie de pleurer. Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues. Il détourna la tête, honteux. Elle ne dit rien, ne bougea pas, et il lui en sut gré. Puis, brusquement, il posa verre et sandwich sur le sol et se mit à parler.
  
  — Ils m’ont assommé, pour que je ne voie pas où ils m’emmenaient. Je me suis réveillé devant un grand Chinois qui a commencé par me faire des excuses. Puis il m’a offert cinq mille dollars en échange des plans.
  
  Les yeux verts de Mabel s’élargirent.
  
  — Cinq mille dollars ?
  
  — Oui.
  
  Elle promena sa langue sur ses lèvres avec une mine gourmande.
  
  — En échange de quels plans ?
  
  Il hésita, ne lui ayant jamais dit qu’il était en possession de documents secrets, seulement qu’il travaillait pour le compte de la Défense Nationale, mais sans plus.
  
  — Ils savent que j’ai les plans de tout le réseau radar de la côte Pacifique des États-Unis…
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  — Qu’est-ce que ça représente ? C’est très important ?
  
  — Bien sûr que c’est très important ! Grâce aux appareils radars dont je surveille l’installation, un nouveau Pearl Harbour est désormais impossible.
  
  Toutes nos côtes, toutes nos frontières sont protégées par un réseau serré de ces appareils qui montent une garde incessante… Il suffirait à un ennemi éventuel de connaître le plan de ces réseaux, ou d’un seul, pour être mis dans la possibilité d’y pratiquer une brèche, par sabotage…
  
  — Je comprends… Et c’est ça que veut le chinois… Et c’est pour ça qu’on t’offre cinq mille dollars… Ça vaut beaucoup plus que ça, non ?
  
  Il la regarda, stupéfait.
  
  — Qu’est-ce que tu veux dire ?
  
  Elle se glissa vers une table basse, faite d’une dalle de verre épais montée sur une souche d’arbre aux formes torturées, et s’empara d’une cigarette et d’un briquet.
  
  — Je veux dire que si ce plan est aussi important que tu le prétends, il vaut beaucoup plus que cinq mille dollars.
  
  Il frissonna.
  
  — C’est une chose qui n’a pas de prix ; on ne peut pas vendre la vie de ses compatriotes.
  
  Elle alluma sa cigarette, souffla un peu de fumée.
  
  — Tu crois qu’ils s’en serviraient ?
  
  Il se trouva soudain incapable de lui répondre ; tant d’inconscience le paralysait.
  
  — De toute façon, reprit-elle d’un air détaché, s’ils ne l’ont pas par toi, ils l’auront par quelqu’un d’autre.
  
  Il riposta avec véhémence :
  
  — Je préfère que ce soit par quelqu’un d’autre ! Malheureusement…
  
  Elle ferma à demi ses paupières et il s’avisa soudain que son regard pers avait quelque chose du regard de Samy. N’avait-il pas déjà fait cette remarque au sujet du Chinois ?
  
  — Malheureusement ? questionna-t-elle.
  
  Il avala péniblement sa salive, reprit le verre de lait et but deux gorgées.
  
  — J’ai refusé, parce qu’il est impensable pour moi de trahir mon pays. Je ne pourrais pas survivre à cela… Mais ils ne s’adresseront pas à quelqu’un d’autre, ils ont sur moi des moyens de pression…
  
  Elle cessa de respirer.
  
  — Lesquels ?
  
  Il baissa la tête.
  
  — Ma femme, mes enfants, et puis… et puis toi. Ils savent combien je tiens à toi…
  
  Elle était devenue aussi blanche que le lait qui tremblotait dans le verre, entre les mains de son amant.
  
  — Ils… Ils s’attaqueraient à moi ?
  
  — Ils m’ont menacé de le faire.
  
  — Mais… Mais je ne suis pour rien là-dedans, moi ! c’est insensé !
  
  Il voulut la rassurer.
  
  — Ils ne te toucheront pas, j’ai trouvé un moyen.
  
  Elle reprit espoir.
  
  — Tu vas prévenir le « F.B.I. » ?
  
  Il secoua négativement la tête.
  
  — Non, ils m’ont menacé des pires représailles si je faisais cela ; nous y passerions tous… Je ne veux pas être la cause d’ennuis pour qui que ce soit.
  
  Elle retenait son souffle, sa cigarette se consumait seule entre ses doigts effilés aux ongles carminés. Sa voix s’étrangla :
  
  — Qu’est-ce que tu vas faire ?
  
  Il vida le verre de lait, d’un trait. À quelques pas de là, Samy bougea, se dressa sur ses pattes, arrondit le dos, leva sa queue plate. Personne ne fit attention à lui.
  
  — Je vais me tuer, annonça William Lobell, c’est la seule façon d’arranger tout. Après avoir mis les plans en sécurité.
  
  Elle resta un moment sans voix, incrédule.
  
  — Te tuer ? Tu es fou !
  
  Il secoua la tête avec force.
  
  — Non, je ne suis pas fou. J’ai bien réfléchi en revenant, il n’y a pas d’autre solution.
  
  — Mais, c’est insensé !
  
  Elle était de nouveau très pâle. Il pensa qu’elle tenait peut-être réellement à lui et en fut flatté. Flatté et heureux.
  
  — Je t’assure, reprit-il. Il n’est pas question pour moi de livrer les plans… De toute façon, si je le faisais, je ne pourrais plus vivre avec cette honte sur moi… Si je refuse simplement, ils s’attaqueront à toi, et à ma famille, puis à moi. Ils m’ont menacé de me crever les yeux après t’avoir torturée en ma présence, afin que ce spectacle soit le dernier que j’aurais pu voir…
  
  Un frisson la secoua.
  
  — Ce n’est pas possible…
  
  — Si je préviens la police, continua-t-il, le résultat sera le même. Ils ont des agents dans tous les pays du monde et il est impossible de leur échapper…
  
  Elle se dressa d’un bond et se mit à arpenter la pièce en serrant ses tempes entre ses poings fermés.
  
  — Il doit y avoir une solution… Il faut trouver une solution.
  
  Le chat descendit du fauteuil, fit quelques pas derrière sa maîtresse, renonça à la suivre et regarda Lobell avec une expression de mépris glacé. Mais celui-ci s’en moquait. Il éprouvait une sensation curieuse, pas désagréable, de complet détachement. Maintenant qu’il avait pris, ou croyait avoir pris une décision irrévocable, rien ne l’intéressait plus. L’agitation de Mabel, sa prétention de trouver une solution autre que la sienne, lui semblaient ridicules. Il n’en était pas encore à penser au moyen qu’il allait employer pour se supprimer, mais il avait pleinement conscience de vivre ses derniers moments.
  
  La jeune femme s’arrêta soudain devant lui, en contre-jour de la lampe. Le tableau était si suggestif qu’il en eut le souffle coupé.
  
  — J’ai une idée, murmura-t-elle les yeux à demi fermés.
  
  Il n’eut aucune réaction ; il était en train de penser que la meilleure façon de passer le temps qui lui restait à vivre était de faire l’amour avec Mabel, de le faire jusqu’à l’épuisement… Après, ce serait facile de s’en aller.
  
  — Quel moyen auraient-ils de savoir que les plans que tu leur donnerais seraient authentiques ?
  
  Il leva son regard jusqu’à son visage.
  
  — Ils veulent des photocopies.
  
  Il affichait un air si complètement « en dehors » qu’elle se mit en colère.
  
  — Écoute-moi, bon sang ! Fais un effort !
  
  Elle fit un pas en avant, se laissa tomber à genoux près de lui et lui saisit les mains.
  
  — Admettons que tu leur remettes des plans falsifiés, comment pourraient-ils s’en apercevoir ? Par comparaison avec les plans authentiques. Mais, quand tu leur aurais remis ces plans falsifiés, ils n’auraient aucune raison de chercher à s’en procurer d’autres. Ils ne sauraient jamais que tu les aurais roulés… Tu serais sauvé, tout le monde serait sauvé, et tu toucherais en plus les cinq mille dollars…
  
  Elle se mit à rire, visiblement emballée par son idée.
  
  — Tu ne trouves pas que ce serait une blague formidable à leur faire ? Comme ça, tu n’aurais pas trahi.
  
  Il restait figé, ayant du mal, après avoir accepté une mort qui lui semblait inévitable, à admettre qu’une solution pouvait exister.
  
  — Où veux-tu que je trouve des plans falsifiés ? protesta-t-il en haussant les épaules.
  
  Elle soupira, rendue furieuse par son indifférence :
  
  — Où sont les originaux ?
  
  Il fit un geste vers la chambre.
  
  — Là-haut, dans ton coffre.
  
  Elle fut surprise.
  
  — Dans cette grande enveloppe grise que tu m’as défendu de toucher ?
  
  — Oui.
  
  Elle resta un moment comme suffoquée, pensant qu’il aurait pu porter ailleurs des documents aussi dangereux. Puis elle repartit à l’attaque :
  
  — Tu es ingénieur, c’est ton métier de faire des plans. Moi, je suis une excellente dessinatrice… Si nous nous mettons au travail tout de suite. Quand veulent-ils que tu leur donnes ça ?
  
  — Demain soir, à neuf heures…
  
  — Nous avons vingt-deux heures devant nous. Crois-tu possible de refaire des plans modifiés dans ce laps de temps ?
  
  Il réfléchit un instant.
  
  — Je crois, oui.
  
  — Alors, décida-t-elle, nous nous mettons tout de suite au travail. Pour gagner cinq mille dollars, ça vaut tout de même le coup.
  
  Il protesta :
  
  — Je ne pourrai pas garder cet argent.
  
  Elle se mit à rire.
  
  — Eh bien, fit-elle, tu me le donneras. Pour moi, tu sais, l’argent n’a pas d’odeur.
  
  Il fut choqué, puis pensa au chèque sans provision… Mais il ne pouvait lui avouer cela, ce n’était pas possible.
  
  Elle se releva, l’embrassa sur les lèvres. Il lui caressa le sein à travers la légère étoffe, voulut l’attirer sur lui. Elle se dégagea.
  
  — Ce n’est pas le moment de penser à ça. Viens avec moi, je vais t’ouvrir le coffre et passer une blouse… Et puis au travail.
  
  Elle l’entraîna vers l’escalier. Samy lança un cri de rage, croyant qu’ils allaient encore s’enfermer dans la chambre pour transpirer ensemble. Sa protestation resta sans effet… Ils ne le regardèrent même pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Li Tsi Tang, dit « George », s’approcha du miroir et regarda son reflet. À cinquante-deux ans, il se trouvait encore très jeune, mais aimait s’en assurer par de fréquents contrôles.
  
  Ses doigts longs et maigres effleurèrent l’emplacement de son oreille gauche… C’était une vieille histoire.
  
  Autrefois, en Chine, son père avait été un des plus riches commerçants de Tsingtao, un port important de la province de Chantong. Li Tsi Tang n’avait que deux ans lorsque des bandits l’enlevèrent pour en tirer rançon ; le père s’étant un peu fait tirer l’oreille, ils lui envoyèrent celle de son fils pour lui faire comprendre qu’il ne s’agissait nullement d’une plaisanterie. Le père ayant payé la somme demandée, le petit Li Tsi Tang était revenu au foyer, mais l’oreille coupée n’avait pas repoussé ; on l’avait gardée comme une relique et elle existait toujours, ratatinée sur un coussinet de soie jaunie, au fond d’un petit coffret de laque noire. Li Tsi Tang la regardait quelquefois, lorsqu’il lui arrivait de se sentir faiblir en face d’un adversaire…
  
  Certains souvenirs peuvent être des stimulants de premier ordre.
  
  Félice Filbert entra dans la chambre. Félice était sa maîtresse depuis bientôt dix ans ; c’était elle qui l’avait rebaptisé « George », pour la simple raison qu’elle ne pouvait prononcer les noms chinois sans avoir envie de rire. Une sorte d’allergie, précisait-elle.
  
  — Je suis crevée, dit-elle en se laissant tomber assise sur le lit.
  
  C’était une femme de quarante ans, grande, mince, avec des cheveux bruns coupés court et coiffés en forme de casque, et de très beaux yeux marron. Elle n’était pas vraiment jolie et sans doute ne l’avait-elle jamais été, mais elle avait quelque chose de mieux : une certaine classe dans la vulgarité qui attirait les hommes ! Son corps était resté svelte comme celui d’une jeune femme.
  
  George la regarda. Il l’aimait beaucoup, il aimait son visage marqué, il aimait ses beaux yeux malgré les poches qui les soulignaient durement, il aimait surtout sa voix cassée, rauque, gouailleuse, une voix qui touchait ses sens.
  
  — Il n’est pourtant pas très tard, remarqua-t-il.
  
  Elle regarda la pendulette sur la table de chevet.
  
  Minuit et demie. Les clients du Tsingtao, le restaurant qu’ils exploitaient tous les deux dans le quartier chinois, étaient partis assez tôt ; pour une fois.
  
  — Tu ne te couches pas ? questionna-t-elle en le voyant reboutonner sa veste.
  
  — Non, j’ai un rendez-vous, avec « Ki Tu Se ».
  
  Elle eut un sourire un peu désabusé.
  
  — Ce monsieur « Ki Tu Se » est quelque fois bien emmerdant, dit-elle.
  
  George vint lui caresser les cheveux.
  
  — Tu sais combien c’est important.
  
  Elle appuya son visage las contre la hanche de son ami.
  
  — Oui, je sais. Ne tarde pas trop.
  
  Il lui saisit le menton entre le pouce et l’index et l’embrassa sur le front.
  
  — J’essaierai de ne pas te réveiller en rentrant.
  
  Il gagna la porte. Elle demanda :
  
  — Tu crois que le type va mettre les pouces ?
  
  Le Chinois eut un sourire cruel.
  
  — Il n’a pas le choix, répliqua-t-il doucement. Il s’est fichu de lui-même dans un tel pétrin… On ne pouvait guère espérer mieux.
  
  Son sourire s’adoucit.
  
  — Dors bien.
  
  Il sortit, refermant la porte derrière lui. Félice Filbert resta pensive, sans faire un mouvement. Parfois, elle se demandait ce qu’elle faisait là, concubine d’un Chinois qui avait d’aussi étranges occupations, et elle se disait alors que tout cela finirait mal, un jour ou l’autre, et que la catastrophe ne l’épargnerait pas.
  
  George ne lui cachait rien de ses activités occultes. Elle savait parfaitement qu’il travaillait pour une sorte de société secrète baptisée « Yangko », dont la raison d’être était l’espionnage sous toutes ses formes. George occupait même une place importante dans l’organisation ; au-dessus de lui, il n’y avait que Monsieur « Ki Tu Se ».
  
  Félice Filbert était Américaine, mais la notion de patriotisme était vraiment très vague dans son esprit. Puisqu’elle était la compagne de George, elle épousait les intérêts de George, et ses idées. Ce n’était pas plus difficile que ça.
  
  Elle se leva péniblement, pensa qu’elle en avait plein le dos et se mit à rêver de vacances sur une plage tranquille…
  
  Depuis combien de temps n’avait-elle pas pris de vraies vacances ? Elle n’en savait rien, George, lui, ne savait pas ce que cela pouvait être, des vacances. Il n’y pensait même pas. Ni pour l’un, ni pour les autres.
  
  Elle commença de se déshabiller.
  
  — Bon Dieu que je suis fatiguée ! murmura-t-elle pour elle-même.
  
  Elle était de mauvaise humeur, mécontente de tout… George ne la rendait pas malheureuse, il l’aimait sincèrement et se montrait toujours gentil avec elle… Mais c’était un Chinois, qui avait reçu une éducation de Chinois, et il ignorait certaines choses qu’une femme américaine pouvait considérer comme essentielles.
  
  Elle éprouva soudain un vague ressentiment contre lui et pensa en souriant, sans y croire :
  
  — Il mériterait que je le trompe…
  
  Elle se rassit au bord du lit, le temps de retirer ses bas, puis enfila ses pantoufles et son peignoir pour gagner la salle de bains, au fond du couloir.
  
  Il y avait de la lumière dans la chambre de Woi Tcheng-toung, qu’elle avait rebaptisé « Louis ». Sans doute était-il occupé à feuilleter une de ces revues qui publient des photos de femmes nues et dont il semblait faire collection.
  
  Louis avait trente-cinq ans. C’était l’homme à tout faire de George. On pouvait lui demander n’importe quoi : tuer un homme aussi bien que cirer les chaussures. Il savait tout faire.
  
  Autrefois, il avait été condamné à deux reprises pour des affaires de mœurs, mais depuis qu’il était au service de George il n’avait plus jamais eu d’ennuis. George savait le tenir… Tout de même, il avait une façon de la regarder qui ne plaisait guère à Félice et elle n’aimait pas beaucoup rester seule avec lui, le soir, dans l’appartement. Mais George voulait un garde du corps.
  
  Elle pénétra dans la salle de bains, referma la porte, poussa le verrou, ouvrit les robinets, régla la température de l’eau, puis se brossa les dents en attendant que la baignoire fût assez pleine.
  
  Une nuit que George était absent, il y avait de cela quelques mois, Louis était entré dans la chambre alors qu’elle était en train de se déshabiller. Il avait cru l’avoir entendue appeler… C’était ce qu’il avait dit pour s’excuser. Elle n’avait pas été dupe et lui avait ordonné de sortir ; mais il s’était copieusement rincé l’œil avant d’obéir. Elle n’en avait jamais parlé à George, qui en aurait certainement fait un drame.
  
  La baignoire pleine, elle ferma les robinets, ôta son peignoir et se mit dans l’eau.
  
  La caissière du Tsingtao était une jeune fille dont le nom chinois signifiait : « Gorgerette d’or » et que Félice appelait Gorgerette. George avait formellement interdit à Louis de s’intéresser à Gorgerette et cela ne devait pas être facile à celui-ci de respecter l’interdiction, d’autant moins que Gorgerette était tombée amoureuse de Louis et n’arrêtait pas de lui couler des yeux doux.
  
  Félice se dépêcha de se laver pour aller se coucher ; si elle s’attardait, elle risquait fort de s’endormir dans son bain. Elle sortit de l’eau et se sécha rapidement. Puis, ayant revêtu son peignoir, elle ouvrit la porte…
  
  Louis était adossé au mur, à cinq pas de là, le visage congestionné. Elle comprit tout de suite qu’il avait dû l’observé : par le trou de la serrure et en resta médusée.
  
  — Qu’est-ce que tu fais-là ? questionna-t-elle en resserrant la cordelière autour de sa taille.
  
  Il ne répondit pas. La tête rejetée en arrière, il la regardait avec des yeux brûlants de désir. Elle en fut troublée et dit d’une voix mal assurée :
  
  — Tu devrais déjà dormir.
  
  Elle fit trois pas, se trouva devant lui. Il bougea subitement et lui barra le passage.
  
  — J’ai mal, gronda-t-il en saisissant la veste de son pyjama à hauteur de son estomac.
  
  Elle sentit sa propre respiration s’accélérer et le sang lui monter au visage.
  
  — Tu as mal ?
  
  — J’ai mal de vous.
  
  Il était pathétique et la violence de son désir émettait des ondes autour de lui. Elle essaya de le repousser.
  
  — Ne fais pas l’imbécile, laisse-moi passer.
  
  Il la saisit brusquement à bras le corps, l’embrassa dans le cou, essayant maladroitement d’ouvrir le peignoir sous lequel il la savait nue.
  
  — Louis ! Arrête ! Si le patron l’apprend, il te tuera !
  
  — Vous n’avez rien dit, l’autre fois. Je vous aime… Partez avec moi. Partons tout de suite…
  
  Il parlait d’une voix entrecoupée, comme un dément. Elle se mit à le frapper avec ses poings.
  
  — Lâche-moi ! Mais lâche-moi donc…
  
  Il obéit brusquement, alla heurter durement la cloison de l’épaule. Hagard, échevelé, il se laissa tomber à genoux.
  
  — Partons, supplia-t-il. Je vous adorerai…
  
  Elle remit de l’ordre dans sa tenue et se moqua de lui.
  
  — Tu n’y penses pas ! Avec quoi me nourrirais-tu ?
  
  — Je travaillerai !
  
  — Vraiment ? Et en attendant que tu trouves du travail, as-tu de l’argent ?
  
  Il bégaya, les mains tremblantes.
  
  — J’en trouverai. S’il le faut, j’en trouverai…
  
  Elle se mit à rire nerveusement.
  
  — Mon pauvre ami, je suis une femme qui coûte cher, tu sais !
  
  Elle passa devant lui et gagna la porte de sa chambre.
  
  — Va donc te coucher. Si tu me promets de ne plus jamais recommencer, je ne dirai rien à George…
  
  Il répondit, les yeux fous :
  
  — Je trouverai de l’argent. J’en trouverai !
  
  Il se releva et fit un mouvement vers elle. Vivement, elle rentra dans sa chambre et poussa le verrou. L’incident l’avait bouleversée. Elle ne pouvait pas lui en vouloir. Aucune femme ne peut en vouloir à un homme qui la désire… Mais que faire ? Il lui avait déjà montré qu’elle avait fait une erreur en taisant sa première tentative. Il recommencerait…
  
  Elle ôta son peignoir et se glissa toute nue dans le lit. Alanguie, elle ferma les yeux et ses mains remontèrent le long de son corps. L’imbécile !
  
  Elle éteignit la lumière et se prit à espérer que George ne tardât pas trop…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Pour la dixième fois, William Lobell examina les plans refaits ; c’était parfait. Ils avaient travaillé toute la nuit et toute la journée, s’interrompant seulement un quart d’heure de temps à autre pour manger un sandwich et boire un verre de lait glacé.
  
  Mabel était montée se coucher, épuisée, et devait déjà dormir. Il consulta sa montre huit heures et demie ; il fallait y aller.
  
  Il plia soigneusement les faux plans et les glissa dans l’enveloppe grise, à la place des vrais que Mabel avait remis dans son coffre en remontant se coucher. Il s’engagea dans l’escalier, veillant à ne pas faire de bruit, atteignit la loggia, poussa doucement la porte de la chambre…
  
  Mabel dormait, le visage enfoui dans l’oreiller. Il approcha avec mille précautions, se pencha sur elle, effleura ses cheveux d’un baiser… La sensation d’une présence hostile derrière lui le fit se redresser et tourner la tête. Samy était dans un coin de la pièce, près de la salle de bains. William ne voyait de lui que ses yeux phosphorescents, mais cela suffisait…
  
  William pensa qu’il aimerait bien étrangler l’animal, l’étrangler sans se presser afin de le faire souffrir suffisamment… Peut-être un jour aurait-il cette satisfaction.
  
  Il sortit, ferma la porte et descendit l’escalier. Il mit l’enveloppe grise dans un porte-documents en maroquin noir qui appartenait à Mabel. Ils avaient décidé ensemble qu’il était préférable d’emporter les plans pour les faire photographier par le Chinois, plutôt que de remettre à celui-ci des photocopies déjà prêtes. Cela ne pourrait que renforcer la confiance du Jaune dans l’authenticité des documents.
  
  Il gagna l’entrée, prit son imperméable et son chapeau dans la penderie et quitta l’appartement. Il était neuf heures moins vingt minutes.
  
  Dehors, la brume était toujours souveraine et la lumière des lampadaires n’arrivait pas à percer. On aurait dit des boules cotonneuses, vaguement phosphorescentes, suspendues au-dessus de la rue.
  
  William resta un moment immobile sur le trottoir, essayant de décider s’il valait mieux prendre sa voiture ou non. La cloche d’un tramway à crémaillère qui escaladait la colline tinta joyeusement dans la nuit. William décida de prendre un taxi.
  
  Il dut marcher jusqu’à Colombus Avenue avant de trouver une voiture. Sa montre indiquait alors neuf heures moins sept ; il demanda au chauffeur de se presser, mais celui-ci répondit qu’il était impossible de rouler vite dans une telle purée de pois.
  
  Assez curieusement, ce fut à cet instant que la peur se glissa de nouveau en lui. Après qu’il eut accepté l’idée de Mabel, toute angoisse l’avait quitté et il avait travaillé presque joyeusement, comme à l’élaboration d’une bonne blague…
  
  Maintenant, subitement, il se rendait compte de nouveau combien le jeu était dangereux. Et si le Chinois, une fois en possession des plans, le tuait pour économiser cinq mille dollars ? C’était peu probable, évidemment. La valeur d’un tel document pour l’adversaire résidait surtout dans le secret qui entourait sa fuite ; averti de l’affaire, le Ministère de la Défense U.S. s’empresserait de changer l’emplacement des appareils radars chargés d’assurer la protection des côtes et le plan initial perdrait toute valeur. Si le Chinois était intelligent, il ne pouvait pas raisonner autrement, et la mort de William Lobell déclencherait automatiquement l’intervention des services de sécurité.
  
  William pensait que le Chinois était intelligent.
  
  — Voici Lobos Square, annonça le chauffeur.
  
  — Arrêtez-vous ici, demanda l’ingénieur, au coin de Laguna Street.
  
  L’auto s’immobilisa. William paya le prix de la course et descendit. Sa montre indiquait neuf heures deux. Il traversa la rue et longea le square en Suivant Chestnut Street. Son cœur battait avec force. Pourvu qu’ils l’aient attendu !… Et s’ils étaient déjà en route pour Stockton Street, avec l’intention d’enlever Mabel pour procéder aux représailles promises ?
  
  Il pressa le pas, bousculant deux ou trois personnes sans même prendre le temps de s’excuser. Il n’y avait plus de « cop » au coin de Webster Street ; le dimanche, la circulation était beaucoup moins importante que les autres jours. William s’arrêta à l’angle du square et s’adossa à la grille, au même endroit que la veille. Nouveau regard à sa montre : neuf heures quatre, presque cinq… Pourquoi était-il parti si tard ? Et pourquoi n’avait-il pas pris sa voiture ? Il était facile de garer n’importe où, un dimanche soir et il avait perdu dix minutes à marcher jusqu’à Colombus Street pour trouver un taxi.
  
  Le maroquin bien serré sous son bras gauche, il alluma une cigarette afin de signaler sa présence à un éventuel observateur, laissa la flamme de son briquet un peu plus longtemps que nécessaire à hauteur de son visage.
  
  Une femme émergea du brouillard, vêtue d’un imperméable et d’un chapeau en plastique jaune. Elle marchait lentement, comme sans but, et son regard accrocha tout de suite celui de William.
  
  — Excusez-moi, dit-elle en s’arrêtant, je cherche Buchanan Street.
  
  Il pointa son pouce par-dessus son épaule gauche.
  
  — C’est par là, la première à droite.
  
  Elle hésita, lui fit un sourire prometteur.
  
  — Vous ne pourriez pas m’y conduire ?
  
  — Vous ne pouvez pas vous tromper, répliqua-t-il avec mauvaise humeur, c’est à cinquante mètres… Là, de l’autre côté de cette rue.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Dommage, j’avais besoin de compagnie. Vous attendez quelqu’un ?
  
  — On ne peut rien vous cacher.
  
  Elle fut secouée d’un rire bref.
  
  — Elle exagère de vous faire attendre dans ce brouillard.
  
  — Bonsoir, dit-il d’un ton sec.
  
  Elle cessa de rire.
  
  — Oh ! pardon ! Je ne voulais pas vous importuner.
  
  Elle s’éloigna du même pas nonchalant qu’elle avait en arrivant. Il pensa qu’elle avait bu ; un « cœur solitaire » que le brouillard rendait encore plus triste. Une pauvre fille.
  
  Un couple sortit d’un restaurant, de l’autre côté de Chestnut Street. La femme riait. Ils s’embrassèrent sur le trottoir, puis partirent étroitement enlacées ; ceux-là étaient insensibles au brouillard, ils avaient du soleil au cœur.
  
  Et lui, William Lobell ?
  
  William Lobell pétait de frousse. Il était neuf heures dix et personne ne se manifestait. Il décida d’attendre jusqu’à neuf heures un quart, puis de téléphoner à Mabel pour la prévenir et lui demander de n’ouvrir à personne. Elle comprendrait alors que tout n’était pas si facile…
  
  Une grosse Buick noire, d’un modèle ancien, tourna lentement au coin de la rue. Il n’y avait qu’un homme dedans, coiffé d’un chapeau à larges bords. La voiture fit encore une vingtaine de mètres au ralenti, puis se rangea le long du square.
  
  Quelques secondes passèrent. William retenait son souffle. Puis un homme descendit et marcha lentement vers lui.
  
  — Vous avez du feu ?
  
  C’était le type de la veille. William lui tendit sa cigarette et demanda :
  
  — Pourquoi arrivez-vous si tard ?
  
  Le Chinois ne répondit pas à la question.
  
  — Venez, dit-il.
  
  William le suivit vers la voiture. La portière arrière s’ouvrit, comme la veille.
  
  — Vous me mettez la cagoule, hein ? rappela William. Votre patron me l’a promis.
  
  — Oui, n’ayez pas peur.
  
  Il monta derrière où se trouvait un autre Chinois, petit, avec un visage de fouine ; celui-là sans doute qui l’avait assommé. La portière se referma. L’autre monta devant et prit le volant. William pensa qu’ils étaient bien sûrs d’eux, et de lui, pour prendre aussi peu de précautions.
  
  — Visage de fouine exhiba la cagoule en satinette noire et William tendit docilement la tête. L’auto démarra.
  
  Le trajet ne parut pas très long à William qui essayait de reconstituer le chemin parcouru, à partir des virages ressentis et des bruits entendus. Une seule certitude : on l’emmenait dans Chinatown (1).
  
  Au terme de sa course, la voiture pénétra dans un garage. Le chauffeur descendit pour baisser le rideau de fer. Visage de fouine libéra l’ingénieur de la cagoule qui l’étouffait. Ils descendirent. Celui qui venait de fermer le garage, dit à William.
  
  — Suivez-moi.
  
  Il ouvrit une porte et monta un escalier que l’Américain connaissait déjà. En haut, un couloir, des odeurs de cuisine, puis la pièce, pratiquement nue, à la mode chinoise, où s’était déroulé l’entretien de la veille avec l’homme à l’oreille coupée.
  
  — Attendez ici.
  
  Le Chinois le laissa seul. Cette façon de le traiter redonnait confiance à William ; il n’avait plus peur. Il pouvait se donner l’illusion qu’il était venu là de son plein gré pour conclure une affaire des plus ordinaires.
  
  L’homme à l’oreille coupée entra. William ne l’avait pas entendu approcher. Il portait le même kimono qu’à la première entrevue ; et il souriait…
  
  — Je suis très content de vous voir, Monsieur Lobell, assura-t-il.
  
  Il s’inclina. L’ingénieur ne bougea pas, il trouvait cette politesse excessive.
  
  — J’espère que ce rendez-vous n’a pas trop bouleversé vos projets ? reprit le Chinois, sans la moindre ironie. Mademoiselle Grove est une personne ravissante et il doit vous être pénible de l’abandonner, même pour quelques heures…
  
  William Lobell répliqua sèchement :
  
  — J’ai apporté les plans.
  
  L’homme à l’oreille coupée parut presque choqué par cette brutalité. Il s’inclina cependant.
  
  — Je n’en doutais pas.
  
  — Je n’avais pas les moyens de faire des photocopies en aussi peu de temps. Aussi, j’ai pensé que vous pourriez les photographier vous-même, ici.
  
  Le Chinois sourit.
  
  — Excellente idée, Monsieur Lobell. Excellente idée. Voulez-vous me montrer cela ?
  
  L’ingénieur ouvrit le maroquin et en tira l’enveloppe grise. Le Chinois s’accroupit sur la natte qui couvrait le sol.
  
  — Asseyons-nous, ce sera plus commode.
  
  William Lobell s’assit également en tailleur et sortit les plans de l’enveloppe. Il les déploya devant eux, sans rien dire. L’autre regarda un long moment en silence puis décida :
  
  — Vous allez m’attendre ici pendant que je vais les photographier.
  
  Il se leva après avoir saisi les plans. Lobell eut un mouvement de crainte. Le Chinois fit entendre un rire léger.
  
  — Ne soyez pas inquiet, Monsieur Lobell, je vous les rendrai. Si l’on savait que vous m’avez remis ces documents, ils n’auraient plus aucune valeur, vous devez le comprendre ?
  
  Rassuré, Lobell le laissa sortir maintenant, il ne redoutait plus qu’une chose : n’être pas payé. Il avait tout de même décidé de prélever sur la somme les quinze cents dollars nécessaires au renflouement de son compte en banque ; il dirait à Mabel qu’au dernier moment le Chinois avait ergoté et finalement donné que trois mille cinq cents dollars. Elle serait déçue, mais moins que de le voir arrêté et jeté en prison si le chèque de l’étole n’était pas couvert à temps. Lobell se sentait devenir raisonnable et pensait qu’il pouvait tout de même toucher à cet argent puisqu’il n’aurait rien remis de valable en échange.
  
  Il alluma une cigarette et se leva, trouvant pénible la position assise en tailleur. Il se demanda ce que faisait Gladys, à Baltimore. Sans doute avait-elle couché les enfants ; des amis étaient peut-être venus lui tenir compagnie. Elle organisait souvent des parties de cartes lorsqu’il n’était pas là. Et il n’était pas souvent là.
  
  Pour elle et pour les enfants, il valait mieux qu’il prélevât les quinze cents dollars pour éviter le déshonneur. Personne n’en saurait jamais rien et il ne lui resterait plus qu’à se débrouiller avec sa conscience. Et à ne plus recommencer… Sans doute serait-il obligé d’expliquer à Mabel qu’il n’était pas aussi riche qu’elle paraissait le supposer. Elle comprendrait sûrement…
  
  Il en était à la troisième cigarette lorsque le Chinois revint avec les plans et un paquet enveloppé de papier brun.
  
  — Voilà qui est fait, annonça-t-il.
  
  William reprit les documents, les replia et les remit dans l’enveloppe qui réintégra le maroquin à fermeture éclair.
  
  — Et voici l’argent, reprit l’autre en défaisant le paquet. Si vous voulez vérifier.
  
  William Lobell regarda les cinq liasses épaisses reliées par une bande de papier collé.
  
  — Ce sont des billets de vingt, mille dollars par paquet.
  
  William Lobell approuva d’un signe de tête.
  
  — Je vous fais confiance.
  
  — Vous ne voulez pas compter ?
  
  — Inutile.
  
  Le Chinois refit le paquet et tendit les liasses à l’ingénieur qui les disposa à plat dans le porte-documents.
  
  — Voulez-vous prendre une tasse de thé avant de repartir ?
  
  Lobell secoua négativement la tête.
  
  — Non, merci, je préfère rentrer.
  
  — Comme vous voudrez. Je crois que vous êtes venu au rendez-vous en taxi, nous allons vous reconduire Stockton Street si cela vous arrange.
  
  — Je veux bien.
  
  Le Chinois frappa dans ses mains. Le chauffeur ouvrit la porte.
  
  — Louis, ordonna l’homme à l’oreille coupée, tu vas reconduire Monsieur Lobell à l’endroit qu’il te désignera. Cagoule jusqu’à la limite du quartier… Au revoir, Monsieur Lobell. J’espère que vous ne garderez pas un trop mauvais souvenir de cette aventure…
  
  William Lobell sortit sans répondre et descendit l’escalier qui conduisait au garage, sur les talons de « Louis ».
  
  — Montez derrière, dit celui-ci, et mettez la cagoule.
  
  L’ingénieur obéit, Louis ajusta lui-même la coiffe de satinette.
  
  — Surtout n’essayez pas de l’enlever !
  
  — Je n’essaierai pas.
  
  Le tonnerre du rideau qui remontait, un claquement de portière, le ronronnement du moteur. La voiture partit en marche arrière, manœuvra, prit de la vitesse…
  
  Tout s’était bien passé. L’homme à l’oreille coupée n’avait d’ailleurs aucun moyen de se rendre compte qu’il venait de se faire rouler. William avait l’argent, il était sauvé. Il se laissa aller confortablement dans le coin de la banquette et se mit à penser à Mabel…
  
  La voiture s’arrêta.
  
  — Penchez-vous en avant, demanda le chauffeur, que je vous débarrasse.
  
  William se pencha en avant. Un formidable coup de matraque l’atteignit alors au sommet du crâne. Il roula sur le plancher et ne bougea plus.
  
  Louis l’observa un instant par-dessus le dossier du siège, puis remit la voiture en marche et monta à l’assaut de Russian Hill.
  
  Cinq minutes plus tard, il s’arrêta de nouveau dans une petite ruelle en pente, pas très loin de Stockton Street. C’était une ruelle tranquille, mal éclairée, déserte.
  
  Louis se glissa par-dessus le dossier et fouilla l’ingénieur. Il trouva l’argent dans le porte-documents et le fourra dans ses poches. Puis il ouvrit la portière du côté du trottoir, poussa Lobell dehors, descendit et sortit son couteau.
  
  Personne aux alentours… Aucun bruit de pas dans le brouillard… Il enfonça la lame dans le corps de l’Américain, en direction du cœur, l’essuya sur l’imperméable de sa victime, remonta vivement en voiture et repartit comme un fou…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Mabel Grove se réveilla en sursaut. Il lui avait semblé entendre crier. Elle alluma la lampe de chevet et demanda :
  
  — C’est toi, Willy ?
  
  D’un bond souple, Samy sauta sur le lit. Elle eut un hoquet de frayeur.
  
  — Idiot ! fit-elle.
  
  Tout frétillant, le chat vint se frotter contre elle et se mit à ronronner. Il paraissait tout joyeux.
  
  — Tu n’aimes pas me voir couchée avec Willy, hein ? Affreux jaloux !
  
  Il lui caressa le visage avec sa queue plate, l’obligeant à rejeter la tête en arrière. Elle regarda la pendulette : onze heures moins dix.
  
  — Willy ne devrait plus tarder, dit-elle en passant ses doigts fuselés dans la fourrure du chat.
  
  Depuis longtemps, quand elle était seule, elle avait pris l’habitude de parler à son chat comme à une grande personne ; Samy était un confident pratique, toujours d’accord, du moins en apparence.
  
  Il devait y avoir une réception chez le voisin de droite ; elle entendait la musique de danse, avec des cris et des rires. De l’autre côté se trouvait un peintre, assez âgé, qui vivait en solitaire. Celui-là ne faisait jamais de bruit.
  
  Elle se redressa sur l’oreiller, attira le chat contre elle.
  
  — Écoute un peu, Samy joli… Qu’est-ce que l’on peut faire avec cinq mille dollars ? En as-tu idée ? C’est une assez jolie somme, tu sais. Avec ça, on peut faire le tour du monde, ou bien s’acheter une Cadillac… Qu’est-ce que tu préfères, Samy joli ? Le tour du monde ou la Cadillac ?
  
  Samy n’avait sans doute pas d’opinion. Il baissa la tête et la poussa entre les seins plantureux de sa maîtresse, qui le laissa faire.
  
  — On pourrait aussi acheter une petite maison de campagne.
  
  Le chat ne manifesta aucun enthousiasme. Elle regarda de nouveau la pendulette. Cela faisait plus de deux heures que Willy était parti ; tout bien calculé, il aurait dû être là. Sans doute y avait-il eu un petit contretemps. Elle pensa que le Chinois avait pu s’apercevoir que les plans n’étaient pas authentiques ; mais comment ? C’était impossible.
  
  Elle repoussa l’inquiétude qui s’insinuait en elle. Le sommeil, de nouveau, l’emportait… Ses yeux se fermaient malgré elle.
  
  — Peut-être bien que j’achèterai seulement des robes, murmura-t-elle, des robes, des chaussures, des chapeaux…
  
  Samy releva la tête et regarda sa maîtresse qui venait de se rendormir en souriant…
  
  
  -:-
  
  Enrique Sagarra n’était pas content. Une jolie fille qui répondait au nom de Dolorès lui avait donné rendez-vous chez elle à minuit, ce qui ne manquait pas, évidemment, d’être fort prometteur ; mais Enrique avait négligé de noter l’adresse, pour la simple raison qu’il avait déjà été chez la belle, un an plus tôt, et qu’il possédait une confiance à toute épreuve dans sa mémoire visuelle. Mais Enrique avait compté, sans ce satané brouillard qui noyait le paysage. Comment se reconnaître dans le dédale des petites rues qui escaladaient Russian Hill, alors que cette maudite purée de pois escamotait purement et simplement le décor ?
  
  Enrique se remit à jurer. Il possédait un répertoire très étendu de jurons, dans toutes les langues. Il savait jurer en lapon, aussi bien qu’en hindoustani. Il connaissait même deux ou trois petites choses assez salées en tibétain dont il ne se servait d’ailleurs que dans les grandes occasions.
  
  Enrique Sagarra était un drôle de type, assez dangereux dans sa spécialité. Espagnol d’origine, il avait la taille fine, les fesses minces et le geste vif des danseurs de son pays. Le visage maigre, la moustache conquérante, les yeux de braise aux paupières légèrement bridées, une mèche de ses cheveux bruns et bouclés pendant en permanence sur son front bombé, il était toujours très élégant, très propre, très soigné. Enrique avait quelquefois des allures de prince et son regard de chat sauvage plaisait beaucoup à certaines femmes.
  
  Enrique Sagarra avait combattu en Espagne, dans les rangs républicains, puis s’était réfugié en France, à Toulouse, où il avait longtemps travaillé dans une conserverie de cassoulet, Vers 1941, il avait réuni quelques-uns de ses compatriotes et formé un groupe de résistance, spécialisé dans le sabotage, qui avait donné pas mal de fil à retordre aux Allemands. La libération venue, les Français avaient voulu l’arrêter sous le prétexte qu’il avait parfois manqué de discernement et fait exécuter un certain nombre de gens parfaitement innocents. Il s’était alors tourné vers les Américains et avait eu la chance de rencontrer un colonel de l’« O.S.S. » qui avait su l’apprécier à sa juste valeur.
  
  Il avait rendu tellement de services qu’on l’avait gardé, ramené aux U.S.A., et que la « C.I.A. » l’avait sans hésiter absorbé lorsque l’« O.S.S. » avait été dissous.
  
  Enrique Sagarra était appointé par la « C.I.A. » en qualité d’agent spécial, et Enrique Sagarra n’était pas mécontent de son sort. Il estimait même que, étant donné certains de ses instincts difficilement contrôlables, aucun autre métier n’aurait pu mieux lui convenir.
  
  Il crut reconnaître une petite place et tourna le volant de sa « Corvette » pour l’engager dans une ruelle en pente raide plutôt mal éclairée.
  
  Il alluma les codes et pressa l’accélérateur. La puissante voiture bondit en avant, reprit de la vitesse… Mais, brusquement, Enrique freina un peu fort, l’arrière chassa sur les pavés gras et humides, et il dut relâcher un bref instant la pédale pour rétablir la situation. Arrêté, il alluma les phares de recul et se laissa glisser doucement en arrière…
  
  Il ne s’était pas trompé, c’était bien le corps d’un homme qui gisait en travers du trottoir, le bras tendu sur ce qui paraissait être une petite serviette de Cuir sombre.
  
  Enrique descendit vivement après avoir pris une lampe de poche dans la boîte à gants. L’homme était vêtu d’un imperméable et nu-tête. Une large flaque de sang s’étalait sous lui, puis s’amenuisait pour gagner le caniveau. Enrique pensa que le type devait être vidé, saigné à blanc. Il le prit par l’épaule et le retourna sur le dos. Un gémissement le surprit, la mort n’avait pas encore fait son œuvre. Enrique se pencha :
  
  — Est-ce que vous m’entendez ? demanda-t-il.
  
  L’homme remua les lèvres et parvint à articuler :
  
  — J’aurais mieux fait de faire l’amour avec elle… C’est… complètement… idiot.
  
  Déconcerté, Enrique laissa passer quelques secondes avant de reprendre :
  
  — Qui vous a frappé ?
  
  Le type ne répondit pas. Enrique lui saisit le poignet : plus de pouls. Il ouvrit les vêtements, colla son oreille sur la poitrine ; le cœur ne battait plus. Il passa l’ongle de son pouce sur le globe de l’œil : aucune réaction. L’homme était mort, et ses dernières paroles avaient été pour regretter de n’avoir pas fait l’amour avec une femme. « Il va falloir que je prévienne les flics », pensa Enrique. Et, par habitude professionnelle, il fouilla les poches du cadavre. Le portefeuille contenait encore une cinquantaine de dollars ; étrange, il n’y avait pas eu vol. La carte d’identité apprit à Enrique qu’il s’agissait d’un certain William Lobell, né le 5 mars 1925 à New York, ingénieur de profession. Une lettre de la société « Bendix », de Baltimore, le fit siffloter. Il savait ce que fabriquait cet établissement et commençait à soupçonner quelque chose d’intéressant.
  
  Il ouvrit le maroquin dont la fermeture n’était qu’à moitié tirée, y trouva une enveloppe grise dont il fit sortir le contenu et siffla cette fois pour de bon en reconnaissant le cachet du Ministère de la Défense, avec la mention : « TOP SECRET ».
  
  Sa décision fut vite prise. Puisqu’il s’agissait d’un crime, la police devait être informée, mais il était parfaitement inutile de la laisser s’exciter sur une histoire pareille. Enrique s’empara donc du maroquin et de l’enveloppe grise contenant les plans et fourra le tout sous la banquette de sa propre voiture. Il prit aussi le carnet d’adresses et de rendez-vous, et vida le portefeuille de son argent afin de lancer les flics sur la piste d’un crime crapuleux.
  
  Après quoi, il remonta en voiture et partit à la recherche du poste de police le plus proche…
  
  
  -:-
  
  Mabel Grove se réveilla de nouveau en sursaut. La lampe de chevet était restée allumée. Samy dormait sur l’oreiller de Willy qui n’était pas encore rentré…
  
  Une heure du matin. Quelque, chose de très désagréable serra l’estomac de la jeune femme qui porta une main à sa gorge. Que s’était-il passé ? Pourquoi Willy n’était-il pas là ?
  
  Elle pensa soudain qu’il s’était peut-être couché sur le divan du living-room, afin de ne pas la réveiller. Il avait parfois de ces délicatesses…
  
  Elle se leva, s’aperçut qu’elle était en sueur et que sa chemise lui collait à la peau. Samy miaula pour exprimer sa réprobation.
  
  — Tais-toi !
  
  Elle ouvrit la porte, manœuvra l’interrupteur pour éclairer le living, descendit l’escalier penchée sur la rampe. Personne sur le divan.
  
  Elle continua de descendre et se rendit dans l’entrée. Pas d’imperméable à sécher dans la cuisine, rien. Une folle angoisse fit bondir son cœur dans sa poitrine. Le Chinois avait dû découvrir la supercherie et il avait tué Willy en attendant de venir lui régler son compte, à elle aussi.
  
  Elle poussa les verrous de la porte et marcha jusqu’à la grande verrière dont les rideaux étaient tirés. Dehors, le brouillard était toujours aussi dense, cachant les lumières du port habituellement visibles.
  
  Elle se laissa glisser dans un fauteuil et regarda son chat qui descendit la rejoindre. Il sauta sur ses genoux en ronronnant. Elle ne l’avait pas vu aussi joyeux depuis longtemps.
  
  — On dirait que tu sais qu’il lui est arrivé malheur et que tu t’en réjouis, sale bête !
  
  Elle le secoua, le chat fit entendre ce miaulement déchirant qui glaçait les veines de beaucoup de gens.
  
  — Je crois que nous pouvons dire adieu aux cinq mille dollars, mon vieux, reprit la femme en s’efforçant de ne pas trembler.
  
  Une idée lui traversa soudain l’esprit.
  
  — Et s’il était parti avec ? S’il m’avait plaquée pour garder tout pour lui ?
  
  Le chat descendit de dessus elle et s’éloigna en lui tournant le dos.
  
  — Tu as raison, Samy, je suis vraiment trop bête. Willy est bien incapable de faire une chose pareille… Bien incapable…
  
  Et la peur la reprit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Hubert Bonisseur de La Bath entra dans le vaste bureau et dit :
  
  — Bonjour, Monsieur. Belle journée, n’est-ce pas ?
  
  Il était onze heures du matin et un soleil radieux brillait sur Washington. M. Smith grogna ;
  
  — Bonjour. Paraît qu’on a eu un mal de chien à vous mettre la main dessus. Je vous ai dit cent fois de nous faire savoir où on peut vous appeler quand vous allez coucher chez une petite poulette.
  
  Hubert prit un air faussement contrit.
  
  — Mille excuses, Monsieur. La petite poulette n’avait pas le téléphone…
  
  Il sourit largement, découvrant sa denture de loup.
  
  — Mais… elle avait autre chose !
  
  M. Smith répliqua sèchement.
  
  — Je ne vous demande pas de détails. Asseyez-vous.
  
  Hubert se laissa glisser dans un fauteuil et croisa les jambes avec une nonchalance affectée. Il avait horreur de s’entendre reprocher toujours la même chose, surtout quand il s’agissait de son indépendance.
  
  — Quoi de neuf ? demanda-t-il.
  
  — Sagarra est à San Francisco, vous le savez ?
  
  — Non, il ne m’a pas envoyé de cartes.
  
  — Je l’avais expédié là-bas pour surveiller deux ou trois types assez suspects, mais cela n’a rien donné… La nuit dernière, Sagarra a trouvé un cadavre dans une ruelle de Russian Hill.
  
  Hubert sourit.
  
  — Ça ne m’étonne pas de lui. Il n’a pas son pareil pour trouver des cadavres et quand il n’en trouve plus, il en fabrique…
  
  — Le type avait reçu un coup de couteau. On ne lui avait rien volé, du moins en apparence. Son portefeuille contenait une cinquantaine de dollars et les plans du dispositif de protection radar de la côte Pacifique se trouvaient dans un porte-documents gisant à côté de lui.
  
  Hubert se pencha en avant, brusquement intéressé.
  
  — Qui était ce type ?
  
  — Un certain William Lobell, ingénieur en électronique, travaillant pour la Compagnie « Bendix », de Baltimore. C’est « Bendix » qui fabrique les appareils de radar actuellement mis en place sur la côte ouest et Lobell dirigeait les travaux d’installation.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Le type qui l’a bousillé a très bien pu photographier les plans et les laisser là avec l’espoir de donner le change. Avec un flash, c’est très facile.
  
  M. Smith approuva d’un signe de tête.
  
  — Le type n’était pas tout à fait mort lorsque Sagarra est arrivé et il a dit quelques mots avant de passer… Il a dit qu’il aurait « mieux fait de faire l’amour avec elle », que c’était « complètement idiot »… C’est tout.
  
  — Cherchez la femme.
  
  — Sagarra s’en occupe déjà.
  
  — Le « F.B.I. » ne va pas être content.
  
  — Le « F.B.I. » ne va pas se mêler de ça. Enrique a pris l’argent du type pour faire croire à un crime crapuleux et il a emporté aussi la serviette avec les documents. La police d’État n’a pas grand-chose pour s’exciter.
  
  — Bon, fit Hubert, vous voulez que j’y aille ?
  
  — Oui. Vous connaissez Sagarra. C’est un excellent second, mais il n’a pas l’envergure nécessaire pour mener une affaire un tant soit peu embrouillée. Vous allez donc prendre ça en main.
  
  — Parfait, le temps de faire ma valise et je pars.
  
  — Vous avez un avion vers deux heures, je crois. Vous serez assez tard à San Francisco. Sagarra vous a retenu une chambre à son hôtel c’est le Bellevue, au coin de Geary Street et de Taylor Street.
  
  — Je vois.
  
  — Howard est en train de vous préparer une identité bidon. Il vous donnera aussi de l’argent.
  
  — J’y compte bien.
  
  — Un de nos anciens agents spéciaux est inspecteur de la Police d’État, là-bas. Vous pourrez, par lui, avoir connaissance de l’enquête officielle.
  
  — Okay.
  
  — C’est tout. Vous nous tiendrez au courant tous les jours, par lettre. Pas de téléphone.
  
  Hubert se leva.
  
  — Entendu, Monsieur.
  
  Il sortit du bureau et se rendit chez Howard.
  
  
  -:-
  
  Mabel Grove déjeunait le midi dans un petit restaurant de Market Street, pas très loin de son agence. Elle s’y rendit ce jour-là comme d’habitude, mais mangea sans appétit. Elle n’avait pratiquement pas fermé l’œil de la nuit et se sentait très fatiguée. De larges cernes mauves soulignaient ses beaux yeux pers. Et, sans relâche, les mêmes idées tournaient dans sa tête.
  
  Il était arrivé malheur à Willy, ou bien il avait inventé toute une mise en scène pour conserver les cinq mille dollars. En ce dernier cas, il serait bien obligé de revenir chercher les plans originaux.
  
  Un crieur de journaux entra dans le restaurant. Elle acheta le San Francisco Evening et regarda les gros titres.
  
  C’était en troisième page, avec une photo assez ressemblante. L’article indiquait que le corps de William Lobell, ingénieur, avait été découvert par un automobiliste dans une ruelle de Russian Hill, un peu après minuit. La victime avait été poignardée et le vol semblait être le mobile du crime.
  
  Mabel Grove eut soudain très froid, puis envie de vomir. Elle se leva et se rendit aux toilettes. Après, elle se sentit mieux et son esprit positif reprit le dessus. Ils avaient tué Willy et ce ne pouvait être que pour deux raisons ; ou bien ils s’étaient aperçus que les plans livrés étaient faux, ou bien ils avaient voulu économiser cinq mille dollars.
  
  Mabel commanda un café, puis essaya de réfléchir à ces deux aspects du problème. Elle ne voyait pas, dans l’un comme dans l’autre, pourquoi ils auraient eu intérêt à supprimer Willy. Dans le premier cas, ils pouvaient faire pression sur lui pour obtenir les vrais. Ils pouvaient venir la trouver, elle, et se les faire remettre sous menace de les tuer tous les deux ; elle les leur aurait donnés, bien entendu… Dans les deux cas le meurtre déclenchait une enquête de police certainement indésirable. Si le Ministère de la Défense pouvait seulement supposer que les plans avaient été copiés, et là ils avaient carrément disparu, le dispositif de protection serait complètement changé et les plans obtenus perdraient toute valeur.
  
  Non, Mabel ne comprenait pas. Quelque chose clochait. D’abord, que faisait Willy dans cette ruelle qui n’était pas sur le chemin normal ? Il ne connaissait pas assez bien San Francisco pour prendre des raccourcis… Elle relut l’article : aucune mention de la voiture. L’avait-il prise ? Quand ils étaient rentrés, le samedi soir, il l’avait garée presque devant l’immeuble ; mais il était ressorti ensuite pour aller au premier rendez-vous et peut-être n’avait-il plus trouvé de place aussi proche en rentrant. Il faudrait chercher autour du bloc.
  
  De toute façon, la mort de Willy posait un sérieux problème pour Mabel. Les flics apprendraient vite qu’il n’avait pas couché à son hôtel depuis plus de quinze jours, et n’y passait plus que pour prendre son courrier. Ils allaient faire des recherches et finir par la trouver, immanquablement.
  
  Ne valait-il pas mieux prendre les devants ? Sans doute, mais il y avait la question des plans…
  
  Elle était encore trop bouleversée pour raisonner efficacement. Les idées tourbillonnaient sans profit dans son cerveau. Elle regarda sa montre ; son premier rendez-vous au bureau était à trois heures. Elle avait le temps de faire un grand tour à pied pour se calmer…
  
  Elle demanda l’addition.
  
  
  -:-
  
  Trois heures et demie, au Tsingtao. Il n’y avait plus dans la salle qu’un couple d’amoureux qui digéraient silencieusement, la main dans la main, les yeux dans les yeux. Dans la cuisine, George, Félice et le personnel terminaient de manger. Gorgerette regardait Louis avec des yeux énamourés. Louis, lorsqu’il cessait de s’intéresser à son assiette, regardait Félice. Il y avait aussi Wong, le cuisinier, et les deux serveurs ; Lo et Tsing.
  
  Tout ce monde-là, excepté Gorgerette, faisait partie de l’organisation « Yangko », sous les ordres de George.
  
  Lo et Tsing se levèrent pour débarrasser la table. George déploya un journal posé près de lui. Félice était encore en train de se demander si elle devait ou non avertir son ami de la conduite de Louis.
  
  George cessa soudain de respirer et son visage jaune devint terreux il venait de découvrir l’article concernant la mort de William Lobell. Félice, qui le regardait, s’inquiéta.
  
  — Qu’est-ce que tu as ?
  
  Il ne répondit pas, relut l’entrefilet une seconde fois, puis leva les yeux sur Louis. Impassible, celui-ci était très occupé à se curer les dents. George se leva.
  
  — Louis, monte avec moi. J’ai à te parler.
  
  Félice ouvrit la bouche pour demander une seconde fois ce qui arrivait, mais elle la referma. Lorsque George était dans cet état, il valait mieux ne rien dire.
  
  Louis se leva sans hâte. Il essayait de faire bonne contenance, mais ses yeux trahissaient son inquiétude. Les deux hommes quittèrent la cuisine et montèrent à l’étage. George avait emporté le journal.
  
  En haut, George poussa Louis dans la grande pièce chinoise et referma la porte.
  
  — Où as-tu déposé le type, hier soir ?
  
  Sa voix était basse et glacée. Louis haussa les sourcils pour exprimer son étonnement.
  
  — Où ? Mais… en bas de chez la fille, dans Stockton Street.
  
  — Vraiment ?
  
  Louis s’était durci. Son regard aux aguets défiait son patron.
  
  — Oui, pourquoi ?
  
  — On a ramassé le type à cinq cents mètres de là, poignardé. Son portefeuille était vide et ils ne parlent pas de sa serviette.
  
  Louis ne bougea pas.
  
  — Il sera sans doute ressorti après, dit-il. Ou bien il n’est pas monté tout de suite… Je n’ai pas attendu pour le voir entrer dans l’immeuble.
  
  George resta un moment silencieux. Il croyait bien connaître son acolyte et ne pensait pas, au fond de lui-même, qu’il pût être capable de lui jouer un tour pareil. Il respira profondément et menaça :
  
  — Si jamais j’apprends que tu as quelque chose à te reprocher dans cette histoire, je t’envoie rejoindre tes ancêtres. Tu peux y compter !
  
  Louis protesta.
  
  — Mais, je n’ai absolument rien à me reprocher. J’ai fait ce que vous m’aviez dit de faire. J’ai reconduit le…
  
  — Suffit ! Je vais me renseigner, et malheur à toi si tu mens ! Cette histoire-là risque de me coûter trop cher. File !
  
  Louis sortit à reculons, les mâchoires serrées, le regard dur. Félice était dans le couloir. Elle entra, sans rien dire.
  
  — Il faut que je sorte, annonça George. Je ne serai pas de retour avant six heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Lorsqu’elle n’avait pas à sortir, Félice faisait la sieste. Elle ramassa le journal que George avait jeté par terre dans un mouvement de colère, puis se rendit dans leur chambre avec l’intention de se reposer.
  
  Allongée sur le lit, elle déploya le journal et chercha ce qui avait pu mettre son compagnon dans une telle fureur… Elle trouva sans difficulté. George lui avait parlé de l’affaire et prononcé le nom de William Lobell. La lecture de l’article la laissa pantelante. Était-il possible que Louis ?…
  
  Elle n’eut pas besoin de chercher la réponse. Louis entra brusquement, sans frapper. Elle était si émue qu’elle ne pensa même pas à le lui reprocher. Il repoussa la porte, s’y adossa et redressa la tête avec une expression d’orgueil indescriptible.
  
  — « Il » est parti, dit-il.
  
  Felice se redressa sur un coude et pointa un doigt sur l’entrefilet qu’elle venait de lire.
  
  — C’est toi qui as fait ça ? demanda-t-elle d’une voix décomposée.
  
  Il n’eut aucune hésitation.
  
  — Oui, c’est moi. Je vous avais dit que je trouverais de l’argent. Maintenant, j’ai cinq mille dollars. Nous pouvons partir…
  
  Il se détacha de la porte et marcha vers le lit. Elle sentit sa gorge se nouer, en face de cet assassin stupide. Pourquoi, Seigneur, avait-elle éprouvé le besoin de se moquer de lui de cette façon ? Et comment avait-il pu prendre ça au sérieux ?
  
  Il avait l’air d’un fou. Si elle appelait au secours, les autres, restés dans la cuisine, ne l’entendraient probablement pas et Dieu savait ce qu’il ferait alors en se rendant compte qu’elle n’avait fait que plaisanter…
  
  Louis était un tueur, elle le savait. Lorsqu’une exécution devenait nécessaire dans le cadre des activités du réseau « Yangko », c’était lui qui s’en chargeait. Il aimait ça et ne s’en cachait pas… Et la seule fois qu’il avait eu à supprimer une femme, la police avait conclu à un crime de sadique. Il l’avait violée après l’avoir tuée.
  
  Il fallait gagner du temps, jouer la comédie.
  
  — Si jamais George apprend que c’est toi, murmura-t-elle, il tombera de haut. Il n’y croit pas vraiment.
  
  Louis était maintenant près du lit. Il hésitait encore devant l’objet de son désir. Il brûlait d’envie de se conduire en dur, mais n’osait pas. Félice l’intimidait.
  
  — Il est temps qu’il apprenne à me connaître, claironnait-il. Grand temps ! J’en avais marre de jouer les doublures.
  
  Il était né aux U.S.A. et parlait comme un Américain de sa classe.
  
  Elle fit un gros effort pour renchérir.
  
  — J’avais toujours pensé que tu étais capable de faire quelque chose. Mais, tout de même, tu as pris de gros risques…
  
  Il était rouge comme une pivoine, d’orgueil, de désir, d’émotion…
  
  — Allez, fit-il avec un geste de la main, habillez-vous et faites la valise. On s’en va. Pas la peine d’attendre qu’il revienne. Vous avez entendu ? Il ne rentrera pas avant six heures. On prendra la voiture.
  
  Elle s’étonna.
  
  — Tu veux partir maintenant ? aujourd’hui ?
  
  — Oui, allez ! en route !
  
  Il s’énervait.
  
  — Je ne peux pas partir comme ça, protesta-t-elle. Tu aurais dû me prévenir. Il faut tout de même bien que je retire mon argent de la banque, et c’est fermé maintenant.
  
  Pris de court, il resta un moment sans répondre, puis le fit avec mauvaise humeur.
  
  — J’en ai, de l’argent.
  
  Elle prit un air apitoyé.
  
  — Mon pauvre Louis ! Tu te figures vraiment que nous pourrions aller bien loin avec cinq mille dollars ? Il n’y a même pas de quoi monter une affaire et nous ne pouvons pas vivre dessus pour nous retrouver dans la mouise quand ce sera fini. Non, merci ! J’en ai sept ou huit mille à la banque et je n’ai pas l’intention de les laisser à George !
  
  Il était désemparé, n’ayant pas prévu ce contretemps. Elle le prit par la main.
  
  — Assieds-toi là, dit-elle doucement.
  
  Il obéit, posa ses fesses au bord du lit.
  
  — Tu es un vrai gosse, reprit-elle, tu ne sais pas attendre. Ce n’est pourtant pas long… Demain matin, j’irai à la banque et nous pourrons filer ensuite.
  
  Il la regardait en coin, très réticent. Elle devina qu’il n’avait pas confiance, qu’il lui échappait de nouveau.
  
  — Embrasse-moi…
  
  Il leva des sourcils étonnés, puis se jeta littéralement sur elle, lui écrasant la bouche. Elle lui rendit son baiser, puis voulut le repousser. Mais il ne se contrôlait plus et ses mains devenaient de plus en plus audacieuses. Elle serra les cuisses, dégagea vivement son visage et fit semblant de prêter l’oreille.
  
  — Attention ! On vient !
  
  Il se redressa brusquement, les yeux hagards, cramoisi. Elle en profita pour se lever, rabattit sa jupe sur ses jambes, reboutonna son corsage.
  
  — Je n’entends rien…
  
  Il alla jusqu’à la porte, écouta. Elle le rejoignit, le poussa de côté, ouvrit, jeta un coup d’œil dans le couloir, referma sans lâcher la poignée.
  
  — Je suis pourtant sûre d’avoir entendu quelqu’un monter…
  
  Elle lui caressa la joue.
  
  — Nous allons bien nous entendre, je crois… Tu sais, je commençais à en avoir marre de George et je suis heureuse de partir avec toi. Mais, jusqu’à demain, il faut que nous soyons très raisonnables. Il ne faut absolument pas que les autres se doutent de quoi que ce soit.
  
  Elle le tenait de nouveau. Il fondait.
  
  — Où as-tu caché l’argent ?
  
  — Dans ma chambre, dans le matelas.
  
  — Ça va. File, maintenant.
  
  Il la reprit dans ses bras et l’embrassa de nouveau. Elle le laissa faire, lui ébouriffa les cheveux, le repoussa en gémissant ;
  
  — Va-t’en ! Tu me rends folle !
  
  — Il sortit, avec une expression de grande fierté dans le regard. Elle referma la porte, s’y adossa, ferma les yeux et se mit à trembler.
  
  — Elle avait eu peur, et ce n’était pas facile de jouer une pareille comédie quand on avait peur.
  
  
  -:-
  
  Mabel Grove regarda, en passant, la voiture de William Lobell, rangée le long du trottoir, cent mètres plus haut que l’appartement. Elle continua sans s’arrêter, ayant pensé que la police pouvait avoir tendu une souricière autour de l’auto.
  
  Il était sept heures, et il faisait déjà presque nuit. Une pluie fine tombait depuis le milieu de l’après-midi ; un temps à vous donner le cafard.
  
  Un tramway à crémaillère escaladait la rue en agitant sa cloche. La sirène d’un navire en partance lui répondit. Mabel Grove tourna à gauche, avec l’intention de faire le tour du bloc pour rentrer chez elle.
  
  Elle se sentait plus calme et capable de raisonner froidement, consciente de ce qu’il lui fallait prendre une décision dans l’heure à venir.
  
  Elle rentra la Ford au garage où elle avait une place attitrée puis regagna son domicile à pied ; c’était tout près.
  
  Samy lui fit la fête habituelle, tournant avec lenteur autour d’elle, en ronronnant, pendant qu’elle se déshabillait. Elle gagna le living-room, alluma une lampe et se prépara un whisky.
  
  Bien calée dans son fauteuil préféré, le verre à portée de la main, elle alluma une cigarette et se mit à exposer ses idées à haute voix comme elle en avait l’habitude en présence de son chat.
  
  — Je suis dans un fichu pétrin, mon pauvre vieux.
  
  Le chat sauta sur ses genoux et ronronna un peu plus fort.
  
  — Il faut absolument que je prévienne les flics, sinon ils vont finir par arriver jusqu’ici et se demanderont pourquoi je n’ai pas bougé… Je peux les appeler maintenant et leur dire que je viens seulement de lire les journaux du soir. C’est vraisemblable, hein ?
  
  Elle se pencha pour prendre le verre et but quelques petites gorgées sous l’œil intéressé de Samy.
  
  — Mais il y a la question des plans, et puis surtout celle de savoir si je dois les mettre au courant de toute l’histoire…
  
  Nouvelle gorgée de whisky. Elle tira une bouffée de sa cigarette, la souffla vers le haut parce que Samy détestait la fumée.
  
  — Si je leur dis tout, ils peuvent certainement me chercher des ennuis pour n’avoir pas dénoncé une entreprise d’atteinte à la sûreté de l’État. Ils ne me croiront peut-être pas si je leur dis que Willy ne voulait livrer que des plans sans valeur… ils m’accuseront peut-être de complicité avec le Chinois. Qui sait ?
  
  Elle caressa l’échine de Samy avec le petit doigt de sa main gauche.
  
  — Tu ne dis rien, Samy… Est-ce que cela te serait égal ?
  
  Le chat miaula à l’écoute de son nom.
  
  — Il vaut mieux que je ne dise rien… Personne ne peut prouver que j’ai été au courant de l’affaire. Je vais simplement leur dire que Willy était mon ami et qu’il est parti hier soir vers huit heures et demie en prétextant un rendez-vous d’affaires… Un rendez-vous d’affaires un dimanche ?… pourquoi pas ?
  
  Elle porta de nouveau le verre à ses lèvres.
  
  — Restent les plans. Qu’est-ce que j’en fais ? Si je les rends, ils vont savoir que j’ai pu en avoir connaissance ils me tiendront donc pour suspecte… Dieu sait quels ennuis cela va bien pouvoir m’amener. Si je ne les rends pas, ils penseront que Willy se les est fait voler et je resterai en dehors du coup. Je crois que c’est ça la solution de sagesse, hein ?
  
  Samy fit le gros dos, son étrange queue plate battit la jambe de sa maîtresse.
  
  — Bon, mais alors ? Qu’est-ce que j’en fais ?… Je crois qu’il faut les détruire, hein ?
  
  Le chat ne bougea pas. Perplexe, la jeune femme reprit :
  
  — Évidemment, il y a ces cinq mille dollars qui me sont passés sous le nez. Ce n’est pas juste… C’était tout de mon idée et j’ai travaillé vingt heures pour les gagner… Qu’est-ce que tu en dis ?
  
  Elle vida le verre, tira, pensivement sur sa cigarette.
  
  — Peut-être que je pourrais tout de même en tirer quelque chose… On ne sait jamais… Mais si je les garde, il ne faut pas que je les garde ici : c’est trop dangereux.
  
  Elle se mit à chercher un endroit et finit par décider que le mieux était encore de se les envoyer à elle-même, poste restante.
  
  Elle écrasa dans un cendrier ce qui restait de sa cigarette, fit descendre de ses genoux le chat qui protesta en miaulant et monta prendre les documents dans le coffre.
  
  Elle redescendit pour chercher une enveloppe adéquate, écrivit son nom, avec la mention « Poste Restante » et le numéro d’un bureau de Market Street proche de la « Grove Advertising Agency ».
  
  Elle se rendit ensuite dans la cuisine pour grignoter quelques biscuits, prévoyant qu’elle ne pourrait peut-être pas dîner avant une heure assez tardive, enfila son imperméable encore humide, mit son chapeau, prit congé de Samy qui paraissait furieux et sortit, avec l’enveloppe.
  
  Elle reprit sa voiture au garage et se rendit au bureau de poste central, au coin de la 7e et de Mission Street, où des guichets restaient ouverts toute la nuit.
  
  Elle fit son expédition, acheta ensuite un journal du soir où l’article qu’elle connaissait déjà se trouvait reproduit sans aucun détail nouveau.
  
  Elle reprit sa voiture et se dirigea vers le siège de la Police d’État.
  
  
  -:-
  
  Deux heures du matin. Le Tsingtao venait de fermer ses portes. Félice monta la première et gagna directement sa chambre. Quelques instants plus tard, elle entendit les pas de Louis dans le couloir. Puis George arriva.
  
  Félice ôta sa robe, la rangea dans la penderie, puis se déchaussa. Elle marcha jusqu’à la porte, l’ouvrit doucement, regarda dans le couloir. Louis était dans sa chambre.
  
  Elle referma et se dirigea vers George que son manège intriguait.
  
  — C’est Louis qui a fait le coup, murmura-t-elle.
  
  Le Chinois haussa les épaules et frotta l’emplacement de son oreille coupée.
  
  — Je n’arrive pas à le croire. J’ai essayé de me renseigner toute l’après-midi ; personne ne sait rien…
  
  Félice leva une main pour le faire taire.
  
  — Tantôt, j’ai fouillé dans sa chambre. Les cinq mille dollars sont dans son matelas.
  
  Le Chinois en resta bouche bée, son teint jaune vira au gris.
  
  — Tu… Tu es sûre de ce que tu dis ?
  
  — Vas-y voir toi-même.
  
  Il serra les poings.
  
  — Pourquoi aurait-il fait ça ?
  
  Félice avait décidé de cacher les mobiles de Louis. Très jaloux, George aurait pu penser qu’elle l’avait encouragé.
  
  — Pour avoir de l’argent, tiens !
  
  — Il n’en manque pas.
  
  — On en manque toujours.
  
  George marcha lentement vers la commode chinoise, ouvrit le petit coffret de laque noire, regarda son oreille desséchée… Puis il sortit de sa poche le couteau à cran d’arrêt qui ne le quittait jamais. Ses yeux avaient pris une expression de froide cruauté qui donna le frisson à Félice.
  
  — Pas de bêtises ici, conseilla-t-elle.
  
  — Ne t’en fais pas pour ça.
  
  — Ne lui fais pas peur avant qu’il ait ouvert la porte.
  
  George gagna le couloir, sans répondre. Félice laissa le battant entrouvert pour ne rien perdre de ce qui allait suivre. George appela son garde du corps.
  
  — Louis ! ouvre-moi, j’ai quelque chose à te dire.
  
  Sa voix était parfaitement naturelle. Les pas de Louis firent craquer le parquet de sa chambre. Il ouvrit. George entra, referma derrière lui.
  
  Louis était à demi déshabillé, le torse et les pieds nus, n’ayant conservé que son pantalon. George eut un bref regard pour les photos de pin-up très dévêtues qui tapissaient les murs, puis il sortit son couteau et fit jaillir la lame. Clic !
  
  L’autre devint vert. Son regard glissa vers la fenêtre entrouverte, des muscles jouèrent sur son torse ; il eut la chair de poule.
  
  — C’est toi qui as descendu le type, murmura George d’une voix glacée, je le sais. Tu vas me rendre le fric.
  
  Louis protesta d’une voix mal assurée :
  
  — Ce n’est pas moi !
  
  Et, parce qu’il avait été élevé dans la religion catholique, il ajouta en levant la main :
  
  — Je le jure !
  
  — Salaud !
  
  George montra le lit.
  
  — Le fric est dans ton matelas, je le sais.
  
  Fasciné par la lame du couteau pointée sur lui, Louis ne parut pas, tout d’abord, avoir entendu. Puis, ses yeux s’exorbitèrent. Il avait compris : la trahison de Felice. Un voile rouge obscurcit sa vue, il perdit toute prudence et se jeta sur George avec un cri de rage.
  
  Surpris, l’homme à l’oreille coupée n’eut même pas besoin de faire un geste. Rendu fou, Louis s’empala littéralement sur le couteau.
  
  La seconde suivante, George se rendit compte de ce qui venait d’arriver et recula d’un pas en retirant la lame. Louis porta ses mains à son ventre, d’où s’échappait déjà le sang. Il avait l’air profondément stupéfait.
  
  George savait qu’il ne souffrait pas encore, qu’il était seulement terrorisé par le fait de se sentir ouvert, d’être obligé de retenir ses entrailles avec ses mains. Cela devait être une sensation atroce.
  
  Atroce.
  
  Louis recula en titubant. De larges gouttes de sang s’écrasèrent sur le parquet ; C’était un sang épais, presque noir.
  
  George pensa simultanément : « Il faut que je l’achève » et « J’ai fait l’imbécile ». Mais il ne bougea pas.
  
  Le blessé buta des épaules contre le mur et s’immobilisa dans cette position. Il haletait. D’affreux tics de souffrance déformaient son visage gris.
  
  — Vous m’avez tué !
  
  L’hébétude qui habitait son regard disparut soudain. Une expression de haine insensée s’inscrivit à la place.
  
  — Je ne vais pas mourir seul ! hurla-t-il.
  
  Il plongea vers le lit, roula dessus avec un cri sauvage et se retourna sur le dos, un Colt dans la main. L’arme était au cran d’arrêt et ce détail sauva George. Avant que Louis eût eu le temps de repousser le taquet, la lame sanglante vola à travers la chambre et vint se planter dans la gorge du malheureux.
  
  Il resta deux ou trois secondes comme pétrifié, avec ce manche de couteau sortant de son cou aux muscles crispés. Puis le revolver lui échappa, tomba sur le lit, et la tête suivit. Un dernier spasme…
  
  Woi Tcheng-toung, dit Louis, était parti rejoindre ses ancêtres.
  
  George recula jusqu’à la porte, sans quitter le corps des yeux, ouvrit le battant derrière son dos et appela :
  
  — Félice !
  
  Elle fut là tout de suite et se figea devant l’affreux tableau.
  
  — Pourquoi as-tu fait ça ici ? questionna-t-elle d’une voix étranglée. C’est de la folie !
  
  Il eut un geste évasif.
  
  — Ce n’est pas ma faute. Vraiment pas. Il est venu se jeter comme un fou sur mon couteau… Puis après, il a sorti son revolver. C’était au plus rapide.
  
  Félice se racla la gorge.
  
  — Eh bien, fit-elle, nous voilà frais… Avec tout ce sang.
  
  — On va l’emmener là-bas. « Là-bas », c’était une petite propriété qu’ils avaient, à quarante kilomètres au sud de San Francisco, au milieu de la forêt. C’était « là-bas » que George avait eu l’intention d’emmener sa victime pour l’exécuter, puis l’enterrer.
  
  — Comment faire pour l’empêcher de saigner comme ça ? demanda Félice.
  
  — Si on fermait les blessures avec du sparadrap ?
  
  Félice courut vers la salle de bains. George déculotta le corps pour découvrir la blessure du ventre qui saignait abondamment. Le couteau resté planté dans la gorge empêchait le sang de couler par là.
  
  Félice revint. Il l’aida à boucher la plaie de l’abdomen. Ce ne fut pas facile. Ils y arrivèrent en plaçant plusieurs bandes en étoile. Ils préparèrent ensuite un morceau pour la gorge. George retira vivement le couteau. Un sifflement d’air se fit entendre. Le corps bougea. Félice sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.
  
  — Il n’est pas mort, bredouilla-t-elle en essayant de placer le ruban adhésif.
  
  George l’aida.
  
  — C’est bien possible.
  
  Cela ne semblait pas le préoccuper outre mesure. Il enveloppa le corps dans la couverture ensanglantée. Le drap du dessous était également taché. Il l’employa pour parfaire le paquet.
  
  — Trouve-moi des cordes, ordonna-t-il à Félice qui claquait des dents à l’idée que le malheureux Louis vivait encore là-dessous.
  
  Elle quitta la chambre. Georges alluma une cigarette et consulta sa montre. Deux heures et demie. Il pouvait être parti avant un quart d’heure, être là-bas dans une heure… Le temps de creuser une tombe… Difficile d’être de retour avant l’aube.
  
  Félice revint avec les cordes. George ficela le macabre colis. En serrant, il sentit de nouveau le corps bouger, mais se garda bien de le dire.
  
  — Je vais y aller seul, annonça-t-il. Pendant ce temps, tu vas nettoyer le parquet.
  
  — Ce ne sera pas facile.
  
  — Débrouille-toi.
  
  — Qu’est-ce qu’on va dire aux autres, demain ?
  
  — La vérité.
  
  — Je pense surtout à Gorgerette.
  
  George fronça les sourcils. Gorgerette n’était pas dans le coup et elle en pinçait pour Louis. Elle pouvait poser un problème.
  
  — Tu lui diras qu’il a dû partir en voyage pour un mois. Après on avisera. On préviendra les autres.
  
  — Comme tu voudras.
  
  Il chargea le colis sur son épaule.
  
  — Ouvre-moi les portes, demanda-t-il.
  
  Elle le précéda Jusqu’au garage, frissonnant de froid parce que l’idée ne lui était pas venue de passer un peignoir sur sa combinaison.
  
  — Ne tarde pas trop, recommanda-t-elle.
  
  — Te fais pas de mauvais sang. Il faudra bien le temps de creuser le trou.
  
  Elle l’aida à fourrer le colis dans la malle arrière.
  
  Il leva le rideau de fer, doucement, pour ne pas alerter tout le quartier, puis s’installa au volant.
  
  — N’oublie pas de récupérer le fric dans le matelas, dit-il à Félice qui s’était approchée.
  
  Ils s’embrassèrent. Le moteur se mit à ronronner. Frigorifiée, Félice tenait ses épaules nues dans ses mains. La voiture démarra, sortit du garage, disparut au coin de la ruelle.
  
  Félice redescendit le rideau et remonta l’escalier. Elle avait du travail.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Hubert Bonisseur De La Bath était sous la douche lorsque l’impression soudaine d’être observé le fit se retourner d’une pièce vers la porte ouverte de la salle de bains.
  
  Enrique Sagarra, appuyé au chambranle, souriait de toutes ses dents qu’il avait très blanches, petites et bien rangées. Il était déjà habillé, d’un complet gris foncé à fines rayures blanches égayé par une cravate ronge ; tiré à quatre épingles comme toujours.
  
  — Hello ! fit-il. Toujours beau gosse ?
  
  Hubert ferma les robinets pour arrêter le bruit de l’eau.
  
  — Pouvez pas frapper avant d’entrer, non ?
  
  Le sourire d’Enrique s’agrandit.
  
  — J’ai frappé, Hube, mais vous ne pouviez pas entendre.
  
  Hubert tendit le bras pour attraper une serviette et entreprit de s’essuyer.
  
  — Je suppose que la direction de l’hôtel vous a prêté un passe pour faciliter vos petites allées et venues ? interrogea-t-il en se moquant.
  
  Enrique regarda ses ongles, toujours soigneusement manucurés.
  
  — Pour ne rien vous cacher, Hube, j’ai « trouvé » ce passe qui traînait quelque part dans la poche d’une soubrette. J’ai pensé que c’était imprudent et je m’en suis chargé. Ça peut quelquefois rendre service ; voyez ce matin, par exemple.
  
  Hubert sortit du bac, s’essuya les pieds, enfila ses chaussons, puis un slip, et alla se placer devant le lavabo.
  
  — Attendez-moi un instant dans la chambre, Enrique. Il faut que je me lave les dents et puis que je me rase ; deux opérations qui font trop de bruit pour permettre de soutenir une conversation. J’en ai pour cinq minutes.
  
  Enrique Sagarra se redressa, tourna les talons et alla regarder par la fenêtre le trafic au carrefour de Geary Street et de Taylor Street. Hubert le rejoignit quelques minutes plus tard, prit une chemise propre dans une valise et dit :
  
  — Maintenant, allez-y, Enrique. Je vous écoute.
  
  L’Espagnol s’approcha de lui afin de pouvoir parler à voix basse. Ils savaient l’un et l’autre que les cloisons des chambres d’hôtel n’ont jamais été construites pour empêcher les secrets de passer.
  
  Enrique raconta en détail comment il avait découvert le corps de Lobell et les précautions qu’il avait cru bon de prendre pour éviter à la Police d’État de se mêler de choses qui ne la regardaient pas et surtout pour lui ôter toute raison d’alerter le « F.B.I. » Puis il continua, cependant que Hubert nouait sa cravate devant le miroir de la coiffeuse :
  
  — Hier matin, après que le « Big Boss » m’eut annoncé que nous prenions l’affaire en mains, j’ai été voir le général commandant les bases de protection radar de la côte ouest, sous les ordres duquel Lobell travaillait. Je lui ai montré les plans…
  
  En bon comédien qu’il était, Enrique Sagarra fit une pause pour ménager son effet et souffla sur ses ongles.
  
  — Ce sont des plans bidon.
  
  Hubert tressaillit.
  
  — Hein ?
  
  — Oui. D’après le général, ces faux plans ont été refaits d’après les originaux, mais les emplacements des installations ont été changés.
  
  Hubert regarda Enrique.
  
  — Il s’agit bien des plans qui se trouvaient dans la serviette que vous avez ramassée près du corps de Lobell ?
  
  — Oui. Il n’y en a pas d’autres pour l’instant.
  
  — Qui aurait refait ces plans et dans quel but ?
  
  — Un technicien, proche collaborateur du général, et qui a travaillé avec Lobell, affirme que ces faux plans sont partie de la main de celui-ci et partie d’une autre main.
  
  Hubert se gratta le bout du nez avec le majeur de sa main gauche.
  
  — Ils auraient été fabriqués par deux personnes dont une serait Lobell ?
  
  — C’est ça. Le type base son opinion sur le fait que les légendes sont de deux écritures différentes. Une des deux est indiscutablement celle de Lobell.
  
  — Les légendes ne sont pas en caractères d’imprimerie ?
  
  — Si, mais chacun a sa façon de tracer des caractères d’imprimerie ; c’est très visible à la loupe.
  
  Hubert alla chercher sa veste dans la penderie et l’enfila.
  
  — Bon, fit-il en revenant vers Sagarra. Lobell aurait fabriqué des plans bidon avec l’aide d’une autre personne. Pour quelle raison aurait-il fait ça et avec l’aide de qui ?
  
  Enrique Sagarra prit un air modeste et baissa les yeux.
  
  — C’est vous le cerveau, Hube. Je ne suis que votre épée.
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Ne faites pas l’imbécile, vous avez bien une opinion.
  
  Enrique Sagarra ne bougea pas.
  
  — Je n’ai jamais d’opinion, Hube. J’observe des faits et je les rapporte, c’est tout.
  
  Hubert marcha vers la fenêtre et regarda les files de voitures bloquées dans Taylor Street par le feu rouge. Il revint vers son acolyte.
  
  — On peut admettre que Lobell était la victime d’un chantage exercé sur lui par un agent étranger. Ne pouvant s’y soustraire, il a fabriqué des plans bidon en croyant tout arranger.
  
  Enrique Sagarra opina du chef.
  
  — C’est très vraisemblable.
  
  — Pour savoir ce qui s’est passé, il suffit de trouver la personne qui a aidé Lobell à dessiner les faux plans. Pour faire ça, il faut être du métier, j’imagine ?
  
  Enrique sortit d’une poche intérieure de sa veste une grande enveloppe jaune pliée en deux et la tendit à Hubert.
  
  — Les voilà, vous pouvez jeter un coup d’œil. Le technicien dont je vous ai parlé estime que l’autre n’est pas un spécialiste du dessin cartographique, mais qu’il se défend bien tout de même.
  
  Hubert sortit les documents et les examina à plat sur le lit.
  
  — À première Vue, dit-il, ils ont l’air authentiques.
  
  — Oui, pour savoir qu’ils sont faux, il faut connaître d’avance les emplacements réels des installations ou bien pouvoir les comparer avec les vrais.
  
  — Le papier ?
  
  — Le papier est différent de celui employé par les services techniques du Ministère de la Défense qui ont établi les originaux.
  
  — Bon, fit Hubert, il faut chercher parmi les gens que Lobell a fréquentés le plus assidûment ces derniers temps et penser qu’il n’a pas pu demander ce service-là à n’importe qui.
  
  — Les gens de l’Armée ne savent pas qui fréquentait Lobell. Depuis trois semaines environ, il avait cessé pratiquement toutes relations extraprofessionnelles avec les militaires. D’autre part, depuis quinze jours il ne couchait plus à son hôtel d’où il avait déménagé une partie de ses affaires. Il y passait seulement une fois par jour pour prendre son courrier.
  
  — Marié ?
  
  — Oui, une femme et deux gosses, habitant Baltimore. La femme a été prévenue, elle doit arriver ce matin.
  
  — Celle-là ne nous intéresse pas, murmura Hubert. Il faut trouver l’autre, celle chez qui Lobell couchait depuis quinze jours. Je suppose qu’il n’était pas pédéraste ?
  
  — Non, pas d’après ceux qui le connaissaient. C’était un type de bonne réputation, sérieux dans son boulot, plutôt un peu timide.
  
  — Beau gosse ?
  
  — Assez, oui. Un peu le genre Cagney, format supérieur. Il plaisait aux femmes, d’après le général.
  
  Hubert regarda sa montre, alla décrocher le téléphone et demanda un numéro.
  
  — Smith m’a donné un contact chez les flics, murmura-t-il à l’adresse de Sagarra en bouchant le micro avec sa main.
  
  Il obtint la communication. Une belle voix de basse dit à l’autre bout ;
  
  — Allô, Thomas Sharon écoute.
  
  Hubert prononça distinctement sans élever le ton :
  
  — Ici, Donald. Vous vous souvenez ? Nous nous sommes rencontrés l’année dernière chez les Smith.
  
  Un bref silence, puis le policier demanda :
  
  — Voulez-vous me rappeler qui nous avait présentés ?
  
  — Les Sanchez.
  
  — Okay, je me souviens parfaitement. Comment ça va ? Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?
  
  — J’aimerais bien vous rencontrer le plus tôt possible.
  
  — Ou êtes-vous ?
  
  — Du côté de Taylor Street, pas très loin de Market.
  
  — Vous avez une voiture ?
  
  Hubert regarda Enrique qui fit un signe affirmatif.
  
  — Oui.
  
  — Vous savez où se trouve la poste centrale ?
  
  — Oui.
  
  — Rendez-vous dans une heure devant les guichets du télégraphe. À quoi vous reconnaîtrai-je ?
  
  — Je serai accompagné d’un dandy espagnol et je tiendrai une pipe éteinte à la main.
  
  — Okay, Donald.
  
  — Je connaissais le type qu’on a retrouvé mort dimanche soir dans une ruelle de Russian Hill.
  
  — Lobell ?
  
  — Oui, j’ai lu ça dans les journaux.
  
  — Bon, à tout à l’heure.
  
  Hubert raccrocha. Enrique s’admirait dans un miroir.
  
  — Est-ce que vous avez apporté votre mandoline ? questionna Hubert.
  
  L’Espagnol prit un air offensé.
  
  — Je ne voyage jamais sans elle, protesta-t-il, vous le savez bien.
  
  Hubert sourit. Enrique Sagarra était un véritable artiste dans son genre, mais la mandoline, dont il savait pourtant jouer, n’était qu’un prétexte à la présence dans ses bagages de cordes métalliques dont il se servait pour un tout autre usage. Avec une poignée fixée à chaque bout, une seule de ces cordes, coupantes comme le fil d’un rasoir, devenait entre ses mains une arme terrible. Combien avait-il décapité de gens avec ça, Hubert n’en savait rien. Enrique ne le savait peut-être même pas lui-même, n’ayant jamais été très fort en calcul. À ceux qui lui reprochaient sa méthode, il répondait en demandant qu’on lui en indiquât une autre, aussi silencieuse, aussi efficace.
  
  Comme beaucoup d’agents secrets qui avaient été à l’école d’espionnage, Enrique Sagarra avait appris un certain nombre de façons de supprimer ses semblables, dont une ne nécessitant pour tout matériel qu’un journal plié d’une certaine manière. Mais ce coup-là, par exemple, pouvait rater. On pouvait croire le type mort alors qu’il n’était qu’en syncope. Avec sa méthode personnelle, Enrique ne risquait pas d’incidents de ce genre ; le cou proprement tranché jusqu’à l’épine dorsale, le sujet choisi ne pouvait s’en remettre. Pas de surprise possible. Et les jours où Enrique était particulièrement en forme, il arrivait même à trouver d’un seul coup d’œil le joint entre deux vertèbres. La tête roulait alors au loin, complètement séparée du tronc, et il fallait voir la joie d’Enrique lorsqu’il réussissait ce coup-là.
  
  Il jeta vers Hubert un regard en coulisse.
  
  — Vous pensez que nous aurons besoin de ça ?
  
  — Je n’en sais rien, mais il faut tout envisager.
  
  Un large sourire éclaira le visage sombre de l’Espagnol.
  
  — Vous avez raison, Hube. Il faut tout prévoir.
  
  
  -:-
  
  L’horloge du grand hall de la poste centrale marquait neuf heures trente. Hubert et Enrique s’arrêtèrent devant les guichets du télégraphe. Hubert sortit sa pipe de sa poche et se mit à jouer ostensiblement avec. Enrique se lança dans un long discours sur le climat détestable des fins d’été à San Francisco.
  
  Un grand type au visage coloré marcha soudain vers eux. Par son aspect massif et sa démarche lourde, il faisait penser à un ours. Il portait une gabardine et un chapeau gris.
  
  — Êtes-vous Donald ? demanda-t-il en regardant Hubert.
  
  — Je suis Donald. Vous êtes Sharon ?
  
  — Oui.
  
  Hubert présenta Enrique :
  
  — Vous connaissez Sanchez ?
  
  Ils se serrèrent la main et s’éloignèrent des guichets vers le centre du hall où ils ne risquaient pas d’être écoutés par quelques curieux.
  
  — J’ai compris que vous vous intéressiez à Lobell ? reprit le policier de sa belle voix de basse.
  
  — Oui, je voudrais connaître les résultats de l’enquête de police.
  
  — Qu’est-ce que vous savez exactement ?
  
  — Trois fois rien. La version des journaux et aussi qu’il devait exister une femme dans sa vie, ces deux dernières semaines. C’est celle-ci qui m’intéresse.
  
  Sharon tira une cigarette de sa poche et l’alluma. Il avait les gestes lents, mais précis.
  
  — Je peux vous renseigner, répondit-il. La femme est venue hier soir se présenter au siège. Elle s’appelle Mabel Grave, habite un studio d’artiste en haut de Stockton Street et dirige une agence de publicité dont elle est copropriétaire, située sur Market Street. Une fille d’une beauté sensationnelle. On comprend que Lobell ait perdu les pédales à cause d’elle.
  
  — Qu’est-ce que ça donne ? coupa Hubert.
  
  — Rien. Elle dit que Lobell l’a quittée dimanche soir vers huit heures et demie pour aller à un rendez-vous d’affaires sur lequel il ne lui aurait donné aucun détail… Prétend qu’ils respectaient au maximum leur liberté individuelle et qu’elle ne lui a posé aucune question. En partant, il lui aurait simplement dit qu’il serait de retour vers dix heures. Elle a passé une nuit blanche à l’attendre et c’est en lisant le journal hier soir qu’elle a su ce qui lui était arrivé.
  
  Hubert écoutait intensément, fixant les moindres détails dans sa mémoire.
  
  — Quels renseignements avez-vous sur elle ?
  
  — Bons, c’est-à-dire inexistants. Jamais fait parler d’elle. Bien considérée de ses voisins, de ses employés et de ses clients. Les femmes ne l’aiment pas beaucoup, mais on peut comprendre ça. Quand on voit cette fille-là devant soi, on se demande comment on a pu s’intéresser aux autres.
  
  Sagarra se mouilla les lèvres.
  
  — Vous me mettez l’eau à la bouche, dit-il.
  
  — Quel âge ? demanda Hubert.
  
  — Vingt-huit. Elle a fait des études supérieures, puis les Beaux-arts. Dessinatrice de mode, puis de publicité. Mariée à vingt-quatre ans avec un type qui avait des sous et un cœur fragile. Veuve l’année suivante. Avec l’héritage, elle a monté la « GROVE ADVERTISING AGENCY », et son affaire marche bien. Il le faut, car le fric ne lui tient pas dans les mains.
  
  — Beaucoup d’amants ?
  
  — Quand, un type lui plaît vraiment, elle ne fait pas les mijaurées. Mais ce n’est pas une Marie couche-toi-là, certainement pas.
  
  — Donne-t-elle l’impression d’avoir été amoureuse de Lobell ?
  
  — Elle avait l’air bouleversé, mais c’est difficile de tirer une conclusion.
  
  — Elle n’a aucune idée des gens que Lobell devait retrouver dimanche soir ?
  
  — Aucune. D’après elle, Lobell venait seulement la rejoindre le soir. Ils ne se voyaient pas dans la journée et ils passaient leur temps à faire autre chose que des confidences, si vous voyez ce que je veux dire. Elle doit avoir du tempérament ; pas besoin d’être spécialiste pour voir ça.
  
  Enrique se mouilla de nouveau les lèvres, mais ne dit rien. Sharon reprit, après un bref regard jeté derrière lui.
  
  — Il est arrivé du nouveau hier soir. Un directeur de banque, qui avait lu les journaux, est venu nous aviser que Lobell avait signé samedi un chèque sans provision d’un montant de quinze cents dollars. Le bénéficiaire est un fourreur de Mission Street. Le chèque a été donné en paiement d’une étole de vison et le signalement de la femme qui était avec Lobell correspond à celui de Mabel Grove. Le fourreur en bavait encore.
  
  — Ça, c’est intéressant, dit Hubert. L’avez vous prévenue ?
  
  — Pas encore. On doit aller la voir à son bureau ce matin. Autre chose, on a retrouvé la voiture de Lobell dans Stockton Street. Il n’a pas dû s’en servir pour aller au rendez-vous. On fait actuellement les recherches habituelles chez les chauffeurs de taxi.
  
  Hubert sortit un calepin et un crayon d’une de ses poches et dit :
  
  — Je vais noter les adresses et les numéros de téléphone.
  
  Il écrivit sons la dictée du policier, puis demanda :
  
  — Pourriez-vous m’avoir des tuyaux assez complets sur les voisins de cette fille ? Droite, gauche, dessous et dessus.
  
  — C’est facile. Je vais m’en occuper. Pouvons-nous nous revoir à deux heures cet après-midi ?
  
  — Parfait. À quel endroit ?
  
  — Ici, si ça ne vous fait rien.
  
  — Pas d’objection, nous n’avons pas encore d’adversaire.
  
  Sharon leur serra la main et s’éloigna.
  
  — Sympa, le gars ! remarqua Enrique.
  
  — Oui…, surtout très utile.
  
  Hubert remit sa pipe dans sa poche.
  
  — Enrique, il faut que vous vous procuriez un double de la clé dont Mabel Grove se sert pour fermer sa porte. Si vous pouvez en avoir également une pour son bureau, ce sera parfait.
  
  — Je vais m’en occuper.
  
  — Vous la guetterez à la sortie de son agence, à midi et vous la filerez pendant la pause du déjeuner. Rendez-vous à deux heures ici. Si vous êtes sur une piste intéressante, arrangez-vous pour me faire passer un message à l’hôtel.
  
  — Vous pouvez compter sur moi, Hube.
  
  Ils sortirent ensemble et se séparèrent devant la grande porte. La pluie tombait toujours, Enrique se dirigea à pied vers Market Street. Hubert marcha vers la « Corvette », garée tout près delà dans la 7e rue.
  
  Le départ était donné. Il n’y avait plus maintenant qu’à accélérer le mouvement autant que possible.
  
  Hubert se mit à siffloter. Il se sentait bien.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Sharon arriva quelques minutes en retard. Hubert, qui était seul, le rejoignit au centre du grand hall.
  
  — Hello !
  
  — Hello ! je vous ai fait attendre.
  
  — Mais non, je viens d’arriver. Quoi de neuf ?
  
  — Eh bien, j’ai les renseignements que vous m’avez demandés au sujet des voisins.
  
  Il sortit un calepin de sa poche et l’ouvrit à une page sur laquelle il avait dessiné quatre petits carrés, dont trois sur la même ligne et un sous celui du centre. Il mit le doigt sur ce dernier.
  
  — Ici, le studio de Mabel Grove. À droite, en regardant du palier, un musicien, Harry Harrisson, trompettiste dans un orchestre de jazz réputé. Rien à signaler sinon qu’il est en mauvais termes avec tous ses voisins, à cause du bruit… À gauche, un artiste peintre, Wade Collin, soixante ans, sans grand talent, plutôt misérable, mène une vie de père tranquille… En dessous, les Langton. Le père est agent d’assurance, la mère a été autrefois chanteuse d’opérette et en prend prétexte pour chanter à tue-tête à longueur de journée. Cinq gosses, de trois à dix ans. Une vraie famille de dingues, d’après les voisins.
  
  Sharon déchira la page du carnet. Le nom du locataire était inscrit dans chacune des cases figurant un appartement.
  
  — Rien au dessus ? questionna Hubert en prenant le papier.
  
  — Non. Le toit.
  
  Hubert ramassa la feuille dans sa poche.
  
  — Réaction de la fille, ce matin, à l’histoire du chèque ?
  
  — Stupeur totale. Ça lui a fichu un tel coup qu’il est impossible de croire qu’elle le savait. Sans qu’on lui demande rien, elle nous a promis de reporter l’étole cet après-midi. Elle dit ne pas comprendre du tout pourquoi Lobell a fait ça. Elle n’a jamais rien exigé de lui et ils ne s’étaient même pas brouillés.
  
  — Ça, c’est elle qui le dit !
  
  Sharon approuva d’un hochement de tête. Il avait réellement l’air d’un gros ours pacifique.
  
  — Bien sûr, mais je vous dit que cette fille-là est assez sensationnelle pour faire perdre la boule à pas mal de types. Elle lui a peut-être dit en passant devant le magasin qu’elle aimerait bien avoir une étole comme ça et il l’a poussée à l’intérieur sans réfléchir. Quand le moment est venu de signer le chèque, il n’a plus osé se dégonfler. Et pour peu qu’elle l’ai entraîné sur le canapé pour le remercier, à peine rentrés chez elle, il a dû s’estimer parfaitement heureux.
  
  Hubert regarda le policier en riant.
  
  — Vous avez l’air d’en pincer drôlement pour elle !
  
  Sharon leva les bras au ciel.
  
  — C’est le genre de filles qui me ferait tourner en bourrique, avoua-t-il.
  
  Enrique Sagarra apparut soudain près d’eux, l’air content de soi.
  
  — Hello !
  
  — Résultats ? questionna Hubert.
  
  — J’ai les empreintes des clés.
  
  — Des deux ?
  
  — Oui. Je l’ai suivie au restaurant et je me suis installé près d’elle. Comme toutes les femmes, elle pose son sac à côté d’elle et plutôt en arrière lorsqu’elle est assise sur une banquette. Un jeu d’enfant ! Elle ne s’est aperçue de rien.
  
  Il joignit les mains et leva les yeux au ciel.
  
  — Si vous saviez, Hube, ce que cette femme est belle ! vous auriez honte de lui chercher des ennuis. Moi, je passerais ma vie à ses genoux si dieu voulait seulement m’y autoriser !
  
  Hubert s’exclama :
  
  — Hé ! là… doucement. Vous allez tous devenir dingues, ma parole.
  
  — Quand vous l’aurez vue, Hube, vous ferez comme tout le monde.
  
  — Un homme prévenu en vaut deux. Sharon, pouvez-vous nous indiquer quelqu’un capable de nous fabriquer des clés tout de suite, d’après des empreintes ?
  
  Sharon fronça ses énormes sourcils.
  
  — Je dois avoir ça dans mes relations, dit-il lentement.
  
  — Bon. Enrique va aller avec vous. Il me fout ces clés ce soir-même.
  
  — Bien.
  
  — Enrique, tâchez de la reprendre à la sortie des bureaux. Si elle rentre directement chez elle, vous me trouverez probablement dans les parages. Sinon, arrangez-vous pour passer un message à l’hôtel.
  
  — Okay.
  
  — Je garde la voiture.
  
  Il les quitta, reprit la « Corvette » où il l’avait laissée et se dirigea vers Russian Hill.
  
  Wade Colin le reçut très aimablement. C’était un petit homme très propre, avec de beaux cheveux blancs bouclés dans le cou et un lacet noir en guise de cravate. Hubert se présenta.
  
  — Harry Barney, marchand de tableaux à New York. J’ai entendu parler de vous.
  
  Le vieil homme se mit à bredouiller d’émotion. D’un rapide coup d’œil sur l’ensemble de l’atelier, Hubert vit que Wade Colin était un peintre de marines.
  
  — Je ne veux pas vous donner d’espoir avant d’avoir vu ce que vous faites, mais nous avons actuellement une forte demande en marines et cela m’intéresserait assez de lancer à New York un peintre inconnu là-bas.
  
  Il se mit à examiner les tableaux en silence. Wade Colin les lui montrait l’un après l’autre, les encadrant pour les mettre en valeur, cherchant la meilleure lumière. Au bout de vingt minutes pendant lesquelles il n’avait pas prononcé dix mots, Hubert trancha ;
  
  — Je vais vous faire une proposition : si vous êtes capable d’emballer trente tableaux, à votre choix, d’ici demain matin, vous partez pour quinze jours à New York, tous frais payés. Une galerie sera mise là-bas à votre disposition. L’argent que je vous avancerai avant le départ est une avance sur commissions. Je vous prendrai vingt pour cent, mais vos tableaux, avec la publicité, se vendront bien plus cher à New York qu’ici. Si vous êtes d’accord, un camion viendra prendre vos toiles demain matin et je vous donnerai votre billet.
  
  Le vieil homme était blanc d’émotion. Hubert pensa que M. Smith arrangerait l’affaire avec une galerie de New York et que ce serait de toute façon une merveilleuse aventure pour Wade Colin.
  
  — Je… Je… Vous ne vous moquez pas de moi ?
  
  — Ai-je l’air de plaisanter ? Je peux vous avancer cinq cents dollars tout de suite si vous le désirez.
  
  Les mains du peintre tremblaient.
  
  — J’accepte avec joie, Monsieur. Jamais je n’aurais osé espérer.
  
  — Alors, c’est chose faite.
  
  Hubert marcha vers la grande verrière qui s’ouvrait sur le port.
  
  — Lorsqu’il fait beau, dit le vieil homme, on voit toute la baie. C’est une vue magnifique !
  
  Hubert se retourna vers lui, souriant :
  
  — Savez-vous ce que vous devriez faire, Monsieur Colin ? Vous devriez me louer votre atelier pendant les quinze jours de votre absence. Je suis obligé de rester à San Francisco pendant ce temps et cela m’arrangerait beaucoup. Je déteste vivre à l’hôtel, voyez-vous.
  
  Wade Colin semblait désemparé.
  
  — Je vous offre cent dollars par semaine, payables d’avance, bien entendu.
  
  Le vieux peintre hésitait.
  
  — Là, c’est un service personnel que vous me rendriez, Monsieur Colin. Cela me ferait réellement plaisir.
  
  — Eh bien, dit le vieil homme, si cela doit vous faire plaisir, j’accepte volontiers.
  
  Hubert resta encore quelques minutes pour régler les derniers détails, remit au peintre deux cents dollars et prit rendez-vous avec lui pour le lendemain matin à huit heures trente.
  
  Après quoi, il s’en alla, très content de lui.
  
  
  -:-
  
  Quatre heures après-midi. Dans la cuisine, Lo et Tsing jouaient aux échecs. Wong lisait un journal en langue chinoise édité à San Francisco. Gorgerette était triste. Son joli visage lunaire avait une expression pensive qui se retrouvait dans le regard de ses grands yeux sombres.
  
  Elle toucha soudain le bras de Wong et demanda de sa voix douce et zézayante :
  
  — Tu savais, toi, que Louis devait partir en voyage ?
  
  Wong, qui avait reçu des ordres, répondit sans la regarder.
  
  — Ça s’est décidé subitement.
  
  Elle hésita. L’attitude du cuisinier ne l’encourageait pas à continuer. Puis elle se plaignit :
  
  — Pourquoi ne m’a-t-il pas prévenue ?
  
  Cette fois, Wong la regarda.
  
  — Et pourquoi aurait-il dû te prévenir ? questionna-t-il avec ironie.
  
  Elle devint cramoisie et se leva brusquement, vexée. Wong se replongea dans la lecture de son journal. Gorgerette passa dans l’office et considéra la porte de l’escalier qui menait à l’appartement. George et Félice étaient sortis, avec la voiture. Félice avait fait une drôle de tête ce matin, n’adressant la parole à personne. Elle s’était d’ailleurs levée très tard, vers onze heures, donnant, l’impression qu’elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit.
  
  Comme attirée par un aimant, Gorgerette marcha vers la porte et l’ouvrit. Elle était montée deux ou trois fois à l’étage, avec Félice, depuis qu’elle travaillait là, mais n’était jamais entrée dans la chambre de Woi Tcheng-toung, que tout le monde dans la maison avait pris l’habitude d’appeler Louis.
  
  Elle monta doucement l’escalier, prenant garde à ne pas faire craquer les marches. Son cœur battait très fort dans sa poitrine mince aux petits seins pointus qui repoussaient son corsage de rayonne comme deux doigts tendus. Elle se dit pour se rassurer que les trois hommes, en bas, étaient trop occupés pour se demander où elle était allée, que de toute façon cela ne les regardait pas ; et aussi qu’elle entendrait la voiture si ses patrons rentraient.
  
  Elle s’arrêta sur le palier, prêta l’oreille. Tout était tranquille. Quelqu’un toussa en dessous. Wong, sans doute. Elle se dirigea doucement vers la chambre de Louis, ouvrit la porte…
  
  Une forte odeur d’eau de javel lui coupa le souffle. Le parquet avait été lavé et restait humide. Le lit était à moitié fait, c’est-à-dire que le drap du dessus et la couverture avaient disparu.
  
  Georgerette, saisie d’une angoisse inexplicable, fit quelques pas à l’intérieur de la chambre. Ce fut alors qu’elle remarqua les taches brunes sur le parquet. On avait beaucoup frotté à cet endroit, et même gratté, mais les taches avaient résisté.
  
  La jeune fille regarda de nouveau le lit et son attention fut attirée par quelques petites éclaboussures sur le papier décoloré qui couvrait le mur. Elle approcha. Cela ressemblait à des gouttes de sang qui auraient été projetées.
  
  Elle tourna les talons, sans marquer le moindre intérêt aux photos de femmes dévêtues qui ornaient les murs, et tira le rideau de la penderie.
  
  Deux vestons s’y trouvaient accrochés. Gorgerette savait, comme tout le monde dans la maison, que Louis ne possédait que deux complets ; un pour la semaine, l’autre pour le dimanche. Ce n’était pas possible qu’il fût parti en voyage pour aussi longtemps sans emporter ses vêtements, ni son imperméable qui se trouvait là aussi, ni ses chaussures, ni sa valise…
  
  Le cœur de Gorgerette se mit à battre follement et une sueur glacée couvrit tout son corps. Elle eut envie de crier et porta une main à sa gorge. Une voix qu’elle connaissait bien demanda soudain derrière elle, très doucement :
  
  — Qu’est-ce que tu fais ici ?
  
  Elle sursauta, aspira bruyamment de l’air et se retourna vers Wong qui se tenait sur le seuil avec un mauvais sourire.
  
  — Qu’est-ce que tu cherches ?
  
  Elle était bien incapable de répondre. Wong entra sans se presser, referma la porte et poussa le verrou. Il était gras et bedonnant, avec une grosse tête chauve qui lui donnait l’air d’un bonze.
  
  — J’ai l’impression que tu vas avoir des ennuis, dit-il. De graves ennuis. Le patron n’aime pas les filles curieuses.
  
  Elle se mit soudain à parler, très vite.
  
  — Où est Louis ? Il n’est pas parti en voyage, ce n’est pas vrai. Tous ses vêtements sont restés ici.
  
  Wong regarda la penderie et pensa que le patron était quelquefois bien négligent. Il ne pouvait évidemment prévoir que Gorgerette prendrait une telle initiative. De toute façon, elle avait deviné, maintenant. C’était trop tard.
  
  — Louis est bien parti en voyage, répliqua-t-il avec un sourire cruel. Son dernier voyage.
  
  Elle poussa un faible cri et sentit ses jambes mollir sous elle.
  
  — Ne te fais pas trop de mauvais sang, continua impitoyablement le cuisinier, le patron va certainement t’envoyer le rejoindre.
  
  Gorgerette s’écroula, évanouie. Il approcha, la souleva et la porta sur le lit. Elle était vraiment très jolie, sa jupe s’était retroussée sur ses cuisses fuselées. Wong sentit le sang lui monter au visage. Depuis longtemps il avait envie d’elle mais n’avait jamais essayé, à cause de Li Tsi Tang qui n’aimait pas les histoires de ce genre parmi son personnel.
  
  Elle était sans connaissance, à sa merci… Personne n’en saurait rien…
  
  Lorsque Gorgerette reprit conscience, il était sur elle. Elle voulut crier, mais il lui ferma la bouche avec sa main gauche restée libre.
  
  — Tiens-toi tranquille, gronda-t-il, ou je t’étrangle.
  
  Épouvantée, elle ferma les yeux et ne bougea, plus. Quand ce fut fini, il resta un moment immobile, essoufflé, puis se releva lentement, remit de l’ordre dans sa toilette en regardant la jeune fille, aussi pâle qu’une morte et qui tenait toujours ses paupières fermées.
  
  — Allez ! fit-il d’une voix mal assurée, avoue que c’était pas si désagréable que ça.
  
  Elle ne répondit pas, la bouche serrée, les narines pincées, respirant avec difficulté. De grosses larmes perlèrent au coin de ses paupières bridées. Elle n’essayait même pas de rabattre sa jupe sur son ventre nu.
  
  Il pensa qu’il aurait de nouveau envie d’elle et que ce serait bien commode. Sans réfléchir davantage, il proposa ;
  
  — Si je dis au patron que t’es venue fouiner ici, il te tuera. C’est sûr. Maintenant, si tu veux, on peut s’arranger… Je pourrai rien dire si tu continues à être gentille avec moi, chaque fois que je voudrai… De toute façon, tu n’as pas le choix. Et si tu parles de ça à quelqu’un, c’est moi qui te couperai le cou. Compris ?
  
  Elle n’eut aucune réaction, mais il ne doutait pas qu’elle acceptât.
  
  — Allez, on marche comme ça, hein ? Rhabille toi, va te passer un peu d’eau sur la figure et viens nous rejoindre en bas. Et souviens-toi ; si tu parles, couic !
  
  Il fit un geste éloquent de la main en travers de son cou. Elle ne bougeait toujours pas. Il s’énerva.
  
  — Allez, debout ! Si le patron rentre, tout est fichu.
  
  Il la revêtit lui-même, avec des gestes maladroits, la souleva du lit et la mit debout. Elle resta plantée, comme un automate. Il ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dans le couloir… Lo et Tsing devaient toujours être absorbés par leur partie d’échecs. Quand ils jouaient, la maison aurait pût s’écrouler, ils ne s’en seraient pas aperçus.
  
  Il revint chercher Gorgerette et la poussa jusqu’à la salle de bains, devant le lavabo. Le regard vide, elle fut encore de longues secondes inerte, puis sa main se tendit d’un geste machinal vers le robinet. L’eau coula.
  
  Rassuré, Wong referma doucement la porte et marcha vers l’escalier. Il avait les jambes molles.
  
  « Le patron a tout de même bien fait de liquider Louis », pensa-t-il. Et il se mit à rire.
  
  Il riait encore quand il regagna la cuisine. Les deux autres n’avaient pas bougé. Accoudés sur la table, de part et d’autre de l’échiquier, ils étaient comme des statues.
  
  
  -:-
  
  Lorsque Li Tsi Tang avait besoin de voir Monsieur « Ki Tu Se », le grand chef de la « Yangko », il procédait toujours de la même façon, fixée une fois pour toutes. Il prenait avec sa voiture la route du sud, en direction de Santa Cruz, et s’arrêtait à une trentaine de milles de San Francisco, à un endroit bien déterminé, sur une portion de route bien dégagée, au bord de l’océan, dominée à l’est par des collines boisées où se trouvaient bâties de nombreuses villas.
  
  Après une attente qui pouvait varier entre quinze et quarante-cinq minutes. Une Chevrolet de modèle courant, de couleur noire, venait s’arrêter derrière la voiture de George. S’effectuait alors un échange de conducteurs. George prenait le volant de la Chevrolet alors que le chauffeur de celle-ci le remplaçait dans sa propre voiture. Les deux véhicules démarraient et George pouvait alors causer avec Monsieur « Ki Tu Se », qui occupait la banquette arrière de la Chevrolet. Lorsque l’entretien était terminé George accélérait pour rattraper sa voiture et chacun reprenait alors sa place. George n’avait plus qu’à regagner San Francisco.
  
  Cet après-midi-là, Li Tsi Tang s’arrêta à l’endroit habituel et mit la radio en route pour meubler l’attente. Il supposait que Monsieur « Ki Tu Se » habitait une des villas sur la colline et qu’un guetteur à sa solde surveillait la route en permanence avec une longue-vue.
  
  George était déjà venu la veille pour apporter les plans à son chef et tenter de le convaincre que la mort de Lobell devait être imputée à quelque rôdeur. Monsieur « Ki Tu Se », ayant pris les plans, n’avait rien répondu aux explications de son subordonné.
  
  Aujourd’hui, George devait lui annoncer que Woi Tcheng-toung avait tué Lobell pour le voler et que lui-même avait dû supprimer Woi Tcheng-toung. Ce n’était pas une tâche agréable et il ne se sentait pas très à son aise.
  
  Félice avait quitté le restaurant avec lui et il l’avait déposée en ville où elle devait acheter du lino pour recouvrir le parquet de la chambre de Louis, car elle n’avait pu faire disparaître complètement les taches de sang. Ce soir, il faudrait faire un paquet des affaires restées dans la chambre et s’en débarrasser. Louis n’avait aucune attache de famille et sa disparition n’inquiéterait donc personne. À part cette petite sotte de Gorgerette, bien sûr, à qui il avait raconté que l’objet de sa flamme était parti en voyage pour un mois. Dans quinze jours, sous un prétexte qui serait facile à trouver, il mettrait Gorgerette à la porte et elle n’aurait plus guère alors le moyen de vérifier si Louis était ou non rentré.
  
  La Chevrolet arriva an bout de vingt minutes. Li Tsi Tang eut un mouvement d’humeur parce qu’une de ses émissions préférées venait d’accaparer son attention. Il ferma le poste et descendit à la rencontre du chauffeur du patron, également un Chinois, dont il n’avait jamais su le nom.
  
  Ils parlèrent un moment au bord de la route, pour laisser passer un certain nombre de voitures, afin que personne ne pût s’apercevoir de l’échange de conducteurs. Puis, George alla prendre le volant de la Chevrolet.
  
  Il attendit que sa voiture fût partie pour démarrer à son tour. Dans le fond, le chef fumait un cigare odorant. Lorsqu’il eut atteint la vitesse de croisière imposée ; soixante milles, George demanda ;
  
  — Puis-je parler ?
  
  — Je vous écoute.
  
  Il raconta l’histoire de Woi Tcheng-toung avec quelques modifications pour éviter de trop s’étendre sur les détails. Quand il eut fini, Monsieur « Ki Tu Se » répliqua de sa voix pointue ;
  
  — Tout cela est très regrettable, mon Honorable ami, d’autant plus regrettable que les plans que vous m’avez remis ne sont pas authentiques. Vous vous êtes fait rouler, si vous me permettez l’expression.
  
  La voiture eut un sursaut, écho de celui qui avait agité Li Tsi Tang.
  
  — Faux ? Ce n’est pas possible. Comment vous en êtes-vous aperçu ?
  
  George était abasourdi. Monsieur « Ki Tu Se » marqua un léger temps avant de répondre :
  
  — J’avais déjà obtenu par un autre de mes agents, des détails sur la situation d’une installation radar toute récente, au sud de Santa Cruz. Information vérifiée. Sur les plans que vous m’avez fournis, cette même installation est située au nord de la ville, pas très loin de l’endroit où nous sommes actuellement. Ce Lobell vous a remis des plans truqués qu’il a probablement fabriqués lui-même.
  
  George resta sans voix. Ce dernier coup du sort était vraiment trop fort. Il avait perdu la face.
  
  — Je suis un misérable imbécile, dit-il.
  
  Monsieur « Ki Tu Se » évita de donner son opinion sur le sujet.
  
  — Les journaux n’ont pas parlé des plans, mais cela ne prouve rien. Vous me dites que Woi Tcheng-toung a dû les laisser dans la serviette. C’est vraisemblable, mais nous ne pouvons pas en être certains. De toute façon, la police est sur les dents et vous avez intérêt à ne pas bouger. Pendant un certain temps. Vous m’avez compris ?
  
  — Je suis à vos ordres.
  
  — Je crois que nous en avons terminé. En ce qui concerne les cinq mille dollars, conservez-les en prévision d’une autre opération. Mais, n’y touchez pas pour vos besoins personnels. C’est un compte différent.
  
  George appuya sur l’accélérateur pour rattraper sa voiture qui filait à un demi mille en avant. Une fureur sourde montait lentement en lui. Il s’était fait rouler. Eh bien, cela n’allait pas se passer comme ça. Monsieur « Ki Tu Se » pouvait toujours parler, ce n’était pas lui qui avait perdu la face dans cette affaire…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  Dix heure mercredi matin. Enrique et Hubert se trouvaient dans l’atelier de Wade Colin, qui roulait déjà avec ses toiles en direction de New York.
  
  — Hube, vous êtes un champion d’avoir dégoter ça ! apprécia Enrique. C’est formidable.
  
  Il cessa de regarder le brouillard épais qui pesait sur le port et marcha vers le mur qui les séparait du studio de Mabel Grove.
  
  — On pourrait peut-être percer un ou deux petits trous pour voir ce qu’elle fabrique, proposa-t-il.
  
  Hubert secoua négativement la tête. Il était en train d’ouvrir une lourde valise qu’il avait apportée.
  
  — Pas question de faire le voyeur… Et tâchez de garder la tête froide.
  
  Il souleva le couvercle de la valise qui contenait tout un assortiment de matériel électrique.
  
  — Voilà le programme, annonça-t-il à Enrique qui s’était approché. Nous savons que la femme de ménage ne vient que l’après-midi, entre deux et quatre. Nous avons donc le temps de travailler d’ici là. Vous allez installer les micros et je vais me charger du téléphone.
  
  Enrique eut un large sourire.
  
  — Je suis champion pour installer les micros, vous savez ?
  
  — Je sais, c’est pour ça que je vous demande de le faire.
  
  — Je vais en coller partout et elle n’y verra que du feu.
  
  Hubert le regarda.
  
  — N’en mettez pas trop, juste le nécessaire.
  
  — Faites-moi confiance.
  
  Hubert consulta sa montre.
  
  — Nous allons y faire un tour maintenant. C’est encore une veine qu’il n’y ait pas de concierge. Vous avez la clé ?
  
  — Oui.
  
  — Alors, allons-y.
  
  Ils sortirent sur le palier après s’être assurés que la voie était libre. Harry Harrisson, le trompettiste, qui habitait de l’autre côté, devait encore dormir. Il rentrait rarement avant trois heures du matin et quand cela lui arrivait il en profitait pour recevoir des amis.
  
  Enrique ouvrit la porte du studio. Ils entrèrent rapidement, refermant la porte, et commencèrent la visite des lieux. La penderie, la cuisine, le living-room… Enrique se trouva face à face avec le chat birman qui le fixait de son regard hostile et phosphorescent.
  
  — Bon Dieu ! Regardez ce chat, Hube, quelle sale gueule il a !
  
  — Taisez-vous, répliqua Hubert, ce n’est pas la peine de le vexer.
  
  — S’il me saute dessus, je crie.
  
  — Foutez-lui la paix, il ne vous attaquera pas. Ce n’est pas un chien de garde.
  
  L’animal se mit alors à miauler, de la façon déchirante qu’il réservait pour exprimer sa colère. Enrique frissonna.
  
  — Il me donne la chair de poule.
  
  Hubert se dirigea vers l’escalier, Enrique sur ses talons. Ils montèrent sur la loggia, suivis par le chat. Arrivé en haut, Hubert se retourna et regarda la bête.
  
  — Je vous concède qu’il a un air sinistre, dit-il, et j’aimerais mieux qu’il n’essaie pas de nous sauter dessus. Vous avez vu ses yeux ? Ils sont assez impressionnants.
  
  — Moi, je les trouve terrifiants.
  
  — Vous exagérez ! répliqua Hubert en ouvrant la porte de la chambre.
  
  Enrique entra derrière lui et poussa vivement le battant pour couper le chemin au chat.
  
  — Ouf ! Je l’ai coincé.
  
  Hubert avait allumé, la chambre n’ayant pas de fenêtre.
  
  — La fille a du goût pour se meubler, apprécia-t-il.
  
  Enrique passa dans la salle de bains.
  
  — Bon sang, j’ai jamais vu autant de produits de beauté chez une seule femme !
  
  Hubert regarda derrière les tableaux et découvrit le coffre. Si Mabel Grove avait en sa possession les originaux des plans ayant appartenu à Lobell, il était peu probable qu’elle les eût conservés chez elle. Tout de même, il faudrait effectuer une perquisition discrète. Hubert appela Enrique.
  
  — Regardez ça. Est-ce que vous pourriez en venir à bout ?
  
  L’Espagnol examina le coffre un court instant.
  
  — Sûr ! répliqua-t-il. Je connais cet engin, c’est de la gnognotte. Si vous avez quelque chose à mettre à l’abri, n’achetez jamais ça. C’est du coffre de Prisunic. Je l’ouvre maintenant ?
  
  — Non. On verra ça plus tard, à moins que vous ne puissiez le faire en cinq minutes.
  
  — N’exagérons rien. Il faut prévoir au moins trois quarts d’heure.
  
  — Alors non. Trop peu de chances d’y faire une découverte maintenant. Si elle avait quelque chose à cacher, elle l’aura fait avant d’aller trouver les flics. Pouvez être tranquille.
  
  Il remit le tableau en place.
  
  — Voyez un peu votre business, Enrique. Je vais m’occuper du mien.
  
  — Si vous pouviez installer une bobine d’induction, ce serait au poil !
  
  — Je vais voir ça.
  
  Hubert partit de l’appareil téléphonique posé sur la table de chevet et se mit à suivre les fils. L’emploi de la bobine d’induction, quand elle est possible, est évidemment ce qu’il y a de plus simple en fait d’installation de table d’écoute. Chacun sait que des impulsions électriques passent dans les fils téléphoniques lorsque le circuit en est fermé pendant une communication. Ces impulsions créent un champ de radiations qui déborde largement autour des fils. La bobine d’induction capte ces radiations et il suffit de relier la bobine à une table d’écoute normale pour entendre la conversation. Avec ce système, il n’y a plus besoin d’établir un contact direct avec les fils et il est possible de capter les entretiens téléphoniques même à travers un mur, à condition de disposer d’un matériel de bonne qualité.
  
  Mais une autre condition sine qua non est qu’aucun fil électrique transportant du courant alternatif ne passe à proximité du « couple » (c’est ainsi que l’on appelle le fil d’arrivée et le fil de sortie réunis sous une même gaine et reliant le poste au central), sinon les radiations émises par le fil électrique effacent complètement celles du téléphone.
  
  Il sortit de la chambre, suivit la ligne sur la loggia, sans se préoccuper du chat qui grondait près de lui, trouva l’emplacement de la descente et s’aperçut, sans grande déception, que la conduite électrique employait le même chemin.
  
  Il allait donc être obligé de déployer le grand jeu. Il regagna la chambre, ouvrit son carnet à la page où se trouvaient notés tous les renseignements dont il allait avoir besoin et appela le Central, ajoutant à l’indicatif les chiffres qui devaient le mettre en communication avec le bureau des dépannages.
  
  — Allô, bureau de dépannages écoute.
  
  — Ici, Barney, annonça Hubert (le nom avait peu d’importance, l’employé du bureau ne pouvant connaître personnellement tous les dépanneurs de San Francisco). Je suis au 5.6295, qui se plaint d’entendre les conversations de son voisin, le 1.1203, veux-tu me donner les numéros des couples et celui du câble…
  
  — Un instant, mon vieux, répondit l’autre sans méfiance.
  
  Hubert conserva l’écouteur à l’oreille et regarda Enrique qui se promenait à quatre pattes dans la chambre à la recherche d’un endroit idéal pour placer un micro. Immobile sur le seuil de la pièce, le chat considérait les fesses de l’Espagnol avec un air des plus inquiétants.
  
  L’employé revint au bout du fil.
  
  — Tu notes ?
  
  Hubert était prêt.
  
  — Vas-y, Toto.
  
  — Numéro des couples : R 24.53.87 pour le 5.62.95 et R 24.53.88 pour le 1.1203.
  
  — R 24.53.87…, répéta Hubert en écrivant.
  
  — Numéro du câble : R 90.61.
  
  — R 90.61… Merci, mon vieux.
  
  — Salut.
  
  Hubert raccrocha. Cela n’avait pas été difficile. Il annonça ;
  
  — Je descends au sous-sol.
  
  Enrique se releva vivement.
  
  — Vous me laissez seul avec ce fauve ?
  
  Hubert regarda l’animal.
  
  — C’est une expérience intéressante à faire. Je suis curieux de savoir lequel de vous aura bouffé l’autre quand je remonterai.
  
  — C’est moi qui serait bouffé. Ce chat-là me flanque les jetons. Vous avez vu ses yeux ? Des yeux de tueur !
  
  — Bonne chance, mon vieux ! répliqua Hubert en se dirigeant vers la porte.
  
  Le chat arrondit le dos, se mit à cracher et à fouetter l’air avec sa curieuse queue plate, sans manifester la moindre intention de laisser le passage.
  
  — Attention ! dit Enrique. Il va vous sauter dessus !
  
  Hubert continua de marcher, fixant l’animal droit dans les yeux.
  
  — On ferait mieux de le tuer tout de suite, gémit Enrique en essuyant la sueur qui coulait de son front.
  
  — Je vous défends bien d’y toucher. Sa patronne saurait que quelqu’un est entré ici. Pas de blagues.
  
  — De toute façon, il va le lui dire. Je suis sûr qu’il sait parler.
  
  Hubert arriva sur le chat dont tous les poils se hérissaient.
  
  — Ôte-toi de là. Le chat bougea, se présenta de flanc, essaya de griffer la chaussure de Hubert. Rapide comme l’éclair, celui-ci glissa son pied sous le ventre de la bête, sans frapper, et le projeta vivement en l’air.
  
  Avec un miaulement effrayant, l’animal vola par-dessus le garde-fou de la loggia et tomba dans le living-room au terme d’un magnifique vol plané.
  
  — Bravo, Hube !
  
  Enrique rejoignit Hubert sur la loggia. Le chat était tombé sur ses pattes, mais le choc avait tout de même été rude et il restait sur place, l’air abruti.
  
  — Je crois qu’il va nous foutre la paix, maintenant, dit Hubert.
  
  Il descendit tranquillement l’escalier. Dès qu’il l’aperçut, le chat fila se cacher sons un divan. On n’entendit plus que le battement de sa queue sur le parquet.
  
  — Il a compris ! jubila Enrique.
  
  — Je n’ai plus besoin de revenir ici, dit Hubert. Je frapperai sur le mur pour l’essai. Grouillez-vous, le temps passe.
  
  Il quitta l’appartement, rejoignit celui du peintre et prit dans la valise tout ce qui lui était nécessaire : une paire de pinces, un tournevis, du fil de cuivre, un condensateur et une résistance. Il fourra le tout dans ses poches et prit l’ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée.
  
  Personne dans le hall, il trouva la porte du sous-sol derrière l’escalier, manœuvra l’interrupteur pour éclairer et descendit sans se presser.
  
  Il découvrit facilement la boite terminale où aboutissaient tous les couples de l’immeuble. La boîte était placée assez haut et il ne trouva rien dans le dédale des couloirs desservant les caves sur quoi il aurait pu monter.
  
  Il fut obligé de regrimper jusqu’à l’atelier de Colin pour chercher une chaise. Le peintre possédait bien un escabeau, mais d’un modèle peu maniable.
  
  Une femme entre deux âges attendait l’ascenseur en bas lorsque Hubert en sortit, elle le regarda avec curiosité. Il la salua en souriant, posa la chaise contre un mur et marcha vers la porte restée ouverte. L’ascenseur s’éleva. Hubert revint sur ses pas, reprit sa chaise et descendit à la cave.
  
  Il fallait faire vite, afin de limiter les risques d’être surpris par un locataire. Il plaça la chaise sous la boîte, grimpa dessus, et fit sauter le couvercle avec son tournevis.
  
  Il y avait une douzaine de couples, tous numérotés. Hubert trouva sans difficulté ceux qui l’intéressaient. Il fit un branchement sur celui de Mabel Grove, interposa le condensateur et la résistance, et relia le tout au couple de Colin. Dans une installation de table d’écoute un condensateur et une résistance sont nécessaires pour empêcher que le courant passe en trop grande quantité dans la dérivation, ce qui provoquerait un affaiblissement important du volume de la voix et donnerait du même coup l’alerte à l’abonné surveillé.
  
  L’opération n’avait pas demandé plus de quelques minutes. Hubert replaça le couvercle de la boîte et remonta, la chaise à la main.
  
  Dès qu’il fut dans l’atelier, il cogna plusieurs fois du poing contre le mur pour avertir Enrique qu’il pouvait procéder à l’essai. Puis décrocha l’appareil téléphonique de Wade Colin…
  
  Il entendit Enrique former un numéro, puis répondre un préposé aux renseignements d’une Compagnie ferroviaire. Enrique demanda les heures de train pour Los Angeles, aller et retour, prolongeant autant que possible la conversation.
  
  Le volume des voix n’était pas très élevé, mais l’audition était tout de même assez bonne pour qu’il ne fût pas nécessaire d’installer un amplificateur. Hubert reposa l’écouteur sur son berceau.
  
  Quelques instants plus tard, il entendit du bruit du côté de la cuisine et alla voir. C’était Enrique qui venait de percer un trou dans le mur avec une vrille en partant de la penderie de l’appartement voisin. Il devait déjà avoir mis ses micros en place. Dans un moment, tous les micros seraient reliés par fils à un écouteur installé dans la cuisine de Wade Colin, et Mabel Grove ne pourrait plus ni téléphoner, ni recevoir quelqu’un sans que Hubert fût informé du moindre mot prononcé.
  
  Maintenant que tout était en place, il allait pouvoir attaquer la jeune femme, et voir enfin si elle était aussi sensationnelle que tout le monde le prétendait.
  
  
  -:-
  
  Li Tsi Tang ouvrit le petit coffret qui contenait son oreille coupée et passa un long moment à considérer le morceau de cartilage desséché et racorni. Allongée sur le lit, Félice l’observait avec appréhension. George n’éprouvait le besoin de regarder la relique que dans des cas tout à fait exceptionnels.
  
  La pendulette indiquait trois heures trente cinq.
  
  — Viens donc faire la sieste, suggéra Félice. Tu as besoin de te reposer.
  
  Il eut un sursaut à peine perceptible, referma le coffret qu’il replaça dans le tiroir de la commode chinoise, ôta ses chaussures, puis sa veste, et rejoignit sa compagne sur le lit.
  
  La veille, il avait mis Félice au courant du mauvais tour que lui avait joué Lobell en lui remettant des plans truqués, mais s’était bien gardé de répéter les consignes de prudence que lui avait donné Monsieur « Ki Tu Se ». Sa décision était prise : ayant perdu la face, il devait la retrouver. Et il ne pouvait la retrouver qu’en apportant à Monsieur « Ki Tu Se » les plans véritables.
  
  — J’ai réfléchi, dit-il doucement de sa voix zézayante en fixant le plafond, la femme a dû l’aider à refaire les plans. C’est une bonne dessinatrice. En tout cas, elle était là pendant qu’il exécutait le travail.
  
  — Comment le sais-tu ? questionna Félice qui ne le voyait pas sans inquiétude se relancer sur cette piste.
  
  — J’ai proposé le marché samedi soir à Lobell. Il ne pouvait pas savoir, avant, que je lui demanderais ça et il n’avait que vingt-quatre heures, même pas, devant lui. Tu penses bien que je l’ai fait surveiller pendant ces vingt-quatre heures. Ils ne sont pas sortis, sauf la femme le dimanche matin pour acheter des provisions, et ils n’ont reçu aucune visite. Lobell n’a pu refaire des plans que chez elle et en sa présence. Et pour faire ça, il devait avoir les originaux sous la main.
  
  — Ce n’est pas sûr. Il a pu faire ça comme ça, de chic.
  
  — Ce n’est pas si facile que tu crois…
  
  Il passa une main sur son visage fatigué.
  
  — Si elle l’a aidé, ce que je pense, elle connaît les plans originaux. Peut-être même les a-t-elle encore chez elle.
  
  Félice haussa les épaules.
  
  — Tu parles ! Si elle les avait, elle a dû se dépêcher de s’en débarrasser quand elle a su que son type s’était fait descendre. Elle a dû les porter aux flics. C’est ce que j’aurais fait à sa place, en tout cas.
  
  George souffla bruyamment pour exprimer son désaccord.
  
  — Je sais mieux que toi ce qu’elle est capable de faire. J’ai assez de renseignements sur elle. C’est une femme qui a le goût du luxe et de gros besoins d’argent, et avec ça complètement amorale. Elle se fiche pas mal des questions politiques. Tout ce qui l’intéresse, c’est d’être belle et bien habillée. Rien de plus.
  
  — Et alors ? qu’est-ce que tu comptes faire ?
  
  — Prendre contact avec elle.
  
  Elle eut un sursaut.
  
  — Tu es complètement fou ! Les flics doivent la surveiller.
  
  — Un contact n’engage à rien. Je vais lui téléphoner d’une cabine à l’extérieur. Je lui fixerai un rendez-vous dans un endroit où personne ne pourra la suivre sans que je m’en aperçoive. Si elle est filée, je laisse tomber. C’est simple.
  
  Félice n’était pas convaincue.
  
  — Toi, dit-elle, tu cours après les emmerdements. Il ne répondit pas. Félice pensa à lui parler de Gorgerette, dont l’attitude l’inquiétait, puis décida d’attendre le soir. Il était trop occupé pour l’instant avec son histoire.
  
  
  -:-
  
  Mabel Grove était dans son bureau, en train d’éplucher soigneusement un contrat de publicité que lui proposait une grande firme industrielle de Berkeley. Il était un peu plus de quatre heures, mais les lampes étaient déjà allumées. Le brouillard était si épais que, par la fenêtre, on n’apercevait même pas l’autre côté de Market Street.
  
  Le téléphone sonna. Mabel Grove décrocha. La secrétaire annonça :
  
  — Un homme qui vous demande et qui ne veut pas dire son nom. Il a une drôle de voix, je crois que c’est un Chinois. Qu’est-ce que j’en fais ?
  
  — Passez-le-moi.
  
  Un déclic. La jeune femme dit :
  
  — Allô ! Ici Mabel Grove, de la « Grove Advertising Agency ». Je vous écoute.
  
  Une voix douce, zézayante, répondit ;
  
  — Mon nom ne vous dirait rien. Willy me connaissait. Il est venu me voir dimanche soir…
  
  Le cœur de Mabel eut un raté, puis se mit à battre follement. Elle avala péniblement sa salive et murmura :
  
  — Oui ?
  
  — Je ne suis pas content du tout de ce qu’il m’a apporté. Pas content du tout… Je suis certain que vous avez mieux en votre possession… Nous DEVONS pouvoir nous entendre.
  
  Mabel fit un rude effort pour répliquer :
  
  — Je le crois aussi. Votre appel n’est pas une surprise. Je n’étais pas d’accord avec Willy… Faites-moi connaître vos propositions.
  
  — Il faut que nous ayons une entrevue préalable. Nous ne pouvons pas discuter de cela au téléphone.
  
  — Je… Je veux bien, mais…
  
  — L’accident qui est arrivé n’est pas de notre fait. Le coupable a déjà été puni. Vous ne risquez rien si vous êtes loyale.
  
  — Ce soir, à minuit, prenez votre voiture et roulez jusqu’à Monterey. Revenez ensuite vers Santa Cruz en roulant doucement et arrêtez-vous au sixième mille.
  
  — À compter de Monterey ?
  
  — Évidemment. Vous viendrez ?
  
  — Oui, je viendrai.
  
  — Et pas de suiveur, hein. Personne avec vous. À ce soir.
  
  Mabel Grove raccrocha, puis regarda sa main qui tremblait.
  
  — Ma fille, prononça-t-elle à haute voix, tu es complètement folle. D’ici qu’on retrouve ton cadavre entre Monterey et Santa Cruz, il n’y a pas loin… Je ne risquerai rien tant qu’ils espéreraient obtenir les plans. Ils n’avaient fait aucun mal à Willy lors de la première entrevue, sauf bien sûr qu’ils l’avaient assommé, mais c’était uniquement pour l’empêcher de voir où ils l’emmenaient. Elle ne risquait donc pas grand-chose en acceptant ce premier rendez-vous. C’est après qu’il faudrait jouer serré.
  
  Très serré.
  
  Puis elle se demanda comment ils avaient pu découvrir que les plans n’étaient pas authentiques… Et pourquoi lui avoir dit qu’ils n’étaient pour rien dans la mort de Willy et que le coupable avait été châtié ?
  
  Pour la rassurer, sans doute.
  
  Elle essaya de se remettre à l’étude du contrat, mais le cœur n’y était plus, Après quelques minutes d’essais infructueux, elle décida de rentrer chez elle. Elle avait besoin de se calmer les nerfs et de réfléchir. Il fallait qu’avant de partir elle eût un plan tout prêt à imposer aux autres pour l’échange argent-documents.
  
  La moindre erreur pouvait coûter trop cher, la moindre négligence aussi.
  
  Elle se leva, prévint la secrétaire qu’elle s’en allait, s’habilla pour sortir et quitta l’agence.
  
  Il était quatre heures un quart.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Ils étaient de nouveau dans le studio de Mabel Grove. La femme de ménage était venue et, grâce aux micros installés par Enrique, ils avaient pu suivre ses travaux par le son. Elle était partie quelques minutes avant quatre heures.
  
  Enrique était dans la chambre, en train de se mesurer avec le coffre. Par un coup de chance, ils avaient pu, en entrant, enfermer le chat dans la cuisine. Hubert était plus tranquille pour passer au crible le living-room. Il n’avait pas peur de l’animal, mais devait reconnaître que sa présence le mettait mal à l’aise.
  
  La table à dessin l’intéressait beaucoup. C’était probablement dessus que Lobell et sa maîtresse avaient refait les plans. Hubert chercha les réserves de papier à dessin et les trouva dans un bahut de bois clair à portes coulissantes en matière plastique de couleurs vives, monté sur piétement de fer. Il y en avait plusieurs sortes, mais il ne lui fallut pas longtemps pour en découvrir un exactement semblable à celui des plans qu’il avait dans sa poche. Il fit la comparaison en transparence ; le filigrane était le même.
  
  Il remit tout en place et continua de fouiller. Partout se trouvaient des traces de Lobell ; des vêtements dans la penderie, une pipe restée dans un cendrier, quelques revues scientifiques qu’il n’avait pas dû beaucoup feuilleter…
  
  La voix d’Enrique le surprit ;
  
  — Si vous voulez monter, Hube, le coffre est ouvert.
  
  Il annonçait cela comme il aurait dit que le whisky était servi, aussi simplement. Hubert monta.
  
  — Quelque chose d’intéressant ?
  
  — Un peu de fric et des paperasses auxquelles je n’ai pas touché.
  
  Hubert entra dans la chambre, marcha vers le coffre ouvert et regarda. À peu près cinq cents dollars en coupures de dix et vingt, les contrats et divers papiers concernant la « Grove Advertising Agency », des documents privés sans aucun intérêt…
  
  Hubert secoua la tête.
  
  — Vous vous êtes donné beaucoup de mal pour rien, Enrique.
  
  L’Espagnol eut un large sourire.
  
  — J’adore ça, affirma-t-il. Quand on me mettra à la retraite, je deviendrai certainement un grand cambrioleur. Certainement.
  
  Hubert le regarda refermer le coffre.
  
  — Vous feriez bien de retourner à côté, dit-il. On ne sait jamais, quelqu’un pourrait venir et ce n’est pas la peine de nous faire surprendre tous les deux.
  
  Enrique approuva. C’était une mesure de précaution tout à fait dans la règle, contre laquelle il n’y avait rien à dire. Il s’en alla. Hubert entreprit de fouiller la chambre, sans grand espoir.
  
  Un quart d’heure plus tard, il était dans la salle de bains, occupé à remonter le panneau qui cachait les dessous de la baignoire encastrée, lorsqu’il entendit la porte claquer en dessous.
  
  Ce ne pouvait pas être Enrique… Enrique avait l’habitude de fermer les portes doucement. Hubert prêta l’oreille. Le chat se mit à miauler. La seconde suivante, une jolie voix féminine s’exclama :
  
  — Mon pauvre Samy ! C’est Laura qui t’a enfermé là ? La vilaine ! Je vais la gronder !
  
  Le chat continua de miauler. Sans doute essayait-il de faire comprendre à sa maîtresse qu’il se passait depuis le matin des choses peu ordinaires dans le studio.
  
  Hubert estima qu’il avait une ou deux minutes devant lui et termina rapidement de visser le panneau. Il dissimula le tournevis dans une poche intérieure de sa veste, se donna un coup de peigne, resserra le nœud de sa cravate, quitta la salle de bains en fermant la lumière, traversa la chambre, gagna la loggia, écouta…
  
  La femme continuait de parler à son chat, vraisemblablement dans la cuisine, il descendit sans bruit, se laissa tomber dans un des fauteuils modernes, en forme de coquille, et se mit à bourrer tranquillement une pipe.
  
  Puisque Mabel Grove était rentrée, eh bien l’explication allait avoir lieu tout de suite. Il en savait assez, maintenant, pour l’attaquer de front.
  
  Quelques minutes s’écoulèrent encore. La jeune femme ne cessant pas d’adresser la parole à son chat, il comprit qu’elle était en train de lui faire chauffer du lait. Un sourire retroussa ses lèvres pleines à l’idée de la tête que devait faire Enrique, à l’écoute dans l’appartement voisin. Il devait attendre l’explosion avec une certaine impatience.
  
  Elle sortit enfin de la cuisine, laissant le chat, et pénétra dans le living-room. Elle était vêtue d’un tailleur bleu clair qui moulait avec audace les formes de son corps splendide. Elle sifflotait et cessa brusquement en apercevant Hubert.
  
  — Oh ! fit-elle en s’immobilisant, les yeux ronds.
  
  Il se leva, ôta sa pipe d’entre ses dents, s’inclina avec le sourire.
  
  — Mes hommages, Madame, on m’avait dit que vous étiez très belle, c’est vrai.
  
  Elle respira profondément. Hubert remarqua qu’elle ne portait pas de corsage sous la veste de son tailleur, puis qu’elle avait des jambes très spirituelles. « Seigneur ! pensa-t-il, est-ce qu’on peut vraiment brutaliser une fille comme ça ? »
  
  — Qui… Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que vous faites ici ?
  
  — Mon nom a peu d’importance, répondit-il, et je ne pourrais que vous en donner un faux. Je vous attendais.
  
  Elle reprenait rapidement son sang-froid et commençait déjà à utiliser ses charmes. Il la vit venir vers lui en roulant légèrement des hanches, passer une main négligente dans son décolleté (quelle poitrine, Seigneur !) et mouiller ses lèvres. (Jamais vu une bouche aussi fascinante !)
  
  — Je pourrais appeler au secours, dit-elle avec une pointe de défi.
  
  Hubert répondit très gentiment :
  
  — Si cela vous amuse…
  
  Ils étaient face à face et s’observaient. Au bout d’un instant, Hubert suggéra :
  
  — Nous pourrions peut-être nous asseoir ?
  
  Elle s’installa dans un fauteuil, les jambes haut croisées. Il reprit la place qu’il avait déjà occupée.
  
  — Comment êtes-vous entré ? questionna-t-elle.
  
  Un des battants de l’immense fenêtre étant ouvert, il le montra du pouce.
  
  — Par ici.
  
  — C’est original, vous n’avez vraiment pas peur de vous rompre les os !
  
  — Non, pas du tout.
  
  — Le toit doit être plutôt glissant, avec toute cette humidité ?
  
  — Plutôt, oui.
  
  Elle essayait de reprendre l’initiative en se moquant de lui, mais il n’était pas décidé à se laisser faire.
  
  — Vous devez savoir pourquoi je suis ici ? reprit-il froidement.
  
  Elle mima un profond étonnement et se pencha en avant tout en glissant de nouveau ses doigts dans son décolleté, à la recherche d’une invisible bretelle.
  
  — Non, vraiment pas. Mais je brûle de le savoir.
  
  — Je suis venu vous parler de William Lobell.
  
  — Oh !
  
  Elle s’était figée, puis se renversa lentement sur le dossier du fauteuil et tira sa jupe sur ses genoux. Elle semblait soudain très triste.
  
  — C’est un grand malheur, murmura-t-elle.
  
  — La Police d’État fait une enquête, mais certains aspects du problème lui échappent…
  
  Elle le coupa.
  
  — Qui êtes-vous ? Vous devez comprendre que je ne puis discuter librement de certaines choses avec vous si je ne sais pas qui vous êtes.
  
  — Je suis venu de Washington, répondit Hubert. Je m’occupe habituellement d’affaires d’espionnage.
  
  Le mot la frappa, puis elle se reprit ;
  
  — Pouvez-vous le prouver ?
  
  — Ce n’est pas dans nos habitudes, toutefois je comprends votre point de vue. Vous connaissez l’inspecteur Sharon ?
  
  — Oui, je l’ai vu à l’occasion de l’enquête.
  
  — L’inspecteur Sharon est en mesure de vous donner la preuve que vous désirez à mon sujet ; vous pouvez lui téléphoner.
  
  Elle appuya ses deux mains sur les bras du fauteuil, comme pour se lever, puis se ravisa et fit à Hubert un sourire étourdissant ;
  
  — Inutile, je vous fais confiance.
  
  Hubert remercia d’un signe de tête et passa aussitôt à l’attaque :
  
  — Vous savez avec qui Lobell avait rendez-vous, dimanche soir ?
  
  Elle secoua négativement sa jolie tête et répondit d’un ton catégorique :
  
  — Non !
  
  Hubert tira quelques bouffées de sa pipe, l’air pensif.
  
  — Ça commence mal, vous feriez mieux de me dire la vérité avant que je ne vous y oblige.
  
  Elle le toisa, ses paupières lourdes à demi fermées sur ses yeux pers.
  
  — Et comment pourriez-vous m’obliger à dire… ce que je ne sais pas ?
  
  — Nous savons que Lobell avait rendez-vous dimanche soir avec un ou plusieurs agents d’un service de renseignements étranger. Ces gens-là possédaient un moyen de chantage sur lui, assez fort pour l’obliger à céder, alors que normalement il aurait dû prévenir les services de sécurité.
  
  Elle l’interrompit.
  
  — De quoi parlez-vous ? Pourquoi des services de renseignements étrangers se seraient-ils intéressés à Willy ? Je ne comprends pas.
  
  Hubert répliqua sèchement :
  
  — Ne faites pas l’imbécile, vous savez parfaitement de quoi je parle.
  
  Elle eut un haut-le-corps et ne trouva rien à répondre.
  
  Il continua sèchement :
  
  — Lobell avait certainement commis des imprudences, mais il était incapable de trahir son pays. Aussi a-t-il trouvé un biais, par lequel il croyait tout arranger… Ou bien est-ce vous qui avez eu cette idée ?
  
  Elle ne bougeait plus, durcie, hostile, préférant maintenant rester sur ses gardes jusqu’à ce qu’il ait abattu ses atouts. Il sortit lentement de sa poche les plans truqués et les déploya. Mabel Grove cessa de respirer pendant quelques secondes.
  
  — Avec votre aide, et sur cette table à dessin (il la montra du doigt), Lobell a fabriqué ceci. Inutile de nier, nos experts ont trouvé facilement que deux personnes, dont Lobell, ont travaillé là-dessus. Et une autre expertise peut facilement prouver que vous êtes l’autre personne. D’ailleurs avant que vous arriviez, je me suis permis de jeter un coup d’œil dans votre appartement. J’ai trouvé dans ce meuble une rame du papier dont vous vous êtes servis.
  
  Elle rougit, mais réussit à sourire.
  
  — Je suis maintenant tout à fait certaine de votre qualité, répliqua-t-elle doucement. Je pensais que les assassins de Willy avaient gardé ces plans et ne voyais pas l’utilité de me créer des ennuis à leur sujet, si personne ne connaissait leur existence.
  
  — C’est un point de vue que je peux comprendre, admit Hubert. Mais maintenant, vous feriez bien de me dire tout ce que vous savez.
  
  Elle soupira, croisa ses jolies mains et dit :
  
  — Je sais très peu de choses… Tout a commencé samedi soir, à huit heures. Le téléphone a sonné. Un homme, probablement un Chinois d’après sa façon de parler, a demandé William Lobell et lui a donné rendez-vous pour neuf heures à Lobos Square. Willy a d’abord refusé, mais l’autre l’a menacé d’appeler madame Lobell à Baltimore pour… pour lui dire certaines choses.
  
  — Pour l’informer que Willy était votre amant ?
  
  Elle le regarda bien en face.
  
  — Il était mon amant, je n’ai pas à m’en cacher. Je suis libre… Et de toute façon, son foyer n’était pas menacé. Nous nous étions plu et nous nous le sommes prouvé, c’est tout. Il n’y avait pas de passion dans notre histoire.
  
  — L’aspect moral de l’affaire ne m’intéresse nullement, rétorqua Hubert. Le fait que Lobell ait été votre amant est important dans la mesure où il a permis à quelqu’un de le faire chanter, ce qui s’est terminé par sa mort brutale. Le reste, c’est de la littérature.
  
  — Vous pensez que Willy est mort par ma faute ?
  
  — Je ne pense rien et n’allez surtout pas vous mettre des idées pareilles dans la tête…
  
  Il s’interrompit et sourit.
  
  — Je suis tranquille, ce n’est pas votre genre.
  
  Elle devint écarlate et protesta :
  
  — Dites-donc !
  
  — Continuez, je vous en prie. Il a été au rendez-vous ?
  
  — Oui. Il est revenu à dix heures et demie, complètement effondré. Il avait vu un Chinois qui lui avait demandé les plans des installations radar dont Willy s’occupait. Le Chinois l’avait menacé, s’il refusait, de tuer sa femme et ses gosses, puis de me torturer en sa présence et de lui crever ensuite les yeux pour que ce soit la dernière image dont il pourrait se souvenir. Willy était décidé à se tuer, certain que c’était la seule façon de nous sauver, sa famille et moi… C’est moi qui ai eu l’idée de fabriquer des plans truqués pour les remettre au Chinois. Je croyais qu’il n’aurait aucun moyen de découvrir qu’ils n’étaient pas authentiques. Nous avons travaillé toute la nuit et toute la journée de dimanche.
  
  — Le Chinois lui avait donné vingt-quatre heures pour livrer les plans ?
  
  — Oui.
  
  — Vous devez me cacher quelque chose, les menaces contre la famille sont classiques. Je ne crois pas que cela ait suffi à faire capituler Lobell. Il aurait dû prévenir les services de sécurité.
  
  Elle hésita ;
  
  — Je crois qu’il ne voulait pas que les autorités soient mises au courant de ses relations avec moi… il était assez timide et plutôt timoré… il avait un sens de l’honneur très… (elle traça une ligne droite dans l’air avec le tranchant de sa main) comme ça !
  
  — À quelle heure était le rendez-vous, dimanche soir ?
  
  — À neuf heures, au même endroit. Il a dû partir vers huit heures et demie. Je dormais à ce moment-là, j’étais épuisée.
  
  Le chat fit son apparition, se léchant les babines. Il se figea en apercevant Hubert, miaula, puis fila se cacher sous le divan. Mabel Grove s’étonna :
  
  — Qu’est-ce que vous lui avez fait ? Il a peur de vous.
  
  — Il ne m’a pas reçu très aimablement et je-lui ai fait comprendre que c’était moi le plus fort, quoi qu’il puisse en penser.
  
  — Vous l’avez frappé ?
  
  — Non. Lobell vous avait certainement donné un signalement du Chinois qu’il avait vu.
  
  Elle pensa an détail de l’oreille coupée, mais décida de n’en pas parler tant qu’il y aurait un espoir de s’entendre avec le Chinois.
  
  — Non, il était de ces gens pour qui tous les Chinois se ressemblent.
  
  — Comment s’est déroulée la première entrevue ? Il s’est rendu à Lobos Square, de quel côté ?
  
  — Je n’en sais rien, il n’a pas précisé.
  
  — Vous n’aviez pas l’écouteur ?
  
  — Non.
  
  — Et après ? Comment ont-ils pris contact avec lui.
  
  — Un Chinois est venu lui demander du feu et l’a invité à le suivre. À un certain moment, il a été poussé dans une voiture et assommé.
  
  — En pleine rue ?
  
  — Oui.
  
  — Et personne n’a rien vu ?
  
  — Je l’ignore. Le brouillard était très épais. Il s’est réveillé dans une pièce meublée à la façon chinoise, en présence d’un Chinois poli qui a commencé par lui offrir le thé. Pour le ramener, ils lui ont couvert la tête d’une cagoule.
  
  — Il n’avait aucune idée de l’endroit où ils l’avaient emmené ?
  
  — Il pensait que c’était dans Chinatown.
  
  Hubert considéra pensivement sa pipe éteinte.
  
  — Je croyais que vous en saviez davantage… Ce n’est pas brillant.
  
  — J’en suis navrée.
  
  — Il ne vous reste plus maintenant qu’à me remettre les plans originaux.
  
  Elle retint son souffle, son cœur se mit à battre la chamade.
  
  — Pardon ? fit-elle.
  
  — Les plans que Lobell vous a laissés, vous ne pouvez pas les garder. Ce sont des documents secrets, très secrets. Vous n’auriez jamais dû en avoir connaissance et je pense qu’on vous demandera de prêter serment à ce sujet.
  
  — Mais, protesta-t-elle d’une voix mal assurée, je ne les ai jamais vus.
  
  — Tiens donc ! lança Hubert d’un ton parfaitement incrédule. Est-ce que vous me prenez pour un idiot ?
  
  Elle réussit à lui sourire et refit le coup du décolleté.
  
  — Certainement pas, répliqua-t-elle. Mais Lobell ne m’a jamais montré les plans, il m’avait expliqué qu’il ne pouvait pas, à cause du secret, justement… Il m’avait tracé une esquisse pour ceux que je l’ai aidé à refaire…
  
  Hubert eut la conviction qu’elle lui mentait. Pourquoi ? Avait-elle partie liée avec l’adversaire ? C’était assez invraisemblable puisqu’elle avait aidé Lobell à fabriquer des plans apocryphes. À moins qu’elle ne se fût prêtée à cette comédie uniquement pour empêcher son amant de faire des bêtises et qu’elle eût elle-même remis les vrais documents à ceux qui avaient abattu l’ingénieur.
  
  Hubert décida de ne pas insister et de lui laisser croire qu’elle pouvait le posséder sans trop de difficultés.
  
  — Je veux bien vous croire, dit-il en regardant ostensiblement ses jambes que la jupe étroite laissait voir très haut. Mais je ne suis pas seul en cause. Les experts pensent que Lobell n’a pu refaire ces plans sans avoir les originaux sous la main.
  
  Elle dit lentement, pesant ses mots :
  
  — Il les avait effectivement ici, mais il ne m’a pas laissée les regarder et je ne sais pas ce qu’il en a fait. Je vous l’ai dit, je dormais quand il est parti. J’étais morte de fatigue. Peut-être les a-t-il emportés quelque part. Il avait une chambre à l’hôtel…
  
  — Je sais, nous l’avons visitée.
  
  Elle regarda autour d’elle, apparemment pleine de bonne volonté.
  
  — Peut-être les a-t-il cachés ici, quelque part ?… Je n’y avais pas pensé, mais ce n’est pas impossible. Voulez-vous que nous cherchions ensemble ?
  
  Hubert secoua négativement la tête.
  
  — J’ai fouillé partout, je n’ai rien trouvé.
  
  Elle demanda ingénument :
  
  — Avez-vous regardé dans le coffre ? Je ne l’ai pas ouvert depuis…
  
  Il mentit, pour ne pas l’inquiéter.
  
  — Non, ce n’était tout de même pas dans mes possibilités.
  
  Elle se leva.
  
  — Allons voir, c’est dans ma chambre.
  
  Elle le précéda dans l’escalier. Elle avait réellement des jambes extraordinaires et une croupe très… intelligente. Ils pénétrèrent dans la chambre. Elle prit une clé dans un vide-poche, ôta le tableau qui cachait le coffre, manœuvra les boutons moletés, enfonça la clé dans le trou de la serrure et tourna. La lourde porte s’ouvrit.
  
  — Regardez, dit-elle en s’écartant à peine.
  
  Il avança, fit semblant d’examiner tous les papiers qui se trouvaient là… Elle se rapprocha légèrement, son sein gauche toucha le bras de Hubert. Elle respirait vite.
  
  — Prenez votre temps, je n’ai aucun secret.
  
  — Ils n’y sont pas.
  
  Il recula d’un pas. Elle leva le bras pour refermer la porte. La veste de son tailleur s’entrebâilla légèrement et Hubert sentit ses oreilles bourdonner. Cette fille-là était aussi dangereuse qu’une pile atomique. Jamais il n’avait vu autant de sensualité réunie sur un seul corps. Il comprenait pourquoi Lobell avait perdu la tête. Mabel Grove était un vrai danger public, et le Congrès aurait bien dû voter une loi spéciale pour la retirer de la circulation.
  
  Le coffre refermé, elle lui fit face et dit avec un sourire navré.
  
  — J’aurais voulu vous être utile, d’autant plus que vous m’êtes TRÈS sympathique. Revenez souvent me voir, chaque fois que vous en aurez envie, cela me fera toujours plaisir…
  
  Vraiment !
  
  Il entra dans le jeu, avec beaucoup de facilité.
  
  — Si je n’étais pas raisonnable, je ne partirais plus d’ici.
  
  Elle eut un petit sourire modeste, vaguement embarrassé, et ne dit rien. Ils regagnèrent le living-room en silence. Le chat, qui était sorti de son abri, le réintégra en vitesse dès qu’il reconnut Hubert.
  
  — Je vais vous laisser, dit celui-ci. Réfléchissez, peut-être avez-vous oublié quelque chose d’essentiel. Pensez que c’est une question vitale pour notre pays de retrouver les assassins de Lobell… Pour vous aussi, car s’ils se sont aperçus que les plans étaient faux, votre vie est en danger.
  
  Elle ne parut pas effrayée.
  
  — Je vous promets de réfléchir.
  
  Elle le raccompagna jusqu’à la porte, lui donna la main, la lui laissa un peu plus que nécessaire.
  
  — N’hésitez pas à revenir me voir.
  
  — C’est promis.
  
  Il sortit. Elle referma la porte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Hubert referma la porte et gagna le seuil de la cuisine. L’air très excité, Enrique, qui se tenait penché sur le « Mouchard » lui fit signe d’approcher.
  
  — Elle parle à son chat, murmura-t-il, c’est formidable !
  
  Hubert écouta la jolie voix, à peine déformée.
  
  — … peur de cet homme-là, Samy joli ? Tu as tort. Il a l’air dur comme ça, mais il est comme les autres… Les hommes, tu vois, je sais comment les prendre… As-tu vu comme il me regardait, à certains moments ? Il a envie de moi, comme les autres… Et quand un homme a envie d’une femme à ce point-là, il n’est plus le même… Tu peux me croire… Fais attention, à ma jupe, sacripant… Là, tu es le plus joli des chats, es-tu content ?… Oui, oui, je sais, cet homme-là doit être habituellement très dangereux. Il suffit de regarder sa façon de se mouvoir… Cet homme-là n’a pas de nerfs… et il ignore la pitié… Mais je me sens très capable de le rendre aussi doux, aussi inoffensif qu’un agneau. Est-ce qu’on parie ?
  
  Enrique rigola en jetant un rapide coup d’œil vers Hubert.
  
  — Elle vous charrie un peu, la môme !
  
  Impassible, Hubert lui fit signe de se taire. Il n’était pas sensible à ce genre de chose et trouvait parfait qu’elle eût cette opinion en ce qui le concernait. C’était ce qu’il avait voulu.
  
  Ils l’entendirent craquer une allumette. L’installation faite par Enrique était excellente. Hubert exprima ses compliments avec un geste de son pouce dressé. Elle marcha ensuite, remua des casseroles dans la cuisine, utilisa l’escalier, pénétra dans sa chambre. C’était passionnant de la suivre ainsi à travers son appartement uniquement par le son.
  
  Le chat avait dû l’accompagner, car elle se mit soudain à rire et reprit :
  
  — Tu as vu comme je lui ai bien joué la comédie ? « Voulez-vous que nous regardions dans mon coffre ? On ne sait jamais… » Tout de même, quand je pense qu’il a fouillé partout en mon absence… C’est interdit par la loi, ça…
  
  Elle resta ensuite près de cinq minutes sans rien dire. Aux bruits divers qui sortaient du haut-parleur, les deux hommes devinèrent qu’elle se déshabillait, probablement pour changer de vêtement. Enrique, qui ne manquait pas d’imagination, devint presque cramoisi. Le vacarme de la douche, qui se mit soudain à couler, l’obligea à réduire le volume. Il s’éloigna un instant pour se verser à boire ; il avait la gorge sèche.
  
  Le fracas de l’eau cessa brusquement, se termina sur un léger clapotis. Enrique redonna du volume et ils entendirent le frottement de la serviette sur la peau. Un quart d’heure passa encore sans qu’elle prononçât un mot.
  
  Puis elle marcha de nouveau et un grincement de ressorts les avertirent qu’elle venait de s’allonger sur son lit. Le chat miaula. Enrique fit le geste de lui tordre le cou. Un moment plus tard, elle se remit à parler.
  
  — Tu sais, Samy joli, je me demande si je n’aurais pas mieux fait de tout lui dire… C’est un homme sur lequel on doit pouvoir compter… et j’ai peur, Samy… Je crois bien que je suis en train de faire l’imbécile… Et tout ça pour l’espoir de gagner quelques malheureux milliers de dollars, comme si j’en avais réellement besoin…
  
  Elle s’interrompit. Hubert retenait son souffle. Enfin, quelque chose d’intéressant ! Enrique voulut parler, mais il lui intima de se taire. Quelques minutes après, elle recommença :
  
  — Ce soir, je ne risque pas grand-chose, certainement… Le premier soir, Willy n’a pas eu d’ennuis… Mais il faut absolument que je trouve un moyen de faire l’échange sans danger… Tu ne peux pas m’aider, toi… Une idée, rien qu’une petite idée…
  
  Maintenant, la conviction de Hubert était faite : elle avait les plans et espérait les négocier avec ceux qui avaient tué Lobell. Elle était complètement folle.
  
  — Il faudrait peut-être faire ça en plein jour, dans un lieu public… Pourquoi pas à la poste ? Cela m’éviterait de trimbaler le truc… Je crois que c’est ça, l’idée… Laisse-moi réfléchir, Samy…
  
  Elle se tut. Hubert attendit quelques secondes et dit à Enrique :
  
  — Elle a rendez-vous ce soir avec l’adversaire, il faudra la suivre…
  
  — Ce ne sera pas facile, avec le brouillard.
  
  — J’ai apporté quelques petits émetteurs à transistors. Ils sont dans la valise. Vous allez en prendre un et vous débrouiller pour le fixer sous le capot de la voiture de la dame. Comme ça, nous recevrons en permanence le bruit du moteur et nous pourrons la suivre avec un récepteur à cadre. Et si l’entretien se passe dans sa bagnole, moteur arrêté, nous entendrons tout.
  
  — Okay. Vous restez là ?
  
  — Oui, je garde l’écoute. Vous avez du fric ?
  
  — Pourquoi ?
  
  — Il va probablement nous falloir acheter la conscience du gardien du garage. Dites que vous êtes un privé et inventez une belle histoire d’adultère.
  
  — Faites-moi confiance.
  
  — Et tâchez de ne pas glandouiller, on ne sait pas à quelle heure elle doit sortir.
  
  — Ce sera vite fait.
  
  Enrique s’éloigna. Hubert approcha une chaise et s’installa aussi confortablement que possible près du haut-parleur. Mabel Grove ne parlait plus ; peut-être s’était-elle endormie ?
  
  
  -:-
  
  Lo et Tsing étaient en train de préparer la salle pour le dîner. Le patron était en ville. Félice venait de regagner l’appartement. Gorgerette se rendit compte, brusquement, qu’elle était seule dans la cuisine avec Wong.
  
  Sa gorge se serra, elle se dirigea silencieusement vers l’office, mais le gros cuisinier la surveillait.
  
  — Reste ici, ordonna-t-il.
  
  Elle se figea, avec une intolérable angoisse au creux de l’estomac.
  
  — Viens ici !
  
  Elle ne bougea pas, incapable de faire un mouvement. Elle savait qu’il voudrait recommencer…
  
  — Viens ici !
  
  La voix de Wong était impérieuse et cruelle, chargée de menace. Terrorisée, Gorgerette se retourna lentement et marcha vers son persécuteur, comme une souris fascinée par un serpent.
  
  Il tenait un long couteau de cuisine à la main.
  
  — Si tu n’es pas sage, gronda-t-il, je te coupe le cou. Tu as compris ?
  
  Elle fit « oui », d’un signe de tête. Il lui caressa la joue de sa main libre, puis ses doigts descendirent le long du corps gracile.
  
  — Il faut que je descende à la cave, dit-il d’une voix soudain enrouée, tu vas venir avec moi.
  
  Elle était trop épouvantée pour refuser. Depuis la veille, elle vivait dans un cauchemar. Des images de mort et de tortures tourbillonnaient dans sa pauvre tête douloureuse. Elle était incapable de raisonner. Une seule idée s’imposait dans son esprit : ils avaient tué Louis et ils la tueraient si elle ne leur obéissait pas. Elle n’avait pas encore pris conscience de la haine qui se formait en elle.
  
  Wong ouvrit la porte de la cave et poussa la jeune fille dans l’escalier. Elle descendit comme un automate, sans rien voir. Un immense dégoût lui soulevait le cœur à l’idée de ce qui allait se passer. Un immense dégoût, mais aucune révolte. Elle subissait.
  
  Il la conduisit vers une table bancale qui supportait des bocaux de conserves chinoises et pointa son couteau sur elle.
  
  — Ôte ta culotte, ordonna-t-il.
  
  Elle obéit en fermant les paupières pour essayer de retenir les grosses larmes qui jaillissaient de ses yeux dilatés par la peur…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  Hubert consulta sa montre. Plus qu’un quart d’heure à attendre Ouf ! Mabel Grove n’avait plus guère parlé, quelques phrases de temps à autre, sans grand intérêt. Elle leur avait tout de même donné une indication sur l’heure à laquelle elle devait partir : minuit.
  
  — Vous allez descendre maintenant, dit Hubert à Enrique, et aller placer la voiture près de la sortie du garage. Moi, je vais attendre jusqu’au dernier moment, on ne sait jamais. Je descendrai derrière elle et vous rejoindrai pendant qu’elle sera dans le garage.
  
  Jusqu’à dix heures, ils avaient ignoré si elle prendrait ou non sa voiture, mais elle avait dit alors à son chat :
  
  — C’est dommage que tu n’aimes pas l’auto, je t’aurais emmené… J’aurais eu moins peur.
  
  Enrique, qui était occupé à se faire un sandwich, le cinquième de la soirée, approuva la bouche pleine.
  
  — J’y vais et… j’emporte ma corde à piano.
  
  Hubert le regarda. Il espérait visiblement pouvoir couper la gorge à quelqu’un cette nuit-là. Il savait que, de toute façon, l’affaire ne se terminerait pas sans qu’il pût exercer ses talents. Si Monsieur Smith avait pris la responsabilité d’écarter le « F.B.I. » qui eût dû normalement prendre l’enquête en main, c’était que la maison n’avait pas l’intention de faire des prisonniers. Respectueux de la légalité, les « G-men » auraient arrêté les coupables, les auraient interrogés courtoisement puis remis aux tribunaux avec des preuves incomplètes. Quelques mois plus tard, les inculpés se seraient retrouvés libres. Libres de continuer leurs petites activités. Une vraie rigolade !
  
  Eux, les durs de la « C.I.A. », n’étaient nullement obligés de tenir compte des Lois, ni des Droits de l’Homme et du Citoyen. Avec eux, tout se passait dans l’ombre et tous les coups étaient permis. Aussi donnaient-ils rarement du travail aux tribunaux, plus souvent aux entreprises de pompes funèbres…
  
  Lorsqu’ils en avaient terminé, la place était nette.
  
  — Je descends le poste, annonça Enrique.
  
  Il gagna l’atelier, s’y affaira un instant et sortit enfin avec son imperméable sur le bras dissimulant l’appareil…
  
  Minuit moins dix. Mabel Grove s’agitait à côté. Elle venait de mettre ses chaussures car le bruit de ses pas s’était subitement amplifié.
  
  — Je vais te quitter, mon gros, attends-moi bien sagement.
  
  Elle était en avance. Hubert avait bien fait d’expédier Enrique plus-tôt. Peut-être voulait-elle quitter le garage à minuit et non l’appartement.
  
  Moins d’une minute plus tard, elle dit au revoir à son chat et sortit. Hubert quitta son poste d’écoute, prit son imperméable dans l’atelier, éteignit les lumières, ouvrit doucement la porte palière…
  
  L’ascenseur descendait. Personne en vue… Il referma et descendit à pied. Le hall était désert. Il quitta l’immeuble sans précautions particulières et prit à droite, en direction du garage.
  
  Enrique attendait un peu en dessous, au volant de la « Corvette » dont le moteur tournait. Hubert monta dans la voiture et prit sur ses genoux le poste récepteur à cadre orientable.
  
  — Elle vient d’entrer, dit l’Espagnol.
  
  Hubert tourna des boutons, orienta le cadre perpendiculairement à la ligne imaginaire qui les reliait au garage. Le zinzinzin d’un démarreur jaillit soudain des écouteurs, puis le ronflement d’un moteur qui décrut rapidement d’intensité.
  
  — Ça fonctionne, constata Hubert.
  
  Ils entendirent le gardien du garage lui demander à quelle heure elle comptait rentrer. Elle répondit qu’elle n’en savait rien, deux ou trois heures, peut-être davantage.
  
  — J’ai pris le courant sur sa batterie, annonça Enrique. Elle peut nous balader toute la nuit si elle veut…
  
  Le petit émetteur à transistors, gros comme un paquet de cigarettes, fonctionnait normalement sur une pile minuscule d’une durée très limitée.
  
  La Ford émergea au sommet de la pente d’accès du garage et tourna à droite.
  
  — Merde ! jura Enrique. Elle pouvait pas tourner à gauche ?
  
  Ils avaient cru tous deux qu’elle prendrait la direction de Chinatown. La jeune femme passa près d’eux, sans les regarder. Enrique démarra aussitôt et manœuvra rapidement la « Corvette ». Une grosse Hudson qui montait à vive allure faillit les emboutir. Enrique injuria le conducteur, puis accéléra dans la descente. Hubert avait coiffé les écouteurs.
  
  — Ne vous énervez pas, dit-il. Elle n’est pas loin.
  
  Ils la rattrapèrent au coin de Market Street, immobilisée par un feu rouge. Elle tourna ensuite à droite et ils la suivirent à distance raisonnable.
  
  Elle sortit de la ville par la route du sud. Lorsque la banlieue fut franchie, Enrique la laissa filer devant. L’émetteur qu’il avait fixé sous le capot de la Ford avait une portée de deux milles environ. Avec un peu d’oreille et l’habitude de l’appareil, il était possible de prendre et de conserver une distance donnée : un mille, par exemple. Et cela laissait la possibilité d’être averti à temps d’un changement de direction. Si la voiture suivie s’écartait en effet de la ligne droite théorique suivie par la grand-route, le volume de son diminuait et il fallait bouger le cadre récepteur pour retrouver le volume d’avant, et la position du cadre indiquait alors la nouvelle position et la direction prise.
  
  — M’est avis qu’elle nous emmène à la campagne, remarqua Enrique.
  
  Hubert ne répondit pas. Si le rendez-vous était fixé assez loin en dehors de la ville, il ne pouvait y avoir à cela qu’une raison : l’adversaire craignait que Mabel Grove ne fût suivie et voulait s’assurer que non avant d’établir le contact. Dans cette hypothèse, ils s’étaient peut-être déjà aperçus de la présence de la « Corvette » derrière la Ford.
  
  Ils dépassèrent Santa Cruz. Comme beaucoup de femmes, Mabel Grove conduisait de façon très irrégulière, quelquefois très doucement puis poussant des pointes de vitesse sans rime ni raison.
  
  — Elle est partie pour Hollywood ! dit Enrique qui suivait scrupuleusement les indications de Hubert pour les changements d’allure imposés par le style de conduite de la jeune femme.
  
  — Espérons que non !
  
  Le brouillard était de moins en moins épais à mesure qu’ils s’éloignaient de San Francisco. La circulation n’était pas très dense ; surtout beaucoup de camions, dans les deux sens.
  
  Ils n’étaient plus qu’à un mille de Monterey lorsque des changements de régime de moteur de la Ford dont il recevait l’écho alertèrent Hubert.
  
  — Attention, fit-il, elle manœuvre…
  
  Il écouta, le moteur accélérait, il entendait nettement les changements de vitesse de la boîte automatique.
  
  — Elle va probablement filer vers l’intérieur.
  
  Mais l’audition restait bonne, sans qu’il eût besoin de bouger le cadre. Le volume augmentant, il comprit bientôt ce qui se passait.
  
  — Elle revient, annonça-t-il. Ralentissez !
  
  Une minute plus tard, elle les croisa. Même s’ils n’avaient pas reconnu la voiture, le brusque arrêt de l’émission lorsqu’elle passa près d’eux et sa reprise instantanée les eût renseignés.
  
  — Tournez le plus vite possible, dit Hubert.
  
  Enrique profita d’une petite route qui filait vers l’océan pour faire demi-tour. L’audition était devenue très faible.
  
  — Appuyez ! Elle nous sème.
  
  La puissante « Corvette » fit un bond en avant. Hubert se sentit collé au siège par l’accélération foudroyante. Sur la longue ligne droite, Enrique profita d’un trou dans la circulation pour monter l’aiguille du compteur jusqu’aux 100 milles.
  
  — Doucement, dit Hubert, nous la rattrapons.
  
  Enrique leva le pied.
  
  — Doucement, nom de Dieu !
  
  Le bruit s’amplifiait dans les écouteurs. À cet instant, ils aperçurent des feux rouges droit devant.
  
  — C’est elle ! Elle roule comme une tortue.
  
  Enrique freina sèchement. L’aiguille du compteur descendit à 20 milles.
  
  — Merde ! gronda l’Espagnol. Elle va s’arrêter.
  
  Elle s’immobilisa en effet quelques instants plus tard.
  
  — Dépassez-là ! ordonna Hubert.
  
  Enrique ramena aussitôt la vitesse de la « Corvette » à 50 milles. La Ford était rangée sur le bas-côté, en face d’une borne indiquant Monterey à six milles. Le moteur continuait de tourner.
  
  Ils roulèrent pendant une minute. Puis Hubert dit :
  
  — Stop ! Engagez-vous dans la première route à droite et éteignez les feux.
  
  Enrique obéit, coupa le contact. Une nappe de brume couvrait la prairie à leur droite. Des arbres bordaient la route.
  
  — Elle laisse son moteur tourner, dit Hubert !
  
  — Elle doit avoir les jetons. Des rendez-vous comme ça à minuit dans la nature ! Brrr ! Moi, j’aurais la trouille.
  
  — Je n’en doute pas.
  
  Dix minutes passèrent. Le moteur cessa enfin de se faire entendre.
  
  — Ça n’a pas l’air de bouger beaucoup, constata Hubert.
  
  — Peut-être qu’elle est partie à pied vers un autre coin ?
  
  — Elle serait partie tout de suite.
  
  — Pas forcément, elle pouvait être en avance.
  
  — Espérons que non.
  
  Vingt minutes passèrent encore. Hubert conservait un écouteur sur son oreille droite, écoutant de l’autre les souvenirs amoureux d’Enrique.
  
  — … son mari était directeur des Pompes Funèbres et elle m’a raconté qu’un jour il avait absolument voulu lui faire ça dans un cercueil capitonné de soie blanche, avec deux cierges brûlant de chaque côté… Complètement maboule ! Bien sûr, elle avait refusé. Du moins, elle l’affirmait, mais ça ne m’aurait pas étonné que…
  
  — Qu’est-ce qu’elle fout ! grogna Hubert qui commençait à perdre patience ;
  
  — Elle était bien assez vicieuse pour ça, continuait imperturbablement Enrique.
  
  — Allons voir si elle y est toujours, décida Hubert.
  
  Enrique approuva bruyamment.
  
  — C’est ça, allons-y !
  
  Il lança le moteur, laissa passer un camion sur la grand-route et recula pour repartir en direction de Monterey. Un mille plus loin, ils retrouvèrent la Ford dans la même position. Mabel Grove était toujours au volant.
  
  — Les autres ne viendront pas, dit Hubert. Ils ont dû s’apercevoir qu’on la suivait.
  
  Ils roulèrent jusqu’à là route où ils avaient tourné une demi-heure plus tôt.
  
  — Restons là.
  
  Ils reprirent leur attente. Bientôt, Mabel Grove fit fonctionner sa radio. Enrique reprit le cours de ses souvenirs :
  
  — Une fois, en Espagne, pendant la guerre civile, nous avions pris d’assaut un couvent avec quatre-vingt-trois bonnes sœurs… Jamais vu une chose pareille…
  
  Dix minutes plus tard, il en était à parler d’une putain de Hong-kong qui faisait tourner des disques de musique militaire pendant qu’elle recevait ses cliente, afin d’accélérer le mouvement. Elle prétendait que ce système lui permettait d’augmenter le nombre de ses passes d’au moins vingt pour cent… En tout Cas, lui, Enrique, pouvait dire que le client ne s’en apercevait pas. Et il n’avait pas trouvé tellement désagréable de faire ça au rythme d’une marche d’un régiment de Marine. Paraît qu’une fois, elle avait mis par erreur la sonnerie aux morts et que le type était tombé en syncope. Mais Enrique ne pouvait certifier la chose…
  
  — Elle repart, annonça Hubert. Elle en a marre.
  
  Quelques secondes plus tard, la « Corvette » démarra à son tour. Direction San Francisco.
  
  Il ne s’était rien passé.
  
  Le retour fut absolument sans histoire. Suivant les instructions de Hubert, Enrique quitta Market Street un bloc plus tôt que la jeune femme. Ils montèrent à toute allure par Powell Street, pour la gagner de vitesse.
  
  Ils étaient dans l’atelier depuis deux minutes lorsqu’elle rentra chez elle. Ils l’entendirent qui parlait à son chat.
  
  — Personne n’est venu, mon gros chaminet joli. Je me demande bien pourquoi… Je suis claquée… Je prends un cachet et je dors…
  
  Dix minutes plus tard, elle était au lit sans avoir rien ajouté d’intéressant.
  
  Hubert et Enrique quittèrent la cuisine pour aller s’asseoir dans l’atelier. Enrique alluma une cigarette. Il avait l’air en pleine forme. Hubert était songeur.
  
  — Ils ont décelé notre filature, dit-il, cela ne fait aucun doute. Nous aurions dû employer la technique du fileur filé, avec deux voitures.
  
  — Eh ! oui…, fit Enrique qui semblait s’en moquer complètement.
  
  — De toute façon, ils ont pris contact avec elle dans la journée sans qu’on le sache. Ils ont dû lui téléphoner à son bureau.
  
  Enrique le regarda sans répondre.
  
  — Ils vont certainement faire un nouvel essai, peut-être avec de nouveaux atouts. Il ne faudrait pas que ça nous échappe…
  
  — On peut installer une autre table d’écoute sur la ligne de l’agence, proposa Enrique en croisant nonchalamment les jambes. Seulement, on va finir par manquer de personnel.
  
  — Pourquoi ? Quand elle est là-bas, elle n’est pas ici ; pas la peine de surveiller les deux endroits en même temps. Ce n’est pas là qu’est la difficulté… La « Grove Advertising Agency » dispose de trois lignes téléphoniques, ça complique tout.
  
  Enrique fit la grimace, essaya de remonter la mèche rebelle qui pendait sur son front.
  
  — Si c’est nécessaire, on le fera quand même.
  
  Hubert se gratta pensivement la nuque.
  
  — Il est possible que la dame n’ait qu’un appareil sur son bureau, s’il existe un standard. On pourrait alors brancher dessus un de nos petits émetteurs et se mettre à l’écoute en bas, dans la voiture.
  
  Le visage sombre d’Enrique s’illumina. Il s’agita.
  
  — C’est une idée de génie, Hube.
  
  — Puisque vous avez la clé de l’agence, vous pourriez peut-être aller faire cette installation maintenant. C’est une bonne heure pour ne pas être dérangé.
  
  Vif comme un chat, Enrique se trouva debout.
  
  — J’y vais. Faites-moi confiance, Hube, j’adore le bricolage. Par la même occasion, je jetterai un petit coup d’œil dans les affaires de la dame. Il doit bien y avoir un coffre là-bas, et il ne faut pas oublier que nous cherchons toujours les plans.
  
  Hubert eut un sourire ambigu.
  
  — Inutile, je sais où sont les plans et ils ne sont pas dans les bureaux de l’agence.
  
  Enrique en resta bouche bée.
  
  — Vous savez où ils sont ?
  
  — Oui, et vous le sauriez aussi si vous accordiez un peu plus d’attention à ce que vous entendez… Les plans, j’espère les avoir demain matin.
  
  Vexé, Enrique ne demanda même pas d’explications. Il ouvrit la valise qui contenait le matériel électrique et se mit à fouiller dedans. Hubert lui montra le divan.
  
  — Quand vous reviendrez, vous vous coucherez là-dessus. Et tâchez de ne pas me réveiller.
  
  Il se dirigea vers l’escalier pour gagner la chambre.
  
  — Et faites attention de ne pas prendre froid.
  
  Enrique le regarda.
  
  — Allez-vous faire voir où je pense, répliqua-t-il.
  
  — Okay ! J’y vais.
  
  
  -:-
  
  La vieille Buick dépassa les dernières maisons de Pétaluma.
  
  — Attention, conseilla George à Wong qui conduisait, c’est la première à gauche.
  
  La grosse voiture noire vira doucement en direction de la baie noyée dans la brume. George baissa la vitre et sortit la tête pour mieux voir les noms des villas bordant la route.
  
  — « Red Lodge » ! c’est ici.
  
  Wong alla tourner un peu plus loin. L’auto revint en roue libre, s’immobilisa sans bruit devant la barrière de « Red Lodge ». Il était trois heures du matin.
  
  — Reste-là, ordonna George à son acolyte, et ne viens que si je t’appelle.
  
  — Compris.
  
  Il descendit, ouvrit la barrière et marcha vers la petite maison rouge qui se trouvait un peu en retrait, au milieu d’un jardin luxuriant. Il sonna à la porte.
  
  Une vingtaine de secondes s’écoulèrent, puis une fenêtre s’ouvrit à l’étage. La voix un peu tremblante d’une vieille dame demanda :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  George leva la tête, mais ne vit rien.
  
  — Vous êtes bien madame Grove ?
  
  — Oui, pourquoi ?
  
  — Surtout ne vous effrayez pas, reprit George d’un ton plein de compassion, mais c’est votre fille qui nous envoie. Elle a eu un accident de voiture, un peu après minuit. On a dû la transporter à l’hôpital et…
  
  La vieille dame fit entendre une sorte de râle.
  
  — Mon Dieu ! Est-ce grave ?
  
  — Je ne le pense pas… Les médecins ne peuvent pas encore se prononcer, mais elle désirerait que vous veniez la voir. Nous avons été témoin de l’accident et…
  
  — Je viens… Le temps de m’habiller.
  
  Elle referma la fenêtre. George s’éloigna de quelques pas. Il avait l’impression d’être aussi dur qu’un bloc de pierre. Son esprit n’était plus capable que de travailler dans un seul sens : venger l’affront qu’il avait reçu, retrouver la face.
  
  Mabel Grove était venue au rendez-vous suivie par deux hommes dans une voiture de sport. George ne se demandait même pas si elle en était ou non informée. Il ne voulait pas le savoir.
  
  Les grands moyens ! Il ne pouvait pas continuer ainsi à se laisser tenir en échec. Jamais personne ne lui avait fait perdre la face sans le payer chèrement. Mabel Grove allait payer, et comptant.
  
  Le rez-de-chaussée s’éclaira. George revint vers la porte qui s’ouvrit. La vieille dame terminait d’ajuster son chapeau. Ses mains tremblaient.
  
  — Vous êtes sûr que ce n’est pas grave ? questionna-t-elle.
  
  — Les médecins ne peuvent pas encore se prononcer.
  
  — Mon Dieu ! si vous saviez combien j’ai peur…
  
  Elle éteignit la lumière, ferma la porte à clé, suivit George dans l’allée. Il lui ouvrit la portière, monta près d’elle sur la banquette arrière…
  
  — Comment est-ce arrivé ? demanda la pauvre femme alors que Wong démarrait rapidement.
  
  George tira de sa poche un flacon de chloroforme et le tampon d’ouate qu’il avait emporté intentionnellement, dévissa le bouton. L’obscurité était assez dense pour que la femme ne pût voir ce qu’il faisait.
  
  — C’est arrivé au coin de Market et de Stockton Street, commença-t-il en inondant le tampon. Elle descendait de Russian Hill et…
  
  Il se jeta brusquement sur elle, la ceintura de son bras droit et lui appliqua le tampon sous les narines. Elle essaya de crier, se débattit avec violence… Quelques secondes. Puis George la sentit mollir. Il maintint le tampon encore quelques instants, puis la laissa aller sur la banquette.
  
  — Ça y est, annonça-t-il, elle roupille.
  
  Wong vira sur la grand-route et pressa l’accélérateur.
  
  — Ça pue ! dit-il en baissant la vitre de son côté. George fit la même chose et jeta le tampon et le flacon dans le fossé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  Hubert appuya son pouce sur le bouton de cuivre soigneusement astiqué. Il était huit heures, un peu tôt pour faire une visite.
  
  La porte s’ouvrit. Sharon était habillé, une cigarette aux lèvres.
  
  — Hello ! fit-il en reconnaissant Hubert. Vous êtes tombé du lit ?
  
  Hubert entra. Ils se rendirent au salon. L’appartement était propre, meublé simplement, agréable ; l’appartement d’un flic honnête.
  
  — Ma femme est dans la salle de bains, annonça le policier. Vous pouvez parler.
  
  — Je viens justement vous demander de me la prêter.
  
  Un court instant, Sharon eut l’expression incrédule d’un gros ours pilleur de ruches attaqué par un essaim d’abeilles.
  
  — Hein ?
  
  — Je vais vous expliquer… Nous recherchons des documents ultra-secrets que détenait Lobell. Je crois savoir où ils sont. J’ai de bonnes raisons de penser que Mabel Grove se les est envoyés à elle-même poste restante. Je voudrais que vous fabriquiez une pièce d’identité quelconque au nom de Mabel Grove, avec la photo de votre femme ; pour que celle-ci puisse retirer l’enveloppe à la poste.
  
  Sharon respira plus librement. Il avait craint pire que ça.
  
  — C’est faisable, admit-il. Quand ?
  
  — Tout de suite. J’ai peur qu’elle n’aille elle-même les retirer aujourd’hui.
  
  — À quelle poste ?
  
  — Je n’en sais rien. Nous commencerons par le bureau le plus près de son domicile, si ce n’est pas là, nous irons à celui qui dessert l’agence.
  
  — Et si ce n’est pas encore là ?
  
  — Nous les ferons tous l’un après l’autre.
  
  — Vous accompagnerez ma femme ?
  
  — Bien entendu. Est-ce que vous pouvez aussi me prêter votre voiture ?
  
  Sharon se mit à rire et se moqua :
  
  — Ma femme, ma voiture, et quoi encore ?
  
  — Vous serez largement dédommagé.
  
  — Ce n’est pas ce qui me tracasse. Prenez la voiture aussi.
  
  Il se leva, massif et lent.
  
  — Je vais prévenir Emmy, et puis faire le faussaire. Vous prenez un café ?
  
  — Volontiers, dit Hubert.
  
  
  -:-
  
  La Ford jaune et noir de Mabel Grove se rangea le long du trottoir ouest de Market Street, à cinquante pas de l’immeuble qui abritait les bureaux de l’agence.
  
  Enrique continua de rouler jusqu’au carrefour suivant, fit demi-tour et eut la chance de trouver une place en face de l’immeuble, de l’autre côté de la rue.
  
  Il entrouvrit la mallette qui contenait le poste récepteur, avec un haut-parleur celui-là, car Enrique ne pouvait garder un casque sur la tête en plein jour sous les yeux des passants, et mit le contact.
  
  Quelques instants plus tard, il entendit la secrétaire de Mabel Grove rendre compte à celle-ci de tout ce qui s’était passé la veille en fin d’après-midi. L’audition n’était pas très bonne, les fils électriques destinés à l’alimentation des tramways provoquant un parasitage très désagréable.
  
  Enrique prit un bloc et un crayon et commença de noter en sténo tout ce qu’il entendait. De cette façon, Hubert ne pourrait pas l’accuser d’avoir laissé passer quelque chose d’intéressant…
  
  
  -:-
  
  Emmy Sharon était une petite femme bien en chair, assez appétissante, avec un visage au teint rose et de grands yeux bleus toujours rieurs. L’aventure lui plaisait visiblement.
  
  — Je ne me suis jamais autant amusée, avoua-t-elle à Hubert qui conduisait. Vous comprenez, nous n’avons pas d’enfant ; c’est le grand drame de notre vie… Alors, la télévision, toujours la télévision…
  
  Ils passèrent devant le bureau de poste. Hubert trouva où ranger la voiture un bloc plus loin. Ils revinrent à pied.
  
  — Vous croyez que je vais être à la hauteur ? demanda la jeune femme brusquement prise de panique.
  
  — Certainement, la rassura Hubert. D’ailleurs, ce n’est pas difficile. Vous montrez votre pièce d’identité à l’employé et vous lui demandez s’il y a quelque chose pour vous. C’est simple. Même si vous avez un air gêné, c’est sans importance. On vous prendra pour une petite femme adultère pas encore endurcie.
  
  Elle rougit violemment. Mon Dieu ! Est-ce que Thomas a pensé à cela ?
  
  — Certainement, et je suppose que cela doit l’amuser, puisqu’il n’a rien à craindre.
  
  Elle se mit à rire.
  
  — Comme c’est drôle !
  
  Ils entrèrent dans le bureau. Hubert resta près de la porte pendant qu’elle gagnait le guichet. Il la vit exhiber sa carte, regarda l’employé chercher dans les classeurs alphabétiques. Un signe négatif. Il n’y avait rien. Hubert sortit, attendit la jeune femme dehors.
  
  — Rien ! dit-elle visiblement déçue.
  
  — Nous allons voir à l’autre, répliqua Hubert. Ils regagnèrent la voiture et prirent la direction de Market Street.
  
  — Ç’a été moins dur que je ne craignais, dit Emmy Sharon. Je n’ai même pas bafouillé.
  
  
  -:-
  
  Le garçon de courses de l’agence entra dans le bureau et tendit à Mabel une enveloppe cachetée.
  
  — Un gamin est venu apporter ça, annonça-t-il. Paraît que c’est urgent.
  
  Mabel prit l’enveloppe et l’examina. « Mrs. GROVE », tapé à la machine ; c’était tout. Le garçon sortit. Elle fendit le papier avec la lame d’un canif et sortit une feuille blanche également dactylographiée. Pas de nom d’expéditeur, pas de date.
  
  
  
  Madame,
  
  Votre mère a quitté cette nuit sa maison de Pétaluma pour entrer en clinique. Le médecin est très mécontent de votre comportement. Il sait que vous possédez le moyen de faire cesser les souffrances de votre mère : Il vous enverra donc un commissionnaire. Le plus tôt possible sera, le mieux.
  
  Un nouveau retard pourrait être fatal.
  
  C.
  
  
  
  Mabel était devenue livide. Fébrilement, elle décrocha le téléphone, pria la standardiste de l’agence de lui obtenir Pétaluma. Que signifiait tout cela ? Ils semblaient lui tenir rigueur de l’échec du rendez-vous, la nuit précédente. Pourquoi ? Elle avait suivi les instructions et attendu assez longtemps…
  
  La standardiste l’informa :
  
  — Ça sonne, mais personne ne répond. Madame Grove est peut-être sortie ?
  
  Non, la vieille dame ne sortait jamais le matin. Une voisine lui faisait ses courses. La voisine ! Mabel chercha fébrilement dans son carnet d’adresses, ne trouva rien. Pourtant, elle croyait bien avoir noté le numéro de cette femme, justement parce qu’elle s’occupait de sa mère.
  
  Elle reprit l’appareil.
  
  — Faith, ordonna-t-elle, cherchez dans l’annuaire le numéro de madame Castro, à Pétaluma. C’est la voisine de ma mère. Et demandez-le-moi. Merci.
  
  Elle raccrocha, malade d’angoisse, ne doutant déjà plus, qu’ils aient enlevé sa mère pour l’obliger à livrer les plans sans autre contrepartie. Dans quel guêpier avait-elle été se fourrer ! Elle se prit la tête dans les mains. Maintenant, il n’était plus question d’obtenir de l’argent, mais uniquement de sauver sa mère…
  
  Le téléphone sonna.
  
  — Madame Castro ?… Mabel Grove à l’appareil… Je viens d’appeler chez ma mère et personne ne répond… Vous en venez ?… Elle n’est pas chez elle ?… Vous avez entendu une voiture cette nuit ?… Non, non… Non, surtout pas. Je pense qu’elle va m’appeler dans la matinée… Vous savez, elle n’est pas obligée de me tenir au courant de ses déplacements… C’est ça, dites-lui que j’ai appelé quand elle reviendra. Merci, excusez-moi…
  
  Elle raccrocha, les yeux pleins de larmes. Ils avaient enlevé sa mère, et c’était sa faute. Pourquoi avait-elle voulu tirer profit de cette affaire ? La mort de Willy n’était donc pas suffisante pour lui faire comprendre que cette histoire-là était aussi dangereuse qu’une bouteille de nitroglycérine ?
  
  Le téléphone sonna de nouveau. Elle décrocha maladroitement, laissa tomber le combiné, le reprit.
  
  — Allô, j’écoute.
  
  Elle reconnut aussitôt la voix, chantante, zézayante…
  
  — Vous avez reçu le mot ?
  
  La gorge serrée, Mabel Grove dut faire un terrible effort pour répondre :
  
  — Oui, pourquoi avez-vous fait ça ?
  
  — À quelle heure puis-je envoyer le commissionnaire ?
  
  Elle essaya de réfléchir, il ne lui fallait pas longtemps pour aller à la poste et revenir.
  
  — Je… Je ne sais pas… Dans une heure ?
  
  Un bref silence, il reprit :
  
  — Pas possible ce matin, je l’enverrai cet après-midi. Soyez là entre deux et quatre. Si tout va bien, vous pourrez dîner en famille ce soir.
  
  — Dites-moi comment elle va ! Vous ne lui avez pas…
  
  Elle se tut. Il avait raccroché. Elle enfouit sa tête dans ses bras et se mit à pleurer. Le timbre de l’interphone se mit à vibrer. D’un geste machinal, elle pressa le bouton qui établissait la communication. La voix de la secrétaire demanda :
  
  — Le contrat « Broderick et C® » est prêt, madame. Est-ce que je vous l’apporte ?
  
  — Laissez-moi tranquille ! répliqua Mabel.
  
  Elle coupa d’un geste brusque et se remit à pleurer.
  
  
  -:-
  
  Emmy Sharon se planta devant le guichet et demanda en rougissant :
  
  — Est-ce que vous avez quelque chose pour moi ?
  
  Elle tendit vers l’employé la pièce d’identité que lui avait fabriquée son mari.
  
  — Grove Mabel… lut lentement l’homme.
  
  Il regarda la jeune femme d’un air goguenard et elle se sentit devenir cramoisie. « Il me prend pour une petite femme adultère », pensa-t-elle, et quelque chose d’inconnu se glissa en elle : le goût du fruit défendu.
  
  L’employé chercha dans une boîte marquée « G », en sortit une grande enveloppe de papier brun qu’il posa sur le guichet.
  
  — Voilà ! dit-il, un peu intrigué par l’aspect et le format de la missive.
  
  Elle prit l’objet et rejoignit rapidement Hubert qui attendait dehors.
  
  — Je l’ai ! annonça-t-elle, très excitée.
  
  Elle le lui donna. Ils rejoignirent la voiture. Hubert ouvrit l’enveloppe avec une lime à ongles et sortit le contenu pour l’examiner. Un large sourire éclaira son rude visage de prince-pirate : c’était bien les plans, aucun doute là-dessus.
  
  Il mit le tout dans une poche intérieure de sa veste et dit :
  
  — Je vous remercie beaucoup, Mrs. Sharon. Vous m’avez été d’un grand secours. J’ai maintenant une course à faire dans le quartier et vous pouvez rentrer chez vous avec la voiture.
  
  Elle parut déçue.
  
  — C’est moi qui vous remercie, répondit-elle. Je me suis vraiment bien amusée. Vous êtes sûr que vous n’ayez plus besoin de moi ? Réfléchissez bien.
  
  Il sourit.
  
  — Pas pour l’instant. Mais je vous promets d’avoir recours à vous à la première occasion ; vous êtes une collaboratrice très agréable.
  
  — Taisez-vous ! Si Thomas vous entendait, il serait jaloux.
  
  Il descendit en riant.
  
  — Merci encore et à bientôt !
  
  Il s’éloigna à grands pas, rejoignit Market Street et son invraisemblable trafic. Quelques minutes plus tard, il se glissait dans la « Corvette », à côté d’Enrique.
  
  — J’ai retrouvé les plans, annonça-t-il, il faut maintenant que j’aie une petite conversation avec la dame. Quoi de neuf ?
  
  Enrique avait les yeux brillants et Hubert devina tout de suite qu’il y avait du nouveau.
  
  — Alors, mon vieux ? Allez-y ! Répandez les haricots !(2)
  
  Enrique se mit froidement à lire la sténographie de tout ce qu’il avait entendu, sans commentaires. Lorsqu’il eut terminé, Hubert siffla entre ses dents.
  
  — Seigneur ! fit-il. Ils ont enlevé sa mère pour l’obliger à marcher droit. J’ai l’impression qu’il faut que j’y aille maintenant, alors qu’elle est encore sous le choc. Si je tarde, elle va se reprendre et sera prête à tout pour sauver sa mère.
  
  Il sortit les plans de l’enveloppe, remit celle-ci dans sa poche.
  
  — Allez porter ça immédiatement au colonel Rodger, Enrique. On ne peut pas le laisser traîner. Et revenez me chercher ici. À tout à l’heure.
  
  Il sortit de la voiture, gagna le carrefour voisin pour traverser la chaussée. Il pensait que le dénouement n’était plus loin, maintenant. L’adversaire y allait trop fort pour conserver longtemps l’impunité ; en passant aux actes, il devait obligatoirement se découvrir. Et Hubert était bien décidé à profiter de la moindre ouverture.
  
  Il pénétra dans l’immeuble, prit l’ascenseur, entra dans le vestibule de la « Grove Advertising Agency ». Un jeune planton lui demanda ce qu’il désirait.
  
  — Voir Mrs. Grove, et en vitesse.
  
  — De la part de qui ?
  
  — Dis-lui que je suis un grand ami de Samy, cela suffira.
  
  Le garçon disparut, revint trente secondes plus tard.
  
  — Mrs. Grove ne peut recevoir personne en ce moment.
  
  Hubert haussa les sourcils.
  
  — Vraiment ? Eh bien, moi, elle me recevra.
  
  Il fonça vers la porte. Le jeune planton bondit pour lui barrer le passage.
  
  — Non, Monsieur ! Vous ne pouvez pas.
  
  Les yeux bleus de Hubert parurent se rapetisser.
  
  — Dis-donc, Toto, est-ce que tu crois vraiment pouvoir faire le poids ?
  
  Le garçon tremblait de peur.
  
  — Elle va me mettre à la porte, bredouilla-t-il.
  
  — Si elle fait ça, elle aura des ennuis. Je suis un flic, ajouta-t-il pour rassurer le pauvre type.
  
  L’autre soupira.
  
  — Pourquoi que vous le disiez pas ?
  
  Il le laissa passer.
  
  — C’est la dernière à gauche.
  
  Hubert trouva la porte marquée « DIRECTION », frappa et entra sans attendre de réponse. Mabel Grove était debout près de la fenêtre, très occupée à refaire son maquillage.
  
  — Qu’est-ce que c’est encore ? demanda-t-elle d’une voix excédée.
  
  Hubert referma doucement le battant.
  
  — Vous m’aviez dit de venir vous voir chaque fois que j’en aurais envie, répondit-il doucement.
  
  Elle se retourna vivement.
  
  — Vous !
  
  Hubert exhiba son sourire numéro un.
  
  — Oui, moi. Ça ne vous fait pas plaisir ?
  
  Elle paraissait à la fois heureuse et effrayée de le voir. Elle devait débattre en elle-même si elle avait intérêt ou non à le mettre dans son jeu. Elle remit maladroitement la brosse à cils dans la boite de mascara, referma celle-ci et regagna son bureau.
  
  Hubert la regardait avec beaucoup d’attention.
  
  — Oh ! s’exclama-t-il. Vous avez pleuré. J’arrive à temps. Dites-moi ce qui ne va pas.
  
  Elle était maintenant sur la défensive.
  
  — Tout va très bien, répliqua-t-elle sèchement. Est-ce que vous avez retrouvé les assassins de Willy ?
  
  Elle semblait avoir perdu toute coquetterie. Hubert redevint sérieux.
  
  — Je compte beaucoup sur vous pour m’aider.
  
  Elle évita son regard et se laissa glisser dans son fauteuil.
  
  — Je ne sais rien, je vous l’ai déjà dit.
  
  — Vous me l’avez dit. Heureusement, je ne vous ai pas cru.
  
  Elle essaya de se fâcher, mais le cœur n’y était pas.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez insinuer ?
  
  Très calme, Hubert rétorqua :
  
  — Je n’insinue rien, j’affirme que vous m’avez caché beaucoup de choses. Des choses très importantes.
  
  Elle se leva, affolée, furieuse.
  
  — Sortez ! ordonna-t-elle.
  
  Hubert respira profondément. Son regard devint dur et cruel.
  
  — Vous avez tort de le prendre comme ça, dit-il. Vous êtes dans un fichu pétrin et vous ne pourrez pas vous en sortir toute seule.
  
  Elle était déjà près de la porte, la main sur la poignée. Elle tremblait, ayant perdu tout contrôle de soi. Il la rejoignit et, brutalement, sans prévenir, il la gifla.
  
  — Cessez de faire l’imbécile ! Retournez vous asseoir.
  
  Sous le coup, elle aspira bruyamment de l’air et resta la bouche ouverte, sa main gauche montant lentement vers sa joue meurtrie.
  
  — Vous m’avez frappée ! bredouilla-t-elle, incrédule.
  
  Jamais un homme n’avait dû oser lever la main sur elle autrement que pour une caresse. Tout un complexe d’idole s’effondrait autour d’elle.
  
  — Oui, et je vais recommencer si vous ne m’obéissez pas.
  
  Il la saisit par le poignet et la traîna vers un des fauteuils réservés aux visiteurs, dans lequel il la poussa. Elle rebondit, puis ne bougea plus, terrorisée, tenant toujours sa joue douloureuse sur laquelle les doigts de Hubert avaient laissé quatre belles marques bien rouges.
  
  Il sortit l’enveloppe qui avait contenu les plans et la lui montra.
  
  — Vous connaissez ça ?
  
  Elle devint blême.
  
  — Les plans sont déjà en sûreté. J’ai un témoin qui pourra certifier devant un jury que cette enveloppe vous était bien adressée poste restante, qu’elle a été retirée ce matin, voici une demi-heure, et qu’elle contenait des plans ultra-secrets intéressant la Défense Nationale. Cette histoire-là peut vous coûter vingt ans de tôle.
  
  Elle était toujours incapable d’articuler un mot. Hubert remit l’enveloppe dans sa poche.
  
  — Maintenant, vous allez jouer cartes sur table. Je sais tout, mais je suis disposé à passer l’éponge sur certaines choses si vous voulez m’aider. Et puisque vous n’avez plus les plans, vous avez besoin de moi pour sauver votre mère. Dites-moi comment atteindre le Chinois et je vais lui tomber dessus si vite qu’il n’aura même pas le temps de se retourner.
  
  Elle le considérait avec des yeux dilatés par la stupeur.
  
  — Vous êtes le diable en personne, murmura-t-elle.
  
  — Trêve de plaisanteries, je vous écoute. Commencez par le début…
  
  Vaincue, elle se mit à parler. Cela dura près d’un quart d’heure. À mesure que l’histoire se déroulait, elle reprenait de l’assurance. À la fin, elle se leva, attrapa Hubert par les revers de sa veste et se colla presque contre lui.
  
  — Je ne voudrais pas que vous pensiez que j’aie pu agir ainsi dans l’espoir d’un profit quelconque. C’est la peur qui m’a poussée à faire ça… Ils avaient déjà menacé Willy de me torturer, puis après ils m’ont menacée, moi, d’assassiner ma mère. Et vous voyez que ce n’était pas une plaisanterie : ils l’ont enlevée cette nuit… Dites que vous me comprenez ? Dites que vous ne me méprisez pas !
  
  Hubert la repoussa. Il n’aimait pas sentir trop près du sien ce corps trop plein de sensualité, cela l’empêchait de réfléchir sainement.
  
  — Nous verrons ça plus tard, dit-il sèchement. En attendant, vous allez rester à ma disposition. Peut-être aurai-je besoin de vous.
  
  Il décrocha le téléphone, demanda le numéro de la police d’État, puis l’inspecteur Sharon.
  
  — Nous avons réussi, annonça-t-il dès qu’il eut le policier en ligne. J’ai besoin maintenant d’un tuyau, c’est extrêmement urgent. Il doit y avoir chez vous une section spécialement chargée de Chinatown ?
  
  — Oui.
  
  — Je cherche un Chinois, d’une cinquantaine d’années, grand, maigre, auquel il manque l’oreille gauche. Le type qui a donné ce renseignement a été reçu par lui dans une pièce meublée à la façon chinoise située au premier étage d’une maison. Un escalier relie directement le couloir à un garage. Des odeurs de cuisine assez fortes peuvent signifier qu’il s’agit d’un restaurant. C’est tout ce que j’ai à vous offrir.
  
  Il regarda Mabel.
  
  — Vous ne vous rappelez rien d’autre ?
  
  Elle secoua négativement la tête.
  
  — Non, Willy ne m’a rien dit de plus.
  
  Sharon parla :
  
  — Je vais donner ça aux copains. Je vous rappelle dans dix minutes pour vous dire si ce sera facile ou non. L’oreille coupée me donne bon espoir ; c’est un indice intéressant. Je vous rappelle où ?
  
  Hubert lui donna le numéro de l’agence.
  
  — Ah ! vous êtes là-bas ?
  
  — Oui, faites vite, hein ?
  
  Raccroché. Mabel Grove s’était remise à pleurer.
  
  — Ma pauvre maman… N’est-il pas possible de livrer les plans pour la sauver ?
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Vous croyez vraiment qu’ils vous auraient rendu votre mère saine et sauve si vous leur aviez donné les plans ? Vous êtes folle ! Vous n’avez donc jamais entendu parler d’histoires d’enlèvements ? Les kidnappeurs ne rendent jamais leur victime, et pour une raison facile à deviner : les victimes qui ont vécu un certain temps avec eux pourraient dans presque tous les cas donner des renseignements suffisants pour les faire prendre. Alors, ils les suppriment, tout de suite après avoir touché la rançon, quelquefois même avant.
  
  — Taisez-vous ! cria la jeune femme. Vous êtes donc sans pitié ?
  
  Hubert répliqua durement.
  
  — Pour des écervelées de votre genre, oui, je suis sans pitié. Il est temps que vous appreniez que tout dans la vie ne se règle pas simplement en roulant des fesses.
  
  Elle cacha son visage dans ses mains et ne dit plus rien. Hubert regarda sa montre : bientôt dix heures et demie. Le temps passait vite. Est-ce que Enrique était revenu ? Il dit tout haut, tourné vers le bureau dans lequel l’Espagnol avait dû installer l’émetteur :
  
  — Enrique ! montez me rejoindre à l’agence. Je suis dans le bureau de la fille.
  
  Mabel Grove sursauta et le regarda :
  
  — À qui parlez-vous ?
  
  Maintenant qu’elle collaborait, il pouvait tout lui dire :
  
  — Nous avons mis un mouchard ici, c’est comme ça que nous avons été renseignés.
  
  — Un mouchard ?
  
  — Je vous expliquerai plus tard.
  
  Le téléphone sonna. C’était Sharon.
  
  — J’ai quelque chose à vous donner, annonça-t-il. Inscrivez.
  
  Hubert prit un crayon et une feuille de papier.
  
  — Il existe un restaurateur ayant perdu son oreille gauche. Le gars correspond par ailleurs au signalement donné. Il s’appelle Li Tsi Tang, dit George, et tient le Tsingtao dans Chinatown…
  
  Hubert nota le nom et l’adresse.
  
  — Il est collé avec une blanche, Félice Filbert, une ancienne « call-girl ». On soupçonne le gars de se livrer à pas mal de trafics, mais jamais pu le pincer.
  
  — Ça va, merci mon vieux.
  
  — Pas besoin d’aide ?
  
  — Pas pour l’instant, merci.
  
  Hubert raccrocha. Enrique entra à cet instant précis et regarda Mabel.
  
  — Les larmes ne lui vont pas, remarqua-t-il froidement. C’est un physique qui ne supporte pas l’émotion.
  
  Elle serra les lèvres et le foudroya du regard.
  
  — Nous filons à Chinatown, annonça Hubert.
  
  Il pensa soudain que la « Corvette » n’était qu’une deux places et qu’il valait mieux aussi ne pas perdre de vue Mabel Grove.
  
  — Vous allez venir avec nous, décida-t-il. Nous avons besoin d’une autre voiture.
  
  Elle se leva, soumise. Enrique pensa qu’elle avait trouvé son maître. Elle avertit sa secrétaire qu’elle s’absentait et ils sortirent tous les trois, sous l’œil de plus en plus intrigué du planton.
  
  Sur le trottoir, Hubert dit à Enrique :
  
  — Je vais monter avec elle. Suis-nous avec ta trottinette.
  
  Ils se séparèrent. Hubert prit le volant de la Ford. Mabel s’installa près de lui et lui donna les clés.
  
  — Vous connaissez Chinatown ? questionna-t-il.
  
  — Je sais où se trouve le Tsingtao, j’y ai dîné une fois avec des amis.
  
  — Parfait. Vous me guiderez.
  
  Il démarra et fit glisser la Ford dans le flot de la circulation après s’être assuré que la « Corvette » arrivait derrière.
  
  Un quart d’heure plus tard, ils pénétrèrent dans la ville chinoise, c’est-à-dire dans un autre monde. Des toits incurvés, des balcons grillés, des Chinois et des Chinoises vêtus de la longue robe ancestrale… Il y avait aussi des façades droites et des toits de zinc, des hommes et des femmes jaunes habillés à la dernière mode américaine. Mais les enseignes traçaient au-dessus des trottoirs de ravissants idéogrammes de toutes couleurs et les boutiques regorgeaient de produits orientaux.
  
  Hubert roulait aussi vite que possible, suivant les indications de Mabel Grove.
  
  — C’est tout de suite à gauche, annonça-t-elle soudain. Au fond de l’impasse.
  
  Hubert n’avait aucune envie de se fourrer dans une impasse. Il continua tout droit et rangea la Ford cinquante mètres plus loin. La « Corvette » vint s’arrêter derrière.
  
  — Vous allez nous attendre ici bien sagement, ordonna Hubert. Et surtout ne bougez pas de la voiture.
  
  — Vous pouvez être tranquille.
  
  Il descendit, retrouva Enrique sur le trottoir.
  
  — Allons-y.
  
  Ils pénétrèrent dans l’impasse.
  
  — Zut ! fit Hubert. J’ai oublié de prendre un feu.
  
  Enrique lui passa discrètement un solide couteau à cran d’arrêt et dit :
  
  — Prenez ça.
  
  — Et vous, Enrique ?
  
  — J’ai ma corde à piano. Vous attirez l’attention des gars et couic ! je les prends par derrière.
  
  Il se mit à rire. Le Tsingtao était peint en rouge, avec de nombreuses inscriptions en chinois. Des volets bouchaient la façade.
  
  — On dirait que c’est fermé.
  
  Une pancarte accrochée sur la porte, annonçait en deux langues : « FERMÉ POUR CAUSE DE RÉPARATIONS. »
  
  — Z’ont fichu le camp, gronda Enrique.
  
  Hubert se souvint du détail de l’appartement communiquant avec le garage. Un volet de fer baissé, à gauche, fermait une remise. C’était peut-être ça.
  
  — Voilà quelqu’un, souffla Enrique.
  
  Hubert se retourna. Une jeune Chinoise, vêtue à l’américaine, arrivait sans se presser, le regard perdu dans le vague. Elle passa près des deux hommes et s’arrêta devant la porte du restaurant, visiblement surprise.
  
  — Vous travaillez ici ? demanda aimablement Hubert.
  
  Il n’était qu’onze heures et ce ne pouvait être une cliente. Elle le regarda, montrant un visage fatigué, des yeux lourdement cernés.
  
  — Oui, Monsieur.
  
  — C’est fermé depuis longtemps ?
  
  Elle eut un geste évasif.
  
  — Je ne comprends pas. On ne m’a pas prévenue.
  
  — Vous êtes serveuse ?
  
  — Non, je tiens la caisse, je m’occupe des comptes.
  
  Hubert lui sourit.
  
  — On peut vous parler ? Nous avons besoin de quelques petits renseignements…
  
  Son joli visage trop poudré de blanc exprima aussitôt une intense frayeur.
  
  — Oh ! non ! protesta-t-elle en reculant d’un pas. Je n’ai pas le droit !
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Pas le droit de quoi ?
  
  — Allez-vous-en, souffla-t-elle en jetant des regards pleins de terreur vers la porte close. Je vous en prie, allez-vous-en.
  
  Hubert sortit sa carte d’officier et la fit passer rapidement sous les yeux de la jeune fille.
  
  — Police ! dit-il. Vous allez nous suivre, c’est un ordre.
  
  — Oh ! fit-elle avec un accent désespéré.
  
  Enrique la prit sous un bras et l’entraîna vers la rue. Ils marchèrent rapidement jusqu’à la Ford et la firent monter derrière. Hubert s’installa près d’elle et Enrique monta devant, à côté de Mabel Grove, ce qui ne parut pas lui déplaire.
  
  — N’ayez pas peur, dit Hubert d’une voix douce et rassurante. Vous êtes en Amérique, dans un pays de liberté. Personne ne peut vous faire du mal sans être puni par la loi. Vous êtes dès maintenant sous notre protection. Nous vous trouverons une situation dans une autre ville, si vous le désirez. Il faut que vous ayez confiance en nous.
  
  Le ton sympathique et l’impression de force et de sécurité que dégageait Hubert eurent raison de l’esprit simple de Gorgerette. Elle fondit en larmes.
  
  — Ils m’ont menacée de me tuer si je parlais ! lança-t-elle.
  
  — Ils seront tous en prison ce soir, promit Hubert, et pour longtemps. Vous n’avez rien à craindre. À partir de maintenant, vous restez avec nous.
  
  Elle se mit à parler et, dans le flot maladroit des paroles, Hubert finit par comprendre qu’un certain Woi Tcheng-toung, dit Louis, avait été assassiné par la bande, dans sa chambre, au premier étage du restaurant et que ce drame avait eu lieu dans la nuit du lundi au mardi. Il la laissa raconter comment Wong l’avait violée sous la menace d’un couteau, puis demanda si le rideau de fer situé à gauche du restaurant était bien celui du garage communiquant avec l’appartement. Elle répondit affirmativement.
  
  Hubert décida.
  
  — Il faut absolument entrer là-dedans… Mrs. Grove ?
  
  Elle se retourna pour le regarder.
  
  — Oui ?
  
  — Je vous confie cette jeune personne. Venez derrière avec elle. Si quelqu’un vous embête, vous avez un flic au carrefour. Nous ne serons sans doute pas longtemps partis.
  
  Ils descendirent. Mabel Grove passa derrière.
  
  
  -:-
  
  Félice Filbert était seule dans l’appartement. En robe de chambre, la cigarette aux lèvres, elle allait et venait dans la chambre, comme une âme en peine.
  
  George était revenu seul aux premières heures de la matinée et lui avait expliqué ce qu’il avait fait. Pour la première fois, elle n’avait pas été d’accord. Le kidnapping était une chose grave, aux États-Unis, depuis la loi Lindberg. Supprimer un Woi Tcheng-toung devenu dangereux, c’était acceptable autant qu’inévitable. Cela ne pouvait guère sortir du clan et ne comportait donc pas trop de risques. Mais enlever la mère de cette femme pour lui faire livrer des plans, cela pouvait mener loin. Jusqu’à la chaise.
  
  Félice était déprimée, dégoûtée. Un mauvais pressentiment lui fouaillait l’estomac.
  
  George était reparti un peu avant neuf heures, emmenant avec lui Tsing et Lo, Wong étant resté à la maison de campagne pour surveiller la vieille Madame Grove.
  
  Félice avait compris que George n’avait pas l’intention de laisser la vieille dame repartir vivante et elle trouvait cela complètement stupide. L’opération n’aurait eu de sens, justement, que si la vieille dame avait pu retrouver ensuite la liberté, saine et sauve. La fille ayant livré des documents intéressant la Défense Nationale ne pouvait aller s’en vanter ; elle aurait su convaincre sa mère d’oublier l’histoire dans leur intérêt commun.
  
  — Tout ça va mal finir, murmura-t-elle.
  
  Et elle pensa qu’il était peut-être encore temps de se sortir du guêpier Faire sa valise, passer à la banque et foutre le camp aux antipodes… C’était probablement ce qu’il y avait de mieux à faire.
  
  Elle entendit le rideau de fer se lever et jura entre ses dents. Quelqu’un revenait. Pourvu que ce ne fût pas George. Elle alla s’allonger sur le lit et continua de fumer en regardant la porte.
  
  Quelques minutes passèrent. L’impatience la gagnant, elle pensait se lever pour aller voir qui était là lorsque la porte s’ouvrit brutalement, dévoilant un beau et grand gaillard armé d’un couteau, l’air terriblement décidé.
  
  — Hello ! Félice ! dit Hubert en découvrant ses dents pointues. Vous êtes seule ?
  
  Elle s’était dressée sur son séant, surprise et effrayée.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ? Qui êtes-vous ?
  
  Elle vit un autre type, plus petit, passer derrière l’intrus. Hubert dit sans se retourner :
  
  — Dépêchez-vous de faire le tour et gardez l’escalier. J’ai trouvé à qui parler.
  
  Il fit deux pas en avant, examina très vite les recoins de la pièce.
  
  — Nous cherchons George, annonçait-il. Nous avons quelques renseignements à lui demander. Il a un petit peu fait l’imbécile, ces jours derniers. Pas votre avis ?
  
  Oh ! si, c’était bien son avis.
  
  — Vous êtes flic ? questionna-t-elle avec une pointe de mépris.
  
  Hubert l’avait déjà jugée et savait qu’il ne devait pas la prendre de la même façon que Gorgerette.
  
  — Non, mon cœur, nous ne sommes pas flics, nous sommes autre chose… Si tu sais que ton Jules s’intéresse d’un peu trop près aux secrets de la Défense Nationale, tu seras capable de nous coller une étiquette. Avec nous, rien ne se passe légalement, tu piges ?
  
  Elle se tenait sur la défensive, prévoyant déjà le marché qui allait lui être proposé.
  
  — Vous arrivez trop tard, répliqua-t-elle. George a levé le pied. Il m’a laissée tomber.
  
  — Te fatigues pas, mon cœur. Tu sais très bien où il est et tu vas nous le dire.
  
  — Même si je le savais, je ne dirais rien.
  
  — Tu vas nous le dire pour d’excellentes raisons. Tu n’es pas bête, mon cœur, tu n’en as pas l’air. Écoute… George, en plus de l’histoire d’espionnage, a une affaire de meurtre et un kidnapping à endosser. Il a bousillé Louis, ici même. Tu vois si on est bien renseigné, hein ? Admettons qu’on le livre au « F.B.I. », il ira devant les tribunaux et c’est la chaise à coup sûr. Mais il n’ira pas seul, tu iras avec lui et si tu t’en tires avec la perpète, tu pourras pavoiser. Pas d’accord ?
  
  Il prêchait une convertie, elle savait très bien ce qu’il était en train de lui dire. Elle demanda, agressive :
  
  — Admettons que tout ça soit vrai, z’avez quelque chose à proposer ?
  
  Hubert sourit.
  
  — Certainement, mon cœur. Nous, on se fout des tribunaux, on préfère même s’en passer et régler nos comptes nous-mêmes. C’est une petite habitude. Admettons que tu nous permettes de mettre la main tout de suite sur George et sur son équipe de bras cassés, nous arrangerons ça de telle manière que non seulement George ne pourra jamais te le reprocher, mais que nous ne pourrons plus nous-mêmes te chercher des ennuis sans nous mettre la Cour suprême sur le dos. Compris ?
  
  
  
  Elle comprenait très bien. Et Dieu savait qu’elle en avait marre de tout ça et que l’offre était tentante. George n’avait pas été un mauvais compagnon, loin de là, mais le fait d’avoir perdu la face lui avait fait perdre en même temps les pédales. C’était bien regrettable, mais elle n’y pouvait rien… Et elle n’était plus d’un âge où on se sacrifie pour son homme.
  
  — Ça va, répondit-elle, marché conclu. Je vais vous dire où ils sont…
  
  Elle se mit à parler. Enrique entra dans la chambre et se mit à fouiner partout, sans s’occuper de la femme. Il découvrit bientôt l’oreille desséchée de George dans le coffret reliquaire.
  
  — Merde ! fit-il. Qu’est-ce que c’est que ça ?
  
  D’une voix lasse et monocorde, Félice leur raconta l’histoire de l’oreille.
  
  — Il y tient beaucoup, acheva-t-elle. Chaque fois qu’il a des emmerdements, il retrouve du courage à la regarder.
  
  — Eh bien ! dit Enrique, comme il risque d’en avoir pas mal, des emmerdements, je vais la lui emporter. Ça lui fera sûrement plaisir !
  
  Il fourra l’oreille dans sa poche. Félice haussa les épaules. Hubert reprit la parole.
  
  — Ce n’est pas encore tellement lui qui nous intéresse, tu dois t’en douter. Nous savons qu’il n’est qu’un rouage dans une organisation. Si tu pouvais nous dire qui est le grand patron nous pourrions peut-être passer par-dessus George…
  
  Elle répondit sans réticence.
  
  — George lui-même ne sait pas qui est le grand patron. C’est aussi un Chinois, qui se fait appeler Monsieur « Ki Tu Se », un faux nom bien sûr. Les rendez-vous ont lien sur la route, j’ignore à quel endroit. Ne m’en demandez pas davantage.
  
  Elle avait l’air sincère. Hubert n’insista pas. Il lui conseilla :
  
  — Vous feriez bien de vous assurer un alibi à partir de maintenant. Va probablement y avoir du vilain, là-bas, et si les flics mettent leur nez dedans, il vaut mieux que vous soyez parée…
  
  — Merci. Je vais y penser.
  
  — Il ne saura pas que vous nous avez renseignés. Je mettrai ça sur le compte de Monsieur « Ki Tu Se »…
  
  — Je m’en fous bien. Si vous saviez ce que je peux m’en foutre…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  16
  
  
  La pluie s’était mise à tomber vers midi, alors que Hubert ressortait de chez les Sharon après avoir confié Gorgerette à Emmy.
  
  Ils étaient ensuite passés à Stockton Street pour prendre des armes dans leurs bagages, car ils ne pouvaient tout de même pas attaquer la bande des Chinois uniquement avec un couteau et une corde à piano. Hubert avait pris deux pistolets 22 long-rifle et Enrique une mitraillette. Ils étaient tous repartis dans la Ford, laissant la « Corvette ».
  
  Mabel Grove avait manifesté un certain étonnement en apprenant que les deux hommes occupaient le studio voisin du sien.
  
  — Je commence à comprendre beaucoup de choses…
  
  — Nous sommes des types parfaitement organisés, avait répliqué Enrique.
  
  Ils dépassèrent San José et prirent à gauche, au prochain croisement, une route qui se dirigeait vert l’est.
  
  — Nous arrivons bientôt, annonça Hubert. Je vais arrêter la voiture à bonne distance. (Il tourna légèrement la tête vers Mabel.) Vous nous attendrez dedans, il est inutile de vous exposer.
  
  — J’ai peur qu’ils ne tuent ma mère lorsque vous les attaquerez, répliqua-t-elle d’une voix lourde d’angoisse.
  
  — Nous ferons le maximum pour éviter ça, c’est tout ce que je peux vous promettre. Vous parlez français ?
  
  Elle s’étonna.
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — Pas du tout ?
  
  — Je sais dire : Monsieur, Madame, bonjour, bonsoir. C’est à peu près tout. Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  — Pour rien, répondit Hubert.
  
  Et il s’adressa en français à Enrique qui connaissait parfaitement la langue pour avoir vécu des années en France.
  
  — Il faut que nous décidions d’un plan de bataille. Avoir George, n’est pas tout. Il transmet les renseignements à quelqu’un d’autre et c’est ce quelqu’un d’autre que je veux. La tête. Ce « Qui-tu-sais » dont nous a parlé Félice Filbert.
  
  — Si vous croyez qu’il va nous y conduire, vous vous foutez le doigt dans l’œil, Hube. C’est moi qui vous le dis !
  
  Hubert conduisait doucement.
  
  — Je ne pense pas qu’il nous y conduira volontairement, mais il peut le faire sans le vouloir. Donc, première consigne : descendre tout le monde, SAUF l’homme à l’oreille coupée. Compris ? Je crois qu’il vaudra mieux ne pas trop vous servir de votre machine à faire des pointillés, c’est un engin qui manque un peu trop de précision. Laissez-moi faire avec mes 22 ou utilisez votre corde à piano si l’occasion s’en présente.
  
  — Bien, vous avez l’intention de laisser filer le George et d’essayer de le suivre ?
  
  — Non, pas comme ça, Enrique. Il faut d’abord que nous le fassions prisonnier et que nous nous conduisions d’une certaine manière avec lui… Nous lui donnerons l’occasion de s’évader, mais seulement lorsqu’il n’aura plus qu’une idée en tête : joindre M. « Qui-Tu-Sais » par les moyens les plus rapides. Et nous serons aux premières loges, faites-moi confiance. Je vous expliquerai ça le moment venu.
  
  Ils atteignirent un chemin empierré qui montait vers la droite à travers un bois de pins. Une pancarte fixée sur un arbre, à l’angle de la route, indiquait : « TURTLE ROCK ».
  
  — C’est ça, dit Hubert.
  
  Il freina, fit faire demi-tour à la Ford et la rentra en marche arrière dans le sous-bois.
  
  — Je ne vais certainement pas rester ici toute seule, décida Mabel Grove en mettant pied à terre. Si quelqu’un de la bande me trouve là, mon compte est bon.
  
  Hubert réfléchit un court instant.
  
  — Eh bien, venez avec nous. Mais vous resterez assez loin de la maison, derrière un arbre. Pas la peine que vous écopiez une balle perdue et je pense qu’il y en aura quelques-unes.
  
  Hubert retira les clés de contact du tableau et les mit dans sa poche. Enrique vérifiait déjà le fonctionnement de sa mitraillette. Ils partirent en file indienne sur le chemin.
  
  — Pas de bruit, ordonna Hubert. À partir de maintenant, on ne parle plus qu’en cas de nécessité absolue et à voix basse.
  
  Enrique suspendit la mitraillette à son épaule droite par la bretelle et sortit sa corde à piano munie de poignées aux extrémités. Plusieurs fois, avec une rapidité stupéfiante, il fit le geste de décapiter quelqu’un, formant une boude avec le mince fil d’acier, et le tendant brusquement, dzing ! en écartant les bras. Mabel ne put s’empêcher de frissonner. L’Espagnol, avec ses yeux cruels et ses attitudes de danseur, la mettait mal à l’aise.
  
  La pluie tombait toujours, fine et pénétrante. Ils quittèrent bientôt le chemin pour marcher sur le talus, à l’abri des arbres.
  
  Ils aperçurent soudain le rocher en forme, de tortue qui avait donné son nom à la propriété. C’était une grosse masse de pierre polie qui surplombait le chemin. De l’autre côté était la clairière au centre de laquelle s’élevait la maison. Ils atteignirent le rocher.
  
  — Vous resterez ici, murmura Hubert à Mabel. Vous serez très bien.
  
  Suivi d’Enrique, il se glissa sur le roc pour se livrer à une discrète observation des lieux.
  
  La maison était en bois, avec un toit de planches bitumées. Elle était assez vaste, tout de plain-pied, sans sous-sol avait précisé Félice. À dix mètres à gauche, se dressait une sorte de hangar qui servait de remise à voiture ; une Buick noire, d’un modèle ancien, s’y trouvait garée.
  
  Devant la maison, un cèdre énorme s’élevait assez haut. En dessous une table et des chaises métalliques attendaient des jours meilleurs. Ce devait être un coin agréable avec du soleil, mais la pluie gâchait tout.
  
  — Nous allons faire le tour pour chercher l’ouverture, murmura Hubert.
  
  Ils partirent sous bois laissant Mabel Grove derrière le rocher. Ils progressaient facilement, aussi souples, aussi silencieux que des Indiens sur le sentier de la guerre. Ils arrivèrent derrière le hangar.
  
  — Il faudrait mettre leur trottinette en panne, décida Hubert.
  
  Ils approchèrent, se glissèrent sous la remise dont l’unique ouverture, sans porte, était orientée vers le chemin, donc invisible de la maison. Enrique s’occupa aussitôt de la Buick. Hubert se mit à observer la maison par un des nombreux jours qui existaient entre les planches mal jointes formant les murs du hangar.
  
  Il fit aussitôt une constatation intéressante : il n’y avait pas d’ouverture de ce côté-ci de la maison, qui ne devait sans doute avoir de fenêtres que sur ses deux façades. Inutile de chercher plus loin, c’était par là qu’il fallait approcher. Aucun risque d’être vu, à moins que quelqu’un ne sorte à cet instant précis, ce que la pluie rendait peu probable.
  
  Enrique ayant mis dans sa poche la tête de delco de la voiture, referma doucement le capot et rejoignit Hubert.
  
  — On peut y aller par là. Regardez.
  
  Enrique approuva d’un signe de tête.
  
  — Je vais essayer d’entrer, seul. Vous allez rester dehors pour cueillir ceux qui voudraient s’échapper. Ils viendront certainement vers l’auto, pas besoin de se faire de bile. Mais attention, ne me tuez pas le patron !
  
  — On essaiera, répondit Enrique d’un ton peu convaincu.
  
  Hubert prit un de ses 22, ôta le cran de sûreté et tira la culasse pour faire venir une balle dans le canon. Il s’était longtemps servi d’armes de gros calibre, puis il avait eu l’occasion d’utiliser un 22 long-rifle et avait été séduit par son faible poids, sa maniabilité et surtout par son extraordinaire précision. La balle de 22 était évidemment moins meurtrière qu’une balle de 45, mais un bon tireur pouvait à volonté, et à une distance étonnante, la placer dans une partie vitale s’il voulait tuer, ou dans un membre s’il voulait seulement immobiliser l’adversaire. Le 22 avait réellement une gamme de possibilités très étendue et, avantage supplémentaire, il était relativement silencieux.
  
  Hubert jeta un coup d’œil vers le rocher de la tortue. Mabel Grove était invisible. Il quitta l’abri du hangar et se dirigea vers la maison, bien souple sur ses jambes, prêt à tirer si quelqu’un se présentait.
  
  Il atteignit le mur sans encombre, décida d’explorer d’abord le derrière du bungalow. Alors qu’il tournait le coin, des éclats de voix suivis d’un gros rire lui donnèrent la certitude qu’ils ne s’étaient pas dérangés pour rien.
  
  Une fenêtre… Il risqua prudemment un œil, aperçut un morceau de table, puis le dos d’un homme assez gros qui s’affairait devant un poêle à bois. Ils se préparaient sans doute à manger. Excellent.
  
  Hubert n’essaya pas d’apercevoir les autres. Trop dangereux. Il recula d’un pas, se mit à quatre pattes, passa sous la fenêtre, continua de la même façon devant une porte vitrée qui donnait accès à la cuisine, se redressa un peu plus loin en rasant le mur de rondins.
  
  Une autre fenêtre… C’était une chambre… Prudemment, Hubert l’explora du regard. Vide. Il continua… La fenêtre suivante donnait également sur une chambre. D’après Félice, la maison était composée d’une grande salle de séjour qui ouvrait sur la façade, tenant toute la longueur, de deux chambres et d’une cuisine.
  
  La mère de Mabel Grove, s’ils l’avaient amenée là devait donc se trouver dans cette dernière chambre.
  
  Elle y était. Étendue sur le lit, ficelée et bâillonné avec son manteau et son chapeau. Après s’être assuré qu’elle était seule, Hubert essaya de pousser la fenêtre. Rien à faire. Il ne pouvait pourtant pas briser une vitre sans attirer l’attention des Chinois et il avait bien l’intention de mettre la vieille dame en sûreté, si possible, avant de déclencher ce que Enrique appelait un « fourth of july »(3).
  
  Si toute la bande se trouvait réellement réunie dans la cuisine, il pouvait peut-être entrer par la salle de séjour. Ils n’avaient probablement pas fermé la porte principale.
  
  Hubert continua donc de faire le tour du bungalow. En débouchant devant, il aperçut Enrique qui attendait patiemment à l’entrée du hangar.
  
  Les fenêtres de la salle de séjour étaient beaucoup plus larges que les autres. Hubert explora l’intérieur du regard, avec la même prudence. Personne en vue, mais la porte de la cuisine était entrebâillée.
  
  Tant pis, il fallait y aller. Il avança jusqu’au seuil fait d’une grosse pierre plate, regarda encore à travers les petits carreaux de la porte vitrée. La pièce semblait vide. Hubert décida de risquer le tout pour le tout, tourna la poignée et poussa le battant qui s’ouvrit sans difficulté, sinon sans grincer.
  
  Les autres parlaient fort dans la cuisine. Sans doute avaient-ils bu car ils paraissaient très excités. Hubert entra, referma la porte et traversa vivement la salle sur la pointe des pieds, sans cesser de surveiller l’accès de la cuisine.
  
  Il entra dans la chambre où était la vieille dame, repoussa doucement le battant. Elle le vit et ses yeux exprimèrent une intense surprise. Il porta un doigt à ses lèvres pour lui imposer préalablement le silence et lui ôta son bâillon. Elle ne dit rien, mais ses lèvres ridées tremblaient d’émotion. Il posa son arme sur la table de nuit et sortit son couteau pour couper les cordes avec quoi ils avaient ficelé la vieille dame, à la façon d’un saucisson.
  
  
  
  Il l’aida à se lever, mais elle était absolument incapable de se tenir debout, les liens trop serrés ayant arrêté la circulation du sang dans ses membres.
  
  Il ouvrit la fenêtre, reprit son 22 dans sa main droite et souleva Mrs. Grove dans ses bras. Ainsi chargé, il enjamba l’appui de la fenêtre et se retrouva dehors. Puis il reprit le chemin déjà suivi quelques instants plus tôt…
  
  Enrique l’aperçut et mit sa mitraillette en batterie pour lui faire comprendre qu’il le couvrait. Hubert gagna le sous-bois à reculons, puis pressa le mouvement en direction du rocher de la tortue.
  
  La vieille dame n’avait pas dit un mot. Elle tremblait des pieds à la tête et Hubert entendait ses dents claquer.
  
  — Votre fille est là, murmura-t-il. N’ayez pas peur, vos ennuis sont terminés.
  
  Mabel avait suivi la manœuvre depuis son abri, mais elle eut assez de sang-froid pour ne pas venir au-devant d’eux. Hubert déposa son fardeau contre le gros bloc de pierre et dit à la jeune femme.
  
  — Frictionnez-lui les jambes pour rétablir la circulation : ils l’avaient attachée. Elle n’a pas l’air d’avoir de mal.
  
  Il se redressa. Mabel Grove lui prit la main et le regarda bien droit dans les yeux.
  
  — Merci, murmura-t-elle.
  
  Ce n’était pas une simple formule de politesse. Il répondit par une grimace et s’éloigna pour rejoindre Enrique.
  
  — Ils sont en train de casser la croûte dans la cuisine, expliqua-t-il à son acolyte. Ils ont l’air d’avoir bu un peu. Je crois qu’on peut régler l’affaire très simplement. J’entre par l’intérieur et vous par l’extérieur. Dans la première seconde, nous en descendons chacun un, dans la deuxième, vous couvrez Oreille Coupée et je descends celui qui resté.
  
  Enrique fit la grimace.
  
  — Et si le gars me tire dessus, est-ce que je continue à le couvrir ?
  
  — Non, vous vous planquez derrière le mur. Il sera coincé de toute façon et bien obligé de se rendre.
  
  — J’espère que ça se passera aussi bien que vous le dites, Hube. Je l’espère vraiment.
  
  Hubert ajouta :
  
  — Il faudra agir au même instant, c’est « très important. Je pousserai un « Kiaï » pour donner le signal (4).
  
  — Vous faites bien de le dire, Hube.
  
  Ils partirent ensemble vers la maison, sans prendre de précautions particulières. La pluie avait cessé de tomber. Un bruit de succion accompagnait chacun de leurs pas sur le sol spongieux.
  
  Ils se séparèrent sous le pignon. Maintenant, les dés étaient jetés.
  
  Hubert regarda vers le rocher de la tortue mais ne vit pas les deux femmes. Il pensa que la leçon serait suffisante pour Mabel Grove, car il n’avait toujours pas l’intention de donner l’affaire à la justice et ce qu’avait fait la jeune femme ne méritait tout de même pas la mort.
  
  Il entra dans la salle de séjour, laissa la porte ouverte et se dirigea silencieusement vers la cuisine. Il était bien décontracté et contrôlait parfaitement sa respiration.
  
  Il avait parcouru la moitié du chemin lorsqu’un bruit de chaise interrompit la conversation de la bande. Deux secondes plus tard, la porte de la cuisine s’ouvrit et un jeune Chinois souriant apparut. Hubert avait les poumons pleins. Avant que l’adversaire se fût rendu compte de ce qui arrivait, il lança le « Kiaï » en frappant le sol de son talon.
  
  La distance était trop grande et Hubert n’avait pas eu le temps d’attendre que l’autre fût à la fin d’une expiration. L’effet de choc fut tout de même remarquable. Le Chinois parut frappé d’épouvante et ses cheveux se dressèrent sur sa tête.
  
  Hubert leva son bras armé du 22 et visa entre les deux yeux. Paf ! Un point rouge à la racine du nez. Les cheveux du malheureux retombèrent, puis tout le corps dégringola.
  
  Un vacarme infernal s’éleva aussitôt dans la cuisine, fait de cris et de bruits de chaises renversées. Hubert bondit, attendant à chaque instant le tacata de la mitraillette.
  
  Lorsqu’il atteignit le seuil, un gros Chinois avait ouvert la porte extérieure et sortait à reculons, faisant face à la salle de séjour. Il avait ses deux oreilles, Hubert leva le bras, se demandant ce que fabriquait Enrique… Mais il n’eut pas le temps de tirer. Un cercle de fil d’acier s’abattit soudain sur les épaules du Jaune qui n’eût même pas le loisir de crier. Comme par miracle, sa tête se trouva décollée du tronc, totalement, et roula sur le sol.
  
  Enrique était en grande forme.
  
  Le corps décapité resta encore debout cinq ou six secondes et ce spectacle était si stupéfiant qu’un silence de mort régna sur les lieux pendant ce temps. Puis, le corps s’écroula en pivotant, rejetant un flot de sang par l’horrible blessure.
  
  Un hurlement ! Puis une rafale de coups de feu, absolument inutile. Un des adversaires était en train de perdre la boule. Hubert entendit nettement la série de déclics annonçant que le chargeur était vide. Il avança un peu et vit le type bondir comme un fou à travers la fenêtre.
  
  — Il le tira au vol, bien qu’il eût dû normalement le laisser à Enrique. Le type hurla de nouveau et s’abattit de l’autre côté dans un vacarme infernal, au milieu d’une cataracte de verre et de bois brisés.
  
  Tacatacata ! Enrique avait eu le réflexe prompt pour changer d’instrument ; de la mandoline à la batterie, le pas était vite franchi. Hubert pensa qu’il n’en restait plus qu’un et que ce devait être Li Tsi Tang, dit George, l’homme à l’oreille coupée.
  
  Celui-là, il ne fallait pas l’abîmer.
  
  — George ! Rendez-vous !
  
  Pas de réponse. Invisible, Enrique cria :
  
  — Attention ! Hube !
  
  Vif comme l’éclair, Hubert se jeta de côté. Juste à temps. Un revolver était apparu un bref instant à l’angle de la porte et s’était mis à cracher. Bang ! Bang ! Bang ! De la grosse artillerie. Des vitres de la porte extérieure du living-room volèrent en éclats. Enrique bondit, ramassa par les cheveux la tête du Chinois qu’il avait décapitée et la projeta sur George en hurlant :
  
  — Banzaï !
  
  Li Tsi Tang ne put se retourner assez vite pour éviter l’abominable projectile. La tête de Wong l’atteignit en pleine figure, et du mauvais côté. Suffoqué, horrifié, aveuglé par le sang, George laissa choir son revolver pour repousser plus vite à deux mains l’horrible chose. Enrique lui arriva dessus comme la foudre et l’assomma d’un crochet du droit, sec, impitoyable.
  
  — Terminé ! lança l’Espagnol.
  
  Hubert entra et connut un instant d’émotion en voyant la figure de George inondée de sang.
  
  — Bon Dieu ! jura-t-il. Vous me l’avez tué !
  
  — Mais non, mais non !
  
  Enrique toucha du pied la tête coupée.
  
  — Je lui ai lancé ça à la figure, c’est tout.
  
  Hubert frissonna. Il n’y avait vraiment qu’Enrique Sagarra pour avoir de pareilles inspirations. Ils soulevèrent le grand corps inanimé de George et le portèrent vers l’évier. Une casserole d’eau lui rendit un aspect plus humain.
  
  — Trouvez-moi de la ficelle, demanda Hubert.
  
  Enrique se mit à fouiller dans les tiroirs, découvrit une pelote de ficelle de cuisine, fine et solide.
  
  — Non, pas ça. Quelque chose de plus gros.
  
  Enrique fronça les sourcils, puis parut comprendre et fila dans le living-room chercher des cordons de rideaux. Hubert se chargea lui-même d’attacher les pieds et les poignets du Chinois et Enrique ne put s’empêcher de constater qu’il s’y prenait curieusement. Quand ce fut fini, ils l’installèrent sur une chaise et une nouvelle casserole d’eau le réveilla.
  
  Hubert regarda son compagnon.
  
  — Vous feriez bien de mettre un peu d’ordre ici, Enrique. Tous ces cadavres qui traînent, ça ne fait pas propre.
  
  L’Espagnol considéra le spectacle avec un air dégoûté.
  
  — Vous avez raison, Hube. Si quelqu’un venait, qu’est-ce qu’il penserait !
  
  Hubert le laissa s’en occuper. Li Tsi Tang semblait avoir repris conscience. Hubert s’assit en coin sur la table et ouvrit son imperméable trempé.
  
  — Pas de chance, George, hein ?
  
  Le Chinois ne répondit pas. Son masque était impassible et ses yeux sans expression.
  
  — Je pourrais vous livrer à la Justice avec un certain nombre d’inculpations, reprit Hubert. Espionnage, assassinats, kidnapping, j’en passe et des meilleures…
  
  Toujours pas de réaction.
  
  — J’ai dit « Je pourrais », vous avez sans doute remarqué. Mais je ne sais pas encore si je vais le faire. Peut-être pas… Cela va dépendre de vous.
  
  Hubert se mit à jouer avec la boucle de la ceinture de son imperméable.
  
  — Après tout, continua-t-il, dans cette histoire vous n’êtes qu’un jobard. Votre patron ayant estimé que vous dépassiez les bornes a préféré vous livrer en échange d’une promesse d’impunité plutôt que de sombrer avec vous. C’est compréhensible, c’est humain, mais ce n’est pas très chic… J’ai cru comprendre que vous lui aviez rendu pas mal de services, à cet homme, non ?
  
  Quelque chose avait changé dans l’expression, ou plutôt dans le manque d’expression du visage de Li Tsi Tang ; c’était à peine perceptible, mais Hubert comprit qu’il était touché.
  
  — Un type comme vous, George, a une certaine valeur, c’est indéniable. Ce qui vous a manqué, c’est un chef à la hauteur pour vous empêcher de faire les bêtises de ces derniers jours. Votre patron pense que vous êtes bon à mettre à la poubelle, moi… je crois que vous êtes récupérable.
  
  Une étincelle brilla dans les yeux sombres du Chinois.
  
  — Allez vous faire… ! gronda-t-il.
  
  Hubert prit un air réprobateur.
  
  — Allons ! Allons ! George… Ne soyez pas grossier. Nous pouvons discuter gentiment, sans nous fâcher. Je vous propose un arrangement, vous êtes libre d’accepter ou non, de choisir entre… la vie et la mort ; car c’est bien de cela qu’il s’agit en définitive.
  
  Il se leva, fit le tour de la table, sans se presser, reprit la même attitude, à la même place. Enrique sortait le dernier cadavre, celui du living-room.
  
  — Récapitulons sans nous énerver, George. Vous refusez ma proposition et je suis obligé de vous descendre… Vous acceptez et vous gardez non seulement la vie sauve, mais encore votre liberté, sous contrôle, évidemment.
  
  — Je préfère crever ! répliqua froidement le Chinois. Je ne suis pas à vendre.
  
  Hubert soupira.
  
  — Vous êtes encore sous le coup de l’émotion, George, et cela vous empêche de réfléchir sainement. Je vais vous laisser tranquille un moment… Pesez bien le pour et le contre, c’est important.
  
  Hubert sortit dehors. Enrique revenait du sous-bois. Hubert alla au-devant de lui.
  
  — À votre tour, mon vieux. Ne cherchez pas à le cuisiner, proposez-lui simplement de travailler pour nous. Il est tout à fait contre, je vous préviens. À la fin, faites semblant de vous fâcher. Inventez quelque chose qui le mette vraiment en fureur. Puis repassez-le-moi. Je vais voir les femmes.
  
  Il s’éloigna. Enrique regagna la cuisine. Li Tsi Tang était immobile sur sa chaise, mais l’Espagnol pensa que ce ne devait pas être depuis longtemps ; il avait déjà dû essayer de se libérer.
  
  — Alors, Face de melon ? On fait la fine bouche ? On crache sur les propositions du patron ? T’es dingue, ou quoi ?
  
  Li Tsi Tang grinça des dents.
  
  — Ne m’appelez pas Face de melon, grogna-t-il.
  
  Enrique se mit à rire.
  
  — Sans blague ! Je t’appellerai comme ça me plaira, mon petit vieux, et tu ne pourras pas m’en empêcher.
  
  Il s’appuya des fesses au bord de la table et remonta la mèche rebelle qui pendait sur son front.
  
  — Moi, à ta place, reprit-il, j’hésiterais pas une seconde. La vie, mon vieux, c’est quelque chose d’irremplaçable. Oui, je sais, vous autres, Chinois, n’avez pas les mêmes conceptions que nous sur la question… Mais, toi, tu es un Chinois évolué, tu ne dois plus croire ces trucs-là. Qu’est-ce que ça peut bien te foutre de travailler pour nous ? Et même si ça t’emmerde vraiment, est-ce que ça ne vaut pas la vie sauve, hein ?
  
  Li Tsi Tang regardait Enrique avec un mépris si profond, si évident, que l’Espagnol en fut réellement vexé.
  
  — Ça va ! continue de jouer au con ! Ça te va bien ! Et je serai très heureux, personnellement, de t’envoyer rejoindre tes ancêtres, Face de melon !
  
  Le Chinois essaya de se lever pour bondir sur Enrique, mais ne put y arriver il était gris de colère.
  
  — Ne m’appelez pas comme ça !
  
  Enrique se mit à rire, un rire insultant. Puis il eut une de ces idées de génie qui lui étaient particulières. Il sortit de sa poche l’oreille desséchée de Li Tsi Tang et la montra au Chinois incrédule.
  
  — Tu connais ça, Face de melon ?
  
  Il crut que le Jaune allait tomber en syncope et se mit à ricaner.
  
  — On a été chez toi, évidemment. T’as une femme courageuse, rien à dire. Quand j’ai trouvé cette oreille, j’ai tout de suite pensé que c’était la tienne puisqu’on nous avait dit qu’il t’en manquait une. Elle a voulu m’empêcher de la prendre. Une vraie tigresse ! (Il imita la voix de Félice.) Il vous tuera pour ça ! qu’elle m’a dit. Tu te rends compte ?
  
  Le visage du Chinois était devenu couleur de plomb. Il éructa avec difficulté :
  
  — Je… Je vous tuerai ! Oui ! Je vous tuerai !
  
  Enrique se redressa et recula de deux pas.
  
  — Ma parole, se moqua-t-il, il est vraiment fâché !
  
  Puis il regarda l’oreille racornie avec une mine gourmande.
  
  — C’est peut-être pas mauvais, ce truc-là ? Ça vaut peut-être l’oreille de porc ?
  
  Il prit une salière sur la table et saupoudra la relique. Puis, d’un seul coup, il fourra toute l’oreille dans sa bouche et se mit à mastiquer.
  
  Le Chinois poussa un hurlement sauvage et se projeta en avant de toutes ses forces. Mais, pieds et mains liés, il était paralysé. Enrique le regarda s’écrouler devant lui et continua de mastiquer imperturbablement, malgré le dégoût qui lui soulevait le cœur.
  
  — C’est dur, apprécia-t-il. Aurait fallu la faire tremper.
  
  Conscient de son impuissance, le Chinois avait fermé les yeux et ne bougeait plus. Il ne voulait plus voir ça. Enrique en profita pour cracher discrètement le morceau dans sa main et l’expédier dehors par la fenêtre. Puis il prit un verre sur la table et l’emplit de bière.
  
  — À la tienne, Face de melon. C’était pas si mauvais que ça, je te retiens l’autre.
  
  Il but d’un trait, puis sortit pour retrouver Hubert. Il avait accompli sa mission.
  
  Hubert avait été chercher la Ford. Il aidait Mabel à y installer sa mère lorsque Enrique arriva.
  
  — Je crois qu’il est à point, Hube, annonça l’Espagnol.
  
  Hubert le regarda.
  
  — Qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes tout pâle.
  
  Enrique se frotta l’estomac.
  
  — Des ennuis de digestion.
  
  Il ajouta en français, pour ne pas être compris des deux femmes.
  
  — J’ai bouffé son oreille devant lui. Je crois que ça l’a vraiment fâché.
  
  Hubert ne trouva rien à répondre. Cet Enrique n’avait pas fini de l’étonner. Après un temps, il dit :
  
  — Bon, je vais y aller.
  
  Puis, aux femmes.
  
  — Vous pouvez partir maintenant. Nous rentrerons avec la voiture qui est dans la remise.
  
  Mabel demanda :
  
  — Je vous reverrai ?
  
  — Ce soir, chez vous. Attendez-moi. Nous avons encore à parler.
  
  — Je vous attendrai.
  
  Enrique, qui la regardait, se dit que Hubert avait gagné le coquetier et en conçut une certaine amertume qu’il se dépêcha de chasser, ayant horreur des complications de ce genre. La Ford démarra.
  
  — Allez remettre la Buick en état de marche, Enrique. Et videz le coffre s’il y a quelque chose dedans.
  
  Hubert se dirigea tout droit vers la maison et passa par le living-room pour gagner la cuisine. Li Tsi Tang était toujours à terre, mais il avait roulé jusque sous la fenêtre. D’un coup d’œil, Hubert vit que les cordes étaient déjà bien relâchées. Il ne dit rien, mais décida de se tenir à distance.
  
  — Vous êtes tombé ? s’étonna-t-il.
  
  Il sortit un des 22 et se mit à jouer avec.
  
  — Mon associé me dit que vous faites toujours la mauvaise tête. Avez-vous réfléchi ?
  
  Le Chinois ne répondit pas.
  
  — Vous n’êtes pas bavard, George. Beaucoup moins que monsieur « Ki Tu Se » !
  
  Le nom était lâché. Maintenant, Li Tsi Tang ignorant que Félice avait parlé, ne pouvait plus douter que son chef l’avait réellement livré pour assurer sa propre impunité. L’expression fugitive qui éclaira les yeux sombres du Chinois rassurèrent Hubert sur le résultat de sa manœuvre.
  
  Il posa le 22 sur la table, d’un geste d’apparence machinale, et marcha vers la porte en ajoutant :
  
  — Ce « Ki Tu Se », décidément, ne méritait pas un collaborateur de votre trempe, George.
  
  Il s’immobilisa sur le seuil, fit un grand geste du bras vers la droite et cria dans le vide :
  
  — J’arrive !
  
  Il fit un pas en arrière et regarda le Chinois.
  
  — Je vais aider mon associé à enterrer vos amis. Nous avons creusé un trou là-bas (d’un mouvement de tête, il indiqua la direction opposée à celle du hangar). Je reviens dans dix minutes, réfléchissez encore. La vie avec nous, ou la mort. C’est important, George.
  
  Il sortit et partit à droite.
  
  La pluie s’était remise à tomber.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  17
  
  
  Li Tsi Tang n’attendit pas longtemps. À peine les pas de Hubert eurent cessé de se faire entendre, il se remit sur le ventre et continua de se contorsionner pour libérer ses mains.
  
  Une fureur terrible durcissait tout son corps et paralysait son cerveau. Il n’était plus qu’une idée une seule idée noyée dans sa chair crispée : retrouver Monsieur « Ki Tu Se » qui l’avait vendu et se venger.
  
  Il ne lui fallut guère plus de quelques minutes pour sortir ses poignets des liens qui les enserraient. Cette espèce de grand type qui paraissait si sûr de lui aurait mieux fait d’apprendre comment on doit attacher un prisonnier pour ne lui laisser aucune chance d’évasion.
  
  Les mains libres, le Chinois s’assit, ramena ses jambes vers lui et détacha ses pieds. D’un bond, il fut debout. Les cordes n’ayant pas été serrées, ses membres n’étaient pas ankylosés.
  
  Ce fut alors qu’il aperçut le 22 sur la table, entre deux assiettes. Il en éprouva un choc et perdit quelques secondes à considérer l’automatique avec méfiance, craignant un piège. Puis il se souvint du geste machinal de l’Américain posant l’arme à cet endroit. Il était parti sans penser à la reprendre…
  
  Incroyable, mais vrai. Li Tsi Tang s’empara du 22 avec précaution, tira légèrement sur la culasse… Il y avait une balle dans le canon et le cran de sûreté n’était même pas mis. Une expression de joie sauvage déforma le visage maigre du Chinois. Il pensa un instant à rejoindre les deux imprudents dans le sous-bois pour leur régler leur compte. Il y renonça aussitôt. Le petit brun avait une mitraillette et s’ils l’entendaient approcher…
  
  Non, l’ordre des urgences commandait d’aller trouver d’abord M. « Ki Tu Se », cet abominable traître, pour lui faire payer son crime. Les autres, il ne risquait pas de les perdre. Ils se lanceraient automatiquement à sa poursuite et il n’aurait qu’à les attendre, à l’endroit et au moment les plus propices.
  
  Il sortit prudemment, après avoir observé les alentours. Tout paraissait tranquille et désert sous la pluie. Il fila vers le hangar, monta dans la vieille Buick, posa l’automatique près de lui, tira le starter, puis le démarreur. Le moteur se mit aussitôt à ronfler. Pas question de lui donner le temps de chauffer. Sans repousser le starter, le Chinois sortit en marche arrière et repartit en accélérant à fond à travers la clairière.
  
  Il arriva au bout du chemin à une vitesse excessive et faillit bien manquer le virage. La fureur était toujours si forte en lui que la peur qu’il en éprouva ne le rendit pas plus prudent. Il continua de foncer comme un fou.
  
  Il n’y avait pas plus de vingt kilomètres entre « Turtle Rock » et l’endroit habituel des rendez-vous avec Monsieur « Ki Tu Se ». Li Tsi Tang parcourut la distance en moins d’un quart d’heure et arrêta la voiture sur le bas-côté après lui avoir fait faire demi-tour, car les instructions données à l’origine par M. « Ki Tu Se » précisaient bien que l’auto, venant de San Francisco, devait être dirigée vers le sud.
  
  Il n’y avait plus qu’à attendre. M. « Ki Tu Se » viendrait-il ? Au fond de lui-même, Li Tsi Tang en doutait. Après l’avoir livré aux chasseurs d’espions américains pour assurer sa propre sécurité, le Chef estimerait peut-être inutile de venir lui parler. Mais Li Tsi Tang désirait tellement que Monsieur « Ki Tu Se » vînt se livrer à sa vengeance qu’il refusait de penser à un possible échec. Et puis, pressé par le temps, il n’avait pas d’autre moyen de joindre cette vermine.
  
  Il resta là, toujours terriblement tendu, écoutant le sang battre à ses tempes, regardant autos et camions passer en chuintant, laissant les essuie-glaces fonctionner et se laissant fasciner par leur va-et-vient régulier. Il ne pensait pas ; il désirait seulement, de toutes ses forces, que le Chef descendît de son repaire pour venir aux nouvelles.
  
  Il attendait depuis vingt minutes environ lorsqu’une Chevrolet noire vint s’immobiliser doucement à vingt mètres en arrière.
  
  Li Tsi Tang sentit son cœur faire un bond, puis continuer de battre sur un rythme accéléré. Il glissa le 22 dans la poche droite de son pantalon et descendit en gardant la main dessus. Le chauffeur de la Chevrolet avait mis pied à terre et venait vers lui. Un simple coup d’œil à l’intérieur de l’autre voiture et une terrible déception s’abattit comme un filet sur Li Tsi Tang. Monsieur « Ki Tu Se » n’était pas venu.
  
  — Le chef n’est pas là ? demanda-t-il d’une voix tremblante de colère.
  
  — Non, répondit l’autre. Je lui transmettrai ce que vous avez à dire.
  
  Un gros camion passa en grondant et les éclaboussa. Li Tsi Tang fit entendre un rire sardonique et sortit brusquement son arme.
  
  — Ne bougez pas ! ordonna-t-il. Si vous bougez, je vous tue.
  
  Stupéfait, le chauffeur chinois leva légèrement les mains.
  
  — Vous allez me conduire auprès du chef, ordonna Li Tsi Tang. Il faut que je le voie. Si vous refusez, je vous tue immédiatement.
  
  L’autre bredouilla, soudain réellement effrayé :
  
  — Vous êtes fou !
  
  — Ne discutez pas, reprit Li Tsi Tang d’une voix qu’il avait peine à contrôler. Nous allons prendre ma voiture. Vous allez conduire.
  
  Il le contourna, le poussa vers la Buick et le fit monter du côté droit.
  
  — Poussez-vous. Prenez le volant.
  
  Il monta ensuite, referma la portière.
  
  Allez-y.
  
  Le chauffeur essaya de protester.
  
  — Je ne peux pas. Le chef me punira.
  
  — Si vous ne m’obéissez pas, je vous tue tout de suite. Choisissez.
  
  Un autocar bondé de voyageurs passa à cet instant, puis deux voitures dont une essayait de doubler l’autre. Le chauffeur de Monsieur « Ki Tu Se » capitula :
  
  — Le chef vous fera payer ça très cher.
  
  — Ne vous en faites pas pour ça. En route !
  
  La voiture démarra. Le chauffeur attendit un trou dans la circulation pour faire demi-tour. À deux milles vers le nord, il prit à droite une route qui s’élevait vers les collines.
  
  Li Tsi Tang ne disait plus rien et l’autre n’avait pas envie de parler. Lorsque, après cinq minutes, la vieille Buick quitta la route pour s’engager sur un chemin sablé soigneusement entretenu, Li Tsi Tang se redressa sur le siège et caressa doucement le canon long du 22.
  
  La voiture arriva dans une grande cour en demi-lune qui s’étendait devant une grande maison blanche d’aspect cossu, Li Tsi Tang remit son arme dans la poche droite de son pantalon, sans la lâcher.
  
  — Vous allez me conduire au chef, ordonna-t-il, directement. Si vous tentez quoi que ce soit pour le prévenir, je vous tue immédiatement. Ne l’oubliez pas.
  
  Vert de peur, le chauffeur descendit, contourna le capot sous le regard implacable de Li Tsi Tang et marcha vers le perron.
  
  À cet instant, un des battants de la grande porte vitrée s’ouvrit en haut des marches. Drapé dans une somptueuse robe chinoise, Monsieur « ki Tu Se » apparut.
  
  — Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il sévèrement.
  
  Li Tsi Tang aurait aimé pouvoir lui faire un long discours afin de lui expliquer les raisons de son geste, mais les circonstances ne s’y prêtaient guère. Monsieur « Ki Tu Se » ne devait pas vivre seul dans sa grande maison, d’autres hommes pouvaient intervenir d’un instant à l’autre.
  
  Li Tsi Tang sortit le 22 de sa poche, visa le gros corps du « traître » et pressa la gâchette. Paf… Paf !…
  
  Monsieur « Ki Tu Se » sursauta, puis sa main plongea sous sa robe et en ressortit armée. Étonné de ne pas le voir tomber, Li Tsi Tang visa plus soigneusement, à la tête, et tira une troisième fois. Paf !
  
  Bang ! répondit l’automatique de Monsieur « Ki Tu Se » décidément invulnérable. Li Tsi Tang éprouva un grand choc dans la poitrine. Il sentit le 22 s’échapper de ses mains, mais ne l’entendit pas tomber. Tout se brouilla devant lui. Pendant un court instant encore, il vit son chef toujours debout au sommet des marches, comme à travers des jumelles mal réglées. Puis il constata, de façon plutôt détachée, que quelque chose le brûlait à l’intérieur. La cour de sable se mit à basculer brutalement et lui sauta au visage…
  
  Un silence de mort plana un moment sur les lieux. Puis le chauffeur fit quelques pas vers le perron et tenta d’expliquer :
  
  — Il m’avait menacé de me tuer si je ne l’amenais pas ici…
  
  Monsieur « Ki Tu Se » répliqua d’une voix glacée :
  
  — Nous réglerons cela tout à l’heure. Mets-le dans sa voiture et emmène-le au garage. Puis reviens me voir immédiatement. Nous avons à causer.
  
  Le chauffeur regarda son maître rentrer dans la maison. Puis il ouvrit la portière arrière de la vieille Buick et y fit passer le corps de Li Tsi Tang qui perdait son sang par un trou dans la poitrine. Il ramassa aussi le 22, dont le patron du Tsingtao s’était si mal servi et reprit le volant pour conduire la voiture au garage qui se trouvait à cent mètres de là, séparé de la maison par un rideau de verdure.
  
  Après quoi, il prit la direction des cuisines, estimant qu’il avait bien besoin d’un petit verre d’alcool, avant d’affronter la colère de son patron.
  
  
  -:-
  
  Hubert jeta un dernier regard par l’un des deux aérateurs fixés en bas et de part et d’autre du couvercle de la malle.
  
  — Je crois qu’on peut sortir, murmura-t-il.
  
  Enrique ne répondit pas. Il était trop occupé à lutter contre une crampe qui menaçait de devenir intolérable. Hubert fit jouer le verrou de la malle avec la pointe de son couteau et souleva doucement la porte.
  
  — Ouf ! fit-il, je commençais à souffrir de claustrophobie.
  
  Il sortit prudemment, courbé en deux et se frottant les reins, puis aida Enrique qui semblait fort mal en point. Ils passèrent un bon moment tous les deux à se frictionner, à remuer bras et jambes. Puis Enrique jeta un regard vindicatif vers la malle de la Buick dans laquelle ils venaient de passer près d’une heure, recroquevillés l’un sur l’autre.
  
  — Ne me demandez jamais plus de faire une chose pareille, Hube. Je préfère donner ma démission.
  
  Il récupéra sa mitraillette, referma le couvercle.
  
  — Heureusement qu’il y avait ces aérateurs, sans quoi…
  
  Hubert le regarda.
  
  — Ce sont précisément ces aérateurs qui m’en ont donné l’idée. S’ils n’avaient pas existé, j’aurais trouvé un autre moyen. Il fallait non seulement pouvoir respirer, mais aussi voir ce qui se passait, et surtout le trajet suivi.
  
  Enrique exécuta quelques flexions.
  
  — Encore cinq minutes, dit-il, et je suis prêt pour donner l’assaut.
  
  Hubert répondit doucement.
  
  — Il n’y aura pas d’assaut, Enrique. Nous allons partir maintenant, bien sagement…
  
  Enrique le considéra avec une incrédulité manifeste.
  
  — Qu’est-ce qui vous arrive ?
  
  — Rien, répondit Hubert. Nous avons lessivé le réseau de George et nous sommes arrivés ensuite à la tête ; c’est parfait. Qu’est-ce qui se passerait si nous lessivions aussi Monsieur « Ki Tu Se » et ses proches collaborateurs ? L’Organisation dont dépend Monsieur « Ki Tu Se » le remplacerait par quelqu’un qui nous serait inconnu et pourrait fort bien le rester longtemps, assez longtemps en tout cas pour porter un sérieux préjudice au Pays. Où serait l’avantage, hein ? Tandis que Monsieur « Ki Tu Se » étant identifié et ne s’en doutant pas, nous pouvons le surveiller étroitement et contrôler ses activités, au besoin nourrir ses informations. Compris ? C’est ce qu’on appelle le régime de la « Longue Corde ».
  
  — Je comprends, dit Enrique en ravalant sa déception.
  
  — J’en suis heureux. Si vous le voulez bien, nous allons maintenant quitter ces lieux inhospitaliers avec le plus de discrétion possible…
  
  Ils s’éloignèrent sans se presser, tournant le dos à la maison. Enrique remarqua doucement :
  
  — Tout de même, ce George était un foutu mauvais tireur !
  
  Un sourire cruel retroussa les lèvres pleines de Hubert.
  
  — Peut-être pas, répliqua-t-il, mais j’avais enlevé les balles des quatre premières cartouches du chargeur. Je voulais laisser une chance suffisante à Monsieur « Ki Tu Se »…
  
  Enrique le regarda et se mit à rire, ravi.
  
  — Vous m’en direz tant ! Hube…
  
  Ils arrivèrent sur la route.
  
  — On va faire du stop ? questionna l’Espagnol.
  
  — On va prendre un car, tout simplement.
  
  Enrique se mit à siffloter. Hubert remarqua :
  
  — Vous devriez cacher ce truc sous votre imperméable, Monsieur. Nous ne sommes pas à Chicago.
  
  Enrique prit un air confus.
  
  — Excusez-moi, répondit-il, je suis impardonnable.
  
  Et il cacha sa mitraillette.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  Hubert entra dans le living-room. Samy, le chat birman, fila sous le canapé. Mabel Grove, étourdissante de séduction, était vêtue d’un pyjama de soie bleu ciel qui moulait ses formes avec beaucoup d’indiscrétion. Elle fit asseoir Hubert et s’installa dans un autre fauteuil, exactement en face. Elle avait négligé de boutonner son pyjama jusqu’en haut et ses seins étonnants, en forme de poire, respiraient assez librement.
  
  — Maman est là-haut, dit-elle à voix basse. Elle se repose.
  
  Hubert la regardait et se disait qu’elle était vraiment sensationnelle sous la lumière tamisée de la lampe qui l’éclairait de côté. Vraiment dommage qu’une fille pareille fût capable de créer de tels ennuis. Car, en fin de compte, tout était de sa faute…
  
  — Je ne sais comment vous remercier, murmura-t-elle les yeux brillants d’admiration. Vous êtes un homme extraordinaire !
  
  — Je devrais vous faire mettre en prison, répliqua-t-il d’un ton dubitatif. Je le devrais, mais je me demande si je vais le faire… Êtes-vous vraiment inamendable ?
  
  Elle leva ses sourcils en accent circonflexe, passa une main négligente dans son décolleté, à la recherche d’une bretelle inexistante.
  
  — Qu’est-ce que vous en pensez ? questionna-t-elle avec une inimitable expression de candeur dans ses yeux magnifiques.
  
  Il fit semblant de réfléchir, bien qu’il sentît sa température monter de seconde en seconde.
  
  — Je crois que vous avez besoin de recevoir des leçons de morale, répondit-il. Mais il vous faudrait un bon professeur.
  
  Elle se pencha légèrement en avant et se mouilla les lèvres.
  
  — Un bon professeur, répéta-t-elle. Tout est là, évidemment.
  
  — Évidemment.
  
  Ils se regardèrent un instant. Hubert sentit ses doigts de pied se mettre en éventail. Elle dit, comme pour elle-même.
  
  — Si vous pouviez vous en charger…
  
  Il se leva, les oreilles bourdonnantes. Elle en fit autant et le laissa approcher.
  
  — Mon associé est retourné à l’hôtel, dit-il. Moi je crois que je vais encore dormir cette nuit à côté.
  
  — Seul ?
  
  Il la prit aux épaules et l’attira contre lui.
  
  — Qu’en pensez-vous ?
  
  Elle approcha lentement sa bouche humide de la sienne.
  
  — Je pense que Maman a besoin de tranquillité… Et que nous pourrions commencer tout de suite les cours de morale… ?
  
  Leurs bouches s’étaient rejointes. Samy lança un miaulement déchirant.
  
  Trop tard. Mabel ne pouvait plus l’entendre.
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Quartier chinois de San Francisco, la plus importante colonie jaune en dehors d’Asie. Possédé un standard téléphonique en langue chinoise.
  
  2 « Spillmg the beans », équivalent en argot américain de « se mettre à table ».
  
  3 Expression d’argot américain désignant une fusillade en règle, par analogie avec les formidables feux d’artifice qui se tirent aux U.S.A. le 4 juillet, jour de la fête nationale.
  
  4 Cri de combat que poussaient les anciens Samouraï et dont le secret s'est perpétué parmi les adeptes du jiu-jitsu. Lancé par un spécialiste à une distance convenable, il peut provoquer chez l’adversaire une syncope mortelle ; crée toujours un choc émotionnel.
  
  
  
  
  
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