Jean Bruce : другие произведения.

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  OSS 117
  
  répond toujours
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Mais que meurent, puisque telle est
  
  leur destinée, ceux qui marchent le regard tourné vers le passé.
  
  Paul-Émile Victor.
  
  
  
  
  
  Hubert eut Soudain l’impression que quelque chose n’allait pas. Impossible de définir quoi. Il n’y avait pas douze heures qu’il se trouvait à Thulé, et pas dix minutes qu’il était entré pour la première fois dans la salle de jeu du mess des officiers de la base polaire. Il se tourna vers la très jolie Karin Winther, épouse de l’officier de liaison Danois, et retint ce qu’il allait dire…
  
  Karin Winther était tendue, comme aux aguets. Paupières luisantes à demi baissées sur ses magnifiques yeux verts, narines dilatées, elle semblait flairer l’atmosphère d’inquiétude qui flottait dans la grande salle sans fenêtres.
  
  Il y avait là une quarantaine d’officiers ou assimilés, agglutinés par petits groupes autour des tables rectangulaires, des appareils de « Ping-foot » et des deux billards. Une quarantaine qui était loin de faire du bruit comme quarante. Pourquoi parlaient-ils à voix contenue, presque basse ? Pourquoi n’avait-on entendu aucun éclat de rire depuis dix bonnes minutes ?
  
  Hubert demanda d’un ton neutre :
  
  — Sont-ils toujours aussi calmes ?
  
  Karin Winther sursauta, se tourna vers lui, sérieuse :
  
  — Non, bien sûr. Je ne sais pas ce qu’ils ont ce soir…
  
  Elle secoua ses cheveux blonds bouclés et forma un sourire. Un sourire qui n’était pas spontané.
  
  — Ils doivent être fatigués, reprit-elle. Le climat est épuisant et le vent a soufflé avec violence depuis une dizaine d’heures…
  
  Sans attendre de réponse, elle reporta son attention vers la table, assez proche, où le capitaine Ole Winther, son époux, jouait au bridge, associé au colonel Virgil Hilton, commandant de la base polaire. Leurs adversaires étaient le commandant Gérald Brodie, chef de la section du « C.I.C. » et son adjoint le lieutenant Jimmy Bellows.
  
  Un peu plus loin, deux hommes discutaient, accoudés à une extrémité du bar, près du poste radio qui diffusait en sourdine une musique douce. Il y eut, sur la gauche, un bref remue-ménage provoqué par la chute d’une boule de billard sur le parquet. Un sous-lieutenant aux cheveux rouges lança une plaisanterie obscène qui tomba à plat. Quelques hommes regardèrent Karin Winther, vaguement gênés. Hubert se demanda si le malaise ambiant n’était pas uniquement dû à cette présence féminine dans un lieu à destination exclusivement masculine. Il s’enquit :
  
  — Venez-vous tous les soirs, ici ?
  
  Elle bougea sur sa chaise, cessa de s’intéresser aux joueurs de bridge.
  
  — Pratiquement, oui. Excepté quand je me sens trop fatiguée.
  
  Donc, ce n’était pas ça. Elle poursuivit, comme devinant sa pensée.
  
  — Au début, je me sentais terriblement gênée, au milieu de tous ces hommes. Heureusement Betty Donovan vient quelquefois me tenir compagnie…
  
  — Qui est Betty Donovan ?
  
  — Elle dirige le Service Social. Nous sommes, elle et moi, les seuls représentants du sexe faible à Thulé.
  
  Elle rit, amusée.
  
  — Deux femmes contre sept mille hommes. Qu’est-ce que vous en pensez ?
  
  — Je pense que ça ne doit pas toujours être très drôle.
  
  — Non, admit-elle. Il n’y avait pas deux semaines que nous étions ici lorsque j’ai été assaillie dans la rue par trois énergumènes. Un sergent, qui arrivait en voiture, a dû tirer pour me dégager. Depuis ce jour-là, le colonel Hilton a décidé que je ne pouvais plus sortir sans escorte. Dès que je mets le nez dehors, un « M.P. » armé jusqu’aux dents veille sur ma sécurité. Au début, je trouvais cela insupportable, puis j’ai fini par m’habituer.
  
  Elle soupira et continua :
  
  — Après cet incident, Ole voulait que je retourne à Copenhague. J’ai refusé. Je préfère être avec lui, même ici.
  
  Hubert la considéra avec une lueur d’estime amusée dans le regard.
  
  — Cela fait combien de temps que vous êtes ici ?
  
  — Huit mois. Nous avons encore quatre mois à tenir.
  
  — Votre mari était volontaire ?
  
  — Oui. La solde, ici, est considérable. Il gagne en un mois ce qu’il touchait en un an au Danemark. Et nous ne dépensons pratiquement rien.
  
  Elle battit des cils et son visage au teint laiteux se colora légèrement :
  
  — Nous voulons acheter une maison. A Copenhague, nous vivons chez mes parents… C’est très bien… évidemment, dans Gothersgade, sur le parc. Mais Ole n’apprécie pas les joies de la cohabitation avec les beaux-parents.
  
  Elle sourit malicieusement.
  
  — Je le comprends très bien.
  
  Se leva.
  
  — Excusez-moi, dit-elle, je reviens tout de suite.
  
  Et marcha vers son mari que les cartes semblaient fasciner. Karin Winther était une très jolie femme. Blonde, élancée, d’apparence un peu frêle, elle avait beaucoup de charme. Hubert pensa que tous les hommes de la base devaient rêver d’elle, de façon plus ou moins convenable. Elle était assez intelligente pour en être consciente et il se demanda quel effet cela pouvait lui faire.
  
  Il la vit se faire donner une cigarette par son mari. Le commandant Brodie lui offrit du feu. Elle revint sans hâte, agréablement moulée dans un pantalon de velours noir et dans un pull blanc à col roulé, et reprit sa place sur la chaise voisine de celle de Hubert.
  
  — Je n’ai pas très bien compris ce que vous veniez faire ici, Monsieur Botsford. Est-ce indiscret ?
  
  Hubert, fatigué par le voyage et le brusque contact avec le froid polaire, regarda machinalement derrière lui avant de se souvenir que c’était lui : « Monsieur Botsford. » Bill Botsford, gradué du « Long Island Psychical College », psychanalyste officiel de l’armée.
  
  — Je suis venu étudier la façon dont les hommes s’adaptent ici au climat polaire et… au manque de femmes. Ce sont des conditions assez extraordinaires pour valoir d’être étudiées de près…
  
  — Bien sûr, approuva-t-elle. Je me suis souvent demandé comment il pouvait y avoir si peu d’histoires… d’histoires graves, évidemment. Il est vrai que le colonel Hilton maintient une discipline de fer…
  
  Le lieutenant Jimmy Bellows se leva et quitta la table de bridge. Il hésita un instant et vint vers eux. C’était un solide gaillard de plus d’un mètre quatre-vingt, avec une tête de boxeur au nez cassé et des cheveux châtains coupés en brosse. L’air d’une brute, relativement sympathique.
  
  Il s’arrêta à deux pas et dit avec un rire sarcastique :
  
  — Alors, Karin ? On flirte avec le nouveau ?
  
  La jeune femme répondit doucement :
  
  — Bien sûr, Jimmy. La partie est finie ?
  
  — Non. Je fais le mort. J’en avais marre. Faut que je me dégourdisse les jambes. Si vous n’aviez pas pris le Doc en charge, je vous aurais proposé un petit tour sous les frondaisons du parc !
  
  Il éclata d’un rire sonore, content de sa plaisanterie, et tourna les talons pour marcher vers le bar.
  
  — J’ai rarement vu un garçon aussi mal élevé, murmura Karin Winther. Il est insupportable…
  
  — Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de gentlemen ici, répliqua Hubert. Pour venir dans ce bled d’enfer, il faut avoir tué Père et Mère comme disent les Français. Ce n’est pas un endroit pour enfants de chœur.
  
  — En tout cas, reprit la jeune femme, celui-là s’adapte magnifiquement. Regardez-le…
  
  Jimmy Bellows avait rejoint les deux hommes qui discutaient près du poste radio et se mêlait à leur conversation.
  
  — Qui sont les deux autres ? s’enquit Hubert.
  
  — Le civil aux cheveux noirs bouclés est David Bernhardt. C’est un ingénieur de l’« U.S. Weather Bureau ». Il a dirigé la mise en place de toutes les installations radio et météo de la base. L’autre est le lieutenant-médecin Stanley Norman, chef du Service de Santé. On le voit rarement ici. C’est un sauvage. On le voit plus rarement encore discuter. D’habitude, il ne dit pas un mot… Tenez ! Voilà Jimmy qui fait des siennes !
  
  Bellows, rouge de colère, avait saisi Norman par le col de son blouson et le secouait en braillant des mots incompréhensibles. Bernhardt intervint et la façon dont il le fit indiqua à Hubert que l’ingénieur était doué d’une force herculéenne. Il attrapa simplement Bellows par l’épaule, le souleva et le reposa un mètre plus loin, l’obligeant à lâcher le médecin qui semblait plus effrayé que furieux.
  
  — Jimmy ! On vous attend !
  
  C’était le colonel Hilton, qui rappelait ainsi à l’ordre le trop bouillant lieutenant de Renseignements.
  
  Jimmy Bellows hésita un court instant, puis regagna sa place. Sans dire un mot, il prit les cartes qui lui avaient été servies.
  
  — Un pique, annonça Brodie imperturbable.
  
  David Bernhardt et Stanley Norman avaient repris la discussion interrompue par l’irruption de Bellows. Mais une excitation nouvelle les habitait et Hubert se demanda de quoi ils pouvaient bien parler avec tant d’animation. Il allait faire part de sa curiosité à Karin Winther lorsque, brutalement, sans crier gare, David Bernhardt envoya son poing dans la figure maigre de Stanley Norman.
  
  L’ingénieur n’avait pas dû taper bien fort, car le médecin resta debout et parvint même à riposter. Il toucha Bernhardt à l’épaule. Surpris, ce dernier recula d’un pas pour prendre la distance. Déjà, tous se précipitaient pour les séparer. Trop tard. Comme la foudre, le poing de Bernhardt était reparti…
  
  Norman s’écroula, pour le compte.
  
  — Bernhardt ! Vous êtes fou !
  
  C’était le commandant Brodie. Cramoisi, l’ingénieur se secoua pour se débarrasser des quelques mains qui l’avaient agrippé.
  
  — Ça va ! gronda-t-il. Ça ne vous regarde pas !
  
  Le colonel Hilton s’approcha à son tour. Il était de taille moyenne, trapu, grisonnant. Son visage était sec et ses yeux gris et froids ne souriaient jamais. Il était dur, ce que trahissait sa mâchoire carrée et le menton en galoche.
  
  — En tout cas, dit-il de sa voix glacée, cela me regarde, moi. Dites-moi ce qui s’est passé.
  
  Bernhardt se tourna vivement vers lui.
  
  — Non, fit-il, catégorique.
  
  — Vous ne voulez pas le dire devant vos camarades ? C’est bien, je vous attendrai au rapport demain matin à dix heures.
  
  Les yeux noirs veloutés de Bernhardt se rapetissèrent. Il serra les poings, visiblement en révolte ouverte.
  
  — Je n’irai pas.
  
  — C’est un ordre.
  
  — Je m’en fous ! Je ne suis pas militaire !
  
  Le colonel Hilton avala une salive réticente. La façon dont l’ingénieur avait lancé : « Je ne suis pas militaire » équivalait à une insulte. Le commandant de Thulé riposta férocement :
  
  — L’armée n’a que faire de types comme vous ! De toute manière, militaire ou pas, je suis le seul maître ici après Dieu. Je vous attends demain matin. Si vous ne venez pas, vous prendrez le premier avion.
  
  — Allez vous faire foutre !
  
  — Bernhardt ! Allons !
  
  C’était Brodie, conciliant. L’ingénieur le regarda méchamment et lâcha :
  
  — Je vous emmerde ! Tous !
  
  Puis se dirigea vers la sortie. Les hommes s’écartèrent pour le laisser passer. Personne ne lui adressa la parole. Hubert se demanda s’ils étaient hostiles ou non. Aucun visage n’exprimait de sentiment.
  
  Hubert s’aperçut alors que Stanley Norman, le médecin-chef, avait disparu lui aussi.
  
  — Vous m’assuriez qu’il ne se passait jamais rien de grave…
  
  — Je ne sais pas ce qu’ils ont ce soir, répondit Karin Winther. Je n’y comprends rien. Habituellement, David Bernhardt est le plus courtois, le plus facile à vivre de tous…
  
  Elle le considéra de biais.
  
  — Vous êtes gâté pour votre arrivée. On dirait que Washington a prévu les événements…
  
  — On dirait, oui… murmura Hubert sans se compromettre.
  
  La voix forte de Jimmy Bellows éclata dans le silence quasi total qui avait suivi la sortie de l’ingénieur.
  
  — Hé ! Les amis ! C’est l’heure de la Rose !
  
  Il fonça vers le poste radio qui diffusait toujours de la musique douce et tourna les boutons. Hubert consulta la pendule électrique, au-dessus du bar. Il était neuf heures. Bien qu’ayant parfaitement compris ce que voulait dire Bellows, il questionna :
  
  — L’heure de la Rose ?
  
  Karin Winther répondit, sourcils froncés.
  
  — Tous les soirs, à cette heure-ci, la radio russe diffuse un bulletin à notre intention particulière. Rose est le nom de la speakerine… D’ailleurs, écoutez-la.
  
  Un silence religieux s’était établi dans la grande salle. Du haut-parleur, une voix de femme, nette et agréable, s’éleva. Une voix qui s’exprimait en américain familier :
  
  — Bonjour, mes petits Pingouins. Ou plutôt, bonne nuit. Enfin, on ne sait plus quoi vous souhaiter. Ça fait bien deux mois qu’il fait nuit dans votre enfer de glace, hein ? Et ça n’est pas fini. Oh ! non… Savez-vous quelle température il fait en Floride, actuellement ? Eh bien, il fait… Oh, puis je ne veux pas être cruelle. Je préfère ne pas vous le dire. Je vous plains tellement. Je sais que vous avez été servis aujourd’hui. On me dit que le thermomètre est descendu à 54 en dessous et que le vent a soufflé à cent cinquante kilomètre-heure. Mes pauvres petits Pingouins… J’ai sous les yeux des photographies qui ont été prises la semaine dernière sur une plage de Californie. Les femmes, toutes si jolies, prennent des bains de soleil, aussi peu habillées que possible… Mais je vais encore vous faire rêver. D’autant plus que ces femmes sont peut-être les vôtres. Votre amie Rose a beaucoup de peine pour vous. Beaucoup de peine… Oh ! un instant… Je reçois une information de dernière minute. Une seconde, je vous en fais profiter… Oui, le colonel Hilton est à l’écoute, n’est-ce pas ?…
  
  Tous les regards convergèrent vers le commandant de la base qui s’était figé, mâchoires serrées.
  
  — Eh bien, colonel, je vous signale, à toutes fins utiles, que le balisage est resté allumé sur la piste de décollage numéro un de votre aérodrome, apparemment sans raison. Si mes renseignements sont exacts, aucun départ d’avion n’est prévu avant trois heures cinquante. C’est du gaspillage, colonel… Maintenant, ceci dit, mes petits Pingouins, je vais vous faire entendre quelques enregistrements de musique tropicale, spécialement choisis à votre intention…
  
  — Fermez ça !
  
  La voix du colonel Hilton était altérée et tous le regardèrent de nouveau. A contrecœur, Jimmy Bellows coupa le contact. Le colonel alla décrocher le téléphone, à l’autre extrémité du bar.
  
  — Ici le colonel Hilton, passez-moi la tour de contrôle de l’aérodrome…
  
  Il attendit un moment, puis :
  
  — Hilton à l’appareil. On me dit que le balisage est resté allumé sur la piste d’envol numéro un. Voulez-vous voir, s’il vous plaît…
  
  Silence de mort.
  
  — Exact ? Je vous attends au rapport demain matin pour les explications.
  
  Il raccrocha. Son visage osseux avait pris une teinte blême. Il interpella le chef des Renseignements.
  
  — Commandant Brodie ! Voulez-vous me suivre, s’il vous plaît.
  
  Les deux officiers quittèrent la salle. La porte refermée, un brouhaha de voix contenues s’éleva. Hubert vit soudain Ole Winther auprès d’eux. L’officier Danois passa un bras sur les épaules de sa jeune femme, comme pour la protéger.
  
  — Eh bien, dit-il, maintenant nous sommes fixés…
  
  Il regarda Hubert.
  
  — Doc, vous arrivez en pleine crise. Cette histoire va fausser vos travaux, non ?
  
  — Pourquoi, chéri ? s’étonna Karin.
  
  — Eh bien, reprit le capitaine Danois, il est évident qu’un espion adverse vit parmi nous et dispose d’un poste émetteur pour renseigner ses chefs, minute par minute, sur ce qui se passe ici…
  
  — Ouais, fit Hubert. Nous en avons eu une démonstration éclatante et je trouve cela assez étrange.
  
  Quand on dispose d’une pareille oreille chez l’adversaire, on ne la grille pas de cette façon.
  
  — Pourquoi ? répéta Karin.
  
  — Parce que, à partir de maintenant, enchaîna Ole Winther, le Pacha va remuer ciel et terre pour trouver le coupable et son émetteur. Je ne voudrais pas être à la place de ce pauvre type !
  
  — Tiens ! voilà Dedecker, annonça Karin en regardant vers la porte.
  
  Hubert et Winther se tournèrent en même temps pour voir le nouveau venu. Harry Dedecker, lieutenant, était chef de la section de « M.P. » chargée d’assurer le maintien de l’ordre à Thulé. C’était un homme solide, frisant la quarantaine. Il avait une grosse tête de paysan, avec une touche asiatique dans les yeux qui l’avait fait surnommer « le Chinois ». Hubert avait tout de suite compris qu’il n’était pas très aimé…
  
  Dedecker s’arrêta au centre de la salle, entre les deux billards, et demanda de sa voix forte, habituée au commandement :
  
  — Et alors ? Qu’est-ce qui se passe ici ? N’avez jamais vu un lieutenant de « M.P. » sur le quatre-vingtième parallèle ?
  
  Personne ne répondit et Hubert eut l’impression de quelque chose d’insolite concernant le policier.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? questionna Karin à voix basse.
  
  Dedecker haussa ses larges épaules et marcha vers le bar en mastiquant avec rage le chewing-gum qui ne quittait jamais sa bouche.
  
  — Une brune ! commanda-t-il.
  
  Le barman le regarda sans réagir, sourcils froncés, exactement comme il aurait regardé un être d’une autre planète. Ole Winther se pencha soudain vers Hubert et murmura :
  
  — Bon sang ! regardez son cou… Cette empreinte rouge…
  
  — Je vois, dit Hubert. Et alors ? Il s’est fait embrasser par… Merde !
  
  — Oui, comme vous dites, reprit Ole Winther avec une grimace. Il n’y a que deux femmes au camp et la mienne est la seule à se mettre du rouge aux lèvres.
  
  Il rit et tapota l’épaule de Karin :
  
  — Aucun soupçon, chérie, rassure-toi. Tout de même, c’est un fameux mystère.
  
  Jimmy Bellows avait rejoint Dedecker au bar. Désinvolte, il pointa son index sur l’empreinte rouge et lança, assez haut pour être entendu de tous.
  
  — Une brune ? Moi, j’aurais cru que c’était une blonde.
  
  Le lieutenant de « M.P. » considéra Bellows d’un œil hostile, puis, machinalement, se regarda dans le miroir collé au mur derrière le bar. Bellows retira son doigt. Dedecker devint pâle, puis cramoisi. Il se retourna d’une pièce, se vit le point de mire de l’attention générale et explosa :
  
  — Quel est l’enfant de putain qui m’a joué ce tour !
  
  — Ça serait plutôt une putain tout court, risqua Bellows en reculant prudemment. Peut-être avez-vous été faire un tour à Bâton Rouge, ce soir ?
  
  Toute la salle explosa de rire. Pourtant, c’était, de toute façon, un très mauvais jeu de mots. Harry Dedecker était né à Bâton Rouge, en Louisiane, de père inconnu, et il ne parlait jamais de ce qu’avait fait sa mère de son vivant. Bellows, officier du service de Renseignements, ne pouvait l’ignorer. Dedecker, livide, porta la main à la crosse de son Colt.
  
  — Harry ! cria Karin Winther. Ne faites pas ça !
  
  Le policier regarda la jeune femme, l’air hébété.
  
  Puis, il respira profondément, lâcha son arme, vida d’un trait la chope de bière brune que le barman lui avait enfin servie et regagna la porte qui claqua derrière lui avec violence. Jimmy Bellows vint vers Karin. Il était pâle et souriait jaune, mais conservait une lueur insolente dans le regard.
  
  — Vous m’avez sauvé d’une mort certaine, Karin. Ma vie vous appartient. Faites de moi tout ce que vous voudrez… Tout.
  
  Il y avait une intonation déplaisante, équivoque, dans sa voix. Le géant débonnaire qu’était Ole Winther ne pouvait laisser passer, malgré sa gentillesse naturelle.
  
  — Jimmy, vous dépassez la mesure, répliqua-t-il assez bas pour que les autres ne puissent entendre. Faites immédiatement des excuses à ma femme ou je vous casse la gueule…
  
  Jimmy Bellows se redressa comme un coq en colère, puis il dut reprendre conscience des un mètre quatre-vingt-dix et des cent kilos du capitaine Danois. Winther était probablement encore plus fort que David Bernhardt…
  
  Il capitula :
  
  — Je voulais plaisanter…
  
  — Vos plaisanteries sont de mauvais goût. Elles sentent le fumier. Je veux des excuses…
  
  Hubert se gardait bien d’intervenir. Il trouvait cette soirée absolument passionnante. Ole Winther fit un pas vers Bellows qui se hâta de lui donner satisfaction :
  
  — Veuillez accepter mes excuses, Mrs Winther. Je ne recommencerai plus…
  
  — Je l’espère bien, Bellows, répliqua Karin plutôt sèchement.
  
  Le lieutenant tourna les talons et sortit à son tour. Ole Winther regarda Hubert. Son visage rond et poupon était écarlate ; ses sourcils épais se rejoignaient au-dessus de son nez trop petit et la fossette qui lui barrait verticalement le menton paraissait s’être creusée. Il tira pipe et blague d’une poche et dit :
  
  — Doc, voilà un phénomène que vous feriez bien de psychanalyser.
  
  Hubert se mit à rire :
  
  — C’était exactement ce que je pensais, répondit-il. D’autant plus que je suis étonné de voir un garçon aussi… bruyant occuper des fonctions dont la nature même exige la discrétion la plus absolue.
  
  — Beaucoup de gens, ici, ne sont pas à leur place, Doc, répliqua paisiblement le Danois. Vous allez me dire que cela ne me regarde pas, mais je peux tout de même donner mon opinion. C’est irrémédiable, d’ailleurs. A part quelques-uns, la grande majorité se trouve ici à la suite d’histoires plus ou moins avouables. Ce sont tous des volontaires, bien entendu. Et les raisons de leur volontariat vont du chagrin d’amour au désir de s’éloigner le plus possible de la chaise électrique. Alors, le Pacha est bien obligé de faire avec ce qu’il a…
  
  Il s’interrompit, regardant vers la porte.
  
  — Tiens ! Voici Miss Donovan…
  
  Hubert pivota pour la voir venir. Betty Donovan, petite, grassouillette, n’était pas avantagée par son uniforme masculin. Ses cheveux noirs étaient tirés en arrière et noués en chignon sur la nuque. Elle avait un visage rond, sans fard, des yeux bruns assez expressifs et une bouche petite et grasse. Une cigarette allumée était fichée au coin de ses lèvres.
  
  — Hello ! Karin…
  
  — Bonsoir, Betty, répondirent ensemble les deux Winther.
  
  Karin présenta :
  
  — Bill Botsford. Psychanalyste de l’Armée, arrivé ce matin à Thulé… Betty Donovan, chef du Service Social de Thulé.
  
  — Enchantée.
  
  — Enchanté.
  
  Betty Donovan avait les yeux anormalement cernés et semblait inquiète, plus même : bouleversée. « Encore une chez qui ça ne va pas », pensa Hubert. Et il vit que Karin avait fait la même observation.
  
  — Oh ! dit Betty Donovan. Quelle chaleur !
  
  Ce qui provoqua un éclat de rire.
  
  — Vous êtes à l’amende, Betty, répliqua Ole Winther. Et il expliqua à Hubert : Il y a des mots tabous ici, en principe tout ce qui se rapporte à celui qu’elle vient de prononcer.
  
  — D’où venez-vous donc ? questionna Karin alors qu’ils marchaient ensemble vers le bar.
  
  — De chez moi… Je veux dire de mon bureau. J’ai travaillé tard. Mon chauffeur m’a plaquée ici. Il avait hâte d’aller dîner. Quelqu’un peut-il me ramener à l’hôpital ? Je veux dire au bureau… Non, ah ! zut ! chez moi. Chez moi ! Je suis fatiguée.
  
  Hubert remarqua alors qu’elle avait un tic. A intervalles réguliers le coin gauche de sa bouche se contractait vers le haut. C’était très rapide, mais assez désagréable. Sans cela, avec un peu de poudre sur le visage, un peu de rouge aux lèvres, et des vêtements féminins, Betty Donovan aurait pu être séduisante pour les hommes aimant les petites femmes bien en chair. Hubert, qui n’était pas exclusif dans ses goûts, ne détestait pas ça de temps en temps. Il décida qu’il essaierait de psychanalyser Miss Donovan et dit :
  
  — Vous devriez prendre un whisky. Cela vous remonterait…
  
  Elle le regarda avec hostilité et eut un mouvement de répulsion.
  
  — Je ne bois jamais d’alcool.
  
  Ole se mit à rire avec gentillesse.
  
  — Betty déteste deux choses au monde : l’alcool et les hommes.
  
  — Je comprends, murmura Hubert qui venait de trouver la clé du déséquilibre apparent qu’elle présentait : un tempérament naturellement sensuel associé à un esprit puritain. Une association qui ne donnait jamais rien de bon !
  
  — Vous ne comprenez rien du tout, riposta-t-elle avec hargne.
  
  Puis se tournant vers Karin :
  
  — Vous pouvez me reconduire ?
  
  Ce fut Ole qui répondit, sans le moindre enthousiasme :
  
  — Nous n’habitons pas précisément dans le même secteur et un détour par la 14e rue…
  
  Hubert saisit la balle au bond :
  
  — J’habite l’hôtel, au 108 de la 14e. Ma voiture est à la porte. Je me ferai un plaisir…
  
  Ole Winther appuya :
  
  — C’est ça, Betty. Bill Botsford va vous reconduire.
  
  Elle grommela quelque chose d’inintelligible et s’en tint là. Ils burent et elle paya la tournée qu’elle avait perdue. Karin proposa :
  
  — Nous partons ? Je suis épuisée…
  
  Une vingtaine d’officiers restaient encore dans la salle, occupés à divers jeux. Il y eut un échange de « bonsoir » et les quatre se retrouvèrent au vestiaire. Comme tout le monde, Hubert chaussa les bottes fourrées de mouton, enfila le pantalon et le manteau de duvet, coiffa le serre-tête de fourrure. Ils se firent un dernier sourire avant de cacher leurs visages derrière les masques polaires.
  
  — Avec ce truc, nous avons tout à fait l’air de nous être échappés d’un roman de Science-fiction, dit Hubert avant d’ajuster le sien.
  
  Ils enfilèrent leurs moufles et quittèrent le bâtiment par la double porte à écluse. Il devait faire aux environs de cinquante en dessous de zéro et le vent glacial les pénétra malgré leur équipement. Des flocons de neige défilaient à une vitesse prodigieuse sous l’éclairage bleuté des lampadaires au néon. Les Winther, après un dernier geste d’adieu gagnèrent leur voiture stationnée à dix mètres de là. Celle de Hubert était devant la porte, moteur tournant. On l’avait prévenu en mettant à sa disposition cette jeep carrossée en conduite intérieure : « Laissez toujours le moteur tourner si vous la laissez dehors. Sinon, tout sera gelé quand vous voudrez la reprendre. »
  
  Il aida Betty Donovan à s’installer et se glissa sous le volant.
  
  — A quelle hauteur de la 14e ? demanda-t-il en démarrant.
  
  — Au 96 ! répondit-elle. C’est tout près de l’hôtel.
  
  Puis, sans raison apparente :
  
  — N’essayez pas de prendre le chemin des écoliers, hein ? Avec moi, ça ne marche pas !
  
  Hubert se retint de rire.
  
  — N’ayez crainte, Miss Donovan. J’ai tout de suite vu quel genre de femme vous étiez…
  
  Elle s’appuya de l’épaule à la portière, à demi tournée vers lui, et riposta, agressive :
  
  — Ah ! Oui… Et quel genre de femme suis-je donc, à votre avis ?
  
  — Quel âge avez-vous ?
  
  — Trente-six ans.
  
  Il ralentit pour franchir le carrefour de l’Avenue C et de Pitktufik Boulevard.
  
  — C’est bien ce que je pensais, répliqua-t-il. Vous avez dû aimer passionnément un homme qui s’est conduit avec vous comme une brute. Vous n’avez pas pu remonter le courant et vous restez persuadée que tous les hommes sont pareils. C’est pourquoi vous menez actuellement une vie stupide au point d’habitat le plus septentrional du monde.
  
  — Non, répondit-elle, ce n’est pas pour ça.
  
  Il y avait beaucoup d’amertume dans sa voix.
  
  — J’étais docteur en médecine, diplômée de l’Université de Columbia. J’ai été mise à la porte de la profession, l’année dernière…
  
  Il vira pour s’engager dans la 14e rue. Elle demanda, toujours agressive :
  
  — Vous ne voulez pas savoir pourquoi ?
  
  — C’est à vous de décider si vous voulez me le dire ou non.
  
  — J’ai pratiqué un avortement sur une jeune fille de dix-sept ans, abandonnée par son séducteur : un homme marié honorablement connu. Ils m’ont fichue dehors, mais je garde ma conscience pour moi.
  
  — Toujours la même chose, dit Hubert en freinant, la haine de l’homme qui a guidé vos actes. Je reste convaincu… Enfin, vous devriez vous laisser psychanalyser.
  
  La voiture stoppa.
  
  — Je me trouve très bien comme ça, affirma Betty Donovan. Nous sommes arrivés, je crois ?
  
  — Vous êtes arrivée, oui, et vous ne vous trouvez pas bien du tout comme ça. C’est évident…
  
  Elle se dégonfla brusquement :
  
  — Vous avez raison. Je ne me trouve pas bien… Pas bien du tout.
  
  Un silence, puis :
  
  — Vous n’êtes pas comme les autres. Les autres se moquent de moi ou bien se montrent grossiers. Comment voulez-vous que je change… Oh ! puis zut !
  
  — Il ne faut pas dire zut. Je voudrais vous aider…
  
  — Avec l’espoir de me fourrer dans votre lit.
  
  Il la doucha froidement :
  
  — Ne vous faites pas d’illusions. Accoutrée comme vous êtes, aussi peu soignée, vous n’êtes pas spécialement appétissante. D’autre part, j’arrive de Washington ce matin même et il n’y a pas vingt-quatre heures que j’ai fait l’amour pour la dernière fois. La privation n’agit donc pas…
  
  Il la regardait, mais le masque qui recouvrait le visage de la femme l’empêchait de connaître ses réactions. Ils restèrent quelques secondes sans rien dire. Hubert aurait donné beaucoup pour savoir ce qu’elle pensait. Elle dit finalement :
  
  — Êtes-vous pressé de rentrer ? Nous poumons bavarder un peu… chez moi.
  
  — Bon, dit-il, descendez, je vais rentrer la voiture.
  
  — Je vous attends dans le couloir, indiqua-t-elle avant d’ouvrir la portière.
  
  Il remisa la voiture dans le garage de l’hôtel et ressortit. Il y avait à peine cent mètres à parcourir pour rejoindre le 96 mais le trajet lui fut très pénible. On lui avait dit que l’adaptation au froid polaire exigeait un minimum de trois jours. Après une douzaine d’heures, il se sentait comme un boxeur au sortir d’un K.O., et rageait contre cette constante envie d’uriner qui le tenaillait, conséquence directe de la température glaciale.
  
  Il sonna. Betty Donovan lui ouvrit la porte. Ils franchirent l’écluse et se trouvèrent devant l’escalier. Toutes les maisons de Thulé étaient bâties sur le même modèle, d’éléments préfabriqués. Certaines avaient la taille d’un building, d’autres de maisons normales. De l’extérieur, cela ressemblait vaguement à un assemblage de boîtes de conserves. Pas de fenêtres : un système d’air conditionné, parfait.
  
  L’appartement de Betty Donovan était au premier étage. Un vestibule, une cuisine exiguë, un living-room, une salle de bains et un cabinet de commodités : c’était tout. Ils se déshabillèrent dans le vestibule.
  
  — Nous reprenons figure humaine, remarqua Hubert pas encore habitué à ces incessantes métamorphoses.
  
  Elle lui sourit. Un sourire un peu forcé, mais qui éclaira tout de même son visage de façon agréable.
  
  — Je n’ai pas d’alcool, dit-elle. Café ?
  
  — Café. Excusez-moi un instant…
  
  Il gagna la porte des commodités qu’elle lui avait indiquée un instant plus tôt et l’ouvrit.
  
  — Merde !
  
  Le lieutenant-médecin Stanley Norman était à genoux sur le sol, appuyé de l’épaule au mur, la tête calée contre le distributeur de papier.
  
  Parfaitement décent, mais le visage affreusement convulsé.
  
  Mort.
  
  Hubert recula et voulut refermer la porte. Trop tard. Attirée par l’exclamation, Betty Donovan s’était approchée et avait vu.
  
  — Oh !
  
  Fit-elle, beaucoup mieux élevée que Hubert.
  
  — Je crois qu’il n’y a rien à faire, dit celui-ci.
  
  — Sortez-le de là, on ne sait jamais.
  
  Elle était d’un calme étonnant, comme si cela lui était déjà arrivé souvent de trouver un lieutenant-médecin de l'« U.S. Army » mort dans les commodités de son appartement.
  
  — Non, riposta Hubert. Il ne faut pas le bouger. Nous allons être obligés d’appeler la « M.P. ».
  
  — Ah ! oui… C’est vrai.
  
  Elle passa devant lui, s’agenouilla, toucha le visage convulsé, le blanc d’un œil.
  
  — Bien mort, dit-elle en se redressant. Empoisonné. Strychnine, apparemment. C’est horrible.
  
  — Je vais téléphoner, dit Hubert.
  
  — Non, laissez. Je vais m’en charger…
  
  Elle se rendit dans le living-room, très sûre d’elle, pas le moins du monde bouleversée. Il resta devant le cadavre, écoutant la femme expliquer l’affaire au « M.P. » de service à l’autre bout du fil et qui devait croire à une mauvaise blague à en juger par le mal que se donnait Betty Donovan pour le convaincre.
  
  Il l’entendit raccrocher. Puis, presque aussitôt, l’écho d’un bruit curieux lui parvint. Une sorte de râle étouffé, lui sembla-t-il. Suivi bientôt d’un choc sourd sur le parquet.
  
  Il bondit.
  
  Sur le tapis, au pied du divan-lit, Betty Donovan se tordait, l’écume aux lèvres, en proie à une crise violente d’hystérie…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  Hubert lut attentivement le texte de sa déposition qu’un secrétaire venait de dactylographier, regarda Dedecker qui mâchonnait avec ardeur et dit :
  
  — C’est conforme.
  
  Il posa le papier sur le bureau. Le lieutenant de « M.P. » pointa son index sur l’angle inférieur gauche.
  
  — Signez ici, si vous voulez bien, Doc.
  
  Hubert prit un stylo sur la table et signa. Puis se leva et demanda :
  
  — Votre opinion, lieutenant ?
  
  Sans cesser de mastiquer, Dedecker porta son attention vers la porte. Hubert remarqua qu’il n’avait pas arrêté de jouer avec son briquet depuis que lui-même était entré dans la pièce.
  
  — Suicide… Indiscutable.
  
  Hubert était loin de trouver la chose indiscutable, mais il se garda de donner son avis. Il questionna simplement :
  
  — Explication ?
  
  Dedecker eut un geste vague, évitant toujours de regarder son interlocuteur en face.
  
  — Le toubib était amoureux de Betty Donovan. C’était un renfermé, pas du tout expansif… Il devait poursuivre secrètement la Donovan de ses assiduités. Leurs fonctions respectives les mettaient continuellement en contact. Le malheur, c’est que la Donovan déteste les hommes. Elle a dû l’envoyer paître… Ouais ! Quand il en a eu marre, il a été s’empoisonner chez elle, pour l’emmerder. On peut dire qu’il a réussi…
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Il était marié ?
  
  — Divorcé. Laisse deux enfants. Huit et six ans.
  
  — C’est drôle, reprit Hubert, il ne donnait pas l’impression d’un type capable de se suicider pour une fille comme Betty Donovan.
  
  Dedecker regarda Hubert. Une expression vaguement soupçonneuse traversa ses petits yeux noirs aux paupières bridées. Il détourna de nouveau son attention vers la porte.
  
  — V’savez, Doc, quand on a vécu plus d’un an ici, comme Stanley Norman, par exemple, on devient capable d’un tas de trucs tout à fait nouveaux… et incapables de… Enfin, verrez ça si vous tenez le coup. Salut, Doc, j’ai à faire.
  
  — Salut, lieutenant.
  
  Hubert quitta la pièce. David Bernhardt était dans l’antichambre.
  
  — Je crois que c’est à vous, mon vieux, lui lança Hubert.
  
  L’ingénieur, visage sombre, semblait furieux.
  
  — M’font perdre tout mon temps avec leurs conneries, répliqua-t-il en fonçant sur la porte.
  
  Hubert dédaigna l’ascenseur et prit l’escalier pour regagner le rez-de-chaussée. Il signa un registre et passa au vestiaire reprendre son équipement polaire. La pendule électrique du hall indiquait dix heures vingt lorsqu’il sortit enfin du siège de la « M.P. »…
  
  Il fut encore étonné de se retrouver en pleine nuit, sous l’éclairage de ville et se demanda combien de temps lui serait nécessaire pour s’habituer à l’obscurité continue qui régnait sur ce point du globe de novembre à février. On venait juste de passer les fêtes du nouvel an et il s’écoulerait encore cinq à six semaines avant qu’une caricature de soleil rougeâtre n’apparaisse au-dessus de l’horizon…
  
  Hubert espérait bien repartir avant le jour.
  
  Le thermomètre, ce matin-là, indiquait moins trente. Le vent était tombé et les Thulésiens semblaient considérer cette circonstance comme très satisfaisante. Il reprit le volant de la jeep et démarra pour se rendre à l’hôpital. La circulation était intense dans tous les secteurs de la cité polaire. Les rues, goudronnées, parfaitement entretenues.
  
  Il laissa sa voiture sur la place rectangulaire qui s’étendait devant l’hôpital. Alors qu’il se dirigeait vers l’énorme bâtiment, il crut reconnaître Bellows qui en sortait et fit un signe amical. L’autre ne répondit pas. Peut-être après tout, n’était-ce pas lui. Dehors, tous les hommes étaient masqués, affublés des mêmes manteaux amples. Comment s’identifier avec certitude ?
  
  Pas facile.
  
  Cette ville étrange, qui semblait fabriquée de boîtes de conserves empilées, ces hommes étranges sans visage, tout cela paraissait quelque peu irréel. Hubert avait l’impression de se mouvoir dans un monde nouveau et inconnu, un monde inhumain et, pour tout dire, hostile.
  
  Il franchit l’écluse, retira aussitôt son masque et respira avec volupté l’air chaud et pur de l’intérieur. Au « M.P. » chargé du contrôle des entrées, il dit qu’il voulait voir Betty Donovan.
  
  On lui fit remplir une fiche. Puis, il passa au vestiaire d’où il ressortit allégé pour gagner la salle d’attente. Une dizaine d’hommes se trouvaient là, les bras chargés de paquets destinés sans doute à des camarades malades. Hubert prit une revue sur la table centrale et s’installa dans un fauteuil métallique.
  
  Pas envie de lire. Trop d’idées tournoyaient dans sa tête. « Suicide » avait conclu Dedecker. Bien sûr, il connaissait, mieux que Hubert, tous les acteurs du drame. Car Hubert conservait l’impression d’avoir assisté, la veille, au mess des officiers, à un drame authentique dont le déroulement demeurait obscur…
  
  Pourquoi Stanley Norman, que l’on représentait silencieux et renfermé, était-il sorti de sa réserve habituelle ?
  
  Pourquoi Jimmy Bellows s’était-il mis en colère contre Stanley Norman jusqu’à le frapper ?
  
  Pourquoi, ensuite, après l’avoir défendu contre Bellows, David Bernhardt avait-il assommé Stanley Norman ? Et pourquoi ce même David Bernhardt s’était-il révolté aussi ouvertement contre l’autorité du colonel Hilton, commandant de la base ?
  
  Pourquoi Harry Dedecker, le lieutenant-chef de la « M.P. » de Thulé, était-il arrivé au mess avec une empreinte de lèvres rouges dans le cou, alors que cela semblait théoriquement impossible ?
  
  Pourquoi Betty Donovan était-elle arrivée à ce même mess apparemment bouleversée et tenant des propos incohérents ?
  
  Pourquoi Stanley Norman était-il entré chez Betty Donovan en l’absence de celle-ci ?
  
  Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
  
  Pourquoi « La Rose », speakerine d’en face, avait-elle délibérément pris le risque de griller un agent pour la simple satisfaction d’en mettre « plein la vue » au colonel Hilton ?
  
  Tous ces faits étaient-ils reliés entre eux, ou bien ne s’agissait-il que de coïncidences ? Hubert ne croyait plus aux coïncidences lorsqu’elles étaient aussi nombreuses.
  
  Un type en blouse blanche entra dans la salle et appela :
  
  — Bill Botsford !
  
  Hubert se leva.
  
  — C’est moi.
  
  Le type en blanc était petit, maigre et blond. Un visage osseux, des yeux foncés trop brillants. Il tendit la main, une main de rapace :
  
  — Sous-lieutenant médecin Robert Duruy, nouveau chef du Service de Santé. Enchanté.
  
  — Enchanté.
  
  — Venez avec moi.
  
  — O.K. ! dit Hubert en lui emboîtant le pas.
  
  Ils suivirent un long couloir au sol de linoléum, arrivèrent devant une porte marquée : « MEDECIN-CHEF ». Hubert entra, Duruy lui indiqua un siège, referma et alla s’installer derrière le vaste bureau.
  
  — Vous allez penser, dit le médecin, que je n’ai pas perdu de temps pour prendre la place de Norman…
  
  Il eut un rire cynique.
  
  — C’est la vie. A vingt-neuf ans, je suis médecin-chef d’une base militaire de sept mille hommes. Pas une minute à perdre pour profiter d’un pareil coup de veine…
  
  Il alluma une cigarette.
  
  — N’allez tout de même pas en conclure que je suis le meurtrier de Norman, ajouta-t-il avec un sourire déplaisant.
  
  — Dedecker a conclu au suicide, répliqua tranquillement Hubert.
  
  Un très court instant, Robert Duruy parut déconcerté. Puis haussa les épaules et dit :
  
  — Il a probablement raison. Dedecker est un primaire de l’espèce la plus déplaisante, mais il connaît son métier. On ne peut pas en dire autant de tous ceux qui se trouvent ici…
  
  Il jeta un regard hypocrite vers la porte et se redressa.
  
  — Vous avez demandé à me voir ?
  
  — Non, répliqua Hubert. J’ai fait une demande de visite pour Betty Donovan. Je ne savais même pas que vous existiez.
  
  Une brève crispation tordit le visage maigre du jeune médecin.
  
  — Oh ! fit-il. Alors, il a dû y avoir erreur. Je ne comprends pas…
  
  Il mentait. Hubert se demanda pourquoi il avait donné l’ordre que tous les visiteurs pour Miss Donovan lui soient envoyés.
  
  — Ça n’a aucune importance, affirma-t-il. Nous avons fait connaissance…
  
  — Quel est votre job ? questionna Duruy.
  
  Certain qu’il le savait, Hubert répondit néanmoins :
  
  — Psychanalyste. On m’a envoyé ici pour étudier le comportement des hommes… le côté psychique de leur adaptation à des conditions de vie qu’ils n’auraient jamais pu imaginer avant.
  
  — Je vois, murmura le médecin avec une moue un peu méprisante. Les gens de Washington veulent savoir si les complexes freudiens subsistent par quarante degrés au-dessous de zéro. Je trouve ça très drôle et je vous souhaite bonne chance.
  
  — Merci, dit Hubert en se levant. Je voudrais maintenant voir Betty Donovan.
  
  L’autre prit un air ennuyé.
  
  — Je ne crois pas que ce soit possible…
  
  — Pourquoi ? s’étonna Hubert, sèchement.
  
  Duruy hésita.
  
  — Je… je suppose que la police désire qu’elle soit gardée au secret.
  
  — Je ne le crois pas. Voulez-vous téléphoner à Dedecker pour vous en assurer ?
  
  Le médecin tendit la main vers l’appareil, puis renonça et se leva, brusquement amical.
  
  — Après tout, fit-il, je me fous des flics en général et de Dedecker en particulier. Il est vrai que je n’ai reçu aucune instruction.
  
  — Alors, tout est parfait, affirma Hubert, presque sans ironie.
  
  — Je vous accompagne.
  
  Ils quittèrent le bureau, prirent un ascenseur qui les monta au deuxième étage, suivirent un long couloir.
  
  — C’est ici, annonça Duruy en tirant une clé de sa poche pour ouvrir la porte.
  
  — Vous l’enfermez ? s’étonna Hubert.
  
  — Bien sûr. Vous allez vous rendre compte vous-même…
  
  Ils entrèrent. La pièce, de dimensions restreintes, contenait un seul lit. Dans ce lit, Betty Donovan était couchée. En chemise de nuit et les cheveux dénoués, elle était beaucoup mieux qu’en uniforme. Les couvertures repoussées à hauteur de sa taille laissaient son buste découvert. Ses seins étaient gros, bien formés, fermes.
  
  Elle était très agitée et bredouillait des mots incompréhensibles. Hubert vint se placer au pied du lit. Elle le regarda, mais ne parut pas le reconnaître.
  
  — Bonjour, Miss Donovan, dit-il à voix haute. Je suis venu prendre de vos nouvelles…
  
  Il se demanda si elle avait entendu. Brutalement elle se retourna sur le ventre et se mit à crier : « Non ! Papa !… Non ! Papa ! Non… Pas ça ! » Puis piqua une crise de larmes à caractère nettement hystérique.
  
  Hubert regarda Duruy. Le jeune médecin semblait fasciné par le spectacle morbide. Les yeux lui sortaient de la tête et, sous ses mâchoires crispées, sa pomme d’Adam montait et descendaient en rapides allers et retours. Ses mains de rapace, serrées sur le pied du lit, étaient violettes aux jointures. Hubert se sentit incapable de supporter cela.
  
  — Ça va, dit-il, il vaut mieux la laisser tranquille.
  
  Le médecin sursauta et se détendit. Le rouge lui monta aux joues et il alla tirer les couvertures sur la malade.
  
  — Sortons. Je reviendrai tout à l’heure lui faire une piqûre pour la calmer.
  
  Hubert ouvrit la porte, passa dans le couloir et se retourna alors que le médecin sortait à son tour. A cet instant, il se passa une chose étonnante. Par dessus l’épaule de Duruy, Hubert vit le regard de Betty Donovan braqué sur lui. Un regard intelligent, pathétique…
  
  Le souffle coupé, Hubert comprit immédiatement ce qu’exprimait ce regard.
  
  Un appel au secours.
  
  Le médecin referma la porte et entraîna Hubert.
  
  — Elle a reçu un choc, hier soir, dit-il d’une voix légèrement rauque. Rien d’autre à faire que la laisser au repos et lui administrer des calmants.
  
  — Il y a autre chose à faire, répliqua Hubert. Cette fille est hystérique et l’hystérie, ça me regarde. Je suis certain que la psychanalyse…
  
  Robert Duruy s’arrêta :
  
  — Vous plaisantez, j’imagine ?
  
  Hubert, inconsciemment, attendait cette rebuffade. Il fit face, avec une tranquille autorité.
  
  — Je ne plaisante pas souvent, jeune homme. Et quand ça m’arrive…
  
  Il s’interrompit. Le médecin le provoqua :
  
  — Et quand ça vous arrive ?
  
  Il sourit. Un sourire en coin, plutôt féroce.
  
  — Nous nous écartons du sujet. Je vous disais que je voulais prendre Betty Donovan en main, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.
  
  Hostile, Duruy riposta :
  
  — Je m’y oppose formellement. Je suis médecin-chef de cet hôpital et seul responsable des malades qui me sont confiés. Betty Donovan n’est pas hystérique. Elle a reçu une choc nerveux qui doit se soigner par des moyens organiques. Je ne veux pas de charlatanisme ici…
  
  Hubert mit encore un peu plus de férocité dans son sourire.
  
  — Voilà un mot que vous feriez bien de retirer. Vous parlez comme les vieux bonzes de 1880…
  
  Il ponctua son affirmation d’un coup d’index dans le plastron qui faillit faire basculer son interlocuteur.
  
  — Je… bredouilla Duruy, je crois que je me suis énervé un peu. Excusez-moi. J’ai fait des études sérieuses et je sais parfaitement que l’hystérie échappe à la médecine organique et que la psychanalyse donne des résultats merveilleux. Je soutiens seulement que Miss Donovan n’est pas hystérique.
  
  — Elle est hystérique, répéta Hubert avec obstination.
  
  Le jeune médecin devint pâle. Il porta une main tremblante au col de sa blouse blanche et ouvrit la bouche. Au même moment, les haut-parleurs annoncèrent :
  
  — On demande le médecin-chef à la morgue. On demande le médecin-chef à la morgue…
  
  Robert Duruy tourna les talons et fila vers l’escalier. Hubert lui emboîta tranquillement le pas.
  
  Rez-de-chaussée, couloir interminable, double porte étanche. Une salle toute blanche, au centre : une table de marbre. Sur le marbre : le corps d’un homme encore vêtu de l’équipement polaire.
  
  — Congestion ? questionna Duruy en marchant vers le marbre.
  
  Deux « M.P. » étaient là. L’un d’eux répondit :
  
  — Non, Doc. Coup de poignard. Dans le dos. On l’a ramassé au coin de l’Avenue B et de la 6e rue…
  
  Un infirmier entra. Duruy ordonna :
  
  — Déshabillez-le.
  
  L’infirmier s’approcha de la table. Le « M.P. » qui avait déjà pris la parole s’interposa :
  
  — C’est à nous de le déshabiller. Nous devons assurer la conservation de tout ce qu’il a sur lui.
  
  Nerveux, le médecin objecta :
  
  — Il vit peut-être encore. Il existe peut-être encore une chance de le sauver !
  
  Le « M.P. » fit les gros yeux.
  
  — Ça va, Doc, j’ai dix ans de métier et je sais reconnaître un homme mort d’un vivant. Si y avait eu la moindre chance, je l’aurais pas amené à la morgue !
  
  Il se tourna, triomphant, vers son collègue :
  
  — Pas vrai, Toto ?
  
  — Sûr ! fit l’autre en hochant la tête avec conviction.
  
  Duruy haussa les épaules et n’insista plus. Hubert, légèrement en retrait, restait impassible. Il observait. Le manteau du mort ne portait aucun galon. C’était donc un simple soldat. Seul, l’insigne du Génie, sur sa poitrine, l’empêchait d’être complètement anonyme. Son masque lui avait déjà était retiré. Le visage était paisible, pas du tout crispé.
  
  — Il a reçu ça dans le dos, expliqua le « M.P. » en faisant signe à son camarade de l’aider.
  
  Il leur fallut peu de temps pour dévêtir complètement le cadavre malgré l’état de raideur avancé. Le coup avait été donné sous l’omoplate gauche, en direction du cœur. La plaie avait peu saigné. Seuls les sous-vêtements étaient maculés. Les deux policiers abandonnèrent le corps au médecin et à l’infirmier et entreprirent de vider les poches des vêtements. Ils firent un tas de tout ce qu’ils mirent à jour, en dressèrent un rapide inventaire sous l’œil intéressé de Hubert et demandèrent finalement à celui-ci de signer avec eux la nomenclature. Hubert accepta. La liste était assez longue et relativement hétéroclite. Une image pieuse y voisinait avec trois photographies de femmes nues, très suggestives. Un jeu de poker-dice avec un ticket de correspondance d’autobus de New York.
  
  L’homme s’appelait Charles Plaster. Vingt-deux ans, originaire de Duluth, dans le Minnesota.
  
  Hubert quitta l’hôpital sans avoir pris congé de Duruy. Il retrouva sa voiture sur la place. Un avion lourd passait très bas sur la ville. Quelques secondes, Hubert suivit des yeux la fuite rapide des feux clignotants, vert, rouge et blanc. Puis il démarra et prit la direction du gratte-ciel qui abritait les différents services du Quartier Général.
  
  Il avait rendez-vous avec le colonel Hilton auquel il devait dévoiler sa véritable identité et l’objet de sa mission. Il aurait préféré de beaucoup que personne ne soit au courant. Mais M. Smith avait exigé qu’il en soit ainsi…
  
  Amen.
  
  Il avait dû se tromper à un carrefour quelconque et il fut obligé de s’arrêter à l’entrée d’une rue en voie de goudronnage. Les bulldozers et les asphalteuses menaient un tapage infernal sous l’éclairage violent des projecteurs.
  
  Il recula, fit demi-tour et demanda son chemin un peu plus loin à une patrouille de « M.P. ». Le regard suppliant que lui avait lancé Betty Donovan alors qu’il sortait de sa chambre le poursuivait. Un appel au secours, il n’en pouvait douter. Tout ce qui s’était passé avant la crise d’hystérie, n’était que comédie.
  
  Pourquoi ? Qu’avait-elle donc à redouter de Robert Duruy, le nouveau médecin-chef ?
  
  Il faillit emboutir un car de l’Air Force bondé de personnel et se souvint qu’il devait se méfier de ses réflexes pendant deux ou trois jours au moins. Il se rendait d’ailleurs parfaitement compte que son cerveau ne fonctionnait pas avec l’aisance habituelle. Réfléchir lui était pénible et certaines associations d’idées ne s’effectuaient que difficilement. Ses mains et ses pieds étaient glacés malgré les moufles et les bottes fourrées. N’avait-il pas lu dans un bouquin de l’Armée, consacré au froid, que chaque doigt de gant devrait avoir treize mètres de diamètre pour tenir les mains convenablement au chaud par vingt-trois degrés seulement au-dessous ? Les mitaines qu’il portait étaient capables, selon les experts, d’empêcher d’avoir les mains gelées pendant deux heures par trente degrés au-dessous. « Gelées », ce qui ne signifiait nullement que les mains pouvaient rester chaudes…
  
  Il parvint enfin au « Q.G. », laissa sa voiture au parc obligatoire et se hâta de pénétrer dans le building. Il plaignait sincèrement les hommes obligés de travailler dehors. Les heureux étaient les secrétaires, les gratte-papiers, qui effectuaient leur tâche dans le confort des bureaux bien chauffés.
  
  Premier filtrage dans le hall. Le « M.P. » de service vérifia que son nom figurait bien sur le registre des rendez-vous et l’expédia au vestiaire. Hubert commençait à en prendre l’habitude. Il laissa bottes, manteau, moufles, serre-tête et masque et suivit un soldat dans l’ascenseur.
  
  Dixième étage. Nouveau filtrage. Salle d’attente. A peine le temps d’ouvrir une revue, on revint le chercher.
  
  Le colonel Virgil Hilton le reçut plutôt fraîchement, sans prendre la peine de quitter son fauteuil à pivot. Hubert, sans se formaliser, jeta un rapide regard circulaire sur l’ensemble du bureau qui était vaste et meublé simplement. Un des murs supportait une immense carte de l’Arctique, avec le pôle pour centre. Toute la partie septentrionale de la Russie, renversée, occupait la partie haute. En bas : l’Amérique du Nord. Marqué d’un drapeau vert, Thulé se trouvait à peu près à mi-chemin entre Omaha, État de Nebraska, U.S.A., et Magnitogorsk, en Oural, U.R.S.S.
  
  — Très heureux de vous accueillir à Thulé, Monsieur Botsford, dit le colonel avec une pointe d’impatience. J’essaierai de vous faciliter les choses dans la mesure du possible…
  
  Hubert eut un sourire angélique. Il se laissa tomber dans un fauteuil sans attendre une invitation qui tardait à venir et répliqua tranquillement :
  
  — Je ne m’appelle pas Botsford. Mon nom est Hubert Bonisseur de la Bath…
  
  Il tira vivement de sa poche une enveloppe scellée et la lança sur le bureau devant le commandant de la base, sidéré.
  
  — Je ne suis pas non plus psychanalyste, mais officier de Renseignements : colonel à la « C.I.A. », matricule : « O. S.S. 117. »
  
  Visage fermé, le colonel Hilton ouvrit l’enveloppe et en sortit une feuille à en-tête du « War-Office », dont le texte lui était destiné. Il lut en prenant son temps, relut une seconde fois pour être certain de ne pas interpréter autrement qu’il ne convenait, redressa enfin la tête et regarda Hubert avec une considération nouvelle.
  
  — On me prie de vous accorder toute l’aide que vous jugerez nécessaire, mais le but exact de votre mission n’est pas précisé.
  
  Hubert eut un sourire et refusa d’un geste le paquet de cigarettes que le commandant de Thulé tendait vers lui.
  
  — Merci, je ne fume pas.
  
  Puis, catégorique :
  
  — Quelque chose ne va pas dans votre domaine, Hilton, vous devez vous en rendre compte.
  
  — Bien sûr, fit l’autre, mais je me demande comment Washington le sait. Je n’ai pas encore jugé utile de faire de rapport…
  
  — Tous les jours, des hommes vont et viennent entre Thulé et le continent. Certaines histoires se colportent avec facilité. Je voudrais que vous me donniez d’abord votre point de vue…
  
  Hilton alluma la cigarette fichée depuis un moment entre ses lèvres minces.
  
  — Si je savais de quoi il s’agit, murmura-t-il, je saurais aussi trouver les remèdes… Probablement…
  
  Il souffla un rond de fumée et enchaîna :
  
  — Un malaise, qui devient de jour en jour plus sensible, pèse sur Thulé depuis environ un mois. Jusqu’alors, je n’avais pas eu d’histoires. Depuis, les hommes deviennent nerveux sans qu’on sache exactement pourquoi. Depuis trois semaines, il s’est commis quatre assassinats dans la ville. Il n’y en avait aucun auparavant.
  
  — Vous comptez celui de ce matin ?
  
  — Oui, je suis au courant. Et puis, hier soir, ce suicide ahurissant de Norman…
  
  Hubert, pensif :
  
  — Quatre meurtres. Les victimes ?
  
  — Deux simples soldats, dont celui d’aujourd’hui, un caporal des transmissions et un ouvrier du génie civil.
  
  — A-t-on arrêté des coupables ?
  
  — Aucun. Dedecker n’a rien pu trouver. Les hommes du « C.I.C. », Brodie et Bellows en tête, s’y sont cassé les dents, eux aussi. Impossible de trouver un mobile…
  
  — Espionnage ?
  
  — Nous y avons pensé. Mais aucune des victimes n’occupait d’emploi à un poste clé. Et c’étaient tous des subalternes…
  
  — Je pourrai voir les dossiers ?
  
  — Bien sûr. Quand vous voudrez…
  
  — Tout de suite, si possible.
  
  Le colonel Hilton appuya sur un bouton et se pencha sur l’interphone.
  
  — Apportez-moi le dossier « Chair de poule », jeta-t-il dans le micro.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Joli nom de code !
  
  — N’est-ce pas ? C’est Bellows qui l’a trouvé…
  
  Un silence. Hilton enchaîna :
  
  — Nous avons envisagé l’hypothèse de crimes gratuits…
  
  — Commis par un fou ?
  
  Hilton lui lança un regard en dessous.
  
  — Non… Un agent de l’équipe d’en face qui aurait reçu l’ordre de semer la panique ici, par n’importe quel moyen.
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — C’est du roman-feuilleton, affirma-t-il. Je connais bien la question, croyez-moi. Les autres pourraient démolir des gens qui auraient été mis au courant de leurs activités, d’accord. Nous en faisons autant, c’est dans la règle du jeu. Il faut souvent tuer pour ne pas être tué. Mais commettre des assassinats pour semer la panique dans une base militaire comme celle-ci, c’est stupide. Ils savent très bien que ce n’est pas de cette façon qu’ils nous obligeraient à abandonner Thulé, ni d’aucune autre façon, d’ailleurs. Qu’est-ce qui les intéresse ? Simplement de tout savoir sur les agencements de cette base et d’être informés de tout ce qui s’y passe.
  
  Hilton, amer :
  
  — Ils le sont.
  
  — Oui, j’ai entendu « La Rose », hier soir. Et je cherche encore à comprendre…
  
  — Quoi ?
  
  Hubert fit claquer ses doigts :
  
  — Écoutez… En espionnage, comme dans tout métier, il existe une sorte de routine… Pas dans le travail actif mais à l’échelon supérieur. Il y a des choses que l’on fait et d’autres que l’on ne fait pas. Ce que « La Rose » a fait hier soir est à classer dans les choses qui ne se font pas…
  
  — Elle ne l’a probablement pas fait sans raison, ni sans ordre.
  
  — J’en suis convaincu. Et c’est pourquoi je voudrais bien comprendre…
  
  Une sonnerie retentit. Hilton pressa un bouton. La porte s’ouvrit. Un planton vint poser un dossier sur le bureau. Hilton attendit que l’homme ait disparu pour tendre le dossier à Hubert.
  
  — Il est maigre. Juste les rapports de police sur la façon dont les corps ont été découverts, ceux du toubib sur l’autopsie et un double des fiches de renseignements du Service du Personnel. Aussi l’inventaire des objets personnels trouvés dans les vêtements.
  
  Il se leva :
  
  — Je vous laisse quelques minutes. Voyez ça tranquillement, mais je ne pense pas que vous y trouviez quelque chose d’intéressant.
  
  Il sortit. Hubert entreprit d’examiner soigneusement chaque pièce du dossier et il fit une observation immédiate : aucune feuille d’inventaire ne s’y trouvait.
  
  Lorsque Hilton revint cinq minutes plus tard Hubert avait fait une autre constatation. Il en fit profiter le colonel :
  
  — Un seul point commun entre ces hommes : Ils appartenaient tous les quatre à une secte de « Vigilants » extrêmement puritaine.
  
  Puis, d’un ton neutre :
  
  — Les feuilles d’inventaires ont été retirées des dossiers. Il serait peut-être bon d’essayer de les retrouver…
  
  Hilton eut un haut-le-corps.
  
  — Les feuilles d’inventaires ? Je me demande bien pourquoi…
  
  — Moi aussi. Un double a dû être envoyé, avec le paquet, aux héritiers. Voulez-vous faire le nécessaire pour les récupérer toutes ?
  
  — Ça va être un drôle de boulot !
  
  Hubert se ravisa :
  
  — Et puis non, n’en faites rien. Je vais me débrouiller autrement…
  
  Il prit sur les feuilles de renseignements les adresses des familles, puis referma le dossier et demanda tout à trac :
  
  — Vous avez eu des nouvelles de Betty Donovan ?
  
  Hilton eut un geste vague.
  
  — Oui… Duruy m’a téléphoné pour me dire qu’elle avait reçu un choc, mais qu’il pensait la remettre sur pied en quarante-huit heures.
  
  Hubert se gratta derrière l’oreille.
  
  — Je vais vous demander quelque chose qui va vous surprendre, mais j’ai mes raisons. Il ne faut pas laisser Betty Donovan à l’hôpital…
  
  Hilton parut stupéfait.
  
  — Pourquoi ? Où pourrait-elle être mieux pour l’instant ?
  
  — Partout ailleurs. Il faut que vous me donniez un ordre écrit m’autorisant à la sortir de là.
  
  — Mais… à quel titre ?
  
  — Betty Donovan est une hystérique et je suis psychanalyste. Les médecins ne peuvent rien pour elle. C’est son esprit qui est malade…
  
  — Ouais, bougonna Hilton, elle est surtout malade de n’avoir pas encore connu le mâle à trente-six ans. Si personne n’a le courage de la violer avant peu, elle deviendra complètement dingue…
  
  — Je ne pense pas que le viol arrangerait grand-chose… Enfin donnez-moi cet ordre…
  
  — Duruy va être fou furieux.
  
  — Quelle importance ?
  
  — Aucune.
  
  — Alors, c’est parfait. Pendant que vous y serez je voudrais aussi un laissez-passer permanent spécial m’autorisant à pénétrer partout à n’importe quel moment, y compris le fichier du personnel. N’oubliez pas d’établir ça au nom de Bill Botsford…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Hubert s’immobilisa au seuil de la grande salle à manger du mess des officiers. Il était à peine midi et demi et les trois quarts des tables restaient libres. David Bernhardt déjeunait seul dans un coin, l’air sombre et préoccupé. Hubert pensa qu’il avait oublié de parler à Hilton du cas de l’ingénieur en chef de l’U.S. Weather Bureau et s’en mordit les lèvres. Il fallait réparer cet oubli sans tarder. Peut-être le colonel n’avait-il pas encore quitté le « Q.G. »…
  
  Il fit demi-tour et regagna le hall où se trouvaient les cabines téléphoniques, s’enferma dans l’une d’elles et appela le building de l’état-major.
  
  Hilton était encore dans son bureau. Hubert demanda illico :
  
  — Puis-je parler sans risque d’indiscrétion ?
  
  — Un instant, répondit le colonel, je fais isoler la ligne.
  
  Un bref silence, un déclic, puis :
  
  — Vous pouvez y aller.
  
  — O.K. ! dit Hubert. J’ai oublié de vous parler de David Bernhardt. Où en êtes-vous avec lui ?
  
  Le colonel hésita, puis répondit sèchement :
  
  — Il n’est pas venu au rapport. J’ai écrit à Washington pour exiger son remplacement.
  
  Hubert soupira :
  
  — La lettre est partie ?
  
  — L’avion qui emporte le courrier a dû décoller à midi dix.
  
  — Zut ! fit Hubert, soudain furieux. Pourquoi tant de hâte ?
  
  Hilton répliqua durement :
  
  — Mon commandement ici n’est pas une sinécure. Si je tolère la moindre atteinte à mon autorité, je suis foutu. Autant rentrer tout de suite chez moi dans le Nevada pour cultiver des choux… C’est tout ce que vous aviez à me demander ?
  
  — Non, dit Hubert, je voudrais que vous arrangiez ça. David Bernhardt doit rester ici tant que…
  
  Hilton le coupa, de façon catégorique :
  
  — Inutile. Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. Seulement vous aider dans la mesure du possible. J’estime que ce que vous demandez là est impossible !
  
  — C’est votre dernier mot ?
  
  — Oui !
  
  Hubert n’avait aucun intérêt à se faire un ennemi du commandant de la base. Il avala son irritation et céda :
  
  — Bon, n’en parlons plus.
  
  Il raccrocha et regagna la salle à manger. Entre temps, Karin et Ole Winther étaient arrivés. Il alla jusqu’à eux. La jeune femme portait un pantalon de velours noir et un sweater vert assorti à la couleur de ses yeux. Délicieusement jolie. Ils se dirent bonjour. Karin proposa :
  
  — Vous déjeunez avec nous ?
  
  Il accepta et s’assit à leur table. Ole, massif et débonnaire, dit en contrôlant le volume de sa voix :
  
  — Nous avons vaguement entendu parler de la mort de Stanley Norman. Vous pouvez raconter ?
  
  Hubert leur fit un récit détaillé et authentique des événements de la veille, depuis qu’ils s’étaient quittés devant la porte du mess. Lorsqu’il eut terminé, Karin était pâle et ses jolies mains tremblaient sur la nappe.
  
  — C’est affreux, murmura-t-elle. Vous dites que Betty est à l’hôpital ? Je vais aller la voir…
  
  Hubert prit un air ennuyé.
  
  — Comment êtes-vous logés ? questionna-t-il.
  
  Surprise, Karin Winther le renseigna néanmoins.
  
  — Nous disposons d’un pavillon, Avenue C, au numéro 24.
  
  — Seuls ?
  
  — Oui, répondit Ole. Et le drapeau Danois flotte sur le toit. Si un jour vous avez la police aux trousses, venez chez nous. Les flics n’ont pas le droit d’entrer…
  
  Il éclata d’un rire bon enfant et frappa l’épaule de Hubert qui resta sérieux.
  
  — Vous avez des chambres d’amis ?
  
  — Nous avons deux chambres, expliqua Karin visiblement intriguée. Une pour Ole et l’autre pour moi, mais – elle rougit – nous n’en utilisons qu’une…
  
  Ole se remit à rire et Karin lui fit les gros yeux. Hubert enchaîna :
  
  — Je vais vous demander un grand service. Pourriez-vous recevoir Betty Donovan chez vous pour quelque temps ?
  
  Ils restèrent silencieux, stupéfaits. Puis, Karin :
  
  — Je la croyais à l’hôpital ?
  
  — Elle est à l’hôpital, reprit Hubert, je l’y ai vue ce matin. C’est… Bon sang ! que c’est difficile à expliquer… Me croirez-vous si je vous dis qu’elle est en danger ?
  
  Karin pâlit. Ole hocha doucement sa grosse tête.
  
  — Danger de mort ?
  
  — Oui, affirma Hubert.
  
  — C’est affreux, reprit Karin d’une voix blanche.
  
  — Cela a-t-il un rapport avec la mort de Norman ? questionna Ole.
  
  — Sûr !
  
  — Alors vous pouvez l’amener… Hé ! doucement, il faut l’accord du colonel Hilton. Je ne peux pas créer un incident diplomatique.
  
  — J’ai cet accord, répondit Hubert en exhibant le papier.
  
  Le Danois lut attentivement, puis, soupçonneux :
  
  — Qui est le nouveau médecin-chef ?
  
  — Robert Duruy. Honnêtement, je vous préviens qu’il fera des difficultés.
  
  Ole bomba le torse.
  
  — Je ne l’aime pas. Il me fait penser à une punaise.
  
  Puis, sourcils froncés :
  
  — Hé ! Pourquoi me dites-vous qu’il fera des difficultés. Je n’ai pas à le savoir…
  
  — Si, coupa Hubert avec un sourire angélique, parce que vous allez venir avec moi, votre femme aussi… pour aider Betty à s’habiller.
  
  Le Danois hésita un très court instant et regarda sa femme. Les yeux brillants d’excitation, celle-ci lui adressa un signe de tête affirmatif.
  
  — C’est bon, dit-il, on y va. Je ne sais pas ce que vous mijotez mais j’ai de la sympathie pour vous, et Karin aussi.
  
  — C’est réciproque, affirma chaleureusement Hubert avec un vague sentiment de culpabilité… Finissons d’abord de manger.
  
  David Bernhardt passa près d’eux sans s’arrêter. Karin le héla :
  
  — Oh ! David ! Qu’est-ce que nous avons fait ?
  
  Il se retourna et son visage s’éclaira d’un sourire de contrition.
  
  — Pardonnez-moi, dit-il, je suis un peu flagada aujourd’hui.
  
  Il serra les mains de Ole et de Hubert. Ce dernier essaya de le rassurer :
  
  — Si vous broyez du noir à cause du commandant, je peux vous dire que ça s’arrangera.
  
  L’ingénieur secoua la tête. Ses cheveux noirs bouclés accrochèrent la lumière et le velours de ses yeux devint dur.
  
  — Ça ne s’arrangera pas, répliqua-t-il, et je m’en fous.
  
  — J’ai vu le Pacha ce matin, insista Hubert, et il m’a parlé de vous. Il passera l’éponge parce que vous êtes indispensable…
  
  — Personne n’est indispensable ! et le Pacha, je l’emmerde. Lui et tous les militaires…
  
  — Merci ! lança Ole Winther en riant.
  
  — Vous demande pardon, Ole. Vous êtes un chic type et je vous aime bien. Je me conduis comme un imbécile. Mais si je dois partir d’ici – il éleva la voix et regarda autour de lui – j’agiterai la merde avant de prendre l’avion. Et je peux vous promettre que ça ne sentira pas bon. Salut !
  
  Il s’en alla. Karin le regarda s’éloigner et murmura à l’adresse de Hubert :
  
  — Il a des raisons de se montrer aigri. Les Nazis ont passé ses parents au four crématoire pendant la guerre… Il adorait sa mère. Et certains, ici, ne sont pas chics avec lui…
  
  — C’est stupide, appuya Ole, n’importe quelle race pourrait s’enorgueillir d’un type comme lui. Il est net, et c’est un as dans son métier…
  
  Ils avaient fini de manger. Hubert, qui avait oublié de prendre sa ration de vitamine C, contre le froid, avala deux petites pilules. Karin se leva la première et les entraîna vers le vestiaire. Trois minutes plus tard, ils se retrouvèrent dans la rue et le froid s’abattit sur eux.
  
  — Quelle voiture prenons-nous ? questionna Ole.
  
  — Les deux.
  
  — Nous la ferons monter dans la nôtre, reprit le Danois, ce sera plus sûr.
  
  — O.K., dit Hubert. Je passe devant…
  
  Il s’installa dans la jeep dont le moteur tournait toujours. Engoncé dans ses vêtements épais, gêné par les grosses bottes et les moufles peu pratiques, il bougeait avec peine et ses gestes manquaient de précision. Il démarra lentement et s’assura d’un coup d’œil sur le rétro que les autres suivaient bien.
  
  Au fond de lui-même, il éprouvait un vague remords d’entraîner les deux Danois, si sympathiques, dans une aventure susceptible de leur apporter plus d’ennuis que de satisfaction. Il n’était pas du tout certain que Betty Donovan fût en danger dans sa petite chambre d’hôpital. Un regard pathétique et une antipathie spontanée pour le nouveau médecin-chef étaient, somme toute, les seuls éléments qui le poussaient à agir. « Même si je me suis trompé, pensa-t-il, cela créera des remous et ça n’est jamais mauvais dans une affaire comme celle-ci. Quelqu’un tire les ficelles de cette histoire et il faudra bien l’amener à commettre l’imprudence qui le démasquera. »
  
  Il arrêta la voiture devant l’hôpital et mit pied à terre. Les Winther stoppèrent derrière et le rejoignirent. Hubert avait pensé qu’affublée de l’équipement polaire, masque compris, une femme ne devait plus se distinguer d’un homme. Karin était pourtant facile à identifier. Tout dans son allure, dans sa démarche, cependant alourdie par les bottes, criait sa qualité de femme.
  
  — Allons-y, dit Ole en bombant le torse.
  
  Ils entrèrent, franchirent l’écluse et passèrent au vestiaire. Puis, dans le hall de réception, Hubert inscrivit les noms de Bill Botsford et de Ole Winther sur une fiche qu’il fit porter au médecin-chef.
  
  Il y avait beaucoup de monde dans la salle d’attente, en raison de l’heure propice aux visites, mais ils n’eurent pas à patienter longtemps. Le planton revint bientôt et leur annonça que le médecin-chef était parti déjeuner.
  
  — Qui le remplace ? demanda Hubert.
  
  — Le sous-lieutenant Thompson.
  
  — Nous voulons voir Thompson, alors. Dites que nous sommes munis d’un ordre du colonel Hilton.
  
  Le planton repartit et revint presque aussitôt.
  
  — Suivez-moi.
  
  Il les conduisit dans un bureau voisin de celui où Duruy avait reçu Hubert le matin même. En blouse blanche, stéthoscope pendant sur la poitrine, le sous-lieutenant médecin Thompson était blond et juvénile. Hubert se demanda ce que cet enfant de chœur avait bien pu faire au Bon Dieu pour s’être retrouvé à Thulé. Le jeune toubib salua cordialement les Winther qui présentèrent Hubert. Sans préambule, celui-ci exhiba l’ordre que lui avait remis le colonel Hilton.
  
  — Nous venons chercher Betty Donovan, expliqua-t-il.
  
  Thompson eut un sursaut et il dut lire le document au moins trois fois, à en juger d’après le temps qu’il mit à le rendre.
  
  — Vous pouvez le garder, dit Hubert.
  
  — Il faut que j’en réfère au médecin-chef, bredouilla l’autre.
  
  — Parfaitement inutile, riposta Hubert. Cet ordre vous couvre entièrement et nous n’avons pas de temps à perdre…
  
  — Je ne peux rien faire sans l’assentiment du médecin-chef, répéta obstinément Thompson en baissant les yeux.
  
  — C’est bon, dit froidement Hubert, je vais appeler le Pacha pour lui dire de quelle façon vous traitez ses ordres…
  
  Il se dirigea vers le téléphone posé sur un angle du bureau. Thompson essaya de s’interposer :
  
  — Ce poste est réservé au personnel de l’hôpital. Vous ne pouvez pas l’utiliser…
  
  Féroce, Hubert riposta :
  
  — Essayez donc de m’en empêcher !
  
  Il écarta le jeune médecin d’un revers de main et décrocha le combiné.
  
  — Attendez ! cria Thompson qui était devenu très pâle.
  
  Hubert raccrocha mais laissa sa main sur l’appareil.
  
  — Je… Puisque vous me laissez l’ordre écrit du colonel Hilton, je pourrai me justifier auprès du médecin-chef. Venez…
  
  Il les précéda dans le couloir. Ole fit un clin d’œil appréciateur à Hubert. Karin était rose d’excitation. Ils gagnèrent l’ascenseur. Pendant la montée, Hubert remarqua :
  
  — Qu’est-ce que vous craignez, Thompson ? D’être envoyé en Floride par mesure disciplinaire ?
  
  Ole Winther éclata de rire. Thompson haussa les épaules.
  
  — Si je vous le dis, vous ne le croirez pas et c’est pourtant la vérité.
  
  L’ascenseur s’immobilisa. Ils en sortirent et s’engagèrent dans le couloir violemment éclairé. Devant la porte, le médecin tira une clé de sa poche et la glissa dans la serrure.
  
  — Je suppose qu’il va falloir faire chercher ses vêtements, murmura Karin qui tremblait d’énervement.
  
  La porte s’ouvrit. Thompson entra le premier, suivi des autres.
  
  — Miss Donovan, lança-t-il. Des amis viennent vous…
  
  Il n’en dit pas plus long, resta bouche bée, regarda vivement autour de lui, puis, en se baissant, sous le lit Derrière lui, les Winther et Hubert semblaient pétrifiés.
  
  Miss Betty Donovan avait disparu !
  
  — Nom de Dieu ! lâcha enfin Hubert.
  
  Il accrocha Thompson par l’épaule et le fit pivoter, plutôt rapidement.
  
  — Où est-elle ? Hein ? Vous le saviez qu’elle n’était plus là ! C’est pour ça que vous faisiez des difficultés en bas, hein ? C’est pour ça que Duruy s’est dérobé ! Eh bien, mon petit vieux, ça ne va pas se passer comme ça…
  
  Une voix désagréable s’éleva derrière eux, dans le couloir :
  
  — Et peut-on savoir comment cela va se passer, monsieur Botsford ?
  
  — Vous le saurez toujours trop tôt pour vos fesses ! riposta Hubert en faisant volte-face pour regarder entrer le médecin-chef. A votre place, je foncerais jusqu’au premier PX acheter un parapluie. Et si vous trouvez quelque chose de blindé, ça n’en sera que mieux !
  
  — Je ne comprends pas très bien où vous voulez en venir, reprit Duruy avec rage. De toute façon, il est interdit de faire du bruit dans une chambre de mal…
  
  Il s’interrompit net, regard fixé sur le lit défait et vide.
  
  — Où est-elle ? demanda-t-il à Thompson.
  
  — Sais pas, répondit celui-ci complètement ahuri. La porte était fermée à clé. J’ai ouvert moi-même…
  
  — Vous m’avez dit ce matin que vous étiez seul responsable de ce qui se passait dans cet établissement, reprit férocement Hubert. Vous êtes toujours d’accord, je pense ?
  
  Duruy ne répondit pas, il ordonna à Thompson.
  
  — Alertez le service de garde, elle doit être encore à l’hôpital. Sûrement, même. Elle n’a pas pu sortir en chemise de nuit et ses vêtements étaient sous clé.
  
  — Il serait bon de vérifier s’ils y sont toujours, suggéra Hubert.
  
  Ils suivirent Duruy à l’infirmerie de l’étage. Le médecin appela le vestiaire des malades. Le « paquetage » de Miss Donovan était toujours en place. Le garde-mites ajouta qu’il venait d’apprendre que des vêtements d’extérieur avait été volés à un infirmier, entre onze heures et midi.
  
  Les recherches effectuées dans tout l’hôpital ne donnèrent aucun résultat. A deux heures après midi, les Winther et Hubert se retrouvèrent dehors, convaincus que Betty Donovan s’était enfuie dans les vêtements volés. Avec un seul manteau sur sa chemise de nuit, elle risquait la congestion à brève échéance.
  
  — Il faut prévenir Dedecker tout de suite, décida Hubert.
  
  Ils y allèrent. Le lieutenant de « M.P. » lança toutes ses voitures en chasse et alerta la radio. Quand Winther et Hubert quittèrent le siège de la police, tous les postes de Thulé diffusaient l’avis de recherche…
  
  — Venez chez nous, nous serons plus tranquilles pour parler de tout ça, proposa Ole Winther.
  
  — Je vous ferai du thé, promit Karin que toute excitation avait quittée.
  
  — O.K., dit Hubert.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Le drapeau Danois, rouge à croix couchée blanche flottait sur le toit du pavillon, dans le feu d’un projecteur fixe. Sur la porte, une pancarte de bois blanc indiquait en grosses lettres noires :
  
  
  
  CETTE MAISON EST LA PROPRIETE
  
  DU GOUVERNEMENT DANOIS
  
  Nul ne peut y pénétrer sans y avoir
  
  été invité
  
  par le Capitaine Ole Winther
  
  Officier de Liaison.
  
  
  
  Ole Winther tourna la poignée et poussa la porte. Karin entra la première. Hubert s’étonna :
  
  — Vous ne fermez pas à clé ?
  
  — A quoi bon ? La plaque est une protection suffisante.
  
  — Je veux bien le croire, répondit Hubert en passant le seuil. Tout de même, j’espère que vous ne gardez aucun document secret chez vous.
  
  — Les documents sont dans un coffre de mille kilos. Si quelqu’un y touche en dehors de moi, une sirène se met à hurler.
  
  — Je comprends, fit Hubert en riant.
  
  L’écluse franchie, ils se trouvèrent dans un vestibule et s’y défirent de leur équipement « antigel ». Karin secoua ses boucles blondes et dit :
  
  — Je vais faire le thé. Passez au salon…
  
  Ole ouvrit une porte à gauche et s’effaça :
  
  — Allez-y.
  
  Hubert entra. La pièce était confortablement meublée de bois clair et de chintz. On se serait cru dans un intérieur bourgeois de Copenhague. Hubert fit quelques pas, puis s’immobilisa, sidéré. Une forme blanche était étendue sur un canapé, immédiatement à droite.
  
  — Betty Donovan ! lâcha-t-il.
  
  C’était bien elle, vêtue seulement de sa chemise de nuit. En même temps que Winther jurait derrière lui, il pensa qu’elle avait de très jolies jambes et s’en étonna. Il l’avait imaginée avec des chevilles épaisses de fille de ferme.
  
  — Elle dort, murmura le Danois revenu de sa surprise.
  
  — Je l’espère, dit Hubert subitement inquiet de la voir si parfaitement immobile.
  
  Il s’approcha, mit un genou à terre auprès d’elle et pressa sa main sous le sein gauche, plantureux et ferme, de la femme. Il perçut aussitôt les battements du cœur et la chaleur du corps à peine protégé par le mince tissu de la chemise.
  
  — N’abusez pas de la situation ! plaisanta gentiment le Danois.
  
  — Elle vit, répliqua Hubert soulagé. Appelez votre femme…
  
  Ole Winther quitta la pièce pour aller chercher Karin. Hubert vit alors, entre le divan et le mur, les vêtements volés à l’hôpital par Betty Donovan et qu’elle avait empilés là. Karin arriva, de nouveau surexcitée.
  
  — C’est fantastique ! s’exclama-t-elle.
  
  — Chut ! intima Ole. Tu vas la réveiller !
  
  C’était fait. Betty Donovan ouvrit les yeux et vit, penché sur elle, le visage de Hubert. Un visage dur de prince pirate qui dut lui paraître séduisant car elle esquissa un sourire. Aussitôt effacé.
  
  — Au secours ! cria-t-elle en se dressant. On veut m’assassiner !
  
  Hubert recula et fit signe à Karin d’approcher.
  
  — Voyons, Betty, dit celle-ci de sa voix la plus persuasive, vous me connaissez bien ? Je suis Karin Winther. Vous êtes chez moi, en sécurité…
  
  Hagarde, Betty Donovan la regarda. Une lueur de compréhension brilla dans ses yeux dilatés.
  
  — Karin Winther, répéta-t-elle lentement. Karin Winther…
  
  Puis, de nouveau effrayée :
  
  — Qui sont ces hommes ? Ils me poursuivent ! Ils veulent me tuer…
  
  Karin Winther s’assit au bord du canapé et la prit dans ses bras.
  
  — Calmez-vous, Betty. Ces deux hommes sont mon mari, Ole, et Bill Botsford que vous connaissez bien…
  
  Elle parut se souvenir, puis se mit à trembler violemment.
  
  — Ils me regardent, cria-t-elle. Ils me regardent parce que je n’ai rien sur moi ! Cachez-moi, Karin ! Ne les laissez pas me regarder comme ça ! Tous les hommes sont des sadiques !
  
  — Mais non, voyons, protesta la jeune Danoise. Vous vous faites des idées stupides…
  
  Mais Betty Donovan n’entendait pas. Elle se pelotonna derrière Karin Winther et se remit à crier.
  
  — Faites-les sortir ! C’est odieux !
  
  Hubert fit un signe à Ole qui paraissait pétrifié et vaguement vexé. Ils quittèrent la pièce et se rendirent dans la salle à manger, de l’autre côté du vestibule.
  
  — Elle est folle ! dit le gigantesque Danois en repoussant la porte. Qu’est-ce que vous voulez faire de ça ?
  
  Hubert secoua la tête.
  
  — Je ne crois pas, dit-il. Ce matin, le Pacha a très bien défini son état. Elle devient dingue de n’avoir pas encore connu le mâle à trente-six ans.
  
  — Seigneur ! gémit Winther en portant les doigts à ses tempes. Vierge à son âge ! Est-ce possible ?
  
  Puis le côté blagueur de son esprit reprenant le dessus :
  
  — Il faut vous dévouer, Bill. Il s’agit d’un sauvetage. Vous n’avez pas le droit de refuser…
  
  Hubert eut un sourire.
  
  — La psychanalyse vient à bout de ce genre de chose. Elle doit avoir reçu un choc d’ordre sexuel dans sa jeunesse. De là doit venir sa haine de l’homme. Il faut d’abord la persuader que ce truc est sans importance avant de l’inciter à… essayer.
  
  Il se tut et prêta l’oreille. Karin aidait Betty Donovan à monter l’escalier qui devait conduire aux chambres.
  
  — Je reviendrai ce soir et essaierai de la faire parler. Ce ne sera pas facile…
  
  Ils retournèrent dans le salon. Hubert saisit le manteau abandonné par l’ex-doctoresse derrière le divan et fouilla les poches. Une pipe, des allumettes, une blague, un couteau à cran d’arrêt, une lampe électrique…
  
  Il trouva enfin ce qu’il espérait : un petit porte-billets en cuir, marqué B.D.
  
  — C’est à elle. Elle a dû le garder sous son oreiller et ne l’a pas oublié.
  
  Il le vida sur un guéridon : des pièces de monnaie, deux billets de dix dollars, une photographie de femme âgée qui ressemblait à Betty, une clé.
  
  — La clé de son appartement, sans doute, expliqua Ole.
  
  Hubert remit tout en place, excepté la clé qu’il glissa subrepticement dans sa poche.
  
  — Gardez-lui ça, demanda-t-il. Je vais reporter ces vêtements à l’hôpital et faire arrêter les recherches.
  
  — Allez-y, répondit Ole. Je me charge d’avertir le colonel Hilton…
  
  
  -:-
  
  Hubert ressortit à pied du garage de l’hôtel où il venait de remiser sa voiture et entreprit de remonter la 14e rue. Il était cinq heures après-midi. Le ciel était noir et malgré le masque qui lui protégeait le visage, Hubert avait l’impression que mille lames de rasoir lui tailladaient la peau. Le gardien du garage lui avait annoncé que la température était descendue à quarante au-dessous.
  
  La circulation était toujours aussi dense, mais il était le seul piéton en vue. Personne ne se promenait à pied sans raisons…
  
  Il était à peu près complètement gelé en atteignant le « 96 » et il renonça aux précautions qu’il aurait prises sous un climat plus favorable.
  
  Il entra dans l’immeuble et monta au premier étage. La clé trouvée dans le porte-billets était bien celle de l’appartement. La porte s’ouvrit sans difficulté. Il entra, fit la lumière et referma sans bruit.
  
  La porte des commodités, dans lesquelles il avait trouvé la veille le cadavre de Norman, était restée grande ouverte. Il traversa le vestibule et alluma dans le living. Puis siffla longuement…
  
  — M’est avis, murmura-t-il enfin, que quelqu’un a eu la même idée que moi, et plus tôt.
  
  Tout avait été retourné et le désordre était total. Du travail bâclé, du travail d’apprenti. Hubert retourna pousser le verrou de la porte d’entrée afin de se mettre à l’abri d’une éventuelle surprise et inspecta l’appartement pour vérifier sa solitude.
  
  Debout au centre du living, il pivota sur place en se posant un certain nombre de questions : que pouvait bien avoir caché la Donovan, chez elle ? Une chose très importante, sans doute ? Qui était venu chercher cette chose très importante ? Et ce « qui » avait-il trouvé ou non ce qu’il était venu chercher ?
  
  Hubert enleva son manteau et ses moufles maïs conserva son masque. Puis, avec méthode, il entreprit de fouiller à son tour…
  
  L’affaire lui apparaissait de plus en plus déroutante. Un malaise pesait sur Thulé. Depuis un mois, à peu près, avait dit le commandant de la base. La cause de ce malaise, encore indiscernable, était suffisamment importante pour que des meurtres aient été commis. Et Hubert n’était pas sûr du tout que Stanley Norman se soit suicidé. Et s’il l’avait fait, ce ne pouvait être pour Betty Donovan.
  
  En tout cas, l’ex-doctoresse s’était trouvée placée du même coup sur l’estrade. Et son cas posait une véritable énigme…
  
  Pourquoi Duruy, le successeur frais émoulu de Norman, avait-il donné des ordres pour que lui soient envoyés tous les gens qui demanderaient à voir Miss Donovan dans sa chambre d’hôpital ?
  
  Pourquoi, dans ses crises, Betty Donovan criait-elle : « Non, papa ! Non, papa ! » Pourquoi lui avait-elle lancé ce muet appel au secours, à lui, Bill Botsford, par dessus l’épaule du médecin ? Pourquoi celui-ci tenait-il tant à conserver la femme sous son contrôle ?
  
  On pouvait se poser encore un tas de questions au sujet de Betty Donovan ; un tas de questions qui restaient sans réponses.
  
  Et Charles Plaster, l’homme qui avait été trouvé poignardé dans la rue ? Pourquoi, alors qu’il était membre d’une secte puritaine, portait-il sur lui des photos pornographiques et un jeu de dés ?
  
  Pourquoi les inventaires des objets trouvés sur les précédentes victimes avaient-ils disparu des dossiers ? L’inventaire concernant Charles Plaster n’était pas encore arrivé. La chemise toute neuve portant son nom ne contenait qu’une copie de la fiche de renseignements conservée au Service du Personnel. Il serait intéressant de vérifier si, toutes les pièces expédiées par la « M.P. », l’inventaire contresigné par Hubert s’y trouverait ou non.
  
  Il retourna machinalement un cendrier de plâtre en forme de main à demi repliée et s’étonna de voir inscrit en dessous, au crayon noir appuyé : MISS SUBWAY.
  
  Il ne put s’empêcher de rire à l’idée que Betty Donovan ait pu désirer être une de ces reines « mensuelles » du métro de New York et il s’amusa à imaginer la photographie de l’ex-doctoresse affichée dans toutes les voitures avec, dessous, l’habituel « digest de « curriculum vitae ». Cela aurait pu donner quelque chose dans le genre : « Docteur en médecine de l’Université de Columbia – Actuellement chef du Service Social d’une base militaire secrète à quatre-vingts minutes d’avion du pôle Nord – Déteste les hommes et l’alcool – Aime l’uniforme et le jus de tomate – Sports préférés : la cigarette et l’avortement. » Avec adresse et numéro de téléphone, bien entendu.
  
  Il reposa le cendrier et se demanda si cela valait la peine de continuer la fouille. Oui, sans doute. L’appartement avait été complètement bouleversé, c’était bon signe. Cela pouvait signifier que « l’autre » n’avait pas trouvé ce qu’il était venu chercher. En pareille conjoncture, on peut être certain que l’objet cherché a été découvert lorsque le visiteur a arrêté brusquement sa fouille à un endroit quelconque.
  
  Machinalement, Hubert revint dans le vestibule et s’immobilisa sur le seuil des commodités. Là aussi, « on » avait cherché. Le couvercle du réservoir de la chasse d’eau avait été soulevé et reposé de travers. Le bloc de papier hygiénique avait été retiré de la boîte distributrice et jeté ensuite sur le parquet.
  
  « Quel gâchis ! » murmura Hubert en ramassant le bloc de papier pour le remettre dans la boîte. Un choc sur le plafond le fit violemment sursauter. Le papier lui échappa et les feuilles volèrent de tous côtés. Il jura entre ses dents, furieux contre lui-même. Le locataire du dessus avait dû laisser tomber quelque chose…
  
  Il rebaissa son regard et vit les tickets au milieu des papiers éparpillés.
  
  Une dizaine de tickets de correspondance des autobus de New York détachés les uns des autres.
  
  Il les ramassa et les mit dans sa poche.
  
  Puis, se rhabilla pour sortir et quitta silencieusement l’appartement.
  
  Il croisa dans le hall, un ingénieur du Génie civil, identifiable grâce aux insignes cousus sur son manteau. L’homme avait déjà enlevé son masque. Il salua Hubert qui répondit d’un signe de tête. Sans doute un habitant de la maison…
  
  A peine sur le trottoir, il eut l’impression de se trouver brutalement plongé dans un bain de glace. Le vent s’était levé et soufflait déjà en tempête, prenant la rue en enfilade avec des « Houou Houou » sinistres. Il se tassa sur lui-même, soudain saisi d’une angoisse inexplicable. Puis, au prix d’un violent effort de volonté, il partit au pas de gymnastique vers l’hôtel, poussé par le vent qui soufflait heureusement dans le bon sens.
  
  A peine dans sa chambre, il se prépara un bain, se déshabilla et se plongea avec volupté dans l’eau brûlante. Le sang se remit à circuler normalement dans ses veines, son cœur reprit le rythme habituel. Il se sentit revivre et ferma les yeux afin de mieux oublier, pendant quelques minutes, qu’il se trouvait à Thulé, tout en haut du Groenland, dans un pays où il faisait rarement au-dessus de moins trente.
  
  Brrr !
  
  Dix minutes plus tard, revigoré, il tira une machine à écrire de ses bagages et entreprit de fabriquer une lettre destinée à M. Smith, le grand patron de la « C.I.A. ».
  
  Il lui fit un premier rapport sur les événements les plus récents, lui demanda d’intervenir immédiatement auprès de qui de droit pour qu’aucune suite ne soit donnée au rapport fait par Hilton au sujet de David Bernhardt, réclama des renseignements aussi complets que possible sur Betty Donovan, Stanley Norman et Robert Duruy, puis exigea qu’un courrier soit dépêché auprès des familles, dont adresses indiquées, pour aller récupérer la liste des objets trouvés sur les corps des trois premiers hommes assassinés à Thulé, et que ces listes lui soient adressées par les voies les plus rapides. Il termina par quelques considérations pessimistes sur les possibilités de transformer Thulé en station balnéaire mondaine, puis retira la feuille dactylographiée, en glissa une autre dans la machine et commença de mettre en code ce qu’il venait d’écrire.
  
  La nouvelle version commencée par : « Mon cœur adoré », se termina par : « A toi pour toujours, plus que jamais ! » Signé : Ton Bill.
  
  Sans sourire, Hubert tapa l’adresse sur une enveloppe solidement doublée : Mademoiselle Lydia Smarten, Tudor Place, 7, Washington, D.C.
  
  Puis, sans plus attendre, il alla glisser la lettre dans la boîte qui se trouvait dans le hall de l’hôtel. M. Smith la recevrait le lendemain dans l’après-midi.
  
  Il était plus de sept heures. Bientôt, le moment du dîner. Il téléphona chez les Winther. Ce fut Ole qui répondit. Tout allait bien. Ils avaient décidé de dîner chez eux et Karin avait mis le couvert de Bill.
  
  Hubert répondit qu’il y serait un quart d’heure plus tard.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Ole Winther raccrocha et se retourna vers Karin.
  
  — Il arrive dans un quart d’heure, annonça-t-il.
  
  Elle avait mis par dessus sa robe de lainage feuille-morte, très jolie, un tablier blanc à volants sur lequel elle se frotta les mains.
  
  — Mon Dieu ! répondit-elle. Il faut que tu ailles acheter pas mal de choses au PX.
  
  Ole se mit à rire.
  
  — Je vais y aller, chérie. Ne te tracasse pas comme ça…
  
  Elle lui fit une liste, alors qu’il s’habillait pour sortir, lui donna de l’argent et un sac. Elle l’embrassa avant qu’il ne mît son masque. Il la garda un instant dans ses bras et dit avec une fausse désinvolture :
  
  — J’ai la clé de la maison. Pousse le verrou et n’ouvre à personne pendant mon absence. Promis ?
  
  Une ombre d’inquiétude flotta sur les grands yeux verts.
  
  Elle se moqua ;
  
  — Que crains-tu ?
  
  — On ne sait jamais. Si ce que Bill prétend au sujet de notre vierge folle… – il leva les yeux au plafond – est vrai, ceux qui lui en veulent peuvent essayer de la… retrouver. Tu pousseras le verrou ?
  
  — Je pousserai le verrou, dit-elle sérieusement.
  
  Elle le suivit dans l’écluse et s’enferma comme elle l’avait promis. Le verrou se manœuvrait de l’intérieur au moyen d’un bouton moleté. Une clé l’actionnait de l’extérieur. Ainsi, Ole pourrait rentrer sans avoir à sonner.
  
  Elle revint dans le salon, resta un moment immobile devant le poste radio, puis décida d’allumer toutes les lumières de la maison. L’ombre, soudain, l’effrayait. A l’étage, elle poussa doucement la porte de la chambre où Betty Donovan reposait. Une veilleuse brûlait dans un coin. Elle aperçut soudain Siami, leur chat – le seul animal domestique de Thulé – lové dans un fauteuil. Elle se demanda comment il était venu là et eut envie de le descendre. Mais Siami était capricieux et pouvait très bien se mettre à protester s’il n’était pas d’accord. Afin de ne pas courir le risque de réveiller Betty Donovan, elle renonça et redescendit sans bruit.
  
  La cuisine. Mais elle ne pouvait rien entreprendre avant que Ole n’ait ramené les provisions. Elle souhaita que Bill Botsford arrive sans plus tarder. Quel homme magnifique, c’était ! Athlétique, souple. Un physique avantageux : mélange de Gary Cooper et de Douglas Fairbanks. Et si parfaitement sûr de lui. Il devait être, pour ses ennemis, un adversaire redoutable…
  
  Oui, mais, s’il arrivait, elle ne pourrait pas lui ouvrir puisqu’elle avait promis à Ole de ne laisser entrer personne en son absence. C’était stupide…
  
  Elle fut très ennuyée de cet état de chose, beaucoup plus que cela ne méritait. Nerveuse, elle revint dans le vestibule, souhaitant de toutes ses forces que Ole ne soit pas retardé. A cette heure-ci, il y avait souvent beaucoup de monde dans les PX…
  
  Elle sursauta violemment. Il lui avait semblé entendre du bruit du côté de l’entrée. Peut-être était-ce Bill. Il y avait une sonnette, mais il avait pu ne pas la voir et frapper…
  
  Elle passa du vestibule dans l’écluse et s’immobilisa pour prêter l’oreille. Et, brusquement, son sang se glaça dans ses veines et une vague de terreur la submergea…
  
  La poignée de la porte tournait, lentement, sûrement…
  
  Il lui fallut deux ou trois secondes pour se souvenir que le verrou était poussé. Un coup d’œil lui confirma qu’il l’était toujours. Elle retrouva son souffle, mais sa peur ne lâchait pas pour autant. Qui pouvait bien essayer d’entrer chez eux ? Et pourquoi ?
  
  Le bois craqua sous l’effet d’une forte pression. Karin recula instinctivement d’un pas, se demanda où Ole avait bien pu mettre son revolver… Il y eut un nouveau craquement, puis la poignée reprit sa position normale, avec un bruit sec.
  
  « Si c’est Bill Botsford, pensa Karin, essayant malgré tout de se rassurer, il va maintenant frapper ou sonner… »
  
  Il n’y eut aucun coup sur la porte, aucune sonnerie. Paralysée, n’entendant plus que les battements désordonnés de son cœur, Karin resta là de longues minutes. Puis, glacée, elle revint dans le salon et se laissa tomber sur le canapé.
  
  Elle ne réalisait pas encore très bien toute la signification de ce qui venait d’arriver. Elle avait peur, une peur animale qui lui tordait les entrailles et lui broyait la gorge. Jamais elle ne s’était trouvée dans une situation semblable et elle ne savait que faire…
  
  Ole, pourquoi était-il si long ? Elle regarda sa montre. Il y avait sept minutes qu’il était parti… Seulement.
  
  Un hurlement la lança debout. Épouvantée, elle porta ses poings serrés à ses tempes et ferma les yeux.
  
  Cela venait de l’étage. Ce devait être Betty Donovan… Que lui faisait-on ? Quelqu’un avait pu entrer et… Non, la porte était verrouillée et la maison était sans fenêtres. Sans réfléchir davantage, elle monta quatre à quatre…
  
  Betty Donovan était assise dans son lit, blême, échevelée. Elle respira profondément en voyant entrer Karin et expliqua d’une voix tremblante :
  
  — J’ai rêvé… J’ai rêvé qu’il était entré dans la maison et qu’il me serrait à la gorge pour m’étrangler.
  
  Soulagée, Karin laissa tomber ses bras le long de son corps et se sentit toute molle. Puis, reprenant ses esprits :
  
  — Qui « Il » ?
  
  Betty Donovan regarda le fauteuil de l’autre côté de la pièce et répondit de façon tout à fait inattendue :
  
  — Le chat.
  
  Surprise, Karin regarda aussi le fauteuil. Vide. Siami avait disparu. Elle pensa : « Cette fille est folle, Siami a dû plonger sous le lit lorsqu’elle s’est mise à hurler. » Elle se disposait à se baisser pour regarder lorsqu’une sonnerie la fit se figer. C’était le téléphone.
  
  — Excusez-moi, dit-elle à l’adresse de Betty.
  
  Et redescendit. L’appareil était dans le salon, sur un meuble d’appui. Elle décrocha en pensant que ce devait être Bill Botsford.
  
  — Allô, fit-elle, Karin Winther à l’appareil…
  
  Et écouta vainement. Pas de réponse. Pourtant, elle en aurait donné sa main à couper, quelqu’un se trouvait à l’autre bout du fil. Elle entendait d’ailleurs sa respiration… Oui, pas de doute… Un filet de glace se glissa en elle. Elle dit encore : « Allô ? » d’une voix décomposée, puis ne bougea plus. Enfin, un déclic la libéra. « L’autre » avait raccroché. Elle laissa tomber le combiné sur le tapis…
  
  Elle était là, sans ressources, sans défense contre ce qui lui arrivait. Pourquoi lui faisait-on cela, à elle. Que lui voulait-on ? Elle se mit à regretter la douce quiétude de la vieille maison familiale de Gothersgade, à Copenhague. Une belle maison tranquille, avec des fenêtres, où il n’arrivait cependant jamais rien… Si cela devait continuer, elle ferait ses bagages et prendrait le premier avion qui partirait pour Francfort et, de là, rentrerait chez elle, chez sa mère. Ole ne la retiendrait pas et il y avait des avions tous les jours. Elle courut jusqu’au divan et s’y jeta, pleurant à chaudes larmes.
  
  La sonnerie de la porte d’entrée lui fit redresser la tête. Son visage livide, ruisselant, resta figé un instant. La sonnerie recommença. Elle enfouit sa tête dans les coussins et se boucha les oreilles…
  
  
  -:-
  
  Hubert sonna une troisième fois, un peu plus longuement. Il commençait à s’inquiéter. Pourquoi ne venait-on pas lui ouvrir. Avec ça qu’il était en train de geler sur place !
  
  Il s’énerva et appuya sur le bouton par saccades, puis frappa à la porte. Pourtant, il avait prévenu qu’il arrivait dans un quart d’heure et il n’avait pas de retard, ni d’avance. Qu’est-ce que ça pouvait bien signifier…
  
  Le vent le pénétrait jusqu’aux os. S’il restait planté deux minutes de plus, il allait risquer sa peau. Il jura comme un sapeur, ce qui le réchauffa un peu. Puis s’inquiéta davantage. En un quart d’heure, il peut se passer beaucoup de choses. S’il était arrivé un malheur ? Il tourna la poignée. La porte était fermée à clé, ce qui le rassura.
  
  De toute façon, il ne pouvait pas rester là éternellement, par quarante au-dessous. Un truc à attraper la crève, ou autre chose…
  
  Il se souvint qu’il existait un bar pas très loin, sur Piktufik Boulevard, et décida d’y aller. On y vendait de l’alcool, d’après ce qu’on lui avait dit. Un bon whisky ne lui ferait pas de mal. Et il téléphonerait aux Winther pour leur demander des explications.
  
  Il remonta en voiture, épouvanté à la simple idée de faire cent mètres à pied avec ce vent qui mordait la peau à travers les vêtements de duvet. C’était l’heure creuse pour la circulation et il manœuvra pour faire demi-tour dans l’Avenue. Il était en travers lorsqu’il vit arriver le mastodonte, un énorme camion monté sur chenilles, et immobilisa la jeep pour le laisser passer. La place, derrière, était suffisante.
  
  Mais ! Nom de Dieu ! L’imbécile ne le voyait pas ! Il allait l’écraser ! Prompt comme l’éclair, Hubert mit en marche arrière, emballa le moteur, embraya violemment. Il s’aplatit sur le volant. La jeep partit à reculons comme une balle. La roue avant gauche du camion toucha l’aile avant droite de la voiture qui fut projetée de côté et se mit en travers. De main de maître, Hubert redressa la situation et s’arrêta sur le trottoir. Il aurait voulu hurler des injures, mais le camion tournait déjà le coin de la première rue et disparaissait. Une voiture pick-up qui arrivait s’arrêta. Hubert tira son « Smith & Wesson », convaincu d’avoir échappé à une tentative d’assassinat. Un lieutenant s’approcha :
  
  — Qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  — Un type saoul, certainement, répondit Hubert. S’est même pas aperçu qu’il m’avait touché. Ça fait rien, y a pas de mal.
  
  — Vous avez pris le numéro ?
  
  — Non, et vous ?
  
  — Trop loin.
  
  Hubert mit en première, embraya doucement. La jeep se mit à rouler.
  
  — Rien de cassé, annonça-t-il. Ça va. Merci quand même !
  
  Le lieutenant lui fit signe de la main et rejoignit sa camionnette. Hubert partit vers Piktufik Boulevard après avoir rengainé son arme.
  
  Le bar était plein, bruyant, enfumé. Hubert alla tout droit au téléphone et appela le numéro des Winther. La sonnerie « pas libre » retentit longuement. Il fit trois nouveaux appels, à deux minutes d’intervalles, avec chaque fois le même résultat. Le service des réclamations, consulté, donna son avis : l’appareil des Winther devait être décroché, car il n’était pas en communication.
  
  Hubert se fraya un chemin jusqu’au comptoir et commanda un whisky. Il essayait de réfléchir tranquillement pour prendre une décision, lorsqu’un caporal visiblement saoul le saisit par le bras.
  
  — Z’avez tort, mon général, de boire de l’alcool. V'savez ce que ça fait ? J'vais vous le dire…
  
  — Je m’en fous, grogna Hubert en goûtant le whisky.
  
  — L’alcool, reprit l’autre, têtu, l’alcool dilate les vaisseaux sanguins au voisinage de la peau, ce qui amène une déperdition de chaleur accrue…
  
  — La ferme ! dit Hubert excédé et furieux.
  
  — Je sais, poursuivit l’autre, après, vous éprouvez une sensation de… de chaleur ! Ouais ! Votre peau est plus chaude, sûr ! Mais pourquoi est-elle plus chaude ?
  
  Hubert, désarmé, regarda le caporal. C’était un garçon roux, très jeune, avec des taches de son plein le visage et une taie blanche en forme de cœur sur l’œil gauche. Il était de petite taille et arrivait à peine à l’épaule de Hubert.
  
  — Elle est plus chaude à cause de la déperdition de chaleur des vaisseaux sanguins… Heup ! Pardon. La chaleur s’échappe, ouais. Et après, vous avez bien plus froid ! Voilà !
  
  Il vida d’un trait le verre d’alcool qu’il venait de se faire servir.
  
  — Si vous me permettez un conseil, mon capitaine, reprit le bonhomme. Buvez jamais d’alcool quand il fait froid !
  
  — Tu en connais un bout ! dit Hubert.
  
  — Un fameux bout, oui ! Parlez, j’ai lu ça tantôt dans le « Thulé Times ». Qu’est-ce qui peuvent raconter comme conneries ! C’t’un monde !
  
  Il tira de sa poche une de ces petites boîtes dans lesquelles les pilules de vitamine C étaient fournies aux Thulésiens.
  
  — Tout de même, murmura-t-il, on sait jamais…
  
  Il ouvrit la boîte : vide, la laissa tomber à ses pieds. Hubert lui offrit la sienne. Il le regarda en se grattant le front et finalement refusa.
  
  — J’vais encore boire.
  
  Il se mit à rire, bruyamment, puis annonça :
  
  — Ce soir, j’ai rendez-vous avec Miss Subway. Ouais ! Ça vous en bouche un coin, mon pote, hein ?
  
  Hubert eut un frémissement. Miss Subway ? Qu’est-ce que ça voulait dire ? Il prit un air incrédule et riposta :
  
  — Vous êtes saoul, mon vieux !
  
  L’autre parut profondément froissé. Il tira son portefeuille d’une poche intérieure de son blouson, l’ouvrit et exhiba triomphalement… un ticket de correspondance des autobus de New York, non utilisé.
  
  Hubert sentit son cœur rater un battement. Le souffle coupé, il eut la sensation de tenir enfin quelque chose de solide. Il fallait emmener ce type dans un endroit tranquille, et lui tirer les vers du nez…
  
  Mais le bonhomme était subitement blême. Il ramassa vivement le ticket, puis le portefeuille et se mordit les lèvres.
  
  — Bon Dieu ! grogna-t-il, j’ai l’impression que je suis réellement saoul.
  
  Il y eut un remous derrière lui. Deux hommes du Génie civil le saisirent chacun par une épaule.
  
  — Hé ! Pop-corn ! On te cherche partout…
  
  — J’m’appelle pas Pop-corn ! protesta le petit homme roux. Je suis Dan Shower, de…
  
  — Ta gueule ! coupa brutalement celui qui venait de parler. On te demande rien et t’es trop saoul pour savoir qui tu es !
  
  Ils l’entraînèrent. Un court instant, Hubert eut une terrible envie d’intervenir. Les poings serrés, il réussit à se raisonner. Avant tout, il ne fallait pas que l’on sache pourquoi, exactement, il était venu à Thulé. Le type s’appelait Dan Shower, caporal à la 2e compagnie de Transmissions s’il fallait en croire les insignes cousus sur son blouson. Facile à retrouver.
  
  Il termina son whisky, sans se presser et tendit un billet au barman. En ramassant la monnaie, il se souvint d’une chose qui lui donna froid dans le dos : Charles Plaster, l’homme poignardé le matin, avait aussi dans sa poche un ticket de correspondance des autobus new-yorkais. Trop tard, maintenant, pour rattraper Dan Shower…
  
  Il quitta le bar. La jeep n’avait pas bougé, le moteur tournait rond. Il reprit le volant et fit demi-tour pour rejoindre l’Avenue C.
  
  Miss Subway… Le type avait dit qu’il allait voir Miss Subway. Chez Betty Donovan, quelqu’un avait écrit sous un cendrier : Miss Subway, et Hubert y avait découvert une dizaine de tickets de correspondance. Qu’est-ce que les transports en commun venaient faire dans cette histoire ?
  
  Il se trouva très rapidement devant la maison des Winther. Alors qu’il freinait, une autre voiture se rangea derrière la sienne. Il retint son souffle, se tassa sur le siège et retira la moufle de sa main droite qu’il glissa sous son manteau vers la crosse du « Smith & Wesson ». Puis, dans le rétro, il reconnut l’homme qui prenait pied sur le trottoir. Personne n’était aussi grand, aussi massif. Il descendit :
  
  — Ole ! Où diable étiez-vous ?
  
  Le géant s’excusa :
  
  — Au PX, faire des courses pour le dîner. Un monde fou ! Pas moyen de m’en sortir…
  
  — Je suis venu, il y a dix minutes. J’ai sonné, pas de réponse. J’ai téléphoné du bar de Piktufik Boulevard. Votre appareil est décroché.
  
  Ole tendit ses paquets à Hubert.
  
  — Prenez ça que je puisse trouver la clé avant qu’on ne soit transformés en glaçons… J’ai dit à Karin de n’ouvrir à personne pendant mon absence. Croyais être rentré avant votre arrivée. Navré…
  
  La porte s’ouvrit.
  
  — Mais je ne lui avais pas dit de décrocher le téléphone.
  
  Hubert passa dans l’écluse. Ole referma au verrou. Ils gagnèrent le vestibule. Karin apparut au seuil du salon. Elle tremblait et tenait un pistolet à la main. Des larmes coulaient sur son visage décomposé…
  
  — J’ai cru mourir, dit-elle.
  
  Ole jura entre ses dents et la prit dans ses bras, puis entreprit de lui raconter comment il avait été retardé au PX. Hubert alla se débarrasser des paquets à la cuisine. Il se sentait angoissé, mal à l’aise. Karin Winther ne tiendrait pas le coup à en juger par l’état dans lequel l’avait mise un simple retard de dix minutes. Il faudrait trouver une autre retraite pour Betty Donovan et ça n’allait pas être facile.
  
  Il revint. Ole se débarrassait de ses vêtements d’extérieur. Il en fit autant. Karin était assise dans le salon, ses poings serrés entre ses genoux dans le creux de la robe. Elle était pitoyable.
  
  — Raconte, demanda Ole.
  
  Elle leur dit tout ce qui s’était passé et Hubert pensa qu’elle ne s’était pas laissé effrayer sans raison. Lorsqu’elle parla du téléphone, Hubert et Ole se regardèrent. Ils avaient compris que « l’autre » avait appelé uniquement pour savoir s’il y avait quelqu’un dans la maison…
  
  Et ça n’était pas rassurant.
  
  Rassérénée, Karin alla préparer le repas dans la cuisine. Ole servit des whiskies. Hubert dit au bout d’un moment :
  
  — Je n’aurais pas dû vous demander de prendre Betty Donovan ici. Vous avez déjà eu beaucoup d’ennuis et…
  
  Le Danois lui coupa la parole.
  
  — Inutile, mon vieux. Je n’abandonnerai pas une femme en danger. Betty Donovan restera ici. Demain matin, je demanderai deux « M.P. » pour garder la maison…
  
  Ils aidèrent Karin à mettre les couverts dans la salle à manger et commencèrent bientôt à dîner. Ils avaient terminé les hors-d’œuvre lorsque la sonnette de l’entrée se mit à vibrer…
  
  Ils se regardèrent en silence. Karin était blanche comme neige. Ole se racla la gorge et repoussa sa chaise.
  
  — Je vais voir, dit-il.
  
  Hubert se leva à son tour :
  
  — Ne bougez pas, Karin, Ole et moi allons voir ce que c’est.
  
  Ils gagnèrent le vestibule. Hubert tira son « Smith & Wesson » de sa gaine et le fit sauter dans sa main.
  
  — Allez-y, Ole, l’artillerie vous couvre.
  
  Ils passèrent dans l’écluse. Ole manœuvra le verrou et tira la porte. Le vent de glace les fit suffoquer un court instant. Un soldat masqué se tenait sur le seuil, un paquet plat dans les mains.
  
  — De la part du colonel Hilton, pour Miss Donovan, dit-il.
  
  Ole prit le paquet et remercia. Le soldat claqua des talons et rejoignit une jeep qui attendait au bord du trottoir. Ole referma et éclata de rire.
  
  — Nous avons bonne mine !
  
  Ils regagnèrent la salle à manger. En les voyant, Karin retrouva ses couleurs. Ole posa la boîte sur un coin de la table. C’était une belle boîte enveloppée de papier glacé et ficelée d’un cordon doré. Hubert, méfiant de nature, proposa :
  
  — Ce doit être des chocolats, mais il vaudrait mieux s’en assurer avant de les remettre à notre vierge folle…
  
  Il prit le paquet et le porta à son oreille, puis se mit à rire de la mine inquiète de Karin. Posément, il déclara :
  
  — Je vais l’ouvrir dans le salon.
  
  Ole fit mine de le suivre.
  
  — Non, dit Hubert, vous devez rester avec votre femme.
  
  Il traversa le vestibule et passa de l’autre côté où il entreprit de défaire le paquet selon une technique éprouvée. Il lui fallut trois bonnes minutes, par paliers successifs, pour en venir à bout. La ficelle et le papier enlevés, la boîte apparut, blanche et dorée avec la mention : « Chocolats de luxe. » Il souleva le couvercle avec mille précautions… mit à jour les bonbons, bien appétissants. Une enveloppe, une carte de visite :
  
  
  
  Le colonel Virgil HILTON
  
  avec ses vœux de prompt rétablissement.
  
  
  
  Il reconnut l’écriture et regagna la salle à manger, tout sourire.
  
  — C’était vraiment des chocolats, annonça-t-il, envoyés par le Pacha.
  
  — Cela me surprend de lui, remarqua Karin. Je ne le croyais pas capable de pareilles attentions.
  
  Hubert proposa :
  
  — Je vais les porter à notre vierge folle. J’ai l’intention de bavarder avec elle ce soir et ce sera une excellente reprise de contact…
  
  — La porte à gauche sur le palier, indiqua Karin. Vous voulez que je vous accompagne ?
  
  — Inutile, merci.
  
  Il monta l’escalier, frappa discrètement à la porte indiquée. Pas de réponse. Il entra silencieusement. La veilleuse, restée allumée, dispensait une douce clarté dans la pièce. Betty Donovan, couchée sur le dos, semblait dormir. Hubert referma derrière lui et s’approcha du lit.
  
  Betty Donovan soupira. Elle tourna la tête vers Hubert et ses mains repoussèrent les couvertures jusqu’à hauteur de sa taille. Sa chemise de nuit était déboutonnée sur la poitrine et le sein gauche était presque complètement dénudé. Un sein magnifiquement gonflé et dur.
  
  Il la trouva désirable, pour la première fois. Pas possible qu’une femme fabriquée de cette façon puisse être réellement frigide…
  
  Elle dormait. Sa respiration était paisible. Hubert posa la boîte ouverte sur la table de chevet. Devait-il ou non la réveiller ?
  
  Elle soupira de nouveau. Sa main gauche monta vers son sein nu et se crispa dessus. Il remarqua soudain qu’elle avait les joues en feu et décida de battre en retraite. Si jamais elle se réveillait et le surprenait la regardant ainsi, elle ne manquerait pas de piquer une nouvelle crise…
  
  Il se retira sans bruit, referma la porte et redescendit.
  
  — Elle dort, annonça-t-il. Je n’ai pas osé la réveiller…
  
  Ils continuèrent de manger en parlant de choses diverses et sans importance. Une sorte d’accord tacite s’était établi entre eux pour éviter le sujet qui, pourtant, les obsédait tous à des degrés différents. Il allait être neuf heures lorsqu’ils se levèrent de table pour se rendre au salon. Karin laissa les deux hommes pour aller faire du café. Ole Winther remarqua :
  
  — Tiens ! c’est l’heure de la Rose.
  
  Et alluma le poste de radio. Il procéda au réglage, tâtonna un moment. La voix nette et harmonieuse de la speakerine d’en face emplit d’un seul coup la pièce :
  
  « … que la tempête s’est de nouveau levée et que le thermomètre opère actuellement une chute verticale. Mes pauvres petits Pingouins ! Est-ce que vous vous rendez compte de ce que votre sort a d’infernal ? Oh ! je sais bien… Washington se penche sur votre sort. Washington pense à vous et vous le montre. Hier, un spécialiste des études psychologiques de l’armée est arrivé à Thulé. On me dit que c’est un très beau garçon et j’aime les beaux garçons. On me dit également qu’il s’appelle Bill Botsford, qu’il est psychanalyste et va se livrer à une enquête sérieuse sur la façon dont vous vous adaptez à l’existence inimaginable que l’on vous fait mener… Moi, je veux bien, s'pas ? Mais, à votre place, je lui dirais combien tout le monde en a assez. Je lui dirais que si Washington tient absolument à dépenser vos dollars pour construire des bases militaires, il existe des pays plus agréables où ça pourrait aussi bien se faire. Des pays, où, actuellement, il fait vingt-cinq à trente degrés au-dessus de zéro… Mais je vous embête avec mon bavardage. Revenons aux choses sérieuses. Votre médecin-chef, Stanley Norman, s’est suicidé hier soir. Certains ont dit qu’il l’avait fait par désespoir d’amour et l’endroit où il a été découvert pouvait en effet le laisser penser. La vérité est autre et beaucoup plus simple. Norman était à Thulé depuis plus d’un an et une telle performance est au-dessus des forces humaines. Un conseil, mes petits Pingouins : rentrez chez vous avant qu’il ne soit trop tard. Rentrez chez vous avant de perdre complètement la boule, comme ce pauvre Dr Stanley Norman. Sinon, vous connaîtrez tous la même fin : la mort volontaire par désespoir tout court. Rentrez chez vous !… Et voici, comme tous les soirs, une sélection de musique tropicale… »
  
  Karin, qui venait de poser le plateau chargé sur la table, coupa l’émission.
  
  — Je ne veux pas entendre ça, dit-elle avec une moue d’excuse.
  
  — Eh bien ! s’exclama Ole qui bourrait une pipe, vous voilà sur l’estrade, Bill ! C’est tout juste si elle ne nous a pas indiqué la couleur de vos chaussettes et la marque de vos slips…
  
  Il éclata de rire et ses yeux bleus s’étrécirent sous ses sourcils épais et broussailleux.
  
  Hubert fit une grimace et se gratta derrière l’oreille sous le regard angoissé de Karin.
  
  — Je me demande, dit-il enfin, si les services de sécurité de Thulé ne sont pas totalement incompétents…
  
  — Je me pose quelquefois la même question, reconnut Ole Winther, mais je ne vous l’aurais pas dit si vous ne l’aviez fait le premier.
  
  Karin ouvrit la bouche, puis se ravisa et servit le café. A cet instant précis, un vacarme infernal éclata dans la maison. Les deux hommes se dressèrent d’un bond. Karin laissa échapper la cafetière qui se brisa sur le tapis, éclaboussant tout.
  
  — Siami ! cria Ole en fonçant vers l’escalier avec Hubert sur ses traces.
  
  Le chat hurlait, mais Betty aussi ; ça ne faisait aucun doute. Ole et Hubert entrèrent dans la chambre comme des fous et s’immobilisèrent aussitôt, pétrifiés.
  
  Le chat siamois, poil hérissé, yeux sortis de la tête, se tordait à terre, en proie à d’horribles convulsions. Puis, brusquement, il se raidit à craquer et ne bougea plus…
  
  — Bon Dieu ! jura Ole, qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  Ils regardèrent Betty. Assise dans son lit, hagarde, échevelée, elle tremblait avec une violence effrayante.
  
  — Qu’est-ce qui s’est passé ? hurla Ole soudain furieux.
  
  Betty Donovan eut un mouvement de recul, puis s’abattit dans les oreillers et se mit à sangloter.
  
  — Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je deviens folle… Hubert s’approcha. La boîte de bonbons était par terre, renversée. Une crotte de chocolat était à moitié mangée et on voyait distinctement la trace de petites dents pointues.
  
  — Votre chat a été empoisonné, dit-il à Ole. A la place de Miss Donovan…
  
  — J’appelle la police, bredouilla le Danois, abasourdi.
  
  — N’en faites rien, riposta Hubert. Faites-moi confiance…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Le réveil sonna. Jusqu’au bout.
  
  Hubert grogna, se retourna. Puis lança un bras à la recherche du bouton électrique. La lumière emplit la chambre.
  
  Quelques minutes encore, il resta sans bouger, ivre de sommeil. Puis il ouvrit un œil, avec une grimace affreuse. Il conservait le souvenir brumeux d’un rêve étrange où Betty Donovan tenait un rôle. Oui, un rêve idiot où il jouait le rôle d’un cheval portant en croupe l’ex-doctoresse. Elle lui tapotait les oreilles avec une cravache et lui promettait de l’emmener faire un tour dans l’Elevated depuis la 67e rue jusqu’à Battery s’il voulait bien prendre le trot pour la conduire à l’hôpital où une jeune femme l’attendait pour se faire avorter.
  
  Complètement idiot !
  
  Il regarda la pendulette sur la table de chevet : un peu plus de dix heures. Il avait dormi neuf heures, d’un sommeil profond et se sentait aussi fatigué qu’en se couchant, après être rentré très tard de chez les Winther…
  
  Il décrocha le téléphone intérieur et commanda un substantiel petit déjeuner. Puis, courageusement, il repoussa les couvertures et se leva…
  
  Bon sang ! Il avait la tête lourde et les jambes molles comme au lendemain d’une cuite carabinée. Il alla tirer le verrou afin de ne pas être obligé de se déranger pour le garçon qui allait venir et passa dans la salle de bains. Il emplit un verre d’eau et laissa tomber dedans deux comprimés d’Alka-Seltzer. Il n’avait pourtant pas bu plus que la normale, la veille, chez les Winther. Une heure environ après la mort dramatique de Siami, le chat, il avait réussi à convaincre Betty Donovan de se laisser psychanalyser. Étrange, d’ailleurs, la facilité avec laquelle l’ex-doctoresse avait cédé. Il n’avait pas pensé obtenir un résultat aussi rapide…
  
  Il but le remède qu’il venait de préparer et retira son pyjama pour aller se mettre sous la douche. Il fit d’abord couler de l’eau brûlante, puis termina par quelques secondes de froide. Le souffle coupé, il sortit de là bien retapé et se frotta vigoureusement pour se sécher.
  
  Son cerveau lui-même, comme dégourdi, se mit à mieux fonctionner. Les choses étonnantes que lui avait raconté Betty Donovan lui revinrent en mémoire.
  
  Des choses étonnantes, vraiment !
  
  Hubert revoyait la scène avec une netteté parfaite. La pièce à peine éclairée par la veilleuse, la femme allongée dans le lit, les bras le long du corps, de plus en plus détendue et parlant en regardant le plafond. Lui-même assis au chevet, un peu en retrait, dans une zone d’ombre.
  
  — Racontez tout ce qui vous passe dans la tête, avait-il dit, même si cela vous paraît inconvenant ou stupide…
  
  Elle y avait mis le temps, ne livrant au début que des banalités. Puis elle s’était mise à parler de son père, directeur d’un cinéma, à Sumter en Caroline du Sud. Un père qui avait pris rapidement figure de monstre au fur et à mesure des confidences. Alcoolique invétéré, il battait sa femme et sa fille chaque fois qu’il rentrait ivre à la maison. Finalement, il avait été congédié par la compagnie qui l’employait. Rose, la mère de Betty, avait pris la gérance d’un magasin de tissus pour permettre à sa fille de poursuivre ses études. Betty avait dix-sept ans lorsque le drame était arrivé. Au cours d’une crise de folie éthylique, son père, John Keller, l’avait violée… Après ce coup d’éclat, les autorités s’étaient tout de même résignées à l’interner. Il vivait toujours, depuis dix-neuf ans dans le même asile.
  
  Betty Donovan avait arrêté là ses confidences, incapable d’en dire plus. Et Hubert comprenait maintenant pourquoi, dans ses crises, elle criait : « Non papa ! Non, papa ! »
  
  Il entendit une porte claquer, alla jeter un coup d’œil dans la chambre. Le plateau du déjeuner était sur la table, avec un journal. Le garçon était entré et ressorti sans rien dire.
  
  Hubert enfila une robe de chambre et versa le café brûlant dans la tasse. Il y avait des toasts beurrés et un plat de faïence contenant des œufs au bacon. Il attira une chaise. Avant de se mettre à manger, il ouvrit machinalement le « Thulé Times », journal quotidien imprimé sur place, et parcourut les gros titres. On parlait de détente internationale, d’un avion chargé de matériel pour la base et dont on était sans nouvelles depuis vingt-quatre heures. D’un accident de la circulation au carrefour de Piktufik Boulevard et de l’Avenue C. D’un accident du travail dans une des usines productrices d’asphalte fonctionnant à Thulé. Du suicide de Stanley Norman – l’édition de la veille l’avait passé sous silence – sans préciser le lieu où le corps avait été découvert.
  
  Hubert chercha dans les autres pages l’annonce de la mort de Charles Plaster trouvé poignardé dans la rue. Vainement. Par contre, il découvrit un entrefilet dont la lecture le laissa bouche bée :
  
  Un employé civil, chauffeur de camion, s’était présenté vers minuit à un bureau de la « M.P. », dans la 6e rue. Il prétendait avoir accroché involontairement une jeep, trois ou quatre heures plus tôt, dans l’Avenue C. En proie à un malaise dû au froid excessif, il ne s’était pas arrêté. Un moment plus tard, il avait réalisé combien son comportement avait pu paraître étrange au conducteur de la jeep accrochée et s’était présenté au premier poste de police afin de faire une déclaration.
  
  On ne donnait pas le nom du chauffard-malgré-lui. Hubert décida d’aller voir Harry Dedecker, le lieutenant de « M.P. », pour le lui demander. Un entretien avec un homme qui a failli vous tuer ne peut manquer d’être intéressant…
  
  Hubert jeta le journal sur le lit et entreprit de déjeuner. Il n’avait pas faim. Inconsciemment, fl se demanda pourquoi le garçon avait déposé le plateau sans rien dire. Par association d’idées, il revit le chat des Winther, hurlant et se tordant sur le parquet après avoir goûté aux bonbons à la strychnine. Ce souvenir lui coupa complètement l’appétit. Il se leva, décrocha le téléphone pour appeler ses amis danois.
  
  Ole répondit :
  
  — Ma femme est restée au lit. Très déprimée.
  
  — Je suis vraiment navré, affirma Hubert. Comment va notre vierge folle ?
  
  Il savait depuis la veille que Betty Donovan n’était plus réellement vierge, mais il avait promis le secret.
  
  — Bien, répondit Ole. Elle vient de se réveiller et voulait se lever. Je lui ai dit de rester couchée et je fais le déjeuner…
  
  — Vous devriez chercher une bonne à tout faire.
  
  — Je vais mettre une annonce dans le « Thulé Times », riposta Ole Winther avec bonne humeur. Quand vous voit-on ?
  
  — Je ne sais pas.
  
  — Venez déjeuner.
  
  — Je ne promets rien. Peut-être irai-je au Mess faire un tour d’information.
  
  — Faites au mieux. Excusez-moi, je crois que les œufs sont en train de brûler. Au revoir.
  
  — Au revoir, Ole.
  
  Hubert raccrocha. Betty allait mieux. Si elle voulait encore aujourd’hui se livrer à la « speaking cure » entreprise la veille, elle retrouverait peut-être une parcelle de l’équilibre qui lui faisait défaut.
  
  Il appela l’état-major, demanda le colonel Hilton.
  
  — Bill Botsford à l’appareil.
  
  — Un instant, répliqua le commandant de Thulé.
  
  Un déclic annonça à Hubert que son interlocuteur venait d’isoler la ligne.
  
  — Allez-y, bonjour.
  
  — Bonjour, répliqua Hubert. J’étais hier soir chez les Winther lorsque les bonbons que vous aviez envoyés pour Miss Donovan ont été apportés…
  
  Le colonel coupa :
  
  — Quoi ? Les bonbons ? Je n’ai jamais fait envoyer de bonbons à Miss Donovan ! Quelle idée !
  
  — Je m’en doutais, rétorqua tranquillement Hubert, merci pour la-confirmation.
  
  — Mais… Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? questionna le colonel avec de l’inquiétude dans la voix.
  
  — Je vous expliquerai. A votre bureau. Je passerai dans la journée…
  
  — Bien, comme vous voudrez. Il y a encore du nouveau ce matin.
  
  Hubert comprit instantanément.
  
  — Qui ?
  
  — Un caporal des transmissions. Dan Shower…
  
  Hubert ferma les yeux. Il aurait dû s’en douter. Il revit la tête rousse, le visage couvert de taches de son et entendit le petit bonhomme lui annoncer : « J’ai rendez-vous ce soir avec Miss Subway. Ça vous en bouche un coin ! »
  
  — … Mort empoisonné, continuait le colonel. Strychnine, vraisemblablement.
  
  — Je passerai vous voir avant midi, décida Hubert.
  
  Pouvez-vous demander le dossier en communication urgente, et celui de Plaster aussi ?
  
  — Facile. Je vous attendrai. A tout à l’heure.
  
  — A tout à l’heure.
  
  Songeur, Hubert raccrocha. Ainsi Dan Shower avait trouvé la mort et il ne pouvait y avoir qu’une raison à cela. Dans le bar de Piktufik Boulevard, le petit rouquin avait dit et montré des choses qu’il aurait dû garder secrètes.
  
  Hubert était certain de pouvoir reconnaître les deux hommes qui avaient emmené le bavard. Même s’il lui fallait passer toute la base au peigne fin, il les retrouverait. Sûr !
  
  Il termina sa toilette et s’habilla rapidement. Il se sentait déjà une boule dans la gorge à la seule idée de sortir par un froid de quarante en dessous.
  
  Il descendit et s’arrêta dans le hall pour terminer de s’emmitoufler. Il ajustait son serre-tête doublé de soie et de fourrure lorsqu’il s’entendit interpeller :
  
  — Hello ! Voilà notre curieux-maison !
  
  C’était Jimmy Bellows, l’adjoint du commandant Brodie, chef du Service de contre-espionnage de la base. Il retirait son manteau de duvet. L’homme du vestiaire le débarrassa. Hubert répliqua, avec le sourire :
  
  — Vous en êtes un autre, mon cher, et de la pire espèce !
  
  Le lieutenant passa sa grosse main sur ses cheveux châtains coupés en brosse. Sa face de boxeur au nez cassé grimaça et ses yeux bruns prirent une expression hostile :
  
  — Nous sommes quelques-uns ici à penser que vous vous mêlez de choses qui ne vous regardent pas, grogna-t-il sans se soucier de qui pouvait l’entendre dans le hall d’hôtel.
  
  Hubert accentua son sourire.
  
  — Quelques-uns, reprit-il… Et les autres ? Les autres m’ont tout l’air de penser que vous évitez soigneusement de vous mêler de certaines choses qui pourtant vous regardent au premier chef…
  
  Il baissa le ton.
  
  — Ils se demandent pourquoi. Dame ?
  
  Bellows devint cramoisi.
  
  — Écoutez, Doc. J’ai déjà connu des types comme vous et quand j’ai eu fini avec eux, c’étaient de vrais plats de nouilles.
  
  Hubert riposta, suave :
  
  — Écoutez, lieutenant. Un conseil en vaut un autre : J’ai déjà connu des types comme vous, des tas ; ça court les rues. Suffit de souffler dessus pour s’en débarrasser.
  
  Bellows était violet. Les poings serrés, il fonça sur Hubert qui se prépara à recevoir le choc. Mais, au dernier moment, le lieutenant s’immobilisa. Il regardait quelqu’un par-dessus l’épaule de Hubert. En deux secondes, il changea complètement d’attitude, réussit à sourire et tendit sa main ouverte à son antagoniste :
  
  — C’était une blague. Doc. Je voulais voir ce que vous aviez dans le ventre. Vous n’avez pas les foies Doc. J’en ai vu d’autres filer comme l’éclair rien qu’à la vue de ces deux-là !
  
  Il brandit ses poings énormes. Sarcastique, Hubert répliqua :
  
  — C’est bien possible. A vrai dire, j’étais mort de peur, incapable de remuer même un petit doigt. Je n’ai pas le courage de David Bernhardt, moi…
  
  Des rires fusèrent autour d’eux. Bellows redevint rouge. Il ne devait pas avoir oublié la façon dont l’ingénieur civil l’avait soulevé et déplacé comme un vulgaire pion, devant tous, au mess des officiers, deux soirs plus tôt. Hubert rompit :
  
  — Je m’excuse de ne pas m’attarder davantage en votre aimable compagnie. Je suis pressé.
  
  Il ajusta son masque sur son visage, enfila ses moufles et se dirigea vers la sortie. Qui avait fait signe au lieutenant de mettre les pouces ? Hubert aurait donné cher pour le savoir. Mais ils étaient une dizaine derrière lui, à les observer…
  
  Il alla au garage chercher sa voiture. Un mécanicien la lui mit rapidement en route au moyen d’un réchauffeur. Il prit le volant et passa l’écluse avant de se retrouver dehors.
  
  Le vent soufflait avec force et la température extérieure – affichée dans le garage – était de quarante-quatre en dessous.
  
  Hubert s’arrêta au PX qui se trouvait au carrefour de la 14e rue et de l’Avenue, B et acheta un paquet de gâteaux qu’il dévora sur place. Puis il reprit la voiture et se rendit au siège de la « M.P. ».
  
  Dedecker était là. Il ne parut pas tellement heureux de voir entrer Hubert dans son bureau.
  
  — Salut, Doc.
  
  — Salut, lieutenant. M’excuse de vous déranger. J’ai lu dans le « Thulé Times » de ce matin l’histoire de ce gars qui est venu se confesser d’avoir bousculé une jeep dans l’Avenue C, hier soir…
  
  — Ouais ? fit Dedecker en coulant un regard hypocrite vers la porte.
  
  — J’étais dans la jeep, enchaîna Hubert.
  
  — Ah ! dit le lieutenant. Et alors ? Qu’est-ce que vous faites ? Vous êtes blessé ? La bagnole est esquintée ?
  
  — Ni l’un ni l’autre.
  
  — Alors ?
  
  Dedecker cracha son chewing-gum dans la corbeille à papier et se dépêcha d’en décortiquer un autre.
  
  — Je veux voir le gars, annonça Hubert.
  
  — Pour quoi faire ?
  
  — Je suis obligé de vous le dire ?
  
  L’autre réfléchit une seconde en mastiquant :
  
  — Non, admit-il avec un regret visible. Mais je sais pas si c’est très réglementaire…
  
  — Vous vous foutez de moi, lança Hubert.
  
  — Bon, fit Dedecker. L'gars travaille au service des transports. S’appelle Barney Gross. Point d’attache : garage G.C 3, tout en haut de l’Avenue A. Verrez sur la gauche, pas moyen de vous tromper…
  
  — Merci, dit Hubert.
  
  Il gagna la porte. Dedecker toussa, puis :
  
  — Hé ! Un instant…
  
  Hubert se retourna, impassible. Le lieutenant de « M.P. » semblait réellement embarrassé. Sa grosse tête de paysan mâtiné de Chinois paraissait avoir été enfoncée à coups de masse dans les épaules larges. Il cracha rageusement son chewing-gum et dit :
  
  — Écoutez, Doc. V's’êtes un gars sympathique et ça m’ennuierait qu’il vous arrive malheur. Ici, comprenez, c’est pas Washington… V's’êtes à Thulé, sur le quatre-vingtième parallèle ; un bled où qu’il fait nuit quatre mois par an et où qu’il fait pas jour le reste du temps. Autant vous dire qu’on y voit pas les choses de la même façon qu’ailleurs. Comprenez ?
  
  — Rien du tout, riposta Hubert avec un air ingénu.
  
  Le policier cracha de nouveau et se mit à jouer avec son briquet.
  
  — Faut pas vous faire plus idiot que vous n’êtes, grogna-t-il. C’est pas ça qu’arrangera le coup. Si faut vous mettre les points sur les i, moi je veux bien.
  
  Il fit une pause et regarda Hubert droit dans les yeux.
  
  — On n’aime pas les fouineurs, ici. Z’avez compris ? Les gens de Washington, on les emmerde. S’ils sont pas contents z’ont qu’à venir nous remplacer…
  
  Il reporta son attention sur le briquet posé à plat dans sa main ouverte.
  
  — J’dis pas ça pour vous. Sûr !
  
  Hubert fit un sourire suave.
  
  — Curieux ! se moqua-t-il, vraiment curieux ! Vous êtes le deuxième à me prévenir ce matin.
  
  Il prit son temps.
  
  — Pendant que vous y êtes, vous pourriez pas me dire où je pourrais trouver un petit gars qui s’appelle Dan Shower. Doit être caporal à la Deuxième Compagnie des Transmissions.
  
  Le visage lourd du lieutenant resta impassible. Il répondit lentement :
  
  — Si, je peux vous dire où il est…
  
  Il décortiqua posément une tablette de chewing-gum. Hubert s’impatienta :
  
  — Où ?
  
  — A la morgue.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Un convoi de lourds camions remontait l’Avenue A. Dans la lueur des phares de sa voiture, Hubert vit la pancarte : DÉFENSE DE DOUBLER, accrochée à l’arrière du dernier des véhicules. Il prit sagement la file, à vingt-cinq à l’heure.
  
  Malgré le chauffage ouvert en grand, la température à l’intérieur de la jeep ne devait pas dépasser dix degrés au-dessous de zéro, ce qui restait nettement insuffisant pour un homme immobile derrière un volant. C’était surtout les mains. Les moufles épaisses ne l’étaient pas assez et n’auraient pu l’être davantage sans rendre toute manœuvre impossible. Le froid pénétrait les bottes de feutre fourrées et Hubert remuait consciencieusement les doigts de pieds avec l’espoir de les empêcher de geler.
  
  On ne voyait aucune étoile dans le ciel. Sans doute allait-il tomber de la neige. Il ne manquait vraiment plus que ça…
  
  Le type s’appelait Barney Gross. C’était un civil, une de ces têtes brûlées qui se trouvaient à Thulé avec un contrat de six mois renouvelable et un salaire de cent vingt mille francs par semaine… Peut-être était-il sincère. Peut-être était-il réellement dans le « cirage » lorsqu’il avait failli écraser Hubert la veille dans l’Avenue C, exactement devant la maison de l’officier de liaison Danois.
  
  Peut-être…
  
  Ou bien quelqu’un lui avait ordonné d’aller raconter cette histoire aux « M.P. » afin de couper court au risque, tout à fait admissible, que le numéro du camion à chenilles ait été relevé. De toute façon, Hubert voulait voir la tête de ce Barney Gross et lui poser deux ou trois questions, soigneusement choisies.
  
  Quelques flocons de neige vinrent s’écraser sur le pare-brise. Hubert fit fonctionner l’essuie-glace. Les balais exécutèrent deux aller et retour puis se bloquèrent. Tant pis…
  
  Jimmy Bellows… Harry Dedecker… Deux hommes importants dans le système de sécurité de Thulé. Deux qui avaient éprouvé le besoin, à une heure d’intervalle, de le mettre en garde. Le premier avec hostilité ; l’autre avec une touche de sympathie.
  
  De toute façon, Hubert avait attiré l’attention sur lui. Très probablement en s’occupant de Betty Donovan alors qu’il venait d’arriver à Thulé et connaissait à peine la jeune femme. Impossible, maintenant de battre en retraite. Il fallait foncer, tête baissée, sans s’occuper des dégâts.
  
  C’était dans cet esprit que Hubert avait répondu par un défi aux menaces à peine voilées que Jimmy Bellows et Harry Dedecker lui avaient adressées. Puisqu’il se trouvait lui aussi sur l’estrade, une seule tactique s’imposait : rendre coup pour coup et semer l’inquiétude chez l’adversaire pour l’amener à commettre des imprudences…
  
  Il freina brusquement. Le camion qui le précédait s’était arrêté.
  
  Bellows et Dedecker devaient-ils être comptés parmi les adversaires ? Ce n’était pas sûr… Ils occupaient tous deux, à des degrés différents, des fonctions d’autorité et il était normal de les voir se fâcher contre qui leur paraissait empiéter sur leur terrain.
  
  Tant de choses troublantes dans cette affaire, et si peu de lueurs. Une vraie nuit polaire, pas de doute.
  
  Le camion repartit. Hubert s’aperçut alors que le convoi entrait dans la cour d’une vaste usine bâtie sur la droite. Une vague odeur de goudron le renseigna. Il s’agissait d’une des trois fabriques d’asphalte qui avaient été amenées en pièces détachées après que les experts eussent calculé que le transport du goudron nécessaire était quasiment impossible et, en tout cas, beaucoup trop onéreux.
  
  Il embraya doucement et put enfin reprendre de la vitesse sur l’Avenue libérée.
  
  Les constructions se faisaient de plus en plus rares et il n’y avait plus de logements d’habitation. Des entrepôts, encore des entrepôts. Un panneau indicateur lui apprit qu’il était arrivé. D’énormes hangars s’élevaient à gauche, brillamment illuminés. Il vira sur la piste et aperçut au-dessus de la cité, le phare tournant au sommet de la tour de radio, haute de trois cent quinze mètres.
  
  Des flèches et un signal de signalisation parfait réglaient la circulation. Il stoppa devant une haute porte marquée : VISITEURS, et klaxonna.
  
  La porte s’ouvrit. Il fit avancer la jeep dans l’écluse. Le lourd vantail se referma derrière lui. Puis une autre porte glissa sous son regard. Un homme en salopette lui fit signe d’avancer et lui indiqua où se ranger.
  
  Il descendit, assourdi par le bruit infernal qui régnait là. Des ronflements aigus de moteurs, des coups de klaxon. De quoi devenir fou. Il retira son masque et ses moufles et cria à l’intention du « M.P. » qui s’était approché :
  
  — Je viens voir Barney Gross !
  
  Le flic, d’un signe, l’invita à le suivre. Ils entrèrent dans une cabine qui, la porte refermée, se révéla insonorisée. Hubert soupira. Le « M.P. » tendit la main :
  
  — Vos papiers, s’il vous plaît, je vous les rendrai à la sortie. C’est le règlement…
  
  Hubert déboutonna son manteau et sortit ses pièces d’identité. Le « M.P. » y jeta un rapide regard.
  
  — O.K. ! Doc. Comment s’appelle le gars que vous voulez voir ?
  
  — Barney Gross.
  
  Le policier ouvrit un fichier et se mit à chercher. Il trouva très vite.
  
  — Voilà, Doc. Barney Gross, de Cleveland.
  
  Il sortit la fiche et la tendit vers Hubert.
  
  — C’est bien lui ?
  
  Une photo était agrafée en haut à gauche du carton. Une tête dure ; mâchoire carrée, cheveux en brosse, petits yeux sombres trop rapprochés.
  
  — C’est bien lui, affirma Hubert qui ne l’avait jamais vu.
  
  — Je vais voir sa position, dit le flic.
  
  La fiche en main, il alla se planter devant un immense tableau qui occupait tout un côté de la pièce.
  
  — Roule pas aujourd’hui, annonça-t-il. L’est au stock. Manutention. Je vais vous l’appeler…
  
  Il tendit la main vers le téléphone. Hubert s’interposa :
  
  — Si c’est possible, je préférerais aller le trouver là où il est…
  
  Le « M.P. » fronça les sourcils.
  
  — Comprends pas, fit-il. Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
  
  — Ça me fait quelque chose, assura Hubert avec le sourire. Si ça vous ennuie, je peux téléphoner devant vous au Pacha. Il vous donnera l’ordre…
  
  Puis se frappant le front :
  
  — Bon sang, que je suis bête ! J’ai ce qu’il faut !
  
  Il sortit de son portefeuille le document signé par le colonel Hilton et qui lui donnait droit d’accès partout sur le territoire de Thulé. Le « M.P. », sourcils toujours froncés, examina consciencieusement le laissez-passer puis le rendit à Hubert.
  
  — Ça va, dit-il, vous êtes libre d’aller où bon vous semble. Vous trouverez Barney Gross au magasin S. 3. C’est loin et assez compliqué, mais vous n’aurez pas besoin de mettre le nez dehors. Y a des passages couverts qui relient les hangars…
  
  Il se lança dans le détail d’un itinéraire un peu embrouillé et termina sur ces paroles rassurantes :
  
  — Vous avez une langue. Si vous vous perdez, servez-vous-en.
  
  Hubert le remercia et s’en alla. Il traversa d’abord le garage réservé aux voitures des visiteurs. Une dizaine en tout y stationnaient. Puis il s’engagea dans un couloir de section rectangulaire qui le mena dans un hangar gigantesque encombré de jeeps, deux ou trois cents, dont la plupart aux mains de mécanos.
  
  Malgré les vastes dimensions du local, la température était des plus supportables.
  
  Il emprunta un nouveau passage couvert, traversa un autre hangar qui abritait un nombre incalculable de gros camions bâchés, rangés symétriquement dans un ordre parfait. Un grand type maigre, au regard inquiétant, se dressa soudain devant lui.
  
  — Je vais au magasin S. 3, dit Hubert, et je me demande si je vais y arriver un jour.
  
  — Tu peux bien te demander tout ce que tu veux, mon pote, et je m’en tape ! répliqua l’autre avec un accent de Brooklyn très prononcé.
  
  — Tape-toi donc tant que tu voudras et fais-toi aussi mal que possible, répliqua Hubert avec un sourire aimable.
  
  — Dis donc, reprit l’autre soudain furieux, faudrait pas te tromper d’adresse, hein ?
  
  — Je ne me trompe pas, susurra Hubert. C’est bien toi Jo la Terreur, le fils naturel de Peggy la Vache et de Valentin le Désossé ?
  
  Il bloqua de justesse le poing qui allait le cueillir au menton et contra violemment d’un terrible coup de botte dans le tibia. Le type hurla en rejetant la tête en arrière. Un formidable uppercut lui fit craquer la mâchoire et l’expédia sur l’aile avant d’un camion.
  
  Pour le compte.
  
  — Ouf ! fit Hubert en se frottant les mains. Ça va mieux !
  
  Il s’éloigna, beaucoup moins nerveux, trouva un passage dont l’entrée était marquée d’une flèche avec l’indication : MÉCANIQUE, crut se rappeler que le « M.P. » lui avait dit de traverser l’atelier de mécanique générale et se lança dans le couloir désert.
  
  Après une cinquantaine de mètres, il déboucha dans un vaste bâtiment et crut que ses oreilles allaient éclater tant le vacarme était effroyable. Des moteurs tournaient sur des bancs d’essais sous le souffle d’énormes ventilateurs. Des mécanos travaillaient comme des fourmis, sans parler à cause du bruit.
  
  Hubert passa au milieu de tout cela sans se faire le moins du monde remarquer. Au bout de l’allée centrale, il lut sur un panneau : STOCKS, au-dessus d’une flèche indiquant l’entrée d’un nouveau couloir.
  
  Il prit la direction des « stocks », atteignit un rond-point d’où le passage initial se séparait en trois branches. Le magasin S. 3 était à droite.
  
  Hubert y fut rapidement. Une porte fermée en interdisait l’entrée. Un bouton de sonnette s’offrait, que Hubert pressa vigoureusement.
  
  Pas de réaction. Il tourna la poignée, à tout hasard. Le battant céda sous sa poussée.
  
  Il entra et referma derrière lui. Partout où le regard pouvait porter, des rayonnages de bois hauts de trois mètres environ étaient disposés en long, laissant entre chaque rangée un étroit couloir. C’était, visiblement, le magasin des pièces détachées pour moteurs.
  
  Il fit quelques pas dans l’allée qui s’enfonçait dans l’axe de la porte et appela :
  
  — Oh ! Oh ! Quelqu’un ?
  
  Il lui sembla entendre une réponse, vague et lointaine, et s’engagea résolument vers le centre du bâtiment. Après avoir parcouru quelques dizaines de mètres, il s’arrêta pour appeler de nouveau :
  
  — Hello !
  
  Une voix répondit :
  
  — Hello !
  
  Cela venait de la gauche. Hubert obliqua au premier croisement. Le décor symétrique et la solitude des lieux donnaient un vague malaise. Il pensa machinalement que c’était un endroit idéal pour organiser un guet-apens… Il cria encore une fois :
  
  — Hello !
  
  Sa voix se perdit parmi les monceaux de pièces détachées, avec une résonance presque sinistre. Il attendit vainement une réponse. Et le silence imprévu lui donna froid dans le dos. Il appela :
  
  — Barney Gross ! Je cherche Barney Gross !
  
  Sans plus de résultat. Pourtant, il en était absolument certain, quelqu’un lui avait répondu alors qu’il se trouvait encore dans l’allée centrale.
  
  Il sortit son « Smith & Wesson » et l’arma.
  
  Son premier mouvement avait été de battre en retraite. Il y renonça aussitôt. De toute façon, s’il était tombé dans un traquenard, on ne le laisserait pas ressortir comme ça. Et, dans ce genre d’affaire, il n’aimait pas jouer le rôle du gibier. Pas du tout…
  
  Il pivota lentement sur place, tous ses sens en éveil, complètement « en dehors », pour employer une de ses expressions favorites. Il se trouvait à un carrefour d’allées, au centre d’un bloc de rayonnages chargés de roulements à billes de toutes dimensions.
  
  Si le danger existait, impossible de savoir de quel côté il allait se manifester.
  
  Il se mit à avancer. Cela ne lui servirait à rien de rester immobile à ce carrefour. Le doigt crispé sur la gâchette de son arme, il marcha silencieusement jusqu’au croisement d’allées le plus proche et refit un tour complet sur lui-même.
  
  Toujours rien.
  
  Peut-être avait-il eu des hallucinations. Tout était possible dans ce pays maudit où la rigueur du froid avait des effets surprenants sur l’organisme.
  
  Un bruit étrange, un bruit de fusée qui démarre, le fit sursauter et il dut se mordre les lèvres pour ne pas crier.
  
  « Je ne suis plus moi-même, pensa-t-il ; je me conduis comme une fillette », sachant que la peur cesserait de le tenailler dès que le danger se serait matérialisé.
  
  Le bruit continuait après avoir diminué d’intensité. C’était une sorte de chuintement régulier et fort. Hubert connaissait ce bruit-là ; il était sûr de l’avoir déjà entendu et dans des circonstances normales.
  
  Pourtant, il n’arrivait pas à l’identifier.
  
  Il parcourut encore la longueur d’un bloc. Le secteur des roulements à billes s’arrêtait là. Plus loin, c’étaient les pistons, luisants, découpés par les barres noires de segments.
  
  Le bruit étrange lui parut soudain plus proche, en même temps que ses muscles dorsaux se crispaient.
  
  Il se retourna, prêt à tirer, et resta muet de saisissement.
  
  Il ne vit d’abord que la lampe à souder, crachant une flamme bleue et jaune de la longueur d’un bras. Puis, découvrit, derrière, l’homme qui tenait l’engin. Un type grand et maigre, vêtu d’une combinaison de toile kaki maculée de cambouis et le visage dissimulé sous un de ces masques de toile à lunettes que tous les Thulésiens portaient dehors pour se protéger contre la morsure du froid.
  
  Il respira à fond. Un type masqué avec une lampe à souder dans la main, n’est tout de même pas la mer à boire lorsqu’on dispose soi-même d’un « Smith & Wesson » bien entretenu et que, de plus, on s’appelle Hubert Bonisseur de la Bath.
  
  Son sang-froid retrouvé, il demanda d’un ton aimable :
  
  — Je cherche Barney Gross. On m’a dit qu’il était ici…
  
  L’autre ne répondit pas et se mit à avancer. Hubert pensa que le sifflement de la lampe devait empêcher son porteur de l’entendre, lui. Il répéta ce qu’il venait de dire, en criant cette fois.
  
  Toujours pas de réponse. Le type marchait sur Hubert, sans se presser, tenant sa lampe braquée droit devant lui.
  
  Il n’y avait plus à tergiverser.
  
  Hubert leva le canon de son arme.
  
  — Halte ! Cessez de faire l’idiot !
  
  L’homme masqué n’eut pas une hésitation, pas la moindre réaction. Il continua d’avancer, du même pas régulier et tranquille. Hubert sentit une sueur froide lui couler dans le dos. C’était vraiment trop bête, et pourtant, si cet imbécile persistait il allait être obligé de le descendre.
  
  — Halte ! où je tire ! cria-t-il.
  
  Comme un robot, l’autre poursuivait sa progression hallucinante. Hubert eut l’impression qu’il riait sous le masque. Un rire cruel…
  
  Il sentit la chaleur de la flamme braquée sur lui. L’homme n’était plus qu’à cinq mètres…
  
  Hubert tira, visant les jambes.
  
  Bang !
  
  L’homme n’eut pas un sursaut. Rien. Il exécuta le pas suivant comme si rien ne s’était produit. D’instinct, Hubert recula.
  
  Puis tira une seconde fois, en visant plus haut.
  
  Bang !
  
  Un éclat de rire féroce succéda à la détonation assourdissante. Hubert pensa : « Il est invulnérable », puis se traita d’idiot aussitôt après. Personne ne pouvait résister à des balles de « Smith & Wesson ».
  
  Perdant son sang-froid, il vida tout le chargeur, en visant le ventre, cette fois…
  
  Un déclic caractéristique, la dernière balle était partie. L’homme marchait toujours, derrière la flamme menaçante de la lampe à souder.
  
  Une main de glace serra Hubert à la gorge. Son cœur cessa de battre deux ou trois secondes, puis repartit de façon désordonnée. En même temps, d’instinct, il s’était mis à reculer, gardant à la main le pistolet inutile.
  
  L’autre ne se pressait pas, ne cherchait pas à gagner du terrain sur Hubert qui battait en retraite maintenant la distance. Et ce manque de précipitation avait quelque chose d’épouvantable…
  
  Hubert, peu à peu, retrouvait le contrôle de ses nerfs et de son esprit. Il se gardait d’en rien laisser paraître, conservait sur son visage blême le masque de peur qui s’y était imprimé.
  
  Ils dépassèrent un bloc de rayonnages, puis un autre. Hubert reculant, l’inconnu marchant sur lui, lampe à souder braquée, sans chercher à le rattraper.
  
  Les reins mouillés de sueur froide, Hubert pensa soudain que ce désintéressement apparent de l’adversaire devait avoir une raison. « Il me pousse vers un piège. Je recule dans un traquenard. » Il respira profondément, attendit le carrefour suivant…
  
  Et, prompt comme l’éclair, lança son pistolet, comme il aurait lancé une pierre.
  
  Paf !
  
  Atteint à l’épaule gauche, l’inconnu chancela et s’immobilisa en criant. La lampe faillit lui échapper. Il se redressa, de guingois. Derrière les lunettes du masque, ses yeux exprimaient la colère et la douleur. Hubert devina que les événements allaient se précipiter.
  
  Il n’avait plus peur. Si son adversaire avait été réellement invulnérable aux balles, il l’aurait été bien davantage au choc du pistolet vide lancé comme un vulgaire caillou. Une seule explication : un plaisantin s’était amusé à remplacer les balles du « Smith & Wesson » par des balles à blanc. Et Hubert avait bien failli marcher, impressionné d’autre part, par le décor et par l’aspect effrayant de son adversaire, masqué et crachant le feu.
  
  Il saisit un piston sur le rayon le plus proche et le projeta. L’autre se lança brutalement de côté et le projectile passa sans le toucher. La longue flamme bleue de la lampe à souder laissa une traînée noire sur un montant de bois.
  
  Hubert pivota sur ses talons et se mit à courir dans une allée perpendiculaire.
  
  Il n’alla pas loin.
  
  Un second cracheur de feu, en tout point identique au premier, lui boucha brusquement le passage.
  
  Fou furieux, Hubert attrapa la première chose qui lui tomba sous la main : un cadran. La lourde pièce d’acier vola vers le nouvel adversaire qui eut juste le temps d’esquiver.
  
  Un coup d’œil en arrière. Le premier revenait. Deux issues possibles, à droite et à gauche. Mais Hubert ne savait plus du tout où il était ni quelle direction, même approximative, il lui aurait fallu prendre pour rejoindre la porte.
  
  Il fonça à gauche, au hasard, s’empara, au vol, de deux barres de direction qu’il pourrait utiliser comme javelot. Parcourut une vingtaine de mètres, ralentit et se retourna. Personne derrière.
  
  Louche !
  
  Il s’immobilisa, se baissa pour regarder entre deux rayons, vit un de ses agresseurs qui approchait. Le sifflement aigu des lampes devenait plus intense de seconde en seconde…
  
  Il n’avait pas la moindre envie de se laisser rôtir de cette façon ; ni d’une autre, d’ailleurs. Il se remit à courir, droit devant lui, sans pousser afin de ne pas se trouver à bout de souffle s’il devait livrer le combat final avant d’avoir trouvé le moyen de quitter l’entrepôt.
  
  Il tourna à gauche, encore à gauche, surprit l’un des hommes-feu qui fonçait tête baissée dans l’allée parallèle à celle qu’il venait de suivre et lança son javelot improvisé.
  
  Raté.
  
  La barre accrocha un rayonnage de bois, tomba avec fracas dans les jambes de l’inconnu qui sauta pour l’éviter et faillit se brûler au feu de sa lampe.
  
  Juste le temps de se retourner, Hubert lança la deuxième barre sur le second adversaire qui débouchait à toutes jambes.
  
  Sans plus de résultat. Il s’était trop pressé. L’autre était à un carrefour. Il lui avait suffi de se glisser de côté pour se mettre à l’abri.
  
  Hubert fonça de nouveau.
  
  Il atteignit enfin le mur. Un établi chargé d’outils. Une bouteille d’essence.
  
  Il la prit par le col, s’adossa au mur, mâchoires serrées. Résolu comme un fauve acculé.
  
  Le premier qui arriva déboucha sur la gauche, derrière une machine-outil montée sur un socle de ciment. Hubert estima la distance, attendit que l’homme ait amorcé le mouvement tournant…
  
  Lancée d’une main sûre, la bouteille d’essence vola, se fracassa sur le socle de ciment, juste sous la longue flamme de la lampe à souder.
  
  Une explosion formidable. Une grande flamme monta comme un rideau devant la cible humaine. Un cri atroce.
  
  Puis, presque aussitôt, le déluge. Déclenché par la brusque élévation de chaleur, le système automatique de protection contre l’incendie se mit à déverser de l’eau à huit kilos de pression.
  
  Une sirène se mit à mugir. Hubert, suffoqué, se lança comme un fou, au hasard, droit devant lui, pour échapper à la trombe d’eau qui le martelait. Il sortit rapidement de la zone inondée. Trempé jusqu’aux os, l’eau coulant dans son cou, et se retrouvant dans ses bottes.
  
  Il prit une allure modérée, toujours sur ses gardes. Le hululement sinistre de la sirène faisait vibrer l’énorme bâtiment.
  
  L’adversaire rescapé semblait s’être volatilisé.
  
  A un carrefour, Hubert aperçut au loin, dans le prolongement d’une allée, la porte de l’entrepôt. Des hommes entraient en courant, chargés d’extincteurs à mousse. Il marcha jusque-là. Un « M.P. » l’arrêta, l’œil soupçonneux.
  
  — Personne ne sort. Vos papiers…
  
  Il les donna, pas trop mouillés, y compris le laissez-passer signé par Hilton.
  
  — Qu’est-ce que vous faisiez là-dedans ?
  
  — Je cherchais un type du nom de Barney Gross. J’allais interpeller un soudeur lorsqu’il y a eu une explosion. Je ne sais pas ce qui s’est passé. La flotte s’est mise à me tomber dessus et je me suis tiré.
  
  Le « M.P. » eut une moue de mépris.
  
  — Pas pensé un seul instant à porter secours au pauv’gars ? hein ?
  
  — Non, pas pensé, répondit Hubert l’air penaud. J’aurais voulu vous y voir, mon vieux.
  
  — Sans blague ?
  
  — Mande pardon, reprit Hubert affichant un air consterné. Si j’avais du courage comme vous, je serais aussi « M.P. ».
  
  Il hocha la tête.
  
  — Sûr.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Et voila, conclut Hubert en regardant pensivement la carte murale de l’Arctique. Les « M.P. » m’ont procuré des vêtements secs pour me permettre de ressortir sans risquer la glacification.
  
  Le colonel Hilton étouffa un bâillement et consulta discrètement sa montre. Il allait être deux heures après midi et son estomac criait famine.
  
  — Le type est maintenant à l’hôpital, annonça-t-il. On vient de m’en avertir. L’eau n’a pas empêché l’essence de flamber mais elle a limité les dégâts en stoppant la combustion consécutive des vêtements. Ils sont en train de le dépouiller. Le chef toubib ne peut encore se prononcer, mais il n’est pas pessimiste.
  
  — Ce type sera mort avant d’avoir parlé, prophétisa Hubert.
  
  Hilton fronça les sourcils.
  
  — Pourquoi dites-vous ça ?
  
  — Vous le savez aussi bien que moi. Il est même probable que son corps va disparaître avant qu’on l’ait identifié. Vous allez voir.
  
  Hilton grogna.
  
  — Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas donné l’alerte au sujet de l’autre. Il n’était certainement pas ressorti. Les « M.P. » l’auraient pris au piège.
  
  — En êtes-vous bien sûr ? Une dizaine d’hommes étaient accourus au signal d’alarme. Il a eu beau jeu de se mêler à eux. Et puis…
  
  — Et puis ?
  
  — Je ne veux pas engager une bagarre à mort. Je suis seul et j’ignore combien sont les autres et de quelles protections ils bénéficient.
  
  Le colonel explosa :
  
  — Bon Dieu ! Vous n’allez tout de même pas prétendre que mes sept mille hommes sont tous des traîtres !
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Certes pas ! Et c’est justement là que le bât me blesse. Dans cette affaire, nous avons l’impression que tout le monde trahit. Or, c’est absolument impossible…
  
  — Alors ?
  
  — Alors… il y a quelque chose qui nous échappe. Je crois que nous sommes en train de nous hypnotiser sur un spectacle annexe, spécialement donné pour détourner notre attention du fait essentiel.
  
  Hilton se leva et contourna le bureau.
  
  — Expliquez-vous clairement.
  
  Hubert hésita un bref instant.
  
  — Les deux dragons du garage n’avaient pas l’intention de me tuer, dit-il brusquement.
  
  — Oh ! fit Hilton.
  
  — Non, insista Hubert. S’ils avaient voulu me supprimer, ils s’y seraient pris autrement. Pas besoin de toute cette mise en scène… Et ils n’auraient pas perdu tout ce temps. Non, ils voulaient simplement me faire peur.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Pour me contraindre à cesser de m’intéresser à une affaire dans laquelle je n’ai pas, selon eux, à fourrer mon nez. Ce qui prouve bien qu’ils ignorent qui je suis réellement, et ce qui justifie ma façon d’agir à la suite du petit feu d’artifice.
  
  — Vous voulez leur laisser croire que vous avez peur ?
  
  — Je veux les laisser dans le doute.
  
  Hilton alluma une cigarette. Son visage était dur, impénétrable.
  
  — Vous faites comme vous voulez, dit-il enfin.
  
  — C’est bien ainsi que je l’entends, riposta Hubert. Vous avez les dossiers ?
  
  — Quels dossiers ?
  
  — Plaster et Shower.
  
  — Oui.
  
  Il les prit sur le bureau, les tendit à Hubert.
  
  — Les inventaires y sont.
  
  Hubert, sans répondre, ouvrit le dossier Plaster et y chercha la feuille d’inventaire qu’il avait contresignée : Bill Botsford. Elle y était. Il la relut soigneusement. Deux choses manquaient : les photos de femmes nues et le ticket de correspondance d’autobus.
  
  — Cette fiche a été retapée après remaniement, déclara-t-il et ma signature imitée. Il suffit de savoir si celle du « M.P. » est ou non authentique pour décider s’il est complice… ou non.
  
  — Qu’est-ce qui manque ? s’étonna le colonel visiblement interloqué.
  
  — Des photos « d’art » et un ticket d’autobus.
  
  — Qu’est-ce que ça veut dire ?
  
  — Je n’en sais rien encore, répondit Hubert en ouvrant le dossier de Shower, le rouquin-trop-bavard.
  
  Rapport du médecin-chef : empoisonnement à la strychnine. Inventaire des poches : manquait le ticket exhibé la veille dans le bar de Piktufik Boulevard. En supplément : douze pilules de vitamine C dans la boîte habituelle.
  
  — Comment les hommes reçoivent-ils leur ration de vitamine ? demanda Hubert.
  
  — Une fois par semaine. La distribution est faite par le chef d’équipe ou de section.
  
  — Pouvez-vous savoir quand Shower devait recevoir la sienne ?
  
  — Pourquoi me demandez-vous ça ?
  
  — J’ai vu Dan Shower hier soir, au bar de Piktufik Boulevard. Je puis vous affirmer qu’il n’avait plus de pilules. Je lui ai proposé quelques-unes des miennes et il a refusé. Or, je vois dans l’inventaire une boîte contenant une douzaine de pilules.
  
  — C’est trop ou pas assez, remarqua le colonel. A quelle heure a-t-on fixé sa mort ?
  
  — Deux heures après minuit.
  
  — Les distributions sont généralement faites au rapport de huit heures du matin. Donc pas question…
  
  — Quelqu’un a mis des pilules dans la boîte de Dan Shower. Pourquoi ?
  
  Hilton haussa les épaules.
  
  — Cette histoire est déroutante.
  
  — Strychnine, reprit Hubert. Les bonbons que vous avez envoyés à Betty Donovan contenaient, eux aussi, de la strychnine.
  
  — Je n’ai pas envoyé de bonbons à…
  
  — Je sais. Manière de parler. Hé ! Comment faire avaler de la strychnine à un Thulésien sans qu’il s’en doute ? En plaçant des pilules de même grosseur parmi les pilules de vitamine C !
  
  Hilton passa ses doigts dans sa chevelure grisonnante. Son visage de fauve vieillissant grimaça.
  
  — Il faudrait que ce Shower ait eu vraiment la poisse pour mettre juste la main sur la strychnine alors que sa boîte en contenait une douzaine.
  
  Hubert fit la moue, puis :
  
  — Celui qui lui a fourni les pilules a très bien pu lui mettre l’empoisonnée dans le creux de la main, pour consommation immédiate, et puis placer « le reste » dans la boîte.
  
  — Vraisemblable, admit Hilton.
  
  Le téléphone sonna.
  
  — Allô ? fit le colonel en décrochant.
  
  Il écouta un moment en fixant sur Hubert le regard dur de ses yeux gris. La tête ainsi inclinée il avait l’air d’un oiseau de proie rêvant à des chasses futures. Il remercia, raccrocha et dit :
  
  — Impossible d’identifier le type que vous avez fait sauter. Les mains sont grillées : plus d’empreintes.
  
  — Mais, le visage ?
  
  — Écorché. Le feu a collé le masque à la peau et tout est venu avec. Paraît que ce n’est pas beau à voir… Espèrent tout de même le sauver.
  
  — Brrr ! grogna Hubert. Ça lui apprendra, à cet imbécile, à jouer avec le feu.
  
  Hilton alluma une autre cigarette et annonça :
  
  — Nous l’identifierons de toute façon. Son chef d’équipe signalera forcément son absence dans la journée.
  
  — Bien. Je suppose qu’il n’est pas en état de parler ?
  
  Hilton eut un rire sarcastique.
  
  — Pas avant longtemps ! Avec ce qu’ils vont lui coller sur la figure…
  
  — Ouais, fit Hubert en se levant. Un type m’intéresse : Jimmy Bellows.
  
  — Ah ! répliqua Hilton impassible.
  
  — Vous pouvez me tuyauter à son sujet ? Je voudrais me faire une opinion.
  
  — Pas d’inconvénient… Jimmy Bellows est né le 2 décembre 1928 à New York. Ses parents sont tous deux vivants et habitent, je crois, dans la Quarante-deuxième, à hauteur de la Troisième Avenue. Il a un frère, étudiant, plus jeune que lui…
  
  — Marié ?
  
  — Divorcé, à ses torts et avec scandale. C’est à la suite de cette histoire, pas très propre, qu’il s’est engagé pour Thulé.
  
  — Pourquoi l’avoir mis aux Renseignements ?
  
  — Il venait de terminer ses études de Droit. Qu’est-ce que vous vouliez en faire d’autre ?
  
  — Il n’est pas à sa place. Fait penser à un taureau en rut dans une église.
  
  Le colonel eut un sourire caustique.
  
  — L’image est bonne. En fait, c’est un cabochard, têtu comme un âne. Il est grossier avec les femmes auprès desquelles il se croit irrésistible. En vérité, il est toujours amoureux de son ex, qu’il fait semblant de mépriser. Il n’a pas beaucoup d’imagination mais il est combatif et ce qu’il redoute le plus est d’être ridicule.
  
  — Merci du tableau. Et Bernhardt ?
  
  — Un type bien. Un type comme ça !
  
  — Pourquoi est-il venu ici ?
  
  — Pour faire son métier. C’est un spécialiste des bases polaires. Il aime ça…
  
  — Pourquoi avez-vous demandé son rappel, alors ?
  
  — Il a besoin de repos.
  
  — Ouais, fit Hubert. Et Dedecker ?
  
  — Est ici en disgrâce. A été expédié à la suite d’une désagréable histoire de passage à tabac. Le type est resté infirme. Dedecker est un pauvre bougre. Un primaire qui se trouve nanti d’autorité et qui a tendance à en abuser. Il est né en Louisiane, de père inconnu. Sa mère devait être une putain, ou quelque chose dans le genre. Et il n’est pas assez intelligent pour surmonter tout ça. Ça lui flanque des complexes.
  
  — Duruy ?
  
  — Un bon médecin, rien de plus. Beaucoup en moins. Un obsédé sexuel. Il a dû quitter Frisco à la suite d’un attentat aux mœurs sur une gamine de treize ans. L’affaire a été étouffée par un oncle au bras long à condition qu’il signe un engagement pour Thulé.
  
  — Je vois, dit Hubert avec une moue de mépris. Est-ce que feu Stanley Norman était du même tabac ?
  
  Hilton haussa les épaules.
  
  — Norman, qui avait trente-quatre ans, était commandant-médecin à Chicago, il n’y a pas deux ans. Cassé à la suite d’une histoire de chèque sans provision. Il est venu ici comme volontaire avec le grade de lieutenant. J’avais demandé qu’il soit nommé capitaine. Il n’a pas pu tenir le coup…
  
  Hubert ricana.
  
  — Peu de gens tiennent le coup contre la strychnine !
  
  — Ce n’est pas ce que je voulais dire. Il n’a pas tenu le coup au moral.
  
  — Qu’est-ce que vous en savez ?
  
  — On ne se suicide pas pour le plaisir ?
  
  — Norman ne s’est pas suicidé. On l’a « suicidé ».
  
  — Oh ! Vous allez fort !
  
  — Norman était un type propre, physiquement, ça se voyait. Ça ne lui ressemble pas du tout d’aller mourir dans les commodités. C’est même inconcevable.
  
  Hilton haussa les épaules.
  
  — On ne sait jamais ce qui peut passer dans la tête d’un type à un moment pareil.
  
  On frappa à la porte. Le colonel cria : « Entrez ! » Un planton apparut, vint déposer un dossier sur le bureau et ressortit. Hilton jeta un coup d’œil à l’intérieur de la chemise.
  
  — La liste des passagers de l’avion qui est parti à huit heures pour la mère patrie.
  
  — Faites voir…
  
  Sans attendre de réponse, Hubert prit la feuille dactylographiée et lut les noms à la file. Il sauta en l’air.
  
  — Vains dieux ! hurla-t-il. Barney Gross est là-dessus !
  
  Le visage en lame de couteau du colonel Hilton se figea.
  
  — Quoi ?
  
  Hubert lui tendit la liste.
  
  — Voyez vous-même.
  
  Paupières à demi baissées, Hilton resta un instant immobile, puis passa une main sur son visage brusquement fatigué. Hubert questionna :
  
  — Dedecker pouvait-il ignorer que Gross était parti lorsqu’il m’a envoyé au garage ?
  
  Hilton secoua lentement la tête.
  
  — Non. Dedecker a dû signer cette liste une heure avant le départ de l’avion. La seule chose possible est qu’il ait oublié ensuite les noms qui y figuraient.
  
  — Il n’y en a pas quinze et Barney Gross s’était déjà signalé à l’attention de la « M.P. ».
  
  — Je vais appeler Dedecker !
  
  Hubert bondit.
  
  — N’en faites rien ! Le moment n’est pas venu d’abattre les atouts. Nous jouons une véritable partie de poker et il faut bien se garder de laisser entrevoir à l’adversaire ce que nous tenons dans notre jeu ! Accumulons les points pour le final.
  
  — Comme vous voudrez, répondit Hilton à contrecœur.
  
  — Je m’en vais. Vous avez faim et moi aussi. Permettez-vous que j’utilise votre téléphone ?
  
  — Bien sûr.
  
  Hubert appela la maison des Winther.
  
  — Lâcheur, lança Ole en manière de préambule. Karin avait débouché une boîte d’asperges…
  
  — Navré, dit Hubert. J’ai été retenu par des tas de choses. Comment va notre vierge folle ?
  
  — Bien. Elle a mangé normalement et nous a demandé de vos nouvelles. Vous pourriez peut-être envisager de rester ici pour la nuit ?
  
  — Je vais étudier la question, promit Hubert. Faites-lui prendre un bain à tout hasard ! Je vous rappellerai en fin de journée.
  
  Il raccrocha, prit congé du commandant de la base et quitta le building de l’état-major. Il se sentait las et un peu découragé. Cette affaire sentait mauvais et lui donnait la nausée. Mais peut-être n’était-ce que la faim ?
  
  La nuit, toujours la nuit. Cela faisait le troisième jour qu’il ne connaissait plus la lumière du soleil. Le troisième jour qu’il se trouvait dans cette nuit hostile et glacée, qui n’en finissait pas. Il frissonna en remontant dans sa jeep. Les vêtements qui lui avaient été prêtés étaient un peu justes et il avait froid. Il décida de rentrer pour se changer.
  
  Il mangea rapidement au restaurant de l’hôtel et monta à sa chambre. Il était dans son bain lorsque le téléphone sonna.
  
  C’était David Bernhardt.
  
  — O.K. ! dit Hubert. Je vous écoute, mais soyez bref. Je sors de la baignoire et je suis nu comme un ver.
  
  — Je veux vous voir, dit Bernhardt. J’ai compris que certaines choses vous intéressaient et je peux vous aider.
  
  — Oui ? fit Hubert sans se compromettre.
  
  — A huit heures ce soir, chez vous. Ça va ?
  
  — Ça va, assura Hubert.
  
  Bref silence.
  
  — Faites attention, reprit Bernhardt.
  
  — A quoi ?
  
  — Vous le savez bien. Enfin, nous parlerons de ça ce soir. En attendant, vous pouvez toujours vous exciter sur un vieil axiome criminel : cherchez la femme. A ce soir.
  
  Il avait raccroché. Hubert en fit autant, intrigué. Qu’est-ce qu’il avait voulu dire : cherchez la femme ? Voulait-il parler de Betty Donovan ? C’était la seule possible, évidemment…
  
  Il retourna dans son bain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  David Bernhardt termina de bourrer sa pipe, amoureusement, puis l’alluma avec précaution. C’était une belle pipe, que Lydia, sa femme, lui avait envoyée quelques jours plus tôt.
  
  Il regarda le portrait de Lydia, encadré de cuir rouge sur un angle du bureau. Certains disaient qu’elle ressemblait à Yvonne de Carlo. David n’y voyait pas d’inconvénient, ni le moindre avantage. Lydia, c’était Lydia. Pour lui : la plus belle femme du monde.
  
  Il se frotta la nuque de la main gauche et ramena son attention sur la feuille de papier placée sur le rouleau de la machine à écrire et déjà noircie aux trois quarts. Il lui fallait absolument terminer ce rapport-là avant d’entreprendre autre chose.
  
  Il se remit à taper. On frappa à la porte. Un caporal entra. Il était petit et blond, vêtu d’une culotte de velours et d’un pull à col roulé sous son blouson de cuir. Il portait les insignes de l’U.S. Weather Bureau.
  
  — Salut, Ed ! dit Bernhardt en levant la tête.
  
  — Salut, patron. Je viens voir si vous avez besoin de moi.
  
  — Pas pour l’instant, mon vieux.
  
  Le téléphone sonna. L’ingénieur tendit un doigt vers l’appareil.
  
  — Tu veux répondre ?
  
  — Oui.
  
  Le petit caporal décrocha, dit « Allô », écouta un instant puis annonça en collant le micro contre son blouson :
  
  — Le commandant Brodie…
  
  David fronça les sourcils. Qu’est-ce que le chef du « C.I.C. » pouvait bien lui vouloir ? Il prit le combiné des mains du caporal.
  
  — Allô ! Bernhardt à l’appareil. J’écoute…
  
  Bon sang ! qu’on entendait mal. La voix lointaine du correspondant émergea :
  
  — Bonjour, Bernhardt, comment ça va ?
  
  — Bien, merci, et vous ?
  
  In petto, l’ingénieur remarqua que Brodie était enroué. Ceux qui n’avaient pas une gorge à toute épreuve n’était pas à la noce sur le quatre-vingtième parallèle.
  
  — Vous m’entendez bien ? reprit le commandant. Vous êtes au courant comme tout le monde des derniers exploits de La Rose ?
  
  — Ouais ! grogna l’ingénieur.
  
  — Vous vous doutez que nous sommes sur les dents à cause de ça. Il m’est venu une idée et c’est au technicien que je m’adresse…
  
  Suspension.
  
  — Allez-y ! lança Bernhardt avec mauvaise humeur. Il détestait les militaires en général et les gens du « S.R. » en particulier.
  
  — Pas de doute, n’est-ce pas, qu’un agent de l’adversaire dispose à Thulé même d’un poste émetteur de radio ?
  
  — Forcément ! Un gamin de dix ans en serait déjà convaincu !
  
  — Hum ! Eh bien, Bernhardt, avez-vous réfléchi au meilleur endroit pour installer un poste clandestin à Thulé ?
  
  L’ingénieur s’esclaffa bruyamment.
  
  — Bon sang ! fit-il. Il doit y en avoir des centaines, tous aussi bons les uns que les autres !
  
  L’autre s’énerva.
  
  — Voyons, ne plaisantez pas ! Je vais vous le dire : au sommet de la tour de radio !
  
  — Complètement con ! trancha froidement Bernhardt.
  
  Toussotements dans l’écouteur, puis :
  
  — A votre aise ! Mais, si je vous ai prévenu, c’est que j’ai mes raisons. Et si mes suppositions se trouvent avérées par la suite, vous ne manquerez pas d’avoir des ennuis, je vous en fiche mon billet !
  
  — Allez vous faire voir chez les Grecs ! cria l’ingénieur que la moindre menace mettait hors de lui.
  
  Il raccrocha brutalement, souffla comme un phoque, cramoisi et furieux.
  
  — Quel con ! grogna-t-il pour se soulager.
  
  Le caporal Edward Orris hocha silencieusement la tête, l’air tout à fait convaincu. David Bernhardt le regarda.
  
  — Qu’est-ce qui ne va pas, Ed ?
  
  — On dit que vous allez partir, Patron. Je voudrais bien vous suivre, n’importe où…
  
  — Ah ! fit l’ingénieur. Et où dit-on que je vais ?
  
  — A « Nord » (Nom de code d’une nouvelle station A.S. installée à l’extrême pointe nord du Grœnland), sans doute.
  
  — Tu te goures, fiston. Je retourne chez moi, 248 South Avenue, Southampton, Long Island, New York, U.S.A. !
  
  — Pas possible ?
  
  — Vrai ! Maintenant, fiston, laisse-moi travailler, veux-tu ?
  
  Edward Orris sortit sans mot dire, l’air déconfit. L’ingénieur jeta un coup d’œil sur le portrait de sa femme, se demanda si réellement elle ressemblait à Yvonne de Carlo, dit à haute voix qu’il s’en foutait éperdument et décida, que tout compte fait, il était heureux de rentrer chez lui. Il se remit à taper sur la machine, mais s’arrêta bientôt. Après coup, l’histoire de Brodie ne lui paraissait plus si stupide…
  
  Lui-même, par jeu, s’était un jour amusé à résoudre ce problème : où installer un poste radio clandestin dans une base secrète ? Et il était arrivé à la conclusion de Brodie : au milieu des appareils officiels. L’histoire, toujours valable, de la lettre de Poe.(1)
  
  Il se secoua, grommela que c’était idiot et essaya de se remettre à taper. Il termina la page en cours, l’ôta du rouleau, et resta pensif.
  
  Et si l’hypothèse du commandant Brodie se trouvait confirmée ? N’était-ce pas lui, David Bernhardt, qui avait dirigé l’installation de la tour radio ? Les gens du « S. R. » étaient bien assez vicieux pour le soupçonner de complicité…
  
  Il décida d’y aller voir.
  
  Près de la porte, un curieux sentiment l’immobilisa. Un pressentiment, plutôt.
  
  Il revint à sa place, prit une feuille blanche et écrivit quelques lignes, de son écriture nerveuse. Il plia le billet le glissa dans une enveloppe et inscrivit le nom du destinataire :
  
  
  
  Bill Botsford
  
  
  
  Puis se rendit dans le bureau voisin, où le caporal Orris peinait sur des graphiques.
  
  — Si je ne t’ai pas donné contrordre avant huit heures ce soir, tu porteras ça à l’hôtel de la 14e rue. A remettre en main propre au gars dont le nom est marqué dessus. O.K. ?
  
  — O.K., Patron.
  
  David Bernhardt fit un signe amical à son compagnon et se rendit au vestiaire. Équipé de pied en cape, il s’engagea dans le passage couvert qui reliait le building au garage. Cinq minutes plus tard, il roulait dans la ville au volant de sa jeep.
  
  Il fit un détour par les quais. Le port, construit en deux mois, au printemps de 1951, semblait endormi. Deux cargos de dix mille tonnes s’y trouvaient bloqués par les glaces. Les grues de déchargement, inactives, faisaient penser à des pièces de confiserie. Le givre qui recouvrait toutes les pièces métalliques avait tout à fait l’air, sous la lumière artificielle, de sucre filé. Trois mois, au minimum, allaient encore s’écouler avant que la vie ne reprenne possession de tout cela. Rien à faire avant la débâcle…
  
  Il vira à gauche, aperçut un avion brusquement embrasé par le projecteur tournant de la tour. C’était un C 54, qui devait arriver du Labrador. Peut-être celui qui l’emmènerait de Thulé vers les States…
  
  Il fut triste, soudain, ne sachant plus très bien ce qu’il préférait : rentrer chez lui, retrouver sa femme, ou bien rester ici, au milieu de cet univers étrange et implacable qui était le sien depuis des années, avec les rares entractes des congés.
  
  Il déboucha devant la tour, spectre noir sur fond de lumière jaune réfléchie avec son œil rouge, à pivot, tout là-haut, à trois cent quinze mètres du sol.
  
  La voiture immobilisée sur l’aire du parking, il descendit sans arrêter le moteur et courut vers le bâtiment qui abritait les appareils de contrôle et l’équipe de techniciens radio, et de laquelle partait la cage de l’ascenseur.
  
  Il franchit l’écluse, déboucha directement dans le vestiaire. Son masque enlevé, il remercia d’un geste le garçon brun qui s’approchait pour l’aider.
  
  — Merci, je vais faire un tour là-haut.
  
  Et passa dans la grande salle, cernée d’appareils compliqués que surveillaient des hommes en tenue de travail : pantalon de feutre et pull à col roulé.
  
  Un énorme poêle à pétrole trônait au centre, surmonté d’une bouilloire à thé.
  
  — Hello ! lança David en entrant.
  
  Ils le regardèrent et répondirent tous en chœur, avec une bruyante cordialité. L’ingénieur en chef était très aimé de tous ceux qui travaillaient avec lui.
  
  — Je veux aller là-haut, répéta-t-il.
  
  Un des hommes de la météo fit une grimace.
  
  — Pas prudent, Patron. On annonce une tempête du tonnerre de Dieu. Le blizzard va être là d’une minute à l’autre.
  
  David Bernhardt haussa les épaules. Il en avait vu bien d’autres et si le blizzard le surprenait au sommet, il aurait toujours le temps de sauter dans l’ascenseur.
  
  — Y a déjà quelqu’un, fit remarquer un autre. Le petit Donald. Y répare un anémomètre qu’était bloqué.
  
  Bernhardt sourit et traversa la salle.
  
  — Hé ! Patron !
  
  C’était un grand gaillard de l’Oklahoma que tout le monde appelait « Gurgle », à cause de sa prononciation assez particulière.
  
  — Z’avez vu ça ?
  
  L’ingénieur prit ce que Gurgle lui tendait : un tract sur papier glacé de format 13 x 18, environ. La moitié supérieure était occupée par une photographie représentant deux hommes et deux femmes en tenue légère qui jouaient sur une plage bordée de palmiers et inondée de soleil. Sous cette photo, une légende :
  
  Mr Moneybags is in Florida this Christmas.(2)
  
  La moitié inférieure : une photographie de deux hommes vêtus de l’équipement polaire et marchant péniblement contre le blizzard sur une étendue glacée.
  
  Where are you ? ln Thulé ! You risk your life, big business rakes in the dough.(3)
  
  David Bernhardt haussa les épaules et se mit à rire.
  
  — Où as-tu trouvé ça ?
  
  — Dans mon soulier, répondit Gurgle.
  
  — Tu peux en faire ce que je pense ! dit l’ingénieur en rendant le papier.
  
  — Brrr ! gémit Gurgle. Vous n’y pensez pas, patron ! C’est du glacé !
  
  — Justement, rétorqua Bernhardt, ça te rafraîchira l’esprit !
  
  Un formidable éclat de rire fit fermer les yeux au pauvre Gurgle, qui regagna sa place en bougonnant. Puis, brusquement furieux :
  
  — Eh merde ! C’est la vérité, qu’ils disent ! On se gèle les fesses dans ce putain de bled pendant que d’autres se les font dorer au soleil ! On est des cons ! Tous !
  
  — Ta gueule ! riposta un autre. Tu vas nous faire chialer !
  
  David Bernhardt n’en entendit pas plus. Il referma la porte derrière lui, traversa la salle de séjour. Trois hommes dormaient sur les couchettes superposées. Le poêle à pétrole ronflait avec ardeur. Une revue pornographique gisait ouverte sur le lino. Sur la table, à côté d’une cafetière, un gros bouquin de Taylor Caldwell : « La Terre appartient au Seigneur. »
  
  David Bernhardt se demanda pourquoi l’auteur avait laissé « Seigneur » au singulier. Au pluriel, c’aurait été beaucoup plus vrai. « Vous risquez votre vie, les Seigneurs se la coulent douce ! » Propagande ! Propagande ! Propagande ! Le monde ne se nourrissait plus que de propagande. Employez le dentifrice Un tel ! Adorez le dieu Un tel ! Votez pour M. Un tel. Faites-vous tuer pour la façon de vivre Un tel !
  
  N’usez que du papier hygiénique Un tel ! Si encore M. Tout-le-monde avait pu être certain que Dieu se lavait les dents et que son député utilisait du papier hygiénique et non du papier journal, peut-être aurait-il pu admettre de se faire tuer pour vivre… Mais comment être sûr ? Comment savoir ? Comment comprendre ?
  
  — Vous voulez monter, Patron ?
  
  Le liftier avait une bonne tête. Bernhardt lui tapota affectueusement la joue.
  
  — Oui, fiston, si c’est possible.
  
  — Ça descend.
  
  On entendait le ronflement assourdi des moteurs.
  
  — Paraît que la tempête arrive, reprit le liftier. Tout le trafic aérien va être interrompu.
  
  « Pour peu que ça dure, je ne suis pas encore parti d’ici », pensa l’ingénieur, qui répondit :
  
  — Ça va nous permettre de nous reposer un peu.
  
  Ils bavardèrent encore, de choses sans importance, en attendant la cabine de l’ascenseur qui continuait de descendre. Enfin, elle arriva. Bernhardt y entra, se laissa enfermer par le liftier, puis emporter vers le sommet.
  
  Aucun, en bas, ne lui avait demandé ce qu’il allait faire là-haut. Bien sûr, il n’avait de comptes à rendre à personne, excepté au Pacha et à la Direction de l’« Artic Opération Projet », mais ils étaient assez familiers avec lui pour lui poser des questions.
  
  Pourquoi Gurgle lui avait-il montré ce tract ? Pour rien, sans doute. Pour se rendre intéressant. L’espionnite sévissait à Thulé, comme partout ailleurs. Mais comment ce tract était-il arrivé là. Il n’avait pas entendu dire qu’un avion étranger ait survolé la base…
  
  Bon sang, qu’il faisait froid ! La cabine n’était pas chauffée et il était resté trop longtemps avec tout son équipement dans la tiédeur de la baraque. Il s’agita, mais la frêle cabine se mit à trembler de façon inquiétante. Alors, il colla son visage contre le hublot et se mit à souffler dessus pour faire fondre le givre de l’autre côté.
  
  Il s’époumona sans résultat. La température extérieure devait avoisiner cinquante en dessous et il aurait fallu bien davantage pour rendre la vitre transparente.
  
  L’ascension cessa brusquement. L’ingénieur ajusta son masque sur son visage avant d’ouvrir la porte.
  
  Il fit un pas à l’extérieur, sur la plate-forme, et faillit être rejeté dans la cabine. Le blizzard soufflait déjà avec violence. Soixante, quatre-vingts kilomètre-heure, peut-être. Dans un moment, si la tempête se déchaînait, il pourrait atteindre cent cinquante ou deux cents. Alors, personne ne pourrait plus tenir dehors. Une fois, Bernhardt avait vu des tonneaux de goudron voler dans Piktufik Boulevard, comme des baudruches.
  
  A quelques mètres au-dessus, le phare tournant balayait la nuit glacée de son bras interminable et rouge. Une silhouette voûtée se trouva soudain devant l’ingénieur. Il cria :
  
  — Salut, Donald ! Je suis Bernhardt !
  
  L’autre leva un bras et hurla en réponse :
  
  — J’ai fini ! Je redescends ! Faut pas rester là !
  
  — Descends et renvoie l’ascenseur !
  
  Donald eut un mouvement d’épaule pour exprimer sa réprobation et se coula dans la cabine. La porte se referma. L’ingénieur se trouva seul sur la plateforme exiguë encombrée d’appareils étranges, à trois cents mètres au-dessus du sol.
  
  Il ouvrit une trappe, découvrant un compartiment où se trouvait stocké du matériel de secours. Il prit un projecteur à pile et l’alluma. Puis, avec méthode, il commença ses recherches.
  
  Il avait encore dans la tête le plan de l’installation et pensait que tout circuit, tout appareillage supplémentaire attirerait immédiatement son attention.
  
  Il y avait aussi les engins de la météo…
  
  Très loin, en bas, s’étalait la vaste cité polaire, illuminée. Quelques années plus tôt, la vie à cet endroit posait encore des problèmes insolubles. L’explorateur Danois Rasmussen était venu là en 1910 et n’y avait trouvé qu’une maigre tribu d’esquimaux. Les esquimaux y étaient toujours, à trois ou quatre milles au nord. Mais une grande ville était sortie des glaces, à grands renforts de technique et d’audace. Une ville militaire de sept mille hommes, tous volontaires.
  
  Il ne trouvait rien et le vent soufflait avec de plus en plus de violence. Il décida de descendre. Cette histoire était complètement idiote, et il ne comprenait plus, soudain, comment il avait pu y accorder crédit.
  
  La pendule d’un baromètre enregistreur lui indiqua qu’il était là depuis près de dix minutes. Il s’étonna aussitôt : l’ascenseur n’était pas remonté. Il avait demandé à Donald de le lui renvoyer, mais, de toute façon, le liftier savait qu’il était au sommet et devait lui réexpédier la cabine…
  
  Plié en deux pour résister aux terribles rafales de vent qui secouaient la tour, il ouvrit la boîte du téléphone fixée à un pilier, tourna la manivelle et attendit. La voix du liftier sortit de l’amplificateur :
  
  — Allô, vous énervez pas, Patron !
  
  L’ingénieur écarta son masque et hurla dans le cornet fixe :
  
  — Qu’est-ce que t’attends, nom de Dieu ! pour m’envoyer le taxi ? Que je m’envole ?
  
  — J’suis en panne ! répondit l’autre. Le moteur veut plus rien savoir…
  
  — Mets le secours en route, bougre d’âne !
  
  — J’y ai pensé, Patron. Veut pas démarrer non plus !
  
  — Merde ! hurla Bernhardt.
  
  — On s’en occupe, Patron. J'vous l’envoie aussitôt que ça fonctionne.
  
  Clac ! Il avait raccroché. Un coup de vent d’une brutalité extraordinaire arracha la porte de la boîte du téléphone et jeta l’ingénieur contre le pilier. Il jura, se raccrocha où il put, s’aperçut que sa lampe avait été emportée…
  
  Cette fois, ça y était. Eh bien…
  
  Il lança un coup d’œil vers l’anémomètre en folie et imagina la course rapide de l’aiguille sur le cadran de l’enregistreur, en bas, dans la baraque : 120… 130… 140… 150…
  
  Dieu seul savait où ça s’arrêterait. Et encore…
  
  Son masque, mal rajusté, le gifla avec une force fantastique. Il ferma les yeux, eut l’impression qu’une de ses oreilles lui était arrachée. La seconde d’après, le visage tailladé par mille lames de rasoir, il comprit qu’il n’avait plus de masque.
  
  Il pensa : « Je vais être emporté, déchiqueté. Je vais mourir. » Il se laissa glisser à plat ventre sur la plateforme, les mains rivées, à travers les moufles, aux montants d’acier du pilier.
  
  La tour craquait de partout et pliait sous le choc. Les oscillations prenaient une amplitude sans cesse croissante. Bernhardt en avait mal au cœur. Le souffle coupé, le visage à vif, il se sentait tiré en arrière par des mains monstrueuses et se demandait combien de secondes il pourrait encore résister…
  
  Le sifflement du vent dans les superstructures et les haubans atteignait des notes insoutenables. Il aurait voulu se boucher les oreilles afin de protéger ses tympans. Un coup de boutoir terrible le souleva et il fut un moment tendu à l’horizontale, à bout de bras, transformé en vulgaire girouette. Il retomba durement, toujours tiré et poussé par dix hercules acharnés à sa perte. Cela ne pouvait plus durer. Sa volonté de vivre, poussée au paroxysme, commençait à s’effilocher…
  
  Il sentit ses mains glisser de ses moufles.
  
  L’instinct de conservation lui donna les ressources nécessaires. Une seule issue lui restait, désespérée…
  
  Il n’avait pas le choix.
  
  Il parvint à se déplacer légèrement, à tourner la tête. Ses yeux brûlés pleuraient, dans un instant une couche de glace allait les recouvrir et le rendre aveugle.
  
  Oui, le trou de l’ascenseur était dans l’axe.
  
  Il lâcha tout.
  
  Et fut emporté, comme un fétu de paille. Buta contre la barre verticale de l’angle nord-ouest de la cage, pivota autour, heurta le câble graissé qu’il agrippa à pleines mains, à pleines jambes. Resta un instant immobile, comme assommé. Ajusta ses prises, et entreprit de se laisser glisser…
  
  Trois cents mètres de corde lisse ! Une folie.
  
  Il n’avait pas le choix. S’il s’écrasait en bas, sur la cabine, les copains retrouveraient au moins son corps et il serait ramené au pays.
  
  Il était déjà trop épuisé pour contrôler la descente de façon efficace. Très vite, malgré ses efforts acharnés, la chute s’accéléra. Il ne voyait plus rien, les yeux définitivement gelés. Il pensa : « Cette fois, c’est fini. Je vais mourir. C’est atroce. Lydia… » Il vit en imagination le joli visage de sa femme, que les copains disaient ressembler à Yvonne de Carlo ; puis ses deux enfants : Robert et Sophie, sept et quatre ans. Un rude gars et un amour de fille…
  
  Il cessa de penser. Son corps n’était plus qu’un bloc de pierre autour d’un filin trop graissé. Il ne sentit même pas la douleur lorsque le câble, ayant usé le cuir des moufles et les couches de tissu qui protégeaient ses jambes, attaqua sa chair. Mais, jusqu’au bout, jusqu’en bas, il resta accroché au câble.
  
  Cela fit un bruit épouvantable sur le toit de la cabine en panne et les hommes de service crurent que la baraque explosait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  La radio passait « I’m glad salvation is free », chanté par Mahalia Jackson et Hubert, envoûté par la voix prodigieuse, restait rigoureusement immobile dans son fauteuil…
  
  Suivit un bulletin d’information. Le speaker annonça :
  
  « Le terrible ouragan qui s’est abattu sur Thulé en fin d’après-midi connaît une accalmie passagère. Jusque vers dix heures environ, les vents, soufflant du pôle, ne dépasseront pas soixante à soixante-dix kilomètres/heure. Une recrudescence de la tempête est prévue à partir de dix heures avec maximum aux alentours de minuit. Le blizzard atteindra alors, vraisemblablement, la vitesse de deux cents kilomètres/ heure. En conclusion : circulation autorisée jusqu’à dix heures et rigoureusement interdite après. Nous apprenons à l’instant que le Président vient de quitter Washington pour se rendre à… »
  
  Hubert, qui s’était levé, coupa le contact. Il se fichait éperdument de connaître ou non les déplacements du Président. Les seuls événements qui retenaient son attention avaient Thulé pour cadre. Tout ce qui se passait en dehors de cette cité maudite battue par le blizzard le laissait froid.
  
  Façon de parler.
  
  Il consulta sa montre : huit heures cinq. Bernhardt était en retard. Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur, à celui-là aussi. Le jour précédent, au mess, après le déjeuner, il avait menacé publiquement de dévoiler certain scandale. Hubert l’entendait encore lancer à la cantonade : « … J’agiterai la merde avant de prendre l’avion. Et je peux vous promettre que ça ne sentira pas bon. Salut ! »
  
  Une belle imprudence, entre parenthèses.
  
  Hubert avait hâte de le voir arriver et de l’écouter. David Bernhardt n’avait rien d’un rêveur, ni d’un mythomane. Ses révélations ne pourraient manquer d’intérêt.
  
  Il se prépara un whisky, plutôt corsé. Il n’avait pas encore digéré son aventure matinale et conservait dans ses oreilles le sifflement atroce des lampes à souder. Pourquoi Bernhardt était-il en retard ? Hubert avait l’intention de sortir après avoir vu l’ingénieur. Quelques explications à demander à un certain lieutenant de « M.P. », qui répondait au nom de Dedecker…
  
  On frappa à la porte. Il alla ouvrir. Entra un petit caporal blond, culotté de velours brun et portant un gros pull à col roulé sous son blouson de cuir. Le petit caporal avait l’air bouleversé et Hubert le vit jeter un coup d’œil inquiet dans le couloir avant de franchir le seuil.
  
  — Mon nom est Edward Orris, annonça-t-il après que Hubert eut refermé.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ?
  
  Orris tira une enveloppe cachetée de sous son blouson et la tendit à Hubert qui la prit :
  
  — Une lettre de l’ingénieur en chef Bernhardt.
  
  — Pourquoi n’est-il pas venu lui-même ?
  
  Ed Orris eut un frémissement. Ses lèvres tremblèrent et il déglutit avant de répondre :
  
  — Le Boss a eu un accident. Il est tombé du haut de la tour radio…
  
  Hubert sursauta avec violence.
  
  — Hein ? Qu’est-ce que tu me racontes ?
  
  — La vérité, Doc !
  
  — Bon Dieu ! Il est en bouillie, naturellement ?
  
  Orris toussota. Les mains suspendues aux pans de son blouson ouvert, il répondit :
  
  — Pas tout à fait, Doc. On l’a emmené à l’hôpital, l’était encore vivant. Paraît qu’il est dans le coma, avec des vertèbres esquintées.
  
  D’un revers de manche, Hubert épongea la sueur qui perlait à son front.
  
  — Cette lettre, il te l’a donnée quand ?
  
  — Vers cinq heures, juste avant de sortir pour aller à la tour.
  
  — Un instant…
  
  Hubert déchira l’enveloppe, en tira la feuille manuscrite et lut :
  
  
  
  Doc,
  
  Suite à ce que je vous ai dit au téléphone. Je vais vérifier quelque chose en rapport avec ce qui vous intéresse. Un accident est vite arrivé. Si je me trouvais empêché pour ce soir, allez voir Charles Hogan de ma part. Il est encore pour trois jours à la station météo n® 3. Dites au Danois de vous y conduire. C.H. est au courant de bien des choses.
  
  David Bernhardt
  
  
  
  Rien de plus. Sans faire de commentaire, Hubert replia la feuille et l’empocha. « Je vais vérifier quelque chose en rapport avec ce qui vous intéresse. Un accident est vite arrivé. » Qu’était-il allé vérifier au sommet de la tour radio et pourquoi, tout d’un coup, craignait-il un accident ?
  
  — Tu étais auprès de lui, avant qu’il ne parte ?
  
  — Cinq minutes avant, j’étais dans son bureau.
  
  — Personne n’est venu le voir ?
  
  — Crois pas. Mon bureau est voisin du sien et j’entends habituellement quand y a du monde à côté.
  
  — Téléphone ?
  
  — Le commandant Brodie l’a appelé pendant que j’y étais. C’est moi qu’ai répondu et j’ai passé après au Boss.
  
  — Le commandant Brodie… Qu’est-ce qu’il voulait ?
  
  — Sais pas, Doc.
  
  — Tu as assisté à la conversation ?
  
  — J’suis resté là pendant, oui.
  
  — Raconte.
  
  Le petit caporal se gratta la nuque et regarda les pieds de Hubert.
  
  — Ben… Le Boss était pas toujours commode et là, faut le dire, il a piqué une rogne.
  
  — Qu’est-ce qu’il a dit ?
  
  — Ben… J’entendais pas ce que disait l’autre, hein ? Mais, le Boss a dit, à un moment, qu’un gamin de dix ans s’en serait déjà aperçu. J'sais pas d'quoi, par exemple. Puis, après, il a dit qu’il en existait des centaines, tous aussi bons les uns que les autres… J'sais toujours pas d'quoi. Après, l’autre parlait toujours, hein ! Il a répondu : Complètement con !…
  
  Orris fit une pause. Hubert questionna :
  
  — C’est tout ?
  
  — Ben… Non. Après ça, le commandant a encore causé, et fort, parce que j’entendais le son de sa voix. Et puis, le Boss lui a répondu d’aller se faire voir chez les Grecs. Et il a raccroché.
  
  — Il ne t’a rien dit, ensuite, sur le sujet de la conversation ?
  
  — Non, rien. Il est venu cinq minutes après m’apporter la lettre dans mon bureau et j’ai eu comme une idée que ça avait un rapport avec la communication du commandant…
  
  — Une idée, seulement.
  
  — Ben… oui.
  
  Ils restèrent un moment silencieux. Hubert reprit la parole.
  
  — Merci, mon vieux. Où est-ce que je peux te toucher si j’ai besoin de toi ?
  
  — A la Direction de la météo, poste 82.
  
  Il hésita, puis :
  
  — Faut que je vous dise encore… Doc. J’ai comme l’impression que le Boss vous avait à la bonne… J’ai été à la station de la tour dès qu’on a été prévenu. Les types étaient encore tout excités et ça parlait pas mal…
  
  — Oui ?
  
  — Quand le Boss est monté, y avait quelqu’un en haut. Donald, un électricien. Il était monté réparer un anémomètre électromagnétique qui déconnait. Il avait fini quand le Boss est arrivé et il est redescendu tout seul. Avant de renvoyer l’ascenseur, le liftier a été dans la salle pour demander si personne voulait en profiter. Quand il est revenu, le machin fonctionnait plus. Il a voulu mettre le moteur de secours en route. Rien à faire non plus. Juste au moment où la tempête se déchaînait là-haut. Quelques minutes plus tard, le Boss a téléphoné d’en haut pour réclamer la cabine. Il comprenait pas pourquoi on la lui avait pas renvoyée tout de suite. Le liftier lui a expliqué et c’est lui qu’a entendu le dernier mot du Boss.
  
  — Quel mot ? demanda Hubert qui se méprenait.
  
  — Merde, répondit Orris. Deux minutes après, le Boss s’est écrasé sur le toit de la cabine. Il avait essayé de descendre par le câble.
  
  La porte s’ouvrit, poussée avec brutalité. Hubert se retourna d’une pièce. C’était le lieutenant Dedecker, l’air plus « chinois » que jamais. Furieux, Hubert protesta :
  
  — Pouvez pas frapper, non ? Ça vous ferait mal aux doigts, peut-être ?
  
  — Ça va ! riposta le gros policier en reniflant. C’est pas le moment de me casser les pieds !
  
  Hubert serra les poings et fit un pas vers l’importun.
  
  — A moi non plus, assura-t-il. Renseignement gratuit. Excusez-vous ou barrez-vous. Au choix. Et vite !
  
  Dedecker se figea.
  
  — Ben quoi… fit-il, sidéré. Qu’est-ce qui vous arrive ?
  
  — Rien, trois fois rien. Vous entrez chez moi sans frapper, dans un instant vous allez mettre mes pantoufles, vous coucher dans mon lit. Vous vous moucheriez avec les rideaux s’il y en avait. Et je n’ai pas le droit de protester sans que ça vous fasse de la peine. C’est bien ça ?
  
  Le « M.P. » prit un air offensé.
  
  — Vous vous croyez malin parce que vous avez été à l’école plus longtemps que moi. C’est pas une raison pour vous payer ma tête. J’enquête sur la mort de Bernhardt…
  
  — Suicide, bien entendu ? ironisa Hubert.
  
  — Non, accident, probablement. Mais je voulais tout de même entendre ce zigoto-là…
  
  Il montra Orris du doigt.
  
  — Paraît que Bernhardt lui aurait donné une lettre pour quelqu’un de c’t’hôtel…
  
  Hubert vit que le caporal allait affirmer le contraire et le devança :
  
  — Pour moi, précisa-t-il. Il vient de me la remettre…
  
  Dedecker lui coula un regard en dessous.
  
  — Ah ! Bien… marmonna-t-il. Bien, c’est parfait. Vous allez me la donner pour que je la joigne au dossier…
  
  Le visage dur de Hubert se crispa légèrement.
  
  — Je vais quoi ?
  
  — Me la prêter, rectifia le policier. J’en ferai prendre une copie et…
  
  — Un instant, coupa Hubert, à quel titre ?
  
  Dedecker roula des yeux furieux.
  
  — Pardon ?
  
  — Pourquoi réclamez-vous cette lettre, qui n’est rien d’autre qu’une correspondance privée ?
  
  — Pour mon enquête.
  
  — J’ai bien compris. Mais s’il y a eu accident, je ne vois pas en quoi…
  
  Le visage mongoloïde du « M.P. » vira au brun violet.
  
  — Je… Je vous ordonne de me remettre cette lettre immédiatement !
  
  — Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous.
  
  Hubert était maintenant très calme et une lueur féroce éclairait ses yeux bleu de glace.
  
  — Si vous refusez, je vous arrête !
  
  — Vous êtes ridicule !
  
  Hors de lui, Dedecker tendit la main vers Hubert qui ne bougea pas d’un poil.
  
  — Essayez simplement de me toucher et je vous flanque une correction dont vous vous souviendrez.
  
  Le « M.P. » bredouilla :
  
  — Me… Me corriger, moi ? Ah ! ça alors…
  
  Mais il recula prudemment, vaincu par le calme inébranlable de son adversaire. Puis se trouva stupide, engagé dans une affaire dont il ne savait plus comment sortir. Hubert ne lui laissa pas le temps de se reprendre. Il attaqua :
  
  — Lieutenant Dedecker, je vous ai demandé ce matin vers onze heures où je pouvais rencontrer le chauffeur du camion qui avait failli m’écraser hier soir. Vous m’avez donné le nom et affirmé que je pourrais trouver le zèbre au « G.C 3 », au bout de l’Avenue A. Vous vous souvenez ?
  
  — Non, grogna l’autre.
  
  — Au « G.C 3 », une petite réception avait été organisée en mon honneur, à coups de lampe à souder…
  
  — J’vous avais prévenu, marmonna le « M.P. ».
  
  — Oui ! Dommage que vous n’ayez pas cru devoir me dire aussi que Barney Gross avait pris l’avion de huit heures, chose que vous ne pouviez ignorer.
  
  Admettez que je dépose une plainte pour agression ? Je serais obligé de mentionner ce détail…
  
  — Je suis seul habilité à recevoir les plaintes, ricana le lieutenant.
  
  — Non. Hilton, en tant que commandant en chef…
  
  — Ça va, coupa Dedecker. Vous savez bien que ça ne tient pas debout.
  
  — Ça va tenir debout avant peu, affirma Hubert.
  
  Le « M.P. » cessa de respirer. Son teint devint terreux. Il questionna d’une voix changée :
  
  — C’est une menace ?
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Prenez-le comme vous voudrez… En tout cas : une déclaration de guerre. Je ne vois que trois hypothèses en ce qui vous concerne : criminel, incapable ou lâche.
  
  Il conclut férocement :
  
  — A balayer, sans pitié !
  
  Dedecker était blême et tremblait avec violence. Il bredouilla :
  
  — A quel titre me dites-vous ça ?
  
  — Vous le saurez bien assez tôt. Maintenant, sortez d’ici avant que je me mette en colère. Vous sentez mauvais.
  
  — Je devrais vous arrêter…
  
  — Oui, mais vous n’en ferez rien. Sortez.
  
  Le lieutenant de « M.P. » battit en retraite. La porte claqua avec violence. Hubert respira avec force et se retourna en souriant vers Orris.
  
  — Où en étions-nous ?
  
  Le caporal était pâle. Il avala sa salive et dit :
  
  — Je… Je crois qu’il va me faire arrêter.
  
  — C’est à peu près certain, admit Hubert. Vous sentez-vous de taille à ne pas parler ?
  
  — Je… Je sais pas. Ça dépend…
  
  — De toute façon, vous ignorez ce que contenait la lettre ?
  
  — Sûr que je l’ignore, affirma Orris nullement rassuré.
  
  — Alors, tout va bien, trancha Hubert. S’il vous fait arrêter, dites que vous avez rendez-vous dans la demi-heure qui suit avec le Pacha. Je vais arranger ça.
  
  — Bon…
  
  Le petit caporal hésitait. Hubert alla décrocher le téléphone, demanda l’état-major. Le colonel Hilton avait quitté son bureau. Un standardiste indiqua à Hubert un autre numéro. Le commandant de la base se trouva enfin au bout du fil. Hubert annonça sans autre explication :
  
  — Il est possible que la « M.P. » vous demande à un moment quelconque si vous attendez la visite du caporal Edward Orris. Je vous serais obligé de répondre par l’affirmative… Orris, oui. Merci… Bernhardt ? oui, je suis au courant. Nous en reparlerons plus tard, si vous le voulez bien. Bonsoir.
  
  Il raccrocha. Le petit caporal était bouche bée et débordant d’admiration.
  
  — Ça va comme ça ? s’inquiéta amicalement Hubert.
  
  — Heu… Sûr… Je…
  
  — Tu peux t’en aller sans crainte. Bonsoir et merci.
  
  Resté seul, Hubert reprit le téléphone et appela le commandant Brodie. Il l’obtint aussitôt. Le chef du « S.R. » était encore à son bureau.
  
  — Bill Botsford, à l’appareil, annonça Hubert. Comment allez-vous ?
  
  — Bien merci, et vous ?
  
  — Bien. Dites-moi, c’est une affaire assez délicate. Vous êtes au courant, bien sûr, de l’accident qui vient d’arriver à Bernhardt ?
  
  — Oui ?
  
  — Avant de quitter son bureau pour se rendre à la tour radio, David Bernhardt a rédigé une lettre à mon intention, qui vient de me parvenir. Dans cette lettre, il m’informe dans les détails de la communication téléphonique que vous avez eue avec lui cet après-midi…
  
  Le commandant Brodie coupa vivement :
  
  — Quoi ? Une communication téléphonique, cet après-midi ? Ça m’étonnerait !
  
  Silence. Hubert questionna, acide :
  
  — Ça vous étonnerait ? Pourquoi ?
  
  — Je n’ai pas de comptes à vous rendre, mais je peux tout de même vous indiquer que j’ai quitté Thulé en Weasel (4) aussitôt après déjeuner pour faire la tournée des avant-postes et que Bernhardt était déjà à l’hôpital quand je suis rentré.
  
  — Je ne comprends pas, répliqua Hubert qui comprenait au contraire fort bien.
  
  — C’est pourtant facile… Ou Bernhardt s’est livré à une plaisanterie d’un goût douteux, ou bien quelqu’un s’est fait passer pour moi… Qu’est-ce que je suis censé lui avoir dit ?
  
  Hubert improvisa :
  
  — Vous lui aviez donné rendez-vous au sommet de la tour.
  
  Silence, puis la voix de Brodie, sarcastique et un brin menaçante :
  
  — Vous êtes un petit malin, n’est-ce pas ?
  
  — C’est ce qu’on dit généralement dans les milieux bien informés, riposta doucement Hubert.
  
  Et il raccrocha.
  
  Puis décida de mettre à profit l’accalmie du temps pour se rendre chez les Winther.
  
  
  -:-
  
  « … Et maintenant, mes petits Pingouins, comme chaque soir, vous allez écouter quelques disques de musique tropicale, spécialement choisis à votre intention, afin de vous apporter un peu de chaleur, si possible. »
  
  Ole Winther se leva de table et alla éteindre le poste radio. Karin se servit de fromage et tendit le plat à Hubert. Le capitaine Danois remarqua :
  
  — Étrange ! La Rose ne nous a servi ce soir aucune information de derrière les fagots. Le courrier n’a pas dû fonctionner…
  
  — J’allais le dire, répondit Hubert en passant le fromage à son interlocuteur. Les nouvelles ne manquaient pourtant pas ! Probable que la tempête a empêché son correspondant d’émettre.
  
  — Possible.
  
  — Pauvre David, murmura Karin Winther qui restait bouleversée depuis que lui avait été annoncé l’accident.
  
  Elle portait une combinaison, style « aviation » en flanelle bleu foncé agrémentée de broderies blanches, chaude et très seyante. Le teint naturellement laiteux de son visage avait pâli et une ombre inquiète obscurcissait ses grands yeux verts.
  
  — Il y a quelque chose qui cloche dans cette histoire, reprit soudainement Ole Winther à qui Hubert avait tout raconté. Ce n’est pas possible que tous ces gens-là soient des traîtres !
  
  Hubert vida son verre de vin pour faire passer le fromage et approuva :
  
  — Je suis entièrement d’accord avec vous. Espérons que ce Charles Hogan pourra nous donner le mot de l’énigme.
  
  — Nous irons demain matin, si la tempête est calmée. Il faut que j’aille visiter le village esquimau. J’y vais régulièrement tous les vendredis. Donc, ça tombe bien. Vous viendrez avec moi et je vous laisserai à la station météo numéro trois en allant…
  
  Ils mangèrent le dessert : le contenu d’une boîte d’ananas au kirsch. Puis Karin se leva et dit :
  
  — Je vais voir Betty. Dois-je lui annoncer votre présence ici ?
  
  — Non, protesta Hubert. Je n’ai pas le temps de lui parler. Il faut que je rentre avant dix heures.
  
  — Restez coucher ici, proposa Ole. Le divan du salon est très bon.
  
  Hubert déclina l’offre. Il préférait rentrer. Karin alla voir Betty Donovan, puis prépara le café et le servit dans le salon.
  
  — Elle s’inquiète de ne pas vous avoir vu aujourd’hui, dit-elle à Hubert en parlant de l’ex-doctoresse.
  
  — Elle tient à continuer sa « speaking cure », spécifia Ole avec un sourire plein de malice. Quelles horreurs n’a-t-elle pas dû déjà vous raconter !
  
  — La vie est faite d’horreurs, rétorqua Hubert. Nous ne voulons pas le reconnaître…
  
  — Heureusement ! lança Karin.
  
  — Beaucoup de gens se figurent que les psychanalystes sont des sortes de sadiques qui se complaisent à écouter des histoires sordides, remarqua le Danois avec un sourire amusé.
  
  — On dit cela en effet, appuya Karin.
  
  — L’histoire de chacun de nous est sordide sous un certain point de vue. Mais je pense que cela dépend bien plus de l’observateur que du sujet…
  
  Karin devint écarlate.
  
  — Je ne voulais pas…
  
  Il décida :
  
  — Il faut que je parte.
  
  Les Winther le suivirent dans le vestibule où il s’habilla. Il prit congé de Karin et passa dans l’écluse avec Ole, qui ouvrit la porte extérieure.
  
  — A demain ! cria-t-il pour se faire entendre malgré le sifflement lugubre du vent.
  
  Puis :
  
  — Hé ! un instant ! Ma voiture n’est plus là !
  
  Bravant le froid intense, Ole mit le nez dehors et dut se rendre à l’évidence. La jeep que Hubert avait laissée juste devant la porte s’était volatilisée.
  
  Tout simplement.
  
  — Rentrez ! lança le Danois. Je gèle !
  
  Ils regagnèrent le vestibule. Karin apparut à la porte du salon et eut un mouvement de surprise en revoyant Hubert.
  
  — On lui a volé sa voiture, expliqua Ole que l’incident paraissait amuser. Tu peux préparer le divan du salon, chérie. A moins qu’il ne préfère partager le lit de notre vierge folle ?
  
  — C’est idiot, protesta Hubert qui venait de retirer son masque. Vous ne pouvez pas me reconduire ?
  
  — Ah non ! dit Karin avec violence. Je ne veux pas que ça recommence comme hier soir !
  
  — Et admettez que la tempête reprenne avant que je ne sois rentré. Impossible.
  
  Hubert capitula.
  
  — Bon. Il ne me reste plus qu’à ôter tout ça une fois de plus.
  
  Et entreprit de retirer son équipement.
  
  — Quelque type éloigné de son cantonnement et qui aura eu peur de se laisser coincer en cours de route par la tempête.
  
  — Ouais, fit Hubert qui émergeait de son manteau de duvet. Vous voyez beaucoup de piétons dans les rues, ici, n’est-ce pas ?
  
  Karin était à la cuisine.
  
  — Pourquoi voudrait-on vous obliger à passer la nuit ici ? questionna Ole à voix basse.
  
  — Je l’ignore. Peut-être afin de pouvoir visiter tranquillement ma chambre et mes bagages. La lettre de Bernhardt est intéressante…
  
  — Ils doivent bien se douter que vous la conservez sur vous ?
  
  — Pas forcément. Ils peuvent penser au contraire que je n’ose pas.
  
  Il y eut un silence. Karin revint et proposa :
  
  — Vous voulez voir Betty ?
  
  — Je crois que plus rien ne s’y oppose, répondit Hubert.
  
  — Je vais aller la prévenir.
  
  — Ce n’est pas nécessaire.
  
  — C’est plus convenable.
  
  Ole fronça ses sourcils énormes.
  
  — Karin ! Nous sommes sur le quatre-vingtième parallèle !
  
  La jeune femme céda.
  
  — Bon, allez-y. Je vais préparer le divan et un pyjama de Ole.
  
  — Il sera peut-être un peu juste, répliqua Hubert en considérant le géant Danois d’un œil critique.
  
  Ole éclata de rire. Hubert gagna l’étage et frappa doucement à la porte de Betty Donovan.
  
  — Entrez !
  
  Il obéit.
  
  — Oh ! C’est vous !
  
  L’ex-doctoresse devint écarlate. Elle était assise dans son lit en train de se faire une beauté avec des accessoires certainement prêtés par Karin. Ainsi, légèrement fardée, étroitement moulée dans une chemise de nuit en nylon translucide, si ajustée que Hubert la devina être un autre prêt de la jeune Danoise, Betty Donovan était séduisante.
  
  Elle se laissa retomber sur les oreillers et ramena pudiquement le drap sur ses seins.
  
  — Je croyais que vous m’aviez oubliée, murmura-t-elle. Puis, sans raison, elle se mit à rire, presque joyeusement.
  
  Hubert éteignit la lampe centrale et alla baisser la veilleuse.
  
  — Si nous reprenions notre conversation, proposa-t-il.
  
  Elle questionna :
  
  — Rien de nouveau à Thulé ? J’ai l’impression que Karin ne me dit pas tout…
  
  — Rien de nouveau, affirma-t-il. Calme plat, si l’on excepte la tempête…
  
  Puis :
  
  — Parlez-moi encore de votre père…
  
  Elle frissonna. Un frisson de dégoût. Et quémanda :
  
  — Donnez-moi la main…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  La nappe de lumière blanche projetée par les phares glissait avec une régularité fascinante sur la neige dure et ridée. Ole Winther tenait les commandes du Weasel. Son corps massif et gigantesque emplissait tout l’étroit espace, entre le moteur et la paroi vitrée. Sa grosse tête casquée de fourrure touchait le toit.
  
  Installé à l’arrière, sur le siège du radio, Hubert regardait vers l’avant, appuyé du coude sur la tablette du poste récepteur.
  
  Il était dix heures quinze du matin et ils venaient de sortir de Thulé.
  
  La tempête s’était apaisée trois heures plus tôt, laissant des dégâts considérables. Le blizzard, soufflait encore, mais à vitesse modérée : soixante kilomètre-heure environ, soulevant du sol une poudre de neige légère comme une fumée qui donnait à la nuit un caractère irréel et fantomatique.
  
  Le vacarme du moteur et des chenilles, le sifflement du blizzard, rendaient pénible toute conversation suivie et Hubert se laissait aller à ses pensées.
  
  Betty Donovan, surtout, occupait son esprit. La « speaking cure » de la veille s’était prolongée très tard. Après d’interminables réticences, de volte-face, de mouvements de révolte, l’ex-doctoresse avait avoué ce que Hubert considérait depuis comme la cause originelle de ses symptômes hystériques.
  
  Betty Donovan avait éprouvé un plaisir physique intense en subissant l’entreprise incestueuse de son père. Révoltée par une manifestation qu’elle jugeait particulièrement honteuse et haïssable, elle avait tout fait pour l’oublier. Hubert se souvenait parfaitement de cette conclusion de Freud sur le mécanisme pathogène de l’hystérie : « Dans tous les cas observés on constate ceci : un désir violent a été ressenti qui s’est trouvé en complète opposition avec les autres désirs de l’individu, inconciliable avec les aspirations morales et esthétiques de sa personnalité. Un conflit s’en est suivi ; à l’issue de ce combat intérieur, le désir inconciliable est devenu l’objet du refoulement, il a été chassé hors de la conscience et oublié. Puisque la représentation en question est inconciliable avec le « moi » du malade, le refoulement se produit sous formes d’exigences morales ou autres de l’individu. »
  
  Betty Donovan s’était mise à haïr les hommes et à considérer l’amour comme une chose dégoûtante ; mais, au fond de son subconscient, le souvenir du plaisir violent qu’elle avait ressenti demeurait…
  
  Une heure durant, Hubert s’était efforcé de lui démontrer qu’elle ne devait pas avoir honte d’une manifestation purement physique à laquelle son esprit n’avait pris aucune part – ce qui n’était pas sûr, le complexe d’Œdipe ayant dû jouer un rôle important dans cette affaire – et croyait l’avoir convaincue. S’il avait réussi, Betty Donovan se trouverait libérée aujourd’hui de ses névroses et elle n’aurait plus de crises, ne crierait plus : « Non, papa ! Non, papa ! »
  
  Un point lumineux émergea soudain de la nuit, droit devant. Hubert cessa de penser à la psychanalyse et s’appuya des deux mains au capot métallique qui recouvrait le moteur, afin de se rapprocher du Danois.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il.
  
  — La station météo !
  
  Bientôt, le baraquement apparut dans la lueur des phares du Weasel. Un baraquement en deux parties ; à gauche : le morceau le plus important qui ressemblait à une moitié de boîte de conserve cylindrique, coupée dans le sens de la longueur et couchée à plat, arrondi au-dessus. A droite, collée à la paroi semi-circulaire de la précédente, une autre boîte, cubique celle-là. Sur le toit plat de cette dernière des mâts métalliques supportant les instruments météorologiques.
  
  Le tout couvert de neige épaisse.
  
  Le Weasel stoppa. Hubert vit la porte dans le mur de bois de l’appendice cubique. A droite de la porte, un grand panneau blanc portant en lettres rouges :
  
  
  
  JOINT
  
  DANISH – U.S.
  
  WEATHER
  
  STATION 3
  
  
  
  — Vous êtes arrivé ! annonça Ole Winther.
  
  Et il appuya sur le klaxon pour attirer l’attention de l’homme qui devait se trouver dans le bâtiment. Une ombre se profila sur l’étroite fenêtre qui laissait filtrer la faible lumière aperçue en premier. Puis la porte s’ouvrit. Un type engoncé dans une peau d’ours et coiffé d’un bonnet de fourrure, fit un pas dehors et tira la porte derrière lui.
  
  Hubert sauta dans la neige.
  
  — Vous êtes Charles Hogan ? questionna-t-il.
  
  — Sûr ! répliqua l’autre, d’un ton peu aimable.
  
  — Mon nom est Bill Botsford, reprit Hubert. Le capitaine Winther, officier de liaison Danois, m’a amené ici et me reprendra vers midi à son retour du village esquimau. Je viens vous voir de la part de David Bernhardt.
  
  — Ah ! fit l’autre, sans enthousiasme. Eh bien, entrez…
  
  Hubert fit signe à Ole que tout allait bien. Le Danois attendit que les deux hommes aient atteint la porte de la station pour remettre le Weasel en marche.
  
  Le petit bâtiment cubique qui supportait les instruments de météo, servait à la fois d’entrepôt de matériel et de vivres et de vestibule. Une seconde porte, soigneusement calfeutrée, donnait accès à la baraque principale. Une lampe à pétrole suspendue au centre du plafond en arc de cercle assurait l’éclairage. Au milieu, un énorme poêle, également à pétrole, ronflait bruyamment. Une table de bois, deux chaises. Un lit de planches, un poste radio, un phonographe, deux rayons de livres. Des pin-up, plus ou moins dévêtues, fixées un peu partout sur les cloisons au moyen de punaises multicolores, posaient çà et là des notes claires.
  
  — Pas mal, chez vous, remarqua Hubert après avoir brièvement examiné le tout.
  
  — Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda Hogan qui avait enlevé son bonnet et retirait sa pelisse.
  
  Hubert le considéra. C’était un type de taille moyenne, aux cheveux grisonnants, au visage maigre, profondément marqué. Des yeux sombres, petits, brillants. Un nez long et mince aux narines larges. Une bouche bien dessinée, aux lèvres gercées. Un collier de barbe noire et des moustaches à la Douglas Fairbank.
  
  Hubert se débarrassa de son équipement « antigel » et s’assit sans attendre d’invitation. Puis, posément, il sortit d’une poche intérieure la lettre que lui avait envoyée David Bernhardt avant de se rendre au rendez-vous que lui avait fixé la mort.
  
  — Vous savez ce qui est arrivé à Bernhardt ?
  
  — Oui, répliqua l’autre sans desserrer les dents. Je l’ai appris ce matin par la radio.
  
  Il eut un mouvement de tête vers le poste ;
  
  — Comment va-t-il ?
  
  — On n’en sait trop rien, répliqua Hubert. De toute façon, il est dans le coma. Des tas de trucs brisés, dont quelques vertèbres. S’il en réchappe, il restera infirme à coup sûr.
  
  — Alors, il vaut mieux qu’il claque, dit froidement Hogan.
  
  Hubert le regarda droit dans les yeux. L’autre ne cilla pas.
  
  — Vous avez probablement raison, reconnut Hubert. Un type comme lui n’admettrait pas de vivre diminué physiquement.
  
  Il tendit la lettre :
  
  — Lisez ça. C’est mon passeport pour ici…
  
  Impassible, Charles Hogan prit la lettre et la lut très vite. Puis la posa sur la table.
  
  — Et alors ?
  
  Son visage était fermé, son attitude nullement encourageante. Hubert devina que ça n’allait pas marcher tout seul. Il prit son temps avant d’attaquer. Le ronflement du poêle à pétrole couvrait le sifflement du blizzard qui s’acharnait sur la baraque. Hubert constata machinalement qu’il ne faisait pas très chaud, dix ou quinze au-dessus ; pas plus. Ce n’était pas aussi confortable que les bâtiments de Thulé, avec leur système d’air-conditionnement.
  
  — Et alors ? reprit-il enfin. Eh bien, j’ai suivi le conseil de Bernhardt et je viens aux renseignements…
  
  Impénétrable, Hogan répliqua :
  
  — Dave a pu se tromper.
  
  Hubert nota l’appellation familière, entendue pour la première fois. Hogan et l’ingénieur en chef avaient dû être assez intimes. Il rétorqua :
  
  — Ça m’étonnerait. Bernhardt n’avait pas l’air d’un homme qui se trompe facilement.
  
  Il y eut un nouveau silence. Charles Hogan attrapa une pipe sur une étagère à livres, ouvrit un pot à tabac et dit :
  
  — J’ai peur que vous ne vous soyez fait des illusions. Je ne vois pas du tout à quoi Dave pouvait penser en vous adressant à moi…
  
  Hubert comprit que le moment était venu de se montrer brutal.
  
  — Vous avez la trouille ! lança-t-il avec du mépris dans la voix.
  
  Piqué au vif, Hogan jeta sa pipe bourrée sur le lit et fit front. Ses yeux sombres étaient pleins de feu et ses lèvres tremblaient.
  
  — Et après ?
  
  Terriblement agressif, Hubert soutint son regard sans manifester la moindre réaction. Hogan alla reprendre sa pipe et fit craquer une allumette.
  
  — Et après ? reprit-il en contenant le frémissement de sa voix. Vous croyez que les hommes ne sont pas au courant de ce qui se passe ici ? Combien de morts, déjà ?
  
  Il alluma sa pipe, nerveusement, éteignit l’allumette en soufflant dessus et la déposa dans un cendrier de métal.
  
  — Regardez-moi bien, lança-t-il en fixant Hubert. Est-ce que j’ai l’air d’un type qui a envie de mourir ?
  
  — Certainement pas, remarqua doucement Hubert. Et c’est bien pourquoi vous devriez m’aider…
  
  — Vraiment ? persifla Hogan. Vous en avez de bonnes !
  
  — Oui. Tous ceux qui sont morts jusqu’à maintenant n’avaient pas tous envie de parler. On a simplement cru qu’ils pourraient le faire. C’est votre cas.
  
  — C’est vous qui le dites !
  
  — Non, répliqua Hubert du même ton paisible. Les autres savent que Bernhardt m’a fait parvenir une lettre avant d’aller à la mort. Ils sauront sans aucun doute que je suis venu ici. Tout se sait à Thulé, je ne sais pas si vous l’avez remarqué ?
  
  Hogan devint blême.
  
  — Vous êtes un salaud ! riposta-t-il. Vous saviez tout ça avant de venir et vous êtes venu…
  
  — … Quand même, oui !
  
  Hubert se leva, dominant son interlocuteur d’une bonne tête. Il se planta solidement sur ses jambes écartées et enfonça ses mains dans ses poches.
  
  — Et si je ne l’avais pas fait, enchaîna-t-il, je me considérerais comme un lâche. Des hommes sont déjà morts et d’autres continueront à mourir si ceux qui savent refusent de parler.
  
  Hogan devint rouge. Il recula d’un pas et retira sa pipe de sa bouche.
  
  — Des phrases ! riposta-t-il rageusement. Rien que des phrases ! Si je laisse ma peau ici, est-ce vous qui ferez vivre ma vieille mère ? Elle n’a que moi. C’est moi qui lui donne ce qu’il faut pour vivre. Vous comprenez ?
  
  Hubert hocha la tête. Puis, féroce :
  
  — Précisément. En l’état actuel des choses, vous n’avez qu’une chance de vous en tirer. Une seule ! Me donner les moyens de vider l’abcès en cinq sec !
  
  — Qu’est-ce qui me prouve que vous en serez capable ?
  
  Hubert eut un rire cruel. Ses yeux perçants devinrent froids comme la glace. Il rétorqua avec une terrible assurance :
  
  — Ai-je vraiment l’air d’un amateur ?
  
  Hogan tira sur le tuyau de sa pipe. Éteinte. Il examina Hubert des pieds à la tête et répondit, avec moins de hargne.
  
  — Non, certes pas. Je n’aimerais pas vous avoir aux trousses. Mais vous ne connaissez pas les autres. Vous êtes seul contre une bande organisée.
  
  — J’ai l’habitude, affirma Hubert avec un sourire tranquille. Ils ont déjà essayé de m’avoir, au moins deux fois. Je suis coriace, vous savez.
  
  Hogan secoua négativement la tête. Il semblait désemparé et plein de doute.
  
  — Non, je n’y crois pas. Dave aussi était coriace. Ils l’ont eu, pourtant. Ils vous auront aussi. Ce sont des professionnels. Des durs de durs. Ils ne laissent rien au hasard…
  
  Puis, hagard :
  
  — Vous dites que je n’ai qu’un moyen de m’en tirer. C’est vrai… Un moyen. Un seul. Mais ce n’est pas celui que vous me proposez…
  
  Il eut soudain l’air d’un fou et Hubert se mit sur ses gardes.
  
  — Je devrais vous tuer, reprit-il sauvagement. Et enfouir votre cadavre dans la neige. On ne vous retrouverait pas avant la débâcle. Je dirais que vous êtes reparti à pied sans attendre le Danois. Et puis…
  
  Il s’enroua, se mit à tousser.
  
  — Et puis ? questionna Hubert qui semblait s’amuser.
  
  — Et puis, reprit l’autre avec véhémence, je préviendrais qui de droit de ce que j’ai fait. Ça me rapporterait de l’argent. A choisir entre l’argent et la mort…
  
  — Et le déshonneur ! cria Hubert. Et l’étiquette de traître à votre patrie qui resterait fixée sur votre nom ? Votre mère apprécierait-elle ?
  
  Hogan blêmit et recula d’un nouveau pas.
  
  — Traître à ma patrie ? répéta-t-il. Al Capone a-t-il jamais eu ça sur les reins ?
  
  Hubert l’examina avec attention. Il semblait sincère.
  
  — Écoutez-vous La Rose chaque soir ? questionna-t-il abruptement.
  
  — Bien sûr. Comme tout le monde… Ce… Ce n’est même pas interdit.
  
  — Il existe un ou plusieurs espions dans cette base, reprit Hubert. Et ces gens-là sont les mêmes dont nous parlons depuis dix minutes…
  
  Hogan parut réellement effrayé.
  
  — C’est impossible !
  
  Hubert poussa son avantage.
  
  — Vous devez me croire. Dans le cas contraire, je ne m’en occuperais pas.
  
  Hogan lui lança un regard en coulisse.
  
  — Mais… qui êtes-vous donc ?
  
  Imperturbable, Hubert répondit :
  
  — C’est sans importance. Bernhardt m’avait fait confiance. Vous pouvez en faire autant…
  
  Hogan ralluma sa pipe éteinte. « Histoire de gagner du temps », pensa Hubert qui ne fit rien pour le presser.
  
  — Je ne suis toujours pas convaincu… Tout de même…
  
  Il rejeta une bouffée de fumée et son regard anxieux se fixa sur le poêle.
  
  — Tout de même, je peux…
  
  Il eut un mouvement de révolte.
  
  — Et puis, nom de Dieu, j’en ai assez ! De quoi vous mêlez-vous ? Pourquoi venez-vous me casser les pieds ici avec cette histoire ?
  
  Hubert commençait à s’énerver sérieusement. Il réussit à se dominer et rouvrit son portefeuille d’où il sortit un des tickets de correspondance d’autobus trouvés chez Betty Donovan.
  
  — Je ne vous demande qu’une chose, déclara-t-il. Indiquez-moi à quoi sert ce truc-là. C’est tout…
  
  Hogan resta bouche bée, puis il alla s’asseoir sur la chaise qui restait libre et capitula :
  
  — Bon, dit-il, je vais vous le dire. Mais à une condition…
  
  — Je vous donne ma parole que jamais personne ne saura d’où j’aurai tenu le renseignement, affirma Hubert qui avait deviné.
  
  Hogan laissa glisser ses poings serrés entre ses jambes écartées et se mit à contempler l’extrémité de ses chaussures.
  
  — Ce soir, à dix heures précises, trouvez-vous au port, à l’angle du môle Sud et du quai H. Il existe là un abri de béton toujours ouvert. Vous pouvez y entrer. Quelqu’un viendra vous chercher et vous demandera avec qui vous avez rendez-vous en un pareil endroit. Vous répondrez : avec Miss Subway. Il vous demandera ensuite si vous avez payé le passage et vous donnerez le ticket de correspondance que vous venez de me montrer. C’est tout.
  
  Il se tut, lèvres pincées, visage fermé. Hubert questionna :
  
  — Et après ?
  
  Un étrange sourire détendit les lèvres gercées de Charles Hogan. Il se frotta vigoureusement la barbe du plat de sa main gauche et répliqua :
  
  — Après ? Vous verrez bien… Je ne vous dirai rien de plus.
  
  Hubert comprit qu’il était inutile d’insister. Pour une raison connue de lui seul, Hogan se figurait qu’il venait de faire son devoir sans se compromettre personnellement.
  
  — C’est bon. Je m’en contenterai…
  
  — Vous voulez du café ? proposa Hogan en se levant.
  
  — Volontiers…
  
  
  -:-
  
  Poussé par le blizzard, le Weasel menait un train d’enfer sur la neige durcie que balisait de vingt mètres en vingt mètres les poteaux rouge et blanc marquant la piste. A demi couché sur le capot du moteur, Hubert écoutait le Danois lui raconter des histoires sur les esquimaux auxquels il venait de rendre visite.
  
  — Leur Pasteur Protestant est mort voici quelques mois et il n’a pas encore de remplaçant. En attendant, ils ont fait venir un Chaman…
  
  — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Hubert qui n’était pas particulièrement ferré en matière de religion.
  
  — Le chamanisme est la religion naturelle des esquimaux, en voie de disparition depuis que les missionnaires s’y sont attaqués. Les Chamans sont les prêtres de cette religion archaïque. Ils sont censés communiquer dans des transes et des extases avec les esprits familiers…
  
  Hubert se mit à rire…
  
  — Une forme d’hystérie que Freud a certainement oublié d’étudier.
  
  — Le Chaman dont je vous parle, reprit Ole Winther, est un vrai phénomène. Il cache un vieux phonographe dans son igloo et s’en sert pour épouvanter ses ouailles qui croient entendre des voix surnaturelles. Ils le prennent pour Dieu en personne et le Pasteur qui reviendra après ça aura du fil à retordre !
  
  Ils éclatèrent de rire, puis restèrent silencieux. Droit devant eux, le phare tournant de la tour radio balayait régulièrement la nuit. Hubert repensa à Bernhardt, à l’accident atroce qui allait probablement lui coûter la vie. Le câble, disait-on, avait pénétré les chairs des mains et des cuisses jusqu’aux os.
  
  Atroce.
  
  — Je me demande si le courrier est arrivé, lança Hubert.
  
  — Oui, répliqua Ole. Je l’ai vu arriver. Le village esquimau est installé en haut d’une falaise et on voit très bien l’aérodrome.
  
  Les lumières de Thulé jaillirent soudain de la nuit.
  
  — Nous arrivons, annonça Ole. Avec ce vent dans le dos, nous avons dû battre des records ! Vous venez déjeuner avec moi, bien entendu ?
  
  — Volontiers. Mais je voudrais passer d’abord à l’hôtel, voir si j’ai du courrier.
  
  — O.K. !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Ole Winther était dans le salon, occupé à lire le « Thulé Times ». Karin faisait la vaisselle dans la cuisine. Hubert, resté seul dans la salle à manger terminait de mettre en clair le message que lui avait envoyé M. Smith, le « Big Boss » de la « C.I.A. », en réponse au premier rapport expédié trois jours plus tôt.
  
  Le dernier mot « éclairci », Hubert entreprit de relire le tout posément :
  
  Renseignements demandés sur :
  
  Stanley NORMAN, né le 30 mars 1919 à Chicago, de Cari et de Virginia Cummings, tous deux décédés (accident d’auto). Domicile : 216 Milwaukee Avenue, Chicago. Divorcé. Deux enfants de huit et six ans, gardés par la mère. Ex-commandant du Service de Santé de l’Air Force. Cassé l’année dernière à la suite d’une histoire d’émission de chèque sans provision, suivie de coups et blessures sur la personne du plaignant. A part cela, a toujours fait l’objet de bons renseignements bien que peu aimé de ses camarades en raison de son caractère sombre et renfermé. A écrit tout récemment à son ex-femme qu’il se passait d’étranges choses à Thulé et qu’il avait refusé de se faire le complice de certaines « turpitudes ».
  
  Robert DURUY, né le 4 janvier 1924, à San Francisco, de Peter et de Jean Morris, vivants. Célibataire. Docteur en médecine de l’Université de San Francisco. A été compromis l’année dernière dans une affaire de proxénétisme, de concert avec deux souteneurs notoires. Affaire étouffée. A dû quitter Frisco après une histoire d’attentat aux mœurs sur une jeune fille de treize ans. Affaire étouffée après que le « héros » ait signé un engagement pour Thulé. Ci-joint article avec photographie paru dans un journal de Sacramento, à l’occasion de la première affaire.
  
  Hubert examina la coupure de presse trouvée également dans l’enveloppe. Quatre hommes se trouvaient sur la photographie. Duruy – qui dissimulait son visage derrière son bras levé – ses deux complices, qui affichaient une mine arrogante, et le lieutenant de police qui avait mené l’affaire.
  
  Les deux complices étaient désignés par leurs initiales : « F.G. » et « N.D. ». Hubert se demanda où il avait déjà vu ces deux visages… Il continua sa lecture :
  
  Betty DONOVAN, née le 5 octobre 1917, à Sumter – Caroline du Sud, de John et de Rose Keller, tous deux vivants. Célibataire. Docteur en médecine de l’Université de Columbia. Rayée de l’ordre à la suite d’une condamnation pour trois avortements sur des femmes mariées. Son père est interné depuis 1934, dans un asile d’aliénés. Décision d’internement prise après que John Donovan ait abusé de sa fille. Cette histoire fait actuellement l’objet d’une enquête sérieuse. Rose Keller, femme Donovan aurait récemment déclaré à une voisine que Betty et elle s’étaient mises d’accord pour prétendre que le père avait violé la fille. But : se débarrasser du père, alcoolique et fainéant. Avant de partir pour Thulé, Betty Donovan était employée au Service Social de la Société des autobus new-yorkais. Congédiée pour un motif obscur, semble-t-il pour avoir semé la discorde parmi le personnel.
  
  Hubert fit une affreuse grimace. Il avait la nette impression que la pseudo « Vierge folle » s’était bien payé sa tête. C’était un compte qu’il faudrait régler sans trop tarder… Il poursuivit :
  
  David BERNHARDT. Le nécessaire a été fait pour qu’aucune suite ne soit donnée pour l’instant à la demande de rappel aux U.S. le concernant, faite par le colonel Hilton.
  
  Hubert eut un rire amer. Oui, le nécessaire avait été fait. Mais par qui ?
  
  Inventaires des objets personnels trouvés sur les corps des trois premiers hommes assassinés à Thulé. Les ordres sont donnés. Vous feront parvenir les documents dès que possible.
  
  C’était tout.
  
  Les inventaires, Hubert n’en avait plus besoin. Il savait que des tickets de correspondance des autobus new-yorkais y figureraient et que c’était pour cela que les exemplaires conservés à Thulé s’étaient volatilisés.
  
  Ses pensées revinrent à Betty Donovan.
  
  La garce !
  
  Il l’entendait encore lui raconter, le premier soir, pourquoi elle avait été radiée de l’ordre des médecins. Un avortement pratiqué en toute conscience sur une jeune fille engrossée, puis abandonnée, par un homme marié ! Ouais ! M. Smith, lui, disait : trois avortements pratiqués sur des femmes mariées. Et M. Smith ne pouvait avoir pris cela que dans les dossiers de Justice.
  
  Très différent !
  
  Mais la meilleure était celle du père suborneur ! En tant que médecin, Betty Donovan avait étudié les théories de Freud sur l’hystérie et son imagination morbide avait bâti, à partir de là, l’extraordinaire histoire que Hubert avait prise au sérieux.
  
  Une vierge folle, Betty Donovan ? Une libertine à l’imagination déréglée ; une obsédée sexuelle. Oui…
  
  Et le bouquet : elle avait été employée par la société des autobus new-yorkais ! Or, le « Sésame » apparent de tout ce mystère était justement représenté par des tickets de correspondance des autobus new-yorkais…
  
  A la fois excité et furieux, Hubert avait bien envie de grimper sans plus tarder à l’étage afin de soumettre l’ex-doctoresse à la question. Comme elle refuserait de parler, il lui appliquerait le « Troisième degré ». Sans hésiter…
  
  On frappa à la porte. Il dit : « Entrez », ramassa lettre et coupure de presse qu’il fourra dans une poche, et se leva. C’était Karin, souriante, l’air reposé.
  
  — Je viens d’aller voir Betty, annonça-t-elle. Elle demande si vous pouvez vous occuper d’elle maintenant…
  
  Hubert consulta sa montre : un peu plus de quatre heures après midi. Il acquiesça :
  
  — Oui, très volontiers.
  
  Ole apparut derrière elle, dans le couloir.
  
  — Nous sommes obligés de sortir, Karin et moi, lança-t-il. Nous ne serons pas de retour avant sept heures. Ça vous laisse largement le temps de vous occuper de notre amie…
  
  — Oui, en effet, riposta Hubert avec un sourire sarcastique.
  
  — Vous pouvez monter maintenant, précisa Karin. Elle vous attend avec une hâte fébrile…
  
  Il leur souhaita une bonne promenade et gagna l’étage. Les coups discrets qu’il frappa à la porte restant sans réponse, il tourna la poignée et entra.
  
  Le lit était vide. L’eau coulait dans le cabinet de toilette. Il referma au verrou et alla se planter au milieu de la pièce. Devait-il attaquer immédiatement ? Betty Donovan avait prouvé combien elle pouvait se montrer habile. Hubert connaissait ce genre de caractère. Impossible d’en venir à bout par des moyens ordinaires. S’il la pressait trop, elle simulerait une nouvelle crise, tout simplement. Et il ne pouvait pas, chez ses amis Danois, flanquer k Betty la correction dont elle avait besoin…
  
  Il décida de jouer au chat et à la souris et de voir venir. De toute façon, il saurait le soir même à dix heures ce que représentaient les tickets de correspondance d’autobus dans le puzzle, et cela lui permettrait sans aucun doute de confondre l’ex-doctoresse, irrémédiablement.
  
  Oui, réflexion faite, il valait mieux ne pas dévoiler ses atouts pour l’instant. Le secret était certainement une condition nécessaire du succès de ce qu’il allait entreprendre le soir même.
  
  L’eau cessa de couler. Il y eut des bruits de flacons remués. La porte s’ouvrit. Betty Donovan sortit à reculons. Elle portait toujours la chemise de nuit de nylon qu’avait dû lui prêter Karin, et rien dessous ; très visiblement. Son corps était opulent sans excès et de formes agréables. Il nota une fois de plus combien elle avait de jolies jambes.
  
  Elle se retourna, le vit, poussa un léger cri de surprise et resta bouche ouverte, main au sein, à le contempler. Elle avait fardé son visage, avec un art étonnant. Elle était désirable et Hubert en eut brusquement conscience, à une petite révolution qui se produisit en lui.
  
  — J’ai frappé, expliqua-t-il, personne n’a répondu.
  
  Elle respira profondément. Ses seins tendirent à craquer le mince tissu translucide. Elle bredouilla :
  
  — Je… Je suis contente que vous soyez entré comme… comme chez vous.
  
  Elle fit quelques pas vers lui, avec un sourire gêné. Puis, soudain, elle porta une main à son front, exhala une plainte et fléchit sur ses jambes.
  
  Il la reçut dans ses bras. Aussitôt, elle se laissa aller contre lui, de tout son poids. Dans ses mains, il éprouva la fermeté élastique de cette chair de femme épanouie. Il en ressentit un violent émoi physique et oublia tout ce qu’il avait à lui reprocher…
  
  Il la souleva dans ses bras robustes et la porta sur le lit ouvert. Elle avait noué ses mains derrière son cou et il ne put se redresser. Il la vit rouvrir les yeux et lut au fond des prunelles troubles un désir égal au sien…
  
  — Je suis guérie, murmura-t-elle. Je n’ai plus peur de l’amour, ni des hommes.
  
  « Elle se paie ma tête, pensa-t-il, je vais m’offrir autre chose d’elle… »
  
  Il écrasa la bouche de la femme sous la sienne…
  
  
  -:-
  
  Le port désert, que balayait le blizzard, avait cet aspect inquiétant des choses abandonnées sans apparente raison. Hubert s’arrêta sous l’abri d’une grue caparaçonnée de glace brillante. Pour souffler, d’abord, la marche sur le quai transformé en patinoire était des plus pénibles ; pour un rapide examen des lieux, ensuite.
  
  Il avait laissé la voiture du Danois à la limite des docks. A cette heure tardive, il n’y avait pas un chat dans ce coin de Thulé. Tant que durait la nuit polaire, l’activité des Thulésiens se trouvait limitée et les hommes menaient une vie normale du point de vue horaire. Lorsque la nuit ferait place au jour et que brillerait chaque soir le soleil de minuit, le travail reprendrait à plein temps et le système des « 3 x 8 » serait roi.
  
  Les entrepôts ressemblaient à d’énormes bêtes accroupies. Les bâtiments des services portuaires, peints de couleurs vives à la mode danoise, offraient un front hostile au blizzard. Le port intérieur n’était qu’un énorme bloc de glace qui se soulevait et s’abaissait régulièrement sous l’effort des marées, mouvements accompagnés de craquements qui prenaient parfois la force de coups de canon. Et, au milieu de cette banquise emmurée par les jetées de béton, les deux cargos de dix mille tonnes qui s’y étaient trouvés bloqués par l’hiver. Deux bateaux aux corps sombres dont les superstructures givrées lançaient mille feux toutes les dix secondes, chaque fois que passait au-dessus le long faisceau de lumière rouge du phare tournant de la tour radio.
  
  Un décor sinistre pour film d’angoisse.
  
  Hubert se remit à marcher. Il avait laissé ses moufles chez les Winther qui lui avaient prêté des gants de soie épaisse, relativement chauds et cent fois plus pratiques. En tenant ses mains gantées dans les poches de son manteau, il ne sentait pas le froid. Au fond de sa poche droite pesait le « Lüger » que lui avait prêté Ole.
  
  Hubert sourit en pensant à l’inquiétude du Danois qui ne pouvait évidemment l’accompagner et auquel il n’avait d’ailleurs dit que le strict nécessaire. Quel brave type ! Hubert le soupçonnait d’avoir deviné à quoi Betty et lui avaient passé leur temps pendant l’absence des maîtres de maison. Pourtant, il n’avait rien dit, pas même une allusion, en présence de Karin.
  
  Betty ! Hubert n’éprouvait aucun remords de ce qu’il lui avait fait. Et il était encore plus convaincu qu’elle lui avait joué jusque-là une comédie éhontée. Betty Donovan s’était en effet révélée une amoureuse hors ligne ; et certaines choses s’apprennent en amour, quoi qu’on en dise.
  
  Il atteignit le môle sud. L’abri bétonné dont Hogan lui avait parlé se trouvait là, un peu en retrait. Il s’y rendit sans hâte, aux aguets, la main fermée dans sa poche sur la crosse du « Lüger ».
  
  C’était une construction en pain de sucre, prévue pour deux ou trois hommes. Il enfonça d’un coup de pied la porte étroite fermée d’une plaque de tôle et alluma la lampe de poche qu’il tenait dans sa main gauche.
  
  Intérieur vide. Il entra en baissant la tête, s’assit sur une caisse de bois retournée qui se trouvait au fond, et attendit dans l’obscurité, regard tourné vers la porte restée ouverte.
  
  Le cadran lumineux de sa montre indiquait dix heures moins cinq. Il s’en voulut d’être en avance.
  
  Cinq minutes immobile en cet endroit, il y avait de quoi s’enrhumer ; sûr !
  
  Dehors, le blizzard soufflait et les eaux gelées du port craquaient sinistrement.
  
  Il entendit tousser et se mit sur ses gardes. Une silhouette épaisse boucha brusquement le trou plus clair de la porte. L’homme entra sans rien dire, les bras tendus en avant. Il toucha Hubert et sauta en criant de frayeur. Hubert comprit et lui enfonça le canon du « Lüger » dans le ventre.
  
  — Un seul mot et tu es mort !
  
  Un gargouillis étrange fut la seule réponse. Hubert continua, ne voulant pas laisser à l’autre le temps de se ressaisir :
  
  — Avec qui as-tu rendez-vous ?
  
  L’homme soupira, puis bredouilla :
  
  — Ben… avec Miss Subway.
  
  — O.K. ! dit Hubert. Eh bien, mon vieux, tu repasseras.
  
  — Pourquoi que je repasserai ? J’ai payé le prix, non ?
  
  — D’accord, reprit Hubert, tu reviendras demain soir à la même heure. Ce soir, ça marche pas. C’est relâche…
  
  — Je m'doutais bien, grommela l’homme, que ça durerait pas autant que les impôts c’te combine…
  
  Puis, avec une rapidité stupéfiante, il bondit en arrière et se sauva avant que Hubert ait pu faire le moindre geste pour le retenir.
  
  Hubert jura entre ses dents, furieux contre lui-même. Cet incident allait tout faire rater ; sûr ! Il aurait dû l’assommer ce type, le bâillonner et le coller au fond de l’abri. « On » avait pu le voir se sauver à toutes jambes…
  
  Le tout aurait été, évidemment, de savoir si plusieurs individus pouvaient se trouver au rendez-vous avec Miss Subway en même temps. « Dans le doute, abstiens-toi », conseille le Prophète et Hubert pensait qu’une absence pouvait être plus facile à expliquer qu’une présence supplémentaire.
  
  Sa fureur le quitta, mais il resta excité comme un enfant le soir de Noël. Depuis la veille, le voile se déchirait peu à peu et il avait fait des progrès appréciables.
  
  Pourvu que…
  
  Un bruit feutré… Des pas… Il retint son souffle… Sa main se crispa sur la crosse du « Lüger »… De nouveau, le rectangle de la porte se trouva obscurci… Le rayon d’une lampe électrique brusquement allumée aveugla Hubert dont les muscles se contractèrent. Une voix rocailleuse demanda :
  
  — Avec qui avez-vous rendez-vous dans un pareil endroit ?
  
  — Avec Miss Subway, répondit Hubert.
  
  L’homme grogna, puis :
  
  — Vous avez payé le passage ?
  
  — Sûr ! dit Hubert.
  
  Il sortit ses mains de ses poches, déganta la droite et glissa ses doigts dans le gant gauche, côté paume. C’était là qu’il avait placé le ticket de correspondance. Il tira le minuscule billet et l’offrit à l’inconnu qui le prit et l’examina dans la lueur de sa lampe.
  
  — O. K. ! Suivez le guide. Et pas de chahut, hein ?
  
  Hubert sortit de l’abri et emboîta le pas de l’homme qui avait éteint sa lampe. Pendant quelques secondes, encore aveuglé par l’éclat de la lampe, il avança sans rien distinguer autour de lui. Il buta contre son guide, qui se mit à l’injurier.
  
  — Vous m’avez ébloui, expliqua Hubert.
  
  — Faites gaffe ! On descend.
  
  Ils étaient au bord du quai. L’homme se laissa glisser sur le ventre et commença à descendre les degrés d’une échelle de fer.
  
  — Faites gaffe ! C’est givré.
  
  Hubert suivit, avec toute la prudence nécessaire, et prit pied à côté de son compagnon, sur la surface gelée du port.
  
  — Allez ! dépêchons…
  
  L’homme tourna les talons et prit la direction du cargo le plus proche, à peine éloigné de cinquante mètres. Très excité, Hubert ne sentait plus la morsure du froid intense, ni les coups de boutoir du blizzard qui soulevait en violents tourbillons une poudre blanche impalpable au ras de la banquise.
  
  Ils arrivèrent très vite sous le gaillard d’avant du navire dont les chaînes d’ancre jaillissaient droit de la glace. Longèrent tribord jusque sous la passerelle. Une échelle de corde tombait de la lisse.
  
  — Montez.
  
  Hubert commença à se hisser. Ce n’était pas facile. Les pieds et les mains glissaient sur les barreaux couverts de givre. Malgré les gants de soie épaisse, il ne sentait plus ses doigts en atteignant le sommet. Il enjamba le garde-fou et se trouva sur le pont, aussi glissant qu’une patinoire.
  
  La nouvelle et brusque tension de l’échelle de corde lui annonça que l’inconnu montait à son tour. En l’attendant, il regarda autour de lui…
  
  Tout était désert, silencieux. Il tourna le dos à la lisse et leva les yeux vers la chambre de navigation, au-dessus des passerelles. Dans le prolongement, vers l’arrière, s’échelonnaient les cabines. Plus loin, les mâts de charge givrés scintillaient faiblement dans l’obscurité et saignaient toutes les dix secondes, chaque fois que le long faisceau rouge du phare tournant passait au-dessus. Les embarcations de sauvetage se balançaient en grinçant sous leurs bossoirs, poussées par le blizzard.
  
  La tête de l’homme émergea, casquée de fourrure, masquée de toile. Il franchit le garde-fou, exhala un long soupir de fatigue.
  
  — Quel métier, grogna-t-il.
  
  « Un type en mauvais état physique, pensa Hubert. S’il y a bagarre avec lui, ce sera du gâteau. »
  
  — Allez, reprit l’autre, restons pas là, on va geler.
  
  Il l’entraîna vers l’arrière, contourna l’angle du château et ouvrit la porte qui devait donner accès à la coursive des cabines. C’était bien ça. Hubert passa. L’homme referma la porte sur eux après avoir allumé sa lampe.
  
  — Vas-y Toto, c’est au fond à gauche.
  
  Il l’accompagna jusqu’au bout, ouvrit une porte sans frapper.
  
  — Tu peux y aller. Et n’oublie pas, je reviens te chercher dans une heure.
  
  Hubert ne répondit pas. Une faible lueur éclairait la cabine. Il entra, entendit la porte claquer derrière lui, les pas de l’homme s’éloigner, prit conscience de la chaleur étouffante qui régnait là…
  
  Et vit la femme en pyjama rose, étendue sur la couchette.
  
  — Bonjour, chéri, dit une voix basse, éraillée.
  
  Puis, comme il restait sans bouger :
  
  — Et alors ? Qu’est-ce que t’attends pour te déshabiller ? Tu te figures tout de même pas que c’est moi qui vais le faire ? Non ? Sans blague ! Pour le fric que je touche !
  
  Elle se redressa, pivota sur ses fesses et s’assit au bord de la couche, jambes pendantes dans le vide. Elle était petite et maigre, avec un visage fatigué et sans charme. Des cheveux noirs, coupés court et trop frisés.
  
  « C’était donc ça ? pensa Hubert. Un lupanar ! » Pas autrement surpris, il avait soupçonné la vérité.
  
  La fille s’impatienta :
  
  — Alors ? T’es gelé ou quoi ?
  
  Il lui fallait prendre une décision, et vite. Pas question, absolument pas question de « consommer » avec cet épouvantail, surtout après ses exploits de l’après-midi en compagnie de Betty, la fausse vierge folle.
  
  — Ça doit être ça, admit-il. La machine est gelée. J’ai plus envie.
  
  La fille se mit à ricaner, méprisante.
  
  — T’as bonne mine ! fit-elle. Lâcher cent dollars pour des prunes !
  
  Puis, légèrement inquiète :
  
  — Enlève au moins ton équipement, que je voie ta bouille. Et puis t’attraperais du mal. Fait chaud ici…
  
  Elle sauta sur ses pieds nus et alla réduire le tirage du gros poêle à pétrole, capable de chauffer une pièce dix fois plus grande. Hubert déboutonna son masque. La fille prit la lampe pigeon qui assurait l’éclairage et vint la placer sous le nez d’Hubert.
  
  — Mince ! lâcha-t-elle. Tu parles d’un beau gars…
  
  Elle siffla longuement, alla reposer la lampe sur la tablette, revint et passa ses bras autour du cou de son « client ».
  
  — Écoute chéri, dit-elle, laisse-moi faire. Je te jure que je vais te donner le grand frisson, et sans supplément. Je te fais ça au béguin, quoi ! T’es content ?
  
  Hubert la repoussa doucement.
  
  — Te fatigue pas, Beauté. Je ne suis pas venu pour ça…
  
  Elle recula d’un pas et la peur apparut sur son maigre visage chiffonné.
  
  — T’es venu pour quoi, alors ?
  
  — Aux renseignements, dit Hubert en tirant son « Lüger ». Et pas un mot ou je te casse une jambe. Retourne sur ton lit et écoute-moi. Je vais te poser des questions auxquelles tu vas répondre si tu tiens à ta santé…
  
  Terrorisée, elle recula vers le lit, se hissa dessus. Puis, sans que Hubert ait pu prévoir le geste, elle allongea le bras et pressa vigoureusement un bouton.
  
  Une sonnerie d’alarme retentit aussitôt dans la coursive. Hubert jura. Il s’était laissé avoir comme un enfant de chœur. Ne pouvait-il imaginer qu’il existait un système d’alerte ?
  
  Il bondit sur la porte.
  
  — Y a pas de verrou, ricana la fille. T’es fait comme un rat ! Ça t’apprendra à faire l’idiot, beau gosse !
  
  Une galopade dans la coursive. Une voix cria :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  Hubert, la mine féroce, braqua le « Lüger » sur la fille et porta un doigt à ses lèvres. Elle hésita. La voix reprit :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — C’est rien ! répliqua Hubert. J’ai appuyé par mégarde sur le bouton.
  
  — C’est vrai, Dinah ?
  
  Elle s’appelait Dinah. Hubert agita son arme. Elle le regarda bien en face et dit sans élever la voix :
  
  — Si t’étais pas tout seul contre eux, je te ferais confiance. Mais, tu vois, j’ai appris depuis longtemps qu’il fallait toujours se mettre du côté du plus fort.
  
  — Tu te trompes, fillette, c’est moi le plus fort.
  
  — J’suis pas pressée, rétorqua la fille, j'peux attendre que tu le prouves.
  
  La porte s’ouvrit avec violence et vint cogner contre la cloison. La voix – ce n’était pas celle du « guide » – se fit de nouveau entendre :
  
  — Sortez de là. Les mains en l’air !
  
  Hubert laissa échapper un rire sonore.
  
  — Erreur de distribution ! cria-t-il. Entrez ici ! Les mains en l’air ! Et n’oubliez pas que j’ai la gâchette chatouilleuse !
  
  Il y eut un bref conciliabule dans la coursive. Les adversaires étaient au moins deux. Puis des pas s’éloignèrent. Hubert regarda la fille qui le considérait d’un œil goguenard, les mains à plat sous ses cuisses maigres, agitant ses pieds nus comme des balanciers.
  
  — Tu veux pas qu’on reparte à zéro ? questionna-t-elle avec une ironie méchante.
  
  — Non, merci, répliqua Hubert. Tu es vraiment trop moche !
  
  Elle lui lança une injure obscène, puis se mit à hurler :
  
  — Fais gaffe, Frankie ! Il a un feu, c’t’ordure !
  
  Frankie répondit. C’était lui qui avait parlé jusque-là.
  
  — Quand y a le feu, faut se tirer !
  
  La fille tressaillit. Mais Hubert avait compris, lui aussi.
  
  — Non, poulette. Tu vas rester avec moi…
  
  Sa voix était suffisamment féroce pour imposer l’obéissance à la misérable petite putain polaire. Elle se figea. Ses yeux se creusèrent.
  
  Les pas revenaient. Nouveau conciliabule dans la coursive. Puis la voix de Frankie :
  
  — T’as cinq secondes pour sortir de c'trou, mon pote ! Si tu veux pas, j't’envoie une grenade. T’as compris ?
  
  La fille hurla :
  
  — Frankie ! Tu vas pas faire ça ! Faut que j'sorte, dis ? Frankie ?
  
  — Ta gueule ! répliqua Frankie. J'vas pas couler le business pour le prix d’une morue comme toi ! Je compte !
  
  Hubert se déplaça rapidement et se colla le dos à la cloison, entre la couchette et le battant de la porte grande ouverte.
  
  — Un ! lança Frankie.
  
  Hubert regarda la fille. Elle était comme fascinée par la gueule noire du « Lüger » braqué sur elle.
  
  — Deux !… Trois !… Quatre !…
  
  De toute sa force, Hubert lança la porte au moment où le « Cinq » fatidique sortait de la bouche de Frankie. Il y eut un choc violent, suivi d’un second plus sourd. Puis le cri de Frankie :
  
  — Barre !
  
  Reçue par la porte utilisée comme raquette, la grenade avait été renvoyée dans la coursive. Une galopade effrénée. Hubert se lança sur le lit par dessus la fille. Une explosion formidable secoua le bateau. Hubert eut le temps de penser : « Pourvu que la cloison tienne ! » La porte, soufflée, claqua avec une violence terrible. Une odeur âcre de poudre brûlée se répandit.
  
  — C’est fini ! dit Hubert.
  
  Et il fonça dans la coursive, revolver au poing. Un courant d’air glacé. La porte était ouverte sur le pont. Il se mit à courir.
  
  Une fusillade ! Deux armes différentes tiraient. Les gros calibres eurent le dernier mot. Hubert atteignit la porte ! Une balle fit éclater le bois tout près de lui.
  
  Il hurla :
  
  — Hé ! Doucement !
  
  Une voix qu’il reconnut aussitôt riposta :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  — Bill Botsford ! Vous êtes Bellows ?
  
  Un bref silence, puis :
  
  — Oui. Qu’est-ce que vous foutez là ?
  
  — Question renvoyée !
  
  — O.K. ! on en reparlera.
  
  Il sortit de derrière un mât de charge et s’avança. Ses pas lourds résonnèrent sourdement sur l’écoutille.
  
  — Vous étiez en bisbille avec les deux autres ?
  
  — Oui, dit Hubert. Où sont-ils passés.
  
  — Sais pas. Ils m’ont canardé. J’ai riposté. Puis ils ont filé vers l’avant… Qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  Hubert lui expliqua de façon très succincte comment il avait découvert l’existence d’un lupanar installé dans le cargo. Il oublia volontairement d’indiquer qui lui avait fourni le renseignement.
  
  — Vous êtes arrivé à temps ! conclut-il avec une interrogation dans la voix.
  
  — Je suis officier de Renseignements, répliqua l’autre évasivement. Mon métier est de fouiner partout… Si on allait voir cette fille ?
  
  Ils parcoururent la coursive jusqu’à la porte à moitié arrachée et déchiquetée par l’explosion de la grenade. Là, surprise. Trois autres filles, en peignoir, entouraient Dinah.
  
  — Hé ! fit Hubert. Un vrai pensionnat !
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? bredouilla l’une des belles de nuit. Qu’est-ce qu’on va devenir ?
  
  Jimmy Bellows enleva son masque et dit à Hubert :
  
  — Je vais rester ici pendant que vous irez chercher du renfort.
  
  Hubert fit la grimace.
  
  — Il vaudrait mieux que ce soit le contraire.
  
  — J’appartiens à un service de sécurité, riposta Bellows avec humeur. Dans un cas comme celui-là, vous devez m’obéir…
  
  — Je n’en suis pas sûr…
  
  Dinah intervint brusquement :
  
  — Pourquoi que vous vous servez pas du téléphone ?
  
  Bellows se tourna vers elle et la gifla.
  
  — De quoi te mêles-tu ?
  
  — Doucement, Bellows ! conseilla Hubert. Allez donc téléphoner au Pacha pour lui expliquer la chose. Je reste ici avec ces demoiselles…
  
  Le lieutenant hésita un bref instant, puis se décida et quitta la cabine.
  
  — Ils ont installé un téléphone provisoire entre le bateau et les services de sécurité, en cas d’incendie ou d’autre chose…
  
  Dinah se frotta la joue et ajouta :
  
  — Quel salaud ! Il me paiera ça !
  
  Hubert s’adressa aux autres.
  
  — Je crois que vous feriez bien d’aller préparer vos affaires, mignonnes. Vous allez certainement changer de décor…
  
  Elles obéirent et quittèrent la cabine, l’air complètement abruti. Aucune ne remontait le lot. Toutes du même acabit que Dinah.
  
  Celle-ci s’approcha de Hubert.
  
  — T’as fait la preuve, dit-elle avec un ronronnement dans la voix.
  
  Elle lui pinça la joue.
  
  — Pourquoi que tu t’es couché sur moi quand ça a pété ? Pour me protéger, hein ? Grand méchant…
  
  Hubert se souvint du geste. Il l’avait fait instinctivement et aurait été bien embarrassé d’expliquer pourquoi. Pour l’instant, il poursuivait un but bien déterminé et il était obligé de faire vite.
  
  — Peut-être que tu me déplais pas tant que ça, répliqua-t-il en se mettant au diapason.
  
  Puis, la serrant contre lui et se faisant bourru :
  
  — Comment s’appellent les deux zèbres de tout à l’heure.
  
  — Frank Glover et… Embrasse-moi.
  
  Il le fit, très vite.
  
  — Ned Kubie.
  
  — Ce sont les patrons ?
  
  — C’est eux qui nous ont racolées à Frisco, l’été dernier. Mais je crois qu’y a un caïd au-dessus.
  
  — T’en as entendu parler ? demanda Hubert en la pelotant sans vergogne afin de l’empêcher de réfléchir.
  
  — Peut-être. Ils l’appellent Miss Subway. Tu parles ! Fais pas ça, mon chou, tu me rends folle !
  
  Des pas lourds ébranlèrent la coursive. Hubert repoussa la fille qui reboutonna prestement son pyjama. Bellows s’arrêta sur le seuil, l’air sombre.
  
  — Où sont les autres ? aboya-t-il.
  
  — En train de préparer leurs frusques, répondit Hubert. Vous avez eu le Pacha ?
  
  — Non. J’ai eu Brodie. Il envoie une équipe pour fouiller ce cargo de fond en comble. Nos deux zèbres doivent encore s’y trouver…
  
  Il regarda Dinah et lui dit :
  
  — Laisse-nous un moment, veux-tu. Nous avons à parler…
  
  Elle sortit, furtive. Bellows la suivit de l’œil dans la coursive et attendit qu’elle ait refermé la porte d’une autre cabine. Il revint vers Hubert et commença :
  
  — Je… C’est difficile à dire…
  
  Il rit sans conviction, tira de sa poche une boîte de pilules C, l’ouvrit, piqua deux doigts dedans et les porta à sa bouche, fit mine de vouloir replacer le couvercle puis tendit la boîte à Hubert.
  
  — Prenez-en aussi. Doc. Vous en avez besoin comme moi.
  
  Machinalement, Hubert tendit la main, puis se ravisa et recula d’un pas.
  
  — Non, merci.
  
  Le visage de boxeur du lieutenant se crispa.
  
  — Quoi ? gronda-t-il, vous avez peur que je vous empoisonne ?
  
  — Certainement pas, assura Hubert impassible.
  
  J’ai pris ma dose pour aujourd’hui, simplement…
  
  L’autre hésita, une mauvaise lueur dans le regard. Puis :
  
  — C’est bon. La confiance règne…
  
  — Qu’est-ce que vous faisiez sur ce bateau ? questionna doucement Hubert en cherchant la crosse de son « Lüger » dans sa poche.
  
  Bellows avait vu le geste. Il sortit carrément son gros « Colt 45 ».
  
  — Pas de blague, Doc ! J’aime pas les cavetons de votre espèce qu’essaient de jouer aux petits soldats !
  
  Hubert eut un rire méprisant.
  
  — Cavetons ! Un terme qui vous va bien.
  
  Puis brutalement :
  
  — Je ne suis pas Bill Botsford. Mon nom est Hubert Bonisseur de la Bath, colonel à la « C.I.A. », en mission officielle à Thulé. A partir de cet instant, vous me devez obéissance…
  
  — Gi ! gouailla Bellows. Moi je suis Margreth, la Princesse héritière de Danemark, faites la révérence jeune homme !
  
  Hubert tira un étui de cuir de la poche intérieure de son blouson, l’ouvrit et le tendit vers Bellows.
  
  — Voyez ! ordonna-t-il durement.
  
  Troublé, le lieutenant examina la carte. Il lui fallut peu de temps pour être convaincu. Écarlate, il rectifia la position et dit :
  
  — A vos ordres, mon colonel.
  
  — C’est bien ainsi, fit Hubert. Vous savez maintenant à quoi vous en tenir. Je suis persuadé qu’il y a eu dans cette affaire plus d’imprudents que de vrais coupables. Mais, à partir de cet instant, chacun devra savoir clairement dans quelle position il entend se trouver…
  
  Il s’interrompit quelques secondes, pour donner plus de poids à ce beau discours. Puis décida :
  
  — Vous restez ici en attendant l’équipe promise par Brodie. Je vous laisse…
  
  Il reboutonna son casque, ajusta le masque sur son visage.
  
  — Je prendrai contact avec Brodie pour savoir ce qui aura été fait. Bonsoir.
  
  Il laissa le lieutenant Jimmy Bellows complètement médusé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Ole Winther faisait une drôle de tête. Hubert devina aussitôt qu’il était arrivé quelque chose.
  
  — La vierge folle a mis les voiles, annonça le Danois avec une grimace presque comique.
  
  — Elle n’ira pas loin dans ce foutu bled, riposta Hubert que rien n’étonnait. Comment a-t-elle fait ?
  
  — On s’était couché. Elle a dû sortir en catimini. Voilà dix minutes, elle a téléphoné pour nous remercier de notre hospitalité. Elle… Elle…
  
  Ça ne voulait pas sortir. Hubert insista en pénétrant dans le salon :
  
  — Allez-y, mon vieux.
  
  — Elle a dit qu’elle était partie pour… pour ne plus avoir à subir vos entreprises… malhonnêtes.
  
  Hubert éclata de rire. Un rire franc et joyeux qui remit aussitôt de la gaieté sur le visage poupon du gigantesque Danois.
  
  — Elle est bonne ! fit-il. Eh bien, elle n’a pas fini avec mes entreprises ; vous allez voir ! Je peux vous dire que cette garce s’est bien payé la tête de tout le monde !
  
  Il décrocha le téléphone, appela l’état-major.
  
  — Priorité. Donnez-moi immédiatement le colonel Hilton… Hein ? Bougre de foutu couillon, je vais vous apprendre à… Bon !
  
  Il cligna de l’œil vers Ole, boucha le micro et murmura :
  
  — A l’estomac !
  
  Il attendit peu de temps. Hilton se trouva en ligne et la première chose que Hubert entendit fut une bordée d’injures. Il annonça froidement :
  
  — Bill Botsford, à l’appareil. Il y a du nouveau, colonel.
  
  Devant le Danois sidéré, il raconta brièvement les derniers événements, puis exigea :
  
  — Il me faut immédiatement savoir à quel service appartiennent Frank Glover et Ned Kubie. Voulez-vous me rappeler chez Winther dans une minute ? Merci.
  
  Il raccrocha. Ole était surexcité.
  
  — C’est formidable ! criait-il. Un bordel ! Un bordel sur le quatre-vingtième parallèle !
  
  — Pourquoi pas ? riposta Hubert. Là où se trouvent des hommes, on peut toujours monter un bordel ?
  
  Il donna quelques détails au Danois qui les réclamait. Puis Hilton rappela.
  
  — Avant toute chose, annonça-t-il, je vous informe que Miss Betty Donovan a déposé une plainte contre vous… pour viol.
  
  — O.K. ! fit Hubert. Vous avez les renseignements ?
  
  — Hé… bredouilla le colonel Hilton. Est-ce que vous m’avez entendu ?
  
  — Parfaitement, répéta Hubert, Betty Donovan a déposé une plainte contre moi pour viol. Vous avez les renseignements ?
  
  — Dedecker a lancé un mandat contre vous.
  
  — Pour l’amour de Dieu, donnez-moi ces renseignements !
  
  — Je vous les donne. Frank Glover et Ned Kubie sont employés au Service Social. Adjoints directs de Miss Donovan…
  
  — Hurra ! lança Hubert. On va s’amuser.
  
  Il raccrocha. Sortit de ses poches tous les papiers au nom de Bill Botsford et les déchira sous l’œil ahuri du Danois. Puis lui expliqua qui il était.
  
  — Je m’en doutais, dit simplement Ole. Je ne suis tout de même pas complètement idiot…
  
  — Pouvez-vous me laisser encore votre voiture ?
  
  — Bien sûr…
  
  Hubert entreprit de se rhabiller. Ole l’examinait d’un air pensif, en se dandinant d’un pied sur l’autre.
  
  — Un bordel, répéta-t-il. Ça n’était tout de même pas ce que vous cherchiez ?
  
  — Non, riposta Hubert avant de remettre son masque. Je ne suis pas un chasseur de putains mais un chasseur d’espions, pour l’instant. Si je fonce dans ce… bordel, c’est que je suis convaincu de trouver derrière ce qui m’intéresse. Mettez-vous dans la peau de Monsieur X, espion au service de l’adversaire en puissance, introduit à Thulé et y vivant sous un camouflage quelconque, n’essaieriez-vous pas de profiter de la conjoncture « lupanar » pour obtenir des renseignements au moyen d’un facile chantage ? Croyez-moi, il existe cent façons d’amener des gens à trahir sans qu’ils s’en rendent compte. Il est si facile de leur suggérer les excuses dont ils ont besoin… D’autant plus que personne ne sait très bien où commence la trahison…
  
  Il passa dans le vestibule, ouvrit la porte du « sas ».
  
  — A bientôt, Ole. Mes amitiés à Karin…
  
  
  -:-
  
  14e rue.
  
  96.
  
  Hubert pénétra dans la maison, gravit l’escalier sans rencontrer personne. Silencieux, il traversa le palier et colla son oreille contre la porte.
  
  Quelqu’un remuait à l’intérieur.
  
  Il sortit de sa poche la clé qu’il avait oublié de rendre à Betty Donovan et la glissa dans le trou de la serrure. Il tourna, poussa…
  
  Entra et referma.
  
  Le vestibule était obscur. Le living éclairé. Il avança sans bruit et la vit :
  
  En robe de chambre, elle faisait ses valises.
  
  — Vous avez l’intention d’aller loin ? demanda-t-il avec affabilité.
  
  Elle sauta, se retourna si vite qu’elle perdit l’équilibre et tomba assise sur le bord du divan.
  
  — Oh ! Vous m’avez fait peur…
  
  — Navré, dit Hubert.
  
  Il prit un air féroce et ajouta :
  
  — Mais je crains que ce ne soit pas fini…
  
  Elle porta ses deux mains à son cou et devint très pâle.
  
  — Que… Que me voulez-vous ?
  
  — Je viens vous violer, répondit Hubert avec un accent de sauvagerie dans la voix. Afin que vous ne puissiez plus, ensuite, être poursuivie pour dénonciation calomnieuse…
  
  Elle soupira, visiblement soulagée. Hubert se mit à rire ; un rire insultant au possible. Il voulait lui faire perdre son sang-froid pour mieux la manœuvrer.
  
  — Parlons peu, mais parlons bien. Vous m’avez raconté des histoires. J’ai marché… juste ce qu’il fallait. Tout de même, j’avais demandé des renseignements sur vous. Je les ai reçus ce matin…
  
  Il se mit à réciter tout ce qui la concernait du message envoyé par M. Smith. En moins d’une minute, il la vit passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
  
  — C’est une infamie ! souffla-t-elle.
  
  — Je suis bien de votre avis…
  
  Puis, livide :
  
  — Ce matin… Vous voulez dire que… que cet après-midi… vous saviez déjà ce que vous venez de dire…
  
  Il eut un sourire cynique.
  
  — Oui, Beauté.
  
  — Vous êtes ignoble !
  
  Il se mit en fureur.
  
  — Ah ! non, permettez ! Vous vous étiez assez payé ma tête ! Je pouvais bien m’offrir autre chose de vous, en retour !
  
  — Jamais je ne vous pardonnerai !
  
  — Je l’espère bien…
  
  Il prit son souffle et assena le second coup :
  
  Frank Glover et Ned Kubie sont sous les verrous.
  
  Sa réaction le dérouta. Elle parut soulagée, puis son visage redevint hostile.
  
  — Ils ont tripatouillé en mon absence ? demanda-t-elle.
  
  — Ils ont continué à faire marcher le lupanar. Pour faciliter vos comptes, je vous indique que le rideau a été baissé à dix heures et demie ce soir.
  
  — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire…
  
  Il marcha sur elle.
  
  — Tu ne comprends pas ?
  
  Elle hurla.
  
  — Ne me touchez pas !
  
  — Je suis venu ici après que tu te sois réfugiée chez les Danois. J’ai trouvé dans les commodités une dizaine de tickets de correspondance d’autobus de New York. Et puis ça…
  
  Il alla prendre le cendrier et le retourna : il n’y avait plus rien derrière. Le fond avait été gratté.
  
  — Écrit, là-dessous, au crayon : « Miss Subway. » Tu as été employée au métro de New York. C’est donc toi, Miss Subway !
  
  Elle se mit à rire, doucement d’abord, puis plus fort… Elle s’arrêta et lança :
  
  — Imbécile ! Imbécile !
  
  Puis se remit à rire et son rire devint rapidement hystérique. Hubert fonça sur elle, l’attrapa par les cheveux et la gifla.
  
  — Salaud ! Les mains en l’air ou je te crève !
  
  Hubert lâcha la fille, leva les mains et se retourna lentement. C’était Dedecker, armé d’une mitraillette.
  
  — Tu allais remettre ça, hein, ordure ! J’ai bien envie de te lâcher quelques pruneaux dans les pattes. On dira après que t’as voulu résister, hein, Miss Donovan ?
  
  — Oui, hurla celle-ci, il a voulu encore me violer. Tirez-lui dessus…
  
  Hubert comprit que l’autre allait le faire. Prompt comme l’éclair, il se baissa, souleva la Donovan dans ses bras et la colla contre sa poitrine pour s’en faire un bouclier.
  
  — Dedecker ! lança-t-il d’une voix impérieuse. Cessez de faire l’idiot. Cette fille se moque de tout le monde depuis le début.
  
  Buté, l’autre menaça :
  
  — Des clous ! Lâchez-la ou ça va barder pour votre matricule ! J’ai un mandat d’arrêt contre vous…
  
  — A quel nom ?
  
  — Bill Botsford.
  
  — Je ne suis pas Bill Botsford.
  
  — Vous foutez de moi !
  
  — Appelez le Pacha et dites-lui que je suis d’accord pour qu’il vous révèle mon identité.
  
  Impressionné, cette fois, le lieutenant de « M.P. » alla décrocher l’appareil et fit ce que Hubert venait de suggérer. Il éprouva quelque difficulté à se mettre en communication avec le colonel Hilton, puis lui expliqua de façon plutôt embrouillée ce qui le tracassait. Au bout d’un moment, il se tourna vers Hubert.
  
  — Le Pacha veut vous parler.
  
  Hubert se débarrassa de la Donovan en la lançant sur le divan. Il alla prendre l’appareil des mains du policier.
  
  — Bonjour, colonel. Je vous demande de dire à cet idiot qui je suis réellement ; c’est tout.
  
  Il redonna le combiné à Dedecker dont le visage mongoloïde virait lentement au cramoisi. Encore quelques mots échangés et Dedecker raccrocha.
  
  — Je vais jouer cartes sur table, dit Hubert sans lui laisser le temps de reprendre la parole.Écoutez-moi bien…
  
  Il entreprit de lui raconter brièvement tout ce qu’il avait contre la Donovan et le mit au courant de la découverte du lupanar. Dedecker semblait de plus en plus ennuyé. Hubert conclut finalement :
  
  — Je sais que vous avez usé de la chose…
  
  — Oh ! fit le lieutenant sans conviction.
  
  — Vous n’avez pu prendre ailleurs les marques de rouge que vous aviez dans le cou le soir de mon arrivée. Écoutez-moi, si vous m’aidez maintenant, je vous aiderai, moi, à vous sortir de là. Cette histoire de lupanar ne m’intéresserait pas si je n’avais la conviction qu’une histoire d’espionnage est venue se greffer dessus. C’est bien pourquoi il est temps pour vous de tirer votre épingle du jeu et de passer du bon côté. Le bordel, ça peut passer. L’espionnage : c’est la poêle à frire.
  
  Écarlate, l’air ridiculement malheureux, Dedecker opina d’un air convaincu.
  
  — Je veux que vous mettiez vos hommes aux trousses de Frank Glover et de Ned Kubie, si les hommes de Brodie échouent…
  
  Dedecker s’anima brusquement :
  
  — Vont échouer, mon colonel, sûr !
  
  — Pourquoi ?
  
  — Dame ! j'suis pas idiot, vous savez. Et maintenant que vous me dites ça, je suis sûr que c’est Bellows le « big boss » de toute cette salade ! Sûr !
  
  — En attendant, vous allez me faire le plaisir de mettre cette poulette de luxe au secret. Puis, occupez-vous des deux autres. Vous pourrez m’atteindre chez le Pacha.
  
  Il se rhabilla et dit avant de sortir :
  
  — Et méfiez-vous de cette sauterelle comme de la peste. Si jamais vous l’effleurez du petit doigt, elle se mettra à crier au viol. Avec ça que c’est une vraie Messaline !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  Dedecker se précipita. Son attitude servile donna instinctivement à Hubert envie de lui botter les fesses.
  
  — Nous les tenons, mon colonel ! Bellows avait déjà quitté le bateau sans avoir rien trouvé. Je les ai débusqués dans le peak arrière, sous la ligne d’arbre. Comme des rats !
  
  — Je veux les voir, répliqua froidement Hubert.
  
  — Par ici, mon colonel.
  
  Ils passèrent dans la pièce voisine. Sous la surveillance de trois « M.P. » indifférents, les deux prisonniers se trouvaient assis, l’air abattu et furieux. Dedecker fit les présentations :
  
  — Celui-là, c’est Frank Glover… l’autre s’appelle Donald Thresh…
  
  Hubert fronça les sourcils. Il ouvrit la bouche pour demander où était Ned Kubie, puis se ravisa. Il pointa son index sur Frank Glover et dit :
  
  — Je connais celui-là. Je l’ai vu au bar de Piktufik Boulevard avant-hier soir. Avec un autre, il a emmené le petit Dan Shower pour sa dernière promenade. On pourra au moins lui coller cette inculpation de meurtre sur les reins…
  
  Glover lui lança un regard chargé de haine.
  
  — Si j’avais su qu’c’était une bourrique, grogna-t-il en se tournant vers son compagnon d’infortune, y a longtemps que son compte aurait été réglé.
  
  Hubert marcha sur lui, l’attrapa de la main gauche par le col et le mit debout. Un pas en arrière et son droit partit comme la foudre. Frank Glover s’écroula par-dessus la chaise qui se brisa.
  
  — Emmenez-le dans une autre pièce, ordonna Hubert aux « M.P. » impassibles. Je vais m’en occuper tout de suite.
  
  Deux policiers soulevèrent l’homme sans connaissance et l’emportèrent. Donald Thresh était blême.
  
  — A quel service appartiens-tu ? demanda Hubert.
  
  Dedecker répondit :
  
  — « U.S. Weather Bureau. » C’est lui qui était au sommet de la tour quand Bernhardt y est monté.
  
  Thresh se leva d’un bond.
  
  — J’ai rien fait ! J'suis innocent…
  
  Hubert reconnut aussitôt la voix.
  
  — En tout cas, dit-il, c’est lui qui m’a guidé ce soir jusqu'au bateau.
  
  Il le prit par les cheveux et le secoua avec violence :
  
  — Écoute, crapaud, je suis pressé. Alors, tu vas parler ou je te casse la tête. Compris ?
  
  Le petit homme cria de douleur. Hubert le lâcha.
  
  Il avait des larmes, plein les yeux.
  
  — J’vais tout vous dire, M’sieur. Mais faudra me protéger. Frank me tuera !
  
  — Frank ne tuera plus personne. Avant longtemps on le grillera sur la poêle à frire. Dis-moi d’abord où est Ned Kubie.
  
  Un dernier regard effrayé vers la porte par où les policiers avaient emmené Glover ; il murmura :
  
  — A l’hôpital, m’sieur. C’est lui qui s’est fait brûler au « G.C 3 ».
  
  — O.K. ! dit Hubert.
  
  Puis, s’adressant à Dedecker :
  
  — Voulez-vous envoyer chercher, immédiatement, le docteur Robert Duruy. Dites-lui que l’on a besoin de ses lumières pour un prisonnier qui présente des symptômes inquiétants.
  
  — Je fais le nécessaire, promit le lieutenant qui regagna son bureau pour donner des ordres.
  
  Hubert demanda au « M.P. » qui restait de le laisser seul avec Thresh. La porte refermée, il reprit :
  
  — Maintenant que nous sommes entre nous, tu vas me raconter la suite. Hier après-midi…
  
  Il consulta sa montre qui indiquait une heure du matin.
  
  — Avant-hier, plus exactement. Quelqu’un t’a demandé de monter au sommet de la tour à un moment précis, de redescendre dès que David Bernhardt y arriverait et de mettre l’ascenseur en panne, sachant que la tempête allait se déclencher d’un instant à l’autre. Je veux savoir qui…
  
  Thresh semblait terrorisé. Il protesta faiblement…
  
  — Je comprends pas ce que vous voulez dire…
  
  Hubert lui prit le nez entre son index et son majeur repliés et tordit impitoyablement. Le petit électricien se mit à hurler comme un damné. Hubert le lâcha :
  
  — Tu parles ou tu préfères que je te réduise en bouillie ?
  
  — C’est Glover qui m’a dit de faire ça. Je me rendais pas compte…
  
  — Bien, dit Hubert sans marquer de satisfaction. Maintenant, tu vas m’expliquer comment Glover, qui travaille au Service Social, pouvait savoir que la tempête allait arriver.
  
  Thresh ferma les yeux et se mit à pleurnicher.
  
  — J’sais pas, m’s…
  
  Hubert lui envoya une paire de gifles à lui décoller la tête, puis lui écrasa un pied d’un coup de talon. Nouveau hurlement de douleur. Thresh bégaya :
  
  — Me tuez pas, M’sieur, je vous dirai…
  
  — Grouille-toi, j'suis pressé.
  
  — Tous les jours, je lui remettais une copie des prévisions.
  
  Hubert respira profondément, Enfin quelque chose…
  
  — Sous quel prétexte ?
  
  — C’était pour savoir si on pouvait ou non recevoir les clients le soir…
  
  Hubert haussa les épaules. Il alla ouvrir la porte du couloir et appela le « M.P. » qu’il avait fait sortir.
  
  — Emmenez-le dans un bureau où il existe une machine à écrire et tapez noir sur blanc tout ce qu’il vient de me dire. Puis faites-le signer…
  
  Il se tourna, menaçant, vers le prisonnier.
  
  — Tu entends, crapaud ? Tout ce que tu viens de me dire. Si jamais tu oublies quelque chose, je t’arrache les yeux…
  
  Il alla dans le bureau voisin, où se trouvait gardé Glover.
  
  — Ton petit copain s’est mis à table, annonça-t-il. Ça sent le grillé…
  
  — Allez vous faire foutre ! grogna l’autre.
  
  Hubert lui envoya un coup de pied dans les tibias – Pour t’apprendre la politesse.
  
  Puis, souriant :
  
  — Thresh te remettait chaque jour un double des prévisions météo. Qu’est-ce que tu en foutais ?
  
  — J’vous emmerde !
  
  Hubert le gifla, puis le prit par les cheveux et le mit debout.
  
  — Coriace, hein ? On va s’amuser, je te le promets…
  
  La porte s’ouvrit. Dedecker annonça :
  
  — Le toubib est là, mon colonel.
  
  — O.K. ! dit Hubert. Faites-le entrer.
  
  Duruy entra, une trousse à la main. Son visage de fouine malade était crispé et il semblait inquiet. Hubert le reçut aimablement et lui posa la main sur l’épaule.
  
  — Ce garçon a le cœur fragile, dit-il en désignant Glover. Ça fait trois fois qu’il nous fait des syncopes. Je voudrais que vous lui fassiez une piqûre de quelque chose qui lui fasse tenir le coup pendant l’interrogatoire…
  
  Frank Glover recula jusqu’au mur. Blême, il protesta :
  
  — C’est pas vrai ! Je me porte très bien ! Il ment c’te vache.
  
  Duruy, impassible et sombre, ouvrit sa trousse sur la table et sortit d’une boîte hermétique une seringue stérile. Puis il brisa une ampoule pleine d’un liquide incolore…
  
  — J’veux pas ! hurla Glover. J'suis pas malade. Lieutenant ! Dites que c’est pas vrai…
  
  Dedecker regarda Hubert qui lui fit signe de rester tranquille. Duruy avança, tenant la seringue pleine, aiguille en l’air.
  
  — Dénudez-lui le bras et tenez-le solidement, demanda-t-il aux deux « M.P. » qui encadraient Glover.
  
  — A l’assassin ! hurla ce dernier en ruant comme un forcené. Il va me tuer ! Je vais tout dire. Je…
  
  — Faites-le taire ! aboya Duruy dont les mains tremblaient.
  
  Décomposé, bavant, Glover mordit sauvagement un des « M.P. » qui venait de lui mettre la main sur la bouche. Duruy saisit le bras dénudé et pointa son aiguille…
  
  Hubert attrapa le poignet du médecin avec une force irrésistible, et le maintint en l’air. A Dedecker médusé, il ordonna :
  
  — Prenez cette seringue et mettez-la sous scellé pour analyse.
  
  Le policier obéit. Duruy était pâle comme un mort. Il chercha à se dégager mais ne parvint même pas à ébranler Hubert qui se mit à rire. Un rire féroce.
  
  — Assez de morts comme ça, monsieur le médecin-chef !
  
  Il l’assomma d’un coup de poing sur la tête et le lança dans les bras d’un « M.P. ».
  
  — Emmenez-moi ça à côté et ficelez-le solidement. Il est capable de tout.
  
  Glover s’effondra brusquement. Les fesses sur le lino, les yeux larmoyants, lamentable, il regarda Hubert :
  
  — Vous m’avez eu… Chapeau !
  
  — C’était bien lui le patron, hein ?
  
  — Oui. Il m’aurait tué, la vache ! Pour m’empêcher de parler…
  
  — Eh bien, maintenant, tu vas pouvoir bavarder à ton aise. Le lieutenant Dedecker va se faire un plaisir de t’écouter. Moi, je vais m’occuper de cette larve médicale…
  
  Il repassa dans le bureau voisin. « Le M.P. » terminait de ficeler Duruy sur une chaise.
  
  — Un vrai saucisson ! gouailla Hubert.
  
  — C’est une histoire qui va vous coûter cher ! riposta le médecin. Lâchez-moi immédiatement ou…
  
  — Ta gueule ! répliqua Hubert, le plus prosaïquement du monde.
  
  Puis, il ouvrit son portefeuille et exhiba la coupure de presse envoyée par M. Smith. Il s’éventa un instant avec, puis la mit sous les yeux de Duruy :
  
  — Voilà ce qui m’a donné la clé, expliqua-t-il. Tes deux complices en proxénétisme : « F.G. » et « N.K. »… Hein ? Frank Glover et Ned Kubie. Le gros Frank est facilement identifiable…
  
  Il ramassa la coupure et alla s’installer derrière le bureau.
  
  — Allez donc chercher un dictaphone, demanda-t-il au « M.P. », les confidences de ce petit maquereau ne vont pas manquer d’intérêt…
  
  
  -:-
  
  Le colonel Hilton, Commandant de Thulé, était assis dans le fauteuil de Dedecker. Hubert recommença d’aller et venir à travers la pièce en tapant de son poing droit dans la paume ouverte de sa main gauche.
  
  — Il ne veut rien dire. Il admet avoir connu Glover et Kubie à San Francisco et prétend être victime d’une machination. Pourtant, Glover affirme qu’il était l’instigateur de la combine. Nous savons maintenant comment un bordel a été monté à Thulé. C’était une bonne idée en soi et une affaire rentable. Cent dollars la passe ! Huit passes par soirée. Vingt-cinq mille dollars par mois. Je passe sur les morts. Vous aviez remarqué comme moi, au début, que les victimes appartenaient toutes à une secte puritaine. Ils se sont fait descendre pour avoir voulu révéler le truc. Bernhardt itou, qui ne voulait pas quitter Thulé sans avoir remué la merde, selon son expression. Et Norman ne s’est pas suicidé. Il avait décidé de vous mettre au courant le soir de mon arrivée. C’est la raison des algarades qui l’ont opposé à Bellows et à Bernhardt, s’il faut en croire Glover qui affirme que Norman a été attiré chez la Donovan par Duruy et assassiné par ingestion d’une pilule de strychnine. Ça, j’en suis moins sûr…
  
  Il décida brusquement :
  
  — Je vais aller la revoir. Peut-être sera-t-elle plus maniable…
  
  Il quitta le bureau. Dedecker arrivait, qui annonça :
  
  — Miss Donovan veut vous voir, colonel. Je lui ai raconté tout ce qui vient de se passer et ça m’a tout l’air de lui avoir fait changer ses batteries…
  
  Ils se rendirent au rez-de-chaussée où se trouvaient les cellules. Le lieutenant fit entrer Hubert dans celle où Betty Donovan avait été enfermée et les laissa seuls.
  
  — Alors, Betty, on a réfléchi ?
  
  Elle leva vers lui des yeux de chien battu.
  
  — Dedecker m’a dit que Duruy et les autres étaient arrêtés. Maintenant, je peux parler…
  
  Hubert s’assit auprès d’elle sur le bord de la couchette.
  
  — Je vous écoute…
  
  — Je vais résumer, dit-elle, pour parer au plus pressé. Voilà, j’étais au courant de l’affaire de proxénétisme, depuis plusieurs semaines. Tout récemment, j’ai trouvé dans les affaires personnelles de Glover, au bureau, des pièces à conviction suffisantes pour expédier tout le monde en prison.
  
  — Les tickets ?
  
  — Oui, mais autre chose aussi… La liste des associés passant à la caisse, avec l’indication du pourcentage perçu par chacun et, derrière la feuille, des noms sous la mention : complices payants. Parmi ceux-là, il y a le nom de Bellows.
  
  Hubert resta impassible. Doucement, il répliqua :
  
  — Je comprends en partie votre attitude passée… Il faut me donner cette liste, Betty.
  
  — Elle est dans le blouson du lieutenant Dedecker. Entre cuir et doublure. Il m’avait demandé de lui faire un point alors que je cherchais justement une cachette… J’ai pensé que personne n’irait la chercher là.
  
  Hubert ne put retenir un sourire.
  
  — C’était une très bonne idée. Je vous remercie, Betty. Je vais donner des ordres pour que vous soyez reconduite chez vous…
  
  Il pensait bien n’en rien faire avant que tout ne soit éclairci mais ce fut elle qui protesta :
  
  — Non ! Surtout pas ça. Je préfère rester ici jusqu’à ce que tout soit fini…
  
  Il se leva :
  
  — Comme vous voudrez…
  
  Puis, à la porte :
  
  — Pourquoi avez-vous déposé cette plainte contre moi ?
  
  Elle devint écarlate.
  
  — Vous savez qu’en fin de soirée on a apporté une lettre pour moi chez les Winther. Glover avait trouvé une enveloppe ancienne dans mon appartement et glissé un mot dedans. Il me laissait entendre que je ne pourrais pas leur échapper parce que vous étiez de combine avec eux. J’ai pris peur et…
  
  — Vous avez cette lettre ?
  
  Elle bégaya :
  
  — Je… Non… Je l’ai brû… brûlée.
  
  Il franchit la porte :
  
  — A tout à l’heure.
  
  Et laissa Dedecker la refermer. Le lieutenant le rattrapa dans l’escalier.
  
  — Vous en avez tiré quelque chose ?
  
  — Oui, venez avec moi. Nous allons en discuter avec le Pacha.
  
  Ils retrouvèrent Hilton au même endroit. Hubert annonça :
  
  — La Donovan m’a expliqué les raisons de sa conduite bizarroïde. Elle détenait la liste des hommes compromis dans l’affaire de lupanar, avec le pourcentage touché par chacun.
  
  — Qu’est devenue cette liste ? s’inquiéta Hilton.
  
  — La Donovan l’a cachée, et bien cachée.
  
  — Il faut la trouver tout de suite, insista Hilton.
  
  — Sûr ! appuya Dedecker toujours plein de zèle. On chamboulera tout s’il le faut…
  
  — Pas besoin, riposta Hubert aussi froid qu’un bloc de glace. C’est vous qui l’avez.
  
  Le lieutenant devint blême et faillit s’étrangler.
  
  — Qui ? Moi ?
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Oui, vous ! Mais je veux bien croire que vous l’ignorez. Donnez-moi votre blouson…
  
  Le lieutenant de « M.P. » obéit sans comprendre. Hubert prit des ciseaux sur le bureau et commença aussitôt à découdre la doublure de flanelle épaisse. Il trouva très vite : une feuille de papier bulle pliée en quatre. Contrairement à ce qu’il avait supposé le texte n’était pas dactylographié, mais manuscrit. Il demanda à Dedecker qui se démanchait le cou à essayer de lire les noms :
  
  — Vous connaissez cette écriture ?
  
  — Sûr ! C’est celle de Duruy…
  
  Le colonel confirma :
  
  — Alors, cette fois, nous le tenons, exulta Hubert.
  
  La liste des associés appointés était courte : Duruy : quarante pour cent. Glover et Kubie : chacun vingt. Le « personnel féminin » ; quinze. Donald Thresh (rabatteur) : cinq pour cent.
  
  — Il ne s’embêtait pas notre toubib ! remarqua Hubert. Dix mille dollars par mois !
  
  Il examina l’autre face. En titre : « Comp. payants. » En tête de liste : J. Bellows, puis une dizaine de noms inconnus de Hubert.
  
  — Dedecker.
  
  — Oui, mon colonel.
  
  — Il faut que vous m’ameniez Jimmy Bellows ici, le plus vite possible. Trouvez un prétexte quelconque pour le faire venir de son plein gré. Je veux bénéficier de l’effet de surprise.
  
  Le lieutenant de « M.P. » quitta la pièce.
  
  — Méfiez-vous, conseilla Hilton. Bellows est une brute et il est très capable de faire des sottises s’il se voit confondu. Il faudrait trouver un moyen de le désarmer…
  
  — Ne vous en faites pas pour ça… Je crois que nous touchons au but…
  
  Hilton montrait un visage las et son regard était ulcéré.
  
  — Quelle pourriture ! dit-il d’un ton profondément dégoûté.
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Personnellement, répliqua-t-il, je trouve l’histoire du bordel assez drôle. Et j’espère pour les pauvres Thulésiens que Washington va tirer la leçon et leur monter quelque chose de bien et d’officiel dans le genre… Et surtout de moins cher. Je pense que ça pourrait être rentable à vingt dollars la passe, serviette comprise…
  
  Hilton soupira :
  
  — Je n’ai pas envie de plaisanter !
  
  — Mais, je ne plaisante pas ! affirma Hubert, rigoureusement impassible.
  
  Des pas dans le couloir. La porte s’ouvrit. L’air moins arrogant qu’à l’accoutumée, Jimmy Bellows entra, suivi de Dedecker triomphant.
  
  — Vous voulez me voir ? demanda-t-il au colonel. J’étais en bas, en train d’interroger les filles. Je ne pense pas qu’il y ait une histoire d’espionnage là-dessous comme le pense…
  
  Il s’interrompit net. Hubert était passé derrière lui et venait de le désarmer en un tour de main.
  
  — Que… Qu’est-ce que ça signifie ?
  
  Bellows était devenu blanc comme un mort.
  
  — Lieutenant Jimmy Bellows, vous êtes en état d’arrestation, répliqua Hubert. Prévenu d’avoir transmis des secrets intéressant la Défense nationale à des agents d’une puissance étrangère.
  
  Bellows plia les genoux comme s’il avait reçu un coup sur la tête, puis resta groggy. Hubert poursuivit, sans lui laisser le temps de retrouver son souffle :
  
  — Nous savons tout. Duruy est arrêté lui aussi, depuis dix minutes, avec d’autres complices. Ils ont avoué. Nous avons trouvé ceci sur Duruy…
  
  Il montra la liste extirpée du blouson de Dedecker.
  
  — Votre nom tient la tête des complices payants. Vous êtes cuit, Bellows. Le seul moyen de ne pas aggraver les choses est de vous montrer raisonnable. Dedecker va prendre vos déclarations…
  
  Il lui poussa une chaise sous les fesses et le fit asseoir. Bellows s’effondra, les bras tendus entre ses jambes écartées.
  
  — Je suis foutu, bredouilla-t-il.
  
  — Nous vous écoutons, reprit Hubert impitoyable. A quel moment et de quelle façon Duruy vous a-t-il demandé de lui fournir des renseignements sur la base ?
  
  — Après que j’ai été pour la première fois au bateau. Thresh m’avait donné un ticket à titre gracieux. Il m’avait expliqué que les marins du cargo avaient trouvé une clandestine dans les cales, au terme de leur dernier voyage. Ils l’avaient cachée pour s’amuser avec elle, puis comme le cargo s’était trouvé bloqué par les glaces, ils avaient eu l’idée de l’exploiter. Thresh m’assurait qu’il voulait me mettre au courant pour que je sois bien sûr qu’il n’y avait rien là-dedans de dangereux pour la sécurité de la base, au contraire. J’ai eu tort, bien sûr, d’y aller. Je me suis vite rendu compte que Thresh m’avait menti ; mais à ce moment-là, Duruy m’a entrepris. J’ignorais encore qu’il était le chef du gang. Il m’a dit qu’il était au courant de mes visites au cargo et a fait semblant de me prendre pour le patron de l’affaire. Il m’a laissé entrevoir les conséquences si cela venait à se savoir. Finalement, il m’a dit qu’il était en rapport avec les Danois, que ceux-ci voulaient être informés de tout ce qui se passait à Thulé, installé sur leur territoire. Il m’a demandé, en échange de son silence, de lui fournir un double de tous les documents secrets qui passaient au « C.I.C. ». Comme c’était pour les Danois, je me suis dit que ce n’était pas une trahison. Au fond, nous étions chez eux, ici. J’ai fourni quelques rapports à Duruy ; mais en même temps je faisais une petite enquête et j’ai fini par deviner qu’il était le chef de Glover, Kubie et Thresh. Puis, j’ai fini par comprendre que les renseignements qu’il me demandait ne pouvaient pas être pour les Danois. Il m’avait en effet réclamé un plan détaillé de l’aérodrome, avec emplacement des postes de D.C.A., or je savais que des techniciens Danois avaient assisté les nôtres pour la construction de tout ça. Ils étaient donc au courant du moindre détail…
  
  — Vous auriez pu deviner ça plutôt, ironisa Hubert. Vous n’êtes vraiment pas malin…
  
  — Je suis un imbécile… Tout de même, après ça, je n’ai plus voulu marcher. J’en savais suffisamment sur Duruy pour équilibrer ce qu’il savait de moi. Il m’a menacé, mais j’ai tenu bon. Depuis quinze jours, il me foutait la paix…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  Hubert réveilla le colonel Hilton en pénétrant dans le bureau. Le commandant de Thulé se redressa dans le fauteuil et questionna d’une voix ensommeillée :
  
  — Alors ? Il avoue ?
  
  Hubert regarda sa montre. Six heures du matin.
  
  — Non, le salaud ! Rarement vu un type aussi coriace ! Je l’ai confronté avec Glover, puis avec Bellows, qui ont maintenu leurs déclarations. Il gueule comme un putois qu’il est victime d’une machination. Je viens d’avoir le résultat de l’analyse du liquide contenu dans la seringue. C’est Thompson qui l’a faite. Déception : c’était bien un remède pour le cœur ! Pourtant, nom de Dieu ! ce type est coupable, ça ne fait pas un pli ! Les « M.P. » ont fouillé partout chez lui pour chercher un poste émetteur. Rien. Fallait tout de même bien qu’il transmette ses renseignements ! D’après les gens de l’hôpital, il ne sortait presque jamais…
  
  Il décida :
  
  — Je vais reprendre Glover…
  
  Et quitta la pièce en coup de vent. Le colonel Hilton resta un moment les yeux écarquillés, puis se mit à dodeliner de la tête et glissa de nouveau dans le sommeil.
  
  Hubert pénétra dans la pièce où Glover était gardé à vue et pria le « M.P. » de sortir. Resté seul avec le souteneur, il adopta un ton cordial :
  
  — Écoute-moi, Frank. Personnellement, ton histoire de bordel ne m’intéresse pas. Si ça devait me faire quelque chose, ça me ferait plutôt rigoler. Donc, tout ce qui te concerne est affaire de la police ordinaire. C’est pas mes oignons. Mais tu dois savoir que je peux beaucoup si je veux… Il faut que tu m’aides, Frank. Duruy a voulu te tuer, j’ai reçu le résultat de l’analyse. S’il t’avait piqué, tu tombais raide. C’est une ordure, ce type… Une ordure parce qu’il s’est servi de votre affaire pour faire de l’espionnage. Bellows lui passait des renseignements ; nous avons ses aveux. Mais Duruy refuse toujours de cracher le morceau…
  
  Glover roulait de gros yeux et son front plissé attestait son effort cérébral.
  
  — J’vois pas, grogna-t-il. M’a jamais parlé d’espionnage. J'lui aurais cassé la tête, sûr. J'suis ce que j'suis, hein ! Mais j'trahirais pas mon pays…
  
  — Je sais, Frank, affirma Hubert avec un sourire entendu. Je t’ai jugé tout de suite : cabochard, mais honnête…
  
  Le souteneur se rengorgea et devint rose de plaisir.
  
  — Sûr ! murmura-t-il.
  
  — Voyons, reprit Hubert, réfléchissons. Est-ce que Duruy ne t’a jamais chargé de commissions quelconques… De trucs sans grande importance, mais qui auraient pu te paraître bizarres ? Réfléchis bien…
  
  L’autre se frappa le front :
  
  — J’y suis ! Ça y est ! Nom de Dieu ! Pourquoi que j’y ai pas pensé plus tôt !
  
  Il fit mine de s’arracher les cheveux. Hubert se garda bien de le bousculer et attendit qu’il poursuive :
  
  — Tous les jeudis soir je passais le voir à l’hôpital et il me donnait une enveloppe…
  
  — Pour qui ?
  
  — Il disait que c’était pour le capitaine Winther, l’officier de liaison Danois. En tout cas, j’allais placer c’t’enveloppe dans le coussin du siège du Weasel à Winther…
  
  — Dans le coussin du Weasel ?
  
  Hubert retenait son souffle.
  
  — Oui, à la place du conducteur. Le coussin est fendu par-derrière ; y a le crin qui fout le camp…
  
  — Et tu faisais ça tous les jeudis soir ?
  
  — Ouais, tous les jeudis soir.
  
  — Merci, Toto. Je te revaudrai ça…
  
  Hubert regagna le bureau de Dedecker. Hilton, réveillé, discutait avec le lieutenant-chef de la « M.P. ».
  
  — Je tiens quelque chose, annonça Hubert qui commençait à accuser la fatigue. Tous les jeudis soir, Duruy remettait une enveloppe à Glover qui était chargé d’aller la glisser dans un coussin du Weasel de la liaison danoise…
  
  — Hé ! fit Dedecker. Duruy aurait-il dit la vérité à Bellows ?
  
  Hilton haussa les épaules.
  
  — Imbécile ! grommela-t-il.
  
  — Quelqu’un d’autre devait venir la chercher là… reprit Hubert indifférent à l’intermède. Tous les jeudis soir…
  
  Il se gratta violemment la nuque.
  
  — Il y a quelque chose qui ne colle pas !
  
  — Quoi ! s’étonna Hilton.
  
  — Admettons que Duruy remette sa moisson de renseignements tous les jeudis soir. Bon ! Ça n’explique pas comment La Rose a pu apprendre mardi dernier que le balisage de la piste d’envol numéro un était resté allumé sans motif !
  
  Hilton s’anima :
  
  — Vous avez raison !
  
  Hubert continua de se gratter la nuque.
  
  — Procédons par raisonnement… D’où peut-on voir si les balises sont ou non allumées sur l’aérodrome ? Répondez…
  
  Dedecker bafouilla :
  
  — Ben, de l’aérodrome…
  
  — D’abord ; bien entendu. Et puis ?
  
  — Du sommet de la tour radio, indiqua Hilton. Et puis du sommet du building de l’état-major. Je ne vois que ces trois endroits-là…
  
  — Ouais, fit Hubert.
  
  Puis, se frappant le front.
  
  — Eurêka ! J’ai trouvé !
  
  Il se tourna vers Dedecker :
  
  — Où est Duruy ?
  
  — Dans le bureau du fond, gardé.
  
  — Venez avec moi et ne dites rien.
  
  Ils le suivirent.
  
  Robert Duruy dormait, ficelé sur une chaise. Le « M.P. », somnolant, se dressa d’un bond en voyant arriver le lot de légumes. Hubert réveilla Duruy d’une paire de claques et attaqua immédiatement :
  
  — C’est terminé, mon vieux ! Nous y sommes arrivés sans toi. Le Chaman est sous clé après avoir tout avoué. Nous savons maintenant que tu utilisais le Weasel du capitaine Winther comme wagon postal. Frank Glover plaçait l’enveloppe dans le coussin du siège et le vendredi matin le Chaman s’arrangeait pour la prendre pendant la visite du Danois au village esquimau…
  
  Duruy, encore abruti de sommeil, répliqua en bâillant :
  
  — Ben, si vous savez tout, j’ai plus rien à vous cacher, hein ? Du moment que le Chaman a avoué…
  
  Il bâilla à se décrocher la mâchoire.
  
  — C’est pas la peine d’être plus royaliste que le roi…
  
  Hubert ordonna :
  
  — Dedecker, faites venir un secrétaire et prenez les aveux du médecin-chef Robert Duruy…
  
  Il entraîna Hilton dans le couloir.
  
  — Hier matin, vendredi, expliqua-t-il, j’ai accompagné Ole Winther jusqu’au poste météo numéro trois, où je l’ai attendu pendant qu’il visitait ses administrés du village esquimau. Au retour, il m’a parlé du Chaman qu’il considère comme un phénomène et m’a dit qu’il avait vu le courrier des U.S. se poser sur le terrain, depuis le sommet de la falaise où est installé le village. Sachant que Glover plaçait les renseignements dans le Weasel le jeudi soir… tout le reste s’expliquait facilement. J’ai joué le tout pour le tout avec Duruy et…
  
  — Vous avez gagné ! conclut Hilton.
  
  — Ouais, fit Hubert. Et il ne reste plus qu’une chose à faire : nous entendre avec ce chic type qu’est Ole Winther pour aller cueillir le Chaman-espion avant qu’il n’ait pris le vent…
  
  — Je m’en occupe tout de suite…
  
  
  
  Brunoy,
  
  Avril 1953.
  
  
  
  
  
  1 Égard.
  
  2 « M. Plein-aux-As est en Floride pour Noël. »
  
  3 « Où êtes-vous ? A Thulé ! Vous risquez votre vie, les gros capitalistes se la coulent douce. ».
  
  4 Véhicule amphibie, à chenilles, utilisé en Arctique.
  
  
  
  
  
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