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Oss 117 rentre dans la danse

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  COLLECTION JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  RENTRE DANS
  
  LA DANSE
  
  
  par
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSE DE LA CITÉ
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath consulta sa montre : quatre heures un quart. Il était temps d’y aller. Le lieu de rendez-vous n’était pas très éloigné de l’hôtel Métropole : cinq cents mètres à peine, dans Sovietskaya, une des rares terrasses de café que l’on peut trouver à Moscou. M. Smith avait dit : « Entre quatre heures et demie et cinq heures ». Si l’autre n’était pas venu à cinq heures, Hubert ne devait pas attendre davantage, sous aucun prétexte.
  
  Il sortit de l’appartement, prit la clé et se lança dans le couloir, interminable et mal éclairé, qui conduisait à l’escalier. À mi-chemin, il rencontra un petit Hindou de quatre ou cinq ans qui fonçait sur un tricycle en imitant avec sa bouche le bruit d’un moteur d’auto. Ils se saluèrent gravement. Depuis trois jours qu’il habitait l’hôtel, Hubert avait toujours vu le petit Hindou sur son vélo, parcourant les couloirs. Ses parents occupaient un appartement voisin de celui d’Hubert qui, par une porte ouverte, avait une fois aperçu la mère : une femme en sari, d’une merveilleuse beauté.
  
  Il atteignit le vaste palier du premier étage, qui servait de salon et déposa la clé sur le bureau de la préposée. Deux Indochinois du Vietminh, en uniforme, discutaient paisiblement dans un coin, autour d’une table ronde.
  
  Hubert ne put s’empêcher de sourire, en descendant l’escalier, à l’idée des cris qu’auraient poussé les deux Jaunes s’ils avaient su qu’un agent du « C.I.A. » venait de leur passer sous le nez.
  
  Il y avait beaucoup de monde en bas, dans le hall. Irina, l’interprète du groupe, vint vers Hubert en se dandinant sur ses pieds douloureux.
  
  — Nous partons dans cinq minutes visiter le Mausolée, monsieur Chesneau.
  
  Irina avait certainement plus de cinquante ans. Son corps et son visage étaient empâtés, ses yeux marron saillaient un peu, mais la façon qu’elle avait de rejeter la tête en arrière pour parler ne manquait pas d’une certaine distinction. Elle portait un tailleur bleu foncé sur un corsage blanc agrémenté de dentelle ; une capeline de paille jaune à ruban bleu couvrait sa tête aux cheveux grisonnants. Ses jambes fortes étaient gainées de bas beiges assez épais et ses pieds chaussés de souliers plutôt fatigués. Si on la comparait à la plupart de ses compatriotes, elle était relativement élégante. Mais, ce qu’elle avait de mieux, c’était sa gentillesse et son inépuisable patience face au caractère frondeur des touristes français dont elle avait la charge.
  
  Hubert lui sourit en répondant :
  
  — Je vais faire une course à côté. Si je suis en retard, partez sans moi, je vous rejoindrai sur la Place Rouge.
  
  Il quitta l’hôtel, salua d’un geste de la main le militzionner qui veillait à la porte, et partit à droite. Le temps était doux et ensoleillé ; la place Sverdlov, très animée. Hubert se mit à penser à Fédia Dobroklouski et, pour être sûr de ne rien oublier, il repassa dans son esprit, comme un film, l’entretien qu’il avait eu avec M. Smith, à Washington, quelques semaines plus tôt…
  
  
  
  M. Smith, qui ressemblait plus que jamais à un prélat en civil avait retiré ses lunettes de myope pour en polir soigneusement les verres avec une minuscule peau de chamois sortie de son gousset. Hubert (O.S.S. 117 pour le Service) se laissa tomber dans un fauteuil.
  
  — Si c’est encore pour m’envoyer au pôle Nord, dit-il, je ne marche plus. J’ai eu trop froid (1).
  
  M. Smith ne répondit pas tout de suite et continua de nettoyer les verres de ses lunettes. Hubert pensa qu’il ressemblait à une vieille grenouille mélancolique et que sa myopie lui donnait un air idiot ; une preuve de plus qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. M. Smith n’était pas le moins du monde mélancolique et il était même diablement intelligent.
  
  Hubert tira de ses poches une pipe et une blague à tabac. M. Smith remit ses lunettes en place, les ajusta sans se presser et demanda d’un ton tout à fait neutre :
  
  — Vous êtes déjà allé à Moscou, je crois ?
  
  Hubert fronça les sourcils. Ce n’était pas des souvenirs très agréables.
  
  — Oui, deux ou trois fois… Et chaque fois, je ne m’en suis sorti que par miracle. C’est un endroit qui ne m’est pas sain du tout.
  
  M. Smith, indifférent, reprit :
  
  — Vous allez y retourner.
  
  Hubert fit une affreuse grimace.
  
  — Vous n’avez vraiment personne d’autre sous la main ? Je ne parle pas le russe et…
  
  M. Smith coupa, avec un geste vif de sa main de prélat.
  
  — Vous le comprenez.
  
  — Oui… admit Hubert.
  
  — De toute façon, c’est sans importance. L’important est que vous parliez français comme un authentique Français, sans le moindre accent.
  
  Hubert leva son sourcil droit pour exprimer son étonnement.
  
  — Français ?
  
  — Oui, vous allez partir là-bas en croisière organisée Départ du Havre par bateau.
  
  — Il y aura beaucoup de monde ?
  
  — Huit cents personnes, environ. Nous avons retenu votre place, votre passeport se trouve actuellement à l’ambassade de l’U.R.S.S. à Paris.
  
  — Quel passeport ?
  
  — Un passeport au nom de Robert Chesneau, directeur commercial, domicilié rue Charles-Dickens, à Paris. Tout est en règle, ne vous en faites pas.
  
  Hubert alluma sa pipe qu’il venait de bourrer.
  
  — Je ne m’en fais pas. Je vous fais confiance. Et… qu’est-ce que je suis supposé aller faire à Moscou ?
  
  M. Smith posa ses mains à plat sur le dossier qui se trouvait devant lui.
  
  — Nous y arrivons. Vous savez qu’aussitôt la guerre finie nous avons profité de certaines circonstances, en Allemagne, pour expédier pas mal de nos agents chez nos alliés soviétiques ?
  
  — Oui. Vous avez fait prendre, par des Américains d’origine russe et parlant parfaitement leur langue maternelle, la place et l’identité de prisonniers soviétiques, décédés dans des camps libérés par nos troupes et choisis parce qu’ils étaient seuls au monde, sans parents susceptibles de les reconnaître. Ces gens-là ont ensuite été « rapatriés »…
  
  M. Smith hocha doucement sa grosse tête.
  
  — C’est exact. Nous avons envoyé ainsi près de deux cents agents de l’autre côté du rideau de fer. Actuellement, le « déchet » se chiffre à près de quatre-vingt-dix pour cent.
  
  — C’était à prévoir.
  
  — Certainement. Et, sur ces quatre-vingt-dix pour cent, tous n’ont pas été démasqués. Beaucoup, je suppose, bien installés dans leur nouvelle situation, ont cessé de donner signe de vie tout simplement parce que, à un certain moment, ils ont estimé qu’il était parfaitement idiot de continuer à risquer leur peau sans le moindre profit.
  
  — C’est un point de vue que je comprends. Aucun d’eux n’était né aux U.S.A., ils avaient tous été élevés en Russie, le patriotisme ne pouvait donc pas jouer, du moins dans le sens qui nous convenait.
  
  — Il nous reste donc là-bas une vingtaine de correspondants, enchaîna M. Smith en passant ses doigts boudinés dans ses cheveux clairsemés. L’un d’eux, qui travaille comme ingénieur dans un bureau de recherches situé à Moscou même, nous a fait savoir que des plans provenant d’un de nos laboratoires leur étaient parvenus pour étude.
  
  — Quels plans ?
  
  — Nous n’en savons rien. « O.S.S. 425 », qui s’appelle actuellement Fédia Dobroklouski, éprouve d’énormes difficultés pour communiquer avec nous parce qu’il est étroitement surveillé.
  
  — À titre personnel ?
  
  — Non, je ne le pense pas. Tous les ingénieurs travaillant aux recherches scientifiques font l’objet d’une surveillance attentive.
  
  — Comme chez nous.
  
  — Exactement. Ses communications sont donc toujours réduites au strict minimum. Nous savons seulement que les documents sont manuscrits ou, tout au moins, que des notes manuscrites y ont été ajoutées…
  
  — Et vous espérez que leur examen pourrait nous aider à trouver le responsable de la fuite ?
  
  — Exactement.
  
  — Mais, objecta Hubert, ce Fédia Dobromachinski ne peut-il s’arranger pour en remettre une photocopie à un de nos agents diplomatiques à Moscou ? Ce serait tout de même beaucoup plus simple.
  
  M. Smith secoua négativement la tête.
  
  — Impossible, ou tout au moins trop risqué. Fédia Dobroklouski est très surveillé et nos agents diplomatiques à Moscou ne le sont pas moins.
  
  — Et vous croyez que les touristes français ne seront pas surveillés, eux ?
  
  — J’en suis certain. Cette croisière a été organisée dans le cadre de la nouvelle politique de détente. Les touristes seront bien reçus et pourront évoluer librement. C’est une affaire de propagande.
  
  — Moi, je veux bien.
  
  — Vous pouvez me croire. Le rendez-vous avec « O.S.S. 425 » est pris pour le 3 septembre entre quatre et demie et cinq heures. Howard vous donnera tous les renseignements.
  
  — Okay ! Je pars quand ?
  
  — Vous prenez l’avion après-demain pour la France, sous une identité américaine. Là-bas vous changerez de peau et deviendrez aussitôt M. Robert Chesneau, directeur commercial. Tout est réglé, il n’y aura pas d’ennuis.
  
  — Je l’espère, dit Hubert.
  
  — Allez voir maintenant Howard pour les détails matériels. Au revoir, vieux garçon, amusez-vous bien et n’oubliez pas de m’envoyer une carte de Moscou…
  
  
  
  Hubert, en sortant de chez M. Smith, était allé voir le commandant Howard qui s’occupait de l’organisation matérielle des missions à l’étranger. Howard lui avait donné un faux passeport américain pour lui permettre de gagner la France sous une identité « bidon », puis lui avait indiqué l’adresse à Paris du correspondant qui devait l’aider à se mettre dans la peau de Robert Chesneau. Tout s’était passé comme d’habitude, sans anicroches. Le jeudi 25 août, le pseudo Robert Chesneau avait gagné Le Havre en auto et s’était embarqué en même temps que huit cents autres touristes français.
  
  Hubert contourna un groupe de kirghiz accroupis sur le trottoir, sous l’étalage d’un magasin, admirant au passage leurs larges pantalons flottants, leurs bonnets brodés, leurs moustaches féroces. Puis, au-delà du carrefour, de l’autre côté de la rue, il aperçut la terrasse du café.
  
  La terrasse dominait Sovietskaya, légèrement en retrait ; l’entrée se trouvait dans une rue perpendiculaire. Hubert traversa au feu rouge.
  
  Il y avait peu de monde dans les fauteuils en rotin qui entouraient les tables de fer. Hubert consulta sa montre : à peine quatre heures et demie. « O.S.S. 425 » était-il déjà là ? C’était peu probable.
  
  Hubert gagna le fond de la terrasse et s’assit contre le mur, suivant ainsi les instructions qui lui avaient été données.
  
  Avant le départ de Washington, le commandant Howard avait montré à Hubert une photographie de celui qui s’appelait maintenant Fédia Dobroklouski ; mais cette photographie datait de dix ans et Hubert doutait que, de l’avoir vue, pût lui permettre de reconnaître l’homme.
  
  IL regarda autour de lui. Quelques hommes seuls se trouvaient là, buvant de la bière. Aucun Occidental… Ainsi Fédia Dobroklouski ne pourrait hésiter. Les Occidentaux se distinguaient suffisamment des Moscovites par leur tenue vestimentaire. Il était impossible, à Moscou, de ne pas se faire remarquer avec une cravate et des vêtements de bonne qualité bien coupés.
  
  Une femme en tablier blanc vint prendre la commande.
  
  — Mineral voda, dit Hubert.
  
  Il sortit sa pipe et entreprit de la bourrer. Un groupe de Français déambulait dans Sovietskaya, à la recherche de souvenirs. C’était leur dernier jour à Moscou. Tous devaient prendre le train le soir même pour rejoindre Leningrad où attendait le bateau.
  
  La serveuse apporta l’eau minérale. Hubert paya tout de suite : un rouble et dix kopecks. Il ne voulait pas être handicapé par un détail de ce genre s’il lui fallait s’éloigner rapidement.
  
  Cinq heures moins vingt. Des clients étaient partis, d’autres étaient venus. Rien qui ressemblât à Fédia Dobroklouski, mais il n’y avait pas encore de quoi s’inquiéter…
  
  Cinq minutes plus tard, un homme arrêté au carrefour attira l’attention d’Hubert. C’était un grand type, d’une quarantaine d’années, aux cheveux blonds coupés court, vêtu d’un complet gris à peu près correct et d’une chemise claire au col ouvert.
  
  L’homme observait la terrasse du café. Un bref instant, son regard s’immobilisa sur Hubert. Puis, il traversa la rue et s’approcha…
  
  Hubert cessa de l’observer. Son cœur s’était mis à battre un peu plus vite dans sa vaste poitrine. Son instinct l’avertissait qu’il touchait au but.
  
  L’homme vint s’asseoir à la table voisine, tournant presque le dos à Hubert, commanda une bière, alluma une cigarette et déploya un journal, la Pravda, qu’il se mit à lire.
  
  Hubert ne bougeait pas et continuait de fumer tranquillement sa pipe. Si l’homme était bien « O.S.S. 425 », il ne tenterait certainement rien avant que la serveuse fût revenue… Celle-ci reparut bientôt et posa un verre et une bouteille débouchée sur la table. L’homme paya aussitôt, comme l’avait fait Hubert.
  
  La femme s’était éloignée. Ils étaient un peu isolés, le plus proche client se trouvant au moins à cinq mètres Hubert remarqua trois hommes qui arrivaient, trois hommes qui avaient bougrement l’air d’être des flics. Mais, dédaignant la terrasse, les trois nouveaux venus pénétrèrent à l’intérieur de l’établissement.
  
  Hubert tourna lentement la tête. Une fenêtre se trouvait derrière lui, un peu à sa gauche, d’où on pouvait éventuellement les observer. Des rideaux de coton blanc épais, à motifs ajourés dans le haut, dissimulaient ce qui se trouvait de l’autre côté.
  
  L’homme toussota, comme pour attirer l’attention. Il tenait son journal levé haut devant son visage. « Pour empêcher sa voix de porter où il ne faut pas », pensa Hubert.
  
  — Have you time for a walk now ? demanda l’homme de façon à peine perceptible.
  
  Hubert répondit sur le même ton :
  
  — No. I am busier than ever.
  
  — You are working too much.
  
  — Perhaps ; but I have to.
  
  Les phrases de reconnaissance étaient échangées. Les dés étaient jetés. Quelques secondes de silence suivirent, puis Fédia Dobroklouski enchaîna, toujours de la même voix basse, à peine audible :
  
  — Faites très attention, je suis surveillé.
  
  — Je vous écoute.
  
  — Je vais poser un paquet de cigarettes sur la table, à ma gauche. L’objet se trouve dedans. Partez le premier et prenez le paquet discrètement en passant. Je vous couvre avec le journal.
  
  — Okay.
  
  — Vous avez payé ?
  
  — Bien sûr.
  
  — Alors, allez-y.
  
  Fédia Dobroklouski tira de sa poche une petite boîte plate de carton jaune illustrée de trois farouches cavaliers mongols et la posa sur la table. Hubert se leva, reboutonna sa veste de tweed, frôla « O.S.S. 425 » et prit la boîte de cigarettes qu’il fourra très naturellement dans sa poche.
  
  — Good luck ! murmura-t-il en même temps.
  
  Fédia Dobroklouski ne répondit pas.
  
  Hubert avait à peine fait quelques pas lorsque le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait violemment lui fit comprendre que c’était raté. Il continua sans se retourner, sans même presser le pas, bien que son cœur battît la chamade. Une bruit de chaise renversée, l’écho d’une bousculade, des éclats de voix, attirèrent définitivement l’attention des clients du café.
  
  Hubert regarda en arrière. Deux hommes, deux de ceux qu’il avait remarqués arrivant derrière Dobroklouski, encadraient celui-ci qui, devenu blême, protestait en russe avec véhémence. Hubert pensa que le troisième homme allait s’occuper de lui et le vit en même temps sortir de la salle d’un pas pressé.
  
  Hubert jura entre ses dents, contourna une table inoccupée, renversa un fauteuil dans les jambes du policier à l’instant que celui-ci allait l’atteindre, arriva sur le trottoir et descendit à gauche pour regagner Sovietskaya.
  
  Le flic cria :
  
  — Hé ! là ! Arrêtez !
  
  Mais, comme il s’exprimait en russe, Hubert ne se crut pas obligé de comprendre. Il accéléra son allure, puis alors que l’autre allait le rattraper, il traversa brusquement la chaussée devant une Pobiéda, dont le chauffeur fut obligé de freiner brutalement. Aux cris qu’il entendit, Hubert comprit que le flic avait failli se faire écraser sans pouvoir traverser. Il atteignit le carrefour, tourna à droite pour prendre la direction du Métropole, aperçut tout un groupe de Français cernant la voiturette d’une marchande ambulante de soda.
  
  Le salut ! Hubert se glissa dans le groupe.
  
  — Bonjour, fit-il, c’est bon ce truc-là ?
  
  Il les connaissait presque tous, ayant sur le bateau joué au ping-pong ou au deck-tennis avec quelques-uns, plus ou moins flirté avec quelques-unes. Une grande fille blonde, beaucoup trop maigre à son goût, lui prit le bras.
  
  — Oh ! monsieur Chesneau, il faut que je vous demande…
  
  Hubert ne devait jamais savoir ce qu’elle voulait lui demander. Le policier en civil était arrivé, rouge, essoufflé, visiblement furieux. Il attrapa Hubert par l’épaule et lui parla en anglais :
  
  — Venez avec moi, tout de suite !
  
  — Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Hubert en feignant de ne pas comprendre.
  
  Un Français traduisit :
  
  — Il vous demande de venir avec lui. Qui est-ce ?
  
  — Je n’en sais rien, répliqua Hubert en se dégageant.
  
  Le flic le rattrapa par le bras.
  
  — Police ! Suivez-moi.
  
  — Moi, touriste, français, dit Hubert en sortant son carnet de voyage vert remis par l’agence de tourisme et qui servait à tous de permis de séjour en U.R.S.S.
  
  — Suivez-moi, répéta l’autre.
  
  — Non. Rien à faire. Je suis Français. Touriste. Vous parlez français ?
  
  Les passants étaient visiblement intéressés par la scène, mais ils ne s’arrêtaient pas, comme cela se serait produit en France par exemple.
  
  — I speak english, répondit le Russe essayant toujours de tirer Hubert hors du groupe.
  
  Celui qui était déjà intervenu au début s’adressa au policier en anglais.
  
  — Qu’est-ce que vous lui voulez ?
  
  Le policier hésitait. Lui et ses collègues avaient dû recevoir des consignes spéciales concernant les touristes étrangers ; d’autre part, l’attitude des Français, frondeurs et fort peu respectueux de l’autorité, les déroutait. On avait dû leur intimer d’éviter soigneusement tout incident avec les premiers touristes apolitiques reçus en U.R.S.S.
  
  Il trouva un biais :
  
  — Cet homme a pris un paquet de cigarettes qui ne lui appartenait pas ; qu’il le rende et tout sera fini.
  
  Tous regardèrent Hubert avec étonnement. Celui-ci prit d’abord un air ahuri, puis éclata de rire.
  
  — Il est fou ! dit-il.
  
  Puis, flattant l’épaule du policier.
  
  — Mon pauvre ami, vous n’êtes pas bien !
  
  L’autre se dégagea avec brutalité. Le Français qui avait servi « d’interprète » conseilla :
  
  — Si vous avez un paquet de cigarettes sur vous, donnez-le-lui, que ce soit fini.
  
  Hubert protesta :
  
  — Mais je ne fume pas la cigarette et je n’en ai aucune sur moi. Il peut me fouiller s’il le veut !
  
  L’invitation traduite en anglais, le policier ne se – le fit pas dire deux fois. Hubert leva les bras à la hauteur des épaules pour lui faciliter le travail. Le policier fut bientôt obligé d’admettre sa défaite. Devant sa mine peu rassurante, Hubert proposa :
  
  — Voulez-vous que je me déshabille ? Faites sortir les dames et ce sera vite fait.
  
  Le Français complaisant s’adressa de nouveau au flic.
  
  — Vous voyez bien que vous vous êtes trompé. Écoutez, nous sommes des touristes et nous n’admettons pas d’être ennuyés de cette façon. Si vous avez encore des réclamations à faire, adressez-vous à l’Intourist.
  
  — Et si vous insistez, appuya Hubert en français et sans sourire, je téléphone à Khrouchtchev. Ah ! mais !
  
  — Allons-nous-en, conseilla quelqu’un. Il est tout seul et nous sommes dix ; il ne peut pas nous empêcher de partir.
  
  — Il est fou ! dit une petite femme brune.
  
  — Il est saoul, oui, renchérit la grande blonde qui avait repris le bras d’Hubert comme pour le protéger.
  
  — Hou ! le vilain ! jeta un autre.
  
  Le groupe s’ébranla d’un même mouvement en direction des hôtels. Le policier était blême, il jura dans sa langue natale, puis tourna les talons et partit au pas de course.
  
  — Il va chercher du renfort.
  
  — Tu parles si on s’en fiche, lança la grande blonde d’un ton vainqueur.
  
  Mais, instinctivement, tous se mirent à presser le pas. Hubert qui cherchait depuis trente secondes le prénom de la grande blonde le trouva enfin.
  
  — Merci, Viviane, dit-il d’un ton confidentiel. Vous avez été magnifique.
  
  — Je défends toujours mes amis, répliqua la jeune fille d’un ton sans réplique.
  
  — C’est bien ça ! murmura Hubert en pensant qu’ils s’étaient tout juste adressé deux ou trois fois la parole sur le bateau.
  
  Ils arrivèrent bientôt près du Théâtre Bolchoï. Là, les pensionnaires respectifs des hôtels Métropole et Moskva devaient se séparer. Le groupe s’arrêta.
  
  — On a juste le temps de boucler les valises avant le dîner. À tout à l’heure, à la gare !
  
  Ils restèrent quatre pour le Métropole, mais la grande blonde vint avec eux.
  
  — Mes valises sont faites et je ne connais pas votre hôtel. Je veux aller voir ça.
  
  Hubert regarda en arrière. Rien de suspect. Il pouvait peut-être s’en tirer comme ça… Pour l’instant, car les autres n’allaient certainement pas désarmer aussi facilement. Et ils arriveraient probablement à faire parler « O.S.S. 425 » si celui-ci ne se suicidait pas avant.
  
  Ils pénétrèrent dans le hall de l’hôtel. Quelques Chinois en uniforme gris achetaient des cartes au stand de librairie. Le bureau de l’Intourist était vide. Une femme jaune, vêtue d’une jolie robe fendue, en soie noire, et de pantalons blancs, lisait dans un fauteuil, près de deux Français d’un certain âge qui discutaient avec animation de l’élevage de poules visité le matin dans un kolkhoze, près de l’aérodrome de Vnoukovo.
  
  Hubert et la grande blonde se retrouvèrent soudain seuls, les autres ayant éprouvé le désir d’acheter encore quelques cartes postales. Ils allèrent prendre l’ascenseur, au fond de hall.
  
  — Je vous fais visiter mes pénates ? proposa Hubert.
  
  — Si vous voulez.
  
  L’ascenseur les déposa au premier étage. Hubert alla chercher sa clé au bureau. Pour remédier aux difficultés de compréhension, la préposée avait trouvé un système : sur une feuille de papier divisée en carrés, elle avait inscrit au crayon rouge les numéros des chambres occupées par des étrangers. Hubert, sans mot dire, posa son doigt sur le carré contenant le numéro 273 et la femme lui donna la clé correspondante.
  
  Il y avait bien trois cents mètres de couloir, coupés de bifurcations, pour atteindre le 273.
  
  — Comme c’est vieux, remarqua la grande blonde.
  
  — C’est un palace qui date d’avant la révolution. Le Molskva est neuf.
  
  Puis, ils rencontrèrent l’inévitable petit Hindou sur son tricycle. Le gosse interrompit un instant ses « brrrbrrr » forcenés pour saluer cérémonieusement Hubert qui lui rendit la politesse.
  
  — Il est mignon.
  
  — C’est mon ami, dit Hubert, nous nous connaissons depuis des siècles. Nous nous retrouvons ici tous les étés, pendant la saison. Il est beaucoup plus vieux qu’il ne le paraît et c’est un sage ; il a trouvé une formule inédite de bonheur : faire du tricycle à longueur de journée dans les couloirs du Métropole.
  
  La grande blonde se mit à rire, un peu nerveuse. Hubert était à peu près certain qu’elle voyageait avec ses parents et elle devait probablement se demander ce que ceux-ci diraient s’ils la voyaient accompagner un homme dans sa chambre ; en admettant que la question pût se poser.
  
  Hubert ouvrit la porte, laissa passer la jeune fille et referma derrière eux.
  
  — Je vous fais les honneurs…
  
  L’appartement était composé d’une vaste entrée, d’un grand salon rococo avec piano, vaste canapé, bureau, vitrine contenant des opalines et des cristaux, d’une chambre à deux lits occupée par deux autres touristes mâles, d’une immense salle de bains, et enfin d’une chambre plus petite à un lit, attribuée à Hubert.
  
  — C’est à la fois luxueux et drôle, remarqua la fille.
  
  Hubert ferma la porte de sa chambre, dans laquelle ils venaient d’entrer.
  
  — J’ai oublié votre nom de famille, dit-il.
  
  — Vous ne l’avez jamais su. Je m’appelle Asselin, Viviane Asselin.
  
  — Vous voyagez avec vos parents ?
  
  — Oui.
  
  — Je vous ai remarqués dans la salle à manger des premières.
  
  Elle rougit légèrement.
  
  — Moi aussi, je…
  
  Il la prit sans ses bras, la sentit se contracter, pensa qu’elle n’était pas aussi dégourdie qu’elle voulait bien s’en donner l’air.
  
  — Qu’est-ce que fait une jeune fille quand elle entre pour la première fois dans la chambre d’un garçon ?
  
  Elle baissa la tête, murmura :
  
  — Je ne sais pas…
  
  — Elle se laisse embrasser.
  
  Il lui releva le menton avec son index replié et la baisa gentiment sur les lèvres.
  
  — Je n’aurais pas dû venir, bredouilla-t-elle, toujours contractée.
  
  — Pourquoi ? Je n’ai pas l’intention de vous violer.
  
  — Je l’espère bien.
  
  Elle le repoussa, glissa sa main droite dans la poche bouffante de son tailleur, en tira une petite boîte de cigarettes en carton jaune.
  
  — Je peux vous la rendre, maintenant ? questionna-t-elle avec une pointe de défi.
  
  Hubert réussit à rire. Il avait espéré la reprendre comme il l’avait mise, sans que la jeune fille s’en rendît compte.
  
  — Vous vous en êtes aperçue ?
  
  — Pas tout de suite, mais en mettant ma main dans ma poche, dans l’ascenseur.
  
  Il prit la boîte qu’elle lui tendait :
  
  — Merci, mademoiselle Viviane.
  
  Elle hocha sa jolie tête, d’un air dubitatif.
  
  — Ainsi, murmura-t-elle, vous êtes un voleur !
  
  — De grand chemin ! ironisa Hubert.
  
  Elle changea d’expression, se fit réprobatrice.
  
  — Je ne trouve pas ça drôle : risquer de se faire arrêter par la Guépéou pour un paquet de cigarettes. C’est complètement idiot !
  
  Hubert se remit à rire.
  
  — Je ne suis pas de votre avis ; on n’a pas tous les jours l’occasion de faucher quelque chose à un type de la « M.V.D. ».
  
  — C’est à lui que vous l’avez pris ?
  
  Hubert mentit avec une tranquille assurance.
  
  — Bien sûr. Il était assis à la table voisine, à la terrasse du café ; il lisait un journal et le paquet traînait sur la table… En passant, je l’ai pris, pour m’amuser. Quelqu’un a dû me voir faire et le prévenir.
  
  — Vous ne pouviez pas savoir que c’était un policier.
  
  — Avec ça ! Vous trouvez qu’il n’en avait pas l’air ? Qu’est-ce qu’il vous faut ? Moi, je les flaire à cent mètres.
  
  Elle rit à son tour.
  
  — Ça ne fait rien, vous avez un fameux toupet !
  
  Hubert jeta négligemment le paquet sur le lit.
  
  — Vous devriez m’en faire cadeau, reprit la jeune fille, je l’ai bien mérité.
  
  Hubert secoua la tête, toujours riant.
  
  — Rien à faire. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux.
  
  Elle s’obstina :
  
  — Sans moi, vous ne l’auriez plus et vous seriez probablement en train de vous expliquer avec les types de la Guépéou.
  
  Hubert se dit qu’elle commençait à lui casser les pieds.
  
  — Écoutez, Viviane. Je vous promets que je vous ferai un joli cadeau pour vous remercier. Promis ! Juré ! Mais je ne peux pas vous donner ce paquet.
  
  Elle pinça les lèvres, vexée.
  
  — Eh bien, je vais le prendre !
  
  Hubert n’eut que le temps de la saisir par un bras pour l’empêcher d’exécuter son projet. Il l’attira contre lui, pour mieux la maintenir.
  
  — Allons, soyez raisonnable.
  
  Mais elle était butée. Elle se mit à lutter, avec toujours l’intention de s’emparer du paquet. La situation devenait embarrassante. D’un geste vif, Hubert envoya promener la boîte qui tomba de l’autre côté du lit, contre le mur. La fille profita de ce qu’il était déséquilibré pour lui faire un croc-en-jambe. Ils tombèrent sur le lit. Hubert prit aussitôt le dessus. « Il faut que je lui flanque la trouille ! », pensa-t-il.
  
  Elle se tortillait sous lui, inconsciente de ce qui pouvait en résulter. Il changea de tactique, essaya de l’embrasser pendant que sa main gauche se glissait le long d’une jambe soyeuse, sous la jupe.
  
  — Vous l’aurez voulu, grommela-t-il.
  
  Elle cessa aussitôt de s’agiter, ses yeux s’agrandirent de peur.
  
  — Non ! non ! protesta-telle. Laissez-moi, ne me faites pas de mal !
  
  Il continua de la forcer.
  
  — Je n’ai pas l’intention de vous faire du mal, au contraire !
  
  Elle lui attrapa les poignets, essayant de l’empêcher d’aller plus loin.
  
  — Je vous en prie, soyez chic. Je ne veux pas… Pas comme ça !
  
  Il ferma les yeux, serra les mâchoires, feignant d’être la proie d’un terrible débat intérieur. Puis il céda, se releva maladroitement.
  
  — Pardonnez-moi, murmura-t-il. Vous êtes si jolie, si désirable… J’ai perdu la tête. Pardonnez-moi.
  
  Elle était debout, rabattait sa jupe, le feu aux joues, ayant complètement oublié le paquet de cigarettes, cause du drame.
  
  — Je veux m’en aller, bredouilla-t-elle. Mes parents vont se demander ce que je suis devenue.
  
  Il l’accompagna dans le vestibule, ouvrit la porte du couloir.
  
  — Vous ne m’en voulez pas ? questionna-t-il humblement.
  
  Elle répondit vivement.
  
  — Non.
  
  Et s’enfuit en courant. Il referma, expira avec force.
  
  — Ouf ! Quelle petite garce !
  
  Et regagna sa chambre dans laquelle il s’enferma au verrou. Il ôta sa veste pour être plus à l’aise et récupéra le paquet de cigarettes, une boîte de dix, des « Bogatiri », dont la vignette de fermeture avait été tranchée. Il l’ouvrit. C’étaient des cigarettes remplies seulement au tiers de tabac, le reste étant un simple tube de carton vide. Il les répandit sur la table, les examina une à une.
  
  Un morceau de film 16 mm, roulé très serré et maintenu par un bout de cellulose, tomba de l’une d’elles. C’était un truc plutôt rudimentaire, mais Fédia Dobroklouski avait été obligé, sans doute, de se débrouiller avec les moyens du bord.
  
  Hubert défit sa cravate et la refit devant une glace en plaçant l’objet dans le nœud. Cachette tout à fait provisoire, mais il pensait que c’était en gardant le document sur lui qu’il courrait le moins de risques. Tout au moins jusqu’au bateau…
  
  Il termina de bourrer ses valises, les ferma, remplit les étiquettes fournies par le bureau de l’Intourist prit son manteau de lama en prévision de la fraîcheur nocturne et quitta l’appartement pour gagner la salle à manger où le dîner devait être servi à six heures, le train spécial pour Leningrad devant partir à huit.
  
  Un homme à forte carrure, visiblement un Russe, se trouvait au bout du couloir. Il regardait par une fenêtre, tournant le dos à Hubert. « Pas mis longtemps à me retrouver ! », pensa celui-ci. Mais peut-être le policier du début l’avait-il tout simplement filé jusque-là, après avoir fait semblant de s’éloigner…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Les cars les avaient déposés dans une cour latérale. Après avoir gravi quelques marches, franchi une large porte, ils s’étaient trouvés sur un quai le long duquel attendait le train spécial, uniquement composé de wagons-lits flambant neufs.
  
  Les mains dans les poches, la caméra en bandoulière, la pipe au bec, Hubert suivait la foule. Les deux Russes qui, au départ de l’hôtel, étaient montés dans le car, et que Irina, l’interprète du groupe, avait présentés comme des journalistes, étaient à quelques pas derrière. Hubert n’avait pas besoin de se tourner pour les savoir là. Il avait tout de suite deviné que les deux hommes n’étaient pas plus journalistes qu’il n’était évêque, mais leur présence muette et neutre l’avait rassuré en lui donnant la certitude que les services de contre-espionnage soviétiques n’emploieraient pas la force, tout au moins tant qu’il se trouverait sur le territoire russe.
  
  Il y avait à cela une excellente raison : cette croisière était un des premiers voyages qu’avaient pu effectuer librement en U.R.S.S. des Occidentaux non communistes. Le but était de montrer à un certain nombre de gens non sympathisants que la vie en Russie ne correspondait pas du tout à l’image qu’en donnait une certaine propagande. Dans une très large mesure, ce but se trouvait atteint : les touristes français, très indisciplinés de nature, avaient pu faire exactement tout ce qu’ils avaient voulu, se promener à leur guise, photographier partout, parler avec les gens de la rue qui les avaient conquis par des manifestations d’amitié inattendues. Qu’un seul touriste disparût et tout le bénéfice de l’opération se trouverait perdu. La propagande adverse se déchaînerait sur le thème de la fameuse « M.V.D. » et plus aucun touriste n’oserait se risquer au-delà du rideau de fer.
  
  C’était pourquoi Hubert estimait qu’il n’aurait pas grand-chose à craindre tant que le bateau n’aurait pas quitté Leningrad. Il était même possible qu’on le laissât encore tranquille pendant le voyage de retour et qu’il ne se trouvât vraiment en danger qu’après avoir débarqué au Havre.
  
  — Tiens ! Chesneau !
  
  Hubert s’arrêta pour serrer la main de Pierre Coudray, l’un de ses deux compagnons de cabine sur le bateau. C’était un garçon de vingt-cinq ans, très sympathique. Ils ne faisaient pas partie du même groupe et ne s’étaient pas vus depuis plusieurs jours.
  
  — Comment va Jules ?
  
  Jules Gauthier était le troisième compagnon de cabine, un homme de cinquante-cinq ans environ, ami de la famille de Coudray, un type très amusant. Hubert et Coudray discutèrent un court moment. Tout près de là, un jeune Français et une jolie fille russe se livraient à des adieux touchants sous l’œil en apparence indifférent de trois militzionners. La fille pleurait.
  
  Hubert et Coudray confrontèrent leurs billets de chemins de fer. Ils n’étaient pas dans le même wagon et se quittèrent.
  
  Hubert monta dans la voiture n® 7, trouva la couchette n® 8, salua ses compagnons de compartiment, un homme et deux femmes, chercha ses valises… et ne les vit pas.
  
  — Vos bagages sont là ? demanda-t-il aux autres.
  
  — Oui, ils étaient tous là quand nous sommes montés.
  
  — Les miens n’y sont pas.
  
  Il regagna le couloir, interpella l’employé du wagon, un petit homme à l’œil rieur, portant une veste blanche.
  
  — Hé ! Wladimir ! Tous les bagages sont arrivés ?
  
  Le Russe écarta les bras et leva les épaules. Il ne comprenait pas le français. Hubert le fit entrer dans le compartiment, et composa un numéro de mime destiné à faire comprendre à son interlocuteur que ses valises, à lui, n’étaient pas là. Lorsque Hubert eut fini, le Russe était plié en deux et chialait de rire, mais il n’avait absolument rien compris.
  
  Hubert l’abandonna et descendit sur le quai. Irina était à quelques mètres de là, toujours très digne, très « Saint-Pétersbourg », en conversation avec les pseudo-journalistes. Hubert approcha :
  
  — Excusez-moi, mademoiselle, mais je voudrais bien savoir ce que sont devenues mes valises. Le train part dans cinq minutes et elles ne sont pas dans mon compartiment.
  
  Irina leva les bras au ciel.
  
  — Oh ! Toujours, il arrive des choses comme ça. Mais ce n’est pas grave. Non, ce n’est pas grave.
  
  Certainement, elles sont dans un autre compartiment, ou dans un autre wagon. Ce sont les porteurs qui auront fait l’erreur. Je vais voir, attendez-moi.
  
  Elle s’éloigna lourdement sur ses pieds enflés. Hubert demanda aux deux hommes qui n’avaient pas bougé :
  
  — Vous parlez français ?
  
  Les deux hommes secouèrent négativement la tête en s’efforçant de sourire. Hubert fit un geste des bras pour exprimer son regret et s’éloigna. Il était bien certain de retrouver ses bagages, mais pas ce soir. Ils prendraient tout leur temps, certainement, pour les passer au crible.
  
  Le train partit à l’heure. Il roulait encore dans la banlieue de Moscou lorsque Irina, navrée, vint retrouver Hubert dans son compartiment. On n’avait pas encore pu mettre la main sur les valises de M. Chesneau, mais certainement, on les retrouverait le lendemain à l’arrivée.
  
  Hubert rouspéta pour la forme, remercia Irina qui repartit sur ses pieds douloureux. La radio diffusait des chœurs ukrainiens, « Wladimir » apporta le thé et les gâteaux secs. Hubert toucha discrètement son nœud de cravate qui contenait toujours « l’objet ». Le jeu ne faisait que commencer et il était facile de prévoir qu’il deviendrait de plus en plus serré.
  
  
  *
  
  * *
  
  « Wladimir » les avait réveillés une heure trop tôt, ce pourquoi Hubert l’avait copieusement invectivé, par gestes. Tout le monde était fatigué, énervé. Tout au long de la nuit, le mécanicien n’avait pas cessé de faire fonctionner le sifflet de la machine – on se demandait pourquoi – empêchant les voyageurs de dormir.
  
  Un jour gris se levait sur la campagne russe, désespérément plate. Des isbas, des petits villages de bois écartelés sous les grands sapins de la forêt, défilaient dans l’écran de la fenêtre. Puis la campagne disparut, ce fut la plaine, et les premières usines.
  
  À l’heure prévue, le train pénétra en gare de Leningrad. Tout le monde descendit, laissant les valises qui devaient être transportées au bateau par des camions spéciaux. Hubert avait enfilé son manteau. Sur le quai, il se retourna juste à temps pour éviter le flash du photographe officiel de la croisière. Il ne tenait pas du tout à se faire tirer le portrait.
  
  Les cars, jaune et rouge, identiques à ceux de Moscou, attendaient devant la gare. À travers la foule amicale des curieux, Hubert chercha le numéro 12, destiné à son groupe. La voiture des actualités cinématographiques était là, avec son opératrice, une grande bringue à l’air farouche, tout en noir et mal fagotée.
  
  Irina monta la dernière, suivie des deux « journalistes ». Le car était plein. Qu’attendait-on pour partir ? Irina expliqua que les voitures devaient démarrer toutes ensemble et dans l’ordre du numérotage. Un Français du genre pète-sec, dont Hubert savait qu’il était sorti premier de Polytechnique, se mit en colère, exigea de voir le chef du convoi. « C’est inadmissible ! Nous sommes des touristes et pas une délégation ! Nous sommes fatigués par la nuit dans le train et nous avons hâte d’arriver au bateau pour nous débarbouiller et nous changer. »
  
  Le Russe invectivé opposait à l’avalanche une force d’inertie souriante et courtoise. Rien à faire. Les ordres sont les ordres. Discipline ! Discipline !
  
  Vaincu, pâle de rage, le Français remonta dans le car. À cet instant précis, d’ailleurs, le convoi se mit en marche.
  
  Ils traversèrent de nouveau tout Leningrad, défilant à chaque carrefour devant la caméra des actualités, dont la voiture les redépassait ensuite en trombe pour aller les attendre derechef au prochain croisement. Hubert pensa que le film des actualités soviétiques sur le séjour des touristes français en U.R.S.S. ne serait qu’un interminable carrousel d’autocars virant à la queue leu leu autour des agents réglant la circulation.
  
  Ils atteignirent enfin le port, et la gare maritime. Les autocars s’arrêtèrent en file indienne le long du bateau. Hubert descendit le premier. Une partie de la nuit, il avait réfléchi au meilleur moyen de dissimuler, sur le navire, le document transmis pas « O.S.S. 425 ». Il avait trouvé.
  
  Au milieu du hall où se trouvaient la boutique et le bureau du Commissaire de bord, et qui donnait également accès à la salle à manger des premières, un pilier en bois de section carrée supportait une tête de jeune fille en bronze doré. Hubert avait remarqué que cette tête était creuse, on pouvait enfoncer un crayon dans les orbites vides. Le minuscule rouleau de film passerait aisément par l’une de ces ouvertures et personne n’aurait l’idée d’aller le chercher là, au milieu de tout le monde.
  
  Hubert se fraya un chemin parmi la foule qui se pressait vers la passerelle. Pour avancer plus vite, il se mit à longer l’extrême bord du quai, que les autres évitaient par crainte de tomber à l’eau. Il gagna ainsi rapidement une vingtaine de mètres et se retourna.
  
  Le chapeau de paille d’Irina était loin en arrière et les deux journalistes l’encadraient, cherchant visiblement quelqu’un dans la foule. « Moi ! », pensa Hubert.
  
  Il courba sa haute taille pour essayer de passer inaperçu, fit un dernier effort pour atteindre la passerelle, se glissa sous la rampe en corde pour aller plus vite, insensible aux protestations des autres.
  
  Les marches mobiles faisaient un bruit d’enfer sous les pieds des passagers. Hubert se trouva enfin sur la coupée. Tout l’État-major du bateau était là, en comité d’accueil. Hubert fonça, monta un étage, se lança dans une interminable coursive, rattrapa deux ou trois personnes, traversa le salon des premières, dégringola un escalier en dénouant sa cravate.
  
  Il avait gagné. Personne dans le hall. Mais il fallait faire vite. Déjà, des voix résonnaient au-dessus ; les gens qu’il avait dépassés. Vivement, il enfonça le petit rouleau de film dans l’œil gauche de la jeune fille de bronze.
  
  C’était fait. Soulagé, il reprit l’escalier, descendit encore deux étages et gagna sa cabine.
  
  La porte était fermée. Il alla demander la clé à une des femmes de chambre, dans le cagibi réservé au personnel.
  
  Avant le départ pour Moscou, on leur avait recommandé de ne prendre avec eux qu’une seule valise. Hubert avait donc laissé à bord une autre valise et un sac à chaussures. Il les examina : on les avait fouillés.
  
  « Ils n’ont pas perdu de temps », pensa-t-il. Mais pourquoi être venu avant qu’il ne soit lui-même rentré ? Il ne pouvait espérer trouver ce qu’ils cherchaient… Sans doute avaient-ils pensé découvrir un indice sur la véritable personnalité de Robert Chesneau, dont ils devaient douter maintenant qu’il fût un simple directeur commercial, ainsi que le laissait entendre son passeport.
  
  Hubert se mit le torse nu et se débarbouilla. Il emmenait toujours en voyage trois rasoirs différents : un « Gillette », un électrique et un rotatif à ressort. Il avait laissé le « Gillette » dans la cabine et il put ainsi se raser.
  
  Pour se laver les dents, il devait attendre que sa valise perdue fût retrouvée. Il changea de linge et de vêtements puis décida d’aller faire un tour du côté de la salle à manger.
  
  Il ouvrait la porte de la cabine lorsque des porteurs chargés de valises débouchèrent dans la coursive. Hubert reconnut aussitôt la sienne. Il en prit possession, s’enferma, l’examina avec soin.
  
  Elle avait été fouillée, palpée, sondée, avec un soin minutieux. Hubert, en la refermant la veille, avait laissé des points de repère. C’était inutile. « Ils » ne s’étaient même pas donné la peine de tout remettre en ordre. De toute évidence, ils tenaient à ce que Hubert sût que sa valise avait été fouillée.
  
  « C’est-y pas mieux comme ça ! » murmura-t-il.
  
  Il se lava les dents, rangea ses affaires et remonta jusqu’au bureau du commissaire auquel il se plaignit vigoureusement de la visite dont ses bagages avaient été l’objet. Puis, très digne, il alla déjeuner.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Malgré la pluie, les cars les avaient emmenés à Pétrodvorets (2). Au retour, il y avait eu la visite d’orientation de la ville. Hubert, qui avait déjà parcouru Leningrad dans tous les sens au cours des quelques journées qui avaient précédé le voyage à Moscou, était descendu avec quelques autres rue Herzen, devant l’hôtel Astoria pour effectuer quelques achats en ville.
  
  Les deux « journalistes », qui étaient toujours de la fête, avaient éprouvé eux aussi le besoin de descendre là et s’étaient ensuite attachés aux pas de Hubert sans se donner beaucoup de mal pour passer inaperçus.
  
  Sans se soucier d’eux le moins du monde, Hubert fit ce qu’il avait à faire, puis regagna le port en taxi. Il dépensa ses derniers roubles en achetant du tabac à l’une des boutiques de bois échelonnées devant la gare maritime. Un instant, la tentation l’effleura d’envoyer une carte postale à M. Smith. Mais c’était trop risqué. En fait, il était probablement le seul touriste à n’avoir envoyé aucune carte postale de Russie.
  
  Il monta à bord, consulta sa montre : quatre heures. Tout le monde devait avoir regagné le bateau avant cinq heures pour les formalités du départ.
  
  Le navire était presque désert. Hubert se rendit au bar des premières qu’il trouva obscur et vide. Une pancarte posée bien en évidence sur le comptoir annonçait que l’un des bars de la classe touriste était ouvert. Hubert retraversa tout le bateau pour y aller.
  
  Il était en train de siroter un whisky-soda tout en fumant sa pipe lorsque Svetlana apparut.
  
  Svetlana était une jeune fille de dix-neuf ans, étudiante en langues, dont il avait fait connaissance au cours du spectacle de variétés offert aux Français dans la salle du Conservatoire de Leningrad, le lendemain de leur arrivée en Russie. Elle parlait presque parfaitement le français, étudiait actuellement l’italien, et se destinait au professorat. Elle était mal habillée, d’une robe de cotonnade rose en forme de sac serrée à la taille par une ceinture. Elle n’était ni laide, ni jolie, possédait de beaux yeux que déparait un peu un orgelet sur la paupière gauche. Elle était jeune et très gentille, de cette gentillesse du cœur qui ne s’imite pas.
  
  Elle s’était arrêtée à l’entrée du bar. Hubert se leva pour aller la chercher.
  
  — Bonjour. Je suis content de vous voir. Venez, je vous offre un verre.
  
  Elle suivit en expliquant qu’elle avait rendez-vous avec une jeune fille française dont le nom était inconnu de Hubert.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez boire ? Un whisky ?
  
  — Oh ! non !
  
  — Une vodka, alors ?
  
  — Oh ! non ! je ne bois jamais d’alcool. Je n’en ai jamais bu.
  
  Hubert insista pour lui faire goûter un apéritif occidental et pria le barman de lui servir un Cinzano.
  
  — Ça vous aidera à mieux comprendre l’italien, assura-t-il.
  
  Elle lui demanda ses impressions sur Moscou, puis exprima le désir de visiter le bateau. Il se transforma en guide pour lui faire plaisir.
  
  — Je voudrais voir la piscine.
  
  Il l’entraîna dans les escaliers. La piscine se trouvait tout en bas, en dessous de la ligne de flottaison du navire. Au passage, il signala :
  
  — Ma cabine se trouve à cet étage, tout près d’ici.
  
  — Je voudrais la voir.
  
  — Tout de suite ?
  
  — Oui.
  
  Elle n’avait aucune arrière-pensée ; il suffisait de la regarder. D’ailleurs, Hubert n’était nullement enclin à profiter de la situation. Il n’aimait pas les tendrons et avait déjà fait l’amour avec des femmes russes sans y trouver plus de plaisir qu’avec d’autres.
  
  Il l’emmena donc dans sa cabine, ferma tout de même la porte, nonobstant tout savoir-vivre, afin de voir ses réactions. Elle n’en eut aucune, prit un livre sur la table de chevet, lut le titre :
  
  — Le vieil homme et la mer…
  
  Demanda pourquoi Hemingway n’était pas traduit en russe. Hubert lui expliqua en riant que Hemingway était un épicurien, que ses ouvrages prônaient une façon de vivre, une joie de vivre fort éloignées de celles des Russes ; qu’il aimait la bonne chère, l’alcool, les grandes chasses et les femmes… Svetlana fit une moue et dit :
  
  — Oh ! je vois… Ce n’est pas bien.
  
  Après un temps, elle questionna :
  
  — Est-ce que l’on peut se baigner dans la piscine ?
  
  — Maintenant ?
  
  — Oui. Est-ce que je pourrais, moi ?
  
  — Je pense, dit Hubert. Si vous voulez, je me baignerai avec vous.
  
  Elle rougit.
  
  — Cela me ferait plaisir. Mais je n’ai pas de maillot.
  
  — Le maître-nageur vous en prêtera un, en bas. Maintenant, si vous voulez sortir et m’attendre un instant dans le couloir, je vais me déshabiller et mettre mon slip ici. J’ai l’habitude de faire comme ça, il n’y a pas beaucoup de place pour les vêtements en bas.
  
  Elle sortit. Il se dépêcha et la rejoignit bientôt, en tenue de bain.
  
  — Allons-y.
  
  L’escalier était tout près et c’était à l’étage au-dessous. Ils y arrivèrent en un instant. Déception. La piscine avait été vidée, le local était vide.
  
  — J’aurais dû venir voir avant, remarqua Hubert.
  
  Il lui montra les installations. Elle s’intéressa beaucoup aux appareils de culture physique, surtout au vibromasseur à lanière qu’il fit fonctionner pour l’amuser.
  
  Elle voulut ensuite voir les installations de douche. Le temps passait, elle n’avait nullement l’air pressé. Hubert, lui, commençait à avoir froid.
  
  — Excusez-moi, dit-il, mais je vais aller me rhabiller.
  
  Elle eut un mouvement comme pour le retenir, puis s’immobilisa, regardant au-delà d’Hubert qui se retourna…
  
  Les deux « journalistes » étaient là. L’un deux tenait un gros pistolet, un « Skoda » 9 mm, braqué sur Hubert. Sur un signe, Svetlana fila vers l’escalier.
  
  Hubert comprit que ce n’était pas pour chercher du secours et que la petite avait exécuté des ordres.
  
  — À quoi joue-t-on ? demanda-t-il.
  
  — Aux gendarmes et au voleur, répondit le Russe non armé, en un français excellent.
  
  — Je suppose que c’est moi le voleur ? questionna aimablement Hubert que cette initiative de l’adversaire prenait complètement au dépourvu.
  
  Celui qui tenait le pistolet referma la porte des douches et s’y adossa. Hubert se trouvait maintenant seul dans l’étroit local avec les deux hommes qui semblaient parfaitement décidés à mener leur affaire jusqu’au bout.
  
  — Excusez-moi, reprit Hubert, mais je n’ai pas très chaud et je voudrais aller me rhabiller. Mes vêtements sont dans ma cabine.
  
  — Nous le savons. Nous venons de les examiner.
  
  C’était donc pour ça que Svetlana avait émis le désir de se baigner avec lui. Ils voulaient fouiller ses habits, croyant qu’il gardait « l’objet » sur lui.
  
  — Fédia Dobroklouski a parlé, continua l’homme.
  
  — Qui ?
  
  — Fédia Dobroklouski.
  
  — Jamais entendu ce nom-là.
  
  — Vous allez nous rendre maintenant ce qu’il vous a passé à la terrasse du café et vous serez tranquille. Nous vous laisserons aller.
  
  — C’est très gentil de votre part, mais je ne connais personne qui m’ait passé quoi que ce soit à la terrasse d’un café.
  
  — Enlevez votre slip ! ordonna l’homme armé avec un geste menaçant.
  
  Ce n’était vraisemblablement pas la peine de discuter. Lorsqu’ils seraient convaincus qu’il n’avait pas « l’objet » sur lui, ils iraient sans doute chercher ailleurs.
  
  Il enleva son slip. Le leur tendit. Ils le tâtèrent sous toutes les coutures. Vainement. Les deux hommes étaient pâles de colère. Hubert affichait toujours un air parfaitement incompréhensif. Alors, les choses prirent une tournure désagréable. Les deux Russes émirent la prétention de se livrer sur le corps d’Hubert à un examen particulièrement dégradant. Il voulut protester, mais un coup de pied dans le tibia suivi d’un coup de crosse sur le crâne le réduisit à l’impuissance…
  
  Quelques instants plus tard, il reprit conscience sous la douche, suffoquant au contact de l’eau glacée. Il se tira péniblement de là. Les deux « journalistes » avaient attendu. Celui qui parlait si bien français menaça :
  
  — Nous ne pouvons rien faire actuellement contre vous et vous savez pourquoi. Mais vous ne perdez rien pour attendre. À partir de l’instant où vous aurez quitté ce bateau, au Havre, votre vie ne vaudra plus un kopeck. En attendant, vous ne pourrez faire un seul geste dont nous ne serons pas informés.
  
  Ils s’en allèrent. Hubert retrouva son slip, le remit et remonta l’escalier sans avoir pu s’essuyer, laissant derrière lui une longue traînée humide. La menace formulée par le Russe était sérieuse, il n’avait aucune envie de s’en moquer. En attendant, il lui restait toujours quatre jours de répit jusqu’à l’arrivée au Havre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Hubert se trompait lourdement en croyant qu’il ne lui arriverait plus rien tant qu’il n’aurait pas remis le pied sur la terre ferme. Après avoir parcouru toute la Baltique, s’être arrêté un instant au large de Copenhague pour embarquer du vin (sa cave étant épuisée), le navire avait franchi le Kattegat, puis le Skagerrak, et longeait maintenant les côtes de Hollande. L’arrivée du Havre était annoncée pour le lendemain vers midi.
  
  Le retour s’était effectué dans une curieuse atmosphère de congrès politique. Les réunions « d’information » s’étaient succédé dans le grand salon des premières ; réunions des médecins, réunion des pharmaciens, réunion des pédagogues, réunion des ingénieurs, des industriels, des catholiques, des journalistes, etc. Des farceurs avaient même épinglé sur le tableau d’affichage des avis annonçant une réunion des « Marie-Chantal », une autre où les filles-mères seraient invitées à échanger leurs informations sur la situation des enfants naturels en U.R.S.S., et bien d’autres encore.
  
  Il y avait les « contre » et les « pour » qui s’affrontaient au bar, dans les coursives, sur les ponts, à la piscine, assez courtoisement d’ailleurs puisque aucune bagarre n’était encore à déplorer. Il y avait aussi les neutres, ceux qui avaient regardé les Russes sans idée préconçue, sans parti pris ; ceux-là se faisaient régulièrement invectiver par l’un et l’autre camp, les « pour » les traitant de « contre » et les « contre » de « pour ».
  
  Hubert, pour sa part, évitait soigneusement toute discussion. Quand un quelconque obsédé arrivait à le coincer et lui demandait :
  
  — Que pensez-vous, mon cher, de la situation des femmes en U.R.S.S. ?
  
  Il répondait invariablement qu’il ne connaissait pas la Russie, qu’il n’y avait jamais mis les pieds. Les autres lui fichaient alors la paix, non sans l’avoir gratifié d’un regard chargé de doute quant à la plénitude de ses facultés intellectuelles.
  
  La nuit qui venait de tomber allait être la dernière en mer. Le traditionnel bal costumé devait avoir lieu ce soir-là. Hubert était content que la croisière fût presque terminée. Depuis le départ de Leningrad il s’était ennuyé comme un rat mort. Les parties de ping-pong et de deck-tennis, les bains de soleil et la tournée méthodique des cinq bars qui se trouvaient sur le bateau ne pouvaient suffire à occuper des journées.
  
  Il y avait aussi le flirt, mais les femmes seules et en même temps dignes d’intérêt étaient plutôt rares sur le bateau. On pouvait facilement les compter sur les doigts d’une main et la compétition autour d’elles prenait un caractère presque sauvage. Le premier jour, Hubert était resté sur une prudente réserve, craignant que l’adversaire ne lui tendît un piège classique sous la forme d’une beauté seule et peu farouche ; lorsque, le lendemain, il s’était décidé à prendre le départ, estimant que c’était encore la façon la plus intelligente de passer le temps en croisière, les places étaient déjà prises.
  
  Il avait tout de même tenté sa chance sur une très jolie femme qui traînait toujours derrière elle une cour d’industriels tous plus ou moins quinquagénaires et bedonnants. Elle avait sans doute dépassé la quarantaine, mais Hubert la trouvait encore extrêmement désirable. Elle était blonde, les cheveux tirés en arrière et noués en chignon sur la nuque, toujours vêtue de noir, avec une élégance sûre et discrète. Une distinction extraordinaire, mais nullement précieuse, émanait de toute sa personne comme de ses moindres gestes. Elle se montrait directe dans ses rapports avec les hommes, mais sans provocation, et ne craignait pas d’employer des mots crus que le simple fait de passer par sa jolie bouche dépouillait fort curieusement de toute vulgarité et de toute équivoque. Une femme étonnante, dénuée de complexes, et d’une classe étourdissante.
  
  Hubert lui avait parlé cinq ou six fois, au bar ou sur le pont, mais il lui avait été chaque fois impossible de pousser plus loin, la meute des admirateurs habituels étant toujours arrivée au mauvais moment, formant aussitôt autour de la belle un mur parfaitement infranchissable. Hubert les aurait volontiers tous fichus à l’eau, s’il n’avait craint de s’attirer des ennuis.
  
  Le dîner terminé, Hubert alla faire un tour sur le pont. Le ciel nocturne était clair, étoilé. Des lumières, au loin, signalaient la présence d’autres bateaux. L’air était frais.
  
  Hubert savait qu’il avait été l’objet d’une surveillance incessante depuis le départ de Leningrad.
  
  Il le savait non seulement parce qu’on le lui avait dit, mais aussi parce qu’il le sentait. Depuis le temps qu’il vivait dangereusement, il avait acquis une sorte de sixième sens qui lui permettait de sentir le danger, comme un animal sauvage.
  
  Il y avait huit cents passagers sur le bateau, ce qui rendait pratiquement impossible de s’y trouver seul à un endroit quelconque, même au moment des repas puisqu’il y avait deux services. Hubert n’avait donc pu jusqu’alors identifier ceux qui le surveillaient, mais il avait bien l’intention d’y parvenir au cours de la nuit qui s’annonçait. Il lui fallait en effet récupérer « l’objet » avant l’aube car il s’imaginait mal ôtant la tête de bronze de son socle dans un endroit aussi fréquenté que le hall du bureau du commissaire en dehors des heures nocturnes où tout le monde dormait.
  
  Il atteignit la plage arrière, où le bruit des machines était beaucoup plus fort. Quelques fauteuils de pont étaient occupés par des personnes soigneusement enveloppées de couvertures. Hubert s’installa de la même façon et resta immobile, bercé par le mouvement du navire, engourdi par le bruit.
  
  À sa droite, le bar des touristes était presque vide. Des passagers allaient et venaient, d’un pont couvert à l’autre ; certains, appuyés au garde-fou, se laissaient fasciner par les jeux de lumière dans l’écume, le long des flancs du navire. Parmi ces gens, un au moins surveillait Hubert.
  
  Il pensa que la surveillance devait normalement redoubler à partir de cette soirée, car les autres devaient bien se douter qu’il lui fallait maintenant récupérer « l’objet », en prévision du débarquement.
  
  Vers neuf heures et demie, il se releva et parcourut tout le pont couvert de bâbord, jusqu’au bar des premières. La femme blonde de ses rêves s’y trouvait, toujours cernée par son armada de poids lourds. Il lui sourit par-dessus la tête chauve d’un cent kilos et demanda :
  
  — Vous n’allez pas vous travestir ?
  
  Elle lui rendit son sourire.
  
  — Si, mais je n’en ai pas pour longtemps.
  
  Les gros regardèrent Hubert avec un mépris hostile. Il dit en riant, son regard bleu de glace bien accroché à celui de la femme.
  
  — Vous ne trouvez vraiment pas que ce bateau est trop chargé ?
  
  Elle pouffa.
  
  — Qu’est-ce que vous attendez pour le délester ? questionna-t-elle.
  
  — Je vais m’en occuper. À tout à l’heure.
  
  Il alla s’installer un peu plus loin, but deux whiskies coup sur coup, puis descendit à sa cabine pour s’habiller. Une demi-heure plus tard, il remonta et se trouva nez à nez dans l’escalier avec Viviane Asselin.
  
  Il ne lui avait pas reparlé depuis l’incident de Moscou et pensait qu’elle l’évitait. Elle s’affichait d’ailleurs avec un grand type brun à lunettes qui semblait se donner beaucoup de mal pour la conquérir.
  
  — Oh ! Monsieur Chesneau ! dit-elle en rougissant.
  
  — Vous pouvez m’appeler Robert. Comment allez vous ? On ne vous voit plus.
  
  Elle s’était ressaisie.
  
  — Vous avez une table, ce soir ?
  
  — Non, j’ai oublié d’en faire réserver une.
  
  — Si vous voulez venir à la nôtre… Nous avons une place libre.
  
  Hubert pensa que le grand type à lunettes devait être tombé brusquement malade.
  
  — Je viendrai volontiers, assura-t-il.
  
  Elle le quitta. Il alla jeter un coup d’œil dans le salon des premières. La soirée était commencée. Des couples dansaient sur la piste. Il se rendit ensuite au deck-garden de l’avant où les travestis devaient se réunir, mais ne vit pas la dame de ses pensées, ni aucun de ses cuirassés d’escorte. Il retourna au salon, entra, se fit aussitôt harponner par Viviane Asselin qui arrivait derrière lui. La jeune fille portait une robe longue en moire blanche, trop décolletée sur son buste trop maigre.
  
  — Vous me faites danser ?
  
  Il la fit danser. Au bout d’un moment, elle lui dit :
  
  — Je voulais vous parler de quelque chose…
  
  — Allez-y.
  
  — Il m’est arrivé un truc curieux…
  
  Il dressa l’oreille. Les autres avaient dû voir la jeune fille sortir de sa chambre, à Moscou… De là à penser qu’elle détenait ce qu’ils n’avaient pu trouver sur lui, il n’y avait qu’un pas.
  
  — Quelqu’un est venu fouiller mes affaires, dans ma cabine.
  
  Il manifesta une surprise de bon ton.
  
  — Qu’est-ce que vous me racontez là ? On vous a volé quelque chose ?
  
  — Non. On ne m’a rien volé. Alors, je me demande bien pourquoi…
  
  — Comment vous en êtes-vous aperçue ?
  
  — La première fois, c’était le lendemain du départ de Leningrad. Cela a dû se passer l’après-midi, pendant que j’étais sur le pont. Je me suis aperçue le soir que mes affaires avaient été bousculées dans mes valises.
  
  — Il y a eu une seconde fois ?
  
  — Oui, le lendemain matin, pendant que j’étais à la piscine. J’y descends toujours en peignoir. Ce jour-là, je suis remontée plus vite que d’habitude, je ne me sentais pas très bien et l’eau n’était pas aussi chaude que les autres jours. Quand je suis revenue, il y avait un steward dans ma cabine et les vêtements que je portais la veille étaient étalés sur la couchette.
  
  — C’était le steward habituel ?
  
  — Non, je ne l’ai jamais vu.
  
  — Il était en veste blanche ?
  
  — Comme les autres, oui.
  
  — Il vous a parlé ?
  
  — Oui, il m’a dit : « Excusez-moi, je reviendrai tout à l’heure », et il est sorti. J’étais trop surprise pour faire quoi que ce soit. Et ce qui m’a frappée, c’est qu’il parlait français sans accent, alors que les autres le parlent avec beaucoup de difficultés.
  
  — Est-ce qu’il avait l’air d’être polonais comme tous les autres membres de l’équipage ? Vous avez dû remarquer que la plupart d’entre eux, morphologiquement, se distinguent de nous.
  
  Elle hésita :
  
  — Je ne sais pas, je ne peux pas vous dire…
  
  — Vous en avez parlé à quelqu’un ? Vous êtes allée vous plaindre au commissaire ?
  
  — Non, je n’ai pas osé.
  
  — À vos parents ?
  
  — Non plus. Ils m’auraient traitée de folle. Vous pensez que j’aurais dû en parler ?
  
  — Je n’en sais rien. Est-ce que cela s’est reproduit, depuis l’incident du steward ?
  
  — Non. En tout cas, je n’ai rien remarqué.
  
  — Vous n’avez pas revu ce fameux steward ensuite ?
  
  — Non, pas du tout.
  
  — Vous savez ce que je pense ?
  
  — Non…
  
  — Je pense que les marins polonais sont curieux de connaître les petits secrets d’une jeune fille française. Votre lingerie, par exemple, doit être très différente de celle que portent leurs femmes.
  
  — Mais c’est dégoûtant ! protesta-t-elle en rougissant.
  
  La danse se termina. Il la raccompagna jusqu’à la table occupée par ses parents, refusa poliment de se joindre à eux et quitta le salon pour se rendre au bar, de l’autre côté du hall.
  
  — Whisky-soda.
  
  Une femme de chambre entra, vêtue de l’uniforme réglementaire, mais le visage dissimulé sous un masque de velours noir. Une passagère qui avait emprunté son travesti au personnel féminin du bateau.
  
  Elle frôla Hubert, s’installa sur le tabouret voisin, commanda un « dry ». Hubert questionna :
  
  — Vous avez perdu votre escorte de cuirassés lourds ?
  
  Elle le regarda, énigmatique derrière son masque.
  
  — Je ne comprend pas l’allusion, monsieur.
  
  Elle arrivait assez bien à déguiser sa voix. Hubert se mit à rire.
  
  — Je reconnaîtrais votre parfum entre mille : « Robe d’un Soir », de Carven.
  
  Il se pencha vers elle.
  
  — Puis-je être « l’homme d’un soir » ?
  
  Elle lui prit la main, la serra.
  
  — Vous avez gagné, monsieur. Buvons et partons d’ici avant que les cuirassés ne me détectent avec leurs radars.
  
  Ils vidèrent leurs verres. Hubert paya et proposa :
  
  — Si nous allions chez les touristes ? Je vous assure qu’on s’y amuse beaucoup mieux qu’ici et…
  
  — … nous y serons plus tranquilles.
  
  Ils sortirent, gagnèrent le pont couvert, désert d’un bout à l’autre.
  
  — Je suis arrivé bien tard, remarqua Hubert en lui prenant le bras.
  
  — Ne regrettez rien, répondit-elle. Il ne faut jamais rien regretter.
  
  — Je m’appelle Robert Chesneau.
  
  — Appelez-moi Paule.
  
  — Paule tout court ?
  
  — Paule tout court, si vous voulez.
  
  Ils allèrent danser au bar de la classe touriste, puis montèrent sur le pont supérieur, obscur et balayé par le vent.
  
  — J’ai froid, dit-elle. Je vais aller chercher un manteau.
  
  — Où est votre cabine ?
  
  — Sur ce pont, vers l’avant.
  
  — Je vous accompagne.
  
  Elle dit avec force :
  
  — J’y compte bien.
  
  Il la prit par la taille. Elle frissonna et se serra contre lui.
  
  — Brrr ! Il fait glacial ! Vous n’avez pas froid, vous ?
  
  À vrai dire, il n’avait pas très chaud.
  
  — Impossible, répondit-il, je brûle pour vous.
  
  Elle rit. Son rire était très agréable, un rire de gorge.
  
  — C’est là.
  
  Elle le précéda dans la coursive. Avant de franchir le seuil, Hubert regarda en arrière. Sur le fond lumineux qui montait de la plage arrière, une silhouette massive se découpait. Un instant, Hubert eut envie de foncer pour identifier l’homme. Il se retint. Quatre-vingts mètres au moins le séparaient de l’adversaire qui aurait largement le temps de disparaître avant qu’il ne l’atteigne.
  
  — Vous venez ? s’inquiéta la femme.
  
  Il la rejoignit devant une porte qu’elle venait d’ouvrir et la suivit dans une cabine intérieure à un lit, avec salle de bains, relativement luxueuse.
  
  — Avez-vous soif ? Il y a du whisky dans le placard. Hubert pensa qu’elle buvait beaucoup mais cela ne semblait pas lui faire le moindre effet.
  
  — Je croyais que vous n’aimiez pas les « dry » ? Elle lui lança un sourire de biais.
  
  — Vous êtes observateur.
  
  — J’ai l’impression, assura-t-il, de n’avoir jamais fait autre chose sur ce bateau que vous regarder.
  
  — M’espionner ? vous voulez dire.
  
  Il prit le verre qu’elle lui tendait.
  
  — Merci. Non, je voulais simplement savoir lequel de vos pachydermes décrocherait le coquetier.
  
  Elle prit un air offensé.
  
  — Ai-je vraiment l’air d’un coquetier ?
  
  — Le plus joli coquetier du monde.
  
  Elle soupira :
  
  — Il est impossible de se fâcher, avec vous.
  
  Ils choquèrent leurs verres.
  
  — À votre santé, dit-elle.
  
  — À nos amours.
  
  Elle but, enchaîna :
  
  — Aucun d’eux n’avait la moindre chance ; inutile de vous le dire.
  
  — Je pensais que vous cherchiez un époux.
  
  — Je suis déjà mariée.
  
  — Ah ! Où est l’heureux homme ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Je n’en sais trop rien. Quelque part en Amérique du Sud, je suppose. Il chasse les papillons.
  
  — L’imbécile ! Vous avoir à lui et…
  
  — Il est un peu myope.
  
  Ils rirent ensemble. Elle s’assit au bord du lit.
  
  — Si vous enleviez votre masque ? suggéra-t-il.
  
  Elle l’ôta et le lança sur un tabouret. Ils se regardèrent un moment en silence. Puis Hubert demanda doucement :
  
  — Est-ce que nous pensons la même chose ?
  
  Elle respira profondément, ses joues se colorèrent.
  
  — À quoi pensez-vous ?
  
  Il y avait un défi dans sa voix. Il répondit très naturellement :
  
  — Je pense que nous ne sommes plus des enfants et que nous pouvons en conséquence faire certaines choses sans trop de risques. Je pense qu’après tout on ne s’amuse pas tellement et que nous sommes très bien ici tous les deux, rien que nous deux.
  
  — C’est ça ! approuva-t-elle d’un ton ironique. Asseyez-vous là et causons.
  
  Il reprit, avec un sourire en coin qui découvrait sa denture de loup.
  
  — Ce n’est pas tellement de « causer » que j’ai envie. Je pense que nous sommes assez grands et assez intelligents pour trouver un meilleur moyen de passer le temps. Je pense que j’aimerais beaucoup vous tenir dans mes bras, vous embrasser. Je pense que j’aimerais beaucoup faire ça avec vous.
  
  Elle ne souriait plus, sa jolie bouche frémissait.
  
  — Vous êtes direct, remarqua-t-elle ; je ne déteste pas ça. Mais nous nous connaissons à peine.
  
  — Vous savez très bien que nous nous sommes « reconnus », rectifia-t-il.
  
  — Je crois que je comprends ce que vous voulez dire : cette sympathie spontanée qui nous a donné envie de nous connaître dès le premier regard.
  
  Il restait toujours debout devant elle, la dominant de sa haute taille.
  
  — C’est agréable de causer avec vous, apprécia-t-il. Vous ne vous dérobez pas.
  
  — Je ne me dérobe jamais. C’est toujours oui ou non.
  
  — Alors, dites-moi oui.
  
  Elle eut un geste de la main, exprimant son désarroi.
  
  — Un instant, je vous prie, vous allez trop vite pour moi. Je préférerais que vous continuiez à me faire la cour. Nous nous reverrions à Paris et… je vous promets de ne pas trop vous faire attendre. Vous pouvez bien faire ça pour moi si je vous dis que j’en ai autant envie que vous ?
  
  Il s’assit près d’elle, lui prit la main.
  
  — Je suis navré, Paule. Mais nous ne nous reverrons pas à Paris. Nous ne nous reverrons peut-être jamais. Je suis un grand voyageur et je dois partir très loin, à peine débarqué au Havre.
  
  — Vous êtes reporter ?
  
  — Chut : on ne pose pas de questions.
  
  — Vous avez raison.
  
  — Il n’y aura pas d’autre occasion, Paule. Il n’y aura pas d’autre nuit qui viendra jamais s’offrir à nous… Et, pour ma part, je le regretterai jusqu’à la fin de mes jours.
  
  Elle frissonna :
  
  — Que le diable vous emporte si vous essayez de me tromper !
  
  — Je dis vrai.
  
  — Alors, murmura-t-elle, vous avez raison ; ce serait trop idiot. Que votre volonté soit faite…
  
  Il la prit dans ses bras et se pencha sur ses lèvres offertes…
  
  
  *
  
  * *
  
  Sa montre-réveil se mit à sonner. Il allongea le bras dans l’obscurité, la fit taire d’une pression de doigt. Le corps nu et chaud de la femme étendue près de lui n’avait pas bougé. Elle dormait profondément, ivre d’amour et de fatigue.
  
  Il se leva avec précaution, gagna sans bruit la salle de bains, referma la porte avant d’allumer. Tous ses vêtements étaient là. Il se passa de l’eau froide sur le visage, se rinça la bouche, se donna un coup de peigne puis s’habilla.
  
  Il éteignit avant de revenir dans la cabine et se guida ensuite sur le cadran lumineux de sa montre pour récupérer celle-ci. Il était près de la porte lorsqu’il entendit bouger derrière lui ; la lumière s’alluma. Il se retourna, regarda son amie assise sur le lit, ses magnifiques seins nus dévoilés.
  
  — Tu t’en vas ? demanda-t-elle avec une pointe de panique dans la voix.
  
  — Oui, répondit-il doucement. Le jour va venir, je ne veux pas que l’on me voie sortir d’ici ; je ne veux pas te compromettre.
  
  — Reste encore.
  
  Elle lui tendit les bras. Il tourna la clé dans la serrure, entrouvrit la porte.
  
  — Non, madame. C’était merveilleux comme ça, je n’oublierai jamais. Adieu, Paule.
  
  Il sortit vivement, referma derrière lui et gagna le pont. Sa montre indiquait quatre heures dix. Le ciel était encore très sombre. Le navire, désert, avec un éclairage réduit, avait un curieux aspect. Hubert frissonna. L’air était vif et sa veste blanche de smoking le protégeait bien mal. Il releva son col, fourra ses mains dans ses poches et se dirigea vers l’arrière du bateau.
  
  Il aurait pu regagner sa cabine par un escalier intérieur qui passait précisément par le hall où se trouvait la tête de bronze, mais il avait son plan. Avant de sortir « l’objet » de sa cachette, il fallait d’abord se débarrasser des gêneurs.
  
  Il marchait sans trop se presser, tous ses sens en éveil. Un léger bruit derrière lui, qu’une personne non avertie n’aurait pu distinguer de ceux conjugués du vent et des machines, l’avertit qu’il était suivi. Il pensa que les pauvres types ne devaient pas avoir eu chaud à l’attendre ainsi depuis onze heures du soir.
  
  Il se retourna deux ou trois fois avec l’intention bien arrêtée de faire comprendre à l’adversaire qu’il se méfiait et qu’il se méfiait parce qu’il avait l’intention de faire quelque chose devant se passer sans témoins.
  
  Arrivé au bout du pont desservant les cabines de Première-A, il tourna brusquement à droite et gravit l’escalier qui conduisait au sun-deck.
  
  Là, le vent soufflait en rafales, le bruit des machines devenait vacarme. Pas un chat. Il passa à droite de la première cheminée, buta volontairement sur une des rames qui servait au jeu de palet et qu’un joueur peu consciencieux avait omis de ranger. La rame alla buter contre une pile de bancs de sauvetage et cela fit assez de bruit pour attirer l’attention des suiveurs, en admettant qu’ils l’eussent perdu de vue.
  
  Il atteignit le socle de la seconde cheminée. Il y avait là des prises d’air à volets, des souffleries, des tas de coins et de recoins.
  
  Hubert s’agenouilla devant une sorte de cavité assez basse, fourra son bras dedans, fit semblant de chercher quelque chose qui se serait trouvé collé sous la paroi supérieure. Il était glacé jusqu’aux os et se retenait de ne pas claquer des dents.
  
  Il se releva enfin et revint sur ses pas. Il y avait une légère rampe le long de la cheminée arrière. Il était à moitié de cette rampe lorsqu’une voix se fit entendre derrière lui.
  
  — Les mains en l’air ! Ne bougez pas !
  
  « Et voilà ! » pensa-t-il en obéissant. Ils avaient marché et le croyaient de nouveau en possession de l’objet.
  
  — Retournez-vous.
  
  Il obéit encore. Le type, trapu, portait un manteau et un chapeau solidement enfoncé dissimulait le haut de son visage. Son français était teinté d’un léger accent de l’Est.
  
  — Maintenant, écoutez-moi bien…
  
  Hubert sentit l’autre approcher dans son dos. Il avait dû faire le tour de la cheminée et allait sans doute l’assommer. Hubert fit un pas rapide de côté, pivota sur son pied gauche, aperçut un bras levé et lança son pied droit. Atteint au genou, le type se plia en hurlant. D’un terrible coup de poing sur la nuque, Hubert l’expédia au plancher. Et d’un !
  
  Mais celui qui s’était manifesté le premier arrivait comme un boulet. Hubert réussit à éviter la crosse du pistolet qui s’abattait sur sa tête et voulut reculer d’un pas pour se mettre en position de riposte. Son talon s’accrocha malencontreusement sur une des lattes de bois clouées sur le plan incliné. Il trébucha, perdit quelques précieuses secondes à la recherche de son équilibre, eut le temps de constater qu’il avait les jambes molles et de se dire que ses ébats avec la belle et voluptueuse Paule allaient maintenant lui coûter cher…
  
  Il crut que son crâne éclatait et tomba lourdement sur les genoux, groggy. L’instant d’après, la pointe d’une chaussure lui arriva dans le creux de l’estomac et termina le travail. Il s’abattit d’une seule masse, proprement K.O. !
  
  
  *
  
  * *
  
  Il reprit conscience dans un endroit chaud qui sentait la bière aigre et la fumée de tabac refroidie. Il était nu comme un ver, à plat ventre sur le plancher. Des voix résonnaient au-dessus de lui. Une nausée lui tordit l’estomac, il vomit, puis se redressa et réussit à s’asseoir.
  
  La pièce, assez grande, était probablement une salle de jeux et de repos destinée à l’équipage. Des affiches de propagande, en polonais, couvraient les cloisons. Hubert se trouvait entre deux grandes tables flanquées de bancs rivés au sol. Ses vêtements étaient étalés sur une de ces tables et ses agresseurs, appuyés dessus, le regardaient avec colère. Ils venaient visiblement de fouiller les habits, sans rien trouver.
  
  — Où l’as-tu mis ? questionna le plus grand des deux hommes.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Où ai-je mis quoi ?
  
  — Ce que tu as été chercher là-haut.
  
  Hubert décida de changer de tactique.
  
  — Je l’ai jeté quand vous m’avez attaqué. Je le tenais à la main.
  
  Les autres prirent le temps de digérer l’information.
  
  — Tu crois que c’est tombé sur le pont, ou de l’autre côté ?
  
  — Sur le pont certainement.
  
  — Ça ressemble à quoi ?
  
  Hubert se referma.
  
  — Je croyais que vous le saviez !
  
  Le type haussa les épaules.
  
  — On s’en doute. Mais on veut te l’entendre dire, C’est la forme qui nous intéresse.
  
  — C’est un Hélicopis, dit Hubert en pensant au mari de Paule.
  
  — Un hélicoquoi ?
  
  — Hélicopis.
  
  — Qu’est-ce que c’est que ça ?
  
  — C’est une espèce de papillon.
  
  Les autres hésitaient à comprendre.
  
  — De papillon ?
  
  — De papillon, certainement.
  
  Le plus grand devint mauvais.
  
  — Dis donc ! Tu te fous de nous ?
  
  — C’est bien possible, admit Hubert. Mais vous me cassez les pieds. Je n’ai rien été chercher sur le « sun-deck » et je ne sais pas de quoi vous parlez. Tout ce que je sais, c’est que cette histoire va vous coûter cher, très cher !
  
  Il se mit debout, exagérant les difficultés qu’il éprouvait pour ce faire. Le plus petit fonça sur lui, mais l’autre retint son complice.
  
  — Minute, fit-il. Tout à l’heure, il était sincère. Je vais remonter là-haut avec une lampe. Toi, pendant ce temps-là, tu vas le faire rhabiller et tu l’emmèneras ensuite aux amarres. Là, on sera tranquilles. Il pourra toujours gueuler, personne l’entendra.
  
  Le grand prit une lampe sur un placard, passa le pistolet à son complice et s’en alla.
  
  — Habille-toi, commanda celui qui restait, et n’essaie pas de faire le malin si tu ne tiens pas à te faire trouer la peau.
  
  Hubert commença d’enfiler ses vêtements. Sa tête et son estomac lui faisaient encore terriblement mal, mais les muscles de ses bras étaient souples et répondaient bien. Quand il eut fini, le type ouvrit la porte.
  
  — Passe devant, tourne à droite et n’essaie pas de te sauver.
  
  Hubert, qui affectait un air hagard, passa une main sur sa figure en répondant :
  
  — Seigneur, j’en serais bien incapable.
  
  La coursive desservait une partie du bateau réservée à l’équipage. Des affiches de propagande étaient fixées un peu partout dans des cadres faits de lattes de bois. Ils passèrent devant la boulangerie, puis devant l’imprimerie. Tout était calme et désert. On n’entendait que le halètement des machines, tout proche.
  
  La coursive se terminait sur une porte étanche. Hubert l’ouvrit, suivant les instructions de l’adversaire et leva les jambes pour franchir le seuil haut de cinquante centimètres environ.
  
  L’homme repoussa la lourde porte métallique. Ils étaient sur une sorte de pont couvert, en demi-cercle, situé tout à l’arrière du navire, assez bas. Des palans, des rouleaux de cordages épais comme des bras, encombraient la place. Un garde-fou autour, percé çà et là d’ouvertures garnies de grosses poulies pour le passage des amarres. Dans le sillage des hélices, la mer bouillonnait et brasillait sous le clair de lune.
  
  Le bruit était infernal et Hubert se souvint de la réflexion de l’autre : « Il pourra toujours gueuler, personne ne l’entendra. »
  
  Maintenant, il fallait guetter l’occasion. Hubert n’était pas suffisamment certain que les autres ne chercheraient pas à le supprimer. Peut-être avaient-ils reçu des ordres en conséquence mais, dans la rage d’avoir dû se découvrir inutilement, ils pourraient bien passer outre. On était presque de retour au Havre et la disparition d’un passager n’aurait plus le même effet psychologique…
  
  Et puis de toute façon, le jour allait bientôt pointer et Hubert devait se débarrasser de ses adversaires pour récupérer « l’objet » en toute tranquillité.
  
  L’homme le fit avancer, puis lui ordonna de s’adosser à un treuil électrique. Hubert obéit avec lenteur, feignant toujours d’éprouver beaucoup de difficultés à se mouvoir afin d’inciter l’autre à relâcher sa vigilance. Il ne fallait pas trop tarder ; celui qui était remonté sur le « sun-deck » ne chercherait pas pendant des heures.
  
  Appuyé à la carrosserie du treuil électrique, Hubert offrait un spectacle pitoyable ; les bras pendants, le menton sur la poitrine, il avait l’air d’une loque. Il se plaignit violemment, comme sous l’effet d’une vive douleur et dit ensuite :
  
  — Je dois avoir une fracture du crâne.
  
  L’autre n’avait pas entendu, gêné par le bruit des hélices qui tournaient en dessous. Il fit un pas en avant, tendit une oreille.
  
  — Quoi ?
  
  Hubert répéta ce qu’il venait de dire, un ton plus haut, puis se prit la tête dans les mains et cria. L’instant d’après, il se laissa glisser à terre comme s’il avait soudain perdu connaissance.
  
  Le type hésitait, visiblement inquiet. Ce n’était pas lui qui avait assommé Hubert d’un coup de crosse et il ne pouvait donc savoir avec quelle force le coup avait été donné. Il fit un pas en avant, puis deux, tenant toujours son arme braquée sur le grand corps étalé.
  
  Hubert respira profondément. Sa tête et le creux de son estomac lui faisaient encore très mal.
  
  Le type se penchait, toujours méfiant. Hubert passa brusquement à l’attaque, avec la promptitude d’un chat sauvage. Plaqué aux jambes, l’homme perdit l’équilibre, tira trop tard alors que son arme se trouvait déjà déviée, tomba rudement. Hubert lâcha sa prise, lui sauta dessus. Le tranchant de sa main s’abattit en travers de la carotide. Clac ! L’homme ne bougea plus.
  
  Hubert s’empara du pistolet et se releva péniblement, avec l’impression qu’un marteau-pilon s’était mis à fonctionner dans son crâne. Il s’adossa un instant au treuil électrique, le temps de reprendre son souffle, le temps que s’apaise dans sa tête le martèlement atroce.
  
  Il n’était pas inquiet au sujet du coup de feu. L’écho de la détonation n’avait pu se propager qu’en direction de la mer et le vacarme des arbres et des hélices avait dû le couvrir en partie.
  
  Lorsque sa tête lui fit moins mal, il retourna vers la porte étanche qui se trouvait simplement poussée et attendit derrière. En repartant immédiatement, il aurait couru le risque de rencontrer l’autre dans les coursives où il n’aurait pas été si aisé de s’en débarrasser.
  
  Il n’attendit pas très longtemps, deux ou trois minutes au plus, mais l’ouverture de la porte le surprit. Il n’avait pas entendu l’homme arriver.
  
  Le type enjamba le seuil surélevé destiné à empêcher la pénétration de l’eau dans les coursives par gros temps et fit encore deux pas.
  
  — Où es-tu ? cria-t-il, étonné de ne voir personne.
  
  — Ici ! répondit Hubert en abattant la crosse du pistolet sur le crâne de l’homme.
  
  Plouf ! Le type n’était plus qu’un tas de viande inerte aux pieds de Hubert. Celui-ci porta sa main gauche à sa tête que la violence du geste avait de nouveau rendu douloureuse. Puis il se mit à réfléchir…
  
  L’affaire avait pris mauvaise tournure. S’il laissait la vie sauve à ces deux phénomènes, ils allaient probablement se conduire dès leur réveil comme des chiens enragés. Hubert n’avait aucune envie de débarquer au Havre avec cette menace directe dans son dos. Il fallait jouer sur l’espoir qu’ils étaient seuls sur le bateau à mener l’affaire et que leur disparition pût faire perdre momentanément le fil à l’adversaire. De toute façon, ce n’était plus qu’une question d’heures pour que l’affaire devînt une lutte à mort. Les autres n’hésiteraient pas à le supprimer s’ils arrivaient à récupérer « l’objet » ou, plus simplement, s’ils acquéraient la conviction qu’en le stoppant définitivement la fuite serait du même coup étranglée.
  
  Il ne pouvait être question de pitié. Hubert qui ne souffrait d’aucun complexe, ignorait ce sentiment-là. Il savait simplement qu’en matière d’espionnage, et de contre-espionnage la règle du jeu était fort simple : tous les coups étant permis.
  
  Il se décida et, l’un après l’autre, bascula ses adversaires malheureux par-dessus bord, en plein dans le sillage des hélices. Après quoi, il se frotta les mains et rentra dans la coursive, non sans prendre la peine de refermer soigneusement la porte étanche.
  
  Il parcourut environ les trois quarts de la longueur du bateau et trouva un couloir à droite qui le ramena du côté passager, en plein sur l’escalier qu’il utilisait habituellement, à partir de sa cabine, pour descendre à la piscine ou monter sur le pont.
  
  Il monta, atteignit le hall désert où trônait la tête de jeune fille en bronze qu’il ôta de son socle, s’engagea dans la coursive qui s’enfonçait entre le magasin et le bureau du commissaire, pénétra dans les toilettes situées à quelques mètres à gauche, s’enferma dans un cabinet et entreprit de récupérer « l’objet ».
  
  Ce ne fut pas un petit travail et il dut faire preuve de beaucoup de patience et d’adresse pour faire ressortir par un œil le minuscule rouleau de pellicule. Quand il y fut parvenu, il ressortit, alla remettre la tête en place et descendit pour regagner sa cabine.
  
  Coudray et Gauthier, les autres occupants, dormaient profondément. Par le hublot, Hubert remarqua que le ciel pâlissait. Il se déshabilla sans bruit et glissa « l’objet » dans une de ses chaussettes, qu’il conserva.
  
  Le fait qu’on n’ait pu lui trouver une place que dans une cabine de première à trois lits, dont deux étaient déjà loués, l’avait au début contrarié. Maintenant, il appréciait à sa juste valeur la tranquillité que cela lui avait donné pendant les nuits. Dans une cabine « single », il aurait risqué des incursions nocturnes de l’adversaire, dans celle-ci, avec deux compagnons, il pouvait dormir sans crainte d’être dérangé.
  
  Il prit deux comprimés d’aspirine avec un verre d’eau, se hissa sur la couchette supérieure qui était la sienne et plongea presque aussitôt dans un sommeil profond comme la mort.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Le navire atteignit Le Havre comme prévu. Hubert avait bouclé ses valises et déjeuné au premier service, à onze heures et demie. Du pont promenade de tribord, il assista à l’accostage qui s’effectua à l’endroit même d’où était parti le bateau, quinze jours plus tôt.
  
  La police et la douane montèrent à bord et s’installèrent dans le grand salon vitré de l’avant. Hubert passa un des premiers. L’inspecteur de la Sûreté tamponna son passeport sans se douter qu’il s’agissait d’un faux et lui remit le talon du débarquement ; l’officier des douanes donna également un coup de tampon sur la feuille rose de déclaration, n’estimant pas devoir faire payer de droits pour les six petites boîtes en bois peint, les deux boîtes de vingt cigarettes et les trois paquets de tabac pour la pipe, déclarés par Hubert.
  
  Ses papiers en règle, Hubert s’assura les services de deux porteurs qui descendirent avec lui chercher ses bagages restés dans la cabine. Quelques minutes plus tard, Hubert se retrouva sur le quai après avoir remis son coupon de débarquement à l’un des policiers de service en bas de la passerelle.
  
  Il fallait ensuite passer dans la salle de la douane pour vérification des bagages. Les porteurs se trompèrent et enfilèrent une galerie latérale. Hubert fut sur le point de protester, puis se ravisa. La manœuvre involontaire pouvait lui faire gagner quelques précieuses minutes.
  
  Ils passèrent ensuite dans la salle d’attente et frôlèrent le dos d’un douanier qui essayait de contenir la vingtaine de passagers qui s’énervait déjà dans la salle de visite. Sans encombre, Hubert se retrouva dehors. Un taxi s’avança. Les porteurs chargèrent les valises sur le toit. Hubert leur donna un bon pourboire. L’un deux demanda :
  
  — Vous venez de Russie ? Comment c’est là-bas ?
  
  — C’est pas si mal qu’on le dit, répondit Hubert. Mais y a pas de bistrots et le pinard est hors de prix.
  
  — Oh ! Merde, fit le gars, sincèrement déçu.
  
  Ce fut à cet instant que Hubert remarqua, de l’autre côté de la chaussée, les deux hommes debout près d’une 15 HP Citroën noire. Massifs, le visage sévère, la coupe de leurs vêtements aurait suffi à les trahir. L’un d’eux tenait quelque chose qui ressemblait à une photographie et leurs regards inquisiteurs ne faisaient qu’aller et venir entre ce quelque chose et le visage d’Hubert.
  
  Ils montèrent dans la « 15 » dès que Hubert se fut installé dans le taxi.
  
  — Au garage Simca, près de la gare, indiqua Hubert au chauffeur qui attendait pour démarrer.
  
  Le taxi partit. Hubert chercha sur la banquette l’endroit d’où il pouvait profiter du rétroviseur. La « 15 » suivait.
  
  Hubert se mit à réfléchir. Il ne lui avait servi à rien de se débarrasser de ses adversaires de la nuit précédente. Le Centre (3), ayant évidemment prévu que cela pouvait arriver, avait pris ses précautions en plaçant au Havre un comité d’accueil muni des photographies fournies au nom de Robert Chesneau pour l’obtention du visa soviétique.
  
  Quand et de quelle façon les autres allaient-ils passer à l’action ? Hubert pensait qu’ils ne perdraient pas de temps et qu’ils essaieraient de régler la question sur la route, entre Le Havre et Paris. Un instant, il se demanda s’il ne serait pas plus sage de prendre le train spécial qui devait ramener jusqu’à Saint-Lazare les neuf dixièmes des passagers. Parmi la foule, il courait beaucoup moins de risques. Il écarta rapidement cette idée.
  
  La « 15 » et ses deux occupants ne lui faisaient pas peur. On lui avait fourni au départ de Paris une 403 spéciale munie d’un compresseur « Constantin », d’un quadruple échappement et d’un rapport de couple plus élevé. À première vue, c’était une 403 qui ressemblait à n’importe quelle autre 403 ; personne, sans en être averti, ne pouvait penser que cette voiture d’apparence si modeste était capable d’atteindre le 100 en quatorze secondes et de rouler à 160 « chrono ».
  
  Le taxi s’arrêta soudain derrière une longue file de voitures immobilisées.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? questionna Hubert.
  
  — Un pont basculant qui se trouve levé, expliqua le chauffeur. Ça arrive souvent, des fois on attend près d’une heure.
  
  — C’est gai.
  
  Les types de la « 15 » avaient laissé passer une autre voiture entre eux et le taxi d’Hubert. Sans doute se figuraient-ils que celui-ci ne les avait pas repérés.
  
  Ils attendirent près d’un quart d’heure, puis tout se remit en marche. Hubert fronça les sourcils en apercevant deux douaniers de faction à la sortie du port. Ses bagages ne portaient pas le signe de la douane puisqu’il n’était pas passé par la salle de visite. S’il était arrêté là, on le ferait certainement retourner ; de toute façon il perdrait du temps.
  
  Le chauffeur ralentit instinctivement en arrivant près des douaniers, mais ceux-ci lui firent signe de continuer. Hubert se retourna pour voir si, par un miraculeux hasard, ils n’allaient pas faire stopper la « 15 » ; mais il n’en fut rien.
  
  La traversée d’une partie de la ville s’effectua sans histoire. Le taxi s’arrêta devant le garage et le chauffeur aida Hubert à descendre ses valises. La « 15 » s’était arrêtée à cinquante mètres en arrière.
  
  Hubert retrouva la 403 tout au fond du garage. Il installa ses valises dans le coffre et sur la banquette arrière, vérifia les niveaux d’huile du moteur et du réservoir Lockheed, puis celui de l’eau dans le radiateur, pompa l’essence au carburateur, s’installa au volant, mit le contact, actionna le démarreur. Après quelques difficultés, le moteur se mit à tourner. Hubert attendit que la pression d’huile se fût établie et accéléra légèrement. Pendant quelques minutes, il maintint un régime raisonnable juste ce qu’il fallait pour que le moteur tourne rond en s’échauffant.
  
  D’autres passagers du navire étaient arrivés, qui avaient aussi laissé leurs voitures dans ce garage. Hubert les salua et démarra enfin pour aller se ranger devant le poste d’essence, sous le porche.
  
  — Le plein complet en super, demanda-t-il. Vérifiez aussi la pression des pneus et nettoyez le pare-brise.
  
  Il alla aux toilettes, n’ayant pas envie d’être handicapé en cours de route par quelque besoin naturel. La voiture prête, il paya ce qu’il devait, prit le volant et sortit lentement.
  
  La « 15 » était toujours là. Hubert se cala sur son siège. « On va bien s’amuser ! », pensa-t-il.
  
  Il prit à gauche et remonta le Cours de la République jusqu’à la rue Aristide Briand. La sortie du Havre lui parut interminable. La « 15 » était toujours derrière, laissant une ou deux voitures en écran.
  
  Il arriva enfin au bout de la ville, sur la route de Paris, large et bien entretenue. Il ne croyait pas que ses adversaires tenteraient quelque chose maintenant, la circulation étant assez dense. Il accéléra doucement pour ne pas donner l’éveil aux autres.
  
  La « 15 » se maintenait à deux cents mètres en arrière. Hubert monta lentement à 120 – une bonne vitesse pour une 403 normale – et y demeura.
  
  Bolbec, Yvetot, Caudebec, Maromme, ils arrivèrent à Rouen. À aucun moment, malgré quelques conjonctures favorables, la « 15 » n’avait essayé de se rapprocher. Voulaient-ils simplement le suivre jusqu’à Paris pour savoir ce qu’il ferait, qui il y rencontrerait une fois arrivé ? C’était peu probable. Ils préféraient certainement récupérer le document transmis par « O.S.S. 425 » à Moscou et supprimer Hubert pour couper définitivement cours à l’affaire.
  
  Ils tentèrent le coup entre Gaillon et Vernon, dans une région boisée, alors qu’aucune autre voiture ne se trouvait en vue. Hubert, qui roulait à 115-120, vit soudain la « 15 » se rapprocher. Leur intention était sans doute de le dépasser puis de l’envoyer dans le décor en se rabattant brutalement devant lui. Après quoi, ils lui porteraient « secours », l’emmèneraient, avec ses bagages, « vers le plus proche hôpital », en réalité vers un endroit bien à eux d’où il n’aurait aucune chance de se sortir vivant, en admettant qu’il ne fût pas mort dans l’accident…
  
  « Très peu pour moi ! » pensa Hubert avec un sourire qui retroussa ses lèvres sur sa denture de loup.
  
  Il attendit que la « 15 » se fût déboîtée pour le dépasser et appuya franchement sur l’accélérateur. Le moteur compressé de la 403 se mit à rugir et la voiture fit un véritable bond en avant. La « 15 » était déjà engagée sur le côté, son avant à la hauteur des ailes arrière de la 403. Un court instant, alors que le compteur étalonné de la Peugeot indiquait 135 la position des deux voitures se stabilisa…
  
  Puis la « 15 » parut reculer… 140, 145… Hubert retrouva la Citroën dans le rétroviseur, ne put s’empêcher de rire en imaginant la tête de ses adversaires. Dans quelques secondes, quand ils auraient compris, ils regretteraient de n’avoir pas pris une Aston-Martin. Mais comment imaginer qu’une « 15 » pouvait se faire battre par une 403 ?
  
  Hubert profita de la longue ligne droite pour pousser une pointe à 150. Lorsqu’il freina devant l’annonce d’un virage, la « 15 » était à plus de deux cents mètres en arrière.
  
  Hubert s’en donna alors à cœur joie. Il profita d’une série de virages qu’il aurait pu prendre bien plus vite pour se laisser rattraper. Puis il remit ça dès la première ligne droite, se laissa de nouveau rejoindre pendant la traversée de Vernon, et joua ainsi au chat et la souris jusqu’à l’entrée de l’autoroute.
  
  Là, fini de rire, il bloqua l’aiguille du compteur au maximum et sema rapidement la Citroën qui disparut bientôt du rétroviseur. À l’embranchement de Trappes, il tourna à droite et gagna Paris par Versailles, la Croix de Berny, puis la porte d’Orléans.
  
  Les autres devaient être fous de rage. Puisqu’ils n’avaient pas réussi à intercepter la fuite, il ne leur restait plus maintenant qu’à essayer de sauver leur informateur américain menacé. En admettant que Fédia Dobroklouski, alias « O.S.S. 425 », soit passé aux aveux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Avenue de Villiers, à cent mètres de la place Malesherbes, Hubert trouva une place pour ranger la voiture. Il récupéra « l’objet » qu’il avait fixé sous le tableau de bord avec du sparadrap et le mit dans sa poche. Les consignes qu’il avait reçues étaient formelles : si, d’une façon quelconque, l’attention de l’adversaire était attirée sur lui, il devait, dès son retour, se débarrasser du document en le remettant à l’agent permanent qui lui était indiqué comme contact et qui se chargerait de la transmission finale.
  
  Frank Staunton, l’agent permanent qui s’était occupé de lui avant le départ de Paris, habitait rue Legendre, au 22. Officiellement, Staunton était étudiant aux Beaux-arts et il y allait effectivement quelquefois. Chaque fin de mois, il recevait une somme d’argent tout à fait confortable dont l’expéditeur était Karl F. Staunton, de Richmond, État de Virginia, U.S.A. Les gens qui savaient que M. Karl F. Staunton, le prétendu père de Frank, n’existait pas pouvaient se compter sur les doigts d’une main.
  
  Hubert tourna au coin de la place et s’engagea dans la rue Legendre. Le 22 était tout près, juste avant l’église. Staunton y occupait un vaste appartement, loué collectivement par plusieurs étudiants américains. La concierge ne connaissait que Staunton, les autres ne venant que très irrégulièrement.
  
  Hubert pénétra dans l’immeuble, après s’être assuré, par routine, que rien ne déparait le paysage. Il avait l’intention de remettre tout de suite « l’objet » à Staunton, de récupérer ses papiers américains et de repartir aussitôt vers un hôtel confortable d’où il pourrait louer une place d’avion pour le lendemain à destination des U.S.A.
  
  L’appartement était au premier étage, Hubert prit donc l’escalier, dédaignant l’ascenseur. Un coup d’œil sur le cadran de sa montre : quatre heures et demie. Le détour par le sud l’avait passablement retardé, mais Staunton, qui ne pouvait ignorer que le bateau avait touché Le Havre à midi, devait l’attendre aussi longtemps qu’il serait nécessaire.
  
  Il sonna de la manière convenue : trois coups brefs, un long. La sensation d’être soudain observé par le truchement du minuscule système optique qui permettait à Staunton d’identifier ses visiteurs avant d’ouvrir la porte, lui procura une sensation désagréable. Un instant, il se demanda s’il n’avait pas été possible à l’adversaire de remonter jusque-là, à la faveur d’une erreur ou d’une imprudence…
  
  La porte s’ouvrit doucement sur l’entrée obscure. Hubert hésita, saisi d’une brusque appréhension. En même temps, il entendit bouger derrière lui et se retourna : un des occupants de la « 15 » qu’il avait si bien semée sur la route descendait de l’étage supérieur, braquant sur lui un « Nagan » 9 mm qui incitait au respect.
  
  Hubert n’était pas armé. Un rapide coup d’œil vers l’escalier de gauche lui apprit qu’il n’avait aucune chance de gagner le rez-de-chaussée avant de se faire plomber. Le type hésiterait peut-être à tirer, mais comment le savoir ? Pour l’instant, il avait diablement l’air résolu.
  
  — Entrez ! ordonna l’homme en montrant la porte ouverte d’un mouvement sec de son pistolet.
  
  Hubert ne se faisait plus aucune illusion : ce n’était pas Staunton qui l’attendait derrière le battant. Il leva ses mains à hauteur des épaules, afin d’éviter à l’autre toute erreur d’interprétation, et franchit le seuil.
  
  Un coup de matraque solidement appliqué l’expédia immédiatement au tapis…
  
  Il se réveilla dans la cuisine, étroitement ficelé sur une chaise de bois et se rendit compte qu’il venait de recevoir une certaine quantité d’eau froide en pleine figure. Les deux hommes étaient devant lui. Ils avaient rangé leur artillerie devenue inutile, mais l’un d’eux tenait ostensiblement « l’objet » entre le pouce et l’index de sa main droite. « C’était bien la peine de me donner tant de mal », pensa Hubert.
  
  — Ça va mieux ? demanda l’un en français.
  
  Hubert décida de considérer comme négligeables les douloureux élancements qui lui traversaient le crâne.
  
  — Ça va très bien, merci. À qui ai-je l’honneur ?
  
  Ils se regardèrent en riant. Puis, celui qui avait parlé, répondit :
  
  — Je m’appelle Vassia Gorlov et mon ami : Andrei Nesterov.
  
  Hubert sentit un froid lui parcourir l’échine. Il était certain que c’était leurs vrais noms et cela ne pouvait signifier qu’une chose : ils l’avaient condamné et ne pensaient pas lui donner la moindre chance de s’en tirer.
  
  — Très heureux de vous connaître, répliqua-t-il. Permettez-moi de me présenter à mon tour : Robert Chesneau.
  
  Les deux autres se remirent à glousser ; ils devaient être de l’espèce joyeuse.
  
  — Vous ne vous appelez pas Chesneau, protesta Gorlov. Vous vous appelez John Pike et vous êtes un espion américain.
  
  John Pike était l’identité sous laquelle Hubert était venu des États-Unis en France. Ils avaient donc trouvé son passeport et autres documents conservés par Staunton ; cela voulait dire que Staunton n’était pas tombé d’aujourd’hui. Hubert décida qu’il était inutile de nier l’évidence.
  
  — Vous êtes fortiches, apprécia-t-il. Comment vous y êtes-vous pris ?
  
  Nesterov parla pour la première fois. Il était de la même taille que l’autre, assez grand et trapu, mais plus svelte. Sa voix était métallique, un peu aiguë.
  
  — Nos collègues qui vous ont accompagné sur le bateau ont trouvé dans vos bagages le bulletin de garde que vous avait remis le garage du Havre. Ils nous ont télégraphié le renseignement, nous avons pu jeter un coup d’œil sur la voiture et trouver son véritable propriétaire. M. Staunton était bien imprudent.
  
  Hubert réprima un mouvement de colère. C’était presque toujours la même chose : un jour où l’autre les agents résidents, surtout dans les pays alliés, finissaient par s’endormir dans le sentiment d’une trompeuse sécurité et ne prenaient plus toutes les précautions nécessaires. Alors, la fin n’était plus éloignée, toujours tragique.
  
  — Dites-moi, questionna Gorlov, est-ce que vous nous avez décelés, au Havre ?
  
  — Certainement, dit Hubert. Je m’attendais à trouver un comité d’accueil.
  
  Gorlov eut un sourire ironique.
  
  — Je pensais le contraire, reprit-il. Vous n’auriez pas dû venir ici après nous avoir si bien semés sur l’autoroute.
  
  Hubert encaissa. Ils avaient raison. Le fait qu’ils étaient venus l’attendre au Havre l’avait incité à croire que sa position de repli était sauve, parce que, dans le cas contraire, ils auraient pu aussi bien l’attendre au bout du voyage, chez Staunton. Mais ils ne l’avaient attendu au Havre que pour le cas où quelqu’un aurait pu le prévenir là qu’un accident était arrivé à Staunton. Ils ne faisaient pas d’erreur, eux. Ils prenaient toutes les précautions. Toutes.
  
  — Bon, fit-il. Qu’est-ce qui va se passer, maintenant ?
  
  Gorlov eut un sourire suave.
  
  — Cela dépendra de vous. Nous avons envie de savoir certaines choses… Nous sommes toujours avides de renseignements sur le « C.I.A. », sur ses agents…
  
  Hubert eut un mouvement d’épaules. Ses membres ficelés commençaient à s’ankyloser.
  
  — Demandez ça à Staunton. Il en sait plus long que moi. Je ne suis qu’un agent de sixième ordre. Staunton était mon chef.
  
  Nesterov prit un air sceptique.
  
  — Nous en doutons fort. Vous êtes venu directement des États-Unis. Staunton n’était ici qu’un sous-agent et il n’a fait que vous aider à endosser la personnalité française de Robert Chesneau pour vous permettre de prendre part à la croisière en U.R.S.S…
  
  — Ça, fit Hubert, c’est votre opinion. Mais vous vous trompez.
  
  Gorlov intervint, presque aimablement.
  
  — Vous avez tort de le prendre comme ça. Vous savez très bien que nous possédons les moyens de faire parler les plus endurcis. Staunton s’est mis à table ; vous en ferez autant.
  
  Hubert prit un air résigné.
  
  — Tant pis pour moi si vous ne me croyez pas.
  
  Gorlov sourit.
  
  — Vous avez très bien dit : Tant pis pour vous. Staunton n’avait pas les moyens d’organiser d’ici la mission que vous avez remplie à Moscou ; cela ne pouvait se faire qu’à l’échelle la plus haute. Vous avez donc reçu vos instructions à Washington. Vous allez nous raconter tout ça, depuis le début.
  
  — Si ça peut vous faire plaisir, répliqua Hubert, je peux bien inventer une histoire qui cadre avec ce que vous vous êtes mis dans la tête. Mais cela n’aura rien à voir avec la vérité.
  
  Les deux Russes se regardèrent, puis Nesterov consulta sa montre.
  
  — Dans deux heures, il fera nuit, constata-t-il. Nous pourrons l’emmener.
  
  Gorlov expliqua en regardant Hubert.
  
  — Nous ne pouvons pas vous « interroger » ici. Cela risquerait de faire du bruit et nous n’avons pas envie, d’autre part, d’être dérangés par des amis de Staunton. Dès la nuit tombée, nous allons vous emmener dans un endroit tranquille. En attendant, nous vous conseillons de réfléchir… Staunton a été raisonnable, il ne l’a pas regretté.
  
  Ils sortirent en coupant la lumière. La cuisine, donnant sur une cour, était sombre. C’était une cuisine à l’ancienne mode, avec d’énormes placards et un fourneau colossal surmonté d’une vaste hotte. Les murs et le plafond, qui avaient dû autrefois être clairs, étaient maintenant devenus presque marron. Le sol était fait de carrelage rouge et très usé.
  
  Le cerveau d’Hubert travaillait avec rapidité. S’il voulait se sortir de là vivant, il fallait agir vite, sans perdre de temps.
  
  Il tâta ses liens. Ils étaient solidement attachés, il ne pouvait espérer s’en débarrasser à moins de se rouler par terre avec la chaise, ce qui ne manquerait pas de faire du bruit. Or, Hubert pensait que les deux Russes devaient se trouver encore dans l’appartement, dans une des pièces de devant, séparées de la cuisine par un très long couloir.
  
  Il se pencha en avant, prit appui sur ses pieds, réussit à lever la chaise étroitement fixée à son corps. Il essaya de marcher en se dandinant d’un pied sur l’autre et y parvint sans grande difficulté. Clopin-clopant, il se dirigea vers un placard bas jouxtant la cuisinière. Une boîte d’allumettes se trouvait dessus. Au prix de mille contorsions, il réussit avec sa tête à l’approcher suffisamment du bord pour, en se retournant, la saisir avec ses mains, liées aux poignets.
  
  Il utilisa ensuite un des pieds arrière de la chaise pour ouvrir les portes du placard qui contenait des vieux journaux et des ligots destinés à l’allumage du fourneau. Ceci fait, il se mit en position assise, le dos tourné au placard ouvert, entreprit de sortir une allumette de la boîte, puis de l’enflammer.
  
  Cela n’allait pas tout seul. Il entendit enfin un pschitt caractéristique, sentit la chaleur et, d’une pichenette, projeta l’allumette vers l’intérieur du coffre.
  
  Il attendit vainement un ronflement révélateur. L’allumette avait dû s’éteindre avant de toucher les papiers, ou bien tomber dans un mauvais endroit. Il recommença. Au cinquième essai seulement, il connut le succès. Le feu se mit à ronfler, crépita, et la lueur des flammes éclaira le carrelage.
  
  Hubert se bascula en avant pour se remettre sur ses pieds puis s’éloigna comme il était venu jusqu’à la place qu’il occupait avant. Le feu s’étendait avec une grande rapidité. Bientôt, le placard se mit à flamber, puis celui qui le jouxtait. Les flammes s’élevèrent vers la hotte qui faisait office de cheminée.
  
  Hubert attendit encore un peu. Il fallait que les deux Russes ne pussent penser éteindre eux-mêmes le sinistre et que la seule idée qui pût leur venir fût de prendre la fuite.
  
  Il se mit à crier au feu. S’écoulèrent à peine quelques secondes et les deux Russes arrivèrent en courant. Ils avaient dû croire que Hubert criait uniquement pour essayer d’attirer l’attention des voisins et furent parfaitement surpris en apercevant les flammes qui atteignaient déjà le bord inférieur de la hotte.
  
  Il y eut un court instant de flottement, pendant lequel ils ne surent visiblement que faire. Nesterov proposa :
  
  — On le laisse là et on se sauve !
  
  Gorlov répliqua brutalement :
  
  — Non ! On l’emmène.
  
  — Il va se sauver.
  
  — Qu’il essaie seulement et je le tue.
  
  Ils le détachèrent rapidement. Gorlov reprit à l’intention d’Hubert : Vous allez descendre entre nous. Vous avez vu que nous sommes armés. Nous ne pouvons absolument pas prendre le risque de vous laisser échapper. Nous tenons à notre informateur de la « General Dynamics Corporation » !…
  
  Ils le poussèrent dans le couloir et il faillit tomber. Les liens trop serrés avaient interrompu la circulation du sang dans ses membres qui se trouvaient maintenant ankylosés.
  
  — Il faut appeler les pompiers, dit-il. Sinon, la maison risque de brûler.
  
  — On s’en fout ! répliqua Nesterov.
  
  — Non, rectifia Gorlov. Trop de dégâts risqueraient de déclencher une enquête.
  
  Il alla téléphoner dans le salon pendant que Nesterov gardait Hubert dans l’entrée. Celui-ci remuait méthodiquement bras et jambes pour rétablir au plus vite la circulation. Il voulait être en possession du maximum de moyens en arrivant sur le trottoir.
  
  Gorlov reparut.
  
  — Filons ! dit-il.
  
  Tous les deux firent voir à Hubert qu’ils tenaient leurs armes dans la poche droite de leurs pantalons. Ils quittèrent l’appartement, refermèrent la porte, encadrèrent Hubert en le prenant par le bras.
  
  — Allons-y ! Et rappelez-vous que nous n’hésiterons pas à tirer.
  
  Hubert n’en doutait pas. Ils avaient récupéré « l’objet », étaient à juste titre persuadés qu’il n’avait pu en donner communication à personne mais croyaient qu’il avait eu le loisir d’en prendre connaissance au cours du voyage.
  
  Excellentes raisons pour le supprimer, même au prix de grands risques.
  
  Ils arrivèrent en bas, passèrent devant la loge du concierge, franchirent le hall. Nesterov ouvrit la porte, passa le premier. Gorlov, qui n’avait pas lâché Hubert, poussa celui-ci dehors.
  
  Il faisait doux. Les rayons du soleil qui descendait au-dessus du parc Monceau prenaient la rue en enfilade. La circulation des voitures était intense et il y avait foule sur le trottoir.
  
  Les deux hommes entraînèrent Hubert à gauche. Entre ses dents, Nesterov répétait d’un ton menaçant :
  
  — Sage, hein ?… Très sage !…
  
  Avancer à trois de front n’était pas facile. Il en résulta bientôt une bousculade. Gorlov fut obligé de lâcher le bras d’Hubert qui n’attendait que ça.
  
  La seconde suivante, Nesterov se trouva irrésistiblement soulevé de terre puis projeté tête première sur le capot d’une Simca en stationnement. Sans s’occuper de Gorlov qui avait en vain essayé de le rattraper, Hubert se lança comme un fou à travers la rue. Il y eut une série de coups de freins violents, des pneus hurlèrent, des conducteurs aussi, deux voitures se télescopèrent, un cycliste dégringola sur l’arrière d’une Citroën, Hubert atteignit l’autre trottoir sain et sauf et fonça aussitôt à droite.
  
  Les passants le regardaient comme s’il avait été un fou dangereux. Insensible aux invectives qui explosaient derrière lui, il se mit à courir. Un bref coup d’œil par dessus son épaule venait de lui apprendre que Gorlov, mettant à profit le brusque arrêt de la circulation, avait lui aussi traversé la rue et fonçait maintenant sur ses traces.
  
  Hubert franchit la rue de Tocqueville, traversa de nouveau la rue Legendre, se lança sur la place, atteignit la rue Lévis, comme toujours encombrée d’une foule massive de ménagères faisant leur marché.
  
  Facile de se perdre là-dedans. Hubert se glissait comme une anguille au milieu des cabas débordants, des voitures des marchands de quatre-saisons, des camions de livraisons.
  
  Un coup d’œil en arrière : Gorlov perdait du terrain. Hubert dédaigna successivement deux rues perpendiculaires qui offraient des échappées. Il arriva devant le Prisunic avec cinquante bons mètres d’avance sur le Russe et pénétra dans le magasin. Une chance sur cent que l’autre sût que le Prisunic avait deux issues.
  
  Hubert se faufilait à travers les rayons entourés de clientes. Ce n’était pas facile. Gorlov entrait à son tour. Parfait. Hubert accéléra le mouvement, sortit sur l’avenue de Villiers, traversa la chaussée en voltige, s’engouffra dans le métro, prit un ticket, s’engagea dans la direction de Levallois et sut que les Dieux lui étaient favorables lorsqu’il franchit de justesse un portillon qui se refermait à l’arrivée d’un train.
  
  Il monta dans le wagon le plus proche, sans perdre de vue l’escalier qu’il venait de descendre. Le train repartit sans que Gorlov se fût manifesté.
  
  Hubert respira.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  M. Smith ôta ses lunettes et les posa sur le dossier ouvert devant lui. Ses petits yeux de myope se fixèrent sur Hubert qui terminait tranquillement son rapport.
  
  — Et voilà ! Je n’ai pas voulu prendre le risque d’aller récupérer la voiture avec mes bagages. Ils avaient pu la reconnaître et monter la garde autour.
  
  — Vous avez bien fait, vieux garçon. Je peux vous apprendre que les bagages ont été volés la nuit suivante et que la voiture est actuellement en fourrière. Elle a des chances d’y rester longtemps.
  
  — Dommage, fit Hubert. C’était une excellente voiture.
  
  M. Smith tira de son gousset une minuscule peau de chamois et se mit à polir les verres épais de ses lunettes.
  
  — Alors ? reprit-il. Résultat ? Pas brillant, hein ?
  
  — Non, admit Hubert avec un geste d’impuissance. J’ai perdu la photocopie des documents, mais je sais tout de même que ces documents provenaient de la « General Dynamics Corporation ».
  
  M. Smith resta un instant silencieux, examina ses verres en transparence, remit ses lunettes sur son nez, ce qui le fit de nouveau ressembler à une vieille grenouille mélancolique.
  
  — Je trouve bizarre que ce type vous ait lâché ce tuyau comme ça. Il ne s’y serait pas pris autrement pour vous lancer sur une fausse piste.
  
  Hubert secoua négativement la tête.
  
  — Non, ils croyaient que j’avais pu examiner les photocopies pendant le voyage et ils étaient sûrs d’eux-mêmes ; je ne devais pas m’en sortir vivant.
  
  M. Smith haussa les épaules.
  
  — Je vous fais confiance. Vous seul savez ce qui s’est passé à ce moment-là et dans quelle atmosphère.
  
  Il appuya sur le bouton de l’interphone.
  
  — Allô, David ?… Voulez-vous venir avec le dossier de la « General Dynamics Corporation », s’il vous plaît. Tout de suite, hein ?
  
  Il coupa la communication. Hubert reprit la parole.
  
  — Après mon évasion, ils ont dû faire quelque chose : prévenir leur informateur. Ce n’est pas ça qui va faciliter le travail.
  
  — Vous pouvez y compter. Ils auront pris toutes les précautions utiles. Et même un peu plus.
  
  Une sonnerie se déclencha. M. Smith poussa un bouton. La voix du planton annonça :
  
  — Le capitaine David, monsieur.
  
  — Faites entrer.
  
  M. Smith poussa un autre bouton. La lourde porte blindée qui fermait la pièce glissa silencieusement de côté. Le capitaine David apparut, petit, noir de peau et de poil, le geste vif, l’œil brillant, tiré à quatre épingles dans son uniforme. Il salua Hubert.
  
  — Hello !
  
  — Hello ! répliqua Hubert.
  
  — Asseyez-vous, dit Smith, et faites à ce garçon un résumé de ce que vous savez sur la « General Dynamics Corporation ».
  
  — Bien, monsieur.
  
  David se laissa glisser dans son fauteuil, croisa les jambes et ouvrit le dossier qu’il avait apporté.
  
  — Vous savez sans doute, commença-t-il, que le Nautilus, notre sous-marin atomique, a été construit par l’« Electric Boat Company » ?… Eh bien, la « General Dynamics Corporation » est en quelque sorte le pendant aéronautique de l’« Electric Boat Company » qui, elle, ne s’occupe que des constructions maritimes. Les deux sociétés ont été créées en même temps dès qu’il apparut possible d’utiliser l’énergie nucléaire pour la propulsion d’engins. Mais, si le sous-marin atomique a été promptement réalisé, il n’en va pas de même pour l’avion. Là, les techniciens se heurtent à un problème terriblement ardu : celui du poids. Pour protéger l’appareil lui-même et l’équipage, il faut des écrans de plomb et d’eau. Et pour chaque kilo d’écran, il faut un kilo supplémentaire d’avion pour le porter…
  
  Hubert demanda :
  
  — Est-ce que vous pensez que les Russes sont en retard sur nous là-dessus ? Car, si j’ai bien compris, ce problème du poids est le seul obstacle à la réalisation immédiate de l’avion à propulsion atomique.
  
  — C’est exact.
  
  David regarda M. Smith d’un air interrogateur. Le grand patron fit un signe affirmatif.
  
  — Vous pouvez y aller. « O.S.S. 117 » est un homme de confiance et il va s’occuper de cette histoire. Il revient de Russie et a de bonnes raisons de croire que les gens d’en face se sont intéressés d’un peu trop près à la « General Dynamics Corporation ».
  
  — Ah ! fit David en regardant Hubert.
  
  — Oui, confirma celui-ci.
  
  — Eh bien, reprit David, nos techniciens ont découvert un nouveau procédé d’isolement qui doit permettre de ramener le poids du futur avion atomique aux environs de quatre-vingts tonnes, ce qui est acceptable, alors qu’il fallait auparavant envisager trois cents tonnes.
  
  — À votre avis, insista Hubert, il n’y aurait pas d’autres secrets à la « General Dynamics » susceptibles d’intéresser les gens d’en face ?
  
  David haussa les épaules.
  
  — Je ne le pense pas. Ils sont aussi avancés que nous, maintenant, dans le domaine nucléaire et ils savent aussi construire des avions. Alors ?
  
  — Bon, fit Hubert.
  
  Il se tourna vers M. Smith.
  
  — Je crois qu’il nous faut pointer là-dessus. Qu’est-ce que vous en dites ?
  
  — Tout à fait d’accord… David, avez-vous des tuyaux sur les techniciens qui ont travaillé sur le nouveau procédé ?
  
  L’officier feuilleta le dossier ouvert sur ses genoux.
  
  — Voilà, dit-il au bout d’un moment, il s’agit du bureau de recherches numéro quatorze… Trois techniciens… Mark Dietzen, quarante-cinq ans, chef du bureau… Ran Barney, trente-deux ans, et Frances Morton, une femme, trente ans, Dietzen est ingénieur de l’aéronautique, les deux autres sont spécialistes des questions nucléaires.
  
  — Bien, fit Hubert, où peut-on les trouver ?
  
  — À Est-Hartford. L’Armée de l’Air a fait construire là-bas un laboratoire, avec l’appui de la firme « Pratt et Whitney ». La « General Dynamics » qui travaille sous contrat avec l’armée lui a prêté quelques-uns de ses techniciens, dont les trois qui vous intéressent.
  
  — Okay ! Je vais aller faire un tour dans le Connecticut.
  
  M. Smith intervint :
  
  — Vous préparerez des fiches de renseignements, aussi complètes que possible, sur ces gens-là et vous les remettrez à « O.S.S. 117 ».
  
  — Nous pourrions peut-être demander une collaboration au Service de Renseignements de l’Armée de l’Air ?
  
  Hubert protesta.
  
  — Je n’y tiens pas du tout. Ils sont terriblement jaloux de leurs prérogatives et se vexeront si on leur dit que quelque chose ne va pas chez eux. Je les connais. Non, si on a besoin de quelqu’un, mettons plutôt le « C.I.C. » (4) dans le coup.
  
  — Commencez tout seul, trancha M. Smith. Si nous avons besoin de mettre quelqu’un dans le coup, nous alerterons le « C.I.C. », vous avez raison.
  
  
  *
  
  * *
  
  Central Intelligence Agency.
  
  4e Division.
  
  Confidentiel.
  
  DIETZEN Mark, Henry.
  
  Né le 28 décembre 1913, à Boston – Massachusetts.
  
  Signalement : Taille : 1 m 71, yeux gris, cheveux châtain clair.
  
  Signes particuliers : manque le majeur main gauche.
  
  Renseignements généraux : fils de médecin, deux sœurs mariées à Boston. A fait de brillantes études à Harvard et à l’institut de Technologie du Massachusetts. A fait partie d’un bureau d’études de l’Armée de l’Air jusqu’en 1950, ensuite comme Ingénieur en chef à l’« United Aircraft Corporation », puis à la « General Dynamics » depuis sa création. Technicien très brillant, passionné par son métier. N’affiche aucune opinion politique, vote démocrate. A épousé en 1938 Betty Ganne, divorce en 1945, sans enfants. Vie sentimentale peu active. Ne joue pas, ne boit pas, fume modérément, paraît bien équilibré. Possède une voiture « Chevrolet » dernier modèle et une maison de campagne dans le Massachusetts, héritée de ses parents. Gagne mille cinq cents dollars par mois et ne les dépense pas.
  
  Domicile : 287, W. Kinzie Street Chicago-VI.
  
  
  
  Hubert posa la note de renseignements concernant Mark Dietzen et en prit une autre…
  
  
  
  Central Intelligence Agency.
  
  4e Division.
  
  Confidentiel.
  
  BARNEY Randall, George.
  
  Né le 8 avril, à New York.
  
  Signalement : Taille 1 m 85, yeux sombres, cheveux bruns ondulés.
  
  Signes particuliers : porte des lunettes, petite cicatrice de deux centimètres sous la tempe gauche.
  
  Renseignements généraux : fils d’ingénieur. Une sœur étudiante. Son père travaille à l’« Aero-Coupling Corp. », à Burbank (Californie). A fait de brillantes études universitaires, s’est spécialisé dans les questions de propulsion nucléaire après sa sortie de la « Guggenheim School of Aeronautic ». Sujet de grande valeur. Engagé depuis le début par la « General Dynamics Corp. » Alors qu’il était étudiant, a fait partie pendant quelques mois d’un club politique à tendances progressistes ; s’en est expliqué voici deux ans devant une commission d’enquête qui l’a blanchi : erreur de jeunesse. Vote républicain, ne pratique aucune religion. Célibataire, assez nombreux succès féminins. Ne joue pas, boit un peu, fume beaucoup. Assez bien équilibré. Possède une Ford « Thunderbird ». Gagne mille dollars par mois et les dépense sans difficulté.
  
  Habite Chicago, Est-Burton Place, 12.
  
  
  
  Hubert posa la fiche de Barney sur celle de Dietzen et entreprit de bourrer sa pipe en lisant la dernière.
  
  Central Intelligence Agency.
  
  4e Division.
  
  Confidentiel.
  
  MORTON Frances.
  
  Née le 22 juillet 1926, à Washington-D.C.
  
  Signalement : 1 m 65, yeux brun clair, cheveux châtain (change parfois de couleur).
  
  Signes particuliers : jolie.
  
  Renseignements généraux : fille d’avocat. Son père est mort d’une maladie de cœur en 1948, sa mère vit toujours, tient un magasin de frivolités à Washington. A fait de brillantes études à Harvard, spécialisée dans le domaine nucléaire. A travaillé à l’« United Aircraft Corp. », puis à la « General Dynamics Corp. » depuis sa création. Ne s’intéresse pas à la politique, vote démocrate par tradition familiale. A épousé en 1945, un étudiant de Harvard : Edouard Haynes, divorcé en 1949. A eu depuis quelques liaisons sans grande importance, prétend avoir eu assez d’une expérience conjugale. Aime jouer, mais de façon normale, boit et fume sans excès. Bien équilibrée pour une femme. Possède un cabriolet Ford. Gagne mille dollars par mois et les dépense.
  
  Domicile : 65, Astor Street, Chicago-X.
  
  
  
  Hubert alluma sa pipe, sans se presser. La lecture de ces fiches ne lui avait pas appris grand-chose. À part Barney qui avait une vague histoire politique à son actif, tout le monde paraissait inoffensif. Ran Barney et Frances Morton habitaient dans le même quartier de Chicago… Frances Morton avait travaillé à l’« United Aircraft Corp. » en même temps que Deitzen…
  
  Hubert se mit à réfléchir sur la tactique qu’il allait employer. Il ne doutait pas un seul instant que le Centre eût prévenu son informateur du danger qui le menaçait. Résultat : le type allait rester bien tranquille après avoir soigneusement brouillé les pistes. Le mieux était donc d’y aller carrément, d’entrer dans la danse sans la moindre discrétion et de faire ce qu’il fallait pour provoquer des étincelles.
  
  Il irait donc trouver Mark Dietzen afin de lui expliquer « gentiment » l’affaire et de connaître son avis.
  
  Tout simplement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath put ranger sa voiture sans difficulté dans Kinzie Street. C’était un dimanche, le soleil brillait, et beaucoup de gens avaient quitté la ville pour aller prendre l’air.
  
  Hubert se dirigea vers le 287. C’était un immeuble cossu, semblable aux autres, avec vue directe sur le métro aérien passant à hauteur du troisième étage. Hubert se demanda pourquoi Dietzen habitait là. Il gagnait assez bien sa vie pour pouvoir s’offrir un quartier plus tranquille. Mais peut-être aimait-il le bruit…
  
  Par habitude, Hubert passa devant la maison sans s’arrêter et continua encore une centaine de pas. Le vent qui soufflait du sud apportait la puanteur des abattoirs. Un métro passa. Quel vacarme ! Hubert s’immobilisa devant la vitrine d’une chemiserie. Tout semblait calme dans le secteur. Des familles endimanchées se hâtaient vers l’office. Aucune silhouette suspecte, ni sur les trottoirs, ni dans les voitures en stationnement.
  
  Hubert avait fait prévenir Dietzen de sa visite. Il ne pouvait faire autrement en raison des consignes de sécurité qui imposaient aux techniciens de la « General Dynamics Corp. » de ne répondre à personne dont la qualité pour poser des questions n’était pas absolument prouvée. Mark Dietzen avait donc été officiellement informé qu’un représentant de Département d’État, le colonel Homer Devil, devait venir chez lui vers dix heures ce matin-là pour bavarder de choses et d’autres.
  
  Hubert revint sur ses pas, pénétra dans l’immeuble et prit l’escalier, dédaignant l’ascenseur. Il monta jusqu’au troisième étage et sonna à la porte du milieu. Quelques secondes passèrent, puis une voix demanda :
  
  — Qui est là ?
  
  — Devil.
  
  Le battant s’ouvrit. Hubert entra et serra la main que lui tendait Dietzen. Ils gagnèrent le salon, éclairé par deux larges fenêtres ouvrant directement sur le métro aérien.
  
  Dietzen n’était pas très grand. Il avait un visage maigre, avec un nez osseux et un menton volontaire. Ses yeux gris avaient un curieux éclat. Hubert pensa que le savant devait être continuellement « sous pression ». Ses cheveux châtains étaient plaqués sur son crâne allongé. Il était maigre, avec des épaules étroites et des mains nerveuses sans cesse en mouvement. Le complet gris qu’il portait était mal coupé et ne lui allait pas.
  
  — Il fait un temps magnifique, dit Hubert en prenant place dans un fauteuil. Je suis navré si je vous ai empêché d’aller faire un tour à la campagne.
  
  Dietzen se laissa choir sur un canapé.
  
  — Non, n’ayez aucun remords. Je n’avais pas l’intention de sortir. J’ai du travail en retard.
  
  Le vacarme produit par le métro qui passait empêcha un instant Hubert de reprendre la parole. Il regarda défiler le train, puis demanda :
  
  — Le « loop » doit vous gêner terriblement (5) ?
  
  Dietzen secoua négativement la tête.
  
  — Non, pas du tout. Je sais très bien m’isoler du bruit. Je suis capable de travailler au milieu d’une foule.
  
  — C’est épatant. Je voudrais bien avoir ce pouvoir.
  
  — C’est un don, on ne peut l’acquérir.
  
  — Je n’en doute pas.
  
  — Voulez-vous boire quelque chose ?
  
  — Merci, non.
  
  — Du café, peut-être ?
  
  — Rien, merci, je pense que vous n’avez pas de temps à perdre et je vais tout de suite entrer dans le vif du sujet.
  
  Hubert regarda autour de lui. Le mobilier était laid, les murs auraient eu besoin d’un bon lessivage. Dietzen devina ce que son visiteur pensait.
  
  — Je suis ici en meublé, dit-il.
  
  Hubert hocha doucement la tête, signifiant qu’il comprenait. – Il s’agit du « Bureau 14 », reprit-il. Nous avons de bonnes raisons de croire qu’il y a eu des fuites.
  
  Mark Dietzen resta quelques secondes parfaitement impassible, comme s’il n’avait pas compris. Puis il fronça les sourcils, eut un sursaut.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez dire ?
  
  — Je veux dire qu’un pays étranger a bénéficié du résultat de certains de vos travaux, résultat qui aurait dû rester rigoureusement secret.
  
  — Je ne comprends pas…
  
  — Je me suis pourtant exprimé clairement… Non ?
  
  Mark Dietzen se redressa, ses yeux lancèrent des éclairs.
  
  — Dois-je comprendre que vous me suspectez de… de cette infamie ?
  
  Hubert secoua négativement la tête et sourit.
  
  — Non, vous faites fausse route. Si vous étiez suspect, je ne serais pas ici. Nous aurions employé d’autres moyens.
  
  Dietzen se détendit.
  
  — Alors ?
  
  — Alors, je suis venu vous demander votre avis. Il me semble que vous êtes mieux placé que quiconque pour dénicher une fuite dans vos services.
  
  Dietzen se caressa pensivement le menton.
  
  — Nous ne sommes que trois et je réponds des autres comme de moi-même.
  
  Hubert resta silencieux. Dietzen reprit :
  
  — Est-ce que la fuite est prouvée ?
  
  — Oui. Et il s’agit du procédé d’isolement allégé que vous avez mis au point pour le futur avion atomique.
  
  — C’est impossible, répliqua nettement l’ingénieur.
  
  — Peut-être. Mais c’est un fait. Qui, à part vous et vos deux collaborateurs, peut avoir accès à vos travaux ?
  
  — Personne.
  
  — Réfléchissez bien.
  
  — Il n’y a pas besoin de réfléchir. Justement parce que nos travaux doivent rester secrets, nous n’employons aucun personnel.
  
  — Pas de secrétaire ?
  
  — Non.
  
  — Quelqu’un doit faire le ménage ?
  
  — C’est Mrs Morton qui le fait. Personne d’autre que nous trois ne pénètre dans notre tanière dont je suis le seul à posséder la clé.
  
  — J’irai demain matin visiter votre laboratoire. Ne pensez-vous pas que Barney pourrait avoir été imprudent ? Il est jeune et suspect de sympathies pour…
  
  L’ingénieur le coupa presque brutalement.
  
  — Je vous arrête. Barney s’est expliqué sur ces sympathies supposées. Il s’agissait d’un enfantillage. Et Barney n’est pas jeune. Il a fait la guerre dans les « Marines », si vous voyez ce que cela peut signifier.
  
  — Je vois, dit Hubert d’un ton nullement convaincu.
  
  — Venez demain matin, je vous les présenterai. Vous verrez par vous-même qu’ils ne peuvent pas être soupçonnés.
  
  — Il faut pourtant bien que quelqu’un soit responsable.
  
  Dietzen écarta les bras pour exprimer son impuissance.
  
  — Je ne peux rien pour vous et je le regrette.
  
  Hubert se leva.
  
  — Bon ! Eh bien, je passerai demain à votre labo, vers dix heures.
  
  — Comme vous voulez.
  
  L’ingénieur le raccompagna jusque sur le palier. Le passage d’un métro couvrit leurs voix alors qu’ils se disaient au revoir. Hubert descendit l’escalier, regagna directement sa voiture. Il démarra, alla se ranger dans une rue voisine, fit fonctionner le poste émetteur-récepteur installé sous le tableau de bord, à la place du passager.
  
  — Allô ! « 117 » appelle Turkey… « 117 » appelle Turkey…
  
  Une voix métallique résonna dans la voiture.
  
  — Turkey écoute « 117 ». Terminé.
  
  — « 117 » à Turkey. Je sors de chez le type. Surveillez sa porte avec attention, ne le lâchez pas d’une semelle s’il sort. Essayez de photographier les gens qui pourraient venir lui rendre visite. La table d’écoute est-elle installée ? Terminé.
  
  — Turkey à « 117 » : Compris vos instructions. Peanut est dans la cave de l’immeuble en train d’installer la « punaise » (C’est ainsi que les services de Police américains appellent une table d’écoute). Terminé.
  
  — « 117 » à Turkey. Rapport demain matin à neuf heures. Terminé.
  
  — Turkey à « 117 » ; Compris. Terminé.
  
  Hubert coupa le contact, remit le moteur en route et repartit. La toile était en train de se tisser et quelqu’un finirait bien par se prendre dedans.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert s’était installé au Knikerbocker Hôtel, Walton Place, à deux pas du lac et de Michigan Avenue. Il s’y était inscrit sous le nom de Homer Devil, fonctionnaire. C’est là que Turkey vint le trouver le lundi matin à neuf heures. Turkey était un petit homme blond et souple qui s’appelait en réalité John Quincy. Il venait de la police et faisait partie du cadre des agents subalternes du « C.I.A. ».
  
  À peine entré dans la chambre, Turkey alluma une cigarette et commença son rapport d’une voix neutre et monocorde.
  
  — Dietzen est sorti vers midi et demie pour aller déjeuner dans un restaurant de Caroll Avenue. Il s’y est rendu à pied. Il est rentré chez lui à deux heures dix. À deux heures et demie une femme lui a téléphoné. Elle ne s’est pas nommée…
  
  Il tira une feuille de papier d’une poche de son veston et lut :
  
  Dietzen. – Allô, j’écoute.
  
  La femme. – Bonjour, comment ça va ?
  
  Dietzen. – Très bien, et vous ? J’allais justement vous appeler. Est-ce que vous pouvez m’offrir le thé ?
  
  La femme. – Très volontiers. Vous venez quand ?
  
  Dietzen. – Quatre heures et demie, cinq heures. Ça va ?
  
  La femme. – Très bien. Je vous attends. Est-ce que vous… Oh ! puis… Nous pourrons bavarder tout à l’heure. Au revoir.
  
  Dietzen. – Au revoir.
  
  
  
  Turkey tendit la feuille à Hubert.
  
  — Ce n’est pas grand-chose, dit-il, mais Peanut m’a fait prévenir que le type allait sortir après quatre heures. Il est descendu à quatre heures dix et est allé chercher sa voiture dans un garage voisin. Nous l’avons suivi sans difficulté jusqu’à Astor Street. Il est entré au 65…
  
  « Chez Frances Morton », pensa Hubert.
  
  — … Nous ne pouvions pas savoir chez qui il était, mais la chance nous a servi. À six heures et demie, il est ressorti en compagnie d’une jolie rousse. Ils se sont séparés sur le trottoir et il l’a remerciée pour les « délicieux gâteaux » qu’elle avait dû lui offrir. Ils se sont dit : « à demain ». J’ai envoyé un collègue sur les traces de la petite. Dietzen est rentré chez lui directement, et n’a plus bougé. Il n’est pas descendu pour dîner. Pas de coups de téléphone.
  
  Hubert sourit.
  
  — Ce n’est pas un gibier bien difficile.
  
  — Non, admit Turkey en tirant une photo de sa poche. Le copain a donc suivi la petite. Elle est montée dans un cabriolet Ford, couleur tomate, rangé près de chez elle et s’est rendue Est-Burton Place, au numéro 12.
  
  « Chez Barney », pensa Hubert qui se nettoyait les ongles avec une pointe de bois dur.
  
  — … Elle est ressortie une demi-heure plus tard avec un grand garçon brun. Ils sont partis dans la voiture de la petite, lui conduisant, et ils sont allés danser à College Inn. Ils sont rentrés à minuit vingt. Elle l’a déposé devant sa porte. Ils se sont embrassés.
  
  — De quelle façon ?
  
  — Plutôt comme des copains… Mais un peu tendre.
  
  — Je vois.
  
  Turkey écrasa dans un cendrier sa cigarette à demi consumée, en alluma une autre.
  
  — La fille est rentrée chez elle après avoir mis sa voiture au garage. D’après son numéro, cette bagnole appartient à une certaine Frances Morton, domiciliée 65, Astor Street.
  
  Il tendit vers Hubert la photo qu’il tenait depuis un certain temps à la main.
  
  — La voilà… Avec le type de Burton Place. Le collègue les a pris sortant de College Inn.
  
  Hubert fit une moue, hocha la tête.
  
  — Bougrement jolie ! fit-il.
  
  Elle semblait être de taille moyenne, très mince. Ses cheveux courts étaient remarquablement bien coiffés. Elle riait et ses lèvres ouvertes découvraient une magnifique denture.
  
  — J’en ferais bien mon ordinaire, apprécia Turkey.
  
  Hubert regarda ensuite Barney. C’était un beau mâle et ils faisaient un joli couple. Était-elle sa maîtresse ?
  
  — Bon ! fit Hubert en gardant la photo. Et Dietzen ?
  
  Turkey haussa les épaules.
  
  — Rien jusqu’à tout à l’heure. Pas sorti, pas de téléphone.
  
  Hubert fit la grimace.
  
  — Tout ça ne nous avance guère, remarqua-t-il.
  
  Les mains dans les poches de son pantalon, il se mit à marcher de long en large dans la chambre. Turkey attendait patiemment en fumant. Hubert décida enfin :
  
  — Vous allez continuer la surveillance Dietzen et appliquer le même traitement aux deux autres. Si vous ne le savez pas, le type de Burton Place s’appelle Ran Barney. Mais prenez vos précautions pour qu’aucun d’eux ne s’en aperçoive. Si vous leur mettez la puce à l’oreille, gare à vos fesses !
  
  — Compris ! Ne vous en faites pas pour ça. J’ai une équipe du tonnerre.
  
  Il sortit. Hubert termina de s’habiller, descendit, prit sa voiture au garage de l’hôtel et partit vers le laboratoire, situé dans la banlieue ouest de la ville. Son entrée dans la danse n’avait jusqu’ici produit aucune réaction. Dietzen avait dû mettre Frances Morton au courant et celle-ci en avait probablement parlé à Barney. Mais aucun d’eux ne semblait affecté par cette situation nouvelle. Le rire de la jeune femme sortant de College Inn où elle venait de danser avec Barney était un rire de joie, il n’y avait pas à s’y tromper.
  
  Mark Dietzen… Ran Barney… Frances Morton… Un de ces trois-là devait être à l’origine de la fuite. Un de ces trois-là savait que le secret de sa trahison avait été découvert et qu’une enquête était en cours.
  
  Mais il devait savoir aussi qu’il lui suffirait probablement de ne pas bouger, de faire le mort, pour s’en tirer sain et sauf.
  
  Hubert atteignit les laboratoires vers dix heures et demie. C’était une grande construction neuve entourée d’un mur d’enceinte qui devait être farouchement gardé, bien qu’aucun système de protection ne fût apparent, qu’aucune sentinelle ne fût visible.
  
  Il dut montrer patte blanche pour entrer, puis un planton de l’Armée de l’Air le conduisit jusqu’au « Bureau 14 ». Une porte métallique donnait accès au service de l’ingénieur en chef Dietzen. Derrière cette porte se trouvait une grande pièce nue garnie de fauteuils métalliques et d’une table basse avec un bouquet de fleurs des champs. Tous les visiteurs, quels qu’ils fussent, devaient être reçus dans cette pièce et personne n’avait le droit de franchir l’autre porte métallique qui donnait accès au laboratoire proprement dit.
  
  Dietzen accueillit Hubert dans l’antichambre, puis le fit entrer dans le « Saint des Saints » où il lui présenta ses collaborateurs.
  
  Frances Morton, vêtue d’une blouse blanche, était mieux que jolie : elle avait du charme, beaucoup de charme. Ses cheveux acajou cuivré, Hubert savait que ce n’était pas sa teinte naturelle, donnaient un éclat particulier à son visage mince et expressif. Elle avait de beaux yeux noisette, une bouche attirante et les plus jolies dents du monde. Son corps était mince et souple et il fallait y regarder à deux fois pour découvrir qu’il ne manquait pas d’avantages.
  
  Hubert éprouva un chatouillement au creux de l’estomac lorsqu’elle lui serra la main en le fixant avec une franchise dénuée de toute coquetterie.
  
  Ran Barney était un grand type svelte, avec des cheveux bruns ondulés, des yeux bruns, une mâchoire dure, une bouche sensuelle. Il portait des lunettes à fine monture dorée.
  
  Hubert le trouva plutôt sympathique.
  
  Pendant que Dietzen résumait l’affaire à l’intention de ses collaborateurs, Hubert regarda autour de lui. La pièce était très vaste, bien éclairée. Il y avait trois tables de travail couvertes de papiers, trois tables à dessin garnies d’épures et, rangées contre le mur le plus long, une série d’appareils bizarres surchargés de manettes et de cadrans.
  
  Barney et la jeune femme fronçaient les sourcils, exprimant une surprise raisonnable à l’égard des fuites que l’on prétendait s’être produites à partir de leur service. Frances Morton regarda Hubert.
  
  — Je ne vois vraiment pas comment cela pourrait arriver, dit-elle. Il ne peut être question de soupçonner l’un de nous trois, alors ?
  
  Hubert lui sourit.
  
  — Je suis ici pour essayer de découvrir la vérité. La fuite existe, vous pouvez me croire. Qu’elle se soit produite à votre insu, je veux bien l’admettre. Mais il faut m’aider dans mes recherches. J’ignore tout du fonctionnement de votre service, alors que vous en connaissez tous les détails. Il faut que vous réfléchissiez, que vous vous demandiez comment un tiers désirant s’emparer de vos secrets pourrait s’y prendre. Le problème ainsi posé vous devez pouvoir le résoudre.
  
  — Très probablement, répondit Barney qui semblait soudain s’intéresser à l’affaire.
  
  — Je peux vous aider, en vous posant des questions, reprit Hubert. Par exemple : que faites-vous des papiers dont vous voulez vous débarrasser ?
  
  Dietzen répondit en se dirigeant vers un appareil assez bas qu’il toucha de la main.
  
  — Nous les passons dans ce hachoir. Ils sont broyés, déchirés en parcelles tellement minuscules qu’il serait absolument impossible, même au champion des amateurs de puzzle, d’en reconstituer ne serait-ce qu’une partie.
  
  Hubert connaissait cet appareil en usage au « C.I.A. », il approuva d’un mouvement de tête.
  
  — Vous m’avez dit, monsieur Dietzen, que personne en dehors de vous trois ne pénétrait jamais dans cette pièce ?
  
  — C’est exact. C’est là une règle absolue.
  
  — Pourtant, fit Hubert en souriant, j’y suis, moi, en ce moment.
  
  Dietzen se mit à rire.
  
  — Ce n’est pas la même chose.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Vous êtes un officier supérieur chargé d’une enquête par le Département d’État.
  
  Hubert cessa de sourire.
  
  — Qu’est-ce que vous en savez ?
  
  Dietzen se figea. Un court instant. Puis il se remit à rire.
  
  — Le directeur m’a prévenu lui-même samedi soir que vous viendriez me voir chez moi le lendemain matin à dix heures.
  
  — Quels renseignements vous a-t-il donnés sur ma personne ?
  
  — Il m’a dit que vous vous appeliez Homer Devil et que vous étiez colonel.
  
  — Vous a-t-il montré une photographie de moi ?
  
  Dietzen hésita, fronça les sourcils. Il devait commencer à comprendre.
  
  — Heee… Non.
  
  — Alors ? Vous ne m’avez pas demandé de faire la preuve de mon identité, ce que vous auriez dû faire avant tout autre chose. Comment pouvez-vous affirmer que je suis bien le colonel Homer Devil ?
  
  Dietzen se troubla.
  
  — Je ne vois pas comment vous pourriez ne pas l’être.
  
  — Je pourrais être un espion étranger, je pourrais avoir été informé de l’affaire, je pourrais m’être substitué au vrai colonel Devil dans le but de m’introduire ici.
  
  Dietzen rit nerveusement.
  
  — C’est du roman ! protesta-t-il.
  
  Hubert répliqua froidement.
  
  — Non, monsieur ! Ce n’est pas du roman. Est-ce que vous ne lisez jamais les journaux ? Est-ce que vous n’avez jamais entendu d’histoires beaucoup plus extraordinaires que celle que je viens d’imaginer pour votre édification ?
  
  Dietzen se frottait nerveusement les mains. Frances Morton murmura à son intention.
  
  — Il a raison, Mark.
  
  Hubert sortit sa carte du Département d’État, établie au nom de Homer Devil, et la présenta successivement aux trois ingénieurs.
  
  — Pour que vous n’ayez plus aucun doute. Je vous prie de m’excuser, mais la leçon n’était pas inutile.
  
  — Vous avez bien fait, admit Dietzen avec humilité. Il y a des tas de choses auxquelles on ne pense pas…
  
  — Maintenant, reprit Hubert, vous me permettrez de penser que la règle dont vous me parliez a pu ne pas être appliquée avec toute la rigueur désirable. Réfléchissez bien. Personne n’est-il vraiment jamais entré ici, ne serait-ce qu’une minute ?
  
  Ils se regardèrent tous les trois. Frances Morton paraissait nerveuse. Elle dit soudain :
  
  — Je crois qu’il vaut mieux lui dire, Mark.
  
  Dietzen eut un mouvement d’impuissance. Hubert pensa que l’ingénieur n’était pas à la hauteur de son physique. Il avait l’air extrêmement efficace et volontaire, alors qu’il devait être timoré et indécis.
  
  Hubert regarda la jeune femme.
  
  — Je vous écoute.
  
  — Allez-y, encouragea Dietzen.
  
  — Eh bien voilà, reprit Mrs Morton, des journalistes sont venus nous interviewer, il y a de cela quatre ou cinq mois…
  
  Hubert retint son souffle.
  
  — D’après ce que vous m’avez dit, intervint Barney, ce n’était pas vraiment des journalistes.
  
  — Non…
  
  — Vous n’étiez pas là ? coupa Hubert.
  
  Barney répondit.
  
  — J’étais en congé pour quelques jours.
  
  Hubert regarda de nouveau Frances Morton, ce qui n’avait rien de désagréable.
  
  — Excusez-moi, je vous écoute.
  
  — Non, reprit la jeune femme, ce n’était pas vraiment des journalistes. L’un est professeur à l’Université de Philadelphie et l’autre à la « Marshfield School of Aeronautics ». Ils étaient chargés par l’hebdomadaire Life de faire un reportage sur le futur avion à propulsion atomique. Le rédacteur en chef avait préféré nous envoyer des experts plutôt que des reporters professionnels.
  
  Hubert pointa le doigt vers le plancher.
  
  — Ils sont entrés ici ?
  
  Frances Morton soupira et regarda son chef qui eut un mouvement d’impuissance.
  
  — Eh, oui… Je ne m’en souvenais plus. Vous comprenez, c’étaient des confrères. Charley Benson, professeur à l’Université de Philadelphie, est un spécialiste des questions nucléaires. Larry Kossler, de la « Marshfield School of Aeronautics », est un ingénieur très connu dans notre milieu. Je ne crois d’ailleurs absolument pas que l’un ou l’autre puisse être suspecté.
  
  — Ce reportage avait évidemment obtenu l’accord du Pentagone ?
  
  — Oui, le chef d’État-major de l’Armée de l’Air avait lui-même donné l’autorisation.
  
  Hubert se gratta pensivement l’oreille droite.
  
  — Quelles étaient les instructions vous concernant ?
  
  — Nous devions simplement dire que nous travaillions à l’allégement du système de protection contre les radiations, mais ne pas préciser que nous venions d’aboutir.
  
  — Avez-vous respecté ces instructions ?
  
  — Oui, certainement.
  
  Frances Morton confirma.
  
  — Nous n’avons abordé que les généralités sur l’importance de nos travaux puisque le poids des écrans restait le seul obstacle à la mise en chantier de l’avion atomique.
  
  — Benson ou Kossler ont-ils pris des photos ?
  
  Dietzen répondit :
  
  — Oui. Ils nous ont photographiés, Mrs Morton et moi, devant une table à dessin. Mais ils nous ont pris de dos afin qu’on ne puisse nous reconnaître.
  
  — Pouvez-vous me procurer le numéro de Life dans lequel ce reportage a été publié ?
  
  Dietzen fit un pas en avant.
  
  — Certainement. Si vous le permettez, je vais aller vous en chercher un aux Archives.
  
  — Allez-y, je vous en prie.
  
  L’ingénieur en chef sortit. Un silence gêné suivit son départ. Frances Morton toussota pour libérer sa gorge de quelque chose qui l’embarrassait.
  
  — Est-ce que vous connaissiez Benson et Kossler avant qu’ils ne viennent ici pour ce reportage ? demanda Hubert.
  
  La jeune femme hésita, puis répliqua :
  
  — Je les connaissais simplement de réputation.
  
  — J’ai rencontré Kossler une fois, à un congrès, répondit Barney. Nous avions échangé quelques mots.
  
  — Pensez-vous qu’ils auraient eu la possibilité de photographier ici un document quelconque ?
  
  Frances Morton protesta avec vigueur.
  
  — Certainement pas !
  
  — Où rangez-vous vos documents secrets avant de quitter ce bureau, le soir ?
  
  — Dans ce coffre.
  
  Hubert regarda le coffre massif scellé dans le mur. C’était un modèle pratiquement inviolable.
  
  — Vous connaissez la combinaison tous les trois ?
  
  — Évidemment.
  
  — Quand vous allez déjeuner, le midi, prenez-vous toujours la précaution de mettre vos secrets à l’abri ?
  
  — Toujours, affirma Frances Morton. Nous n’y avons jamais manqué.
  
  — Je voudrais vous croire.
  
  La jeune femme fronça les sourcils et son regard devint sombre. Elle était vexée de ce qu’il ne la crût pas sur parole. Il lui sourit afin d’atténuer l’effet de ses propos, mais le joli visage resta fermé. Hubert se tourna vers Barney.
  
  — Je vous demande de réfléchir à ce problème. Je pense qu’il ne doit pas être plus difficile à résoudre que celui dont vous avez eu à trouver la solution pour faire voler l’avion atomique. Des chercheurs tels que vous sont en quelque sorte des détectives scientifiques, non ?
  
  — C’est possible, répondit Barney en souriant.
  
  — Le mieux que vous ayez à faire, reprit Hubert d’un ton amical est de vous poser le problème de cette façon : j’ai reçu l’ordre de m’emparer des secrets du « Bureau 14 », comment vais-je bien pouvoir m’y prendre.
  
  Barney se mit à rire.
  
  — S’il s’agit de moi personnellement, le problème n’est pas difficile à résoudre.
  
  — Je sais. Il faut vous mettre dans la peau d’une personne étrangère au service, mais qui, bien entendu, se serait renseignée sur son fonctionnement au point d’en savoir autant que vous. Vous me comprenez ?
  
  — Très bien, dit Barney. Je vous promets d’y réfléchir.
  
  — Moi aussi, affirma Frances Morton. Après tout, cela peut devenir un jeu très amusant.
  
  Il y avait un peu de persiflage dans sa voix, pourtant très douce au naturel. Hubert la regarda bien en face, très sérieux.
  
  — À votre place, Mrs Morton, je ne prendrais pas cela aussi à la légère. Vous devez tout de même penser que vous êtes, tous les trois, les premiers suspects. C’est obligé.
  
  Elle se raidit, sa lèvre inférieure trembla légèrement.
  
  — Je trouve cela révoltant, dit-elle.
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Révoltant ou pas, vous n’y pouvez rien changer. Vous pouvez simplement me remercier d’avoir abordé cette affaire de façon loyale pour vous. J’aurais pu aussi bien vous attaquer par la bande… Je ne vous cache pas que mes chefs auraient préféré cela.
  
  — Eh bien, répliqua-t-elle fraîchement, soyez-en donc remercié.
  
  Mark Dietzen reparut alors. Il tenait un exemplaire de Life et deux photocopies.
  
  — Je me suis rappelé que l’État-major avait fait une enquête sur Benson et Kossler avant de leur donner l’autorisation de reportage et que des doubles des fiches établies à cette occasion avaient été envoyés ici, au directeur, en même temps que les instructions… Voici la revue et voici les fiches.
  
  Hubert glissa celles-ci dans celle-là et prit congé.
  
  — Je reviendrai vous voir, ou bien je vous téléphonerai.
  
  Il regagna sa voiture, fit fonctionner le poste émetteur-récepteur dissimulé sous le tableau de bord.
  
  — Allô ! « 117 » appelle Turkey. Allô ! « 117 » appelle Turkey…
  
  Au bout d’un moment, la voix de Turkey répondit.
  
  — Turkey écoute « 117 ». Terminé.
  
  — « 117 » à Turkey : Je viens de les voir tous les trois. Je m’en vais, tâchez d’ouvrir l’œil. Avez-vous pu installer des tables d’écoute sur les lignes de Morton et de Barney ? Terminé.
  
  — Turkey à « 117 ». Mes gars s’occupent actuellement d’installer les deux nouvelles punaises. Il faut d’abord qu’ils trouvent l’emplacement, ce n’est pas toujours facile. Je pense qu’ils auront réussi avant ce soir. Terminé.
  
  — « 117 » à Turkey. Il faut absolument que toutes les punaises soient installées ce soir avant six heures. Démerdez-vous et n’oubliez pas que je ne veux à aucun prix d’intervention auprès de la Compagnie des Téléphones. Personne dans le coup, compris ? Terminé.
  
  — Turkey à « 117 ». C’est bien comme ça que je voyais le topo. On fera l’impossible. Terminé.
  
  Hubert raccrocha le combiné sous le tableau et démarra. Son entrevue avec les trois techniciens réunis du « Bureau 14 » ne lui avait pratiquement rien appris, sinon que les consignes de sécurité ne devaient pas être appliquées avec toute la rigueur désirable. Mais ça, c’était le lot commun dans toute affaire de ce genre. Les gens qui faisaient de la recherche scientifique leur métier étaient généralement distraits par rapport à ce qui se passait autour d’eux. Personne n’y pouvait rien. Cela les embêtait d’avoir à prendre un tas de précautions dont ils n’étaient pas toujours pénétrés de l’importance et, le plus souvent, ils oubliaient carrément de les prendre. Beaucoup d’affaires d’espionnage n’avaient pas eu d’autre point de départ.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Les deux notes avaient été dactylographiées sur papier à en-tête de l’État-major de l’Armée de l’Air, recto et verso. Les deux photos, face et pile, de chaque fiche avaient été collées ensemble pour ne plus faire qu’un seul document. Hubert relut celle de Benson…
  
  
  
  BENSON Charles, Robert.
  
  Né le 16 octobre 1917, à Burlington – New Jersey.
  
  Signalement : 1 m 70, yeux bleus ; cheveux : chauve.
  
  Signes particuliers : porte des lunettes.
  
  Renseignements généraux : Fils d’un pasteur. Deux frères et deux sœurs. Fait ses études à Princeton. Collabore ensuite au « Manhattan Project » (6). Professeur depuis 1948 à l’université nucléaire de Philadelphie. Spécialiste en science. Ne s’occupe pas de politique, pratique la religion Baptiste dont son père était pasteur. A épousé Joyce Wrensen 1948 Trois enfants. Mène une existence familiale, laborieuse et sans reproche.
  
  Domicile : 3854, Chestnut Street, Philadelphie (Pennsylvania.)
  
  Hubert regarda l’autre.
  
  
  
  KOSSLER Larry.
  
  Né le 4 mai 1913, à Williamson (West Virginia).
  
  Signalement ; 1 m 73, yeux gris-bleu, cheveux blonds.
  
  Signes particuliers : verrue sur la narine droite. Porte des lunettes.
  
  Renseignements généraux : Fils unique d’un ingénieur des Mines, décédé. Fait ses études au collège de Charleston, puis à l’Université de Yale. Ingénieur en aéronautique. Travaille de 1936 à 1940 à la « Northrop Aircraft Co », à Hemet (Californie). Passe ensuite dans l’armée de l’air. Est commandant pilote à la fin de la guerre. Reste dans l’armée, participe au pont aérien de Berlin en 1948. Toujours à Berlin, en 1949, est arrêté en zone soviétique et disparaît pendant six mois. Reparaît au bout de ce laps de temps en prétendant s’être évadé d’une prison de Leipzig (Allemagne orientale) où il purgeait une condamnation à dix ans d’emprisonnement pour espionnage. Quitte l’armée après cette histoire. Collabore pendant quelques mois à la rédaction d’une revue scientifique, puis obtient un poste de professeur à la « Marshfield School of Aeronautics ». Ne s’occupe pas de politique. Célibataire, mène une existence assez joyeuse. Gagne cinq cents dollars par mois.
  
  Domicile : 98, Carminé Street – New York.
  
  
  
  Hubert remit les fiches dans sa poche et descendit de voiture. Il se trouvait dans Chestnut Street, à Philadelphie. Un avion l’avait amené de Chicago dans l’après-midi et une auto l’attendait à l’aérodrome.
  
  Il consulta sa montre : huit heures. La nuit venait de tomber. La ville avait un peu perdu de son animation. Hubert parcourut une centaine de mètres, revint sur ses pas en observant les alentours avec soin, pénétra dans l’immeuble.
  
  Il y avait un portier, qui le renseigna. La famille Benson habitait au sixième étage, porte 8. Non, il ne savait pas s’ils étaient là. L’immeuble contenait soixante-dix appartements et de toute façon il n’était pas chargé de surveiller les locataires.
  
  Hubert prit l’ascenseur. Il n’avait pas prévenu Benson de sa visite afin de bénéficier de l’effet de surprise. Averti, le professeur aurait eu le temps de réfléchir à ce qu’il pouvait dire et ne pas dire.
  
  Hubert sonna. La porte s’ouvrit quelques secondes plus tard, tenue par une homme chauve, de taille moyenne, portant lunettes, vêtu d’un vieux pantalon et d’une veste d’intérieur marron qui aurait eu besoin d’une remplaçante.
  
  — Monsieur Benson ? s’enquit Hubert.
  
  — Oui, que désirez-vous ?
  
  Hubert sortit sa carte et se présenta.
  
  — Colonel Homer Devil, du Département d’État. J’ai quelques renseignements à vous demander.
  
  Benson fronça les sourcils, ouvrit la bouche pour demander quelque chose, puis se ravisa et recula d’un pas pour dégager le passage.
  
  — Entrez, je vous en prie.
  
  Hubert franchit le seuil. Le vestibule était assez vaste et mal éclairé. Ils passèrent dans le living-room, une grande pièce aux tapisseries fanées, aux meubles sombres et sévères. Hubert se rappela que Benson pratiquait la religion Baptiste, une religion de petites gens, aux règles puritaines.
  
  Ils s’assirent sur les fauteuils inconfortables. Au dessus du piano trônait la photographie d’un pasteur au visage maigre, aux lèvres minces et serrées. Sans doute le père de Benson. Il n’existait aucun point de ressemblance entre les deux.
  
  — Voici quelques mois, attaqua Hubert, vous avez été chargé par Life de faire un reportage sur le futur avion à propulsion atomique…
  
  — C’est exact… Avec Larry Kossler, de la « Marshfield School of Aeronautics ».
  
  — Justement. Il y a eu des fuites importantes sur les travaux du « Bureau 14 » et je voudrais que vous me parliez de Kossler. Si l’un de vous deux doit être soupçonné, il me semble que ce doit être lui.
  
  Benson se raidit et se mit à mordiller nerveusement sa lèvre inférieure qu’il avait grasse et un peu pendante.
  
  — Je ne comprends pas… Voulez-vous dire que les fuites dont vous parlez auraient un rapport avec le reportage que Kossler et moi…
  
  — Oui. Sinon, je ne serais pas ici.
  
  Hubert regarda autour de lui et demanda en baissant la voix.
  
  — Vous êtes seul ?
  
  Il lui sembla un instant que le professeur n’avait pas entendu, mais celui-ci sursauta brusquement et répondit avec nervosité :
  
  — Oui… Oui… Ma femme et les enfants sont partis dîner chez des parents… Je… Je n’ai pas voulu y aller parce que j’avais un travail à finir… Un travail de corrections.
  
  — Je vois, dit Hubert. Parlez-moi de Kossler… C’est un assez curieux personnage, je crois.
  
  Benson se redressa et pinça les lèvres. Ses mains grasses et blanches s’agitaient sur ses genoux.
  
  — Je ne voudrais pas dire de mal d’un confrère…
  
  — Il ne s’agit pas de ça. La livraison de secrets d’État à un pays étranger est un crime. Votre devoir d’honnête homme et de citoyen vous commande de me renseigner sans détours.
  
  Benson joignit ses mains en dôme. Hubert eut l’impression qu’il se disposait à faire un sermon pour l’École du Dimanche.
  
  — Je comprends… Je comprends très bien…
  
  Il s’anima brusquement, ses yeux brillèrent d’excitation.
  
  — Kossler m’a tout de suite été antipathique, très antipathique. C’est un être tout à fait amoral, qui se moque de la religion.
  
  Il se mouilla les lèvres, regardant les pieds d’Hubert.
  
  — Il était souvent ivre.
  
  Hubert demanda doucement :
  
  — Vous a-t-il parlé du temps qu’il a passé en prison, à Leipzig ?
  
  Benson coula vers Hubert un regard hypocrite.
  
  — Oui, un soir qu’il avait trop bu il a fait allusion à cela et il m’a dit… Je me souviens très bien de ses paroles… Il m’a dit : « Au retour, on m’a traité en héros. C’est vraiment trop marrant ! » J’ai eu l’impression qu’il ne s’était pas du tout évadé, mais qu’on l’avait simplement libéré pour une raison quelconque.
  
  Hubert lui demanda ensuite de raconter toute l’histoire de sa collaboration avec Kossler. Il n’apprit rien qui pût lui être utile. La version de Benson cadrait avec celle des trois techniciens du « Bureau 14 ».
  
  Il quitta Benson peu de temps après neuf heures, avec un vif soulagement et prit aussitôt la route de New York.
  
  Les griefs de Benson contre Kossler ne l’intéressaient pas le moins du monde. Pour un puritain, tout individu possédant une certaine joie de vivre est un être de perdition. Mais, par contre, les six mois que Kossler avait passés dans une prison d’Allemagne orientale le désignaient inévitablement comme suspect numéro 1. Il était possible que Kossler se fût réellement évadé et qu’il eût réussi à regagner Berlin Ouest, mais il était tout aussi possible qu’on l’eût relâché sous certaines conditions. Il n’aurait pas été le premier à accepter un marché de ce genre. Hubert en connaissait quelques-uns qui avaient accepté uniquement pour se tirer d’affaire, bien décidés à ne pas tenir la promesse qu’on leur avait arrachée ; ils n’avaient oublié qu’une chose : les gens du Centre ne lâchaient pas si facilement le morceau et ils employaient des moyens de persuasion tout à fait efficaces.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert pénétra dans Greenwich Village quelques minutes avant onze heures et gagna rapidement Carmine Street. Le ciel s’était couvert, un orage menaçait.
  
  Le 98 était une ancienne maison de style colonial transformée en maison de rapport. Un couple de rapins discutaient sur les marches avec beaucoup de conviction. Hubert les interrompit.
  
  — Larry Kossler, c’est bien ici ?
  
  — Le prof’ ? Oui, au premier, la porte au fond du couloir.
  
  — Il n’est pas là.
  
  — Sa môme doit y être. Je l’ai vue rentrer.
  
  Hubert les remercia, passa entre eux et monta l’escalier. Une ampoule manquait dans le couloir et il dut allumer sa lampe de poche pour s’éclairer. Il frappa à la porte du fond.
  
  — Qui c’est ? demanda une voix de femme audiblement furieuse.
  
  — Kossler est là ?
  
  — Non, il n’est pas là. Qu’est-ce que vous lui voulez à Kossler ?
  
  — Il faut que je le voie, le plus vite possible.
  
  Un silence. La porte s’ouvrit. Une fille blonde apparut, en chemise de nuit, très « Marylin Monroe ». Elle regarda Hubert, dut le trouver à son goût, repoussa sur sa tempe une mèche de cheveux avec ses doigts tendus et dit d’une voix très étudiée :
  
  — Oh ! cher… Entrez donc !
  
  Il entra. La pièce était vaste, tenait davantage du capharnaüm que du studio. Une grosse valise était ouverte sur la table, à côté d’une pile de vêtements féminins.
  
  — Vous partiez ? demanda Hubert en s’intéressant de façon visible aux agréables sinuosités d’un corps que dissimulait mal la chemise en nylon.
  
  — Oui, répondit-elle de nouveau furieuse. J’en ai plein le dos de passer mon temps ici à attendre cette espèce de porc, qui rentre toujours ivre-mort par-dessus le marché ! J’en ai marre de faire l’infirmière et rien que l’infirmière ! Et tout ça pour des prunes !
  
  — Où est-il ? questionna doucement Hubert.
  
  — Il vient de me téléphoner. Il est en train de se saouler dans un bistrot de Bowery ! C’est un gars qui a besoin de s’encanailler ! Il lui faut des clochards autour de lui pour se saouler convenablement. Est-ce que vous avez jamais vu un truc pareil ? Je vous le demande !
  
  — Non, admit Hubert, je n’ai jamais vu ça. Et je trouve que ce gars-là mériterait la chambre à gaz pour aller se saouler dehors alors qu’il a chez lui la plus jolie fille du Village.
  
  Elle soupira, se détendit, lui adressa un sourire enjôleur ponctué d’un clin d’œil qui se voulait canaille.
  
  — Vous savez parler aux femmes, hein ?
  
  — On fait ce qu’on peut. Je vous trouve à mon goût et il n’y a pas de raisons de vous le cacher.
  
  Il s’approcha d’elle, lui prit le menton entre le pouce et l’index et lui caressa la hanche de l’autre main.
  
  — Je vais même aller plus loin… Puisque vous avez décidé de quitter ce phénomène, et je vous approuve, je suis prêt à vous recueillir… J’ai une âme de terre-neuve, vous savez.
  
  Elle se tortilla, plus vamp que jamais.
  
  — On le dirait. Comment vous appelez-vous ?
  
  — Homer Devil.
  
  — Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
  
  — Je suis officier.
  
  — Officier supérieur ?
  
  — Colonel !
  
  — Oh ! mince !
  
  Elle semblait fascinée. Il lui montra sa carte.
  
  — Voici qui le prouve.
  
  — Je vous crois.
  
  — Alors ? Je vous emmène ?
  
  Elle fut sur le point d’accepter d’enthousiasme, mais dut penser que cela ne se faisait pas.
  
  — Je n’ai pas l’habitude de suivre n’importe qui, minauda-t-elle.
  
  Il répliqua sérieusement.
  
  — Je ne suis pas n’importe qui.
  
  Elle rit avec nervosité.
  
  — C’est vrai, excusez-moi.
  
  — Alors ? Vous venez ? Ma voiture est en bas.
  
  Elle se décida brusquement.
  
  — Et puis zut ! J’y vais, ça lui fera les pieds.
  
  Elle bourra sa valise aussi vite qu’elle put, puis demanda :
  
  — Il faut que je m’habille, voulez-vous vous retourner ?
  
  — Si vous y tenez…
  
  Il pivota et se trouva face au grand miroir de l’armoire dans lequel il put suivre les opérations en détail. Cette fille n’était peut-être pas très intelligente, mais elle avait d’autres charmes. Indubitablement.
  
  Il se rendit compte alors qu’il ne lui avait même pas demandé son nom.
  
  — Comment vous appelle-t-on ?
  
  — Eliza… Eliza Fremont.
  
  Il se dit que ce devait être un nom de guerre ; de toute façon, c’était sans importance pour l’instant.
  
  — J’ai fini, annonça-t-elle en le regardant.
  
  Elle découvrit alors qu’il n’avait cessé de la voir dans le miroir et resta un moment bouche bée, ne sachant quel parti prendre.
  
  — Oh ! fit-elle enfin, vous avez triché !
  
  — Pas du tout ! Vous m’avez prié de me retourner, je me suis retourné. Il fallait aussi préciser que je ne devais pas vous regarder.
  
  Elle se mit à rire et il en fit autant.
  
  — Vous êtes joliment bien fichue, apprécia-t-il.
  
  — On me l’a déjà dit.
  
  — Je m’en doute. On y va ?
  
  Il prit la valise. Elle jeta un dernier regard sur l’ensemble de la pièce et soupira.
  
  — Tournez la page, dit-il.
  
  Elle ferma la porte, glissa la clé sous le paillasson. Ils descendirent ensemble. Les deux rapins discutaient toujours avec conviction sur les hautes marches du perron. Ils toisèrent Eliza.
  
  — Tu changes de crémerie ? questionna l’un d’eux.
  
  — Je suis son grand frère, répondit Hubert. Et je suis venu l’arracher à ces lieux de perdition.
  
  — Merde ! fit le type médusé.
  
  Hubert la fit monter dans la voiture, jeta la valise sur la banquette arrière et s’installa au volant.
  
  — Avant de rentrer, dit-il, je dois voir Kossler. Où est-il ?
  
  Elle le regarda, surprise.
  
  — Moi, je ne veux plus le voir.
  
  — J’entends bien. Vous resterez dans la voiture. Où est-il ?
  
  — Je vous l’ai dit : dans un bistrot de Bowery.
  
  — Quel bistrot ?
  
  — Shoal Taverne, dans Pike Street.
  
  Il lança le moteur et démarra. La montre du tableau de bord indiquait onze heures et demie. Un éclair illumina le ciel chargé de lourdes nuées d’orage.
  
  — Pourquoi tenez-vous tellement à le voir ce soir ? Il fera jour demain, non ?
  
  Il répondit, sans mentir :
  
  — Un danger le menace.
  
  Elle répéta, incrédule :
  
  — Un danger…
  
  Puis, fermant à demi les yeux :
  
  — C’est drôle…
  
  Il sentit qu’elle voulait dire quelque chose.
  
  — Qu’est-ce qui est drôle ?
  
  — Tout à l’heure… quand il m’a téléphoné… Il m’a reproché de le faire suivre. Qu’est-ce qu’il m’a passe ! Et c’est pour ça qu’il m’a dit où il était, pour me prouver soi-disant que je perdais mon fric.
  
  — Vous l’avez réellement fait suivre ?
  
  Elle sursauta et le regarda, mauvaise.
  
  — Vous êtes fou !
  
  Il conduisait aussi vite que possible, descendant l’avenue des Amériques, vers Canal Street.
  
  — Est-ce qu’il vous a parlé de ce qui lui était arrivé à Berlin, en 1949 ?
  
  Elle fronça les sourcils.
  
  — Je sais qu’il a été à Berlin et qu’il a participé au pont aérien.
  
  — Il ne vous a jamais dit qu’il avait été arrêté par les Russes, condamné pour espionnage et incarcéré à Leipzig ?
  
  Elle leva ses sourcils en accents circonflexes.
  
  — Qu’est-ce que vous me racontez là ?
  
  — Il ne vous en a jamais parlé ?
  
  — Non. Il m’a raconté beaucoup de trucs sur sa vie, mais jamais ça.
  
  C’était bizarre. Pourquoi en avait-il parlé à Benson et pas à cette fille, qui était pourtant sa maîtresse ? Hubert prit Canal Street à gauche. Le ciel s’illumina de nouveau. L’écho assourdi d’une sirène de navire leur parvint.
  
  — De quoi vous parlait-il, habituellement ?
  
  — Il me racontait surtout ses succès féminins et ses saouleries. La fesse et l’alcool, voilà ce qui intéresse Larry Kossler dans la vie.
  
  Pourquoi un type comme lui, qui avait une valeur reconnue, éprouvait-il le besoin d’aller se saouler avec les clochards de Bowery ? Agissait-il ainsi avant son aventure allemande ? Ou bien ne s’était-il mis à boire que pour oublier les conséquences de certain marché ?
  
  Il venait d’y avoir un accident au carrefour de New Bowery et de Canal Street. Une Chevrolet venant de Manhattan Bridge avait embouti une camionnette. Les deux chauffeurs étaient en train de s’expliquer pour le plus grand plaisir d’une dizaine de badauds. Pas de flic en vue.
  
  Hubert passa sans s’arrêter. Deux cents mètres plus loin, il tourna à droite dans Pike Street. Ils étaient maintenant dans Bowery, le quartier le plus pouilleux de New York, avec ses « flop houses »(7), ses soupes populaires, ses clochards, sa misère et ses vices.
  
  Hubert défila lentement dans Pike Street jusqu’à ce qu’il eût découvert Shoal Taverne et rangea la voiture dans Cherry Street.
  
  — Vous allez me laissez là toute seule ? questionna la jeune femme avec une pointe d’anxiété dans la voix.
  
  — Il le faut bien, à moins que vous ne vouliez venir avec moi voir Kossler ?
  
  — Non, je préfère encore rester là.
  
  — Vous n’aurez qu’à vous enfermer et si quelqu’un vous ennuie trop vous pourrez toujours appuyer sur le klaxon.
  
  Il descendit et regagna Pike Street, levant la tête pour regarder les lueurs filantes des phares sur Manhattan Bridge et, plus bas à gauche, sur l’Express Highway. Il se demandait ce qu’il allait faire d’Eliza Fremont. Il l’avait emmenée dans le dessein de lui tirer les vers du nez, mais elle ne semblait pas savoir grand-chose sur Kossler. De toute façon, cela demandait un examen approfondi et il pouvait toujours passer une nuit avec elle… Elle en valait la peine.
  
  Deux ivrognes se battaient dans un coin sombre en vociférant. Ils étaient bien trop ivres pour se faire du mal ; on aurait dit un film au ralenti. Une putain décatie vint proposer à Hubert de lui faire certaines choses ; il refusa poliment.
  
  — Ma religion me le défend, merci.
  
  Elle l’insulta, le suivit pendant quelques secondes, puis renonça.
  
  Shoal Taverne n’était pas un endroit très engageant. Il fallait descendre quelques marches pour y entrer et la fumée y était presque aussi dense qu’un « fog » londonien de qualité. Il y régnait aussi une odeur de vinasse, de sueur humaine et d’urine qui soulevait le cœur. L’éclairage était plutôt insuffisant.
  
  Le vacarme était infernal. Tout le monde parlait à la fois, aussi fort que possible. Hubert se fraya un chemin jusqu’au comptoir, poussa un homme endormi qui s’écroula sans se réveiller et demanda au type rébarbatif qui essuyait des verres avec un torchon sale :
  
  — Larry Kossler est là ?
  
  — Cherchez-le vous-même, répondit le gars.
  
  Hubert tourna le dos au comptoir pour examiner la salle. Il aurait bien aimé rabattre son caquet au zèbre qui venait de l’envoyer promener, mais il ne pensait pas que ce pourrait être une bonne chose de déclencher une bagarre dans cet endroit, à ce moment précis.
  
  Beaucoup d’yeux plus ou moins troubles étaient braqués sur lui. Hubert devina qu’ils l’évaluaient. Ses vêtements devaient faire pas mal d’envieux.
  
  Ce fut par les vêtements qu’il identifia Kossler. Il n’y avait qu’un seul gars bien habillé dans la bande et ce gars-là avait une verrue sur la narine droite et des lunettes sur le nez. Un chapeau gris, passablement bosselé, couvrait sa tête.
  
  Hubert se glissa entre les tables, insensible aux injures qui l’accompagnaient.
  
  — Hello, Kossler !
  
  Le type au chapeau gris leva la tête et le regarda.
  
  Il était ivre. Ses yeux gris-bleu avaient du mal à rester ouverts et sa tête oscillait avec douceur d’une épaule à l’autre, avec parfois de brusques à-coups en avant.
  
  — Qu’est-ce que vous me voulez ? s’enquit-il d’une voix pâteuse.
  
  — C’est un pote à toi ? questionna l’un des clochards qui étaient attablés avec lui.
  
  — Le connais pas.
  
  — Je voudrais vous parler, Kossler, reprit Hubert. C’est très important. Pouvez-vous sortir une minute ?
  
  — Allez vous faire foutre ! Voyez bien que je suis occupé, très occupé.
  
  Il se mit à rire. Les autres l’imitèrent. Hubert reprit avec patience :
  
  — Soyez raisonnable, Kossler. Je vous dis que c’est très important.
  
  — Rien n’est important. Foutez-moi la paix.
  
  Ils se remirent tous à rire bruyamment. Les autres tablées commençaient à les regarder. Hubert cherchait un argument qui pût décider Kossler à l’accompagner dehors.
  
  — Si vous avez du fric à me proposer, reprit celui-ci en pouffant, ça colle. Sinon, allez vous faire voir chez les Grecs.
  
  — Justement, répliqua Hubert en saisissant la balle au bond. C’est au sujet de votre reportage dans Life, j’ai autre chose du même ordre à vous proposer.
  
  Kossler mordit enfin à l’hameçon.
  
  — C’est pas une blague ?
  
  — Pourquoi pensez-vous que je serais venu à minuit dans ce quartier pour vous trouver ?
  
  — Qui est-ce qui vous a dit que j’étais là ?
  
  — Une jeune femme qui était chez vous, Carminé Street. Vous veniez de lui téléphoner.
  
  Il ricana.
  
  — Ouais, je venais de lui téléphoner !
  
  Il s’appuya des deux mains sur la table humide de vin renversé pour se lever.
  
  — Gardez ma place, les gars, je reviens.
  
  Hubert voulut lui prendre le bras pour l’aider à sortir. Il se dégagea avec brutalité.
  
  — Sans blague ? Je peux marcher tout seul, non ?
  
  Il faillit tomber en grimpant les marches pour atteindre le trottoir. Hubert entendit avec soulagement la porte se refermer derrière eux. Il respira profondément pour vider ses poumons de l’air pestilentiel qu’il venait d’absorber.
  
  — Allons par là, dit-il en partant à droite.
  
  — Pas trop loin, grogna l’autre. On peut très bien parler ici.
  
  Ils marchèrent jusqu’au coin d’une ruelle sombre. Des gouttes de pluie commencèrent à tomber. Un éclair illumina le ciel.
  
  — Accouchez, gronda Kossler. Qu’est-ce que vous me voulez ?
  
  — Vous vous êtes rendu à Chicago, il y a quelques mois pour faire un reportage sur le futur avion atomique ?
  
  — Ouais, avec une espèce d’empapaouté qui s’appelle Benson. Jamais connu un gars aussi con que celui-là. Buvait que de l’eau bénite. Si vous avez autre chose à me proposer, je veux plus entendre parler de ce mec-là, hein ? M’a trop fait souffrir.
  
  — Je n’ai rien à vous proposer. Je vous ai dit ça pour vous faire sortir.
  
  Kossler se figea, serra les poings.
  
  — De quoi ? Qu’est-ce que vous dites ?
  
  — Excusez-moi, mais vous ne vouliez pas venir, alors…
  
  Il faisait très sombre et Hubert n’aurait jamais pu croire que l’autre pouvait agir aussi vite. Le coup l’atteignit au creux de l’estomac. Il se plia en deux sous l’effet de la douleur et reçut un coup de genou dans le menton. Heureusement, sa bouche était bien fermée. Il vit Kossler tomber en arrière, déséquilibré, mais ne put en profiter trop occupé lui-même à rester debout.
  
  Comme dans un cauchemar, il regarda Kossler qui se relevait en s’appuyant au mur. Sa droite partit presque automatiquement. Kossler encaissa en travers de la figure et rebondit sur le mur. Une voiture passa très vite, les éclairant un bref instant. La pluie se mit soudain à tomber avec violence. Hubert voulut frapper son adversaire au genou avec la pointe de son soulier. Il glissa sur la boue, en quoi l’eau venait de transformer la poussière du trottoir, et dégringola en arrière. Lorsqu’il se redressa, Kossler fichait le camp vers le fond de la ruelle.
  
  Hubert se lança sur les traces du fuyard. Il était à moitié groggy par les coups qu’il n’avait pu éviter et il lui semblait se mouvoir dans du coton.
  
  Il ne voyait plus Kossler depuis plusieurs secondes quand il entendit le vacarme de poubelles qui s’écroulaient. Il pressa l’allure et se mit à crier.
  
  — Ne faites pas l’idiot ! Attendez !
  
  Il eut encore le temps de parcourir quelques mètres, puis une série de lueurs troua l’obscurité devant lui. Il entendit les détonations, les balles ricocher sur un mur au-dessus de lui. Il se jeta à plat ventre, se maudissant d’avoir négligé de prendre une arme.
  
  Les secondes s’écoulaient… Hubert se gardait bien de bouger, n’ayant aucune envie de se faire trouer la peau. Puis un éclair illumina le passage. Désert. Personne en vue… Les poubelles renversées dans le caniveau.
  
  Le tonnerre roula longuement sur la ville basse. Les gens qui habitaient les taudis de part et d’autre de la ruelle ne pouvaient manquer d’avoir entendu les coups de feu, mais personne ne mettait le nez à la fenêtre. Pas fous !
  
  Hubert se releva, trempé, plein de boue. Il se colla au mur, sortit sa lampe de sa poche, avança en rasant le mur.
  
  Il se mit à l’abri dans l’encoignure d’une porte, alluma sa lampe au bout de son bras tendu. Rien ne se produisit. Un nouvel éclair lui montra de nouveau la ruelle déserte. Il revint sur le trottoir, atteignit les poubelles renversées ; éclaira le sol.
  
  Un chapeau gris, celui de Kossler… Un pistolet… Hubert sortit son mouchoir pour saisir l’arme. C’était un « Webley Scott » type « Albion », 9 mm, de l’armée britannique. Hubert l’enveloppa dans le mouchoir, le glissa dans une de ses poches, ramassa le chapeau et s’en couvrit la tête.
  
  Il éteignit sa lampe, marcha jusqu’au bout de la ruelle qui tournait avant de déboucher dans Rutgers Street. Kossler avait dû se sauver par là. Il était parfaitement inutile de se mettre à sa recherche dans ce quartier. Autant chercher un bouton de col tombé dans l’océan.
  
  Hubert regagna Cherry Street où il avait laissé sa voiture. Une nouvelle surprise l’attendait. L’auto avait disparu. Eliza Fremont aussi, bien entendu.
  
  — Charmante soirée, murmura-t-il.
  
  Et il rejoignit Rutgers Street pour aller prendre le métro à la station d’East Broadway. La pluie tombait à seaux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Hubert ressortit du métro à hauteur de la 4e rue ouest. L’orage était terminé. Des étoiles brillaient dans le ciel lavé. Carmine Street n’était pas loin par l’avenue des Amériques. Il dédaigna un taxi qui passait en maraude et partit à pied.
  
  Ses mésaventures ne l’avaient nullement affecté. Au contraire. Maintenant que la bagarre était déclenchée, on allait y voir plus clair ; c’était son avis. Il se demandait seulement pourquoi Eliza Fremont avait fichu le camp avec sa voiture. Il aurait mieux compris qu’elle lui volât son portefeuille.
  
  Les deux rapins avaient déserté le perron ; sans doute étaient-ils rentrés se coucher. Deux fenêtres du second étage étaient éclairées et des échos de jazz tombaient jusque dans la rue.
  
  La porte d’entrée n’était pas fermée. La faune de Greenwich Village ne craignait pas les voleurs. Hubert monta au premier étage et gagna silencieusement le fond du couloir. L’oreille collée sur le battant, il écouta un long moment. Aucun bruit. Il se baissa, souleva le paillasson, trouva la clé.
  
  Il ouvrit avec précaution, chercha l’interrupteur, éclaira la pièce… Rien n’avait changé, tout était encore dans le même état. Il remit la clé sous le paillasson, referma le battant, puis s’assura que les doubles rideaux de la fenêtre étaient bien tirés.
  
  Il examina soigneusement la pièce, puis passa dans la cuisine qui contenait également une installation de douches.
  
  Kossler devait avoir des secrets ; où pouvait-il bien les avoir cachés ? Hubert essaya de se mettre à sa place… Quelle était la meilleure cachette que l’on pût trouver dans ce minuscule appartement ?
  
  Son regard effleura successivement le lit, l’armoire, la bibliothèque, le fauteuil, le tapis, le bureau supportant la machine à écrire, les tableaux, la mandoline accrochée au mur…
  
  D’après l’idée qu’il pouvait s’en faire, Kossler devait être imaginatif et négligent. Il fallait donc tenir compte de ces deux éléments.
  
  Hubert examina la mandoline, sans succès ; puis les tableaux. Il vida ensuite sur le parquet la corbeille à papiers en bois peint. Une rondelle de carton se trouvait collée au fond. Hubert la fit sauter avec une lame de son couteau et trouva dessous une petite enveloppe de cellophane contenant un négatif de format 6x6. Il sortit le négatif, le regarda en transparence, tourné vers la lumière…
  
  Une femme tournant le dos, devant une table à dessin. Hubert pensa que la photo avait été prise dans le « Bureau 14 » et que la femme pouvait être Frances Morton. Il remit le négatif dans l’enveloppe et glissa le tout dans son portefeuille.
  
  Puis il décida d’attendre sur place. Kossler ou Eliza pouvaient revenir ; surtout Kossler. Et celui-là, Hubert avait quelques explications à lui demander.
  
  Il cala le dossier d’une chaise sous la poignée de la porte, s’allongea sur le lit, éteignit la lumière. Le poids du « Webley Scott » dans sa poche était rassurant et il serait alerté par le bruit de la clé dans la serrure puisqu’il l’avait laissée sous le paillasson, là où le visiteur éventuel pouvait s’attendre à la trouver.
  
  Il s’endormit, à la manière des fauves que le moindre signe de danger réveille instantanément.
  
  Le jour était venu lorsqu’il sortit du sommeil. Une lueur grisâtre pénétrait dans la pièce à travers les rideaux. Il consulta sa montre : sept heures trente cinq, et se leva.
  
  Personne n’était venu. Kossler avait préféré disparaître sans plus attendre. Hubert lui ayant dit qu’il était passé chez lui, cela avait sans doute suffi à lui ôter toute envie d’y revenir.
  
  Des pas résonnèrent dans le couloir, s’arrêtèrent devant la porte… Hubert se glissa silencieusement dans la cuisine, attendit… Les pas se firent de nouveau entendre ; ils s’éloignaient.
  
  Hubert traversa la pièce et ouvrit. Plus personne ; mais, sur le paillasson, une bouteille de lait et un journal : le New York Times.
  
  Hubert ramassa le tout et referma la porte. Il alla poser le lait dans la cuisine et déploya le journal. C’était en première page, sous la mention « Dernière heure » :
  
  
  
  UNE AUTOMOBILE TOMBE
  
  DANS L’EAST RIVER
  
  
  
  Les deux occupants, un professeur en aéronautique et une jeune femme sont noyés.
  
  
  
  Les deux victimes avaient été identifiées. L’homme s’appelait Larry Kossler et la femme : Louise Fremont. Hubert n’en lut pas davantage. Il mit le journal dans sa poche et quitta le studio sans perdre une seconde. La police n’allait pas tarder à venir ; c’était même un miracle qu’elle ne fût pas encore là. Et Hubert n’avait aucune envie d’expliquer son rôle dans l’affaire à quelque flic subalterne qui se ferait un malin plaisir de lui chercher des poux dans la tête.
  
  Il atteignit la rue sans encombre, à cette heure matinale, tous les habitants de la maison dormaient encore. Il n’avait pas fait cinquante pas qu’une grosse limousine noire surmontée d’une antenne de radio débouchait à toute allure. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir où elle s’arrêtait.
  
  Il entra dans un « snack » de l’avenue des Amériques, commanda un substantiel petit déjeuner et reprit le journal.
  
  « Cette nuit, vers une heure du matin, un coup de téléphone anonyme avertissait la police de Brooklyn qu’une voiture venait de tomber à l’eau, à hauteur de Jay Street. »
  
  « Les policiers se rendirent immédiatement sur les lieux. Des traces de pneus sur le quai leur indiquèrent l’endroit où la voiture était tombée. Une équipe spécialisée fut aussitôt alertée. Des hommes grenouilles plongèrent et ramenèrent deux corps que l’on put facilement identifier grâce aux papiers qu’ils portaient sur eux. Il s’agissait de Mlle Louise Fremont, domiciliée à Monroe (Louisiane), manucure, et de Larry Kossler, professeur à la « Marshfield School of Aeronautics », domicilié 98, Carminé Street, à New York.
  
  « La police prie instamment la personne qui a donné l’alerte de se faire connaître ou de donner par téléphone des renseignements détaillés sur les circonstances de l’accident. »
  
  « On pense que M. Kossler avait offert à sa passagère une promenade sentimentale dans cette zone des docks pratiquement déserte la nuit et que, aveuglé par la pluie qui tombait à ce moment-là, il n’a pas vu la bordure du quai. »
  
  « La voiture sera retirée du fleuve ce matin. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Hubert entra dans le bureau de M. Smith où se trouvait déjà le directeur de la « General Dynamics Corp. » Ils se saluèrent. M. Smith, d’un geste de sa main grasse, offrit un siège à Hubert qui s’installa.
  
  — Tout d’abord, dit-il, en ce qui concerne le « Webley Scott » que vous avez ramassé, les empreintes de Kossler ont été relevées dessus. Donc, pas de doute de ce côté-là.
  
  Il toucha du doigt une photo 30 x 40 posée sur son bureau.
  
  — Voici le tirage agrandi du négatif trouvé chez Kossler.
  
  Le directeur de la « General Dynamics Corp. » intervint. C’était un homme de quarante-huit ans, d’allure sportive, à la voix nette et impérieuse.
  
  — La jeune femme qui tourne le dos à l’objectif est Mrs Frances Morton. Le plan que vous pouvez admirer sur la table à dessin est celui du système de protection contre les radiations pour le futur avion atomique, inventé par Dietzen et ses collaborateurs. Fixé en haut à gauche par une punaise se trouve le compte rendu détaillé de l’invention, avec indication des matériaux employés, ayant servi à la construction du plan. Ce compte rendu est parfaitement lisible avec l’aide d’une forte loupe.
  
  M. Smith regardait toujours Hubert. Il lui passa l’agrandissement.
  
  — Qu’est-ce que vous en pensez, vieux garçon ?
  
  Hubert examina la photographie, extraordinairement nette, et fit la grimace.
  
  — Je trouve bizarre que Kossler ait conservé ça chez lui. Puisque le document avait été transmis, il était à la fois dangereux et sans intérêt de le conserver.
  
  M. Smith répliqua :
  
  — D’après ce que nous en savons, Kossler était un type bizarre. Vous ne me direz pas que d’aller couramment se saouler avec les clochards de Bowery est le fait d’un tempérament bien équilibré. Kossler était un ivrogne un peu cinglé par surcroît. Je pense que ce qui vous tracasse est parfaitement admissible.
  
  Hubert secoua négativement la tête.
  
  — Les gens du Centre savent que j’ai eu en ma possession pendant cinq jours le document qui m’a été remis à Moscou par « O.S.S. 425 ». Ils n’ont aucune raison de penser que je n’ai pas eu le temps de l’examiner ; la preuve est qu’ils m’ont mis eux-mêmes sur la piste en me croyant au courant… Tout ceci pour en arriver au fait que, m’étant échappé, ils n’ont pu manquer de prévenir leur agent responsable. Si Kossler était réellement le traître que nous cherchons, il devait être prévenu depuis plusieurs jours du danger qui le menaçait et avoir pris en conséquence toutes les précautions utiles. En premier lieu : détruire le négatif que j’ai découvert.
  
  M. Smith ôta ses lunettes et examina les verres face à la fenêtre.
  
  — Je comprends votre point de vue, dit-il. Mais admettez que les gens du Centre en aient eu assez de Kossler ? Un agent qui se saoule et qui perd les pédales devient dangereux. La règle, en ce cas, est de le lessiver ou de l’abandonner à son sort si quelque danger le menace. Vous savez aussi bien que moi comment sont organisés les réseaux du Centre. Kossler devait être en relation avec un seul intermédiaire qu’il ne connaissait que par un pseudonyme et qu’il ne pouvait rencontrer qu’à dates fixes en des lieux et selon un cérémonial soigneusement fixés à l’avance. Il suffit donc que le courrier ne se présente pas comme prévu pour que l’agent perde tout contact. S’il est pris, il peut raconter tout ce qu’il veut, c’est sans importance. Les enquêteurs ne pourront jamais remonter la filière.
  
  — Je connais tout ça.
  
  — Je le sais bien. Je pense, moi, que le Centre à trouvé le moment opportun pour balancer Kossler qui pouvait devenir dangereux et Kossler n’a pas été prévenu de ce qui l’attendait.
  
  Hubert haussa lentement les épaules.
  
  — C’est possible, mais je voudrais bien savoir à la suite de quoi il s’est trouvé au fond de l’East River avec la petite Fremont, et dans ma voiture.
  
  — Après vous avoir attaqué, il a dû faire le tour du bloc en se sauvant et il est passé près de l’auto, dans Cherry Street. Il est facile d’admettre que la fille Fremont l’aura reconnu, puis interpellé. Il se sera alors emparé de la voiture et aura décidé de mettre fin à ses jours et d’entraîner son amie avec lui. Elle devait en savoir plus long qu’elle ne vous en avait dit.
  
  — Tout cela est vraisemblable, admit Hubert. Il était saturé d’alcool et Dieu sait ce qui a pu lui passer dans la tête…
  
  — De toute façon, reprit M. Smith, je vais ordonner qu’une enquête minutieuse soit faite sur les activités de Kossler durant ces dernières années et surtout sur les gens qu’il rencontrait. Nous n’avons peut-être qu’une chance sur cent de trouver quelque chose, mais il faut essayer tout de même.
  
  — On pourrait peut-être essayer d’abord de retrouver le gars qui a vu la voiture tomber à la flotte.
  
  — La police le recherche, évidemment. On pense qu’il s’agit d’un de ces clochards qui traînent la nuit dans les docks en quête de quelque chapardage.
  
  — D’où a-t-il téléphoné ?
  
  — On n’en sait rien. Au fait, en parlant de voiture, ils savent maintenant que cette voiture a été louée à Philadelphie au nom d’un certain colonel Homer Devil…
  
  — À tout hasard, j’ai porté plainte ce matin pour le vol de cette voiture avant de quitter New York, et j’ai averti l’agence.
  
  — Vous feriez tout de même bien d’aller voir les flics chargés de l’enquête. Ils pourraient trouver bizarre que vous ne vous dérangiez pas et il vaut mieux couper court à leur curiosité.
  
  — C’est bien ce que je voulais faire.
  
  — Bon, fit Hubert, je retourne à New York et je prendrai ensuite l’avion pour retourner à Chicago.
  
  Il se tourna vers le directeur de la « General Dynamics Corporation ».
  
  — J’y serai demain matin.
  
  Il se leva.
  
  — J’emporte cette photo. Pas d’inconvénient ?
  
  — Non, fit M. Smith. À condition que vous ne la perdiez pas.
  
  Hubert eut un sourire sarcastique.
  
  — Vous savez, même si je la perds, cela ne fera plus courir aucun risque à la Défense Nationale. Le mal est déjà fait.
  
  M. Smith ne répondit pas. L’œil morne derrière le verre épais de ses lunettes de myope, il regarda Hubert quitter la pièce.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert s’était mis en uniforme. Son rude visage de prince pirate s’était enrichi d’une paire de lunettes à grosse monture de corne et d’une forte moustache postiche. Il avait pensé que des gens l’avaient vu aller et venir au 98, Carminé Street, que ces mêmes gens pouvaient avoir parlé de lui aux policiers, donné son signalement, et qu’il pouvait même les rencontrer dans les locaux de la police.
  
  Le lieutenant Raleigh, qui le reçut, était un type lourd aux gestes lents qui fumait des cigarillos malodorants. Ils prirent aussitôt le chemin du garage où se trouvait la voiture repêchée.
  
  — À quelle heure avez-vous reçu le coup de téléphone ? demanda Hubert.
  
  — À minuit quarante-deux, très exactement.
  
  — Est-ce que vous avez trouvé d’où était venu l’appel ?
  
  — Oui. D’un bistrot de Sand Street, qui était encore ouvert.
  
  — Alors, vous avez le signalement du témoin ?
  
  — Oui. Un clochard. Il a dit au patron qu’il devait téléphoner aux flics parce qu’une voiture était tombée dans l’East River. Le patron lui a donné notre numéro et ne l’a pas fait payer. Le gars a bu un verre puis est reparti, soi-disant pour aller nous attendre sur le quai à l’endroit où c’était arrivé.
  
  Ils pénétrèrent dans le garage. La voiture était rangée dans un coin, pas trop abîmée par son bref séjour dans l’eau.
  
  — Vous la reconnaissez ? demanda l’officier de police.
  
  Hubert se pencha pour regarder à l’intérieur. La montre du tableau de bord était arrêtée à minuit trente-huit.
  
  — Oui… Vous avez trouvé une valise dedans ?
  
  — Deux. Une sur la banquette arrière, qui devait appartenir à la femme, et une dans la malle arrière.
  
  — Celle de la malle doit être à moi.
  
  — Vous pourrez la récupérer au bureau. Vous trouverez votre linge plutôt humide.
  
  — Je m’en doute.
  
  Hubert se redressa.
  
  — Quelle est votre opinion ?
  
  Le lieutenant fit une moue.
  
  — Nous avions d’abord cru à un accident. Ce n’aurait pas été la première fois qu’un couple en balade sentimentale se serait foutu à l’eau par distraction. Vous savez ce que c’est : on s’embrasse et on laisse la voiture se conduire toute seule sans regarder devant soi. Mais…
  
  — Mais ?
  
  — Ces deux-là étaient depuis pas mal de temps ensemble et il paraît que ça n’allait plus très bien entre eux. Nous avons même la certitude qu’elle avait décidé de le quitter.
  
  — Il n’y a qu’à remplacer l’embrassade par une engueulade, fit Hubert, et le résultat peut être le même.
  
  — Oui, bien sûr… Kossler était saoul, nous le savons, C’était un type bizarre. Si la fille est venue lui dire qu’elle en avait marre, on ne peut pas savoir ce qui lui est passé par la tête.
  
  — Vous voulez dire qu’il aurait pu lancer la voiture volontairement dans la flotte.
  
  — C’est une hypothèse…
  
  Ils retournèrent au bureau du lieutenant. Hubert récupéra sa petite valise, passablement détrempée, signa un procès-verbal dans lequel il déclarait avoir identifié la voiture qui lui avait été volée et prit congé.
  
  Un détail le chiffonnait. La voiture avait plongé à minuit trente-huit, la montre électrique du tableau de bord s’était forcément arrêtée à l’instant précis de l’immersion. Le coup de téléphone qui avait averti la police avait été donné à minuit quarante-deux et on pouvait faire confiance au flic de garde pour avoir noté l’heure exacte. Hubert savait que la montre de l’auto était bien réglée. Il ne s’était donc écoulé que quatre minutes entre l’instant où le témoin avait vu la voiture tomber à l’eau et celui où il avait appelé la police.
  
  Quatre minutes. Entre le quai, au bout de Jay Street et le bistrot de Sand Street, il y avait un bon kilomètre. En marchant vite, cela représentait huit à dix minutes de marche. Un bon coureur pouvait évidemment faire la distance en quatre minutes, mais il y avait aussi le temps nécessaire pour expliquer au patron de quoi il s’agissait et pour faire le numéro. Au départ, il y avait aussi le délai immanquable de stupeur devant l’accident et de réflexion sur la décision à prendre. Une minute, c’est vite passé.
  
  Hubert demanda au chauffeur du taxi qui l’emmenait de le conduire au bistrot de Sand Street dont il avait lu l’adresse sur le bureau du lieutenant.
  
  C’était un bistrot assez minable, qui semblait surtout fréquenté par des chauffeurs de camions. L’arrivée de Hubert en uniforme fit stopper les conversations. Il commanda une bière au patron, un gros assez sympathique, et lui dit qu’il était le locataire de la voiture volée qui avait plongé dans l’East River la nuit précédente.
  
  — Entre nous, dit-il au bout d’un moment, le gars qui est venu téléphoner aurait mieux fait d’essayer de dégager le type et sa fille.
  
  — Peut-être qu’il savait pas nager.
  
  — Il a dû courir comme un dératé pour venir jusqu’ici. Il devait être à bout de souffle ?
  
  Le gros fronça ses sourcils broussailleux.
  
  — Non… Il était pas essoufflé ; pas du tout, même. Sans doute qu’il s’était dit que de toute façon les flics arriveraient trop tard et que c’était pas la peine de courir.
  
  — C’était un clochard ?
  
  — Oui ; un gars du Bowery, probablement.
  
  Hubert but sa bière, paya et partit. Il en savait assez. Pour être venu en moins de quatre minutes sans être essoufflé le type avait eu un moyen de locomotion. Or, les clochards n’ont pas l’habitude de posséder des voitures…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Hubert regarda sa montre : neuf heures. Turkey n’allait pas tarder. On était mercredi matin et Hubert allait bientôt savoir ce que l’équipe du « Bureau 14 » avait fabriqué pendant les deux derniers jours. Non que cela eût maintenant une grande importance, mais Hubert ne voulait pas donner à son collaborateur l’impression qu’il avait travaillé pour rien.
  
  La pluie tombait. La radio avait annoncé du mauvais temps sur tout le nord-est des États-Unis et, pour une fois, ne s’était pas trompée.
  
  M. Smith avait eu raison. Les gars du Centre s’étaient débarrassés de Kossler, et avaient en même temps liquidé Eliza Fremont à qui il avait pu faire des confidences. Le clochard qui avait téléphoné aux flics était sans doute un de ceux qui entouraient Kossler à la Shoal Taverne. Ils étaient probablement plusieurs agents du Centre autour de lui ce soir-là, attendant l’intervention du « C.I.A. ». Ils voulaient que Kossler ait été rejoint par l’enquête avant de le liquider. Ils avaient sans doute de bonnes raisons pour agir ainsi.
  
  Turkey arriva. Ils se serrèrent la main.
  
  — Asseyez-vous, dit Hubert, et allez-y. Je suis pressé.
  
  Turkey s’installa et commença à faire son rapport. Des tables d’écoute avaient pu être installées sur les lignes téléphoniques de Frances Morton et de Ran Barney. Dietzen n’était pas sorti le lundi soir, ni la veille. Il n’avait rencontré personne en dehors du laboratoire. Il avait reçu deux appels téléphoniques, l’un venant de Boston. La sténographie de l’entretien indiquait qu’il s’agissait de sa sœur. Ils avaient parlé de réparations à faire dans une propriété de famille. Le second provenait de Chicago, d’une certaine Betty qui voulait savoir l’adresse du marchand qui leur avait vendu un service de cristal en 1938, peu après leur mariage.
  
  — Il s’agit certainement de Betty Gane, dont il est divorcé depuis 1915, précisa Hubert.
  
  Dietzen avait lui-même appelé un plombier au sujet d’une fuite qu’il venait de constater dans sa salle de bains. Il ne semblait pas avoir reçu de visites, en dehors de celle du plombier qui était venu la veille, à six heures trente après midi.
  
  Frances Morton et Ran Barney étaient sortis ensemble les deux soirs. Le premier, ils avaient dîné dans un petit restaurant de Shore Drive, puis terminé la soirée dans un cinéma de Michigan Avenue. La veille, ils avaient dîné séparément, la femme chez elle et l’homme au restaurant, puis s’étaient retrouvés pour aller de nouveau danser à College Inn. Ils étaient rentrés un peu avant une heure du matin. Barney était descendu de voiture et avait visiblement essayé de monter chez la femme. Vainement.
  
  Frances Morton avait reçu deux communications téléphoniques, toutes deux le matin de bonne heure et provenant de Barney qui avait chaque fois essayé de la convaincre qu’ils auraient eu beaucoup mieux fait de dormir ensemble. Elle avait appelé sa mère à Washington, la veille à sept heures.
  
  Ran Barney avait téléphoné trois fois. Deux fois à Frances Morton et la troisième à un certain Johny. Ils avaient discuté de la date possible d’un bal organisé par une amicale d’anciens étudiants.
  
  C’était tout. Hubert pria Turkey de continuer et le renvoya à ses occupations.
  
  Il sortit lui-même dix minutes plus tard du Knikerbocker Hôtel, reprit la voiture du service qu’il avait laissée à Chicago pendant son absence et fila aussitôt vers l’ouest.
  
  
  *
  
  * *
  
  Mark Dietzen le reçut avec une excitation visible.
  
  — J’ai lu dans les journaux la mort tragique de Kossler, dit-il. Qu’est-ce que cela signifie ?
  
  — Que c’était probablement lui le coupable, répondit Hubert. L’espionnage est une activité réellement très dangereuse.
  
  Dietzen eut un sourire contraint.
  
  — Je m’en doute. Je suis à la fois bouleversé et heureux. Bouleversé parce que je n’aurais jamais pensé que Kossler pût trahir sa patrie et heureux que l’affaire soit aussi vite résolue.
  
  Ils passèrent dans le « Saint des Saints ». Frances Morton et Ran Barney interrompirent leur travail pour saluer Hubert. Pendant que Dietzen mettait ses collaborateurs au courant, Hubert sortit d’une serviette de cuir qu’il avait apportée l’agrandissement photographique confié par M. Smith.
  
  — Voici la photo prise par Kossler, annonça-t-il. Il faut dire que vous avez fait preuve d’une négligence incroyable. Je pense que des sanctions seront prises et, en ce qui me concerne, je trouve ça justifié.
  
  Il remit la photo à Dietzen. Le chef du « Bureau 14 » examina le document, une expression de stupeur se peignant à mesure sur son visage osseux.
  
  — C’est incroyable ! murmura-t-il.
  
  Ran Barney s’était approché et regardait par-dessus l’épaule de Dietzen.
  
  — Mais ce n’est pas possible !
  
  Hubert reprit la photo des mains de Dietzen et la tendit à Frances Morton qui attendait avec impatience d’être mise au fait. Elle devint presque aussitôt d’une pâleur de cire et protesta vigoureusement :
  
  — C’est insensé !
  
  — Je ne vous le fais pas dire ! répliqua Hubert.
  
  La jeune femme le regarda. Elle allait ajouter autre chose lorsque Dietzen intervint avec autorité.
  
  — Allons ! Allons ! Cette affaire me paraît très grave et il ne faut pas nous laisser emporter par notre instinct. Le fait existe, la photo le prouve. Nous ne comprenons évidemment pas comment cela a pu se produire… Une aberration. De toute façon, si Kossler n’était pas venu ici avec l’intention bien arrêtée de s’emparer de ce document, il ne l’aurait même pas remarqué sur la planche à dessin. Ce plan ne signifiait rien, en effet, pour une personne non avertie.
  
  Hubert fit la moue.
  
  — Vous expliquerez ça à qui de droit, répondit-il en reprenant la photo. Je doute que ce soit convaincant. À mon avis, lorsque vous travaillez sur une invention nouvelle, on devrait vous enfermer et vous interdire tout contact avec l’extérieur jusqu’à ce que vous ayez trouvé la solution définitive. Votre légèreté est vraiment trop grosse de conséquences.
  
  Frances Morton eut un mouvement d’impatience. Pour la première fois, Hubert eut l’impression qu’elle se retenait de dire quelque chose. Barney ne soufflait mot. Il avait un air consterné, mais cela, après tout, ne le concernait pas puisqu’il était absent le jour de l’interview. Dietzen semblait à la fois navré et furieux.
  
  — Je suppose que nous méritons cette engueulade, dit-il.
  
  Hubert marcha vers la fenêtre et regarda dans la cour. La pluie avait cessé de tomber. Tout en bas, un chat blanc marchait avec précaution sur le ciment mouillé.
  
  — Racontez-moi encore comment s’est passée cette visite de Kossler et de Benson, demanda-t-il. Je dois faire un rapport.
  
  Dietzen raconta. Les deux envoyés de Life étaient arrivés au « Bureau 14 » vers dix heures le matin. Le « Public-relations » de la « General Dynamics Corp. », qui les avait amenés, les avait laissés là, appelé ailleurs par une autre tâche. Ils étaient restés environ une demi-heure, pas plus. On avait parlé de généralités, de la nécessité, si l’on voulait faire voler l’avion à propulsion atomique, de découvrir un système permettant un allégement considérable du blindage de protection contre les radiations.
  
  — Leur avez-vous dit que vos travaux avaient abouti ?
  
  — Non, on leur avait simplement laissé entendre que les recherches du « Bureau 14 » étaient sur la bonne voie et qu’il convenait d’être optimiste.
  
  — À quel moment Kossler a-t-il pris des photos ?
  
  — Vers la fin de l’entretien. D’ailleurs, il n’en avait pas pris beaucoup. Frances Morton et Dietzen avaient fait attention à dissimuler leur visage, suivant ainsi les instructions qui leur avaient été données.
  
  — Où était-il placé ?
  
  — Là, dans le coin, près de la porte.
  
  Le soleil fit une timide apparition dans une trouée de nuages. En bas, dans la cour, le chat blanc leva la tête comme sous l’effet d’une caresse. Hubert se retourna et gagna l’endroit d’où Kossler avait opéré. Il compara ce qu’il voyait avec ce qui figurait sur la photo. Le cliché avait bien été pris sous cet angle. Mais, quelque chose clochait… Hubert sentit les battements de son cœur s’accélérer. Dietzen s’était approché et regardait lui aussi. Avait-il vu ?
  
  Hubert retourna la photo et revint au centre de la pièce.
  
  — C’est bien, fit-il d’un air détaché. Maintenant, vous n’avez plus qu’à attendre les demandes d’explications de votre directeur. Ce ne sera pas le plus agréable. Normalement, on devrait pouvoir vous poursuivre devant les tribunaux pour négligence coupable, mais je suppose que les autorités préféreront éviter la publicité. Au revoir.
  
  Il les quitta.
  
  Quelques minutes plus tard, installé dans sa voiture, il fit fonctionner le poste émetteur-récepteur.
  
  — Allô ! « 117 » appelle Turkey… Allô ! « 117 » appelle Turkey…
  
  Turkey répondit. Hubert lui ordonna de continuer les surveillances et même de redoubler d’attention.
  
  
  *
  
  * *
  
  La pluie tombait sans arrêt depuis le matin et, bien qu’il fût à peine cinq heures et demie, il faisait déjà presque nuit.
  
  Hubert avait rangé sa voiture dans Astor Street, en vue du numéro 65. Il attendait Frances Morton en lisant le journal. Inutile de faire le guet, Turkey devait le prévenir lorsque la jeune femme approcherait de son domicile.
  
  Hubert avait déjà lu toutes les rubriques intéressantes. Il s’attaqua aux accidents de la route avant de sombrer, en désespoir de cause, dans l’océan des petites annonces.
  
  Il sursauta soudain et jura entre ses dents. L’entrefilet était ainsi libellé.
  
  Atlantic City. – Hier matin vers six heures trente, un camionneur a découvert, à quinze milles d’Atlantic City, sur la route de Philadelphie, une voiture accidentée qui achevait de se consumer. Les cinq occupants avaient péri carbonisés. Il s’agit de M. et Mme Charles Benson et de leurs trois enfants, habitant Philadelphie, 3854, Chestnut Street. M. Charles Benson, professeur à l’Université de Philadelphie, était un spécialiste réputé des sciences nucléaires.
  
  Aucun détail sur les causes de l’accident, mais la voiture de Benson ne semblait pas avoir rencontré un autre véhicule. Kossler… Benson…, tous deux morts en auto, l’un par l’eau, l’autre par le feu.
  
  Il avait vu Benson le lundi soir. L’accident était arrivé le lendemain matin. À six heures trente… Pour achever de se consumer, l’auto devait bien brûler depuis un quart d’heure. Les Benson avaient donc dû quitter leur domicile de Philadelphie vers quatre heures et demie du matin, avec l’intention probable d’aller passer la journée au bord de l’océan.
  
  Mais là encore, quelque chose clochait. Le lundi soir, Mme Benson et les trois enfants étaient partis dîner chez une tante. Est-ce que l’on va dîner en ville avec des enfants lorsqu’on doit se lever le lendemain matin à trois heures et demie pour partir en excursion ? Et… Nom de Dieu ! Benson ne lui avait-il pas dit qu’il ne les avait pas accompagnés à cause d’un travail de corrections à terminer ? C’était encore le temps des vacances, les Universités n’étaient pas rentrées. Alors ?
  
  Bien sûr, Benson n’avait pas précisé qu’il s’agissait de corrections de devoirs d’élèves. Tout de même… Et pourquoi n’avait-il pas parlé de l’excursion projetée pour le lendemain ?
  
  — Il va falloir que je tire ça au clair, murmura Hubert pour lui-même.
  
  Quelques secondes plus tard, une lampe rouge s’alluma sur le tableau de bord. Turkey appelait. Hubert répondit et s’entendit annoncer que la « gosse » arrivait après avoir fait quelques emplettes en ville et mis sa voiture au garage. Turkey termina en disant qu’il avait vaguement l’impression d’être filé lui-même. Hubert lui enjoignit de s’en assurer, sans trop s’éloigner d’Astor Street.
  
  Deux minutes s’écoulèrent, puis Frances Morton, bien sanglée dans un imperméable jaune, avec chapeau de pêcheur assorti, traversa la rue à vingt mètres devant Hubert.
  
  Il descendit de voiture et rejoignit la jeune femme alors qu’elle pénétrait dans son immeuble.
  
  — Bonsoir, Mrs Morton. Fichu temps, n’est-ce pas ?
  
  Elle sursauta, resta un instant bouche bée, puis se mit à rire.
  
  — Vous m’avez fait peur, reprocha-t-elle.
  
  — J’ai besoin de vous parler, reprit Hubert. Voulez-vous que nous allions prendre un verre quelque part ? Ma voiture est là, tout près.
  
  Elle regarda dans la direction qu’il indiquait, puis secoua négativement la tête.
  
  — Je regrette, mais j’attends une communication téléphonique. Ma mère est souffrante et on doit me donner des nouvelles ce soir. Mais, si vous voulez monter chez moi ?…
  
  — Très volontiers. Je ne voulais pas vous déranger.
  
  Il la suivit dans l’ascenseur. Ils se regardèrent sans dire un mot tout le temps que la cage monta. Il pensa qu’elle était réellement sensationnelle et que le dénommé Barney avait bien de la chance.
  
  Elle habitait au sixième, un deux pièces-cuisine très agréable. Elle alluma quelques lampes dans le living-room, tira les rideaux, invita Hubert à faire comme chez lui et dit, brusquement sérieuse. :
  
  — Je suis très contente que vous soyez là. Je ne savais pas comment vous joindre.
  
  Il sourit.
  
  — J’avais senti ce matin que vous aviez quelque chose à me dire.
  
  — Oui.
  
  Ils ôtèrent leurs imperméables, qu’elle porta dans la salle de bains. Elle revint, très élégante dans sa robe de fin lainage à larges rayures roses et gris foncé.
  
  — Vous voudrez bien m’excuser, dit-elle, mais je n’ai rien à vous offrir. Je ne bois jamais d’alcool et ne reçois jamais personne ici…
  
  — C’est sans importance. Me permettez-vous de fumer une pipe ?
  
  — J’adore l’odeur de la pipe.
  
  Elle alluma une cigarette et se laissa glisser dans un fauteuil. Il s’installa en face d’elle.
  
  — Je vous écoute, dit-il en tassant le tabac.
  
  Elle ôta la cigarette de sa bouche, souffla un nuage de fumée.
  
  — C’est très simple. La photographie que vous nous avez montrée ce matin n’a pas pu être prise le jour où Benson et Kossler sont venus.
  
  Hubert eut un sourire entendu.
  
  — Je savais déjà qu’elle ne pouvait avoir été prise pendant le temps qu’ils ont passé officiellement dans le bureau d’études.
  
  Elle parut surprise.
  
  — Ah ?
  
  — Continuez, je vous en prie.
  
  — Je suis certaine d’avoir enlevé moi-même ce matin-là tout ce qui se trouvait sur les tables à dessin. Et, de toute façon, le plan complet du dispositif ne s’y trouvait pas. Nous n’avons commencé à l’établir que plusieurs jours après.
  
  — Vous êtes certaine de ce que vous me dites là ?
  
  Elle affirma avec vigueur :
  
  — Absolument certaine. Je suis prête à le jurer.
  
  — Pourquoi n’en avez-vous pas parlé ce matin ?
  
  — À cause de Barney.
  
  Il s’étonna :
  
  — Barney ?
  
  — Oui, Mark le soupçonne de n’être pas tout à fait sûr. Il aurait eu des histoires de jeunesse assez gênantes.
  
  — Je suis au courant. Étant étudiant, il a fait partie d’une amicale à tendances progressistes. Mais il s’en est expliqué depuis et je crois qu’il n’y a pas là de quoi fouetter un chat.
  
  — Je n’en sais rien. Il est très sympathique et j’aimerais que Mark se soit trompé.
  
  — Vous sortez beaucoup avec Barney ces temps-ci.
  
  Elle fronça les sourcils, ce qui ne réussit pas à l’enlaidir.
  
  — Vous me faites surveiller ?
  
  — Non, j’ai su par hasard que vous alliez danser au College Inn avec lui.
  
  — C’est Mark qui m’a demandé de sortir avec lui, pour le sonder, pour essayer de savoir ce qu’il pense exactement.
  
  — Dietzen croit qu’il se confiera plus facilement à vous ?
  
  Elle rougit.
  
  — Je…
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Il a raison. Vous avez beaucoup de charme, Mrs Morton. Vous pouvez être une femme très dangereuse… Je pense qu’il doit être difficile de vous résister si vous vous mettez dans la tête de séduire quelqu’un.
  
  Elle parut confuse et baissa la tête.
  
  — Vous m’embarrassez.
  
  Elle tressaillit soudain et se leva d’un bond.
  
  — Mon Dieu ! Je devais encore sortir avec lui ce soir. Il faut que je me décommande.
  
  Il se demanda pourquoi, mais se garda bien de protester. L’idée de passer toute la soirée avec elle ne lui déplaisait pas.
  
  Elle décrocha l’appareil, forma un numéro.
  
  — Allô ?… Allô, Ran ?… Bonsoir… Je vais bien merci. (Elle eut un petit rire de gorge qui fit frissonner Hubert.) Je suis navrée, Ran, mais je ne peux pas sortir avec vous ce soir… Une vieille amie de maman, qui vient me voir tout à l’heure… J’ai trouvé le mot en rentrant… Non, impossible, Ran… Tout à fait impossible… Vous êtes bête, Ran, vous savez bien que non… (Elle rit de nouveau.) Soyez sérieux… À demain, Ran… Non, excusez-moi, mais j’ai à faire. Bonsoir, Ran.
  
  Elle raccrocha, alors que la voix de Barney résonnait encore dans l’écouteur, et regarda Hubert avec un air pensif.
  
  — Il est amoureux de vous, dit celui-ci.
  
  Elle soupira.
  
  — C’est possible…
  
  Elle était devenue pâle et il se rendit compte qu’elle venait de comprendre combien le jeu que lui avait fait jouer Dietzen était dangereux, à tous les points de vue.
  
  — Je dirai demain à Mark que je ne peux pas continuer, murmura-t-elle, en regagnant sa place.
  
  — Je crois en effet que cela vaut mieux. Laissez-moi faire.
  
  — Si je comprends bien, questionna-t-elle en prenant une autre cigarette dans un coffret à portée de sa main, vous ne croyez plus que Kossler soit coupable ?
  
  — Je ne pense plus qu’il soit le seul coupable. Ce n’est pas lui qui a pris cette photo. Tout au moins peut-on en être sûr s’il n’est jamais venu au « Bureau 14 » autrement que pour son interview.
  
  — Je peux affirmer que je ne l’y ai jamais vu en dehors de cette occasion.
  
  — Et puisque vous êtes sur la photo…
  
  Ils se regardèrent un moment en silence. Décidément, elle était bien agréable à contempler. Son regard dut exprimer ce qu’il pensait car elle baissa de nouveau la tête en un mouvement de confusion qui semblait lui être naturel.
  
  — Le rayon de soleil qui a brillé ce matin pendant que j’étais au bureau, reprit-il, m’a convaincu que cette photo n’avait pas été prise pendant l’interview. Sur la photo, les ombres sont dirigées dans le sens opposé à celles qui me sont apparues ce matin. Cette photo a été prise à une heure avancée de l’après-midi et non le matin entre dix heures et dix heures et demie.
  
  Elle pencha son buste en avant, très intéressée.
  
  — Qui soupçonnez-vous ?
  
  Il alluma enfin la pipe qu’il avait fini de bourrer depuis un certain temps.
  
  — Je ne sais pas encore. L’affaire est en pleine évolution. Benson est mort lui aussi, hier matin, dans un accident d’auto. Il est mort carbonisé, avec sa femme et ses enfants.
  
  Elle tendit le cou vers lui, les yeux agrandis de stupeur.
  
  — Non ! Qu’est-ce que vous me racontez là ?
  
  — Je l’ai lu tout à l’heure dans le journal. C’est arrivé à quinze milles d’Atlantic City.
  
  Elle porta une main à sa poitrine, ses cils battirent nerveusement.
  
  — Est-ce… Est-ce vraiment un accident ?
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Je n’en sais rien, mais je ne le crois pas. Divers indices me poussent à penser que la mort de Benson est liée à celle de Kossler.
  
  Le joli visage de la jeune femme se crispa.
  
  — De Kossler ? Les journaux ont d’abord dit qu’il s’agissait d’un accident, ce soir ils laissent entendre que ce pourrait être un suicide, doublé d’un meurtre puisqu’il aurait volontairement entraîné son amie dans la mort.
  
  Hubert resta impassible. Il retira le tuyau de sa pipe d’entre ses dents pour dire :
  
  — Je crois, moi, qu’il s’agit d’un crime. Et j’ai de bonnes raisons pour ça.
  
  Frances Morton enfouit son visage dans ses mains fines et nerveuses.
  
  — Mon Dieu, murmura-t-elle, j’ai l’impression de vivre un cauchemar.
  
  Elle était visiblement bouleversée. Il dit avec un sourire rassurant :
  
  — Je vais vous emmener dîner. Si je vous laisse maintenant, vous ne dormirez pas cette nuit.
  
  Elle laissa retomber ses mains sur ses genoux et le regarda. Ses yeux étaient dilatés.
  
  — J’ai très peur, avoua-t-elle.
  
  Il se leva, s’approcha d’elle et lui posa une main sur l’épaule.
  
  — Ne craignez rien. Je veille sur vous.
  
  Elle porta une de ses mains sur celle d’Hubert.
  
  — Vous êtes gentil. Vous êtes très gentil.
  
  — Merci. Alors, je vous emmène ?
  
  Elle leva son visage vers lui, avec un demi-sourire. Il se dit qu’elle avait les plus jolis yeux, la plus jolie bouche et les plus jolies dents du monde. Une sorte de lente désintégration en chaîne se produisit en lui. Il reprit en serrant les dents :
  
  — Si vous ne me dites pas immédiatement de m’éloigner, il va se passer quelque chose.
  
  Elle retira sa main, bougea légèrement pour dégager son épaule et dit, comme si elle n’avait pas entendu sa dernière phrase.
  
  — Je suis navrée, mais il ne m’est pas possible de m’absenter, à cause de cette communication que j’attends.
  
  Il s’éloigna d’un pas, luttant contre l’émotion qu’il venait d’éprouver.
  
  — Vous deviez pourtant sortir avec Barney.
  
  — Seulement après le dîner. Il devait passer me prendre à neuf heures.
  
  Elle se leva, lissa sur ses cuisses le tissu de sa robe.
  
  — J’ai une idée, reprit-elle. Je peux téléphoner au restaurant voisin et leur demander de nous apporter deux repas ici. Qu’est-ce que vous en pensez ?
  
  — J’accepte avec enthousiasme. Et je vous fais confiance pour le menu.
  
  Elle sourit, soudain détendue.
  
  — Je vous commande un whisky ?
  
  — Volontiers. Pour vous aussi.
  
  — Merci, mais je ne bois pas d’alcool.
  
  Elle décrocha le téléphone et s’entendit rapidement avec le restaurateur. Lorsque ce fut terminé, elle se retourna vers Hubert qui regardait un tableau.
  
  — Il va croire que je me dévergonde, dit-elle. Il ne pourra pas s’empêcher d’en parler et je vais être compromise aux yeux de tout le quartier.
  
  Il se demanda si elle parlait sérieusement ou non.
  
  — Je ne vois que deux solutions, répliqua-t-il. La première est que je vous épouse dès demain matin afin de réparer…
  
  Elle fit une moue.
  
  — Vous me plaisez beaucoup, mais cela me semble un peu rapide.
  
  Il eut un geste résigné.
  
  — La seconde est que je me cache dans la salle de bains quand le livreur viendra et vous crierez depuis la cuisine : Gladys ! ma chérie ! c’est notre dîner !
  
  Elle pouffa de rire.
  
  — Seconde solution adoptée.
  
  — Je regrette que la première ne vous ait pas plu.
  
  — Nous en reparlerons, promit-elle.
  
  Il remit bientôt la conversation sur le sujet qui lui tenait le plus à cœur et tira de sa veste la photo qu’il avait pliée en quatre.
  
  — Je voudrais que vous la regardiez bien et que vous essayiez de trouver à quel moment elle a pu être prise et par qui.
  
  Elle prit le document et alla se placer sous une lampe pour l’examiner.
  
  — Vous avez raison, dit-elle presque tout de suite, ce cliché a été pris dans l’après-midi. Le soleil est à l’ouest. Elle continua son examen. Hubert vida le contenu de sa pipe dans un cendrier.
  
  — D’après ma coiffure, reprit-elle, c’était au printemps. J’en ai changé depuis.
  
  Elle le regarda.
  
  — Vous savez, je crois que cette photo a été prise peu de temps après la visite de Benson et Kossler. Nous avons commencé à faire ce plan aussitôt après. Je m’en souviens très bien.
  
  — Qui a pu la prendre ?
  
  — Pas moi puisque je figure dessus.
  
  Hubert pensa que ce n’était pas un argument suffisant, mais il approuva cependant.
  
  — C’est bien pour cette raison que je vous dévoile toutes mes batteries. Vous n’êtes pas suspecte à mes yeux.
  
  — Barney ou Dietzen, murmura-t-elle lentement, soudain consciente de l’énormité de la chose.
  
  — Il faut se rendre à l’évidence, dit Hubert. C’est l’un ou l’autre.
  
  Elle eut un mouvement rapide de la tête qui trahissait son désarroi.
  
  — Je cherche… Je cherche… Mais je ne vois personne d’autre… C’est affreux.
  
  Hubert enfonça ses mains dans les poches de son pantalon.
  
  — Entre les deux, qui choisiriez-vous ?
  
  Elle s’affola.
  
  — Je ne peux pas…
  
  Il insista.
  
  — Il me faut votre avis. Allons, un peu de courage…
  
  Elle regarda de nouveau la photo, comme pour y chercher la réponse.
  
  — Barney fait évidemment le meilleur suspect.
  
  On sonna à la porte. Elle sursauta.
  
  — Vous êtes nerveuse.
  
  — Vous trouvez qu’il n’y a pas de quoi ? C’est le livreur. Venez par ici.
  
  Elle le fit passer dans sa chambre dont elle laissa la porte entrebâillée. Il alluma. La pièce était petite, confortable, avec un large lit-divan couvert de fourrure blanche. Il s’imagina un instant dans ce lit avec elle ; ce n’était pas une perspective désagréable, loin de là. La jeune femme parlait dans le living-room.
  
  — Par ici, s’il vous plaît…
  
  Puis à son intention :
  
  — Gladys chérie ! C’est notre dîner !
  
  Il décida de la faire trembler et prit une voix de soprano pour répondre :
  
  — Merveilleux ! chérie ! j’ai une faim de loup.
  
  Un bruit insolite. D’émotion, elle avait dû heurter la porte de la cuisine. Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles Hubert jeta un coup d’œil dans la salle de bains et dans les armoires. Puis la jeune femme reconduisit le livreur et revint le chercher.
  
  — Vous m’avez fait une de ces peurs ! reprocha-t-elle. Vous êtes insupportable.
  
  Il sortit de la chambre, sans oublier d’éteindre.
  
  — J’ai pensé que ça ferait plus vrai… (Il renifla ostensiblement.) Diable ! je crois bien que nous allons tout de même être obligés de nous marier… marier…
  
  Elle prit un air inquiet.
  
  — Pourquoi ?
  
  — La pipe ! L’odeur de la pipe ! Croyez-vous que Gladys puisse passer pour le prénom d’une vieille femme Peau-rouge ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  — Tant pis ! fit-elle. Je supporterai courageusement l’opprobre.
  
  Elle lui tendit un verre de whisky qu’elle tenait à la main. La glace tinta joyeusement.
  
  — Buvez à ma santé.
  
  — Vous allez boire avec moi, à notre prochain mariage.
  
  Elle secoua négativement sa jolie tête.
  
  — Je n’ai pas envie de me marier, je suis très heureuse comme ça.
  
  — Moi non plus, si vous voyez une autre solution ? Elle baissa la tête, avec un léger sourire.
  
  — Vous avez une étrange façon de faire la cour aux femmes.
  
  — Personne ne m’a jamais appris.
  
  Il n’avait toujours pas pris le verre.
  
  — Buvez d’abord, je connaîtrai vos pensées.
  
  — Je ne bois pas d’alcool, je vous l’ai déjà dit.
  
  — Pour une fois. Pour fêter notre association.
  
  — Et si cela m’enivre ?
  
  — Je ne vous abandonnerai pas. Je vous mettrai moi-même au lit s’il le faut.
  
  — Je n’en doute pas.
  
  — Buvez à ma réussite.
  
  Elle ferma à demi les yeux et dit lentement :
  
  — Vous, vous avez peur que je vous empoisonne.
  
  — Exactement, Bébé.
  
  — Appelez-moi Frances, s’il vous plaît.
  
  — Okay, Frances.
  
  Elle leva le verre.
  
  — À votre réussite, Homer.
  
  Et but une gorgée, fit la grimace.
  
  — Encore une, insista Hubert.
  
  Elle obéit et vida finalement la moitié du verre.
  
  — Ce n’est pas si mauvais, dit-elle en se léchant les lèvres.
  
  Il prit le verre et le tourna pour poser sa bouche où elle avait posé la sienne.
  
  — À notre accord, murmura-t-il. À notre accord complet…
  
  Et il but d’un trait, à la cosaque.
  
  — Drôle de goût ! remarqua-t-il. Votre gargotier a dû nous coller une sous-marque.
  
  — Cela m’étonnerait…
  
  Elle était devenue pâle et se frottait l’estomac. Puis son joli visage se contracta douloureusement.
  
  — Ça me fait un drôle d’effet. Je… Je n’aurais pas dû vous écouter…
  
  Elle chancela. Il la soutint pour l’aider à regagner un fauteuil et ressentit alors lui-même les premières atteintes du mal. Une brûlure au creux de l’estomac, une impression d’étouffement et d’engourdissement du cerveau.
  
  Elle était verte, déjà incapable de parler, les lèvres blanches et serrées.
  
  — Le médecin ? demanda-t-il. Le numéro de votre médecin ?
  
  D’un mouvement des yeux, elle lui montra le téléphone. Un répertoire était posé à côté. Il marcha jusque-là en titubant. Le mal faisait des progrès foudroyants. Il ouvrit le répertoire à la lettre « D », priant pour qu’elle ne l’ait pas inscrit à la première lettre du nom. C’était à Docteur…
  
  Il forma péniblement le numéro. Tout se brouillait devant lui. Il pensa à la table d’écoute et dit à l’intention du type posté quelque part sur la ligne :
  
  — Prévenez Turkey de ce qui va suivre…
  
  On décrocha à l’autre bout. Une voix d’homme annonça :
  
  — Docteur Trent écoute.
  
  Hubert avait l’impression qu’un pavé lui écrasait la langue. Il réussit néanmoins à articuler :
  
  — Venez d’urgence chez Mrs Morton, 65 Astor Street, sixième étage… Un empoisonnement… Vite… Vi…
  
  L’appareil lui échappa des mains. Il vit les murs de la pièce se soulever, puis se rabattre sur lui et s’effondra en tournoyant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Howard entra dans la chambre et dit à Hubert.
  
  — Le patron m’a chargé de tous ses vœux pour vous.
  
  — Ça me fait une belle jambe, répondit Hubert en se redressant sur l’oreiller.
  
  Howard, le commandant Howard, était un grand type, pas mal de sa personne, toujours tiré à quatre épingles ; un type très froid.
  
  Ils se serrèrent la main. Howard posa sur le lit la serviette de cuir noir qu’il avait apportée et approcha une chaise sur laquelle il s’assit.
  
  — Alors ? questionna-t-il. On se laisse empoisonner comme un débutant ?
  
  — Si vous êtes venu pour me tenir des boniments pareils, répliqua Hubert avec mauvaise humeur, vous pouvez reprendre la porte. Mrs Morton a bu la moitié du verre avec moi… C’est d’ailleurs ce qui m’a sauvé. Si j’avais tout bu, d’après le toubib, je serais à la morgue.
  
  — Je sais. Comment se fait-il que vous n’ayez commandé qu’un whisky pour deux ?
  
  — Mrs Morton ne boit pas d’alcool. Elle a fait une exception en ma faveur.
  
  — En votre faveur… C’est bien le cas de le dire. Vous lui devez une fière chandelle.
  
  — Vous savez… j’ai beaucoup insisté.
  
  Howard posa sa main gauche sur la serviette de cuir.
  
  — Nous avons fait procéder à une enquête discrète, le patron du restaurant et le livreur paraissent hors de cause. Le livreur se rappelle qu’un homme est monté avec lui dans l’ascenseur, mais il ne l’a pas regardé et est incapable d’en donner un signalement quelconque. Le type a demandé au gosse à quel étage il allait. Il a appuyé lui-même sur le bouton et a continué à monter après que le gosse soit descendu au sixième.
  
  — Comment le gosse portait-il la commande ? Je ne l’ai pas vu, moi.
  
  — Dans un panier découvert. Le whisky était calé dans un coin sur la boîte qui contenait les hors-d’œuvre, il y avait une enveloppe avec la note dedans et le nom de Mrs Morton écrit dessus. Le type a pu lire la suscription sans difficulté. Je me demande qui était visé.
  
  — Moi, sans aucun doute. Le type devait savoir que j’étais chez Mrs Morton et il devait aussi savoir que celle-ci ne boit habituellement pas d’alcool.
  
  — Vous rendez-vous compte de ce qui serait arrivé si vous étiez mort empoisonné chez cette jeune femme ?
  
  — Oui, on l’aurait accusée de meurtre… et du reste. C’est probablement ce que l’adversaire désirait.
  
  Howard alluma une cigarette.
  
  — Barney est arrêté, annonça-t-il.
  
  — Ah ! fit Hubert en le regardant du coin de l’œil.
  
  — Alerté par le type de la table d’écoute, Turkey a tendu un véritable filet autour d’Astor Street. Ils ont trouvé Barney qui se cachait dans le renfoncement d’une porte cochère, presque en face du 65.
  
  — Qu’est-ce qu’il foutait là ?
  
  — Il refuse de le dire. Cela fait trente-six heures maintenant qu’il est interrogé sans relâche. Il refuse toujours de se mettre à table et n’essaye même pas de trouver une raison à sa présence dans Astor Street au moment du drame.
  
  — Il est amoureux de Mrs Morton. Ils devaient sortir ensemble ce soir-là et elle lui avait téléphoné en ma présence pour lui dire qu’elle ne pouvait plus. Il est peut-être venu poussé par la jalousie et ne veut pas l’avouer.
  
  — C’est possible.
  
  — Et Dietzen ?
  
  — Il n’a pas bougé de chez lui. Les deux types chargés de le surveiller sont formels.
  
  — Si bien que Barney reste seul en lice ?
  
  — Oui.
  
  — Avez-vous pensé que ni Barney, ni Dietzen n’ont bougé de Chicago depuis le début de la semaine et que pourtant Kossler et Benson ont été assassinés, l’un à New York, l’autre près d’Atlantic City ?
  
  Howard fronça les sourcils.
  
  — Assassinés ?
  
  Hubert développa sa théorie, expliquant les raisons qui lui faisaient croire aux meurtres et rejeter les accidents. Howard ouvrit sa serviette et en sortit deux liasses de feuillets dactylographiés, reliés par des agrafes.
  
  — Je vous ai apporté les rapports d’enquête concernant Kossler et Benson.
  
  Hubert les prit sans enthousiasme.
  
  — Je doute que cela puisse m’être très utile maintenant. Je suis persuadé que Kossler n’a été qu’un leurre et que je me suis laissé manœuvrer, alors que j’avais prévu que l’adversaire pouvait essayer de nous aiguiller sur une fausse piste. Il est vrai que je ne pouvais guère agir autrement et que je n’ai pas marché au-delà des limites raisonnables.
  
  Il regarda les photos d’identité fixées en tête de chaque rapport. Celle de Kossler était très ressemblante, mais l’autre…
  
  — Seigneur ! fit-il. J’aurais dû m’en douter ! Ce n’est pas Benson que j’ai vu lundi soir à Philadelphie. C’était un type qui correspondait au signalement que je possédais : taille moyenne, chauve, avec des yeux bleus et des lunettes ; mais ce n’était pas Benson.
  
  — Vous êtes sûr ?
  
  — Absolument ! Si j’avais vu cette photo avant, je ne m’y serais pas laissé prendre. En tout cas, je peux vous dire que c’était un fameux acteur ! Il s’est conduit exactement comme je pensais que le vrai Benson pouvait se conduire… Mon vieux, il faut chercher à quel moment les Benson ont quitté Philadelphie. Vous trouverez certainement qu’ils sont partis lundi soir avant huit heures et non mardi avant l’aube.
  
  Howard ne disait rien. Hubert reprit.
  
  — Nous savons maintenant que les gens du Centre n’ont pas laissé tomber leur informateur dans cette affaire, mais qu’ils l’ont aidé. Pour une certaine raison, ils savaient que je m’intéresserais d’abord à Kossler et ils se sont arrangés pour lui faire porter le chapeau.
  
  — Mais comment ont-ils su que vous alliez passer voir Benson en premier ?
  
  Hubert sourit.
  
  — C’était un réflexe naturel. Avant d’attaquer Kossler, je devais forcément chercher un maximum de renseignements sur lui, dans le cadre de l’affaire. Qui pouvait me fournir ces renseignements ? Benson, qui avait collaboré avec lui pour ce reportage commandé par Life.
  
  Il fronça les sourcils.
  
  — Je me demande tout de même pourquoi ils ont pris ce risque. Le faux Benson ne m’a rien dit sur Kossler que je ne sache déjà… Pourtant, ils n’ont pas dû faire ça sans raison…
  
  Howard alluma une nouvelle cigarette.
  
  — Ce que je ne comprends pas, dit-il, c’est pourquoi ils ont essayé de vous tuer mercredi soir.
  
  — Ils ont essayé de me tuer parce qu’ils savaient que je n’étais pas tombé dans le piège et que je n’avais aucune intention de classer l’affaire en collant le chapeau sur la tête de Kossler. Alors, ils ont essayé de me liquider de telle façon qu’un autre coupable se trouve automatiquement désigné à l’attention de ceux qui reprendraient l’enquête après moi.
  
  Howard hocha silencieusement la tête.
  
  — Je vois, dit-il après un moment. Et maintenant ? que pensez-vous qu’ils vont faire ?
  
  Hubert eut un sourire cruel.
  
  — Maintenant ? Ils ne vont certainement pas s’entêter. Je vous parie dix contre un qu’ils vont simplement liquider leur informateur, celui qui leur a passé le résultat des travaux du « Bureau 14 ». Il faut redoubler d’attention car la prochaine victime sera certainement celui que nous cherchons à démasquer. C’est le seul moyen qu’ils ont pour trancher le fil qui peut nous mener jusqu’à eux. Je connais leurs méthodes.
  
  Il se mit à rire.
  
  — Les nôtres ne sont d’ailleurs pas tellement différentes.
  
  Howard se leva, laissant les rapports à Hubert.
  
  — Il faut que je parte. Je crois que vous allez sortir cet après-midi et que vous voudrez interroger Barney. Je vais faire en sorte qu’on le garde sur le gril jusque-là.
  
  — Okay, et dites à Turkey d’ouvrir l’œil, et le bon.
  
  Howard sortit. Hubert se leva. Le poison et le contre-poison l’avaient passablement démoli et il n’était pas très solide sur ses jambes. Il enfila une robe de chambre et gagna le couloir où trois fier-à-bras de la police montaient une garde vigilante.
  
  Il frappa à la porte suivante et entra. Frances Morton était au lit. Elle sourit en voyant Hubert.
  
  — Déjà debout ?
  
  — Bonjour, dit-il. Vous êtes un peu pâlotte.
  
  Il approcha, lui prit la main et l’embrassa dans le creux de la paume.
  
  — Je vous avais bien dit que l’alcool ne me valait rien, murmura-t-elle.
  
  — Vous m’avez sauvé la vie, jeune dame. Si vous n’aviez pas bu la moitié de ce poison, je serais maintenant raide et froid dans un tiroir de la morgue. Je vous dois une fière chandelle.
  
  — N’en parlons plus. Je ne regrette rien, vous savez.
  
  — C’est affreux à dire en vous voyant comme ça, mais moi non plus.
  
  Ils rirent ensemble.
  
  — A-t-on trouvé le coupable ? demanda-t-elle avec une pointe d’angoisse dans la voix.
  
  — Non, je vais m’en occuper maintenant. N’ayez plus peur. Il y a trois cerbères dans le couloir pour veiller sur vous et je ne pense pas d’ailleurs que vous couriez un danger quelconque. Je reviendrai vous voir ce soir.
  
  Il se pencha sur elle et l’embrassa sur les lèvres. Elle ne bougea pas et ne dit rien. Il s’en alla tranquillement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Hubert s’arrêta derrière le planton qui appuya son pouce sur le bouton de sonnette. Une horloge électrique, au bout du couloir, indiquait deux heures cinq. Une jeune femme sortit d’un bureau avec un dossier sous le bras. Avec elle un rayon de soleil se fraya brièvement un chemin dans la galerie.
  
  La porte s’ouvrit. Dietzen apparut, puis s’effaça pour laisser entrer Hubert qui remercia le planton. La porte refermée, Dietzen et Hubert se trouvèrent face à face dans le salon aux meubles de rotin. Quelqu’un donnait des coups de marteau à l’étage au-dessus. Dietzen paraissait énervé.
  
  — Excusez-moi de venir vous embêter, dit Hubert.
  
  — Vous ne me dérangez pas du tout. De toute façon, avec ce vacarme (il leva les yeux vers le plafond), il m’est impossible de travailler.
  
  — Qu’est-ce qu’ils font ?
  
  — Je ne sais pas. Je crois qu’ils démolissent une cloison pour agrandir un bureau. C’est absolument infernal !
  
  Il se reprit, offrit un siège à Hubert, alluma une cigarette.
  
  — Je suis bouleversé par ce qui est arrivé, croyez-moi. Je passerai voir Frances ce soir. Comment va-t-elle ?
  
  — Beaucoup mieux, mais les visites sont encore interdites. Je pense que vous pourrez la voir demain. Vous savez que Barney est arrêté ?
  
  — Oui, le directeur m’a prévenu. Que s’est-il passé ?
  
  Hubert lui raconta brièvement l’affaire. Dietzen marchait de long en large, avec de soudaines contractions du visage chaque fois que le bruit, au-dessus, dépassait une certaine amplitude. Il répliqua finalement :
  
  — Je me suis toujours méfié de Barney. Ces derniers temps, j’avais demandé à Frances de sortir avec lui pour le sonder… Il a un sentiment pour elle et je pensais qu’il pourrait commettre des imprudences verbales.
  
  — Frances me l’a dit.
  
  Dietzen parut surpris.
  
  — Elle vous l’a dit ?
  
  Dietzen ôta la cigarette de sa bouche, secoua les cendres sur le lino.
  
  — Elle a bien fait, reprit-il. Il y a autre chose dont je veux vous entretenir. J’ai beaucoup réfléchi à cette histoire de photo et je suis certain maintenant que le plan de notre dispositif ne pouvait pas se trouver sur la planche à dessin le jour où Kossler et Benson sont venus.
  
  Hubert sourit. Il avait sorti son tabac et sa pipe et commençait à bourrer celle-ci.
  
  — Frances en a été certaine tout de suite. Elle m’en a longuement parlé avant-hier soir, avant que nous nous fassions empoisonner…
  
  Dietzen s’immobilisa.
  
  — Elle vous en a parlé ?… Elle est beaucoup moins étourdie que moi. Oui, je suis un peu inconscient pour certaines choses, je le reconnais… Vous savez, quand je cherche la solution d’un problème ardu, cela devient une idée fixe. Je ne pense plus qu’à cela, rien qu’à cela, et j’oublie tout le reste.
  
  Hubert eut un sourire compréhensif.
  
  — Beaucoup de chercheurs sont comme vous ; c’est facile à comprendre.
  
  Dietzen le regarda comme s’il le voyait pour la première fois. Puis il recommença à s’agiter et reprit :
  
  — Je vous disais donc que cette photo n’avait pu être prise le jour où Benson et Kossler sont venus… La conclusion est qu’elle n’a été prise ni par l’un, ni par l’autre.
  
  — C’est évident.
  
  Hubert alluma sa pipe. Dietzen regarda le plafond avec exaspération.
  
  — Et il est facile d’aller plus loin dans la déduction. Cette photo n’a pas été prise non plus par Frances Morton, puisqu’elle figure dessus. Je peux vous affirmer qu’elle n’a pas été prise non plus par moi. Alors ?
  
  Hubert souffla un nuage de fumée.
  
  — Reste Barney, dit-il.
  
  — Je ne vous le fais pas dire.
  
  Ils se regardèrent. Dietzen ajouta :
  
  — D’autres choses l’accusent : son passé, il a milité autrefois dans une organisation extrémiste, et le fait qu’il se trouvait dans Astor Street à l’instant que vous étiez empoisonnés, Frances et vous.
  
  Hubert se leva.
  
  — J’étais venu pour savoir votre opinion ; vous connaissez évidemment vos collaborateurs mieux que moi. Je vous remercie. Je reviendrai peut-être vous voir demain. Au revoir.
  
  — Au revoir, colonel.
  
  Hubert s’en alla. Il avait toujours les jambes un peu molles et le cerveau un peu obscurci. Il se rendait compte que ses réflexes physiques et mentaux avaient souffert des atteintes du poison, mais il savait aussi qu’il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud et qu’il ne pouvait attendre d’avoir recouvré la plénitude de ses moyens.
  
  
  *
  
  * *
  
  Une lueur brilla dans le regard de Barney, derrière les lunettes, lorsque Hubert pénétra dans la cellule. Ils se regardèrent un moment ; aucun défi, aucune crainte non plus dans les yeux du jeune ingénieur. Hubert se retourna et dit au gardien :
  
  — Laissez-nous.
  
  L’homme referma la lourde porte. Hubert enfonça ses mains dans les poches de son pantalon.
  
  — Je suis content de savoir que vous allez mieux, dit Barney.
  
  S’il était coupable, c’était aussi un fameux comédien.
  
  — Qu’est-ce que vous foutiez dans Astor Street, mercredi soir ? demanda Hubert.
  
  Le jeune homme baissa la tête et passa ses doigts dans sa chevelure noire, drue et ondulée. Il soupira et fit un vague mouvement de la main gauche.
  
  — Vous pouvez me le dire, à moi, reprit Hubert. Si c’est une chose qui vous embarrasse, je n’irai pas le crier sur les toits.
  
  Barney le regarda. Ses lèvres épaisses avançaient un peu en cul de poule lorsqu’il parlait, et il avait une élocution très rapide. Hubert eut un sourire amical. Les autres l’avaient passablement bousculé et mieux valait lui faire maintenant le coup de la détente. Barney rebaissa la tête et dit d’une voix assourdie :
  
  — C’est complètement idiot. J’étais jaloux… Je devais sortir avec Frances et elle m’a téléphoné qu’elle ne pouvait plus… Si j’avais su que c’était à cause de vous, je serais resté tranquille…
  
  Hubert fit une moue signifiant qu’il ne se sentait nullement flatté, mais l’autre ne s’en aperçut pas et continua :
  
  — Je me suis conduit comme un collégien. Je suis venu sous ses fenêtres pour essayer de la surprendre avec…
  
  Il s’interrompit. Hubert questionna doucement :
  
  — Pourquoi n’avez-vous pas dit ça à ceux qui vous ont déjà interrogé ? C’est une explication à votre présence dans la rue, et une explication qui en vaut bien une autre…
  
  — Je ne pouvais pas, répliqua Barney. Je ne pouvais pas… Ils avaient un air de se foutre du monde ! Vous ne pouvez pas savoir. Je ne pouvais pas leur avouer ça.
  
  Hubert le considéra avec attention. À cet instant, Barney avait l’air de ce qu’il était : un grand gosse, avec les audaces et les pudeurs d’un grand gosse. Frances devait lui faire un peu l’effet d’une déesse. Hubert se dit que cela donnerait peut-être un résultat de dégringoler la déesse de son piédestal.
  
  — Mon pauvre vieux, fit-il, j’ai l’impression que vous avez foncé sur un mirage.
  
  Barney releva la tête, attentif.
  
  — Quoi ?
  
  — Frances n’est sortie avec vous que parce qu’on lui avait demandé de le faire…
  
  Il pâlit.
  
  — Je ne comprends pas, bredouilla-t-il.
  
  — C’est très simple. On vous soupçonnait de n’être pas très sûr, au point de vue national… Il y a toujours cette histoire de jeunesse qui vous reste sur les reins. Alors, on a demandé à Frances de sortir avec vous et d’essayer de vous sonder, afin de connaître vos sentiments réels, si possible.
  
  Barney semblait pétrifié. Ses mains tremblaient. Il bégaya :
  
  — Elle… Elle a accepté ?
  
  — La preuve.
  
  Il y eut un silence terrible.
  
  — Remarquez, reprit Hubert en faisant quelques pas vers la lucarne, elle le regrette maintenant. Nous en avons parlé mercredi soir après qu’elle vous ait téléphoné en ma présence… Je lui ai fait comprendre que vous étiez tombé amoureux d’elle et qu’il était cruel de continuer le jeu dans l’incertitude où nous étions de votre culpabilité. Elle vous trouve sympathique, mais… c’est tout.
  
  Sans doute à cause de l’attitude prise par Hubert dès le début de l’entretien, Barney ne douta pas un seul instant de ce qu’il lui racontait.
  
  — Je comprends maintenant, murmura-t-il, pourquoi elle essayait si souvent d’entraîner la conversation sur le plan politique.
  
  Une crispation douloureuse déforma son visage. Il se mit debout, s’éloigna de la couchette en serrant les poings. Hubert l’observait avec attention ; la tempête était déclenchée, il n’y avait plus qu’à attendre en guettant la moindre faille.
  
  Barney marcha un moment de long en large dans l’étroite cellule, passant et repassant devant Hubert qui ne bougeait pas. Puis, il s’immobilisa devant la lucarne, tête levée, regardant le carré de ciel bleu que découpaient les barreaux.
  
  — Elle m’accuse ? demanda-t-il d’une voix rauque.
  
  Hubert répondit d’un ton parfaitement neutre :
  
  — Elle croit à votre culpabilité, mais elle précise que si vous avez trahi ce ne peut être que par légèreté. Elle vous considère comme un gosse et elle n’a probablement pas tort.
  
  Barney eut un mouvement de colère. Il se retourna d’une pièce et demanda d’une voix mal contenue :
  
  — Elle ?… Ne vous êtes-vous jamais posé des questions à son sujet ? À aucun moment ?
  
  — Si, répondit Hubert un peu surpris par la contre-attaque, certainement. Je me suis posé des questions sur chacun de vous. Mais je ne vois pas comment elle pourrait être la coupable. Elle figure sur la photo, prise de dos à son insu, et elle a failli être victime d’un empoisonnement qui m’était sans aucun doute personnellement destiné.
  
  Barney ricana, agressif.
  
  — Je pourrais, moi, qualifier ça d’habileté, de machiavélisme. Écoutez-moi… Une photo du plan seul vous aurait permis de nous soupçonner tous les trois une fois Kossler mis hors de cause, mais si un de nous se trouvait sur cette photo, la suspicion retombait sur les deux autres. N’avez-vous jamais entendu parler d’un appareil qui s’appelle « déclencheur automatique » ? On peut en trouver chez n’importe quel détaillant photographe.
  
  — Si, répondit Hubert, j’y ai pensé. Mais je ne crois pas que le personnage sur la photo ait été destiné à écarter la suspicion de ce personnage, cette mise en scène avait plutôt pour but de faire croire que cette photo avait été prise à la sauvette, par un visiteur. À l’origine, elle devait corroborer la culpabilité de Kossler, chez qui je l’ai trouvée.
  
  Barney eut un rire sarcastique.
  
  — C’était un peu enfantin, vous ne trouvez pas ?
  
  Hubert haussa les épaules.
  
  — Il y a beaucoup de choses de ce genre dans cette affaire. Le coupable est un type un peu inconséquent. Mais il est difficile de savoir, quand on se trouve devant un fait d’apparence idiote, si ce fait est réellement idiot ou bien s’il ne s’agit que d’un trompe-l’œil.
  
  Barney poursuivait rageusement son idée.
  
  — Et l’empoisonnement ! Parlons-en ! Vous dites : elle a été empoisonnée avec moi, cela prouve son innocence. Très bien ! Mais vous n’êtes mort ni l’un ni l’autre. Est-ce qu’un esprit machiavélique n’aurait pu imaginer une telle mise en scène pour se blanchir définitivement ?
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Votre démonstration n’est guère convaincante. Vous inventez des arguments, uniquement par dépit.
  
  Barney cessa de respirer, ses yeux ne furent plus que deux fentes étroites derrière l’abri des lunettes. Il fit un pas vers Hubert et lança :
  
  — Savez-vous que Kossler était le beau-frère de Mrs Morton ?
  
  Hubert retint son souffle.
  
  — Qu’est-ce que vous dites ?
  
  — La vérité. C’est facile à vérifier. Edward Haynes était le demi-frère de Kossler. La mère de celui-ci s’était remariée et l’ex-mari de Frances était un enfant de ce second mariage.
  
  Hubert restait impassible, mais le coup l’avait touché. Pourquoi ne lui en avait-elle pas parlé ?
  
  — Vous ne le saviez pas, hein ? triompha Barney. Vous ne trouvez pas ça louche ?
  
  Si, Hubert trouvait ça louche. Mais il n’avait pas l’intention d’en discuter avec Barney. Il dit simplement :
  
  — Parfait. Je vais aller voir Frances et lui dire que vous l’accusez. Si elle a des remords à votre sujet, cela les lui enlèvera sûrement. Et je pense qu’une petite confrontation ne serait pas inutile…
  
  Barney changea de couleur. L’idée d’être confronté avec la jeune femme après ce qu’il venait de faire ne lui était visiblement pas agréable. Hubert quitta la cellule sans lui laisser le temps de protester.
  
  
  *
  
  * *
  
  Dans le rapport remis par Howard, Hubert avait trouvé confirmation de ce que lui avait appris Barney. Kossler avait bien un demi-frère qui s’appelait Edward Haynes. Et la fiche de Frances Morton indiquait que la jeune femme avait épousé en 1945 un certain Edward Haynes, dont elle avait divorcé en 1949. Évidemment, il pouvait s’agir de deux types différents. Il n’y avait probablement pas qu’un seul Edward Haynes sur le territoire des États-Unis.
  
  Hubert entra dans la chambre. Frances Morton somnolait, elle ouvrit les yeux alors qu’il refermait la porte et lui sourit.
  
  — Je pensais justement à vous, dit-elle.
  
  Hubert vint près du lit et fit semblant de ne pas voir la main qu’elle lui tendait.
  
  — Parlez-moi de votre ex-mari, demanda-t-il.
  
  Elle laissa retomber sa main sur le drap et respira profondément.
  
  — Oh ! fit-elle. Vous avez trouvé ça.
  
  Il attira une chaise qui se trouvait à sa portée et s’assit.
  
  — Edward Haynes était bien le demi-frère de Kossler ?
  
  Elle regarda Hubert bien en face.
  
  — Oui. Je pense que j’ai eu tort de ne pas vous le dire tout de suite. Vous ne me croirez peut-être pas, mais j’avais l’intention de vous mettre au courant dès que vous reviendriez.
  
  — J’aurais préféré l’apprendre par vous. Étiez-vous toujours en relation avec Kossler ?
  
  — Non, je ne l’avais pas revu depuis le début de 1948. Je le considérais comme responsable de l’échec de mon mariage avec Eddy.
  
  — Racontez-moi cela.
  
  Elle se mit à parler. Elle avait connu Haynes à Harvard. Ils s’étaient mariés en 1945. Elle avait dix-neuf ans et lui dix-huit. Ils faisaient les mêmes études. En 1948, Haynes avait dû faire son service militaire. Kossler lui avait conseillé de choisir l’aviation, puis l’avait fait venir à Berlin où il se trouvait lui-même. Les lettres s’étaient bientôt espacées. Un jour, au début de 1949, elle avait pris l’avion pour Berlin, sans prévenir… Haynes s’était collé avec une Allemande dont la sœur était la maîtresse de Kossler. Elle avait eu de la peine à le reconnaître : il s’était mis à boire sous l’influence de son frère et il avait terriblement changé. Elle aurait pu lui pardonner, mais il s’était montré odieux. Elle était rentrée pour demander le divorce.
  
  — À quelle époque exactement vous êtes-vous rendue à Berlin ?
  
  Elle répondit sans hésiter :
  
  — Au mois d’avril, c’était le printemps.
  
  — Kossler avait-il déjà été arrêté par les Russes ?
  
  Elle le regarda, étonnée.
  
  — Je ne suis pas au courant…
  
  — Kossler a été arrêté à Berlin-Est en 1949. Il a passé six mois dans une prison de Leipzig d’où il se serait évadé…
  
  — Je n’ai jamais entendu parler de cela.
  
  Il sortit de sa poche le curriculum vitae de Kossler apporté par Howard.
  
  — Attendez, fit-il, je vais chercher les dates exactes là-dedans.
  
  Il feuilleta rapidement les pages, cherchant celles qui se rapportaient à la période de 48-49. Lorsqu’il eut trouvé, il se mit à lire soigneusement mais, à sa grande stupéfaction, ne trouva rien concernant l’arrestation de Kossler, ni sa détention en Allemagne orientale.
  
  — C’est bizarre…
  
  Il se leva, sous le regard interrogateur de la jeune femme.
  
  — Savez-vous à quel endroit on peut joindre Haynes, actuellement ?
  
  — Oui. Il est ingénieur dans une usine de produits chimiques à Baltimore. Je vais vous donner le numéro de téléphone.
  
  Il lui tendit son carnet et un crayon. Elle inscrivit le numéro.
  
  — Je reviens tout à l’heure.
  
  Il sortit, descendit au rez-de-chaussée, se rendit au bureau de l’administration et appela Baltimore. Cinq minutes plus tard, il obtint la communication. Un collègue de Haynes lui apprit que celui-ci était à New York pour l’enterrement de Kossler et lui indiqua où il pouvait éventuellement le joindre.
  
  Hubert appela New York et la chance le servit. Haynes venait de rentrer à son hôtel. Hubert lui raconta qu’il était journaliste, qu’il voulait établir une biographie du professeur Kossler et désirait notamment avoir des renseignements sur son évasion sensationnelle de la prison de Leipzig.
  
  Haynes lui demanda où il avait péché ce bobard et lui affirma que Kossler n’avait été ni arrêté ni détenu en Allemagne orientale, que lui-même était bien placé pour le savoir puisqu’ils ne s’étaient pratiquement pas quittés en 1949 et qu’ils étaient ensuite rentrés ensemble aux États-Unis.
  
  Hubert raccrocha, de plus en plus perplexe et se mit à réfléchir. Il pensa soudain qu’il connaissait à Washington un colonel ayant vécu à Berlin-Ouest de 1947 à 1951 et que l’affaire Kossler, si elle avait existé, devait avoir fait suffisamment de bruit pour que les gens qui se trouvaient alors à Berlin s’en souviennent.
  
  Il appela cet officier.
  
  — J’ai bien connu Kossler, répondit le colonel à la question posée par Hubert. C’était un curieux phénomène. Mais je peux vous affirmer qu’il n’a jamais eu la moindre histoire avec les Russes. Je l’aurais su…
  
  Hubert remercia et reposa lentement le combiné sur son berceau. Son cerveau s’était remis à fonctionner normalement ; et il travaillait vite.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Le temps passait et Hubert commençait à se demander s’il n’allait pas être obligé de modifier ses plans. Brusquement, Turkey fut là, comme un lapin sorti soudain du chapeau d’un prestidigitateur.
  
  — Seigneur ! dit Hubert. Vous m’avez donné des sueurs froides. Vous les avez ?
  
  L’autre cligna de l’œil.
  
  — Je les ai, mais ça n’a pas été facile.
  
  Hubert prit un 22 long-rifle qui se trouvait dans la boîte à gants, le glissa dans sa ceinture, referma sa veste et descendit de voiture.
  
  — Allons-y.
  
  — Le secteur est tranquille ? demanda le petit homme blond. Je n’ai pas eu le temps de m’en assurer.
  
  — Ça va, répondit Hubert. Je n’ai vu personne et vos gars non plus.
  
  Ils marchèrent une centaine de mètres et pénétrèrent dans l’immeuble. Par l’escalier, dédaignant l’ascenseur, ils montèrent jusqu’au troisième étage.
  
  Hubert continua seul jusqu’au quatrième, histoire de donner un coup d’œil. Quand il redescendit, Turkey avait ouvert la porte.
  
  — Refermez exactement comme c’était, murmura-t-il, et allez immédiatement reporter ces clés où vous les avez prises. Vous avez juste le temps. Tout juste.
  
  — Okay ! répondit le petit homme. Vous pouvez compter sur moi.
  
  Hubert entra dans l’appartement, repoussa la porte et regarda bouger les verrous que Turkey manœuvrait de l’extérieur. Puis, silencieux et souple sur ses semelles de crêpe, il entreprit de visiter les lieux.
  
  À gauche, l’office et la cuisine. De la vaisselle sale dans l’évier. Puis la salle à manger, laide et poussiéreuse. Le salon, avec ses deux fenêtres sur le métro aérien. Un couloir conduisant aux chambres, elles étaient deux, dont une seule utilisée. Puis une lingerie, avec de grands placards qui semblaient de construction récente.
  
  Cela faisait tout juste deux endroits où Hubert pouvait se cacher : la salle à manger, qui se trouvait en dehors de tout passage et où personne n’avait dû mettre les pieds depuis longtemps, et la chambre inoccupée. La salle à manger avait l’avantage de se trouver près du salon et cette particularité décida du choix.
  
  Le seul endroit où se dissimuler dans cette pièce était derrière les épais rideaux de velours rouge tombant jusqu’au sol et qui étaient opportunément tirés. Hubert regarda derrière. La fenêtre était en encorbellement et l’espace suffisant pour y tenir à trois.
  
  Hubert retourna dans le salon, s’installa dans un fauteuil et se mit à attendre en regardant passer les métros.
  
  Il était six heures un quart et l’obscurité envahissait déjà la pièce lorsqu’il entendit tourner une clé dans une serrure de la porte d’entrée. Il bondit avec une souplesse de chat et gagna la salle à manger.
  
  Quelques instants plus tard, le reflet de la lumière allumée dans le salon lui parvint à travers la double porte vitrée garnie de fins rideaux de tulle séparant les deux pièces. Il entendit le parquet craquer sous des pas, le nouveau venu ouvrir les fenêtres, fermer les volets, refermer les fenêtres…
  
  Puis les pas s’éloignèrent, probablement dans le couloir qui conduisait aux chambres et à la lingerie. Quelques minutes s’écoulèrent. Hubert déboutonna sa veste, saisit la crosse de son arme, vérifia du pouce le libre jeu du cran de sûreté.
  
  Les pas revinrent. Il y eut un bruit de chaise remuée, une toux brève. Puis le silence.
  
  Hubert attendit encore un peu, sortit lentement de derrière les rideaux et marcha en rasant le mur, vers la porte vitrée.
  
  Un coup d’œil prudent… L’homme était installé à son bureau, en train d’écrire, face à la porte de la salle à manger mais à l’autre bout du living-room. Il releva soudain la tête et Hubert recula vivement, craignant d’être aperçu malgré l’écran des fins rideaux.
  
  Un quart d’heure passa, pendant lequel l’autre ne cessa pas d’écrire. Du courrier.
  
  Puis arriva ce que Hubert espérait, mais pas de la façon qu’il avait envisagée.
  
  Les deux hommes entrèrent par le couloir du fond, comme s’ils venaient des chambres. L’un d’eux était chauve, de taille moyenne, trapu ; malgré l’absence des lunettes, Hubert le reconnut tout de suite pour le faux Benson qui l’avait reçu à Philadelphie. Le second, grand et mince, avait l’air d’un clergyman.
  
  — Bonsoir, Dietzen ! dit le faux Benson.
  
  Dietzen qui, tournant le dos au couloir, ne les avait pas vus entrer, ni entendus, sursauta violemment. Il voulut se lever, mais le faux Benson interrompit le mouvement d’un geste impérieux.
  
  — Ne bougez pas. Vous êtes très bien là.
  
  Ils approchèrent des fauteuils et s’installèrent de part et d’autre du bureau. Vus par Hubert, ils formaient ainsi un triangle des plus intéressants.
  
  Par où étaient-ils entrés ? Hubert se posait la question. Ils n’étaient certainement pas dans les chambres, ni dans la penderie lorsqu’il avait lui-même visité ces pièces, puisque de toute évidence ils ignoraient sa présence ; et d’ailleurs, s’ils avaient été là, ils n’auraient pas attendu un quart d’heure pour se manifester…
  
  — Il faut que nous parlions sérieusement, reprit le faux Benson. Ça ne va plus.
  
  Dietzen faisait une drôle de tête. Son visage était devenu gris et la sueur coulait en rigoles sur ses joues. « Il sait ce qui l’attend », pensa Hubert.
  
  — Nous vous avions demandé de ne rien faire, de ne bouger sous aucun prétexte, continua le chauve. L’histoire Kossler ayant raté, nous préparions autre chose… Mais vous vous êtes cru plus malin que nous ; passant outre aux ordres vous avez imaginé cette histoire stupide d’empoisonnement.
  
  Dietzen protesta :
  
  — Ils ont arrêté Barney et croient qu’il est le coupable. Le colonel Devil est venu me voir aujourd’hui…
  
  Le faux Benson se mit à rire. Un rire sinistre.
  
  — Ne commettez pas l’erreur de prendre ce Devil pour un imbécile. Nous l’avons nous-mêmes sous-estimé en improvisant trop hâtivement la mise en scène Kossler. C’est un type à qui on ne peut pas faire prendre des vessies pour des lanternes. Pas longtemps, en tout cas. Vous pouvez être sûr qu’il vous serait tombé sur les reins avant peu…
  
  Dietzen releva le conditionnel et glissa ses doigts dans le col de sa chemise soudain trop étroit.
  
  — Me serait…
  
  Le faux Benson reprit avec une pointe de cruauté dans la voix.
  
  — Vous avez bien entendu. Nous n’avons pas l’intention de le laisser vous mettre le grappin dessus. Vous ne faites pas le poids en face de lui et il n’aurait pas beaucoup de mal à vous faire parler…
  
  — Vous vous trompez ! Je suis parfaitement capable de résister à n’importe quel interrogatoire.
  
  — Même si vous résistiez, vous en sortiriez terriblement suspect et l’on vous mettrait à la retraite. Vous ne pourriez donc plus nous être d’aucune utilité… Vous comprenez ?
  
  Dietzen avala péniblement sa salive. Un silence terrible s’établit entre eux, dura d’interminables secondes. Puis celui qui avait l’air d’un clergyman parla d’une voix monocorde et glacée :
  
  — Nous avons décidé de mettre un terme à cette affaire. Le « C.I.A. » veut un coupable, nous allons lui en donner un… Le vrai.
  
  Les deux agents du Centre se regardèrent et rirent doucement. Le fait leur paraissait du plus haut comique.
  
  — … Mais, comme nous ne voulons pas de complications, ils devront se contenter de vous. Vous allez donc écrire une confession dans laquelle vous expliquerez que vous avez livré le résultat de vos travaux par idéalisme et que, sur le point d’être démasqué, vous préférez… disparaître de la circulation. Aucune allusion aux moyens employés pour transmettre les renseignements, ni aux personnes que vous avez connues. Allons-y…
  
  Dietzen frissonna. Son visage blême, inondé de sueur, avait une expression pathétique. Malheureusement pour lui, ses interlocuteurs devaient être insensibles au pathétique. Il comprit rapidement qu’il n’y avait plus rien à faire, qu’ils ne lui laisseraient aucune chance et se mit à écrire sous la dictée.
  
  Quand il eut fini, le faux Benson sortit une petite boîte de sa poche, ouvrit la petite boîte, en tira une minuscule pastille qu’il posa sur le bureau, devant Dietzen.
  
  — Il n’y a qu’à l’avaler, dit-il d’un ton parfaitement naturel, comme s’il s’agissait d’un comprimé d’aspirine. L’effet est instantané. Vous n’aurez pas le temps de souffrir.
  
  Dietzen tremblait.
  
  — Écoutez-moi, supplia-t-il, je peux encore vous rendre des services. Emmenez-moi, en Russie. Là-bas, je travaillerai pour vous.
  
  Implacable, le faux Benson répliqua :
  
  — Non. Vous n’avez pas suffisamment de valeur. Nous savons très bien que vous n’auriez pu mener à bien tout seul les travaux du « Bureau 14 ». Vos collaborateurs ont eu la plus grande part dans la réussite. Vous ne valez pas les frais du voyage.
  
  Le « clergyman » se leva lentement et tendit vers l’ingénieur des mains extraordinairement osseuses.
  
  — Si vous préférez mourir étranglé, proposa-t-il. Étranglé lentement… Je suis à votre disposition.
  
  Dietzen n’insista plus. Il avança ses doigts tremblants vers la pilule…
  
  Hubert décida qu’il était temps d’intervenir. Il tira le 22 long-rifle de sa ceinture, repoussa le cran de sûreté, ouvrit la porte et fit deux pas dans le salon.
  
  — Les mains en l’air ! tonna-t-il.
  
  Le « clergyman » obéit instinctivement, mais le faux Benson eut une réaction malheureuse : il se retourna vivement en plongeant sa main sous sa veste. Le 22 claqua sec. Le faux Benson se figea, puis porta sa main gauche vers son bras droit que la balle venait de traverser. Effaré, Dietzen leva les bras à son tour.
  
  Hubert avança, bien décontracté, prêt à toute éventualité.
  
  — Rangez-vous tous les trois face au mur, ordonna-t-il. Inutile d’essayer quoi que ce soit, la maison est cernée. Monsieur « Benson », levez votre bras gauche s’il vous plaît.
  
  Ils obéirent, sans un mot. Hubert approcha sans bruit. Arrivé derrière le faux Benson, qu’il estimait le plus dangereux, il retourna vivement son arme dans sa main et l’abattit sèchement sur le crâne chauve. Pan ! Benson s’écroula sur place. L’autre voulut profiter de la conjoncture pour se jeter sur Hubert. Trop tard. Hubert avait prévu la riposte. La pointe de son soulier atteignit le ventre de son adversaire qui se plia en deux, offrant son crâne…
  
  — Et de deux ! ponctua Hubert en le regardant s’effondrer.
  
  Dietzen supplia :
  
  — Ne me touchez pas, je resterai tranquille.
  
  — D’accord ! fit Hubert.
  
  Et il l’assomma aussi.
  
  — Maintenant, c’est moi qui suis tranquille, dit-il pour lui-même en regardant les trois corps étalés sur le parquet.
  
  Il les fouilla l’un après l’autre. Seul, le faux Benson était armé d’un colt automatique 9 mm. Hubert le mit dans sa poche. Puis il décrocha le téléphone et dit simplement à l’intention du gars qui tenait la table d’écoute :
  
  — Ici « 117 », prévenez Turkey qu’il peut monter, le terrain est dégagé.
  
  Il s’assura que ses trois victimes ne risquaient pas de reprendre connaissance immédiatement et s’enfonça dans le couloir. La première chambre, la seconde… La penderie. Les portes étaient ouvertes. Hubert écarta les vêtements et aperçut une autre porte dans le mur. Il savait maintenant pourquoi Dietzen habitait cet appartement trop grand pour lui dans un des endroits les plus bruyants de la ville. L’appartement communiquait avec un autre, situé dans l’immeuble voisin. L’un devait avoir pour locataire un agent du Centre, un des deux que Hubert venait de réduire à merci. C’était bien commode pour transmettre les renseignements en dehors de toute surveillance possible. C’était également bien pratique pour sortir le soir sans être vu par la porte du 289, alors que les gens qui avaient l’œil sur vous ne regardaient que celle du 287. Ainsi, le soir de l’empoisonnement, les gars de Turkey avaient juré que Dietzen n’avait pas bougé de chez lui.
  
  Hubert entendit sonner. Il revint sur ses pas pour aller ouvrir. Ce devait être Turkey et son équipe de bras-cassés.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  M. Smith polissait consciencieusement les verres épais de ses lunettes de myope. Hubert continuait d’expliquer :
  
  — C’est cette histoire de détention de Kossler en Allemagne orientale qui m’a mis la puce à l’oreille. D’où venait-elle ? De la note que m’avait remise Dietzen. Quelle était la seule personne qui me l’eût confirmée ? celui qui s’était fait passer pour Benson. C’était plutôt lumineux, mais ça l’est devenu bien plus encore après un entretien avec le directeur des laboratoires. Jamais l’État-major de l’Armée de l’Air n’avait envoyé à celui-ci des notes de renseignements sur Kossler et Benson. Il l’avait simplement averti, avec les instructions d’usage. Dietzen m’avait donc remis ces notes apocryphes pour me lancer sur la piste Kossler. C’était donc lui le coupable. Je me suis aperçu alors que j’avais d’autres raisons de le soupçonner… La première fois que j’étais allé le voir chez lui, dimanche dernier, il ne m’avait pas demandé de prouver mon identité. Ce n’était pas uniquement de la négligence. Il savait que je ne pouvais pas être un imposteur parce que les gens du Centre l’avaient prévenu, eux aussi, qu’une enquête allait avoir lieu.
  
  — Il n’était pas trop malin, remarqua M. Smith en remettant ses lunettes.
  
  — Il n’avait aucune des qualités qui font un bon espion. Il ne savait pas, en particulier, se mettre dans la peau des autres, et il était réellement négligent. Le coup de l’appartement… Quand je suis venu chez lui, j’ai été étonné qu’un type comme lui habite dans un endroit comme ça, aussi bruyant. Il m’a affirmé que le bruit ne le dérangeait absolument pas, que c’était un don qu’il possédait de pouvoir s’isoler au milieu du vacarme le plus intense ; mais, au laboratoire, je l’ai vu dans tous ses états parce qu’un ouvrier tapait des coups de marteau à l’étage au-dessus. Il y avait donc une raison importante dans le choix de l’appartement de Kinzie Street. Nous savons maintenant laquelle.
  
  M. Smith passa ses gros doigts boudinés dans sa chevelure clairsemée.
  
  — Vous avez très bien manœuvré, vieux garçon.
  
  — C’était facile. Je connais leurs méthodes par cœur.
  
  M. Smith se mit à rire.
  
  — Elles ne diffèrent pas tellement des nôtres.
  
  — Chut ! fit Hubert. Il ne faut pas le crier sur les toits. Nos compatriotes tiennent beaucoup à la morale. Ils se figurent que nous pouvons les défendre en observant rigoureusement les règles de l’École du Dimanche.
  
  Il se leva.
  
  — Dietzen s’est mis à table. Il a tout raconté et tout signé. Les deux autres sont coriaces, évidemment. Le mieux serait qu’ils pensent à se suicider dans leur cellule… Ça éviterait les frais d’un procès.
  
  M. Smith le regarda, l’air ingénu.
  
  — C’est vrai, ça ! Je n’y avais pas songé.
  
  — Tiens donc !
  
  Ils se serrèrent la main, en hommes qui n’ont pas besoin de beaucoup parler pour se comprendre parce qu’ils connaissent à fond la règle du jeu.
  
  Hubert sortit. On était de nouveau dimanche. Il faisait beau dehors et Frances Morton était arrivée la veille chez sa mère, à Washington.
  
  « Je vais lui téléphoner pour l’inviter à dîner », pensa Hubert, « nous nous devons bien ça, et même davantage ».
  
  Un sourire éclaira son visage de prince-pirate, découvrant ses dents pointues. Après tout, la vie n’était pas si moche que ça.
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Lire Travail sans filet, chez le même éditeur.
  
  2 Ancienne résidence d’été des Tsars, à vingt kilomètres de Leningrad, au bord du Golfe de Finlande.
  
  3 C’est ainsi que l’on appelle le S.R. Soviétique dans les milieux de l’espionnage.
  
  4 Service de contre-espionnage.
  
  5 La boucle, est le nom donné au métro aérien de Chicago qui forme un cercle autour du centre de la ville. Par extension, on appelle aussi le « Loop » le quartier ainsi délimité.
  
  6 Nom de Code du projet qui aboutit à la construction de la première bombe atomique.
  
  7 « Maisons des ratés » où les clochards peuvent trouver un lit pour quelques cents.
  
  
  
  
  
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