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O.S.S. 117 N’est Pas Aveugle

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  COLLECTION JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  N’EST PAS
  
  AVEUGLE
  
  par
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  Paris
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Nancy Eimer vérifia une dernière fois le contenu du panier d’osier, puis le ferma. Elle coupa ensuite le gaz, puis regarda par la fenêtre de la cuisine. Un soleil radieux brillait à l’extérieur, une bande de gosses passait dans la rue, se dirigeant vers la plage.
  
  Nancy Eimer respira profondément et un sourire éclaira son joli visage mince. On était au second dimanche de mai et cela faisait des semaines que Elliott, absorbé par ses travaux, n’avait pas mis le nez dehors. Il avait fallu toute l’insistance de David Randall, le médecin-chef de la Base, pour lui faire accepter l’idée de ce pique-nique.
  
  Elle quitta la cuisine. Elliott était dans le living-room, en train de discuter avec Randall. Elle écouta leurs voix, puis passa dans la chambre afin de jeter un dernier coup d’œil à sa toilette.
  
  Nancy Eimer avait vingt-huit ans. C’était une petite femme brune, mince, mais avec les rondeurs qu’il fallait aux bons endroits. Elle avait de beaux yeux couleur noisette, une jolie bouche et des gestes vifs et gracieux.
  
  Elle se plaça devant le miroir et ajusta son corsage de toile jaune dans son blue-jeans noir. À travers la mince cloison qui séparait la chambre du living-room, elle entendait le médecin-chef parler :
  
  — Je ne crois pas que ce soit ça le plus important, mon vieux, les rayons cosmiques posent un problème autrement angoissant. Le mince fuselage d’aluminium de la fusée ne saurait remplacer le filtre naturel que constitue l’atmosphère. Il faudrait des écrans d’acier de plus de cinq centimètres d’épaisseur.
  
  — Impossible, coupa Elliott. À cause du poids.
  
  — Bien entendu. Et on estime qu’à trente kilomètres d’altitude, un homme non protégé recevrait en permanence vingt-cinq fois la dose limite que peut supporter l’organisme. Cela pourrait aller, à la rigueur, pendant quelques jours, mais pas plus. Et il faudra bien résoudre ce problème avant de penser à fabriquer un satellite habitable…
  
  Elliott se mit à rire.
  
  — Pour l’instant, Toubib, nous n’en sommes encore qu’au Bébé Lune !
  
  Nancy soupira. Elle en avait par-dessus la tête de ce Bébé Lune. Depuis qu’ils étaient arrivés à Patrick, elle n’entendait parler que de ça. Tout le monde s’en mêlait. Et il n’était pas jusqu’au dernier des balayeurs qui ne pensât avoir une part dans la conception. Qu’est-ce que ce serait le jour de l’accouchement !
  
  Elle regagna la cuisine. La pendule électrique indiquait dix heures et demie. Il était temps de partir. Elle prit le panier d’osier. C’était lourd, mais si elle comptait sur Elliott, ils n’en finiraient jamais. Elle traversa le vestibule en se dandinant sous le poids. Les deux hommes discutaient maintenant des effets sur l’organisme de la disparition de la pesanteur. Malgré sa charge, Nancy haussa les épaules. Beaux sujets de conversation pour des hommes dans la force de l’âge et pas plus mal tournés que d’autres ! Ne pouvaient-ils vraiment laisser tomber ça de temps en temps et parler un peu de Marylin Monroe ou de la dernière Cadillac, comme tous les autres hommes ?
  
  La voiture, une Ford bleu ciel découvrable, était devant la porte. Nancy plaça le panier dans le coffre. Puis elle fit rentrer la capote et appuya sur le klaxon.
  
  Les rideaux de voile tirés derrière la grande baie du living-room l’empêchaient de voir les deux hommes. Elle attendit un peu, puis ne voyant rien venir se décida à rentrer.
  
  — Elliott, dit-elle quand elle eut atteint le seuil de la pièce. Il faut partir maintenant.
  
  — Oui, oui, chérie, répondit distraitement Elliott. J’arrive tout de suite.
  
  Nancy se fâcha.
  
  — Toubib, gronda-t-elle, vous n’êtes pas sérieux. Vous remuez ciel et terre pour décider ce grand dadais à prendre un jour de détente et puis, quand il est d’accord, c’est vous qui le retenez avec vos histoires déjà cent fois répétées ! Vous n’êtes pas chic, tiens !
  
  David Randall était un petit homme rondouillard, au visage coloré, portant lunettes à fine monture d’or. Il avait longtemps enseigné à l’école de médecine aéronautique militaire de Randolph Field, dans le Texas, avant d’être nommé médecin-chef à Patrick. C’était un type jovial, un peu bavard, passionné par la médecine « spatiale ». Il n’avait pas quarante ans.
  
  Il regarda Nancy qui venait de l’invectiver et se mit à rire.
  
  — Votre femme a raison, Elliott. Je suis un criminel.
  
  — Nancy exagère toujours.
  
  — Non ! Non ! Je vous laisse. Foutez le camp et amusez-vous bien. Et surtout, Nancy, empêchez-le de parler business !
  
  La jeune femme prit son air farouche et mit ses poings fermés sur ses hanches.
  
  — Comptez sur moi ! J’aime bien les gosses, Dieu sait ! Mais ce Bébé Lune commence à me courir !
  
  Elle s’effaça pour laisser passer le médecin. Elliott Eimer arriva sans se presser et embrassa sa femme sur le front.
  
  — Je t’adore, dit-il.
  
  — Et moi, répliqua-t-elle, je sens que je vais te détester si tu n’es pas dans la voiture avant dix secondes !
  
  Il prit un air effrayé, détala brusquement, comme un lapin surpris par un chasseur, et sauta dans la voiture sans prendre la peine d’ouvrir la portière.
  
  — J’y suis ! cria-t-il. Quatre secondes trois cinquièmes ! Record battu !
  
  Elle se mit à rire et ferma la porte à clé. Les fleurs plantées dans le petit jardin, entre la maison et la rue, n’avaient pas été arrosées. Tant pis, elle leur donnerait double ration le soir en rentrant, à condition qu’elle ne soit pas trop fatiguée.
  
  Elle se mit au volant et démarra. Elliott savait conduire et ne détestait pas ça. Il conduisait même beaucoup mieux que Nancy quand il le voulait, mais il suffisait qu’une idée germât soudain dans son esprit, posant un problème, pour lui faire oublier instantanément qu’il tenait un volant. Et les plus terribles catastrophes étaient alors à redouter.
  
  Elliott Eimer, à trente-deux ans, était un des ingénieurs en balistique les plus réputés des États-Unis. Il avait travaillé plusieurs années à Huntsville, avec Werner Von Braun, à la construction des fusées. Puis, dès la mise en train du « Vanguard Project », on l’avait expédié à Patrick où devait être construit le Bébé Lune, c’est-à-dire le premier satellite artificiel.
  
  Elliott était un grand type sec, d’allure sportive, avec des yeux gris brillants d’intelligence et des cheveux blonds coupés en brosse. Beaucoup le considéraient comme le plus qualifié dans sa partie et, de fait, tous les autres experts en balistique appelés pour le projet « Vanguard » avaient été placés sous ses ordres. La tâche nouvelle qu’on lui avait assignée le passionnait.
  
  La base de Patrick était un énorme camp retranché. Il y avait d’un côté le point de lancement des fusées sur le polygone d’essais que l’Air-Force était en train d’aménager sur l’Atlantique sud jusqu’à l’île de Sainte-Hélène. D’un autre côté, se trouvaient les laboratoires où d’innombrables savants travaillaient à la réalisation du « Vanguard Project ». Et enfin, près de la mer, le centre résidentiel, où se trouvaient logés, dans de confortables pavillons tous semblables, tout le personnel de la Base, familles comprises.
  
  Il y avait des écoles pour les enfants, une église, un hôpital, des cinémas, un théâtre, des magasins. Celui qui le voulait pouvait vivre sans jamais franchir les clôtures de barbelés qui ceinturaient le camp.
  
  Nancy arrêta l’auto devant le poste de contrôle qui commandait l’entrée et la sortie de la Base. Quelques autres voitures attendaient, dans les deux sens, de part et d’autre de la barrière rouge.
  
  Ils descendirent tous les deux et pénétrèrent dans le bâtiment vitré où officiaient les hommes du service de sécurité. Là, il fallait dire pourquoi on quittait la Base, où l’on avait l’intention de se rendre et la durée probable de l’absence. Et personne ne pouvait sortir sans une autorisation écrite du général Harry B. Garret, commandant la Base, ou de ses services. D’autre part, les gens de la Sécurité, pouvaient décider à n’importe quel moment de fouiller n’importe qui. Bien qu’elle ne l’eût jamais subie, Nancy trouvait cette pratique particulièrement humiliante.
  
  Un sergent s’occupa d’eux. Elliott annonça de sa voix tranquille :
  
  — Nous allons pique-niquer quelque part au bord de l’océan.
  
  — Dans quelle direction, monsieur Eimer ?
  
  Elliott consulta sa femme du regard.
  
  — Vers le Sud, précisa-t-elle.
  
  — Pas d’endroit précis ?
  
  — Non. Nous chercherons un endroit tranquille.
  
  Elliott remit son autorisation de sortie.
  
  — Nous rentrerons vers huit heures, précisa-t-il.
  
  — Ou plus tard, lança Nancy avec une pointe de défi.
  
  Le sergent nota huit heures et dit :
  
  — Amusez-vous bien.
  
  Elliott reprit l’autorisation munie d’un coup de tampon et ils regagnèrent la Ford. Les autres voitures, devant, étaient déjà passées. Nancy démarra et roula doucement vers la barrière. Elliott montra l’autorisation de sortie au factionnaire. La barrière se leva. Nancy appuya brutalement sur l’accélérateur.
  
  — Ouf ! lança-t-elle. On respire !
  
  Elliott la regarda en riant.
  
  — Tu sais, fit-il remarquer, l’air est exactement le même des deux côtés de la clôture. Même teneur en oxygène.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Tu ne me feras jamais croire ça, Elliott Eimer !
  
  Ils traversèrent la petite ville de Patrick, qui montrait une animation toute dominicale. Le soleil était déjà haut dans le ciel sans nuage. La journée s’annonçait chaude.
  
  — Nous nous baignerons avant le déjeuner, annonça la jeune femme.
  
  Elliott ne répondit pas. Il goûtait le plaisir de rouler le nez au vent, de voir des gens qui n’avaient aucun rapport avec le « Vanguard Project », de se sentir pour un moment dégagé de toute obligation. Quand ils furent sortis de la ville et que la Ford eut pris de la vitesse sur la route du littoral, il cria par-dessus le sifflement de l’air :
  
  — Tu avais raison, chérie ! Désormais, nous sortirons tous les dimanches !
  
  Elle rit de contentement et appuya plus fort sur l’accélérateur, malgré la circulation assez dense. Ils roulèrent une dizaine de kilomètres sans dire un mot. Elliott se sentait tout à fait bien et son regard émerveillé allait et venait de la surface brasillante de l’océan à la végétation luxuriante de l’intérieur.
  
  Subitement, Nancy leva le pied. La Ford ralentit.
  
  — J’ai l’impression que nous sommes suivis, dit la jeune femme qui fixait le rétroviseur.
  
  Amusé, Elliott répliqua :
  
  — Ce n’est certainement pas qu’une impression. Nous sommes certainement suivis, ma chérie.
  
  — Quelque barbe ! explosa Nancy furieuse.
  
  Aucun des savants dont les connaissances étaient indispensables à la réalisation du « Vanguard Project » ne pouvait se déplacer en dehors de la Base sans faire l’objet d’une surveillance attentive des services de la Sécurité. Ce n’était pas une mesure de méfiance, mais de protection. Il était normal de veiller jalousement sur ces hommes dont la vie représentait pour le pays une valeur inqualifiable.
  
  Une dizaine de voitures les avaient dépassés depuis que Nancy avait ralenti, mais une « Chevrolet » noire avait diminué de vitesse, conservant la distance qui la séparait auparavant du cabriolet Ford.
  
  — Je vais les semer, décida brusquement Nancy.
  
  — Tu n’y arriveras pas, répliqua Elliott qui s’amusait de la colère de sa femme.
  
  — C’est ce que nous verrons, Elliott Eimer !
  
  Elle enfonça de nouveau l’accélérateur et entreprit de dépasser toutes les voitures qui venaient de les doubler. Elliott se cramponna à la portière.
  
  — Eh ! protesta-t-il. Tu vas nous tuer !
  
  Elle freina tout d’un coup et il faillit donner de la tête dans le pare-brise. L’instant d’après il se trouva jeté vers elle par la force centrifuge. Les pneus hurlèrent dans le virage. La Ford se redressa tant bien que mal sur une route secondaire qui partait à droite, vers l’intérieur des terres, perpendiculairement à la mer. Nancy évita de peu un gros car rouge qui arrivait en sens inverse. Le chauffeur du mastodonte cria une injure que ni l’un ni l’autre ne purent comprendre. Elliott hurla :
  
  — Madame Eimer ! Vous êtes folle !
  
  — Oui ! répondit-elle sur le même ton.
  
  La route n’était pas très large mais fort sinueuse. De hautes haies la bordaient, qui coupaient toute visibilité dans les virages. Nancy continuait de se prendre pour Juan Manuel Fangio. Elliott ferma les yeux et recommanda son âme à Dieu.
  
  — Je te dis que je vais les semer ! cria Nancy.
  
  Elliott pensa qu’il y aurait au moins quelqu’un pour ramener leurs cadavres. Il regretta de n’avoir pas suffisamment expliqué à Nancy que plus la vitesse d’un corps décrivant une courbe donnée est grande, plus la force centrifuge qu’il subit est puissante, et que cette force peut quelquefois devenir irrésistible et envoyer dans le décor n’importe quelle automobile avec ses passagers…
  
  De toute façon, il était trop tard.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le sergent Ismert, du service de Sécurité de la base de Patrick, ne cessait pas de jurer entre ses dents.
  
  — Cette cinglée va nous faire casser la g… !
  
  Le caporal Welman, qui l’accompagnait, ne répondit pas, trop occupé à se tenir au tableau de bord pour ne pas être précipité sur son chef, un virage sur deux. Il ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi le sergent se fâchait ainsi, puisque c’était toujours la même chose. Le grand sport, pour ces messieurs les savants, était de s’amuser à semer leurs gardiens. Ils trouvaient ça intelligent ! Jusqu’au jour où il arriverait un pépin ; car quelques-uns réussissaient de temps en temps, bien que les Chevrolet du service fussent gonflées de façon à pouvoir suivre n’importe quelle voiture et munies de stabilisateurs spéciaux qui amélioraient sensiblement leur tenue de route.
  
  Ismert se défendait comme un lion. Son pied ne cessait pas de bondir de l’accélérateur au frein et vice-versa. Ses bras s’agitaient comme des bielles sur le volant.
  
  — Je te dis qu’elle va nous faire casser la g… ! répéta-t-il en abordant un virage nettement trop vite.
  
  Sa prédiction se trouva brusquement en voie de réalisation ultra-rapide. Une large flaque d’huile faisait briller le macadam en plein au milieu de la courbe serrée. Malgré les efforts désespérés d’Ismert, la grosse « Chevie » dérapa, quitta la route et heurta par le travers un poteau de ciment autour duquel elle se replia.
  
  Cela fit beaucoup de bruit, puis des flammes s’élevèrent du capot et il n’y eut plus que les piaillements affolés des oiseaux qui s’enfuyaient à tire-d’aile dans le sous-bois…
  
  
  *
  
  * *
  
  Nancy arrêta la Ford dans l’ombre d’une sapinière, au sommet d’une colline de sable qui dominait l’Océan.
  
  — Je t’avais bien dit que je les sèmerais ! triompha-t-elle en descendant.
  
  Un peu pâle, Elliott mit pied à terre.
  
  — C’était de la folie, répliqua-t-il. J’espère qu’ils ne se sont pas cassé la figure en essayant de nous suivre à cette vitesse !
  
  — Ce serait bien fait pour eux, riposta la jeune femme avec rancune. Ils n’ont qu’à nous laisser tranquilles. Je ne pouvais pas supporter l’idée de passer toute cette journée sous leur surveillance. Nous avons bien le droit d’être seuls de temps en temps, tout de même !
  
  — Il faut croire que non !
  
  Elle se débarrassa de son blue-jeans, de son corsage, et apparut en maillot de bain. Ses espadrilles volèrent dans la voiture.
  
  — Le premier dans l’eau ! cria-t-elle en se mettant à courir.
  
  Il la regarda, avec un sourire indulgent, disparaître sur la pente raide qui plongeait vers l’Océan et commença tranquillement à ôter sa veste.
  
  Nancy, emportée par sa vitesse, arriva sur la petite plage de sable blanc qui s’étendait en croissant au pied de la colline et se jeta à plat ventre dans une vague qui déferlait à cet instant précis. Elle fut recouverte par l’eau, puis reparut un peu plus loin, nageant le crawl en direction du large. À deux cents mètres du rivage, elle se retourna et chercha Elliott du regard. Elle ne le vit nulle part, ni dans l’eau, ni sur la plage, ni sur la colline. La voiture était invisible, cachée par les arbres. Elle ne s’inquiéta pas tout de suite, pensant qu’il s’était attardé ou qu’il ne trouvait pas son maillot, et se remit à nager sans davantage s’éloigner.
  
  Quelques minutes plus tard, un peu irritée, elle revint vers la plage et reprit pied sur le sable. Les mains en porte-voix, elle cria vers le sommet de la colline :
  
  — Elliott ! Dépêche-toi ! Elle est délicieuse.
  
  Elle prêta l’oreille, mais ne reçut aucune réponse.
  
  Elle appela de nouveau :
  
  — Elliott ! Elliott ! Réponds-moi !
  
  L’écho de sa voix se perdit dans le vent, mais elle attendit vainement. Une brusque inquiétude la saisit. Il était un peu pâle en descendant de voiture, peut-être avait-il eu un malaise ?
  
  Elle se lança en courant à l’assaut de la colline, mais il lui fallut du temps pour atteindre le sommet, le sable cédant sous ses pieds. Elle arriva en haut essoufflée, fit encore quelques pas et aperçut la voiture.
  
  — Elliott ! Ne fais pas l’idiot !
  
  Elle se précipita, fit le tour de la Ford, regarda dedans, puis à l’intérieur du coffre, puis sous la voiture. Aucune trace d’Elliott. C’était incompréhensible et cela ne lui ressemblait pas. Il n’avait pas l’habitude de faire des blagues de ce genre et n’avait jamais essayé de l’effrayer depuis qu’ils étaient mariés.
  
  Elle se mit à appeler désespérément, regardant de tous côtés.
  
  — Elliott ! Elliott !
  
  Mais sa voix se perdit sans résultat sous les pins qui bruissaient doucement sous l’action du vent. Alors, un grand froid l’envahit. Sa gorge se serra et elle eut envie de pleurer. Elle appuya sur le klaxon, de toutes ses forces, et pesa dessus aussi longtemps qu’elle le pût… Des larmes coulaient sur ses joues pâlies et elle tremblait.
  
  Elliott Eimer avait disparu.
  
  Volatilisé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Thomas Evenson rejeta en arrière sa tête léonine et, d’un geste ample, vida son verre dans sa bouche grande ouverte.
  
  — Un autre, commanda-t-il.
  
  Le barman saisit la bouteille de whisky et la déboucha. Thomas Evenson fit faire un demi-tour à son énorme carcasse, s’appuya des coudes au comptoir et regarda Randall et Mac Kenna qui jouaient aux échecs à deux pas de là.
  
  On était au second dimanche de juin et, bien qu’il fût dix heures du soir, il n’y avait pas beaucoup de monde au Watering Place, le bar réservé au personnel supérieur de la Base.
  
  David Randall, le médecin-chef, était de service ; de même : Michaël Mac Kenna, le chef de la Sécurité, que tout le monde appelait familièrement Micmac. Thomas Evenson, lui, n’avait simplement rien de mieux à faire que de se saouler, ce qu’il était en train de faire consciencieusement.
  
  Thomas Evenson, âgé de quarante-deux ans, était le chef de file des mathématiciens employés à la réalisation du projet « Vanguard ». C’était une sorte de géant, pas spécialement débonnaire, d’une intelligence extraordinaire, mais affligé d’un penchant fâcheux pour l’alcool. Il faisait partie de la demi-douzaine de cerveaux contemporains capables de comprendre toutes les équations d’Einstein.
  
  Randall annonça soudain :
  
  — Échec à la dame.
  
  Sans se retourner, Thomas Evenson envoya sa main droite derrière son dos à la recherche de son verre. Quand il l’eut trouvé et porté lentement à ses lèvres, Micmac avait sauvé sa dame.
  
  Michaël Mac Kenna était un grand gaillard aux cheveux roux, sec comme une momie, avec des yeux bleu sombre profondément enfoncés dans les orbites. Il était colonel et venait du service de renseignements de l’armée de l’air. Les opinions à son sujet étaient assez partagées ; les uns le disaient à la hauteur de sa tâche, les autres prétendaient qu’il n’était bon qu’à établir des rapports. Ce dernier groupe avait fait de nouveaux et nombreux adeptes depuis un mois, exactement depuis la disparition inexplicable, et toujours inexpliquée, de l’expert en balistique Elliott Eimer.
  
  Le barman étouffa un bâillement discret, puis sortit de derrière le comptoir et marcha vers le juke-box qu’il fit fonctionner. La trompette de Harry James se mit à déverser des flots d’harmonie dans la vaste salle. Thomas Evenson alluma une cigarette. Depuis quelques secondes, il voyait pour Micmac la possibilité de mettre Randall échec et mat en cinq coups, pas un de plus. Mais Micmac n’avait pas le cerveau d’Evenson, il bougea un autre pion.
  
  — Quel con ! murmura le mathématicien pour lui-même.
  
  À ce moment, la porte s’ouvrit et Katherine Adams entra. C’était une jolie blonde, admirablement faite, qui ressemblait assez à Kim Novak. Elle avait été mannequin, autrefois, puis une grande maison de publicité New-Yorkaise l’avait employée. Depuis quelques mois, elle était secrétaire particulière du général Harry B. Garret, commandant la Base, et plus spécialement chargée des relations avec la presse.
  
  Elle s’arrêta un instant près d’une table où se trouvaient trois astronomes, dont Wallace Rood, le chef du service d’études astronomiques. Les trois hommes essayèrent de la retenir, mais elle se libéra avec le sourire et marcha vers le bar.
  
  Elle vint se placer près d’Evenson, qui ne lui avait même pas accordé un regard, et dit de sa belle voix chaude :
  
  — ’soir, Tommy.
  
  — Ces deux types jouent comme des manches, répliqua-t-il.
  
  Les deux intéressés n’ayant pas entendu, Katherine Adams reprit :
  
  — Vous m’offrez un verre, Tommy ?
  
  Sans la regarder, le mathématicien s’étonna ?
  
  — Pour quelle raison ? C’est votre anniversaire ?
  
  Une légère crispation déforma un court instant le beau visage de la jeune femme.
  
  — Toujours misogyne, Tommy ?
  
  — Foutez-moi la paix ! gronda Evenson.
  
  Il vida son verre d’un trait. Katherine Adams était devenue écarlate. Le barman demanda :
  
  — Qu’est-ce que je vous sers, miss Adams ?
  
  — Un jus de pamplemousse.
  
  Evenson reposa brutalement son verre sur le comptoir.
  
  — Un autre ! commanda-t-il.
  
  — Ça va faire le huitième, risqua timidement le barman.
  
  — Et alors ? cria le géant en se retournant d’une pièce. Qu’est-ce que ça peut te foutre, hein ? T’as peur de ne pas être payé ?
  
  Le garçon recula d’un pas, effrayé.
  
  — C’est pas ça, m’sieur Evenson.
  
  — Qu’est-ce que c’est alors ?
  
  — Euh… Rien, m’sieur Evenson. Je disais ça comme ça.
  
  Et le barman se dépêcha de servir le mathématicien. Sa main tremblait et le goulot de la bouteille grelottait sur le col du verre. Randall annonça d’un ton triomphant :
  
  — Échec et mat !
  
  Evenson repivota un peu trop brusquement et faillit perdre l’équilibre. Katherine pensa qu’il commençait à être réellement saoul et sa rancœur s’en trouva un peu diminuée. Elle savait, comme tout le monde, que Thomas Evenson avait été marié avec une jeune personne un peu fantasque qu’il avait adorée ; mais, un beau matin, la jeune personne était partie avec un chanteur de charme de troisième catégorie dont le principal talent semblait être de savoir jouer convenablement de la guitare.
  
  Depuis ce jour-là, Thomas Evenson s’était mis à boire et il ne pouvait plus voir les femmes, même en peinture. Et, bien entendu, toutes les femmes au courant de ses déboires essayaient de le faire changer d’opinion.
  
  Les deux joueurs d’échecs, la partie terminée, prirent leur verre en main et regardèrent les autres.
  
  — Alors ? Quoi de neuf ? demanda Micmac à la jolie chargée de presse.
  
  — Rien. À part que Nancy Eimer est venue aujourd’hui pour régler quelques petits trucs en suspens. Elle fait pitié.
  
  David Randall fit la grimace.
  
  — C’était un couple très uni. Elle adorait son mari.
  
  Micmac haussa ses maigres épaules.
  
  — Elle le reverra un jour ou l’autre, dit-il du ton du monsieur bien renseigné. Katherine Adams s’étonna :
  
  — Qu’est-ce que vous voulez dire ? Nancy est persuadée que son mari est mort.
  
  — Allons donc, riposta le chef de la Sécurité. Eimer a fichu le camp de l’autre côté, c’est évident, et il n’a pas jugé utile d’emmener sa femme.
  
  Thomas Evenson devint rouge.
  
  — S’il existait un royaume pour les cons, grogna-t-il, vous en seriez le roi.
  
  Micmac eut un haut-le-corps et toisa son interlocuteur.
  
  — Qu’est-ce qui vous prend, Evenson ?
  
  — Il me prend que je ne peux pas supporter de vous entendre vous gargariser avec vos âneries. Si vous connaissiez un peu votre métier, vous auriez déjà compris ce qui est arrivé à Eimer. Eimer était mon copain et je le connaissais bien. Et je vous dis qu’il n’a pas disparu de son plein gré.
  
  Micmac fronça les sourcils et se leva lentement, sans quitter Evenson de son regard qu’il essayait de rendre aussi aigu que possible.
  
  — Est-ce à dire, monsieur Evenson, que vous savez ce qui est arrivé à Elliott Eimer ?
  
  Evenson ricana.
  
  — Même si je le savais, monsieur Micmac, ce n’est pas à vous que je le dirais. Je m’adresserais autant que possible à quelqu’un d’intelligent.
  
  Mac Kenna prit un air méprisant :
  
  — Vous êtes saoul, lâcha-t-il.
  
  Il regretta aussitôt ce qu’il venait de dire. Evenson l’avait saisi au collet et le soulevait de terre en le rapprochant de lui.
  
  — Répétez ça, colonel de mes fesses ?
  
  La voix d’Evenson était devenue anormalement douce. Randall décida d’intervenir.
  
  — Voyons, Tommy, laissez-le tranquille. Une diversion se produisit juste à point nommé.
  
  La porte d’entrée s’ouvrit brutalement et un employé du service des postes cria !
  
  — Thomas Evenson est ici ?
  
  Ils se tournèrent tous vers le nouveau venu. Katherine remarqua inconsciemment que les trois astronomes s’étaient levés en prévision sans doute de la bagarre qui allait éclater. Le télégraphiste s’approcha sans paraître remarquer l’état de tension.
  
  — Une dépêche pour vous, monsieur Evenson. Le géant lâcha enfin le chef de la Sûreté qui recula d’un pas en resserrant le nœud de sa cravate, et saisit le pli qui lui était tendu.
  
  Une dépêche ? Qui pouvait bien lui envoyer une dépêche ? Il ne voyait vraiment pas. Il la déchira fébrilement et lut :
  
  ROSE TRÈS MALADE VOUS RÉCLAME D’URGENCE.
  
  Il pâlit. Rose, c’était sa femme ; car elle était toujours légalement sa femme. Elle n’avait jamais osé demander le divorce et ce n’était pas lui qui allait faire les premiers pas dans ce sens.
  
  — Mauvaises nouvelles ? questionna Randall.
  
  — Oui, répondit le géant, la gorge serrée. Ma femme est très malade. Il faut que j’aille la voir, tout de suite.
  
  Le médecin-chef regarda Micmac.
  
  — Mac Kenna va vous signer tout de suite une autorisation.
  
  — Je ne sais pas si je peux, protesta l’autre encore plein de rancune.
  
  — Je sais où joindre le Pacha, indiqua la jeune femme en parlant du général Garret.
  
  — Bon, capitula le chef de la Sûreté. Je vais vous faire ça. Vous la trouverez au poste en sortant.
  
  — Okay, dit Evenson en gagnant la sortie.
  
  La nuit était chaude et sombre. Il n’y avait pas de lune. Evenson partit à grands pas vers la droite. Son bungalow était à trois cents mètres de là, dans la Deuxième Avenue.
  
  Il avait complètement oublié l’incident qui venait de l’opposer à Mac Kenna. Il ne pensait plus qu’à Rose et tous les vieux griefs s’envolaient au vent de son inquiétude. Rose était malade et elle voulait le voir. Il imaginait le pire. Peut-être était-elle en danger de mort, peut-être avait-elle eu un accident ? Elle était de santé fragile et assez inconsciente sur ce chapitre, comme beaucoup de femmes. Cette espèce de gratteur de guitare n’avait pas su prendre soin d’elle, pour sûr. Evenson serra ses énormes poings. Si jamais Rose était tombée malade à cause de ce petit jean-foutre, il lui arrangerait la figure de telle façon que sa carrière de chanteur de charme soit à jamais fichue.
  
  Il entra chez lui et fit de la lumière. Encore dans le vestibule, il ressortit le télégramme et le relut. L’adresse était indiquée en bas. C’était loin, mais pas question de prendre un train à cette heure avancée. Il irait en voiture, même s’il devait rouler une partie de la nuit.
  
  Il gagna sa chambre, empila des affaires dans une valise, prit de l’argent et se rendit au garage sans penser à fermer les portes ni les fenêtres. Quelques minutes plus tard, il arrêta sa De Soto devant le poste de contrôle et descendit.
  
  Le sergent de garde lui remit son autorisation de sortie.
  
  — Où allez-vous, monsieur Evenson ?
  
  — Sarasota.
  
  — Combien de temps resterez-vous absent ?
  
  — Je n’en sais rien.
  
  — Il faut me donner une indication, même approximative.
  
  — Mettez quarante-huit heures.
  
  — Merci, monsieur Evenson. Bon voyage.
  
  Thomas Evenson regagna sa voiture. Le sergent sortit derrière lui pour ouvrir les portes métalliques qui, la nuit, remplaçaient la barrière à levier. La De Soto démarra brutalement et se mit à foncer dans la nuit.
  
  Thomas Evenson aimait conduire et conduire vite. C’était pour lui une détente. Lorsqu’il se sentait déprimé, ou simplement fatigué, il prenait sa voiture et s’en allait à toute allure sur les routes.
  
  Dès le départ, ce soir-là, il se mit à mener un train d’enfer. Non seulement parce qu’il était inquiet et énervé, mais parce qu’il craignait d’arriver trop tard au chevet de Rose. Il savait qu’une des « Chevie » du service de Sécurité devait le suivre, mais il ne s’en souciait pas le moins du monde. Au bout d’une cinquantaine de milles, complètement écœurés, les gars de Micmac renonceraient certainement. Ce ne serait pas la première fois qu’il les sèmerait, ni la dernière, malgré les blâmes du général Garret.
  
  Thomas Evenson en avait plein le dos de se sentir surveillé sans arrêt comme un malfaiteur. À la longue, cela devenait intolérable.
  
  Absolument intolérable.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le sergent Mechlin, qui conduisait la « Chevie » du service de Sécurité, s’amusait comme un petit fou.
  
  — Avec celui-là, dit-il soudain en parlant d’Evenson, c’est vraiment du sport.
  
  L’aspirant Somners, qui l’accompagnait, se mit à grogner.
  
  — Ouais ! on aura de la veine si ça ne finit pas à l’hôpital !
  
  Les pneus hurlèrent dans un virage, la voiture se coucha, dérapa légèrement. Mechlin la redressa de main de maître. Devant, à quelques centaines de mètres, fuyait la lueur des phares de la De Soto.
  
  Somners reprit avec mauvaise humeur.
  
  — Je me demande bien pourquoi on prend tant de risques, alors qu’on sait où il va.
  
  — C’est la consigne. Il ne faut pas le perdre de vue.
  
  — Alors, il fallait monter avec lui, dans sa voiture.
  
  — Il n’aurait jamais voulu. Ça les emmerde d’être tout le temps suivis. C’est assez compréhensible.
  
  — Ouais ! fit Somners. Et nous on risque notre peau.
  
  — On est payé pour ça.
  
  — Ça n’est pas obligatoire. Je suis sûr que Ismert et Welman espéraient bien atteindre leur retraite.
  
  Ils cessèrent de parler pendant un moment, car une série de virages difficiles requéraient toute l’attention de Mechlin. Puis, Somners reprit :
  
  — Moi, on ne m’ôtera pas de l’idée que cette flaque d’huile avait été foutue là exprès.
  
  — Micmac dit que c’est peu vraisemblable.
  
  — La preuve, c’est que la bagnole d’Eimer n’a pas dérapé et il n’y avait pas de raison. Le virage était le même pour les deux et Nancy Eimer allait au moins aussi vite qu’Ismert. L’huile a été répandue sur la route après le passage de la Ford et avant celui de la « Chevie ».
  
  — On aurait trouvé des indices.
  
  — Ils en ont peut-être trouvé, mais on n’en saura jamais rien.
  
  Mechlin avait vu le long faisceau des phares de la « De Soto » changer brusquement de direction vers la gauche. Il leva le pied de sur l’accélérateur et le posa sur le frein. Le virage apparut. Mechlin freina, puis enfonça de nouveau l’accélérateur dès l’entrée de la courbe…
  
  Une large plaque brillante sur la route. Somners cria quelque chose que Mechlin ne comprit pas. Mechlin était bien trop occupé. Il sentit la direction devenir molle et la voiture partir à droite, par le travers. En conducteur expérimenté, il contre-braqua instantanément et soulagea l’accélérateur avec l’intention d’essayer de rattraper le tout dès que les deux roues de droite auraient mordu sur la berme.
  
  Mais le lourd véhicule était parti trop franchement et la manœuvre désespérée de Mechlin ne pouvait rien arranger. Il vit arriver le talus, se jeta de côté en repliant ses jambes, crut que la voiture explosait, puis la sentit se soulever par l’arrière… La grosse « Chevie » était retombée sur le toit.
  
  À moitié groggy, Mechlin entendait la voix impérieuse de son instinct de conversation lui commander de faire certaines choses par ordre d’urgence. Comme dans un rêve, il coupa le contact, puis essaya de changer de position car il se trouvait la tête en bas. Un liquide chaud coulait sur son visage mais il ne se demandait même pas ce que cela pouvait être. Il aurait voulu appeler Somners dont il sentait le corps inerte près du sien, mais aucun son ne pouvait franchir le passage de sa gorge.
  
  Il réussit à ouvrir la portière et à se glisser dehors. À quatre pattes sur le bas-côté, il resta un long moment sans bouger, épuisé par l’effort, transpercé par une douleur vive dans le côté à chaque respiration. Ce fut en essayant de se mettre debout qu’il s’aperçut que son bras gauche refusait de répondre à ses sollicitations. Il parvint néanmoins à se redresser et commença du même coup à souffrir sérieusement.
  
  Les phares étaient restés allumés et leur lueur, réfléchie par le talus, éclairait suffisamment l’intérieur de l’auto. Mechlin se pencha et appela son compagnon. Mais celui-ci ne répondit pas.
  
  Un terrible pressentiment lui serrant l’estomac, Mechlin se remit à genoux et se glissa dans la voiture pour attraper l’autre. Une forte odeur d’essence empuantissait l’atmosphère et le feu pouvait prendre d’un instant à l’autre. Mechlin saisit Somners par le col de sa veste et le tira vers lui. Il ne pouvait utiliser que son bras droit, le gauche pendant inerte, probablement cassé.
  
  Centimètre par centimètre, il parvint à sortir son camarade presque complètement. Puis il se rendit compte qu’un des pieds de Somners était coincé quelque part de l’autre côté. Il venait de voir aussi le crâne défoncé, avec la cervelle à nu. Il ouvrit la veste d’uniforme, posa son oreille sur la poitrine de l’aspirant…
  
  Le cœur avait cessé de battre. Alors, Mechlin se souvint des dernières paroles de Somners au sujet de la flaque d’huile qui avait causé la mort d’Ismert et de Welman. Il se remit debout, malgré sa souffrance, et regarda le virage. Les phares de la voiture retournée éclairaient celui-ci en plein, d’une lumière frisante au ras du sol. Mechlin fit quelques pas en titubant et ce qu’il vit glaça son sang dans ses veines…
  
  Les seules traces de pneus imprimées dans la flaque d’huile étaient celles de leur propre voiture. Les roues de la De Soto, passée quinze secondes plus tôt, n’avaient laissé aucune empreinte…
  
  
  *
  
  * *
  
  Michaël Mac Kenna, dit Micmac, regarda la dépêche qui venait de lui parvenir de Sarasota. Elle était signée du chef local de la Police d’État et disait ceci :
  
  « ROSE EVENSON INCONNUE ADRESSE INDIQUÉE. STOP. INCONNUE ÉTABLISSEMENTS HOSPITALIERS ET HOTELIERS NOTRE VILLE. STOP. AUCUNE TRACE THOMAS EVENSON. STOP. RECHERCHES CONTINUENT. TERMINÉ. »
  
  Micmac laissa retomber le télégramme sur le bureau et se mit à jurer scientifiquement en passant ses longs doigts maigres dans ses cheveux roux. Après l’affaire Eimer, l’affaire Evenson. Deux des plus grands savants employés au « Vanguard Project » disparus mystérieusement à un mois d’intervalle. Le département d’État allait s’agiter. S’il ne trouvait rien, le colonel Mac Kenna allait voir les foudres s’abattre sur lui. Pas de doute !
  
  Il alluma une cigarette, d’une main qui tremblait un peu, et consulta sa montre. Dix heures vingt. Le Pacha lui avait demandé de passer le voir dès qu’il serait revenu du lieu de l’accident. Quoi lui dire ? Que, comme dans l’affaire Eimer, l’huile avait été répandue, sur la route après le passage de la première voiture, à l’intention exclusive de la seconde ?
  
  Il se leva pour aller affronter la colère du général. Le téléphone sonna. Il décrocha avec mauvaise humeur.
  
  — Allô ! J’écoute.
  
  — Mon colonel, on vient de retrouver la voiture d’Evenson.
  
  — Où ça ? beugla Micmac.
  
  — À huit kilomètres du lieu de l’accident, dans un chemin forestier. Elle était vide.
  
  — Nom de Dieu ! Qui l’a découverte ?
  
  — Un garde forestier. Il n’a touché à rien.
  
  — Les indices ?
  
  — Absolument rien, mon colonel. La voiture est intacte, en état de marche. Elle semble avoir été abandonnée le plus naturellement du monde… Ah ! j’allais oublier. La petite valise qu’Evenson avait emportée se trouvait encore sur la banquette arrière où il avait dû la poser en partant. C’est tout, mon colonel. Vous recevrez un rapport détaillé dans la soirée.
  
  Micmac raccrocha. Il était écarlate. Cette voiture retrouvée n’arrangeait rien. Il avait l’impression que ce salaud d’Evenson avait fait exprès de l’abandonner là pour se payer sa tête, à lui, Michaël Mac Kenna.
  
  Il quitta son bureau pour se rendre à la convocation du Pacha et tout ce qu’avait dit Evenson, la veille, au Watering Place lui revint en mémoire…
  
  — C’est clair comme de l’eau de roche ! gronda-t-il pour lui-même. Le salaud a déjà passé la frontière.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Philip Eaton, précédé de sa femme, fit une entrée remarquée. La réception offerte par le général Garret battait son plein. Katherine Adams, qui tenait le rôle de maîtresse de maison, vint accueillir les nouveaux venus. Elle portait une robe rouge, époustouflante, qui moulait étroitement ses formes suggestives.
  
  — Nous n’attendions plus que vous, reprocha-t-elle gentiment. Bonsoir, Clarissa… Bonsoir, Phil.
  
  Elle les guida vers le Pacha qui tenait sa cour dans un coin du vaste salon. Il y eut de nouvelles salutations et quelques plaisanteries plus ou moins salées sur les causes du retard de la famille Eaton. Un serveur approcha avec un plateau. Clarissa prit un jus de fruit et Philip s’empara d’un whisky. Ils restèrent avec le groupe du Pacha cependant que Katherine Adams s’éloignait, toutes voiles dehors, requise par une nouvelle arrivée.
  
  Philip Eaton était un chimiste extrêmement réputé. C’était lui, incontestablement, le numéro I de toute l’équipe de chimistes réunis à la Base de Patrick pour travailler à la réalisation du « Vanguard Project ». gé d’un peu plus de quarante ans, il était de taille moyenne, solidement bâti, avec un visage de dur romantique et des cheveux noirs toujours peignés à la diable.
  
  Cela faisait plus de dix ans qu’il travaillait pour le compte de la compagnie d’aviation « Glenn L. Martin », chargé par le gouvernement de l’exécution du projet « Vanguard », et le lancement du Bébé Lune dépendait en grande partie de lui, de l’issue des recherches qu’il effectuait en ce moment pour la mise au point d’un carburant solide destiné à la propulsion du troisième étage de la fusée chargée du transport.
  
  Clarissa Eaton était une jeune femme brune, assez jolie, qui formait avec Eaton un couple mal assorti. Ils ne s’entendaient pas. Clarissa était trop frivole, trop égoïste pour être une compagne digne d’un savant. Et ce n’était un secret pour personne, à Patrick, que la belle Mabel Rood, épouse de Wallace Rood, l’astronome, s’était chargée depuis plusieurs mois de consoler Philip…
  
  David Randall, le médecin-chef, venait d’arriver, ayant été retenu à l’hôpital par une opération urgente. Le Pacha lui demanda des nouvelles du jeune garçon de laboratoire qui s’était cassé la jambe, l’après-midi, en jouant au ballon sur la plage.
  
  Philip Eaton en profita pour se dégager du groupe et partit à travers le grand salon, s’arrêtant presque à chaque pas pour saluer les uns ou les autres. Clarissa ne l’avait pas suivi, il savait d’ailleurs fort bien qu’elle ne quitterait pas le Pacha d’une semelle pendant toute la soirée. Clarissa n’avait d’yeux et d’attentions que pour le général Garret et elle détestait Katherine Adams qui avait, à son point de vue, le privilège de vivre dans l’ombre du commandant de la Base.
  
  Philip Eaton découvrit enfin Mabel Rood, en grande conversation avec Laura Kerr qui travaillait sous les ordres de Philip au Département Chimie.
  
  Mabel Rood était une brune plantureuse qui n’avait rien à envier à Jane Russel. À côté d’elle, Laura Kerr, blonde et frêle, paraissait écrasée.
  
  Mabel serra furtivement la main de Philip et se déplaça légèrement pour continuer à le toucher avec son bras. Laura Kerr fit semblant de ne rien voir et dit en riant :
  
  — Mabel était en train de me terroriser. Vous arrivez juste à temps, Philip.
  
  Eaton aimait bien Laura Kerr, qu’il considérait comme la plus capable, parmi ses collaborateurs. Il lui sourit gentiment.
  
  — Racontez-moi ça.
  
  Laura Kerr frissonna avec ostentation.
  
  — Elle prétend avoir lu dans le marc de café qu’un nouveau drame allait se produire ce soir.
  
  Philip Eaton fronça les sourcils. Mabel était passionnée d’occultisme. Elle passait une grande partie de son temps à demander aux gens sous quel signe ils étaient nés, ou bien à leur lire les lignes de la main.
  
  Elle dit sentencieusement :
  
  — Pas besoin de marc de café pour prédire ça. Nous sommes aujourd’hui le deuxième dimanche de juillet.
  
  — Et alors ? s’étonna Philip Eaton.
  
  La jeune femme expliqua :
  
  — Elliott Eimer a disparu le second dimanche de mai et Thomas Evenson le second dimanche de juin… Jamais deux sans trois.
  
  Philip Eaton resta pensif. Il n’avait pas remarqué la similitude de dates et peut-être personne d’autre que Mabel n’y avait-il pensé.
  
  — C’était chaque fois pendant la nouvelle lune, ponctua Mrs Rood.
  
  Laura Kerr haussa les épaules.
  
  — Vous allez nous sortir un Caligari, protesta-t-elle. Et de toute façon, personne ne peut plus disparaître avec les nouvelles mesures de sécurité.
  
  Philip approuva d’un signe de tête. Après l’affaire Evenson, de nouvelles consignes avaient été mises en vigueur, auxquelles chacun était obligé de se plier. Toutes les personnalités scientifiques de premier plan travaillant à la Base, et un certain nombre de gens non techniciens mais ayant connaissance de renseignements secrets, n’avaient plus le droit de se déplacer seuls en dehors des limites du camp. Les « Chevie » du service de Sécurité ne suivaient plus, mais précédaient les voitures des « V.I.P. », elles-mêmes pilotées par un chauffeur du service. Personne n’avait protesté.
  
  Mabel Rood arrangea une mèche de ses cheveux derrière son oreille droite.
  
  — Nouvelles mesures ou pas, répliqua-t-elle, vous verrez bien. En ce qui me concerne, j’ai une frousse terrible.
  
  Elle était devenue pâle. Sans souci des convenances, elle saisit le bras de Philip et se pressa contre lui.
  
  — Phil ! supplia-t-elle. Promettez-moi d’être très prudent !
  
  Le chimiste se dégagea doucement, un peu gêné.
  
  — Eh bien ! fit-il. Le marc de café vous aurait-il aussi désigné la prochaine victime ?
  
  — Eimer… Evenson… murmura-t-elle. Deux noms commençant par la lettre « E »… Jamais deux sans trois… Cherchez un autre nom que le vôtre, Phil, qui commence aussi par « E ».
  
  Laura Kerr s’insurgea.
  
  — Mais vous êtes folle ! Cette histoire est complètement ridicule !
  
  Elle était indignée. Avant que Mabel ou Philip aient pu dire un mot, elle tourna les talons et partit.
  
  — Excusez-moi, lança-t-elle sans se retourner.
  
  Interloquée, Mabel Rood s’étonna !
  
  — Qu’est-ce qui lui prend ?
  
  Philip fit une grimace.
  
  — C’est votre roman qui lui a déplu.
  
  — Ce n’est pas un roman.
  
  Une voix doucereuse, s’élevant derrière eux, les fit sursauter :
  
  — Qu’est-ce qui n’est pas un roman ?
  
  Ils se retournèrent. Wallace Rood, le mari de Mabel, était là, avec son crâne chauve et ses petits yeux clignotants habitués à fouiller l’immensité du ciel. Philip se demanda s’il soupçonnait quelque chose. Tout le monde étant au courant, par la faute de Mabel, il finirait bien par savoir. Sans se démonter, Mabel expliqua :
  
  — Je dis qu’il y aura une nouvelle disparition ce soir et ils ne veulent pas me croire.
  
  — Qui ça « ils » ? questionna perfidement Wallace Rood.
  
  — Laura Kerr vient de nous quitter à l’instant, dit Philip.
  
  L’astronome se mit à rire doucement, puis il envoya une claque sur les fesses de sa femme et répliqua :
  
  — Eh bien, « ils » ont tort. Si tu le dis, c’est vrai…
  
  Car, tu dis toujours la vérité, n’est-ce pas, Baby ?
  
  Mabel eut un sourire suave.
  
  — Toujours, répliqua-t-elle avec un magnifique aplomb. Sauf à toi, bien entendu.
  
  Wallace Rood cessa soudain de rire. Son regard devint dur.
  
  — Sauf à moi, bien entendu, répéta-t-il doucement.
  
  Et il les planta là, sans autre explication.
  
  — Ce qu’il peut me taper sur les nerfs ! murmura la jeune femme entre ses dents.
  
  — Tu ne devrais pas le défier ainsi, reprocha Philip Eaton. J’ai l’impression qu’il flaire quelque chose.
  
  — S’il n’est pas content, il n’a qu’à divorcer. Je serai très heureuse d’être libre…
  
  Elle lui toucha le bras.
  
  — Il ne te resterait plus qu’à en faire autant et…
  
  Elle fut interrompue par l’arrivée d’un serveur. Philip reprit un verre de whisky. Mabel refusa. Deux femmes d’officiers aviateurs de la base d’essais les abordèrent. Quelques instants plus tard, Philip Eaton profita de ce que ces dames parlaient chiffons pour s’éloigner.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le colonel Michaël Mac Kenna, chef des services de Sécurité de la Base, était dans son bureau. Par les fenêtres ouvertes, il entendait le bruit de la réception que donnait le Pacha. Pas question pour lui d’y aller. Il en avait assez des regards goguenards et des questions insidieuses.
  
  — Toujours rien trouvé, colonel ?
  
  La veille, Garret l’avait traité d’incapable. Puis il lui avait annoncé que si une piste quelconque n’était pas trouvée dans les huit jours, lui, Michaël Mac Kenna, pourrait se chercher une autre situation.
  
  Mac Kenna alluma une cigarette. Il venait d’éplucher pour la vingtième fois les dossiers contenant les résultats de l’enquête et se trouvait toujours au même point. Rien, pas une lueur. Eimer et Evenson semblaient s’être littéralement volatilisés.
  
  Le téléphone sonna. Mac Kenna décrocha.
  
  — Allô ! J’écoute.
  
  Une voix douce et monocorde lui demanda :
  
  — Avez-vous pensé que nous sommes le deuxième dimanche de juillet, colonel ?
  
  Étonné, il questionna :
  
  — Qui est à l’appareil ?
  
  La voix reprit :
  
  — Eimer a disparu le second dimanche de mai… Evenson, le second dimanche de juin… Attention ! Jamais deux sans trois !
  
  — Qui êtes-vous ? tonna l’officier.
  
  — Eimer… Evenson… Cherchez donc un autre savant dont le nom commence aussi par la lettre « E »… Eaton, par exemple. À votre place, colonel, je surveillerais étroitement Philip Eaton, ce soir. Il est à la réception du Pacha.
  
  Clic. C’était raccroché. Déconcerté, Mac Kenna en fit autant. Puis il sonna le standard et demanda d’où provenait la communication. La réponse ne lui fut d’aucune utilité : il y avait bien quatre-vingts personnes ce soir-là chez le général Garret.
  
  Tout de même, il se mit à réfléchir… Les deuxièmes dimanches, les lettres « E »… Il n’y avait pas pensé. Des coïncidences ? Sans doute, mais au point où il en était…
  
  Qui pouvait savoir ? Il se leva, enferma dans le coffre le dossier qu’il venait de consulter et quitta son bureau. La nuit était chaude, sombre et étoilée. Une nuit sans lune. Micmac marcha rapidement vers la grande maison blanche du Pacha. L’orchestre s’était mis à jouer et, par les fenêtres ouvertes, on pouvait voir les couples danser.
  
  Il entra, remis sa casquette d’uniforme au planton de service et gagna le salon. Katherine Adams, qui dansait avec Randall, lui fit un petit signe de la main. Il se mit à chercher Philip Eaton…
  
  L’orchestre cessa de jouer. Micmac avait fait le tour des salons sans succès. Il aperçut Clarissa Eaton et se dirigea vers elle.
  
  — Où est Philip ?… Bonsoir, Clarissa.
  
  — Philip ? Je n’en sais rien. Il y a un moment que je ne l’ai vu…
  
  Elle se haussa sur la pointe des pieds et promena son regard sur la foule des invités.
  
  — Je ne le vois pas.
  
  Elle ajouta aussitôt, avec une ironie avide :
  
  — Demandez donc à Mrs Rood, peut-être le saura-t-elle.
  
  Mac Kenna remercia d’un signe de tête et s’éloigna. Mabel Rood se trouvait près du buffet, en grande conversation avec Caleb Hamilton, un électronicien. Il les aborda sans façon.
  
  — Bonsoir. Je cherche Philip Eaton.
  
  Il vit une ombre d’inquiétude passer rapidement sur le beau visage de la jeune femme. Elle était assez grande pour n’être pas obligée, comme Clarissa, de se hausser sur la pointe des pieds, mais elle eut le même réflexe de chercher du regard dans la foule.
  
  — J’ai fait le tour, expliqua Mac Kenna. Je ne l’ai vu nulle part. Sa femme ne sait pas non plus où il est.
  
  — C’est étrange, murmura Mabel Rood. Nous avons fait la première danse ensemble, il n’y a pas cinq minutes.
  
  Hamilton intervint.
  
  — Je l’ai vu aussi, il n’y a pas longtemps. Demandez donc au planton, peut-être est-il sorti faire un tour.
  
  Mabel ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis se retint. Elle pensait que Philip ne serait pas sorti se promener sans lui faire signe. Mac Kenna approuva d’un signe de tête.
  
  — J’y vais.
  
  Ils le regardèrent s’éloigner. Hamilton sourit :
  
  — Pauvre Micmac ! Il a toujours perdu quelque chose.
  
  Mabel ne l’écoutait pas. Une terrible inquiétude l’oppressait. L’orchestre se mit à jouer.
  
  — On danse ? proposa Hamilton.
  
  — Non, merci ! fit-elle en le repoussant de la main. Excusez-moi…
  
  Et elle marcha vers la sortie. Mac Kenna s’y trouvait déjà. Il interpella le planton.
  
  — Connais-tu Philip Eaton, le chimiste ?
  
  Le soldat se mit au garde-à-vous.
  
  — Oui, mon colonel. Il vient de sortir.
  
  — Ça fait longtemps ?
  
  — Non. Pas plus de cinq minutes.
  
  — T’a-t-il dit où il allait ?
  
  — Non, mon colonel. L’avait l’air préoccupé. Je crois bien qu’il ne m’a même pas vu.
  
  Mac Kenna se mit à jurer entre ses dents et fonça dehors. Mabel Rood, qui avait tout entendu, le suivit aussitôt. Le planton se demanda pourquoi elle était si pâle.
  
  
  *
  
  * *
  
  Philip Eaton était dans son laboratoire. C’était une pièce qui avait la forme d’un ballon coupé en deux, enfouie à dix mètres sous terre. Le dôme était fait d’une seule pièce d’acier coulé. Eaton l’appelait sa cloche à fromage.
  
  L’endroit était encombré d’éprouvettes, de flacons, d’appareils de mesure. Il y avait aussi un four électrique et un réacteur, modèle réduit.
  
  Eaton avait la responsabilité des recherches concernant les carburants qui seraient employés par chacune des trois fusées, assemblées bout à bout, chargées d’emmener le Bébé Lune à l’altitude idéale. La première fusée, du type « Viking » amélioré, devait être dotée d’un réacteur « General Electric » sur poussé, brûlant un mélange d’oxygène liquide, d’alcool éthylique, d’essence et d’huiles de silicones. La seconde, construite par l’« Aerojet General Corp », utiliserait une combinaison d’acide nitrique volatil et de diméthylhydrazine. Pour la troisième, on avait choisi un carburant solide, dont Eaton et ses aides cherchaient encore la formule définitive.
  
  Tous ces carburants, d’une puissance terrifiante, avaient une caractéristique commune, ils étaient extrêmement instables et les travaux d’Eaton étaient souvent effroyablement dangereux. La moindre erreur et…
  
  C’était pour cette raison que son laboratoire, blindé d’acier, se trouvait à dix mètres sous terre, enfoui sous un énorme bloc de béton. On ne voulait pas qu’une explosion, toujours possible, risquât de détruire la moitié des installations de la Base et de son personnel…
  
  L’écueil sur lequel Eaton butait depuis plusieurs semaines était la résistance à la chaleur du carburant solide destiné à la troisième fusée. Le frottement de l’air, au départ, devait élever de façon considérable la température des parois de la fusée et, malgré toutes les précautions prises, une grande partie de cette chaleur devait se transmettre à l’intérieur. Il ne fallait pas que le carburant destiné à fournir l’ultime poussée s’enflammât prématurément.
  
  Philip Eaton avait le sourire. Ce qu’il cherchait depuis trop longtemps, il venait de le trouver par le plus grand des hasards. Un mot prononcé par un profane au cours d’une conversation banale et l’idée avait jailli… À quoi pouvait tenir une découverte ? Il trouvait cela très amusant. Que, pour une raison quelconque, il n’eût pas assisté à la soirée du Pacha et il aurait pu continuer à chercher encore pendant des semaines…
  
  Car il était sûr que l’idée était bonne. Il ouvrit un petit coffre d’acier et en sortit une boîte contenant une sorte de pâte brune : un échantillon du carburant solide dans sa forme encore imparfaite. Il posa la boîte sur la table, prépara un mortier et un pilon de matière plastique, puis saisit sur une étagère deux boîtes de faïence marquées de simples formules chimiques. Son intention était de préparer une quantité infinitésimale de carburant selon la formule qu’il entrevoyait et d’en essayer la résistance à la chaleur dans le four blindé.
  
  Il ouvrit une des boîtes. Et ce fut la catastrophe. À peine eut-il le temps de se rendre compte de la substitution de matière qu’une main criminelle avait opérée. Au contact de l’air le contenu de la boîte se mit à mousser et déborda. Cruellement brûlé aux mains, Eaton lâcha tout. La mousse verdâtre atteignit le bloc de carburant solide et ce simple contact suffit… En un millième de seconde, le laboratoire se trouva transformé en une boule de feu d’une puissance explosive infernale…
  
  À trois cents mètres de là, le sol trembla soudain sous les pieds des danseurs, des fenêtres battirent, des vitres volèrent en éclat, la lumière s’éteignit. Les invités du Pacha, épouvantés, entendirent comme un coup de canon suivi d’un grondement comparable à celui du tonnerre. Des femmes crièrent. La voix du Pacha claqua dans l’obscurité, comme un coup de fouet :
  
  — Que personne ne bouge ! Nous allons apporter des lampes de secours. Ne vous affolez pas !
  
  L’instant d’après, il ordonna :
  
  — Que les femmes restent ici. Défense pour elles de sortir. Les hommes, suivez-moi dans le jardin. Nous n’allons pas tarder à savoir ce qui s’est passé.
  
  Il sortit le premier, cherchant dans le ciel noir une lueur révélatrice. La sirène d’alarme se mit à rugir. Des gens couraient dans le noir, s’interpellant au passage. Une forme claire arriva soudain, aussi vite que pouvaient la porter ses jambes. Elle vint s’abattre contre la poitrine du général qui reconnut Mabel Rood.
  
  — C’est… C’est le laboratoire de Philip… Philip Eaton. Il a sauté !
  
  Elle s’évanouit et glissa sur le gazon. Le Pacha l’enjamba et fonça vers le téléphone. Les autres se ruèrent vers le lieu de la catastrophe…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Hubert bonisseur de la Bath pénétra dans l’antichambre du Saint des Saints.
  
  — Le « Big Boss » m’attend, dit-il au planton.
  
  — Qui dois-je annoncer ?
  
  — « O.S.S. 117 ».
  
  L’homme appuya sur un bouton et se pencha sur l’interphone. La voix de M. Smith sortit du haut-parleur.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — « O.S.S. 117 » est là, monsieur.
  
  — Bon. Un instant.
  
  Le planton appuya sur un autre bouton et releva la tête pour regarder le visiteur.
  
  — Si vous voulez vous asseoir, dit-il en montrant les fauteuils rangés de l’autre côté.
  
  Hubert suivit la suggestion et laissa choir sa grande carcasse dans un des sièges profonds. Son visage de prince-pirate s’ornait d’une moustache épaisse et ses cheveux châtains coupés court étaient soigneusement peignés en arrière, ses yeux d’un acier bleu souriaient. Il était vêtu d’un complet de nylon bleu foncé, d’une chemise blanche et d’une cravate bleu clair. Comme toujours, il avait l’air parfaitement heureux de vivre.
  
  Quelques minutes passèrent pendant lesquelles il resta d’une immobilité presque parfaite, au grand étonnement du planton qui avait l’habitude de voir les visiteurs s’agiter lorsqu’il leur fallait attendre. Puis une sonnerie retentit.
  
  — Vous pouvez y aller, dit le planton.
  
  Hubert se leva et marcha vers la porte blindée qui s’ouvrit automatiquement devant lui, en glissant de côté, puis se referma lorsqu’il fut passé. M. Smith était assis devant une immense carte du monde qui occupait tout un mur. Il était toujours aussi chauve et toujours aussi myope. Il salua Hubert d’un geste de sa main grasse et blanche.
  
  — Hello ! vieux garçon ! Comment va ?
  
  — Bien, et vous, monsieur ?
  
  Hubert aperçut alors le commandant Howard, l’éminence grise de M. Smith, qui se tenait debout près de la fenêtre.
  
  — Hello !
  
  — Hello !
  
  Les salutations terminées, Hubert s’installa confortablement dans un fauteuil. Howard resta près de la fenêtre. M. Smith ôta ses lunettes et entreprit d’en nettoyer les verres avec une minuscule peau de chamois tirée de son gousset.
  
  — Vous êtes en forme ? demanda-t-il en clignant des yeux.
  
  — Toujours. Pourquoi ?… Vous voulez encore m’expédier dans un coin impossible ?
  
  — Non, répondit doucement M. Smith, simplement en Floride.
  
  — J’en arrive, monsieur. Il fait là-bas un temps magnifique et il y a de bien jolies filles.
  
  M. Smith garda le silence un instant, sans cesser de polir les verres de ses lunettes. Puis il questionna :
  
  — Vous êtes au courant de… l’accident qui s’est produit à la Base de Patrick ?
  
  Hubert haussa son sourcil droit.
  
  — Oui… J’ai lu ça dans les journaux.
  
  Howard se rapprocha doucement. M. Smith reprit :
  
  — À la vérité, nous ne sommes pas certains du tout qu’il s’agisse bien d’un accident. Nous avons des raisons de supposer que cette explosion a pu être provoquée…
  
  — Pour supprimer le chimiste ?
  
  M. Smith fit la moue et remit ses lunettes en place. Ses gros yeux globuleux se braquèrent sur Hubert.
  
  — Peut-être… Mais nous n’avons rien retrouvé de Philip Eaton, excepté ses chaussures collées au plafond du laboratoire. D’après les techniciens, Eaton ne possédait rien dans son laboratoire capable de provoquer une explosion assez violente et avec un dégagement de chaleur suffisant pour désintégrer un corps humain. D’après les premières constatations, il semble pourtant que l’explosion ait eu les caractéristiques dont je viens de parler, c’est ce qui nous fait penser qu’elle a été provoquée…
  
  Hubert, toutes antennes dehors, essayait de comprendre où M. Smith voulait en venir.
  
  — Est-ce que vous voulez dire que vous n’êtes pas sûr que Philip Eaton se trouvait dans son laboratoire au moment de l’explosion ?
  
  — C’est bien ça. Et je vais vous expliquer pourquoi…
  
  Howard s’assit en coin sur le bras d’un fauteuil. M. Smith continua :
  
  — Cela fait le troisième savant qui disparaît, en deux mois, de la Base de Patrick. Le 13 mai, c’était Elliott Eimer, un expert en balistique. Depuis des semaines, il n’avait pas pris un seul jour de repos, mais ce dimanche-là, sur les conseils du médecin de la Base, il avait décidé de passer la journée dehors et de pique-niquer avec sa femme quelque part au bord de l’océan. Eimer faisait partie des « V.I.P. »(1) de Patrick ; en fait c’était lui qui devait calculer, en définitive, la trajectoire exacte du satellite. Aussi, deux agents du service de Sécurité étaient chargés de le suivre partout où il allait. Ce jour-là, ils ne l’ont pas suivi bien loin. À un certain endroit, sur une route secondaire, leur voiture a dérapé sur une flaque d’huile répandue dans un virage et s’est écrasée sur un poteau en ciment. Tués tous les deux.
  
  Hubert eut un sursaut.
  
  — Les autres étaient passés ?
  
  — Oui, sans encombre. C’était Nancy Eimer qui conduisait et de son propre aveu elle conduisait très vite. Elle affirme qu’il n’y avait pas de flaque d’huile lorsqu’elle est passée.
  
  — Quel intervalle entre les deux voitures ?
  
  — Entre dix à quinze secondes.
  
  — C’est dur à croire.
  
  — Le fait a été confirmé par celui qui a découvert l’accident. C’était une route peu passagère. Il n’y avait que les traces de la voiture accidentée sur la flaque d’huile.
  
  — Et ensuite ?
  
  — Ensuite, les Eimer ont gagné le littoral. Vers midi, la femme a fait quitter la route à la voiture et l’a engagée dans un bois de pins surplombant l’océan. D’après ses déclarations, elle aurait aussitôt enlevé sa robe – elle avait son maillot de bain dessous – et se serait précipitée vers la mer en criant à son mari de la rejoindre. Il y a une forte dénivellation à cet endroit et d’en bas on ne pouvait voir l’endroit où se trouvait la voiture. Au bout d’un moment, son mari ne venant pas, elle s’est inquiétée et est remontée le chercher. Il avait disparu. Volatilisé. Personne ne l’a plus revu et il a été impossible de recueillir le moindre indice… J’ajoute qu’Elliott et Nancy Eimer formaient un couple très uni et que lui était un garçon remarquablement équilibré. Rien non plus au point de vue politique. Il ne s’y intéressait absolument pas. Et rien dans sa vie qui put permettre de le faire chanter. Il ne jouait pas, ne courait pas les filles, ne se droguait pas, n’était pas pédéraste. Mystère complet.
  
  Hubert bougea dans le fauteuil et croisa ses longues jambes après avoir arrangé le pli de son pantalon.
  
  — C’est passionnant. Et le second ?
  
  — Le second s’appelait Thomas Evenson. C’était probablement le meilleur mathématicien de ce pays. Il avait épousé voici quelques années une femme beaucoup plus jeune que lui, qui l’avait quitté pour suivre un chanteur de charme. Depuis ce temps, il était devenu misogyne et se saoulait, ce qui ne lui enlevait d’ailleurs aucune de ses capacités scientifiques. Le dimanche soir 10 juin, il a reçu un télégramme de Sarasota, l’avertissant que sa femme était très malade et désirait le voir. Il est parti aussitôt en voiture. Lui aussi faisait partie des « V.I.P. ». Deux agents du service de Sécurité le suivaient donc en voiture. Il menait un train d’enfer. Une vingtaine de kilomètres après le départ, la voiture du service de Sécurité a dérapé dans un virage… sur une flaque d’huile. Un des deux hommes a été tué sur le coup. L’autre, celui qui tenait le volant, s’en est tiré sans trop de mal. Il a pu sortir de la voiture accidentée par ses propres moyens et examiner cette fameuse flaque d’huile. Les traces étaient très nettes et il n’y avait que celles de leur voiture. À moins de s’être envolée à ce moment précis, l’auto de Thomas Evenson était passée AVANT que l’huile ne fût répandue sur la route.
  
  — Quel intervalle entre les deux voitures ?
  
  — Quinze secondes d’après le rescapé. Il suivait l’autre à la lueur des phares, ce qui permettait de conserver un écart plus grand que dans une filature à vue en plein jour.
  
  — Et la suite ?
  
  — La De Soto de Thomas Evenson a été retrouvée vide le lendemain matin, à dix kilomètres de là, dans un chemin forestier à quelques centaines de mètres de la route. Aucun indice. La femme d’Evenson n’était ni malade, ni à Sarasota. Elle était à ce moment-là à Jacksonville, dans le nord de l’État, avec son chanteur de charme. Et on n’a pas pu savoir qui avait envoyé le télégramme. Quant à Evenson, nul ne l’a plus revu.
  
  — C’est un vrai roman ! apprécia Hubert.
  
  M. Smith ôta ses lunettes et les posa sur le bureau devant lui.
  
  — Ça y ressemble beaucoup plus que vous ne le pensez. Vous allez voir… Philip Eaton, le dernier des trois, a donc disparu dimanche dernier comme vous le savez.
  
  — Toujours un dimanche.
  
  — Oui. Eaton était un chimiste de très grande valeur. On peut dire sans crainte qu’il dépendait de lui que le satellite soit ou non lancé dans un proche avenir. Tous les autres problèmes sont en effet plus ou moins résolus. Le satellite lui-même est construit depuis un moment, c’était le moins difficile. Ce qui donnait du fil à retordre, et rien n’est encore résolu, c’est la troisième fusée : celle qui devra amener le satellite sur sa trajectoire tout en faisant passer sa vitesse de vingt mille à vingt-huit mille kilomètre-heure. Cette dernière fusée, qui formera la tête de l’ensemble, sera forcément de dimensions réduites par rapport aux autres, et sa capacité intérieure sera encore diminuée du fait qu’elle contiendra le satellite. Il faut donc trouver un carburant susceptible de dégager la puissance nécessaire malgré la faible quantité qu’il sera possible d’emmagasiner dans les réservoirs. Les recherches se sont axées sur un carburant solide mais tous les problèmes ne sont pas encore résolus, entre autres celui de la résistance à la chaleur. En l’état actuel des choses, ce carburant s’enflammerait tout seul avant que l’ensemble ait quitté l’atmosphère, c’est-à-dire avant que la seconde fusée elle-même ne soit entrée en action ; ce qui serait évidemment catastrophique. Philip Eaton disparu, les recherches se trouvent gravement compromises.
  
  — Je comprends, dit Hubert. Les trois savants disparus étaient tous plus ou moins à la tête des travaux du « Vanguard Project » ?
  
  — Exactement.
  
  — Et vous pensez qu’ils ont été enlevés ou qu’ils sont partis de leur plein gré ?
  
  — C’est ce que nous pensons. Vous n’ignorez pas que les Russes poursuivent de leur côté des travaux identiques. C’est une véritable course contre la montre entre eux et nous.
  
  Hubert approuva de la tête.
  
  — Et comment cela s’est-il passé exactement pour Eaton ? Les journaux ont seulement parlé de l’explosion et des chaussures du savant collées au plafond.
  
  — Le général Garret donnait une réception. Eaton y assistait avec sa femme. À un certain moment le chef de la Sécurité qui se trouvait dans son bureau a reçu un coup de téléphone l’avertissant que Eaton allait disparaître. Il s’est aussitôt rendu chez le général pour surveiller lui-même le savant, mais celui-ci n’était plus là. Quelques minutes plus tard ce fut l’explosion.
  
  — Est-il possible de sortir de la Base sans être vu ?
  
  — Théoriquement non, mais des prisonniers se sont bien évadés pendant la guerre de camps mieux gardés encore. Et la surveillance du camp de Patrick est évidemment orientée vers l’extérieur. Il s’agit davantage d’empêcher les étrangers d’y entrer que les membres du personnel d’en sortir.
  
  — Et une sentinelle coupable d’avoir laissé passer Eaton sous un prétexte inoffensif peut très bien maintenant conserver le secret par crainte des sanctions graves qu’elle encourrait ?
  
  — Bien sûr. Conclusion : trois de nos meilleurs savants employés au « Vanguard Project » ont disparu dans des conditions on ne peut plus mystérieuses. Howard, qui a du goût pour les coïncidences, vous fera remarquer que chacune de ces disparitions s’est produite le deuxième dimanche du mois et la femme de mon jardinier, qui est passionnée d’occultisme, vous dirait que les trois disparus avaient un nom commençant par la lettre « E ». En cherchant bien, on leur découvrirait d’autres similitudes, notamment d’avoir travaillé tous les trois au même projet. Mais soyons sérieux.
  
  Le Département d’État n’est pas content et il faut faire quelque chose. Le chef de Sécurité de Patrick est une espèce d’âne bâté qui va être remplacé dans les quarante-huit heures par un homme à nous que vous connaissez bien : votre ami Bug. Les militaires ne veulent absolument pas que le « F.B.I. » fourre son nez dans cette affaire et c’est pourquoi nous en sommes chargés, le gouvernement tenant tout de même à conserver le contrôle. Vous allez partir là-bas. Pas en enquêteur officiel. Vous serez un commandant – navré de vous dégrader, colonel mais il le faut – du service administratif. Votre job consistera à vous occuper du logement du personnel supérieur de la Base. C’est vous qui distribuerez les pavillons, le mobilier, etc… Cette situation vous permettra de vous mettre bien avec tout le monde et de vous introduire facilement dans tous les foyers. Pour le reste, je vous fais confiance.
  
  Hubert se leva.
  
  — Je pars quand ?
  
  — Demain. Howard vous donnera tous les détails de votre nouvelle identité. Il faut que votre couverture soit aussi parfaite que pour une mission à l’étranger. N’oublions pas qu’un traître s’est installé à Patrick et qu’il doit se tenir sur ses gardes. Bug vous apportera toute l’aide que vous voudrez bien lui demander. Je vous souhaite bonne chance, vieux garçon.
  
  Hubert salua son chef et sortit sur les talons de Howard. L’histoire lui plaisait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Bug était de ces personnages qui ne changent jamais. Ceux qui l’avaient connu dix ans plus tôt l’auraient retrouvé ce jour-là avec la même allure débraillée ; le même complet de gabardine beige, le même regard rieur derrière les lunettes à fine monture d’or, mâchant toujours son inusable chewing-gum. Un grand gaillard extrêmement sympathique, mais qui savait devenir dangereux quand il le fallait.
  
  Installé depuis à peine deux heures dans le bureau du colonel Kenna, dit Micmac, il s’y sentait déjà parfaitement à l’aise.
  
  Il se leva pour accueillir Laura Kerr qu’il avait convoquée en premier.
  
  — Hello ! Miss Kerr. Ravi de vous connaître. Je suis le colonel Baldwin, remplaçant de Mac Kenna. Appelez-moi Bug, comme tout le monde.
  
  Un peu déroutée par le dynamisme de cet officier qui ne portait pas d’uniforme, elle s’installa dans un fauteuil, croisa ses jambes et tira sur sa jupe.
  
  — Je suis arrivé ce matin, reprit Bug de sa voix un peu chuintante à cause du chewing-gum. Je sais donc très peu de chose sur ce qui s’est passé et n’ai pas encore eu le temps d’ouvrir un dossier. Je suppose que Mac Kenna vous a déjà placée sur le gril.
  
  — Oui, bien sûr. Je lui ai dit tout ce que je savais.
  
  Bug eut un large sourire.
  
  — Je n’en doute pas. Mais je vais vous demander de faire comme si l’interrogatoire de Mac Kenna n’avait pas existé. Vous étiez la plus proche collaboratrice de Philip Eaton, je crois.
  
  Elle rougit légèrement.
  
  — Je le crois aussi.
  
  — Donc vous le connaissiez bien. Mieux que beaucoup de personnes ?
  
  — Je le connaissais bien, oui… Sans doute… Mais certaines personnes le connaissaient probablement mieux que moi.
  
  Bug avança sa bouche en cul de poule, ce qui était sa manière d’exprimer son scepticisme.
  
  — Je crois comprendre ce que vous voulez dire, mais je ne pense pas que vous ayez raison. Une secrétaire ou une collaboratrice travaillant huit heures par jour avec un homme est souvent beaucoup plus proche de cet homme que l’épouse ou la maîtresse. À votre avis, Philip Eaton se trouvait-il dans le laboratoire au moment de l’explosion ?
  
  Elle se mit à tripoter un bouton de la veste de son deux-pièces en orlon noisette.
  
  — Micmac… Je veux dire le colonel Mac Kenna m’a déjà posé cette question. Je vous répondrai comme à lui : puisque Philip a disparu à partir de cet instant, cela ne fait aucun doute pour moi.
  
  — Vous ne pensez pas qu’il pourrait s’agir d’une mise en scène et que Eaton…
  
  Elle se redressa et ses yeux lancèrent des éclairs…
  
  — C’est une supposition infâme !
  
  Bug avança de nouveau sa bouche en cul de poule, puis mâchouilla son chewing-gum en silence pendant quelques instants. Il reprit soudain :
  
  — Admettons que vous ayez raison. Pourquoi Eaton aurait-il brusquement quitté la réception sans prévenir personne pour se rendre à son laboratoire ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Probablement parce qu’une idée lui est venue et qu’il a voulu l’expérimenter sans tarder.
  
  — Ne vous aurait-il pas demandé, alors, de l’accompagner ?
  
  — Pas forcément. En d’autres circonstances, peut-être. Mais Philip était un garçon… très gentil, très bien élevé. Il n’aura pas voulu me déranger, pendant que je m’amusais.
  
  Bug allait et venait derrière le bureau, les mains aux poches.
  
  — Je voudrais que vous m’expliquiez comment Eaton travaillait. Comment lui venaient ses idées, par exemple.
  
  Elle regarda vers la fenêtre et se mordit pensivement la lèvre inférieure.
  
  — Eh bien, l’imagination de Philip avait une forme particulière. Une idée ne lui venait jamais comme ça, spontanément comme une bulle d’air qui monte toute seule à la surface de l’eau… Il avait toujours besoin d’un agent extérieur, qui pouvait d’ailleurs n’avoir aucun rapport avec l’idée qui en résultait. Par exemple, la forme d’un arbre ou d’un objet, le rapprochement inattendu de deux choses, un mot, une phrase lancés dans une conversation quelconque pouvaient provoquer dans son cerveau l’étincelle génératrice d’idées.
  
  J’étais assez intriguée et fort intéressée par son processus imaginatif. Je pense qu’il y aurait eu là la matière d’une amusante étude psychologique…
  
  Bug s’était immobilisé et ses mâchoires elles-mêmes avaient cessé de mastiquer.
  
  — C’est très intéressant ce que vous dites-là ! Admettons que Eaton se soit réellement rendu à son laboratoire pour expérimenter une idée qui lui serait venue pendant qu’il se trouvait à la réception, on peut raisonnablement supposer que cette idée aurait été provoquée par un agent extérieur, pour reprendre votre formule, par un mot ou par une phrase lancés dans une conversation quelconque ?
  
  — C’est vraisemblable, admit la jeune femme.
  
  Avec une adresse étonnante, Bug cracha sa gomme dans la corbeille à papiers qui se trouvait à trois mètres de lui. Puis il sortit de sa poche une plaquette de chewing-gum et se mit à la décortiquer.
  
  — Quelqu’un a-t-il vu Philip quitter la réception ? demanda-t-il.
  
  — Je n’en sais rien.
  
  — Avec qui se trouvait-il la dernière fois que vous l’avez vu ?
  
  — Avec Wallace Rood. Quelques instants plus tard, j’ai entendu Micmac… je veux dire Mac Kenna…
  
  Elle rougit. Il se mit à rire.
  
  — Je vous en prie.
  
  Elle reprit en souriant :
  
  — J’ai entendu Micmac demander à Clarissa Eaton où se trouvait son mari. Elle n’en savait rien et, sur son conseil, il a été poser la même question à Mabel Rood.
  
  Bug ouvrit la bouche et y fourra la tablette de chewing-gum qu’il venait de déballer.
  
  — Eaton et Mabel Rood, si j’en crois la rumeur publique…
  
  — Ce n’était un secret pour personne. Philip n’était pas heureux avec Clarissa. Il avait des excuses.
  
  — Clarissa était au courant ?
  
  — Je n’en jurerais pas. Elle devait au moins se douter de quelque chose.
  
  — Et Wallace Rood ?
  
  — Je n’en sais rien.
  
  — Quel genre de fille, cette Mabel Rood ?
  
  — Très belle, avec tout ce qui plaît aux hommes. Passionnée d’occultisme et autres trucs du même genre. Le soir du drame, en ma présence, elle a supplié Eaton d’être très prudent, car elle était certaine qu’une nouvelle disparition allait se produire et pensait qu’il était menacé.
  
  Bug dressa l’oreille.
  
  — Sur quoi basait-elle cette magnifique certitude ?
  
  — Elle avait remarqué que les deux premières disparitions s’étaient produites le deuxième dimanche du mois, en mai et en juin. On était le deuxième dimanche de juillet. Et elle pensait que Eaton était menacé parce que les premiers avaient tous les deux un nom commençant par la lettre « E », comme Eaton. J’ai trouvé cela stupide et le lui ai dit. Maintenant… je suis bien obligée de reconnaître que ce n’était pas aussi stupide que cela.
  
  Bug mâchonnait consciencieusement.
  
  — Mabel Rood a-t-elle l’habitude de faire des prédictions de ce genre ?
  
  — L’habitude ? Ce serait beaucoup dire. Mais elle a la réputation de bien tirer les cartes et de savoir lire les lignes de la main. Elle a peut-être un don divinatoire, je n’en sais rien.
  
  Bug saisit un coupe-papier sur le bureau et dit :
  
  — Bon ! Parlons maintenant de l’explosion. Je me suis laissé dire qu’il n’y avait dans le laboratoire aucun produit dont la combinaison avec un autre aurait pu faire un mélange explosif d’une puissance comparable à celui qui a tout fait sauter.
  
  — C’est exact. D’après les premières constatations, nous avons pu chiffrer la force de l’explosion d’après ses effets. La chaleur dégagée, par exemple, a été tout simplement infernale. J’ai épluché soigneusement, avec mes collègues, l’inventaire des produits chimiques qui se trouvaient dans le laboratoire. Nous avons envisagé toutes les combinaisons possibles. L’explosif le plus puissant que l’on aurait pu réaliser avec ça n’aurait pas pu produire la moitié des dégâts constatés.
  
  — Conclusion, le mélange explosif a été introduit dans le laboratoire par une main criminelle.
  
  — Pas forcément le mélange. Un seul élément pouvait suffire… Et pourtant non, Philip se serait aperçu d’une substitution de produit avant de faire n’importe quel mélange.
  
  Bug ne la quittait pas des yeux.
  
  — Pensez à cela, voulez-vous ? Cherchez quel élément susceptible d’être combiné avec ce qui se trouvait dans le labo pouvait produire un truc aussi violent. Après, nous essaierons de savoir d’où vient cet élément et si nous trouvons cela, nous aurons fait un grand pas.
  
  Ils se regardèrent un moment en silence, puis Bug sortit son sourire numéro I.
  
  — Eh bien, Miss Kerr, je vous remercie. Je ne vais pas vous retenir davantage.
  
  Elle se leva. Il la reconduisit à la porte.
  
  — Revenez me voir si vous trouvez quelque chose.
  
  — C’est promis.
  
  Il la regarda s’en aller, menue et précise jusque dans sa façon de marcher. Elle n’était pas très jolie et il se demanda ce que pouvait être sa vie sentimentale. Avait-elle été amoureuse de Philip Eaton ? Difficile à dire. On l’imaginait mal amoureuse de quelqu’un.
  
  Il fit introduire Mabel Rood qui attendait dans une pièce voisine. Elle entra, grande, belle, plantureuse, éclatante de santé, vêtue d’une robe blanche très décolletée qui mettait en valeur sa peau dorée et ses magnifiques cheveux noirs. Tout sourire, Bug pensa que la mort de son amant ne l’avait pas beaucoup affectée, au moins extérieurement.
  
  — Hello ! Mrs Rood ! Content de vous connaître. Je suis le colonel Baldwin, remplaçant de Micmac… Je veux dire : Mac Kenna. Appelez-moi Bug comme tout le monde.
  
  — Hello ! Bug ! fit-elle sans façon. Pas mécontente d’être débarrassée de cet imbécile de Micmac.
  
  Elle le regarda profondément :
  
  — Sous quel signe êtes-vous né ?
  
  Il sourit largement.
  
  — Je ne sais pas. Je suis né un 28 août. Et vous ?
  
  — Vierge ! s’écria-t-elle avec ravissement. Comme moi !
  
  Il la prit par le bras et fit semblant de l’entraîner vers la porte.
  
  — À notre âge, dit-il, c’est scandaleux. Il faut absolument arranger ça tout de suite !
  
  Elle se dégagea, rougissante.
  
  — Ne dites pas de bêtises. Nous sommes nés tous les deux sous le signe de la Vierge. Vous connaissez votre horoscope, pour l’immédiat ?
  
  — Non. Mais maintenant que je vous connais, je suis certain qu’il ne peut plus m’arriver que des choses heureuses.
  
  Elle haussa les épaules et ses seins lourds émergèrent un peu du décolleté carré.
  
  — Ne soyez pas idiot. Aujourd’hui, vendredi 13 nous devrons progresser prudemment dans nos entreprises et nous baser surtout sur l’expérience acquise. Nos supérieurs doivent mieux nous apprécier. En ce qui concerne les sentiments, ils seront plus confiants, plus passionnés. Des espoirs nous sont permis.
  
  — Vraiment ? interrogea Bug avec une mine gourmande.
  
  Elle reprit, sérieuse comme un pape.
  
  — Pour la semaine à venir, il faut faire attention à notre santé. De bons bains de pieds, pas trop chauds, à la camomille sauvage, nous réussiront on ne peut mieux. Pour les sentiments, il nous faut alléger notre esprit de ce qui le tourmente inutilement et notre vie sera meilleure. En ce qui concerne le travail : beaucoup d’inutiles efforts si nous ne savons pas nous réglementer et nous limiter.
  
  Bug s’inclina.
  
  — Merci pour la consultation. Je vous dois quelque chose ?
  
  — C’est gratuit, merci. Nous sommes nés sous le même signe, il est normal que je vous fasse profiter de mes connaissances. Faites voir votre main ?
  
  Il ramena ses mains derrière son dos.
  
  — Si ça ne vous fait rien, nous verrons ça plus tard. Asseyez-vous donc…
  
  Elle parut un peu contrariée, mais prit néanmoins le siège qu’il lui offrait. Avant qu’elle ne rabattît sa jupe, il put constater qu’elle avait de fort jolies jambes, en rapport avec le reste. Il alla s’installer derrière son bureau.
  
  — Je déteste les hommes qui mâchent du chewing-gum, dit-elle d’un ton péremptoire. Vous devriez y renoncer.
  
  — Je ne peux pas. C’est un ordre de la Faculté, si j’arrête, je meurs.
  
  Caustique, elle interrogea :
  
  — Je suppose que vous continuez en dormant ?
  
  — Sûr ! Si vous ne le croyez pas, venez donc passer la nuit prochaine avec moi.
  
  Elle secoua la tête avec pitié.
  
  — Vous êtes un obsédé sexuel. Je n’aime pas ça.
  
  — Je vous assure que je n’avais jamais pensé à ça avant de vous voir. Mais maintenant tout est changé…
  
  Elle sortit une cigarette de son sac et l’alluma avec un joli briquet en or. Bug reprit :
  
  — Parlons un peu de vos talents divinatoires. Il paraît que dimanche dernier vous aviez prévu ce qui allait arriver ?
  
  Elle haussa les épaules. Les globes lourds de ses seins firent une brève apparition sur la ligne du décolleté.
  
  — Ce n’était pas bien malin.
  
  Elle lui expliqua sa théorie.
  
  — D’après vous, questionna Bug, pourquoi ce choix du deuxième dimanche du mois ?
  
  — Regardez un calendrier : c’est la nouvelle lune. Nuit sombre.
  
  Ce n’était pas si bête. Il demanda amusé :
  
  — Peut-être pourriez-vous aussi me dire qui a manigancé tout ça ?
  
  Elle répliqua avec un superbe aplomb.
  
  — Certainement.
  
  Il eut un haut-le-corps.
  
  — Hein ?
  
  — Certainement, reprit-elle. C’est mon mari, Wallace Rood. Il est astronome, mais je peux dire que s’il a les yeux au ciel, il a bien les pieds sur terre.
  
  Déconcerté, Bug protesta :
  
  — Hé ! là… Doucement, baby ! Ce n’est pas une raison parce que vous ne vous entendez pas avec votre mari pour essayer de lui coller une affaire pareille sur les reins !
  
  Elle le regarda avec reproche.
  
  — Est-ce que j’ai l’air de faire ce que vous dites ? Wally était au courant de mes relations avec Philip. Une bonne âme l’avait renseigné. Dernièrement, il m’a demandé de lui procurer la clé du laboratoire de Philip sous prétexte de lui faire une blague. Si je ne voulais pas, disait-il, il allait s’arranger pour mettre un terme à notre liaison. Je l’ai envoyé aux bains. Il n’est pas encore assez grand garçon pour me faire marcher.
  
  Bug commençait à se sentir intéressé.
  
  — Vous pourriez répéter ça devant lui ?
  
  — Et comment ! Plus rien ne me retient ici et je commence à en avoir plein le dos de ce salaud !
  
  Elle s’énervait.
  
  — Je vais prendre votre déposition par écrit, avant toute chose, dit Bug.
  
  — D’accord. J’ai même autre chose à dire : voici deux mois, nous étions à Miami. Wally a remis un paquet assez volumineux à un inconnu et a refusé de me dire de quoi il s’agissait. Ça aussi, je suis prête à le répéter devant lui.
  
  Bug fit venir un secrétaire avec une machine et fit remplir un procès verbal avec les déclarations de la jeune femme. Après quoi, il lui demanda :
  
  — Est-ce que nous pouvons aller perquisitionner chez vous ? En l’absence de votre mari, votre présence suffit. Ah ! j’oubliais. S’il est astronome il dort sans doute le jour.
  
  — Non, ici il ne fait pas d’observations. Ils font des calculs avec les experts en balistique pour fixer la trajectoire du Bébé Lune. Il est actuellement au bureau d’études.
  
  Elle se leva, l’air sérieux.
  
  — Il a un bureau dans sa chambre, qu’il tient toujours fermé à clé…
  
  — Vous faites chambre à part ?
  
  Elle le regarda bien en face.
  
  — Si je couchais avec lui, je ne le dénoncerais pas.
  
  C’était d’une logique bien féminine. Bug ouvrit la porte :
  
  — Allons-y.
  
  Au passage, Bug pria deux agents du service, Stevens et Jones, de les suivre. Ils prirent une voiture, car le bungalow occupé par les Rood se trouvait à plus de cinq cents mètres de là.
  
  Le quartier résidentiel de la Base avait un aspect paisible. Il était semblable à n’importe quelle petite ville américaine par une belle matinée de juillet, avec cette différence que toutes les maisons étaient identiques. Des gosses jouaient dans la rue, des femmes battaient les tapis aux fenêtres, arrosaient les fleurs dans les jardinets qui entouraient chaque habitation, ou revenaient du marché lourdement chargées. Il était difficile de penser qu’à deux cents mètres de là, dans des laboratoires ultramodernes, les plus grands savants d’un pays travaillaient à doter la terre d’un satellite artificiel.
  
  Ils arrivèrent très vite. Bug descendit le premier et, toujours galant, aida Mabel Rood à mettre pied à terre. Les deux agents les suivirent dans la maison.
  
  Sans perdre de temps, Bug se fit conduire dans la chambre de Wallace Rood. C’était une pièce assez petite, normalement destinée à faire une chambre d’enfant. La décoration en était assez inattendue. Les portraits de pin-up le disputaient sur les murs aux cartes du ciel et aux photos de galaxies. Bug s’arrêta un instant devant la silhouette assez dévêtue de Marylin Monroe.
  
  — Beaucoup de goût pour les étoiles, votre mari ! Sous toutes les formes.
  
  Le bureau qui les intéressait était fermé à clé. Mais Bug était un expert en la matière. Il sortit d’une de ses poches un petit trousseau de clés plates, dont certaines étaient réglables. Quelques minutes plus tard, le meuble fut ouvert, sans qu’un seul craquement se fût fait entendre.
  
  Mabel Rood s’avança, curieuse. Mais Bug la repoussa.
  
  — Allez vous asseoir sur le lit, ordonna-t-il. Assurez-vous seulement que nous ne mettons rien dans nos poches et que nous n’en sortons rien non plus.
  
  — Pourquoi ? protesta-t-elle. J’ai bien le droit de regarder.
  
  — Non. Vous êtes en mauvais termes avec votre mari et il peut garder là-dedans des documents susceptibles de vous faire obtenir un divorce à votre profit. Ce n’est pas mon rôle de vous les fournir. Allez vous asseoir.
  
  Maussade, elle finit par obéir. Bug continua de fouiller sous l’œil intéressé des deux agents.
  
  Il ne trouva rien d’intéressant jusqu’au moment où il ouvrit un petit tiroir intérieur contenant un paquet emballé dans du papier brun et fermé avec du papier collant. Bug ouvrit le paquet et découvrit une grosse liasse de billets de 20 dollars. Il les compta, il y en avait cinq cents, soit dix mille dollars. Une jolie somme.
  
  — Vous saviez que votre mari avait autant d’économies ?
  
  Mabel Rood semblait sidérée.
  
  — Lui ? Des économies ? Tout son fric s’en va sur les champs de courses. Nous n’avons jamais pu mettre un sou de côté à cause de ça.
  
  Bug lui lança le paquet.
  
  — Vérifiez le compte, car nous allons le saisir. Votre mari devra nous fournir des explications satisfaisantes s’il veut les récupérer.
  
  Il continua de chercher partout pendant qu’elle faisait claquer les billets un à un sous son index mouillé. Il ne trouva rien d’autre.
  
  — Y a-t-il encore un coin où il pourrait dissimuler des trucs personnels ?
  
  Elle lui rendit l’argent et réfléchit un instant.
  
  — Le garage, dit-elle. Je n’y mets jamais les pieds.
  
  Ils s’y rendirent par la porte intérieure qui permettait d’y accéder sans sortir de la maison. La voiture, un coupé sport Chevrolet « Bel air », couleur moutarde, occupait presque toute la place disponible. Bug dit aux agents de fouiller partout. Mabel Rood se tenait très droite sur le seuil, ayant visiblement peur de salir sa robe blanche si elle avançait davantage.
  
  — Vous ne conduisez pas ? questionna Bug.
  
  — Non, j’ai eu un accident, tout au début, et ça m’a dégoûtée.
  
  Bug demanda soudain :
  
  — Je me suis laissé dire que Micmac avait reçu un coup de téléphone dimanche soir pour le prévenir que Eaton allait disparaître.
  
  Elle rougit.
  
  — C’est moi qui lui ai téléphoné, répondit-elle, de chez le Pacha. Mais c’était simplement pour attirer son attention sur le coup des deuxièmes dimanches et de la lettre « E », et pour l’inciter à veiller sur Philip. Il a un peu modifié les choses au rapport…
  
  Stevens s’exclama soudain :
  
  — Qu’est-ce que c’est que ce machin-là ?
  
  Jones marcha vers lui. Bug les rejoignit de l’autre côté de la voiture. Stevens avait découvert, sous de vieux sacs à moitié pourris, une sorte de bidon plat muni de pattes de fixations et, sur la face opposée, d’une large trappe ouverte. Bug s’empara de la chose et alla se placer sous la fenêtre pour mieux voir. La chose avait contenu de l’huile et il y avait un mécanisme à l’intérieur. Bug fronça les sourcils, très intrigué.
  
  — Bizarre, dit-il. À quoi ça peut-il bien pouvoir servir ?
  
  Mabel, restée dans le cadre de la porte, l’observait par-dessus le toit de la voiture.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — Je n’en sais rien. Une sorte de machine infernale.
  
  Il se mit à rire. Puis, brusquement, son rire se trouva coupé net. Il avait placé la chose les pattes de fixation en haut et la trappe ouverte en dessous.
  
  — Les enfants, s’écria-t-il, je crois que nous avons mis la main sur un truc terrible !
  
  Il enveloppa la chose dans un sac et décida :
  
  — En route ! Nous allons voir un mécanicien.
  
  Ils quittèrent la maison, remontèrent dans la voiture et foncèrent vers le terrain d’essais. Quelques minutes plus tard un ingénieur-mécanicien se vit confier la chose pour examen :
  
  — À votre avis ? demanda Bug très excité, à quoi ça peut-il servir ?
  
  L’ingénieur était du type impassible et peu bavard. Il prit la chose, l’examina longuement, la posa sur un établi, observa le mécanisme intérieur avec une lampe. Puis, sans mot dire, il versa dans la chose deux litres d’huile à moteur, referma la trappe dont un joint de caoutchouc assurait l’étanchéité, retourna le tout, pattes de fixation en l’air et se mit à secouer l’engin horizontalement de gauche à droite et de droite à gauche.
  
  — Éloignez-vous, conseilla-t-il en s’adressant surtout à Mabel.
  
  Intrigués, ils firent tous deux un pas en arrière. Et, brusquement, la trappe s’ouvrit et l’huile tomba, se répandant aussitôt sur le ciment en une flaque brillante.
  
  — C’est bien ce que je pensais, exulta Bug. Expliquez-moi comme ça fonctionné.
  
  — C’est assez simple, répondit l’ingénieur. Il y a un cylindre avec une soupape d’un seul côté et pouvant s’ouvrir dans un seul sens. Quand vous projetez le truc du bon côté l’huile passe dans le cylindre et ouvre la soupape à l’autre bout. Cette soupape est branchée sur une crémaillère qui assure la fermeture de la trappe intérieure. À chaque poussée, la crémaillère se déplace d’une dent et finit par libérer la trappe qui tombe par son seul poids.
  
  — Je crois que je vais comprendre, s’exclama la jeune femme.
  
  — Je vous explique comment ça fonctionne, reprit l’ingénieur, mais je serais bien embarrassé de vous dire à quoi ça peut servir.
  
  — Moi, je le sais, répliqua Bug. Mais je veux une confirmation. Imaginez que cet engin soit monté sous une voiture, à l’arrière, la force centrifuge résultant de chaque virage serait-elle suffisante pour actionner le mécanisme ?
  
  — Certainement.
  
  — Quelle est la contenance de ce truc ?
  
  — Probablement cinq litres. Mais pour qu’il fonctionne, il ne faut pas le remplir complètement. Il faut qu’il y ait du ballant pour que l’huile se balade d’un bord à l’autre.
  
  — Avec quatre litres, ça irait ?
  
  — Oui, je crois.
  
  — Quatre litres d’huile à moteur répandue sur un sol lisse et non perméable, ça fait une jolie flaque ?
  
  — Regardez celle-là, faite avec deux litres, et multipliez par deux.
  
  Bug était maintenant convaincu. Il reprit la chose, remercia l’ingénieur et repartit, suivi de la jeune femme et des deux agents. Ils remontèrent dans l’auto. À quelque distance de là, une fusée, peinte de damiers noirs et blancs, reposait sur la plate-forme d’un énorme camion.
  
  — Il doit y avoir un lancement aujourd’hui, dit Mabel Rood.
  
  Bug demanda à Stevens.
  
  — Où se trouvent les voitures d’Eimer et d’Evenson ?
  
  — Au garage du service, monsieur. Elles sont toujours sous scellés.
  
  — Allons-y.
  
  Ils y allèrent. La Ford décapotable et la De Soto étaient rangées dans un coin du grand garage, couvertes de poussière. Bug ôta sa veste, demanda un vieux sac qu’il étendit sur le sol derrière et au-dessous de la Ford et se coucha sur le dos.
  
  — Passez-moi une lampe, demanda-t-il.
  
  Jones brancha une baladeuse sur un établi voisin et la lui apporta. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir deux trous dans le bas de caisse derrière le réservoir à essence.
  
  — Donnez-moi l’engin.
  
  Stevens le lui passa. Les trous des pattes de fixation collaient parfaitement avec les autres. Deux boulons et le tour était joué.
  
  Il se redressa et trouva exactement la même chose sur la De Soto.
  
  — Eh bien ! fit-il avec un large sourire. Voilà un mystère d’éclairci. Nous savons maintenant comment l’huile a été répandue sur la chaussée à l’intention des voitures du service. Il ne nous reste plus qu’à aller chercher M. Rood pour lui demander quelques explications complémentaires.
  
  Mabel Rood était toute pâle.
  
  — C’est affreux, murmura-t-elle. Quand je pense aux trois garçons qui sont morts…
  
  Bug lui mit gentiment la main sur l’épaule.
  
  — Ne vous tracassez pas pour ça. Vous n’y êtes pour rien.
  
  Quand il ôta sa main pleine d’huile, l’empreinte en resta sur sa jolie robe blanche. Il s’en aperçut, mais ne dit rien.
  
  — Heureusement que je ne l’ai pas mise ailleurs, pensa-t-il seulement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Wallace Rood était là, en face de Bug. Tassé sur son siège, il semblait accablé. Un reflet de soleil barrait de mauve son crâne chauve et lisse, plus blanc que le visage, et ses petits yeux chafouins clignotaient sans arrêt. Bug se demanda comment un pareil spécimen d’humanité avait pu mettre le grappin sur une créature aussi magnifique que Mabel.
  
  Stevens attendait dans un coin de la pièce, derrière une petite table chargée d’une machine à écrire. Bug le regarda un instant, puis saisit le procès-verbal des déclarations faites par la femme de Rood et le lut d’une voix monocorde.
  
  Quant il eut terminé, l’astronome était cramoisi. Ce n’était pas de peur, mais de colère. D’une voix qui tremblait, il gronda :
  
  — Qu’est-ce que vous pensez d’une garce pareille ?
  
  Bug resta impassible et continua de mâchonner sa gomme sans rien dire. Puis, après une quinzaine de secondes, il demanda :
  
  — J’attends vos explications.
  
  L’autre se mit en colère.
  
  — Je n’ai pas d’explications à donner. Cela fait des années que ma femme me trompe et je suppose qu’elle a trouvé ce moyen pour se débarrasser de moi.
  
  Imperturbable, Bug reprit :
  
  — Je regrette, mais je ne vous laisserai pas repartir avant que vous ne m’ayez donné des explications satisfaisantes. Vous devez comprendre qu’il s’agit d’une affaire très grave, intéressant la sûreté de l’État, et qu’il ne m’est pas possible de la traiter à la légère.
  
  Wallace Rood parut se tasser encore plus sur son siège et il rentra sa grosse tête dans ses épaules. Bug pensa qu’il avait l’air d’une grosse tortue se ramassant dans sa carapace pour échapper à un danger. Il enchaîna :
  
  — Commençons par l’histoire des clés. Votre femme affirme que vous lui avez demandé de voler pour votre compte les clés du laboratoire de Philip Eaton, en la menaçant, si elle refusait, de mettre fin à sa liaison avec celui-ci, d’une façon ou d’une autre. Reconnaissez-vous le fait ?
  
  L’astronome haussa les épaules. Ses petits yeux se tournèrent vers la fenêtre ouverte, protégée par une moustiquaire.
  
  — Oui, murmura-t-il, c’est vrai. Mais il s’agissait d’une plaisanterie ! Je voulais la faire marcher, savoir jusqu’à quel point elle tenait à Eaton. C’est une idée qui m’était venue comme ça. Je reconnais qu’elle était stupide !
  
  Glacial, Bug rétorqua :
  
  — Il m’est difficile de vous croire. Vous avez été averti, comme tous vos collègues, des consignes de sécurité à observer et de la vigilance dont vous ne devez pas vous départir vis-à-vis des possibilités d’espionnage ou de sabotage. Pour faire cette démarche auprès de votre femme, malgré les risques que cela comportait, il vous fallait une impérieuse raison.
  
  — C’est de la folie ! Je vous répète que c’est une idée stupide qui m’est venue pour embêter ma femme.
  
  Dans son coin, Stevens sténographiait l’entretien.
  
  — Bon, fit Bug. Vous reconnaissez le fait, mais vous n’êtes pas d’accord sur l’interprétation.
  
  — C’est ça.
  
  — Parfait, passons maintenant à l’histoire de Miami. De passage dans cette ville avec votre femme, vous avez remis un paquet assez volumineux à un inconnu. Votre femme vous ayant demandé des explications à ce sujet, vous avez refusé de lui répondre.
  
  Un sourire entrouvrit les lèvres minces de l’astronome.
  
  — Exact, répondit-il. L’inconnu s’appelle Sidney Burden et il habite 763, Hudson Street, à Miami. C’est un cousin d’Eddy Burden, un de mes confrères, que vous trouverez ici au bureau d’études astronomiques. Il est actuellement en chômage à la suite d’un accident et Eddy m’avait demandé de lui porter un paquet contenant entre autres du tabac. Facile à vérifier… Et si je n’ai pas voulu renseigner ma femme, c’est encore pour l’embêter.
  
  Bug décrocha le téléphone.
  
  — Passez-moi les astronomes, demanda-t-il au standard.
  
  Un temps s’écoula, pendant lequel il tint son regard braqué sur Rood.
  
  — Eddy Burden, s’il vous plaît.
  
  Nouvelle attente. Wallace Rood s’agitait sur son siège et la sueur inondait son visage. Il sortit son mouchoir pour s’éponger.
  
  — Eddy Burden ?… Ici Bug Baldwin, le nouveau chef de la Sécurité… Merci… Je voudrais savoir si vous avez un cousin à Miami qui s’appelle Sidney Burden ?… Oui ? Parfait. Non, non, absolument rien. Vous est-il arrivé de confier un paquet pour lui à un de vos confrères ?… Oui ?… Qui ?… Wallace Rood ? Parfait. Longtemps de ça… Et ce paquet contenait quoi ?… Merci, Burden, ce sera tout.
  
  Bug raccrocha alors que l’autre parlait encore, intrigué par toutes ses questions.
  
  — Burden confirme vos déclarations sur ce point. Pouvez-vous me dire à quelle date cela s’est passé ?
  
  — Certainement. J’ai un point de repère excellent : c’était le jour de la disparition d’Elliott Eimer. Nous avons appris ça en rentrant le soir.
  
  — Le deuxième dimanche de mai.
  
  — C’est ça.
  
  — Vous étiez partis de bonne heure, avec votre femme ?
  
  — À huit heures le matin.
  
  Bug tourna la tête, gonfla ses joues et envoya sa gomme dans la corbeille à papiers, avec une remarquable précision. Il tira une tablette neuve de sa poche et déchira l’enveloppe.
  
  — Ce n’est pas tout, reprit-il d’une voix douce.
  
  — Les accusations de votre femme paraissaient suffisamment sérieuses et nous avons perquisitionné chez vous en sa présence.
  
  Wallace Rood eut un haut-le-corps.
  
  — De quel droit ? protesta-t-il.
  
  Bug continua sans répondre :
  
  — Nous avons trouvé dans un tiroir de votre bureau un paquet contenant dix mille dollars en coupures de vingt. J’aimerais que vous m’expliquiez la provenance de tout cet argent.
  
  L’astronome était de nouveau cramoisi.
  
  — Ce sont mes économies.
  
  — Votre femme prétend que vous perdez beaucoup d’argent en jouant aux courses et que vous n’auriez jamais pu mettre autant d’argent de côté.
  
  L’astronome passa son mouchoir sur son crâne chauve.
  
  — Je ne voulais pas que l’on sache que je joue, mais puisque mon aimable épouse a vendu la mèche… J’ai gagné onze mille trois cent quatre vingt dollars en touchant trois reports à Miami, il y a trois semaines. Ce sont des choses qui arrivent. J’avais décidé de mettre ces dix mille dollars de côté. Ma femme n’en savait rien.
  
  — Pouvez-vous le prouver ?
  
  Wallace Rood sortit tranquillement son portefeuille et l’ouvrit.
  
  — Certainement, je ne suis tout de même pas tombé de la dernière pluie et j’ai pensé que la découverte d’une pareille somme en ma possession pourrait me valoir quelques demandes d’explications de la part des services de Sécurité. Je me suis fait délivrer une attestation… La voici.
  
  Bug saisit le papier et l’examina. Il avait l’ail authentique, mais mieux valait vérifier.
  
  — Je le garde, annonça-t-il. Je vous le rendrai après enquête.
  
  — Comme vous voudrez.
  
  Bug se leva.
  
  — Maintenant, passons au plus sérieux…
  
  Il se pencha pour prendre, derrière son fauteuil, le sac qui enveloppait la « chose » et posa le tout sur le bureau pour le déballer. Il prit tout son temps, sous l’œil intrigué de l’astronome qui essayait vainement de prendre un air détaché. La « chose » apparut. Bug, qui surveillait attentivement les réactions du suspect ne put déceler sur sa physionomie aucune surprise, aucune frayeur. Wallace Rood regarda l’objet avec attention, puis questionna, d’un ton parfaitement naturel.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  — C’est une sorte de machine infernale, expliqua Bug. On remplit ça avec trois ou quatre litres d’huile à moteur, on ferme la trappe que vous voyez ici et on fixe ça sous une voiture en arrière du réservoir à essence. Il y a dedans un système assez ingénieux qui fait avancer une tige à crémaillère chaque fois que la voiture prend un virage dans un sens déterminé. Après un certain nombre de virages, il y en a un qui provoque l’ouverture brutale de la trappe, l’huile se répand alors sur le macadam, dans le virage… Et la voiture qui suit dérape et va dans le décor. C’est de cette façon que nos gens qui suivaient Eimer et Evenson ont été… neutralisés.
  
  L’astronome semblait fasciné.
  
  — C’est formidable ! murmura-t-il, Où avez-vous trouvé ça ?
  
  — Dans votre garage, répondit tranquillement Bug.
  
  Wallace Rood ne parut pas saisir immédiatement toute la portée de cette réponse. Puis il devint très pâle et bégaya :
  
  — Dans… Dans… Dans mon garage ?
  
  — Oui, dans votre garage. C’est Stevens, ici présent, qui a mis la main dessus. Nous étions trois témoins autour de lui : Jones, que vous avez vu tout à l’heure, votre femme et moi.
  
  Wallace Rood était blême. Il porta une main à sa gorge.
  
  — C’est une machination ! Quelqu’un veut me perdre…
  
  — Vous feriez mieux de tout avouer, répliqua Bug.
  
  — Mais je suis innocent ! hurla l’astronome en se levant d’un bond. Vous entendez ? Je suis innocent !
  
  
  *
  
  * *
  
  Bug regarda Hubert entrer et dit à voix assez haute pour être entendu des bureaux voisins.
  
  — C’est très gentil d’être venu aussi vite, commandant. J’ai pas mal de petites choses à vous demander en ce qui concerne le mobilier.
  
  Il referma la porte et envoya son poing dans les côtes du visiteur.
  
  — Comment vas-tu, vieille crapule ?
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Assez bien, le métier de garde-mites a ses charmes. Si tu voyais toutes les cochonneries qui sont empilées dans les réserves, c’est ahurissant.
  
  — Je veux bien le croire.
  
  Bug entreprit aussitôt de raconter à Hubert tout ce qui s’était passé depuis que Laura Kerr était entrée la première dans son bureau. Il conclut :
  
  — L’animal ne veut rien savoir au sujet de ce truc à huile. Il affirme ne l’avoir jamais vu. Je l’ai tout de même bouclé parce que l’histoire de la clé est vaseuse. Son explication ne tient pas.
  
  Hubert regardait la chose.
  
  — Moi, fit-il, je ne crois pas aux espions qui font de pareilles conneries. Nous avons affaire à un gars très habile, qui a été capable de faire disparaître trois savants particulièrement bien surveillés sans laisser de traces. Ce ne peut pas être le même qui demande à sa femme la clé du laboratoire de son amant et qui laisse traîner dans son garage un truc aussi compromettant. Ça sent le coup monté. On a voulu te fournir un coupable… Ce qui pourrait signifier que les disparitions sont terminées, qu’il n’y en aura pas d’autres.
  
  Bug mâchonnait sa gomme avec application.
  
  — Et que le but recherché serait atteint ?
  
  — Oui. Les trois disparus étaient ceux sur lesquels on comptait le plus pour mener à bien aussi rapidement que possible le projet « Vanguard ». L’adversaire peut considérer que la mesure est suffisante pour lui permettre d’arriver le premier au but.
  
  — Si tu as raison, répliqua Bug, nous allons avoir du fil à retordre. Le gars va faire le mort.
  
  Hubert lissait sa moustache d’un doigt distrait.
  
  — On peut l’obliger à montrer le bout du nez…
  
  Bug attendit un moment, puis demanda :
  
  — Comment ça ? Tu as une idée ?
  
  — Oui… Dans tout ce que tu m’as raconté, il y a quelque chose de très intéressant : c’est la façon dont les idées venaient à Eaton. Si l’on admet que Eaton a bel et bien disparu dans l’explosion…
  
  — Ce n’est pas certain. M. Smith penche plutôt pour…
  
  — Je sais, coupa Hubert. Mais je ne suis pas du tout d’accord. D’après mes renseignements personnels, les Russes ont une sérieuse avance sur nous en ce qui concerne la réalisation du satellite artificiel…
  
  — Alors ? fit Bug. Je ne vois pas à quoi tout ça peut rimer ?
  
  Hubert enfonça ses mains dans ses poches et s’assit en coin sur le bureau.
  
  — Cela veut dire que les Russes n’ont pas besoin de nous enlever nos savants pour les prendre à leur service. Il leur suffit de les supprimer, purement et simplement…
  
  — Mais, s’ils sont aussi en avance que tu le prétends ?…
  
  — Arriver le premier, n’est pas l’essentiel. L’exclusivité a une grande importance. Tu sais que des gens autorisés estiment que le pays qui pourrait envoyer seulement trois satellites autour de la terre aurait la maîtrise du monde.
  
  — Mais Smith devrait savoir ça !
  
  — Il le sait parfaitement, mais il ne peut pas le dire. Il sait aussi que nos recherches progressent moins vite que prévu. Et elles sont maintenant pratiquement stoppées avec la disparition des trois seuls hommes capables de nous tirer d’affaire. Ce n’est pas plus difficile que ça… J’en reviens à mon idée. Quelqu’un a préparé un piège dans le laboratoire d’Eaton ; il faut obliger celui-ci à y aller. Or, c’est dimanche. En principe, Eaton ne travaille pas. En principe, car si une idée lui vient il va faire comme tous les savants mordus par leur job, il va foncer au labo pour expérimenter. Or, Laura Kerr t’a expliqué que les idées venaient à Eaton d’après un processus nécessitant un choc extérieur, par la vue ou par l’oreille. On peut supposer, comme tu l’as fait, que le responsable, tenant à ce que l’affaire se passât ce soir-là a provoqué d’une façon quelconque le jaillissement de l’idée qui devait précipiter Eaton vers le labo. C’est une supposition tout à fait vraisemblable.
  
  — Certainement. Et Laura Kerr m’a dit que la dernière personne avec qui elle avait vu Eaton parler était précisément Wallace Rood…
  
  — Cela ne signifie pas que Rood soit réellement la dernière personne ayant adressé la parole à Eaton. Miss Kerr n’a pas vu sortir Eaton aussitôt après avoir parlé à Rood ?
  
  — Non, elle ne l’a pas vu sortir.
  
  — Eh bien, voilà mon idée, reprit Hubert. Je suis venu te voir pour des questions de mobilier, mais j’ai entendu une conversation téléphonique entre toi et le Pacha. Pas très discret, je vais murmurant partout que tu ne crois pas à la culpabilité de Rood et que tu comptes beaucoup sur Miss Kerr qui essaie en ce moment de se rappeler avec qui Eaton parlait, juste avant de sortir pour se rendre à son labo… Tu vois le topo ?
  
  — Je crois que, si tu as raison, Miss Kerr va courir un gros risque.
  
  — Et alors ? Tu n’as qu’à prendre tes dispositions pour la protéger et pour cueillir en même temps le quidam qui peut essayer de lui faire un mauvais sort… Ceci dans le cas, bien sûr, où le stratagème fonctionnera, ce qui n’est pas certain du tout.
  
  — On peut toujours essayer.
  
  — Hein ? Qu’est-ce qu’on risque ?
  
  — Nous, personnellement, rien.
  
  — Miss Kerr fera une chèvre excellente. Elle a le physique de l’emploi.
  
  — Ne sois pas cruel.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Il y a une autre fille qui m’intéresse beaucoup, c’est Mrs Rood, notre pythonisse-maison.
  
  — Elle a certains charmes, reconnut Bug dont l’œil se fit rêveur.
  
  — Beaucoup à mes yeux, et pas seulement physiques… Je vais m’en occuper, sérieusement… Salut, vieux frère.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert sortait de son bungalow, un peu après deux heures, lorsqu’il fut abordé par un jeune homme blond, portant lunettes, vêtu d’un pantalon de toile bleue et d’une marinière ornée de magnifiques étoiles peintes.
  
  — Vous êtes le nouvel officier chargé du logement ? questionna le jeune homme.
  
  — Oui.
  
  — Je suis Eddy Burden. Je voulais vous voir au sujet d’un tapis qui se trouve dans le living-room de mon pavillon. Il aurait besoin d’être remplacé.
  
  — J’irai voir ça, promit Hubert. Quand voulez-vous ?
  
  — C’est à deux pas… Si vous pouviez maintenant, ce serait chose faite…
  
  Hubert accepta.
  
  — À quel service appartenez-vous ? questionna-t-il.
  
  — Je suis astronome. Hubert lui emboîta le pas.
  
  — Vous savez qu’un de vos confrères a été arrêté ce matin ?
  
  Burden soupira.
  
  — C’est incroyable ! Rood est un peu bizarre, quelquefois, mais au fond, c’est un chic type.
  
  Hubert baissa la voix.
  
  — Vous savez, dit-il ne le répétez pas, mais le chef de la Sécurité n’est pas du tout convaincu de sa culpabilité. J’ai entendu une communication téléphonique, tout à fait par hasard. Il paraît que ce serait Miss Kerr, une chimiste, qui détiendrait la clé du mystère. Elle essaierait de se rappeler avec qui elle a vu Eaton parler juste avant de sortir pour gagner son labo. Paraît que ce serait très important…
  
  Ils passèrent devant le bungalow des Rood et aperçurent Mabel assise dans le living-room en train de lire un journal.
  
  — C’est dommage qu’ils ne s’entendent pas, reprit Burden. J’ai bien connu Mabel autrefois… Le mariage ne lui a pas réussi.
  
  — Vous l’avez connue ?
  
  — Nos parents habitaient le même village, au sud de Maçon, en Géorgie.
  
  — Oh ! fit Hubert. C’est une « Georgia’s Peach ! »(2)
  
  — Oui. Ses parents avaient une très belle propriété entourée d’une clôture blanche, avec des milliers de pêchers. Il y avait un grand cèdre du Liban, dans la cour ; ils en étaient très fiers.
  
  — La maison était jolie ? questionna Hubert qui venait d’avoir une idée.
  
  — C’était une belle maison coloniale, aux murs recouverts de vigne vierge.
  
  — Vous avez joué ensemble, avec Mabel Rood ?
  
  — Non, elle est plus âgée que moi. J’étais encore au collège quand elle s’est engagée dans la Croix-Rouge, au début de la guerre.
  
  — Elle a été en Europe ?
  
  — Je crois, oui. Elle était ambulancière, paraît-il.
  
  Ils entrèrent dans la maison de Burden. Son tapis avait vraiment besoin d’un remplaçant. Hubert lui promit de faire le nécessaire et s’en alla. Quelques minutes plus tard, il sonna à la porte des Rood. Mabel vint lui ouvrir.
  
  — Vous êtes Miss Kerr ? demanda-t-il avec un large sourire.
  
  — Non, répliqua-t-elle avec humeur. Miss Kerr, c’est trois maisons plus loin.
  
  — Excusez-moi, dit Hubert. Je suis John Pike, le nouvel officier administratif chargé du logement. Si vous n’êtes pas satisfaite de votre mobilier, ou si vous avez des réparations à faire, n’hésitez pas à m’appeler.
  
  Elle s’épanouit brusquement.
  
  — Très heureuse de vous connaître, commandant Pike ! Je suis Mabel Rood. Voulez-vous entrer un moment ? Vous boirez bien quelque chose.
  
  Il sourit.
  
  — Ma foi, je ne vais pas refuser de passer un moment avec vous… Vous êtes sûrement la plus jolie femme de Patrick !
  
  Elle le fit entrer, referma la porte.
  
  — Vous n’êtes pas arrivé depuis assez longtemps pour le savoir. Vous n’avez certainement pas encore vu toutes les femmes de la Base.
  
  — Je n’ai plus envie d’en voir aucune, répliqua-t-il en la dévorant des yeux.
  
  Elle le fit asseoir, mit des verres sur une petite table, alla chercher de la bière dans le frigidaire.
  
  — Sous quel signe êtes-vous né ? questionna-t-elle en revenant.
  
  — Bélier, répondit-il. Premier décan.
  
  — Bélier, répéta-t-elle en le considérant avec beaucoup d’intérêt. J’aime beaucoup les Béliers. Vous connaissez votre horoscope ?
  
  — Non, avoua-t-il.
  
  Elle prit sur un meuble une revue spécialisée et la feuilleta…
  
  — Vendredi 13 juillet, lut-elle. Un coup de chance vous fera rencontrer la personne désirée, c’est le moment d’exprimer vos sentiments… Gains possibles dans une spéculation.
  
  Hubert s’épanouit.
  
  — C’est prodigieux ! s’exclama-t-il. C’était écrit !
  
  Elle le considéra avec étonnement.
  
  — Qu’est-ce qui était écrit ?
  
  — Mais… notre rencontre ! La personne que je désire, c’est vous. Et je vous le déclare !
  
  — Hé là ! fit-elle en refermant le magazine. Vous allez un peu vite, non ?
  
  — Pourquoi ? Vous ne trouvez pas ça extraordinaire ? Je me trompe de porte, je vous vois, c’est le coup de foudre, et vous me lisez ça ! Excusez-moi, je n’ai pas bien entendu votre nom.
  
  — Mabel Rood, répondit-elle un peu sèchement en s’asseyant.
  
  Il resta un instant bouche bée, avec une mimique imitée du parfait gaffeur.
  
  — Oh ! fit-il enfin. C’est vous dont le mari…
  
  — Oui, c’est moi. Mais ne vous croyez pas obligé de me présenter vos condoléances.
  
  Il eut un mouvement de sympathie.
  
  — Je crois que vous n’avez pas à vous inquiéter outre mesure, dit-il. Tout à l’heure, au service de Sécurité, j’ai entendu une conversation téléphonique… Ils ne croient pas à la culpabilité de votre mari… Ils comptent beaucoup, je crois, sur Miss Kerr qui essaie actuellement de se rappeler certaines choses, notamment avec qui elle a vu parler Eaton avant que celui-ci ne parte rejoindre son laboratoire…
  
  La jeune femme haussa les épaules.
  
  — Ils vont encore chercher midi à quatorze heures… En ce qui me concerne, je ne vous cache pas que mon époux me semble tout à fait à sa place en prison. D’ailleurs, le 13 lui a toujours porté malheur… Alors que, pour moi, c’est exactement le contraire.
  
  Hubert la gratifia d’un regard lourd de sous-entendus.
  
  — Je crois que le 13 me porte aussi bonheur. J’en suis même convaincu depuis quelques minutes.
  
  Elle sourit, détendue.
  
  — Vous avez de la suite dans les idées !
  
  — Beaucoup. Vous n’avez pas fini de le constater. Je suis sûr que je vais rêver de vous la nuit prochaine.
  
  — Vous rêvez souvent ?
  
  — Toutes les nuits.
  
  — Et vous vous rappelez vos rêves ?
  
  — Presque toujours.
  
  Elle mordait à l’hameçon.
  
  — Je suis très passionnée par l’interprétation des rêves, dit-elle.
  
  — Je peux vous raconter celui de la nuit dernière, répliqua-t-il. Il est assez étrange d’ailleurs… J’avais fait un très long voyage, je ne sais pas par quel moyen, mais j’étais très fatigué et je me trouvais devant l’entrée d’une grande propriété qui contenait des milliers de pêchers en fleurs. Cette propriété était entourée d’une palissade blanche et il y avait une pancarte indiquant son nom… Voyons… Je ne m’en souviens plus, ça me reviendra peut-être…
  
  Il regardait Mabel Rood avec attention. Celle-ci s’était figée et retenait visiblement son souffle.
  
  — Je me suis engagé dans le chemin, continua-t-il, et je suis bientôt arrivé dans une cour où se dressait un gigantesque cèdre du Liban…
  
  Elle eut un léger sursaut, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la referma et fit signe à Hubert de poursuivre.
  
  — Derrière le cèdre était une jolie maison de style colonial aux murs couverts de vigne vierge. Je me suis arrêté dans l’ombre du grand cèdre et, d’un seul coup, ce fut la nuit. Je voulus m’en aller mais mes pieds étaient rivés au sol comme par un charme. Pourtant, je n’étais pas inquiet. Je n’avais pas l’impression de courir le moindre danger. Puis, brusquement, une grande et belle jeune femme vêtue en infirmière se trouva tout près de moi. Je ne l’avais pas vue venir. Elle me dit : « Je vous attendais. Vous avez mis bien du temps à venir », et elle m’ouvrit ses bras… C’est à ce moment-là que je me suis réveillé et mon cœur battait à grands coups. Qu’est-ce que vous en pensez ?
  
  Elle était, de façon visible, extrêmement troublée et il lui fallut du temps pour répondre.
  
  — Je ne sais, dit-elle enfin. C’est vraiment un rêve très extraordinaire… Vous rappelez-vous le nom de la propriété ?
  
  Il fit semblant de chercher.
  
  — Euh… Non, je n’arrive pas à m’en souvenir…
  
  Elle demanda d’une voix qui tremblait légèrement :
  
  — N’était-ce pas Big Cedar, ou quelque chose de ce genre ?
  
  Il craignit qu’elle ne lui tendît un piège, mais il lui suffit de la regarder…
  
  — C’est ça !… Oui, je crois bien que c’était Big Cedar.
  
  — Comme c’est étrange, murmura-t-elle.
  
  Elle se leva, très agitée.
  
  — Revenez me voir, dit-elle, cela me fera plaisir. Il faut que je réfléchisse à votre rêve…
  
  Il vida le verre de bière qu’elle lui avait servi et se mit debout.
  
  — Je vous remercie de votre accueil, Mrs Rood.
  
  Elle lança spontanément !
  
  — Appelez-moi Mabel, je vous en prie…
  
  — Okay ! Mabel. Comptez sur moi pour revenir. Peut-être trouverez-vous bientôt que vous me voyez trop souvent !
  
  Il se mit à rire.
  
  — Je ne le pense pas, Johnny.
  
  Elle le reconduisit jusqu’à la porte, lui tendit la main et la lui laissa plus longtemps qu’il n’aurait convenu.
  
  — Je suis très heureuse de vous avoir connu, Johnny.
  
  — Pas tant que moi, Mabel. Je me souviendrai de ce vendredi 13…
  
  — Partez, dit-elle brusquement. Des gens nous observent.
  
  Il tourna les talons et s’en alla en sifflotant. Arrivé sur le trottoir, il se retourna, mais elle était déjà rentrée. Il prit la direction de son bureau, espérant rencontrer d’autres personnes à qui il pourrait raconter sa petite histoire…
  
  Quant à Mabel Rood, elle avait donné tête baissée dans le panneau. Il y avait peu de chance qu’elle apprît comment Hubert avait eu les détails de son « rêve ». Elle y croyait déjà dur comme fer, comme à un signe du destin… Avant vingt-quatre heures, la « Pêche de Géorgie » serait mûre et bonne à cueillir.
  
  Une petite femme ronde, au visage sympathique, l’arrêta au coin d’une rue.
  
  — On m’a dit que vous étiez le nouvel officier chargé du logement ?
  
  — Exact, madame. À votre service.
  
  — Nous avons des ennuis avec l’électricité, reprit-elle. Les plombs sautent sans arrêt.
  
  — Je vais vous envoyer l’électricien, madame. Où habitez vous ?
  
  — Dans la 4e rue, au 24. Il nota sur son carnet.
  
  — N’êtes-vous pas voisins des Rood ?
  
  — Oh ! non… Les Rood n’habitent pas par là… Est-ce vrai qu’il a été arrêté ?
  
  — Oui, répliqua Hubert d’un ton détaché. Mais le chef de la Sécurité ne croit pas à sa culpabilité. Il attend beaucoup plus, je crois, de Miss Kerr qui…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Laura Kerr posa soudain le gros bouquin de chimie qu’elle était en train de consulter et se leva pour allumer toutes les lumières du living-room.
  
  Il avait fait très chaud toute la journée, et maintenant que la nuit était tombée, l’orage menaçait. Le ciel s’était couvert et de sourds grondements ébranlaient les lointains.
  
  Laura reprit sa place dans le fauteuil. Elle était nerveuse, oppressée et, pour la première fois, ne se sentait pas en sécurité dans le grand bungalow qu’elle habitait seule. Elle se replongea dans le bouquin de chimie, mais son esprit avait du mal à se concentrer. Le moindre craquement, le moindre souffle d’air dans le jardin la faisaient sursauter.
  
  Elle alluma une cigarette, faillit se brûler les doigts, reposa de nouveau son livre et se releva pour aller fermer la fenêtre et baisser le volet roulant. Le lampadaire qui éclairait habituellement la rue devant la maison était en panne, ampoule grillée, probablement, et il en résultait une zone d’ombre inquiétante. Laura tira les rideaux après avoir baissé le volet au moyen de la manivelle intérieure. Puis elle décida de faire le tour des portes et fenêtres en se donnant comme prétexte la menace de l’orage.
  
  Elle allumait tout devant elle, l’obscurité lui faisant peur, et vérifiait chaque fermeture avec soin. Un bruit insolite, dans sa chambre, la fit soudain s’immobiliser, le souffle coupé, le cœur battant la chamade.
  
  Puis elle se raisonna. Si elle commençait à s’effrayer à chaque craquement, elle n’en sortirait pas. Les bungalows de la Base, tous construits avec des éléments préfabriqués, travaillaient à chaque changement de température et se montraient particulièrement bruyants les jours de grand vent.
  
  Elle regagna le living-room et se réinstalla avec son livre dans le fauteuil. Ce fut à la page suivante qu’elle trouva ce qu’elle cherchait.
  
  Elle y réfléchit longuement, effectua quelques calculs. Oui, ce devait être ça. Très excitée soudain, ayant oublié l’angoisse qui la tenaillait quelques instants plus tôt, elle bondit au téléphone, demanda le Service de la Sécurité.
  
  — Je voudrais parler au colonel Baldwin, dit-elle.
  
  — De la part de qui ?
  
  — Miss Laura Kerr.
  
  — Un instant, Miss, je vais voir si on peut le joindre…
  
  Il était presque dix heures et il y avait peu de chances que Baldwin fût encore à son bureau, mais le standardiste savait certainement où le joindre. Et, quand il saurait qui l’appelait, il accepterait tout de suite la communication. L’attente fut très courte. Un déclic et la voix chuintante de Bug résonna dans l’écouteur :
  
  — Bonsoir, Miss Kerr. Quoi de nouveau ?
  
  — Je suis navrée de vous déranger à une heure aussi tardive…
  
  — Pas du tout. J’ai l’intention de travailler assez tard. Il faut que je me mette au courant de pas mal de choses, vous savez…
  
  — J’ai trouvé quel est le produit dont la combinaison avec le carburant solide déjà préparé pouvait provoquer une explosion aussi violente que celle qui s’est produite dans le laboratoire de Philip. Il s’agit d’un nouvel acide synthétique qui acquiert une virulence extraordinaire au contact de l’air.
  
  — Ça s’appelle comment ?
  
  — K-13, c’est un nom de code. La formule en est gardée secrète. Je sais que nous en avons ici et, si vous le voulez, je peux faire une expérience demain dans mon laboratoire avec des quantités infinitésimales qui me permettront tout de même d’effectuer des mesures…
  
  — Très volontiers, si cela est nécessaire pour être fixé. Mais ne prenez aucun risque…
  
  Il voulait lui dire de n’en parler à personne, mais se retint pour ne pas contrecarrer les plans de Hubert qui avait décidé de se servir de Miss Kerr comme de la chèvre qui attire le fauve sous le feu du chasseur.
  
  — N’ayez aucune crainte, répondit-elle.
  
  Ils se souhaitèrent mutuellement une bonne nuit et raccrochèrent. Un roulement de tonnerre fit vibrer les fenêtres du living-room. Laura Kerr sentit ses frayeurs revenir.
  
  
  *
  
  * *
  
  Stevens se tenait dissimulé dans un bouquet de lauriers-roses, dans le jardin de la maison qui se trouvait exactement en face de celle de Miss Kerr, de l’autre côté de la rue. De cet endroit, il pouvait surveiller toute la façade et le côté gauche du bungalow habité par la jeune femme. Jones devait se trouver quelque part, dans un endroit d’où il pouvait garder le derrière et le flanc droit du pavillon.
  
  Stevens se demandait bien pourquoi le nouveau chef leur faisait surveiller Laura Kerr. La soupçonnait-il d’avoir joué un rôle dans la disparition de Philip Eaton, dont elle était la subordonnée ? Ou bien pensait-il qu’elle était à son tour susceptible de se volatiliser ?
  
  Stevens savait que deux autres agents du Service devaient venir les relever à minuit, mais il n’en était pas moins de mauvaise humeur. D’autant plus que, à son avis, l’orage n’allait pas tarder à éclater et qu’il avait oublié de se munir d’un imperméable…
  
  Un pas se fit entendre. Stevens devint parfaitement immobile. Ses yeux fouillèrent l’obscurité. Un homme, un officier qu’il ne reconnut pas, passa sur le trottoir, marchant rapidement…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert vit de la lumière dans le living-room, sauta par-dessus le portillon, traversa le jardinet et sonna à la porte. Il attendit une dizaine de secondes, puis une voix demanda de l’autre côté du battant :
  
  — Qui est là ?
  
  — John Pike.
  
  Elle ouvrit aussitôt, après avoir éteint dans le vestibule.
  
  — Je n’ai même pas de prétexte, reprit-il.
  
  J’avais simplement une irrésistible envie de vous voir.
  
  — Entrez.
  
  Il franchit le seuil. Elle referma la porte, puis alluma. Elle était en peignoir, un léger peignoir de soie blanche à fleurs de couleurs vives qui collait à ses formes orgueilleuses.
  
  — J’espère que personne ne vous a vu. Ma réputation serait compromise…
  
  Hubert pensa qu’elle l’était déjà bougrement, mais se garda bien de le dire. Il suivit la jeune femme dans living-room.
  
  — Pourquoi êtes vous venu ? demanda-t-elle en se retournant vers lui.
  
  — Je vous l’ai dit… Je ne pouvais pas résister… Vous devriez nous tirer les cartes, vous y trouverez sûrement que nous devions nous rencontrer aujourd’hui et que nous sommes faits l’un pour l’autre.
  
  Elle se laissa tomber sur un sofa et regarda le sol.
  
  — Inutile, répondit-elle. Il y a des signes qui ne peuvent tromper… Vous êtes arrivé ici ce matin, vous ne m’aviez jamais vue et je ne vous avais jamais vu… Mais votre rêve de la nuit dernière… Les milliers de pêchers entourés de palissades blanches, le grand cèdre dans la cour et la maison coloniale aux murs couverts de vigne vierge… C’est la maison de mes parents, là où j’ai passé toute mon enfance et toute ma jeunesse…
  
  Il feignit une grande stupéfaction.
  
  — Non !… Ce n’est pas possible !
  
  Elle paraissait à la fois heureuse et accablée. Il vint s’asseoir auprès d’elle, à la toucher.
  
  — Et la propriété s’appelle Big Cedar, c’est extraordinaire !
  
  Elle se laissa brusquement aller contre lui. Il la prit dans ses bras.
  
  — Oh ! mon chéri… On ne peut pas lutter contre le destin… On ne peut pas… Je n’ai pas cessé de penser à vous depuis que vous êtes venu ce matin… C’était une véritable obsession… Une obsession.
  
  Il lui prit le menton entre le pouce et l’index de sa main droite et l’obligea à lever son visage vers lui.
  
  — Il ne faut pas résister, murmura-t-il. Pas perdre un seul instant…
  
  Il l’embrassa sur la bouche et elle lui rendit son baiser avec passion. Il se mit à la caresser, sentit qu’elle était nue sous le léger peignoir, dénoua la ceinture, entrouvrit le vêtement…
  
  La « Pêche de Géorgie » était mûre, tout à fait à point, et Hubert, qui venait de la cueillir, s’apprêtait à s’en délecter.
  
  Sans le moindre scrupule.
  
  
  *
  
  * *
  
  Laura Kerr était dans sa chambre. Elle termina de se déshabiller et passa dans la salle de bains. L’atmosphère était étouffante, mais la peur inexplicable qui l’habitait lui interdisait d’ouvrir les fenêtres.
  
  Elle ouvrit les robinets de la baignoire et régla la température de l’eau. C’était une habitude pour elle de prendre un bain chaque soir. Cela l’aidait à dormir.
  
  Elle se démaquilla devant le miroir du lavabo. Eue avait un corps frêle d’adolescente, avec des seins minuscules à peine formés, un corps qui n’avait jamais connu l’amour et qu’aucun désir n’avait encore troublé.
  
  Elle se brossa les dents. La baignoire était pleine, elle ferma les robinets et se glissa dans l’eau très chaude.
  
  Il ne s’était pas écoulé une minute depuis qu’elle était dans le bain lorsque l’électricité s’éteignit. Elle faillit crier de frayeur, puis se raisonna. Une panne de courant était toujours possible et le mieux qu’elle avait à faire était de rester bien sagement dans l’eau jusqu’à ce que la lumière survînt…
  
  Quelque chose tomba dans la pièce voisine et roula sur le sol. Laura Kerr poussa un léger cri et porta une main à sa bouche. Quelques secondes interminables s’écoulèrent… Silence complet. Elle essaya de se persuader qu’un objet posé en équilibre instable sur le coin d’un meuble…
  
  Un bruit feutré, comme le frottement d’une étoffe sur du bois… Sur le bois de la porte. Cette fois, elle eut la certitude qu’un danger la menaçait réellement. Quelqu’un se trouvait là, venant de la chambre, quelqu’un qui avait dû s’introduire chez elle avant qu’elle n’y rentrât elle-même, et s’y tenir caché pendant ce temps…
  
  Une peur atroce lui tordit l’estomac. Elle aurait voulu crier, mais ne pouvait pas. Il lui semblait qu’un charme maléfique la paralysait et, malgré la chaleur de l’eau qui la baignait, elle eut soudain très froid.
  
  L’inconnu approchait, pas à pas, sans se presser, certain qu’elle ne pouvait lui échapper. Elle ne le voyait pas, mais toutes ses facultés de perception lui paraissaient décuplées et elle aurait pût dire très exactement où il se trouvait. Elle réussit à dire :
  
  — Que voulez-vous ?
  
  Une sorte de rire étouffé, à peine audible, lui parvint en réponse. Alors, elle fut prise de panique et voulut sortir de la baignoire, essayer de fuir. Ses pieds glissèrent dans le fond de la baignoire alors qu’elle était déjà presque debout. Elle tomba brutalement en arrière. Sa tête porta sur le rebord. Elle cria et sentit qu’elle allait s’évanouir…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Hubert entra dans le bureau de Bug.
  
  — Hello ! fit-il. J’ai un arrangement à vous proposer pour les meubles.
  
  Bug mâchait nerveusement sa gomme.
  
  — Pas le moment, mon vieux. J’ai autre chose à faire.
  
  Hubert le regarda avec un sourire moqueur.
  
  — Okay ! je repasserai un de ces jours.
  
  Bug l’arrêta d’un geste alors qu’il se disposait à tourner les talons.
  
  — Un instant ! Il faut tout de même qu’on règle ça.
  
  Sur un geste de lui, le secrétaire qui se trouvait là quitta la pièce. Hubert referma soigneusement la porte et se rapprocha de Bug.
  
  — Alors ? questionna-t-il. Il semble que mon truc ait trop bien réussi ?
  
  Bug haussa les épaules avec mauvaise humeur.
  
  — Je n’en sais rien, répliqua-t-il. D’après Randall, le toubib, cela peut être un accident.
  
  Elle a pu glisser dans sa baignoire, s’assommer sur le rebord et se noyer sans avoir repris connaissance. Il n’y a aucun signe d’une intervention étrangère et les gars que j’avais postés autour n’ont vu personne entrer ni sortir…
  
  Hubert fit la moue.
  
  — Cela ne prouve rien. Combien étaient-ils ?
  
  — Deux, mais placés de façon à pouvoir surveiller chacun deux côtés de la maison.
  
  — Je suppose qu’ils ne s’étaient pas mis dans le jardin même ?
  
  — Non. L’un était de l’autre côté de la rue, et le second dans un jardin voisin. Il ne pouvaient se mettre trop près, à cause de la lune.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Le ciel à été couvert toute la nuit. Avec cet orage, il faisait aussi noir que dans un four, entre les éclairs… Place deux types autour de chez toi dans les mêmes conditions et je me fais fort d’y entrer et d’en ressortir sans attirer leur attention…
  
  Bug cracha sa gomme vers la corbeille à papier et rata son objectif. Il jura entre ses dents, puis répondit à Hubert.
  
  — Toi, bien sûr…
  
  — Pourquoi ? s’étonna Hubert. Les « autres » ont aussi des écoles d’espionnage, depuis plus longtemps que nous et au moins aussi bonnes que les nôtres.
  
  Hubert marcha vers la fenêtre. De l’autre côté de la rue, des ouvriers réparaient le toit d’un bâtiment qui avait souffert de l’orage. Il était près de midi et le soleil tapait dur. Plus un nuage dans le ciel. Une légère buée montait encore de la terre trempée, avec une odeur très particulière et pas désagréable.
  
  — Elle m’avait téléphoné vers dix heures hier soir, reprit Bug, d’une voix assourdie. Elle venait de trouver quel produit chimique pouvait donner une explosion aussi puissante que celle du laboratoire Eaton, en combinaison avec le carburant solide destiné à la troisième fusée. Elle devait faire aujourd’hui une expérience de vérification.
  
  — Si elle a été tuée, ce n’est pas pour ça. D’autres chimistes peuvent trouver la même chose.
  
  Bug se mit à décortiquer une nouvelle tablette de chewing-gum.
  
  — Le médecin croit à un accident et rien ne peut permettre de le contredire… Rien, sauf un tout petit détail…
  
  Hubert se retourna pour le regarder.
  
  — Accouche ! dit-il.
  
  — Les deux gars qui étaient de faction de neuf heures à minuit, Stevens et Jones, ont mentionné chacun dans leurs rapports respectifs que, vers dix heures, Miss Kerr avait fait le tour de son bungalow, allumant partout et fermant soigneusement portes et fenêtres. Jones, qui se trouvait à moins de dix mètres de la porte de la cuisine qui donne dans le jardin derrière la maison, est formel sur un point : elle a bien fermé cette porte à clé ; il a entendu la clé tourner dans la serrure. Or, ce matin, cette porte s’est ouverte lorsqu’on a simplement tourné la poignée. La clé était dans la serrure, à l’intérieur.
  
  — C’est simple, dit Hubert. L’assassin est sorti par là et il n’a pas refermé la porte parce qu’il a pensé que la disparition de la clé paraîtrait moins naturelle qu’une porte mal fermée.
  
  — S’il n’y avait pas ça, grogna Bug, je croirais moi aussi à l’accident. Nous avons fait une reconstitution. Tout colle parfaitement. Le traumatisme derrière la tête a pu être produit par un contact brutal avec le rebord de la baignoire.
  
  — La lumière était allumée ?
  
  — Oui, dans la chambre et dans la salle de bains.
  
  — As-tu fait rechercher les traces dans le jardin ?
  
  — S’il y en a eu, la pluie diluvienne qui est tombée entre quatre et cinq a tout effacé.
  
  — Conclusion officielle ? demanda Hubert.
  
  — Accident, bien entendu. Wallace Rood restera en prison.
  
  Hubert se gratta pensivement la nuque.
  
  — Si quelqu’un s’est arrangé pour lui coller les premières affaires sur le dos, ce quelqu’un a pris cette nuit toutes les précautions qu’il fallait pour que la mort de Miss Kerr ne le tire pas du guêpier.
  
  Bug fit sa bouche en cul de poule.
  
  — Je me demande si sa femme…
  
  Hubert répliqua d’un ton parfaitement neutre :
  
  — Ce que je peux te dire, c’est que Mabel Rood a un alibi absolument inattaquable pour cette nuit, entre dix heures hier soir et six heures ce matin.
  
  Bug resta un instant sans voix, puis s’exclama.
  
  — Mais, c’est une vraie Marie-couche-toi-là, cette fille !
  
  — Non, protesta Hubert, mais elle croit aux signes du destin.
  
  Et il raconta comment il s’y était pris pour cueillir la « Georgia’s Peach » en un temps record. Bug ne put s’empêcher de rire.
  
  — Tu es un beau salaud, Hube !
  
  Puis, brusquement, il cessa de rire.
  
  — Hé !… Est-ce que ce gars ne t’a pas dit qu’elle avait été ambulancière pendant la guerre ?
  
  — Oui, il m’a bien dit ça.
  
  — Bon sang ! Pourquoi alors m’a-t-elle raconté qu’elle avait eu un accident la première fois qu’elle avait essayé de prendre un volant et que ça l’avait dégoûtée pour toujours ? Hein ?
  
  Hubert fit un geste d’ignorance.
  
  — Tu sais, les femmes mentent si facilement !
  
  Bug prit un crayon rouge sur son bureau et inscrivit quelque chose sur un bloc.
  
  — Va falloir que je vérifie ça.
  
  Le téléphone sonna. Bug décrocha de la main gauche.
  
  — Allô ! j’écoute.
  
  — Je vous passe Miss Adams, annonça le standardiste.
  
  — Okay !
  
  Un déclic. La voix harmonieuse de Katherine Adams se fit entendre.
  
  — Colonel Baldwin ?
  
  — Lui-même. Bonjour, Miss Adams.
  
  — Bonjour, colonel. Je vous téléphone au sujet de Laura Kerr. Enfin…, j’ai entendu dire que vous espériez qu’elle aurait pu vous indiquer qui se trouvait avec Philip Eaton avant que celui-ci ne quitte la réception pour se rendre à son laboratoire…
  
  Bug fit signe à Hubert de prendre l’écouteur.
  
  — C’est exact, Miss Adams. Malheureusement…
  
  — Je peux vous donner ce renseignement, reprit la jeune femme. J’étais avec Philip Eaton quand il a pris la décision de s’en aller…
  
  Bug fit passer son chewing-gum de droite à gauche.
  
  — Vous étiez seule avec lui ?
  
  — Non. Nous formions un petit groupe avec Burden, Rood et Hamilton.
  
  — Un instant, je voudrais inscrire ces noms. Voulez-vous répéter, s’il vous plaît ?
  
  Il prit un crayon et se prépara à noter. Elle reprit :
  
  — Eddy Burden, un astronome… Wallace Rood, que vous connaissez… Et Caleb Hamilton, un physicien…
  
  — Personne d’autre ?
  
  — Non.
  
  — De quelle façon Philip Eaton a-t-il pris congé de vous ?
  
  — Très naturellement. Il nous a dit : « Excusez-moi, il faut que j’aille faire un tour jusqu’à ma cloche à fromage ». C’était ainsi qu’il appelait son laboratoire, en raison de sa forme…
  
  — Vous rappelez-vous de quoi vous parliez ?
  
  — Oui, très bien. Nous parlions automobile. Hamilton venait d’acheter une Ford « Thunderbird » et il avait échappé la veille à un très grave accident. À 180 à l’heure, un de ses pneus s’était déjanté. Rood lui expliquait que les pneus « Tubeless » n’étaient pas capables de résister aux grandes vitesses, et lui conseillait de monter d’autres enveloppes sur sa voiture s’il voulait exploiter ses possibilités au maximum. Ils se sont mis alors à discuter sur les pneus sans chambre à air et je crois qu’ils n’étaient pas tout à fait d’accord…
  
  — Vous ne pourriez pas vous rappeler mot à mot ce qui a été dit ?
  
  — Non, certainement pas. Cette histoire ne m’intéressait que médiocrement et j’écoutais d’une oreille plutôt distraite.
  
  — Eh bien, je vous remercie tout de même, Miss Adams. Si vous vous rappelez autre chose, faites-le-moi savoir.
  
  — Entendu, colonel. À bientôt.
  
  Raccroché. Les deux hommes en firent autant avec un bel ensemble.
  
  — Jolie voix, apprécia Hubert. Qui est-ce ?
  
  — Katherine Adams, chargée de presse, bras droit du Pacha.
  
  — Vu.
  
  — C’est intéressant, ce qu’elle raconte. Et ce sacré Rood est toujours dans le coup. Pas moyen de s’en débarrasser.
  
  — Cela ne signifie absolument rien. Eaton pouvait ruminer son idée depuis un bon moment déjà…
  
  — Évidemment. Nous nageons.
  
  — J’ai revu soigneusement tout le dossier, ce matin, dit Hubert. Et il y a quelque chose qui me chiffonne et que personne, apparemment, n’a cherché à élucider…
  
  Bug le regarda avec attention.
  
  — Quoi ?
  
  — Lorsque les Eimer ont quitté le camp, vers dix heures du matin, le dimanche 13 mai, ils avaient annoncé leur intention de descendre vers le sud le long du littoral et de s’arrêter vers midi dans un endroit tranquille au bord de l’Océan, pour pique-niquer.
  
  — Oui ?
  
  — La machine infernale à répandre l’huile avait été montée sous leur voiture. On espérait donc que cette machine pourrait fonctionner…
  
  — Elle a fonctionné.
  
  Hubert sourit.
  
  — Elle a fonctionné uniquement parce que, à un certain moment, Nancy Eimer a quitté la route du littoral pour s’engager sur une route secondaire très accidentée qui s’enfonçait vers l’intérieur des terres. Si elle avait suivi l’itinéraire prévu, absolument rectiligne, l’engin ne se serait pas déclenché.
  
  Bug fronça les sourcils.
  
  — Elle a expliqué pourquoi elle a fait ça. Elle voulait semer les gars de la Sécurité afin de pouvoir passer une journée absolument tranquille avec son mari, sans se sentir constamment observés. À ce moment-là, c’était assez courant. Tu peux interroger les gars du service. Plus de la moitié des « V.I.P. » essayait de les semer à chaque sortie. C’était le sport favori des Scientifiques.
  
  Hubert enfonça ses mains dans les poches de son pantalon.
  
  — Pour Evenson, ils lui ont imposé un itinéraire en lui donnant Sarasota comme but. Ils ne pouvaient pas faire de même avec les Eimer, mais ils pouvaient tout de même leur « suggérer » une route, sous un prétexte quelconque…
  
  — Je vois ce que tu veux dire. Attends, je dois avoir le numéro de téléphone de Nancy Eimer. Elle est à Miami, chez des parents…
  
  Il chercha dans un dossier, trouva et demanda la communication au standard.
  
  — En parlant d’Eimer, dit-il à Hubert, c’est Randall, le médecin-chef, qui l’a obligé à sortir ce dimanche-là, Eimer n’avait pas pris un seul jour de détente depuis des semaines.
  
  — Arrête-le, suggéra Hubert en riant.
  
  — Ce n’est pas une preuve suffisante. Randall et eux en ont probablement parlé pendant plusieurs jours et en présence d’autres personnes…
  
  La sonnerie du téléphone l’interrompit. Il décrocha.
  
  — Allô !
  
  — Vous avez Miami.
  
  Quelques secondes plus tard, il parlait avec Nancy Eimer. Hubert avait pris l’écouteur.
  
  — Navré de vous déranger, Mrs Eimer. Ici Baldwin, le remplaçant du colonel Mac Kenna, à Patrick. Nous venons de découvrir une lacune dans le dossier… La route secondaire que vous avez prise avec l’espoir de semer la voiture du service de Sécurité, est-ce que vous l’avez prise tout à fait par hasard ?
  
  — Heu… Je crois, oui. Pourquoi me demandez-vous ça ?
  
  — Réfléchissez bien, Mrs Eimer, c’est très important. Quelqu’un vous avait-il parlé de cette route avant ce jour-là ?
  
  Un silence, puis :
  
  — Ah ! je comprends. Vous pensez que nous étions guettés sur cette route, à cause de l’huile…
  
  Ce n’était pas tout à fait cela, mais elle n’était pas au courant de la découverte de la machine infernale.
  
  — Oui. Cherchez bien dans votre mémoire. Même si vous ne vous rappelez pas, ne dites pas non tout de suite. Pensez-y…
  
  — Attendez, coupa-t-elle. Vous avez raison, quelqu’un m’avait parlé de cette route… en m’indiquant qu’elle était très accidentée et qu’il était relativement facile d’y semer les voitures du Service de Sécurité…
  
  — Qui vous avait parlé de cela ?
  
  — Evenson. Thomas Evenson.
  
  Hubert étouffa un juron.
  
  — Vous êtes sûre, Mrs Eimer ?
  
  — Oui, tout à fait certaine. Je me rappelle très bien, maintenant. C’était la veille, le samedi soir, au Watering Place. Je disais notre intention d’aller passer une journée tranquille au bord de l’Océan et nous parlions évidemment de nos anges gardiens. Evenson m’a dit alors : « Si vous voulez les semer, je connais une route où c’est assez facile… » et il m’a donné tous les détails, m’indiquant même à quel endroit bifurquer pour regagner le littoral.
  
  — Il y avait d’autres personnes avec vous ?
  
  — Bien sûr. Il y avait beaucoup de monde : Randall, les Evenson, les Rood, Clarissa Eaton, Katherine Adams, Bob Fenwick…
  
  — Qui est Fenwick ?
  
  — Un électronicien. Assez sympathique.
  
  — Y avait-il d’autres personnes ?
  
  — Peut-être, je ne m’en souviens plus.
  
  — Essayez de vous en souvenir et rappelez-moi si nécessaire. Merci, Mrs Eimer.
  
  — Y a-t-il du nouveau ? demanda-t-elle d’une voix changée.
  
  — Non, Mrs Eimer. Hélas ! Au revoir, Mrs Eimer.
  
  Il raccrocha.
  
  — On retrouve toujours à peu près les mêmes gens, remarqua-t-il et le gars Rood est toujours dans le coup.
  
  — Je commence à croire, dit Hubert, que notre adversaire est doué d’un remarquable esprit d’à-propos. Il exploite les circonstances plutôt qu’il ne cherche à les provoquer…
  
  Il resta silencieux un moment, puis annonça :
  
  — J’ai une idée. Je file à Washington voir le boss, car il me faut son accord.
  
  — Qu’est-ce que tu vas encore inventer ?
  
  — Je vais faire la chèvre. C’est bien mon droit, hein ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  M. Smith avait son visage des mauvais jours. Hubert le salua en entrant.
  
  — Bonjour, monsieur. Passé un bon dimanche ?
  
  M. Smith ne répondit pas. Il ôta ses lunettes et annonça :
  
  — Les Russes viennent d’annoncer qu’ils seront bientôt prêts à lancer leur satellite… Et ce n’est pas du bluff.
  
  Hubert soupira.
  
  — Je sais. Mais que voulez-vous que nous y fassions ?
  
  — Il faudrait au moins empêcher que nos meilleurs savants disparaissent, afin que notre retard ne devienne pas catastrophique.
  
  — Je ne pense pas que d’autres disparitions risquent de se produire à Patrick. Les trois disparus étaient les meilleurs, ceux qui pouvaient faire aboutir rapidement le projet « Vanguard ». Tant que les recherches effectuées à Patrick n’auront pas retrouvé de leaders équivalents, il ne se produira plus rien.
  
  — Bon Dieu ! fit Smith. Puisqu’ils tiennent leur satellite, qu’ils nous laissent construire le nôtre !
  
  — Ils veulent probablement rester les seuls, monsieur.
  
  M. Smith se calma. Il remit ses lunettes en place.
  
  — Je le sais bien, vieux garçon. Et j’en suis à me demander s’ils se sont bien donné la peine d’embarquer Eimer, Evenson et Eaton pour les emmener chez eux, s’ils ne les ont pas plutôt tout simplement, zigouillés et enfouis quelque part.
  
  — C’est en tout cas mon opinion, monsieur. Il faut tout de même arriver à nous mettre dans l’esprit que les Russes ont plus de scientifiques que nous et que l’écart s’accroît sans cesse à leur profit. Et leurs savants valent largement les nôtres. En matière de recherches atomiques tout au moins, le rapport du Dr Arne Lundby en a donné la preuve… Tout ce qu’ils cherchent actuellement, c’est à nous rendre incapables de lancer notre propre satellite le plus longtemps possible ; et ils n’ont pour ça qu’une chose à faire : supprimer nos savants les plus qualifiés.
  
  M. Smith resta un moment silencieux, puis objecta :
  
  — Laura Kerr n’était pas un « leader ». Eaton la considérait comme sa meilleure collaboratrice, mais sans plus.
  
  Hubert s’assit en coin sur le bras d’un des fauteuils de cuir.
  
  — Laura Kerr est peut-être morte accidentellement. Mais si elle a été tuée, c’est pour autre chose. On a pu croire qu’elle était capable d’identifier la personne qui avait pu suggérer à Eaton de se rendre à son laboratoire un dimanche soir, alors qu’il assistait à une réception où il semblait s’amuser.
  
  M. Smith considéra Hubert avec attention.
  
  — Ah ! fit-il. Et vous n’en avez rien tiré ?
  
  — Rien, répondit laconiquement Hubert.
  
  — Alors ? fit M. Smith après un moment de silence. Je suppose que vous n’êtes pas revenu uniquement pour me parler de la pluie et du beau temps ?
  
  — Non, monsieur. Nous avons parlé tout à l’heure de « leaders », je voudrais en fournir un autre à l’adversaire, pour l’obliger à se découvrir sous mon nez.
  
  — Ça ne me paraît pas facile.
  
  — J’en ai un dans ma manche. Il s’appelle d’ailleurs Leeder… Martin Leeder.
  
  M. Smith s’étonna.
  
  — Martin Leeder ? Ce savant allemand qui a disparu récemment dans un accident d’avion entre Londres et Oslo ?
  
  — Lui-même. J’ai étudié les rapports officiels de nos confrères anglais. Il ne fait aucun doute que l’avion ait bien été englouti par les flots, dans la mer du Nord. Mais on ne peut pas le prouver…
  
  — Et alors ?
  
  — Et alors ? Eh bien… j’ai l’intention de prendre la place de Martin Leeder. On fera croire qu’il n’était pas dans l’avion disparu et qu’il travaille maintenant pour notre compte au « Vanguard Project ».
  
  M. Smith fit la grimace.
  
  — Cela me paraît plein de difficultés. Vous savez sans doute que Martin Leeder avait été victime d’un terrible accident. L’explosion d’un V-2… Il était paralysé des deux jambes et avait perdu l’usage de l’ouïe et de la vue.
  
  — Eh bien, répliqua Hubert, on me verra dans une voiture d’infirme et je serai sourd et aveugle. Mon rôle en sera d’autant plus facilité, puisque je n’aurai pas à soutenir de conversations avec mes « confrères ». Il me faudra une « épouse » semblable à celle que possédait Leeder : admirable de dévouement… Et qui soit en même temps une maquilleuse de première force, car je n’ai pas l’intention de jouer le rôle à longueur de journée. Je serai tantôt le commandant John Pike et tantôt le grand savant Martin Leeder.
  
  — Vous vous ferez démasquer.
  
  — Je ne crois pas. C’est une simple question de mise en scène.
  
  M. Smith ne paraissait toujours pas emballé.
  
  — Pourquoi avoir choisi Martin Leeder ? questionna-t-il.
  
  — Parce qu’il ne risque pas de ressortir ailleurs de façon inopportune, et aussi, et surtout, parce que sa réputation est suffisante pour inquiéter l’adversaire. Vous vous rappelez peut-être que ses recherches étaient basées sur la théorie du champ unifié d’Einstein et sur la possibilité de transformer l’énergie électromagnétique en énergie mécanique par la création d’un champ gravitationnel ; croyant aux soucoupes volantes, il disait avoir trouvé là l’explication des évolutions fantastiques auxquelles nombre de témoins qualifiés prétendent avoir assisté…
  
  — Je sais, dit M. Smith. Il n’était pas le seul à chercher dans cette voie. Emmanuel Velikovsky, par exemple…
  
  — Martin Leeder était sur la voie des réalisations. Au moment de sa disparition, il travaillait à la construction d’un appareil capable de transformer une onde électromagnétique de 3 centimètres en un champ gravitationnel générateur de mouvement. Il avait convaincu de nombreux savants…
  
  — Je commence à comprendre… Si Leeder réapparaît à Patrick, tout le monde croira qu’il est sur le point d’aboutir et tous les autres modes de propulsion se trouveront du même coup démodés, y compris la propulsion atomique.
  
  — Exactement ! Je pense que c’est un excellent tour à jouer aux autres.
  
  — Attention ! remarqua M. Smith. Vous risquez une chose : devant l’importance supposée de Martin Leeder, les autres essaieront de l’enlever plutôt que de le supprimer.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Ce n’est pas pour me déplaire, puisque je serai Martin Leeder…
  
  M. Smith réfléchit pendant d’interminables secondes, puis il décida :
  
  — Je suis d’accord pour le principe, mais il faut que vous me fournissiez un rapport détaillé sur les moyens de réaliser ça… Ce n’est pas la peine de nous emballer.
  
  Hubert se leva, souriant.
  
  — Nous avons une quinzaine de jours, peut-être trois semaines devant nous. Je pense que l’adversaire mettra un point d’honneur à recommencer son coup le deuxième dimanche du mois…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  La nuit était tombée quand Huber quitta le mess des officiers où il avait dîné. On était le samedi 21 juillet et l’enquête marquait toujours le pas. Wallace Rood n’avait jamais cessé de protester de son innocence et, malgré la charge, un peu grosse d’ailleurs, que constituait la découverte dans son garage de la machine à répandre l’huile dans les virages, Bug s’était résigné à le relâcher.
  
  Wallace Rood avait donc repris ses travaux au bureau des études astronomiques. Mais son premier soin, à peine sorti de prison, avait été de déposer une demande en divorce. Le soir même, Mabel était partie s’installer dans un petit appartement meublé, dans Patrick même, à quatre kilomètres de la Base.
  
  Bug avait fait faire une enquête serrée sur les antécédents de Mabel Rood, mais cela n’avait rien donné. Elle avait bien travaillé dans les rangs de la Croix-Rouge, mais en qualité d’infirmière et non d’ambulancière. Elle n’avait pas son permis de conduire.
  
  Depuis son retour de Washington, Hubert s’était occupé de la mise au point de ce qu’il appelait son « Fregoli Project ». Il s’était rendu compte que tout serait impossible s’il ne pouvait passer de son bungalow à celui qu’habiterait le pseudo « Martin Leeder » sans être vu. Il avait donc commandé un nouveau type d’habitation à deux logements séparés, tout de plain-pied, composé d’éléments préfabriqués, qui devait être installé dans les premiers jours de la semaine suivante. Il serait facile d’établir une communication secrète entre les deux logements simplement séparés par une cloison. Il s’installerait lui-même dans un des appartements et réserverait l’autre à Martin Leeder et à son épouse.
  
  Il s’était dirigé machinalement vers Watering Place où il avait accoutumé de se rendre chaque soir pour boire-un scotch en écoutant les potins de la Base. Il s’arrêta devant l’enseigne lumineuse et se demanda s’il ne ferait pas mieux d’aller voir Mabel Rood. Il n’y avait pas été depuis trois jours et elle devait se demander pourquoi.
  
  Il fit demi-tour pour aller prendre sa voiture, se rendit ensuite au bureau du Général, où l’officier de service lui donna l’autorisation qu’il demandait, et quitta le camp.
  
  C’était la pleine lune et la nuit était si claire qu’il aurait pu conduire sans le secours des phares. Pour la centième fois, il se demanda si le choix des deuxièmes dimanches du mois, qui correspondaient approximativement avec la nouvelle lune, avait été dicté par l’assurance de bénéficier d’une nuit obscure.
  
  Il atteignit bientôt les faubourgs de Patrick et se mit à zigzaguer dans les rues de la petite ville afin de s’assurer que personne ne suivait ses traces.
  
  Il ne tenait pas du tout à ce que Wallace Rood le fit surprendre en compagnie de sa femme pour étayer sa demande de divorce.
  
  Il rangea finalement sa voiture dans une petite ruelle mal éclairée et fit le reste du chemin à pied. L’appartement loué par Mabel était situé dans un immeuble datant d’une vingtaine d’années dont les étages supérieurs avaient vue sur la mer.
  
  Il sortit les clés que la jeune femme lui avait données et ouvrit la porte de l’immeuble. Ascenseur. Il s’arrêta au troisième étage et suivit un long couloir au sol recouvert de moquette.
  
  Mabel lui avait demandé de ne jamais sonner, afin que ses voisins ne sachent pas qu’elle recevait des visites. Il ouvrit donc la porte en se servant de sa clé et entra.
  
  L’appartement n’était pas éclairé. Il alluma dans le vestibule après avoir refermé la porte, puis pénétra dans le living-room. Les volets étant fermés, il éclaira l’unique pièce habitable du logement qui comprenait encore une salle de bains et une minuscule cuisine.
  
  La pièce était en ordre, le lit-divan recouvert de sa housse. Il jeta un coup d’œil dans les dépendances. Mabel Rood n’était pas là.
  
  Il consulta sa montre : neuf heures et demie. Peut-être était-elle sortie pour dîner. Dans ce cas, elle ne tarderait pas à rentrer, à moins qu’elle ne décidât d’aller au cinéma… Mais elle passerait sans doute avant chez elle, pensant qu’il pouvait être venu la voir.
  
  Il sortit une bouteille de whisky et un verre, alla chercher de la glace et de l’eau gazeuse dans le frigidaire, et se prépara un « long-drink ».
  
  Puis il prit une revue qui traînait sur un meuble et s’installa confortablement, avec son verre à portée de la main. Il pouvait attendre ainsi une demi-heure sans trop peiner.
  
  Il avait parcouru une dizaine de pages et vidé les trois quarts de son verre lorsqu’un article retint son attention plus que les autres en raison de son étrangeté.
  
  Un automobiliste racontait que, s’étant égaré la nuit dans la campagne, il était finalement tombé en panne près d’un cimetière abandonné. Ne sachant où il était, l’homme avait décidé de passer la nuit dans sa voiture avant de partir à la recherche d’un mécanicien.
  
  Or, vers deux heures du matin, il avait été réveillé par l’arrivée d’un autre véhicule. Son premier mouvement avait été de descendre pour demander de l’aide aux inconnus et il ne savait pas pourquoi il avait préféré attendre quelques instants. Il faisait très sombre et les hommes qui étaient descendus de l’autre voiture n’avaient pas aperçu la sienne. Il les avait vus décharger par l’arrière – ce devait être une « station-wagon » – une grande boîte oblongue ayant la forme d’un cercueil et la porter dans le cimetière.
  
  Inquiet, il s’était bien gardé de bouger. Les inconnus étaient restés plus d’une heure dans le cimetière. Puis ils étaient ressortis les mains vides et avaient repris leur auto pour s’en aller.
  
  Au matin, dépanné, le témoin de cet étrange épisode avait été trouver la police. Les policiers s’étaient rendus sur les lieux. Il s’agissait du cimetière « Bienvenue », aménagé dans une ancienne propriété privée et abandonné depuis une trentaine d’années. Les recherches n’avaient donné aucun résultat. Aucune tombe ne semblait avoir été violée et la police pensait que le témoin avait rêvé… ou bien qu’il avait été victime d’une hallucination due à un abus d’alcool. Quelques personnes avaient en effet déclaré que le témoin se trouvait la veille en état d’ébriété et qu’il avait perdu sa route à cause de cela…
  
  La revue était datée du 13 juin et l’auteur de l’article indiquait que cela s’était passé dans la nuit du dimanche au lundi précédent, donc dans la nuit du 10 au 11 juin. C’était le soir du 10 juin que Thomas Evenson avait disparu et l’endroit où on avait retrouvé sa voiture n’était pas éloigné de plus de vingt milles du cimetière « Bienvenue ».
  
  Hubert sentit soudain qu’il devait céder à son intuition et aller jeter un coup d’œil sur ce fameux cimetière. Tant pis pour Mabel, il la verrait une autre fois.
  
  Il vida son verre, écrivit un mot pour signaler son passage, sur une feuille arrachée de son carnet, et ressortit.
  
  Quelques minutes plus tard, il filait à tombeau ouvert sur une route de l’intérieur, en direction du fameux cimetière. C’était vraiment une coïncidence trop marquée, et le meilleur moyen de se débarrasser d’un cadavre sans risquer d’attirer l’attention n’était-il pas de le fourrer dans une vieille tombe d’un cimetière désaffecté ?
  
  Il fallait y aller voir…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert avait dû s’arrêter deux fois pour demander sa route, sa carte étant insuffisante. Mais, cette fois, il y était.
  
  Une vieille grille de fer qui pendait lamentablement sur ses gonds, une pancarte qui indiquait « Bienvenue » ; curieux nom pour un cimetière, mais c’était ainsi que s’appelait la propriété avant d’être transformée en nécropole et personne n’avait jugé utile de changer ça.
  
  Hubert engagea sa voiture dans l’allée envahie par les herbes et que bordaient de gigantesques chênes dont les branches se rejoignaient au-dessus, formant une voûte de feuillage. Les troncs énormes étaient tapissés de lichens et de longues stalactites de mousse grise pendaient des hautes branches au-dessus du chemin, formant une décoration à la fois féerique et inquiétante.
  
  Au bout de l’allée, à droite, était une bâtisse délabrée, ancienne maison de gardien probablement. Hubert en fit à moitié le tour et laissa la voiture derrière, hors de vue du chemin.
  
  Le cimetière commençait là, planté d’arbres magnifiques, envahi par les herbes. Sous le clair de lune, les chapelles, les tombes, les urnes, les colonnes de marbre, luisaient d’étrange façon. Les arbres bruissaient sous le souffle du vent, on aurait dit que l’endroit vivait.
  
  Hubert, qui n’était pourtant guère impressionnable, sentit quelque chose de désagréable le serrer à la gorge.
  
  Il prit le 22 long-rifle et la lampe de poche qui se trouvaient dans la boîte à gants de la voiture et descendit. L’arme dans sa main droite, la lampe non allumée dans la gauche, il partit au hasard dans une allée bordée de tombes.
  
  C’était un spectacle lamentable et un peu effrayant que ces tombes ruinées, ces croix tombées, ces pierres descellées par des arbustes qui avaient trouvé le moyen de pousser entre elles. Les inscriptions gravées étaient presque toutes illisibles, mais des plaques métalliques gardaient encore les noms de gens enterrés là. Des dates, des noms, parfois des portraits effacés par le temps…
  
  Hubert continuait de marcher lentement, au hasard des allées, afin de se faire une idée approximative de la topographie des lieux. C’était beaucoup plus grand qu’il ne l’avait imaginé et il se rendit compte qu’il serait obligé de revenir le jour s’il voulait examiner chaque sépulture.
  
  Les policiers, alertés par l’automobiliste qui était venu se perdre là le soir du second dimanche de juin, avaient dû être découragés par l’ampleur du travail qu’auraient nécessité des recherches sérieuses ; et ils avaient dû venir là sans y croire, prévenus contre le témoin qui se trouvait notoirement en état d’ébriété.
  
  Brusquement, Hubert s’immobilisa. Une lueur jaune venait de jaillir d’un monument, à trente mètres de là. Puis des voix se firent entendre et la lumière s’éteignit. Hubert fit rapidement deux pas afin de se dissimuler derrière une stèle de marbre habillée de lierre.
  
  Il risqua un œil et vit deux hommes qui s’éloignaient du monument d’où était sortie la lumière. Ils marchaient d’un pas tranquille et parlaient à voix basse.
  
  Hubert se demanda s’il devait les interpeller ou non. Il ignorait qui étaient ces gens. Peut-être était-ce de simples contrebandiers, ou des voleurs venus dissimuler là leur butin. S’ils n’avaient rien à voir avec l’affaire qui occupait Hubert, les « autres » risquaient d’être alertés gratuitement…
  
  Hubert décida de les laisser filer, regrettant de n’avoir pris personne avec lui.
  
  Les inconnus disparurent dans la grande allée.
  
  Quelques instants plus tard, le bruit d’un moteur qu’on lançait parvint aux oreilles de Hubert. Il entendit une voiture s’éloigner et se demanda où elle se trouvait garée puisqu’il ne l’avait pas vue en arrivant.
  
  Sans perdre de temps, il se dirigea vers le monument d’où les deux hommes étaient sortis. Il voulait savoir ce qu’ils étaient venus faire là.
  
  C’était une petite chapelle, érigée sur un caveau. Une inscription, au-dessus de la porte ouverte : FAMILLE LOWRY.
  
  Hubert entra sans faire de bruit. Des gravats craquèrent sous ses semelles. Il alluma sa lampe. Un autel en ruine occupait le centre, supportant encore quelques débris de vieux vases mortuaires et des tiges rouillées de fleurs artificielles.
  
  Il avança, contourna l’autel… Un escalier s’enfonçait dans le sol. Précédé du faisceau lumineux de sa lampe, il descendit prudemment, non sans avoir repoussé le cran de sûreté de son 22.
  
  Il déboucha dans une crypte circulaire, autour de laquelle des tombes avaient été creusées, comme des alvéoles. Il y en avait douze, sur deux rangs étagés, dont cinq étaient restées vides. Les sept autres étaient fermées par des plaques de marbre noir marquées d’inscriptions dorées très abîmées par l’humidité…
  
  « Robert Lowry 1843-1906 »… « William C. Lowry 1865-1930 »… « Elizabeth Burns, épouse Lowry 1845-1877 »… Hubert lut toutes les inscriptions l’une après l’autre. Puis, de nouveau, il se demanda ce qu’étaient venus faire là les inconnus. On ne venait pas la nuit dans un endroit pareil sans une raison majeure…
  
  Il éclaira successivement l’intérieur de toutes es alvéoles vides et n’y vit rien d’autre que de la poussière et des toiles d’araignées. Il pivota ensuite lentement sur lui-même, examinant avec soin le plafond, les murs et le sol. Rien d’insolite.
  
  Pourtant, ces hommes n’étaient pas venus là pour rien. Il examina la plaque de William Lowry, le dernier qui avait été enterré là… et quelque chose attira son attention : une larme de plâtre qui, bien que grise, n’avait pas l’air aussi vieille que le reste.
  
  Il la toucha de l’ongle et son ongle s’enfonça. Le plâtre était frais. Très excité, il sortit de sa poche un solide couteau universel qui ne le quittait jamais, fit jaillir une solide lame tournevis qu’il engagea entre la plaque de marbre et le mur…
  
  La plaque bougea dès la première pesée et vint sans difficulté. Elle était munie sur sa face postérieur de quatre pitons qui avaient été enfoncés dans des trous emplis de plâtre.
  
  Hubert posa la plaque à ses pieds et regarda le cercueil. C’était un vieux cercueil en bois dur, encore en bon état.
  
  — Cruel dilemme ! murmura-t-il pour lui-même.
  
  On ne viole pas une tombe de gaieté de cœur, même si on pense avoir de bonnes et honnêtes raisons pour le faire. Mieux valait peut-être s’entourer de certaines précautions légales, revenir le lendemain avec un officier de police local, ou avec Bug, qui disposait de pouvoirs officiels.
  
  De toute façon, le cercueil n’allait pas s’envoler. Hubert se baissait pour reprendre la plaque afin de la remettre en place, lorsqu’un bruit insolite lui coupa le souffle. Il éteignit vivement sa lampe et s’adossa au mur, braquant son arme en direction de l’escalier.
  
  Quelques secondes passèrent, interminables. Hubert pensa qu’une souris, ou quelque autre animal, avait bousculé des morceaux de gravats. Il allait rallumer quand le même bruit se reproduisit…
  
  C’était un bruit étrange, extraordinaire. On aurait dit un gémissement étouffé, accompagné d’un déchirement de soie. Hubert eut soudain froid dans le dos. Il n’aimait pas ça… Il fit un pas de côté, prêta de nouveau l’oreille…
  
  Et cela recommença, avec plus de force. Incapable de le supporter, Hubert ralluma sa lampe. S’il y avait un danger, il voulait l’affronter en connaissance de cause.
  
  Il marcha vers l’escalier, s’immobilisa au coin, prêt à faire feu… et constata que le bruit s’estompait. Il revint sur ses pas. Le bruit s’amplifiait. On aurait dit une plainte humaine…
  
  Hubert sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il posa sa lampe dans une des alvéoles vides, de façon à éclairer celle qu’il venait d’ouvrir, et fourra son 22 dans sa poche. Puis il attrapa l’extrémité du cercueil et se mit à le tirer. C’était lourd et ça glissait mal, mais il parvint tout de même à le sortir rapidement et le posa avec précaution sur le sol.
  
  Plus de doute, le bruit venait de l’intérieur de cette boîte mortuaire. Il entreprit d’ôter une par une les vis qui fixaient le couvercle. La sueur coulait sur son visage. Il lui semblait que le bruit diminuait d’intensité…
  
  La dernière vis résistant à ses efforts, il fit pivoter le couvercle et fut frappé de stupeur par ce qu’il venait de découvrir…
  
  Les cheveux collés par la transpiration, le visage inondé et presque violet, les yeux révulsés, Mabel Rood cherchait désespérément de l’air et ses ongles griffaient le capitonnage de soie jaune déjà passablement en lambeaux.
  
  Hubert la souleva vivement et lui donna quelques claques sur les joues. L’air inconscient, la jeune femme râlait. Hubert la sortit du cercueil, l’allongea sur le sol et s’agenouilla par-dessus elle pour la soumettre à la respiration artificielle.
  
  Après quelques minutes, il cessa. Mabel Rood avait retrouvé un souffle presque régulier et son visage avait repris un aspect plus humain. Hubert se demanda si elle le reconnaissait.
  
  — Qu’est-ce qui est arrivé ? balbutia-t-elle. Qu’est-ce que nous faisons là ?
  
  — Ne parle pas. Est-ce que tu peux te lever ?
  
  Elle acquiesça d’un mouvement de tête et il la prit sous les bras pour l’aider à se mettre debout. Elle portait une robe de lin jaune, qui avait sérieusement souffert de l’aventure, mais n’avait plus de souliers. À peine debout, elle s’agrippa à lui.
  
  — Oh ! fit-elle. Ça tourne.
  
  Elle avait les jambes molles.
  
  — Est-ce que tu te souviens de quelque chose ? demanda-t-il.
  
  Elle secoua négativement la tête. Ils avaient dû la droguer et l’enfermer, vivante mais inconsciente, dans le cercueil où elle serait morte étouffée s’il n’était intervenu.
  
  Il récupéra sa lampe et soutint la jeune femme vers l’escalier. Il dut presque la porter pour la faire monter.
  
  — Où sommes-nous ? demanda-t-elle à plusieurs reprises.
  
  Il éteignit sa lampe avant de sortir de la chapelle. Elle s’arrêta un instant sur le seuil, surprise par le décor extraordinaire. Puis elle parut comprendre ce qui lui était arrivé, frissonna violemment et dit d’une voix blanche :
  
  — Mon Dieu ! Est-ce que j’étais enterrée vivante.
  
  — Je crois bien qu’il s’est passé quelque chose comme ça, répondit Hubert.
  
  Et il la reçut complètement dans ses bras, évanouie. Il plia les genoux et la souleva de terre. Ce n’était pas une petite femme et elle était lourde, mais il parvint à la porter jusqu’à la voiture sans s’arrêter. Il l’installa sur la banquette avant et attendit qu’elle reprît connaissance.
  
  — Ne bouge pas, ne parle pas, essaie de ne pas penser…
  
  Il ferma la portière, contourna le capot, monta de l’autre côté et prit le volant. Quelques instants plus tard, la grosse voiture démarra doucement…
  
  Il roula jusqu’à la ville voisine. Son chronomètre indiquait onze heures quarante-cinq. Il s’arrêta devant un bar pour demander l’adresse d’un médecin et y conduisit son amie. Le praticien était déjà couché et il mit du temps à ouvrir la porte. Comme il se montrait de mauvaise humeur et, de plus, assez méfiant, Hubert lui fit voir sa carte d’officier de renseignements.
  
  Le médecin examina la jeune femme, puis la fit vomir et lui administra une piqûre pour la remonter.
  
  — Ce ne sera rien, assura-t-il. On lui avait fait prendre un hypnogène assez fort… Demain, il n’y paraîtra plus.
  
  Mabel se sentait déjà mieux. Hubert paya la consultation et les soins et ils repartirent en direction de Patrick.
  
  — Est-ce que tu te rappelles ce qui s’est passé, maintenant ?
  
  Elle attendit quelques secondes avant de répondre.
  
  — J’étais sortie cet après-midi… à la plage. En rentrant, j’ai trouvé un mot signé : « J. P. », me donnant rendez-vous à neuf heures, derrière le parc des Séminoles.
  
  — Seigneur ! s’exclama Hubert. Tu connais mon écriture ?
  
  — C’était dactylographié. J’ai pensé que tu avais fait ça par prudence, pour le cas où quelqu’un d’autre trouverait le mot…
  
  — Bon, admit Hubert. Qu’est-ce que tu as fait de ce mot ?
  
  — Je l’avais mis dans mon sac… Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
  
  — Et tu étais à l’heure dite au rendez-vous ?
  
  — Oui. Il faisait déjà nuit. Il y avait une voiture qui ressemblait à la tienne et le conducteur a ouvert la portière en sifflant doucement comme tu le faisais parfois sous mes fenêtres lorsque tu venais me voir la nuit, à la Base.
  
  — Dis donc, remarqua Hubert, ils ont l’air drôlement au courant de nos petites histoires !
  
  — Oui… Je suis montée sans méfiance. Je n’avais pas encore refermé la portière quand je me suis aperçue que ce n’était pas toi qui tenais le volant… J’ai voulu fuir, mais il était trop tard. Il y avait un autre homme derrière, qui m’a saisie et appliqué un tampon humide sous le nez, sans doute du chloroforme… J’ai tout de suite perdu connaissance.
  
  Hubert réfléchit un instant. Cette histoire ne lui plaisait pas du tout.
  
  — Pas question de retourner chez toi, décida-t-il. Tu vas descendre à l’hôtel, sous un faux nom. Il ne faut pas qu’ils sachent que tu t’en es sortie. Connais-tu un hôtel où on t’acceptera sans bagages à cette heure-ci ?
  
  — Oui, je crois… Mais il faudra payer d’avance.
  
  — Je te donnerai de l’argent. Tu raconteras n’importe quoi, qu’on t’a volé ta voiture pendant que tu étais descendue faire pipi… N’importe quoi. Inscris-toi sous le nom de Davis, venant de Jacksonville.
  
  — Davis, Jacksonville, répéta-t-elle.
  
  Ils atteignaient les faubourgs de Patrick. Il fit quelques détours afin de s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis. Puis, elle le guida et il la laissa à l’entrée de la rue où se trouvait l’hôtel, pas très loin du bord de la mer.
  
  — Embrasse-moi, demanda-t-elle.
  
  Il lui donna satisfaction. Ce n’était pas une corvée, loin de là, que d’embrasser Mabel Rood.
  
  — Tu ne quitteras l’hôtel sous aucun prétexte avant que je vienne te chercher, c’est bien promis ?
  
  — C’est promis.
  
  Elle descendit, après un dernier baiser, et fila dans la rue. Il attendit de l’avoir vue pénétrer dans l’hôtel et patienta encore quelques minutes pour le cas où il n’y aurait pas eu de chambre libre, ou qu’ils n’aient pas voulu l’accepter sans bagages. Puis, il fonça vers la gare où il savait pouvoir téléphoner.
  
  Il obtint Bug sans difficultés.
  
  — Hube, à l’appareil. Il faut que je te voie immédiatement ; je t’emmène en promenade.
  
  — C’est instructif ?
  
  — Très.
  
  — Okay. Où ?
  
  — Le plus tôt possible, devant la gare de Patrick. Tu laisseras ta voiture et tu viendras avec moi. Pas la peine de former un convoi. Oh ! Apporte un peu de plâtre.
  
  — Okay. Dans un quart d’heure.
  
  Hubert se rendit au buffet de la gare et commanda une bouteille d’eau et un café bien tassé. La nuit promettait d’être longue… Lorsque dix minutes furent passées, il ressortit et regagna sa voiture, emportant la bouteille d’eau. La place était déserte et on y voyait presque comme en plein jour ; c’était un magnifique clair de lune.
  
  Bug arriva comme un bolide, à l’heure promise. Il rangea sa voiture, descendit, ferma les portières à clé et rejoignit Hubert.
  
  — Tu as le plâtre ?
  
  — Oui, j’ai demandé ça à un gardien, de service de nuit. Il doit encore se demander pourquoi j’ai besoin de plâtre à cette heure-ci.
  
  Il tenait à la main une boîte de carton.
  
  — Monte, dit Hubert.
  
  Bug s’installa. Hubert démarra aussitôt.
  
  — Où allons-nous ? questionna Bug, toujours flegmatique.
  
  — Au cimetière.
  
  — Hein ?
  
  — Hubert se mit à lui raconter l’histoire depuis le début. En même temps, il conduisait à tombeau ouvert et ils étaient presque arrivés quand il eut fini.
  
  — C’est fantastique ! reconnut Bug. Et tu crois que nous allons trouver les corps d’Eimer et d’Evenson dans d’autres cercueils ?
  
  — J’en mettrais ma main au feu !
  
  — Mais pourquoi ont-ils voulu faire disparaître Mabel Rood ?
  
  — Ça, mon vieux, je voudrais bien le savoir.
  
  — C’est elle qui a dénoncé son mari. Il peut s’agir d’une vengeance. Si l’affaire avait réussi, on n’aurait jamais retrouvé son corps. Pas de preuves. On ne pouvait rien contre… l’assassin.
  
  — Tu allais dire un nom.
  
  — Je ne peux pas m’empêcher de penser à Rood. C’est tout de même beaucoup de charges contre lui. Enfin, qu’est-ce que vient foutre Mabel avec Eimer et Evenson, hein ? Elle n’a aucune connaissance scientifique…
  
  — Elle se défend assez bien en amour.
  
  — Possible, mais ça n’est pas suffisant.
  
  Ils arrivaient. Hubert rangea la voiture au même endroit que la première fois, derrière l’ancienne maison de gardien. Il prit la bouteille d’eau et la trousse à outils de la voiture.
  
  — N’oublie pas le plâtre, dit-il à Bug.
  
  Ils pénétrèrent dans le cimetière, magnifiquement éclairé par la lune en son plein.
  
  — C’est magnifique, murmura Bug fasciné par le spectacle.
  
  Hubert, déjà blasé, pressa le pas. Il retrouva la petite chapelle sans trop de mal et ils descendirent dans la crypte. Tout était tel qu’il l’avait laissé.
  
  — Procédons par ordre, suggéra-t-il. Remettons d’abord ce truc-là en place…
  
  — On pourrait peut-être relever des empreintes, suggéra Bug.
  
  — Tu as raison, je n’y avais pas pensé. Eh bien, nous allons emmener le couvercle dans la voiture.
  
  Il prit un solide tournevis dans la trousse à outils et finit de détacher le couvercle du cercueil qui avait contenu le joli corps de Mabel Rood. Ils le mirent de côté près de l’escalier, puis replacèrent la caisse dans son alvéole. Hubert gâcha un peu de plâtre pour refixer la plaque de marbre…
  
  Ils décidèrent d’un commun accord de s’attaquer d’abord aux deux sépultures les plus proches de celle où Mabel avait été enfouie et se mirent aussitôt au travail.
  
  Une demi-heure plus tard, ils avaient retrouvé les corps d’Elliott Eimer et de Thomas Evenson, dont les visages violacés et les attitudes disaient assez qu’ils étaient morts étouffés dans leurs cercueils après y avoir été placés simplement endormis par une drogue.
  
  Hubert et Bug, qui voulaient garder le secret de leur découverte, remirent tout en état. Les plaques replâtrées, ils firent soigneusement disparaître toute trace de leur passage et remontèrent à l’air libre, encore bouleversés par ce qu’ils avaient vu.
  
  — Pourquoi les avoir fait mourir dans des conditions aussi horribles ? demanda Bug.
  
  — Je crois le savoir, répondit Hubert. Pour une raison de sécurité. Si on est arrêté transportant quelqu’un sans connaissance, on peut toujours dire qu’il est ivre. De toute façon, c’est moins grave que de transporter un cadavre. Ils doivent avoir un endroit tranquille, à proximité, où ils fourrent leurs victimes dans les cercueils avant de les amener ici.
  
  — Mais pourquoi ne pas les tuer proprement avant de les enfermer là-dedans ?
  
  — Peut-être par lâcheté. Ce n’est pas facile pour tout le monde de tuer quelqu’un de sang-froid. Alors que l’enfermer dans une boîte et visser un couvercle dessus, ça peut marcher si on manque un peu d’imagination pour penser à ce qui va suivre.
  
  — On aurait dû regarder dans les autres tombes. Je me demande ce qu’il y a dedans.
  
  — Tu veux retourner ?
  
  — Non, merci. Assez pour cette nuit. Tu crois que ce sont des cercueils d’origine ?
  
  — Probablement. Ce sont de vieux cercueils, en tout cas, et l’endroit à l’air bon pour la conservation. Tu as vu Eimer, enterré depuis deux mois et demi, pas la moindre trace de décomposition. Quand l’idée leur est venue et qu’ils ont voulu déloger les occupants des lieux, ils ont dû ouvrir une caisse et voir que le cadavre était simplement desséché. Un vieux cadavre sec peut facilement se réduire en poussière ; on met ça comme engrais dans son jardin et ni vu ni connu. Ce n’est pas comme un corps frais…
  
  — Arrête, dit Bug. Tu me rends malade.
  
  Ils remontèrent en voiture. Une chouette hulula sinistrement dans les grands chênes de l’allée…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Le « Station-Wagon » bleu clair s’arrêta doucement devant le nouveau bungalow à deux logements qui venait d’être construit au bout de la Troisième Avenue.
  
  Deux hommes en civil se trouvaient devant, dont un conduisait. Derrière, une très jolie femme blonde était assise à côté d’un pitoyable déchet humain, dont on n’apercevait tout d’abord que le béret noir à la française profondément enfoncé sur les oreilles et les énormes lunettes noires avec carrosserie de celluloïd sur les côtés. Cet homme étrange était vêtu d’un complet noir et le col de sa veste était relevé ; néanmoins, en s’approchant suffisamment, on pouvait voir la peau de son visage, lisse, brillante, d’une couleur étrange, une peau qui avait connu le supplice du feu…
  
  Une des voitures de la Sécurité s’arrêta derrière le « station-wagon ». Quatre agents en uniforme en descendirent et se déployèrent négligemment devant la palissade blanche qui séparait le trottoir du jardin, devant la maison.
  
  Les deux civils avaient mis pied à terre. Ils ouvrirent le panneau arrière du break et en sortirent un fauteuil roulant d’infirme qu’ils posèrent délicatement sur le sol, puis poussèrent sur le côté de l’auto.
  
  La jeune femme descendit alors, après avoir serré tendrement la main de l’aveugle au visage brûlé. Un des deux hommes monta dans le véhicule, souleva le mutilé dans ses bras et le passa au second qui le déposa dans le fauteuil.
  
  On sut alors que le nouveau venu devait avoir les jambes paralysées.
  
  La jeune femme blonde poussa elle-même le fauteuil roulant jusque devant le seuil de la maison. Là, les deux civils soulevèrent le fauteuil, avec l’infirme, et portèrent le tout ensemble dans la maison.
  
  La porte se referma. Le spectacle était terminé. Quelques instants plus tard, une camionnette arriva et se rangea devant le « station-wagon ». Les deux civils ressortirent de la maison et, avec l’aide du chauffeur de la camionnette, sortirent de celle-ci une demi-douzaine de grosses valises assez cossues, mais pas luxueuses. Quelques-uns de ces bagages portaient les initiales « M. L. ».
  
  Les bagages déposés, l’infirme et la femme restèrent seuls dans leur logement. Les voisins purent voir la jolie blonde ouvrir toutes les fenêtres, aller et venir dans les pièces, jusqu’au moment où la voiture du général Garret vint remplacer celles qui venaient de repartir.
  
  Le général entra dans la maison, accueilli par la jeune femme.
  
  — Veuillez m’excuser, dit-il. J’aurais voulu être là à votre entrée dans le camp, mais une communication importante de Washington m’a retenti au dernier moment. Soyez la bienvenue ici, Mrs Leeder.
  
  La femme répondit en cherchant ses mots, avec un fort accent germanique :
  
  — Je vous remercie, général. Vous êtes très gentil. Voulez-vous voir mon mari ?
  
  — Bien sûr !
  
  Elle le conduisit dans le living-room. Le fauteuil roulant du malheureux infirme était placé face à la fenêtre.
  
  — Martin, dit la jeune femme, voici le général Garret.
  
  Le général accusa le coup au spectacle de cet homme brisé, au visage effrayant, dont on disait qu’il possédait une si prodigieuse intelligence.
  
  — C’est un grand honneur pour moi d’accueillir ici un savant de votre réputation, dit-il.
  
  Il savait que Martin Leeder était sourd… Sourd, aveugle et paralysé des membres inférieurs. Mais il avait remarqué, sous l’oreille que couvrait le béret, un petit appareil de prothèse auditive.
  
  Sans bouger, le savant dit en américain, avec un accent tudesque moins prononcé que celui de sa femme.
  
  — Erna, veux-tu demander au général de parler plus fort, s’il te plaît.
  
  Le général répéta, un ton au-dessus, sa phrase de bienvenue.
  
  — Vous êtes très aimable, répondit Martin Leeder. J’avais demandé que l’on aménage un bureau répondant à certaines conditions dans ce logement, car il m’est impossible de me déranger…
  
  — C’est fait, M. Leeder. Je vais tout montrer à votre femme, si vous le permettez.
  
  — Allez… Allez…
  
  Le commandant de la Base guida Erna Leeder dans l’appartement et lui montra le bureau dont les murs, le sol et le plafond avaient été doublés de plaques d’acier. La porte elle-même était blindée et pratiquement inviolable. Il n’y avait pas de fenêtre, une installation d’air conditionné y suppléant. Le général tendit la main vers la rangée de placards métalliques qui occupaient toute la longueur du mur, en face de la porte.
  
  — De l’autre côté se trouve le logement du commandant John Pike, qui s’est chargé lui-même de faire aménager ceci. Il viendra certainement vous voir. S’il vous manque quoi que ce soit, c’est à lui que vous devrez le demander.
  
  — Comment avez-vous dit ? John ?…
  
  — Pike. John Pike.
  
  Elle répéta le nom et remercia le général, qui revint avec elle dans le living-room.
  
  — Voilà, dit-il en forçant la voix. J’espère que vous serez dans les meilleures conditions pour travailler. N’hésitez pas à me déranger. Nous sommes tous à votre disposition, monsieur Leeder.
  
  Il prit congé et s’en alla. Durant toute la fin de l’après-midi, on put voir la jolie Erna Leeder s’affairer à défaire les bagages. Vers huit heures, elle ferma les volets et un serveur du restaurant apporta deux repas préparés. Il fut le dernier, ce jour-là, à voir le savant infirme et sa femme…
  
  À peine la porte eut-elle été refermée que Martin Leeder se leva, ayant miraculeusement retrouvé l’usage de ses jambes. Il ôta ses lunettes noires, son béret, et retira l’horrible masque de caoutchouc souple qui s’adaptait à sa tête comme une cagoule étroitement collée à la peau. Il était ruisselant.
  
  — Ouf ! fit-il. C’est proprement infernal !
  
  — Mon pauvre ami ! dit Erna.
  
  Il se rendit dans la salle de bains et se passa la tête sous le robinet. Puis il revint dans le living-room et dit à la jeune-femme.
  
  — Vous avez été parfaite. Excusez-moi de ne pas partager votre repas, mais John Pike doit se montrer au restaurant comme d’habitude. Si quelqu’un venait, à qui vous ne pourriez refusez d’ouvrir, dites que le maître travaille déjà dans son bureau et que vous ne pouvez le déranger. Ont-ils installé des lits jumeaux dans la chambre ?
  
  — Oui.
  
  — Dommage, dit-il en souriant. Je viendrai tout de même vous tenir compagnie pour la nuit.
  
  — Est-ce nécessaire ?
  
  — Tout à fait.
  
  Il ne fallait pas, en effet, se laisser obnubiler par l’histoire des deuxièmes dimanches. L’adversaire pouvait fort bien tenter quelque chose à n’importe quel moment… Et comme Martin Leeder ne devait pas sortir de son logement, on devrait fatalement l’attaquer là. Et cela se passerait obligatoirement la nuit.
  
  Il poussa le fauteuil, sur lequel il avait posé tous ses accessoires de travesti, vers le bureau blindé qu’il connaissait mieux que quiconque. Arrivé là, il ôta son complet noir et, en chemise, ouvrit un des placards dont le double fond à glissière permettait de passer dans un placard de son propre logement.
  
  Chez lui, il s’habilla normalement, se sécha les cheveux avec un séchoir électrique et sortit en sifflotant pour se rendre au Watering Place prendre le whisky du soir.
  
  Bug s’y trouvait. Ils s’arrangèrent pour partir ensemble vers le restaurant. Il faisait nuit.
  
  — Vous savez sans doute qu’un grand savant nous est arrivé aujourd’hui, commandant Pike ? Un certain Martin Leeder, qui aurait découvert un nouveau moyen de se déplacer dans l’espace, tout à fait révolutionnaire…
  
  — Je me suis laissé dire quelque chose de ce genre, répliqua Hubert sur le même ton. Paraît que sa femme est jolie et qu’il est aveugle…
  
  — Ne soyez pas cynique, commandant.
  
  — Combien pariez-vous, colonel que je couche cette nuit dans la même chambre que la dame ?
  
  — Ça va ! vieux c… ! grommela Bug.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Quoi de neuf ? demanda-t-il en baissant la voix.
  
  — Rien, mon vieux. J’enrage. Nous avons fini le contrôle de toutes les fiches du personnel de la Base… Aucune des empreintes digitales relevées sur le couvercle du cercueil ne s’y trouve, à part les nôtres.
  
  — Ça ne m’étonne pas beaucoup. Je pense qu’ils ont un type à eux ici, à l’intérieur de la Base, et ce doit être quelqu’un parmi les « V.I.P. », mais ce n’est pas celui-là qui se mouille dans les travaux extérieurs. N’empêche que c’est lui la tête du système. Si nous le piquons, les autres ne servent plus à rien.
  
  — Wallace Rood se tient parfaitement peinard. Peut-être se doute-t-il qu’il est surveillé…
  
  — Tu parles ! Et Mabel ?
  
  — Elle se la coule douce, aux frais de la princesse, en attendant qu’on lui donne la permission de ressusciter. Son Jules n’a pas du tout l’air de s’inquiéter de sa disparition. Il n’en parle à personne.
  
  — Patience, reprit Hubert. Je crois qu’ils ne vont pas tarder à se manifester de nouveau. Nous sommes le 8 août… Le second dimanche du mois, c’est… dimanche prochain. Nous allons bien voir si ces gars-là ont quelque chose dans le ventre…
  
  Bug se mit à grogner et cracha sa gomme dans un jardin.
  
  — Deuxième dimanche… C’est très joli, mais moi je fais surveiller la baraque jour et nuit à partir de maintenant.
  
  — Et tu fais bien, ponctua Hubert. Ne me laisse pas filer comme tu as fait pour la môme Laura Kerr, hein ?
  
  — J’essaierai, dit Bug.
  
  Ils arrivaient au restaurant. Un groupe bruyant se trouvait devant la porte. Ils changèrent de conversation.
  
  — Oui, ces nouveaux fauteuils métalliques que nous avons reçus ne sont vraiment pas mal…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Bien qu’il fut six heures du soir, la chaleur était encore accablante. Un garçon de laboratoire qui passait dans la Troisième Avenue vit Erna Leeder pousser le fauteuil roulant qui contenait son pitoyable mari devant le fenêtre grande ouverte du living-room.
  
  Tout le monde savait maintenant que le grand savant allemand Martin Leeder se trouvait à la « Vanguard Project ». L’accident dont on l’avait cru victime en mer du Nord et que tous les journaux avaient relaté n’avait été, de toute évidence, qu’une histoire montée de toutes pièces par les Services Secrets.
  
  Le garçon de laboratoire qui n’avait encore jamais vu le célèbre savant s’arrêta un instant pour regarder ce visage hallucinant, auquel les énormes lunettes noires et le béret profondément enfoncé sur les oreilles ajoutaient encore du mystère. Puis il passa son chemin, très impressionné par ce qu’il venait de voir.
  
  Vers six heures dix, le docteur David Randall se présenta à la porte du bungalow. Deux fois déjà, les jours précédents, il était venu pour faire la connaissance de Martin Leeder et lui offrir ses services de médecin ; mais, chaque fois, Erna lui avait dit que le savant travaillait dans son bureau et qu’il était impossible de le déranger.
  
  — Je suis navré de vous importuner, dit Randall à la jeune femme qui ouvrait la porte. Mais il me semble avoir aperçu votre mari par la fenêtre du living-room. Excusez mon indiscrétion…
  
  Erna sourit gentiment.
  
  — Vous êtes tout excusé, docteur. Veuillez entrer… Martin sera heureux de vous connaître. Je vous serais simplement reconnaissante de ne pas lui parler de son travail. D’abord, il n’a pas le droit d’en discuter et ensuite il n’aime pas ça…
  
  — Je respecterai la consigne, madame. Soyez tranquille.
  
  Elle le guida dans le living-room où se trouvait Martin Leeder. Randall fut surpris de voir que le savant infirme avait fait pivoter son fauteuil et qu’il se trouvait maintenant le dos à la fenêtre, en contre-jour.
  
  — Est-ce qu’il voit un peu ? demanda-t-il doucement.
  
  Elle secoua négativement sa jolie tête.
  
  — Non, il distingue seulement les différences de luminosité et il se guide surtout sur les bruits.
  
  — Il entend un peu ?
  
  — Quand il a son appareil de prothèse auditive, oui. Tout de même, il faut parler fort pour qu’il comprenne, surtout en américain.
  
  Elle s’avança vers le malheureux savant et dit en élevant la voix :
  
  — Martin, voici le docteur Randall, médecin-chef de la Base, dont je t’avais déjà parlé…
  
  — C’est pour moi un grand honneur de faire votre connaissance, dit le médecin, visiblement impressionné par la réputation de Leeder.
  
  — Très heureux, marmonna le savant. Erna, offre donc à boire au docteur.
  
  Il parlait sans presque bouger les lèvres. Certains des muscles de son visage atrocement brûlé devaient être atrophiés. La jeune femme demanda :
  
  — Que boirez-vous, docteur ? Whisky ?
  
  — Si ça ne vous dérange pas, volontiers.
  
  — Excusez-moi un instant, dit-elle en quittant la pièce.
  
  Martin Leeder demanda de sa voix lente aux rudes inflexions :
  
  — Est-ce vous, docteur, qui avez écrit ces articles sur la médecine spatiale ?
  
  Randall avait tourné la tête pour regarder la porte. Il répondit en allant pousser celle-ci afin qu’on ne puisse les voir du couloir.
  
  — Oui, je m’intéresse beaucoup à cette question. Il est indéniable que, de tous les « instruments » qui se trouveront à bord de la première fusée à destination de la Lune ou de Mars, les humains seront les plus fragiles. Et avant que le premier départ soit donné, la science de la médecine spatiale devra être parfaitement au point.
  
  Il avait sorti d’une poche un minuscule appareil photographique et s’affairait à le régler. Martin Leeder répliqua paisiblement :
  
  — Êtes-vous au courant des travaux du professeur Oberth ? Je trouve très séduisante son idée de congeler les voyageurs interplanétaires. Il veut les installer dans la fusée en état d’hibernation, de vie suspendue, pour ne les réveiller qu’au bout du voyage, après quelques années peut-être…
  
  David Randall regarda dehors. Personne dans l’avenue. Il regarda derrière lui. Erna Leeder ne revenait pas encore. Il plia les genoux pour se trouver à la hauteur de l’infirme, porta le viseur de son appareil devant son œil droit et pressa le déclic.
  
  — C’est séduisant, bien sûr, répondit-il en se redressant. Mais cela relève encore de l’utopie. Mettre des humains en état d’hibernation n’est pas très difficile. Les Russes ont déjà réussi des expériences de ce genre… Mais il conviendrait, à mon sens, de demander au professeur Oberth qui se chargera de ranimer les hibernants à l’arrivée. Les Martiens, les Plutoniens ? En admettant qu’ils existent, ce serait peut-être beaucoup leur demander. Et encore faudrait-il placer dans la fusée un « mode d’emploi » qu’ils pussent déchiffrer…
  
  Il s’était déplacé d’un mètre à gauche et visait maintenant le profil droit de Leeder. Clic.
  
  — On inventera un robot qui s’en chargera, dit Martin Leeder. L’électronique a fait des progrès foudroyants, et c’est loin d’être fini…
  
  — Bien sûr, bien sûr…
  
  Erna revenait. Randall remit son appareil dans sa poche et alla tirer la porte. La jeune femme entra, portant un plateau chargé de verres et de bouteilles. Elle le posa sur une table basse et fit le service. Leeder eut droit à un whisky léger, très étendu d’eau.
  
  — De quoi parliez-vous ?
  
  — De médecine spatiale, répondit l’infirme. Le docteur est un grand spécialiste.
  
  — Oh ! répondit modestement l’autre. Disons que je m’intéresse à ce problème, rien de plus.
  
  Ils discutèrent encore un moment. Puis Randall déclara qu’il était obligé de partir et prit congé. Erna le raccompagna.
  
  — Merci infiniment, dit-il. Je suis très heureux d’avoir vu votre mari… Je… suis très embarrassé pour vous demander cela, mais… Pensez-vous qu’il accepterait de se laisser examiner par moi ? Au point de vue clinique, c’est un cas très intéressant…
  
  Elle répliqua sèchement.
  
  — Il n’acceptera jamais et je n’oserais jamais le lui demander. Il souffre assez de se sentir aussi diminué physiquement et ne pourrait pas supporter de devenir en plus un objet de curiosité. N’insistez pas, docteur.
  
  — Excusez-moi, madame. Je suis navré…
  
  — Je vous en prie.
  
  Elle tourna les talons et rentra en refermant la porte. De retour dans le living-room, elle le regarda s’éloigner et dit à voix basse, tout près de son « mari ».
  
  — Il m’a demandé de vous examiner. Je lui ai répondu que c’était impossible.
  
  — Dame, répliqua doucement Hubert qui n’estimait pas utile de faire savoir à sa collaboratrice que le médecin l’avait photographié, il croit que je suis un cas intéressant… Dites-moi, chérie…
  
  — Oui ?
  
  — Je vous serais reconnaissant, quand vous me servez l’apéritif, de mettre un peu moins d’eau et un peu plus de whisky. D’accord ?
  
  — Vous êtes un grand blessé, n’oubliez pas.
  
  — Et alors ? Est-ce que cette sacrée explosion m’a aussi esquinté le foie ?
  
  — Cela m’a paru être dans la note.
  
  — Dans la note ou pas, ne me servez plus un truc de ce genre ou je vous l’envoie sur la tête, tout aveugle que je suis.
  
  — Okay, patron.
  
  — Non, pas « patron », « chéri ». Je suis votre époux adoré.
  
  — Oui, chéri.
  
  — Très bien.
  
  Il lui tapota les fesses.
  
  — On fera quelque chose de vous, bébé, si les petits cochons ne vous mangent pas…
  
  — Je crains davantage les grands cochons de votre espèce, répondit-elle en lui tapant sur la main.
  
  Puis elle annonça en baissant la voix :
  
  — Tiens, voici miss Adams, le « bras droit » du général, qui se dirige par ici.
  
  — Jolie fille, n’est-ce pas ? Parions qu’elle vient voir le grand Martin Leeder. On a dû lui dire combien j’étais horrible et combien vous étiez belle… et elle veut voir ça de près afin de pouvoir nous imaginer au lit. Elle va sans doute essayer de savoir si cette sacrée explosion ne m’a pas aussi brûlé… ce que je pense.
  
  Erna se mit à rire.
  
  — Vous êtes complètement idiot ! dit-elle.
  
  Et elle quitta la pièce pour aller accueillir Katherine Adams qui venait effectivement de franchir le portillon du jardin.
  
  Les deux femmes reparurent bientôt dans le living-room. Avec son accent germanique retrouvé, butant sur les mots, Erna annonça :
  
  — Chéri, voici Miss Katherine Adams qui est chargée de presse, je crois, et une des proches collaboratrices du général Garret.
  
  — Je suis très heureux de vous connaître, Miss Adams. On m’a dit que vous étiez la plus jolie femme de Patrick.
  
  Katherine Adams devint rose et protesta :
  
  — C’était peut-être vrai avant que Mrs Leeder arrivât…
  
  Erna se mit à rire.
  
  — Ne soyez pas si modeste… Tu sais, Martin, elle est vraiment très, très jolie. Elle ressemble beaucoup à Kim Novak, mais je la trouve encore mieux.
  
  — Assez ! supplia Miss Adams. Vous allez me faire rougir.
  
  — Vous prendrez bien un whisky avec nous ? proposa Erna.
  
  — Volontiers. Vous êtes très gentils.
  
  — Je vais chercher de la glace dans le frigidaire.
  
  Erna quitta la pièce. Il y eut un moment de silence. Katherine Adams semblait fascinée par le misérable déchet humain tassé dans le fauteuil roulant.
  
  — Votre travail doit être passionnant, dit Hubert avec la voix de Martin Leeder.
  
  — Oh ! oui, répondit-elle.
  
  Et elle fit soudain quelque chose de tout à fait étonnant. Sans cesser de fixer intensément le visage horrible du savant, elle remonta lentement sa jupe étroite en la faisant glisser sur ses cuisses pleines, gainées de nylon… La limite des bas apparut, puis les jarretelles sur la peau rose et satinée, puis le ravissant petit pantalon de soie rose bordé de volants…
  
  Hubert pensa qu’il n’avait jamais rien vu d’aussi joli… ni d’aussi prodigieusement érotique. Il sentit le sang lui monter au visage et une véritable révolution se produisit en lui. Mais Katherine Adams, qui le dévisageait toujours avec une attention aiguë, ne pouvait rien voir de ce qui se passait sous le masque. Elle tripota un instant une de ses jarretelles, puis fit redescendre sa jupe.
  
  Hubert avait la gorge tellement serrée qu’il n’osait plus parler, ayant peur que le ton de sa voix ne le trahît. Erna reparut fort à propos. Elle servit les whiskies et questionna Miss Adams sur son travail.
  
  Ils parlèrent ainsi près d’un quart d’heure, puis Wallace Rood arriva. Erna alla lui ouvrir.
  
  — Je brûle d’envie de connaître le grand Martin Leeder, dit-il. Est-ce que je suis importun ?
  
  — Mais non, répondit Erna. Entrez, je vous en prie…
  
  Il pénétra dans le living-room. Erna fit les présentations. Katherine se leva presque aussitôt et dit qu’elle avait à faire.
  
  — Excusez-moi, je reviendrai vous voir.
  
  Erna la raccompagna. Wallace Rood, resté seul avec Hubert qui le complimentait sur un traité d’astronomie que « sa femme » lui avait lu, se mit alors à fureter partout, ouvrant les portes, regardant dans la chambre, comme s’il voulait se rendre compte de la disposition des lieux…
  
  Il revint au centre de la pièce en entendant le pas d’Erna qui revenait…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le temps tournait à l’orage. Hubert revint à pied du restaurant et rentra chez lui. Ils avaient décidé, avec Bug, de se rencontrer moins souvent en public afin de ne pas éveiller des soupçons de l’adversaire qui devait forcément surveiller les faits et gestes du chef de la Sécurité.
  
  Comme il était tout à fait normal que celui-ci portât un intérêt particulier à un « V.I.P. » aussi « important » que Martin Leeder, ils avaient convenu que Bug passerait de temps en temps voir le « savant » chez lui.
  
  Hubert ferma tous les volets et toutes les portes de son logement. Puis il se débarrassa de son complet et passa dans le logement voisin, par les placards. Il revêtit l’habit sombre de Martin Leeder, mais pas le masque qui le faisait terriblement transpirer, et prévint Erna qu’il était de retour.
  
  Quelques minutes plus tard, la jeune femme introduisit Bug dans le bureau blindé et laissa les deux hommes en tête à tête.
  
  Hubert regarda sa montre.
  
  — Dans deux heures, nous atteindrons le deuxième dimanche d’août. Attention !
  
  Bug mâchonnait toujours son éternel chewing-gum.
  
  — Je ne crois pas qu’ils attaqueront cette nuit, répondit-il. Les autres fois, cela s’est passé dans la journée ou dans la soirée du dimanche.
  
  — Peut-être, mais cela ne prouve rien. Au fait, j’ai eu des visites en fin d’après-midi. Très intéressant… D’abord, David Randall, qui m’a photographié.
  
  Bug sursauta.
  
  — Hein ?
  
  — Oui, mon vieux. Pendant que Erna était à la cuisine, il a prit deux clichés de la jolie bouille de Martin Leeder. Face et profil. Ensuite, il a demandé à Erna s’il pouvait m’examiner… Je me demande s’il se doute de quelque chose.
  
  — Randall, murmura Bug soudain songeur. Il ne faut tout de même pas oublier que c’est lui qui a poussé Eimer à sortir ce fameux second dimanche de mai…
  
  — Ensuite, continua Hubert, le plus charmant et peut-être le plus étonnant : Katherine Adams. Erna étant le nouveau à la cuisine, pour chercher de la glace, cette jeune et ravissante personne s’est mise à relever sa jupe presque sous mon nez…
  
  — Et alors ? Tout le monde te croit aveugle…
  
  — Peut-être, mais j’ai eu l’impression qu’elle agissait avec intention. Pendant qu’elle faisait ça, elle m’observait comme un chat guettant une souris. Et heureusement que j’avais un masque, car je t’assure que le spectacle était plutôt emballant ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi ravissant. Cette fille-là a les plus belles cuisses du monde. C’était net, propre… tout simplement merveilleux !
  
  — Hé là, fit Bug. Elle avait besoin de rajuster sa jarretelle et, bien qu’elle te sût aveugle, elle était tout de même un peu… embarrassée de faire ça devant un homme. C’est pour ça qu’elle te regardait.
  
  — Elle pouvait aussi bien se retourner.
  
  — Mon vieux, avec les femmes, on ne peut jamais savoir. Elle a peut-être trouvé ça supérieurement excitant.
  
  — J’ai eu l’impression, moi, qu’elle voulait vérifier si j’étais vraiment aveugle.
  
  — Bon, dit Bug, nullement convaincu. Je note.
  
  — Et enfin, continua Hubert, il y a eu Wallace Rood…
  
  — Ah ! encore lui !
  
  — Wallace Rood qui, resté seul lui aussi avec moi, s’est mis à fureter partout, à ouvrir toutes les portes…
  
  — Lui, au moins, ne doutait pas que tu ne fusses aveugle.
  
  — Certainement pas.
  
  — C’est tout ce qu’il a fait ?
  
  — Oui ; Erna est revenue.
  
  — Et pourquoi t’a-t-il rendu visite ?
  
  — Pour faire ma connaissance, tout simplement.
  
  Ils restèrent silencieux un moment. Puis Hubert passa son doigt dans le col de sa chemise.
  
  — J’ai l’impression qu’il va se passer quelque chose avant peu. Il faut ouvrir l’œil, vieux garçon, et le bon.
  
  — Je suis prêt, affirma Bug. Tu es aussi surveillé que les joyaux de la couronne.
  
  — Je veux bien te croire. Mais, méfie-toi. L’adversaire n’est pas bête, il l’a déjà prouvé…
  
  — N’aie aucune crainte.
  
  — Et fais en sorte que la surveillance ne soit pas trop visible. Il ne faut pas qu’un excès de précautions empêche l’autre d’attaquer.
  
  — C’est difficile de concilier les deux, tu sais.
  
  — Je sais bien, mais il le faut pourtant.
  
  Ils parlèrent encore de choses et d’autres. Puis Bug s’en alla, accompagné par Erna qui ferma soigneusement la porte.
  
  Hubert laissa la jeune femme se coucher, puis il entra à son tour dans la chambre, se déshabilla dans la salle de bains et reparut en pyjama.
  
  Il posa son masque, ses lunettes et son béret sur la table de chevet à portée de sa main. Et aussi son 22 long-rifle… Puis il alla se pencher sur le lit voisin et embrassa son « épouse » sur le front.
  
  — Bonne nuit, chérie.
  
  — Bonne nuit, répondit la jeune femme un peu crispée.
  
  — Savez-vous, chérie, qu’il est extrêmement dur pour un homme comme moi de dormir dans la même chambre qu’une aussi jolie femme que vous sans… sans que…
  
  Elle répondit en le regardant bien en face !
  
  — C’est aussi dur pour moi. Mais vous avez vous-même décidé que nous devions être impitoyablement raisonnables.
  
  — C’est vrai, reconnut Hubert. Mais il ne faut tout de même pas que nous en perdions la boule.
  
  — Je vous le dirai quand je ne pourrai plus tenir… chéri.
  
  — Et vous aurez raison. Après tout, nous sommes mari et femme. Il ne faut pas l’oublier.
  
  — Arrêtez ! supplia-t-elle. La situation est déjà… suffisamment embarrassante. J’ai des sens, moi aussi. Et cette intimité…
  
  Hubert sentait que le désir allait l’emporter.
  
  Mais ce n’était pas prudent. Quelque chose pouvait arriver d’un instant à l’autre et il faudrait être prêt… Tout à fait prêt.
  
  Il se redressa péniblement et regagna son lit. Quelques secondes plus tard, elle éteignit la lumière.
  
  — Bonne nuit, dit-il.
  
  Elle ne répondit pas et il crut l’entendre pleurer…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Hubert se réveilla en sursaut avec la sensation d’un danger immédiat. En moins d’une seconde, il fut complètement lucide, tous ses sens aux aguets. Un bruit étrange comme un crépitement…
  
  Il ouvrit les yeux. En même temps quelque chose lui piqua la gorge et il sentit le brûlé.
  
  LE FEU !… La maison brûlait. Il allongea le bras pour allumer, mais l’électricité ne fonctionnait plus. Heureusement, il avait placé une lampe à pile dans le tiroir de la table de chevet. Il la prit, l’alluma et se leva précipitamment.
  
  — Erna !
  
  Elle grogna en se retournant. Il alla la secouer.
  
  — Vite, mon petit ! Habillez-vous. La maison brûle !
  
  Elle laissa échapper une sorte de hoquet et fut debout en un clin d’œil, sans se soucier de montrer ses cuisses ou non. Hubert était déjà en train de s’habiller. Il enfila son pantalon et sa veste par-dessus son pyjama. Quelqu’un cria dehors.
  
  — Au feu ! Au feu !
  
  Hubert enfila son masque de caoutchouc, l’ajusta soigneusement. Des coups de poing ébranlèrent les volets.
  
  — Mrs Leeder ! Debout ! Votre maison brûle !
  
  Elle eut un mouvement pour aller ouvrir, mais Hubert la stoppa net, d’une voix basse mais impérieuse.
  
  Elle avait enfilé un peignoir et tenait ses autres affaires sur son bras, son sac serré contre sa poitrine. Hubert installa son appareil de prothèse auditive, mit ses lunettes noires à protection latérale, coiffa son béret qu’il enfonça profondément, releva le col de sa veste.
  
  — Allez-y, Erna.
  
  Il enfila ses chaussons. Les flammes faisaient rage dans la pièce voisine. Erna attendit encore que Hubert se fût allongé sur le lit pour ouvrir la fenêtre et remonter le volet roulant. Quelques hommes se trouvaient là. Une sirène d’alarme se mit à jeter son hululement sinistre dans le camp. Deux hommes en civil sautèrent les premiers dans la chambre.
  
  — Sauvez-le ! dit Erna.
  
  Ils soulevèrent Hubert qui prenait garde à laisser ses jambes totalement inertes et le portèrent jusqu’à la fenêtre que Erna avait déjà franchie, aidée par des mains secourables. Deux autres hommes étaient là, qui tendirent les bras pour recevoir Hubert. Quelqu’un lança :
  
  — Conduisez-le chez moi, de l’autre côté de la rue. C’est ouvert.
  
  Hubert reconnut Eddy Burden, le petit astronome. Les deux porteurs l’emmenèrent. Des flammes débordaient déjà du toit. La sirène continuait de hurler. Erna courait en arrière. Ils traversèrent le petit jardin, entrèrent dans la maison obscure.
  
  Un des hommes lâcha Hubert qui resta inerte dans les bras d’un seul. Il sentit brusquement une piqûre dans la fesse, mais ne sursauta même pas, n’ayant pas compris ce qui lui arrivait. Puis il eut l’impression qu’une sorte d’édredon étouffait sa lucidité, entendit encore derrière lui un gémissement étouffé et perdit complètement connaissance…
  
  À cet instant précis, la première voiture de pompiers arrivait. Bug aussi, alerté par la sirène. Les pompiers qui dévidaient leurs tuyaux vers les prises d’eau le retardèrent un peu. Quelqu’un lui annonça :
  
  — Les Leeder sont en sécurité dans la maison d’en face. Là-bas…
  
  Il regarda dans la direction indiquée et vit, dans le cadre d’une fenêtre ouverte, éclairée par la seule lueur mouvante de l’incendie, les silhouettes caractéristiques de Martin Leeder et de sa femme. Avec ses lunettes et son béret, il était assis dans un fauteuil, face à la rue ; Erna était debout derrière, très droite. Le feu tirait des reflets rouges de ses cheveux d’or. Bug respira plus librement.
  
  Il aperçut deux de ses agents un peu plus loin et les rejoignit.
  
  — Surtout ne les perdez pas de vue, recommanda-t-il en montrant le couple Leeder. Mais ne les serrez pas de trop près.
  
  — Okay, patron.
  
  Bug se garda bien de rejoindre le faux Martin Leeder. Il fallait laisser à l’adversaire le loisir de porter son attaque.
  
  Les lances mises en batterie, les pompiers arrosaient déjà la toiture en flammes. Le feu avait pris une extension ahurissante en quelques minutes. Bug entendit des gens s’inquiéter du commandant John Pike que l’on ne voyait nulle part. Des pompiers étaient entrés dans son logement, après avoir défoncé la porte à coups de hache. Bug courut pour ne pas leur laisser prendre de risques inutiles.
  
  — Le commandant Pike est absent, cria-t-il. Il n’était pas chez lui.
  
  Les hommes reculèrent. Quelques secondes plus tard, la toiture s’effondra et un souffle brûlant fit reculer tous les curieux en même temps que les flammes montaient très haut et qu’une pluie d’étincelles retombait tout autour.
  
  Bug se retourna et vit le couple Leeder toujours à la même place, dans le cadre de la fenêtre, étrangement irréel dans la lumière violente de l’incendie. Il se dit qu’il s’agissait peut-être d’un incendie accidentel…
  
  Il buta soudain contre le général Garret qui venait d’arriver.
  
  — Tout va bien, dit-il. Martin Leeder et sa femme sont en sécurité dans la maison d’en face.
  
  — Je les ai aperçus, répondit le général. J’ai eu très peur. Est-ce que ce n’est pas le deuxième dimanche du mois, aujourd’hui ?
  
  — Depuis minuit, oui, mon général.
  
  — Surveillez-les bien, recommanda le chef de la Base. Je n’ai pas envie de me faire expédier en Alaska ou ailleurs. Et c’est ce qui me pend au nez s’il arrive malheur à ce type.
  
  — Où allons-nous les loger, mon général ? Je ne crois pas qu’il y ait d’autre logement libre…
  
  — Où est Pike ? J’espère qu’il n’a pas brûlé là-dedans ?
  
  — Non, mon général. Je lui ai donné hier soir une permission pour le week-end.
  
  — Ah ! Eh bien, il y a de la place chez moi. Faites-les conduire chez moi. Je leur donnerai la chambre d’amis en attendant mieux.
  
  L’incendie mourait. Les pompiers achevaient maintenant de noyer les décombres. Bug pensa qu’il ne se passerait plus rien et que, de toute façon, il ne fallait pas avoir l’air de trop favoriser l’adversaire qui pourrait flairer le piège. Il se dirigea vers la maison où le pseudo Martin Leeder et son « épouse » dévouée avaient trouvé refuge. En pénétrant dans le living-room obscur qu’éclairaient à peine les reflets des projecteurs que les pompiers venaient d’allumer, il s’exclama !
  
  — Mais, vous n’y voyez goutte là-dedans !
  
  Il actionna le commutateur. La lumière inonda la pièce. Bug fit quelques pas et s’immobilisa, frappé de stupeur… Ce qu’il avait pris depuis près d’une heure pour un couple bien vivant n’était que deux mannequins de cire, deux mannequins volés sans doute à quelque magasin et affublés comme devaient l’être les originaux.
  
  Bug sentit une main de glace lui serrer le cœur. Hubert et sa compagne avaient bel et bien disparu sous son nez, sans qu’il s’en aperçût. C’était incroyable, ahurissant !
  
  Il ressortit, hébété, et entendit crier à droite. Il prêta l’oreille, comprit qu’on avait volé une camionnette appartenant aux pompiers. Il revint dans la maison, appela le poste de la Sécurité, à la sortie du camp. Le chef de poste lui répondit !
  
  — Allô, ici Baldwin. Avez-vous vu sortir une camionnette des pompiers ?
  
  — Oui, mon colonel. Il y a trois quarts d’heure. Les gars m’ont dit qu’on venait de s’apercevoir que les tuyaux étaient en mauvais état et qu’ils allaient en chercher chez les pompiers de Patrick. Je les ai laissés passer… Qu’est-ce qui se passe ?
  
  — Rien, répliqua Bug en raccrochant.
  
  Il quitta le bungalow et entendit qu’on venait de découvrir deux pompiers inanimés et dévêtus dans le jardin derrière la maison. Il avait compris.
  
  Il monta dans sa voiture et fonça jusqu’aux bureaux de la Sécurité où il demanda à cinq hommes de permanence de venir avec lui. Quelques minutes plus tard, il sortait du camp et fonçait à tombeau ouvert en direction du cimetière « Bienvenue ».
  
  « Pourvu que j’arrive à temps, pensait-il en écrasant l’accélérateur. Pourvu que j’arrive à temps… »
  
  Les hommes, ignorant ce qui se passait et où leur chef les emmenait, un peu effrayés aussi par l’allure, ne dirent pas un mot tout le temps que dura le voyage. Bug éteignit les phares avant d’arriver au cimetière, rangea la voiture à l’ombre des grands arbres et dit à ses hommes !
  
  — Vous allez me suivre en file indienne, l’arme au poing. Mais vous ne tirerez que sur mon ordre. Laissez-moi faire et faites uniquement ce que je vous commanderai.
  
  Ils lui emboîtèrent le pas. La nuit était sans lune, sombre, et de grosses nuées d’orage couraient dans le ciel d’encre. Il les guida dans l’allée des grands chênes, puis à travers le cimetière. Ce n’était pas facile de retrouver son chemin alors qu’on n’y voyait pas à deux mètres devant soi.
  
  Il retrouva cependant la chapelle. Aucun bruit, aucune lueur. N’étaient-ils pas encore arrivés ou bien étaient-ils déjà repartis ?
  
  Bug commanda à ses hommes de cerner la petite chapelle. Ordre donné à voix basse au suivant immédiat, avec prière de faire suivre. Les hommes se déployèrent. Il pénétra dans le monument. Aucune lumière ne montait par l’escalier. Certainement, il n’y avait personne en bas. Il alluma sa lampe et descendit prudemment, l’arme au poing. Avant de déboucher en bas, il dit d’une voix normale !
  
  — S’il y a quelqu’un, rendez-vous ! Je suis le colonel Baldwin, du service de Sécurité de la Base de Patrick et dix de mes hommes cernent cette chapelle. Vous ne pouvez échapper.
  
  Pas de réponse. Sa voix résonnait curieusement dans la crypte. Il continua de descendre, pas à pas, éclaira la rotonde… Rien, ni personne.
  
  Il réfléchit. L’adversaire n’avait que trois quarts d’heure d’avance et dans les deux cas vérifiés, celui d’Evenson et celui de Mabel Rood, il s’était écoulé beaucoup plus entre l’enlèvement et… l’enterrement. Et il fallait le temps de desceller, puis de resceller les plaques de marbre, et d’effacer toutes les traces.
  
  Aucun doute, ils n’étaient pas encore là.
  
  Bug remonta et commanda à ses hommes de se dissimuler derrière les tombes environnantes en leur indiquant que des gens allaient probablement venir qu’il faudrait capturer vivants. Ils se dispersèrent. Bug resta dans la chapelle. Ils attendirent…
  
  Lorsque les premières lueurs de l’aube vinrent éclairer le spectacle grand-guignolesque du cimetière en ruine, ils attendaient toujours…
  
  En vain. Bug avait déjà compris qu’il s’était fait rouler. Comme un gamin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Hubert reprenait lentement conscience, avec l’impression d’avoir dormi profondément pendant des jours et des jours.
  
  Il entendait parler, mais les voix lui paraissaient lointaines et incompréhensibles. Quand les voix se taisaient, un autre bruit lui parvenait, pareil au ressac de la mer.
  
  Il se rendit compte ensuite qu’il n’était pas couché, mais simplement installé dans un fauteuil confortable. Il ouvrit lentement les yeux et ce qu’il aperçut à travers les verres très foncés de ses lunettes l’étonna tout d’abord beaucoup.
  
  La pièce était grande, bien éclairée par deux vastes baies ouvertes sur le ciel bleu. Erna était assise de l’autre côté sur un fauteuil en tubes auquel elle était étroitement liée. Elle était éveillée et trois hommes se tenaient devant elle, tournant le dos à Hubert.
  
  — Vous comprenez, disait un des hommes en allemand, nous voulons emmener votre mari en Russie. C’est pour cela que nous vous avons enlevés cette nuit. Maintenant, il faut savoir si vous êtes d’accord ou non. Nous ne voulons pas prendre les risques d’un pareil transport si, une fois arrivé, votre mari refuse de travailler pour nous…
  
  Erna regardait l’homme qui lui parlait, mais ne paraissait pas disposée à répondre. Hubert restait rigoureusement immobile, la tête renversée en arrière sur le dossier du fauteuil. Il savait déjà que les autres ne l’avaient pas ficelé comme Erna. Son imposture n’était donc pas démasquée. Ils l’avaient manié précautionneusement, comme un colis précieux et fragile, et restaient persuadés qu’il était aveugle, presque sourd et complètement paralysé des membres inférieurs. Cet état de choses représentait pour Hubert un formidable atout ; lorsqu’il déciderait de passer à l’action, l’effet de surprise jouerait en sa faveur de façon totale. Il se sentait de plus en plus lucide, les effets de la drogue qu’on lui avait injectée s’estompant rapidement. Il examina les trois hommes.
  
  Ils étaient tous les trois de taille moyenne, et tous les trois vêtus simplement d’un pantalon et d’une chemise. Celui de gauche, le plus gros, avait des cheveux blonds coupés en brosse et portait une chemise rose avec décor de crevettes bleues. Celui du centre, qui parlait à Erna, était brun, légèrement ondulé, avec une chemise blanche, sans doute en nylon. Celui de droite était mince, avec des épaules étroites, des cheveux châtains mal peignés et une chemise à rayures vertes et rouges. Il sembla à Hubert qu’il connaissait celui du centre.
  
  — En somme, reprenait celui-ci, le choix est simple. Ou votre mari accepte de travailler pour nous et c’est parfait, ou il refuse et nous sommes obligés de vous supprimer. Pas question, vous le pensez bien, de vous rendre aux Américains. Nous comptons sur vous, qui êtes certainement raisonnable, pour le convaincre…
  
  Erna répondit enfin d’une voix lasse.
  
  — Je ne sais pas du tout ce qu’il va décider. Posez-lui la question directement, il vous répondra oui ou non. Si c’est non, je saurai le faire changer d’avis. Il m’aime beaucoup et…
  
  — … il n’accepterait pas de vous entraîner dans la mort ?
  
  — C’est ça.
  
  Elle tendit le cou pour regarder Hubert et dit :
  
  — D’ailleurs, je crois qu’il est réveillé. Peut-être a-t-il entendu… Bien que nous n’ayons pas parlé très fort.
  
  — Nous lui avons enlevé la pile de son appareil, dit l’homme en se retournant.
  
  — Alors, il ne peut rien entendre, répliqua Erna.
  
  Hubert avait pris note. Il ne devait rien entendre avant qu’ils n’eussent rebranché la pile sur son appareil. Mais son regard ne quittait pas l’homme à la chemise blanche… Les verres de lunettes, assez foncés pour qu’on ne pût voir ses yeux ouverts à travers, diminuaient considérablement sa vision et l’homme était à contre-jour. Mais il approchait lentement…
  
  — Jo, ordonna-t-il, remets-lui sa pile.
  
  L’homme à la chemise aux crevettes exécuta l’ordre. Hubert n’aima pas le sentir penché sur lui, il ne savait pas si son masque était toujours bien ajusté… Mais l’imitation de peau brûlée était parfaite et le caoutchouc très mince collait étroitement au visage… Et peu de gens osaient regarder en face cet horrible visage.
  
  — C’est fait, annonça Jo en reculant.
  
  L’homme à la chemise blanche regarda vers la fenêtre et sa figure se trouva mieux éclairée. Un éclair se fit dans l’esprit de Hubert qui eut du mal à rester impassible. Cet homme, il le connaissait, c’était Bert Batten, que tout le monde à la « C.I.A. » appelait « B.B. »…
  
  Bert Batten, dit B.B., le numéro I de l’espionnage soviétique aux États-Unis, l’homme que tous les services de contre-espionnage du pays traquaient vainement depuis bientôt six ans.
  
  Bert Batten considéra un instant le visage effrayant du pseudo Martin Leeder, puis ses yeux froids et gris se détournèrent avec dégoût.
  
  — Êtes-vous réveillé, Herr Doktor ?
  
  — Parlez plus fort, conseilla Erna.
  
  Il répéta la question. Hubert saisit les accoudoirs du fauteuil avec ses mains et tendit son visage dans la direction d’où était venue la voix.
  
  — Oui, répondit-il, qui êtes-vous ? Et où sommes-nous ? Erna, es-tu ici ? Il me semble t’avoir entendue ?
  
  — Je suis là, mon chéri. Ce monsieur va t’expliquer ce qui est arrivé. Écoute-le bien… et fais un effort pour ne pas te fâcher.
  
  Bert Batten reprit :
  
  — Nous vous avons enlevés cette nuit de Patrick, Herr Leeder. Vous et votre femme…
  
  Et il répéta ce qu’il avait déjà dit à Erna, le choix qui leur était donné.
  
  — Il me faut une réponse tout de suite, exigeait-il. Toutes les polices des États-Unis sont alertées et nous devons agir vite. Je serais navré d’être obligé de vous supprimer parce que la police nous serrerait de trop près. Car, soyez bien convaincu qu’en aucun cas je ne vous laisserai reprendre par les Américains.
  
  Hubert prit son temps avant de répondre, d’une voix lente et étudiée :
  
  — Je pense que je n’ai pas le choix… Même si j’étais seul en cause… Je n’ai qu’une patrie, vous savez… et c’est la Science… Vous avez probablement entendu parler de mes recherches. Elles ont soulevé non seulement le scepticisme, mais la colère des savants officiels. Mais, je suis sûr d’avoir raison, comme je suis sûr d’aboutir rapidement si on m’en donne les moyens…
  
  Il reprit son souffle et continua :
  
  — Voyez, monsieur, je ne suis physiquement qu’une épave, un misérable débris… Mais j’ai une raison de vivre, une raison prodigieuse. Ma découverte bouleversera le monde… Que ce soit les Américains ou les Russes qui en profitent, peu m’importe. Je vous l’ai dit : je n’ai qu’une patrie : la Science.
  
  — Vous aurez en Russie des moyens supérieurs à ceux que vous donnaient les Américains.
  
  — Alors, monsieur, je suis prêt à vous suivre… À une seule condition.
  
  — Laquelle ?
  
  — Que je ne sois pas séparé d’Erna. Elle est mon soleil, elle est mes yeux, elle est mes jambes, elle est ma vie…
  
  — Cela ne pose pas de questions, Herr Leeder, votre femme ne vous quittera pas.
  
  Il alluma une cigarette et reprit :
  
  — Puisque nous sommes d’accord, nous allons vous installer dans une chambre du premier étage, avec votre femme. Vous nous excuserez, je pense, de vous enfermer. Simple mesure de précaution.
  
  Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n’aurez qu’à le demander.
  
  — Très bien, dit Hubert.
  
  Les deux collaborateurs de Bert Batten s’approchèrent et soulevèrent Hubert en lui faisant un siège avec leurs mains réunies. Hubert les saisit par le cou et se laissa emporter. Ils le montèrent au premier étage, pénétrèrent dans une chambre gaie et confortable et le déposèrent dans un fauteuil.
  
  — Merci, dit-il poliment.
  
  Ils s’en allèrent en laissant la porte ouverte, persuadés que leur prisonnier était incapable de se déplacer seul. Hubert aurait pu en profiter immédiatement, mais il voulait d’abord être sûr qu’ils n’étaient pas plus de trois dans la maison, et attendre aussi que Erna fût en mesure de l’aider…
  
  La jeune femme arriva deux minutes plus tard, suivie des deux hommes qui l’avaient détachée.
  
  — Si vous avez besoin de quelque chose, sonnez ou appelez par la fenêtre si nous sommes dehors, dit Jo en bâillant.
  
  Ils ressortirent. La clé tourna dans la serrure. Erna s’approcha de Hubert qui mit un doigt sur sa bouche pour lui recommander la prudence.
  
  — Tu dois être très fatigué, mon pauvre chéri, dit-elle.
  
  — Pas spécialement. J’ai bien dormi, tu sais… Quelle heure est-il ?
  
  Elle consulta sa montre.
  
  — Onze heures dix.
  
  Ils avaient dormi longtemps. Où étaient-ils ? On avait dû les emmener en voiture, forcément. Avaient-ils roulé toute la nuit. Erna marcha vers la fenêtre et annonça.
  
  — Nous sommes au bord de l’Océan.
  
  Hubert le savait déjà, à cause du ressac qu’ils entendaient parfaitement. Erna ouvrit la fenêtre et se pencha pour regarder dehors.
  
  — Rien à l’horizon… Du sable et des forêts de pins. Il y a un bateau au large.
  
  Elle revint vers Hubert et lui murmura à l’oreille :
  
  — La fenêtre donne juste au-dessus de la porte d’entrée. Ils pensent que nous n’oserons pas sauter dans ces conditions.
  
  L’instant d’après ils entendirent parler en bas. Erna retourna à la fenêtre et vit les trois hommes en maillot de bains courir sur la plage en direction de l’eau.
  
  — Ils vont se baigner, annonça-t-elle.
  
  — Tous les trois ?
  
  — Oui.
  
  — Ils ont vraiment confiance. Il faudrait être certain qu’il n’y en a pas d’autres…
  
  — Je ne crois pas. J’étais réveillée avant qu’ils n’entrent dans la salle, en bas. Et je n’ai rien vu ni entendu qui puisse faire supposer qu’il y avait quelqu’un d’autre… Qu’est-ce que nous faisons ?
  
  — Y a-t-il un téléphone ?
  
  — Oui, dans la salle en bas.
  
  — Si nous pouvions téléphoner à Patrick…
  
  — Il faudrait d’abord ouvrir la porte.
  
  — Ont-ils laissé la clé dans la serrure ?
  
  Elle alla voir.
  
  — Oui.
  
  — Alors, rien à faire. Il nous faudrait un « fer à friser », que nous n’avons pas. Attendons l’heure du déjeuner.
  
  Elle porta une main à son front.
  
  — J’ai la tête qui tourne.
  
  — C’est la drogue. Allongez-vous, il faudra être en pleine forme quand nous agirons.
  
  — Vous avez raison.
  
  Elle se coucha sur le lit.
  
  — Est-ce qu’ils vous ont piquée en même temps que moi, dans le couloir ?
  
  — Sans doute, répondit-elle. Nous venions juste d’entrer. J’ai perdu connaissance aussitôt.
  
  — Voyons, reprit Hubert, essayons de nous rappeler. Ils étaient deux à me porter, probablement les deux qui m’ont monté ici tout à l’heure.
  
  — C’est possible, admit-elle. Il m’a bien semblé les reconnaître, bien que les premiers aient eu des moustaches.
  
  — Il est facile de se coller des postiches… Dans le couloir, un des hommes m’a lâché et est passé derrière ; c’est sûrement lui qui m’a fait la piqûre. Où étiez-vous à cet instant précis ?
  
  Elle se concentra, fronçant les sourcils.
  
  — Voyons… Je me souviens de cela… C’est celui de droite qui vous a lâché, je l’ai vu derrière vous… et c’est à ce moment que j’ai été piquée, moi aussi.
  
  — Où ?
  
  — Dans la fesse.
  
  — Donc, il y avait un troisième larron. Quelqu’un qui vous suivait de près, ou bien qui attendait derrière la porte…
  
  — Qui nous suivait, plutôt… Il me semble bien que quelqu’un marchait derrière nous, mais je n’ai pas pensé à me retourner pour voir qui c’était…
  
  — Dommage.
  
  — C’était sans doute le brun, l’homme à la chemise blanche, qui paraît être le chef…
  
  Hubert secoua négativement la tête.
  
  — Je ne le pense pas, pour beaucoup de raisons. Je connais l’homme à la chemise blanche, c’est quelqu’un de très important et qui n’aurait jamais pris le risque de s’introduire à Patrick. Non, je crois que le troisième larron fait partie du personnel de la Base. Il leur fallait un complice à l’intérieur ; ils n’auraient jamais pu, autrement, faire ce qu’ils ont fait… Et c’est celui-là qu’il nous faudra démasquer quand nous serons sortis d’ici.
  
  — Avez-vous des soupçons ?
  
  — Très faibles… trop faibles.
  
  Ils cessèrent de parler. Hubert réfléchissait intensément, repassant dans son esprit tout ce qu’il connaissait de l’affaire, cherchant le détail, l’indice susceptible de le mettre sur la voie.
  
  Le temps passa. Puis ils entendirent les trois hommes revenir du bain et Bert Batten ordonner à l’un de ses deux acolytes de préparer le déjeuner. Hubert murmura à l’intention de sa compagne :
  
  — Un seul viendra sans doute nous apporter à manger. Arrangez-vous pour lui faire me tourner le dos un petit moment…
  
  — Et s’ils viennent à deux ?
  
  Hubert fit la grimace.
  
  — Ce sera plus compliqué. Je m’inspirerai alors des circonstances. Prenez garde à ne pas me gêner quand je passerai à l’action…
  
  — Je ferai mon possible.
  
  Ils ne dirent plus rien. Près de vingt minutes passèrent encore avant qu’un pas lourd et mesuré n’ébranlât l’escalier. Un sourire cruel retroussa sous le masque les lèvres d’Hubert : un seul homme montait…
  
  Erna se souleva sur un coude, l’oreille tendue. Puis à l’instant où l’homme s’arrêtait devant la porte, elle se leva vivement. Quelques secondes s’écoulèrent. L’homme devait être encombré par le plateau. La clé tourna dans la serrure, le battant s’ouvrit lentement poussé par le coude de Jo, l’homme à la chemise aux crevettes.
  
  — Voilà le déjeuner, annonça-t-il.
  
  Erna se porta vers lui.
  
  — Attendez, je vais vous aider.
  
  — Pas la peine.
  
  Avec une maladresse voulue, elle se mit sur son passage, l’obligeant à contourner la table pour se débarrasser de son fardeau. Il se trouva ainsi le dos tourné à Hubert qui se leva sans bruit derrière lui.
  
  — Et voilà, dit Jo en souriant à Erna. J’espère que vous aimerez ça.
  
  Il posa le plateau chargé sur la table et se redressa. Erna lui rendit son sourire.
  
  — Vous êtes très gentil, répondit-elle, et je suis sûre que vous êtes un excellent cuisinier.
  
  — Pour ça, je me défends pas…
  
  Il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Hubert l’avait brusquement saisi au cou, enfonçant ses pouces dans les artères. Stupéfait (il ne se méfiait absolument pas), Jo ouvrit la bouche pour aspirer de l’air, Hubert l’ayant volontairement attaqué alors qu’il se trouvait au bout d’une expiration, mais les effets de l’étranglement sanguin se faisaient déjà sentir. Tout afflux de sang au cerveau coupé, l’homme ne pouvait plus réagir efficacement. Il vit l’image de la jeune femme se mettre à flotter, devenir floue, s’estomper dans une sorte de brouillard opaque… Il perdit connaissance.
  
  Hubert le porta sur le lit, le fouilla rapidement et s’empara d’un automatique de gros calibre passé dans la ceinture du pantalon. Il mit l’arme dans sa poche, sortit son couteau, coupa les cordons des rideaux et ficela rapidement les chevilles et les poignets de sa victime. Puis il marcha vers la porte restée ouverte en ordonnant à Erna !
  
  — Restez ici, vous ne pouvez m’être d’aucune utilité.
  
  Il referma bruyamment la porte et gagna l’escalier en imitant le pas lourd de Jo, tel qu’il l’avait entendu. Dès les premières marches, il ôta ses lunettes afin de disposer de toute son acuité visuelle et prit en mains l’automatique dont il vérifia le chargement avant d’en repousser le cran de sûreté…
  
  Quelqu’un remuait des assiettes dans la cuisine ; ce devait être l’homme à la chemise rayée vert et rouge, Bert Batten étant trop grand seigneur pour s’abaisser à des travaux ménagers.
  
  Hubert atteignit le bas de l’escalier. Dans le fond, à gauche, était la cuisine ; à droite, une porte était ouverte sur le living-room. La voix de « B. B. » arriva de par là.
  
  — Jo ! Ça va, là-haut ?
  
  Sans répondre, Hubert marcha vers le salon en faisant sonner chacun de ses pas. L’arme au poing, il arriva sur le seuil. Bert Batten était assis dans un fauteuil, face à la fenêtre, lisant un journal. Un verre contenant du whisky était posé sur le sol à portée de sa main. Il tourna légèrement la tête vers la porte qui se trouvait derrière lui et répéta !
  
  — Ça va ? Ils sont sages ?
  
  Hubert fit trois pas en avant et répondit tranquillement :
  
  — Très sages… Voulez-vous mettre les mains en l’air, Monsieur Batten, s’il vous plaît !
  
  « B. B. » possédait à coup sûr un fameux sang-froid. Il tressaillit à peine et ses épaules se figèrent, comme pétrifiées. Puis, le journal tomba et ses mains apparurent lentement de chaque côté de sa tête.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’un ton neutre.
  
  Hubert le contourna sans se presser, à bonne distance, et vint se placer devant lui. Cette fois, Bert Batten accusa le coup et pâlit visiblement. À part les lunettes enlevées et le fait qu’il était sur ses jambes, Hubert avait toujours l’apparence de Martin Leeder.
  
  — Vous n’étiez pas aveugle ? murmura Batten au comble de l’étonnement.
  
  — Ni paralysé, comme vous le voyez ! répliqua Hubert.
  
  Il avait délaissé son accent tudesque et Batten s’en aperçut.
  
  — Mais, qui êtes-vous donc ?
  
  — Peu importe, assura Hubert qui ajouta, voyant que son adversaire ramenait doucement ses pieds sous son siège, comme s’il s’apprêtait à bondir : veuillez allonger vos jambes droit devant vous, s’il vous plaît.
  
  Batten obéit, après une brève hésitation.
  
  — Je suppose que vous avez réglé le compte de Jo ? questionna-t-il d’un ton poli.
  
  — Bien sûr. Erna veille sur son sommeil.
  
  — Et l’autre ?
  
  — Vous allez l’appeler, dit Hubert.
  
  Batten eut un sourire rusé.
  
  — Volontiers !
  
  Et il cria :
  
  — Bob ! Amène-toi !
  
  Hubert fit rapidement deux pas de côté afin que Batten se trouvât placé exactement entre lui et la porte, sur une même ligne. Batten continuait de sourire. Hubert, le doigt sur la détente, se tenait prêt à faire feu. Le temps commençait à lui paraître long et il flairait déjà un piège quand le bruit assourdissant d’une vitre brisée, derrière lui, le fit sauter en l’air. Il se retourna en même temps, vit une bouteille de bière éclater sur le carrelage, et aperçut la chemise rayée rouge et vert de Bob qui se trouvait dehors, tenant une arme braquée sur lui.
  
  Pas d’hésitation possible. Hubert fit feu. Atteint en plein visage, l’homme fut projeté en arrière comme par un coup de poing. Sans perdre une seconde, Hubert se lança de côté, roula sur lui-même et se retrouva sur ses pieds…
  
  Mais, Bert Batten n’avait pas réagi aussi vite qu’il aurait pu le faire. Hubert le retrouva dans son champ visuel alors qu’il lançait dans sa direction une énorme potiche en céramique. Hubert essaya d’esquiver, mais son pied glissa sur le carrelage et le lourd projectile l’atteignit à l’épaule gauche.
  
  Déséquilibré par le choc, il tomba et fut obligé de lâcher son arme pour se recevoir de la main contre l’angle d’un meuble sur lequel il aurait pu se fracasser le crâne. Bert Batten avait déjà plongé. D’un coup de pied réflexe, Hubert expédia l’automatique jusqu’à l’autre bout de la pièce, près de la porte. Batten ne perdit pas de temps en vains regrets ; Hubert se trouvait à quatre pattes devant lui, il le saisit par un revers de sa veste et bascula par dessus lui, exécutant de façon impeccable un étranglement en dislocation avec renversement.
  
  Au terme du mouvement, Hubert se trouva coincé, sachant parfaitement qu’il disposait au plus de quelques secondes pour se sortir de là avant de perdre connaissance. Son bras gauche restant libre et Batten n’ayant pas suffisamment collé sa tête, il essaya une fourchette aux yeux, mais il se trouvait mal placé et ses ongles écorchèrent simplement le nez de son adversaire. Déjà ses forces lui échappaient. Il lança ses jambes en l’air pour tenter un retournement…
  
  La voix d’Erna le surprit autant que l’autre.
  
  — Debout ! commandait-elle. Les mains en l’air.
  
  Batten jeta un bref coup d’œil vers la porte où venait d’apparaître la jeune femme qui avait ramassé l’automatique.
  
  — Si vous tirez, riposta-t-il, vous risquez de tuer votre ami.
  
  Elle fonça vers les deux hommes emmêlés.
  
  — Pas si j’approche suffisamment, répliqua-t-elle.
  
  Batten avait inconsciemment relâché sa prise, Hubert en profita aussitôt et, la seconde suivante, reprit l’avantage. D’un coup sec du tranchant de la main, il expédia incontinent son adversaire au pays des songes, puis se releva en se massant le cou.
  
  — On dit que les femmes sont toujours en retard, murmura-t-il. Vous, au moins, vous savez arriver à temps.
  
  Elle rit nerveusement.
  
  — Je ne pouvais tout de même pas rester là-haut, à me tourner les pouces ! Quand j’ai entendu celui-ci appeler Bob, j’ai flairé un ennui… Je me suis mise à la fenêtre et je l’ai vu arriver… La seule chose que j’avais à la portée de ma main était cette bouteille de bière… J’ai allongé le bras aussi loin que possible pour avoir la vitre afin de vous prévenir… L’imbécile a été tellement surpris qu’il s’est laissé descendre alors qu’il était prêt à tirer…
  
  Hubert fit un pas vers elle et l’embrassa sur la joue.
  
  — Merci, dit-il. Maintenant, vous aller ficeler ce zèbre-là que je tiens beaucoup à ramener vivant.
  
  Pendant ce temps-là je vais appeler mon ami Bug, à Patrick. Il viendra certainement nous chercher lui-même…
  
  Il décrocha l’appareil et ajouta, féroce :
  
  — Ce qui me permettra de l’engueuler un peu plus tôt !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Le temps s’était gâté en fin de soirée et la pluie d’orage qui tombait depuis plus d’une heure avait poussé les gens vers la salle de spectacles de la Base où se donnait une représentation de variétés avec, en grande vedette, le célèbre fakir Soliman.
  
  Personne, à part le général Garret, Bug et quelques hommes du service de Sécurité, n’était au courant de l’enlèvement de Martin Leeder et de sa femme, effectué à la faveur de l’incendie de leur bungalow.
  
  Le secret avait été jalousement gardé. Depuis le début de l’après-midi, Bert Batten et Jo, ramenés à Patrick, étaient interrogés sans relâche par Bug et ses collaborateurs. Hubert, ayant abandonné son travesti, était revenu sous l’apparence du commandant John Pike. Erna avait été installée dans une maison discrète des faubourgs de Patrick, où Mabel Rood était venue la rejoindre un peu plus tard.
  
  Hubert ne se faisait aucune illusion sur le résultat des interrogatoires. Il savait parfaitement que Bert Batten ne dirait rien, pas plus que Jo, qui avait bien trop peur des inévitables représailles. Il fallait donc trouver autre chose et Hubert avait une idée.
  
  Il ouvrit la porte du bureau où Batten se trouvait sur le gril et fit signe à Bug de venir le rejoindre dans le couloir.
  
  — Rien à faire, dit Bug d’un ton las. On n’en tirera rien.
  
  — Évidemment ! Écoute, je viens du théâtre. J’ai regardé les gens entrer… Tous nos suspects y sont.
  
  — Et alors ?
  
  Bug cracha sa gomme dans un cendrier de sol rempli de sciure, à trois mètres de distance. Hubert reprit :
  
  — As-tu déjà vu le numéro du fakir Soliman ? Bug haussa les sourcils.
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — C’est du joli travail, je l’ai vu : hypnotisme, transmission de pensée, etc… Il faut que Soliman nous donne un coup de main.
  
  — Je ne vois pas comment.
  
  — Il ne passe que dans une heure. Envoie-le chercher et je lui expliquerai ce qu’il devra faire… Envoie aussi une voiture chercher Mabel Rood, nous aurons besoin d’elle. Il faut faire vite…
  
  Bug haussa les épaules.
  
  — Comme tu voudras, dit-il sans enthousiasme.
  
  
  *
  
  * *
  
  Aussi magnifiquement vêtu qu’un Maharadjah le jour de ses noces, le fakir Soliman termina son dernier tour de prestidigitation et s’inclina vers la foule des spectateurs qui manifestait à grand bruit son enthousiasme.
  
  Lorsque le tapage se fut apaisé, Soliman annonça qu’il allait maintenant se livrer à des exercices d’hypnotisme collectif. Il demanda cinq volontaires. Une bonne dizaine se présenta et il dut faire un tri. Hubert, qui se tenait dans l’ombre des coulisses, remarqua parmi les élus Bob Fenwick, le physicien.
  
  Soliman avait une technique bien à lui. Il s’adressa successivement à chacun de ses collaborateurs bénévoles qui se trouvaient soudain en état d’hypnose sans s’en rendre compte.
  
  À la grande joie des spectateurs, Soliman persuada ses victimes qu’une puce les mordait au bas des reins, ce qui les fit se contorsionner de façon ridicule, puis il leur fit croire qu’ils avaient froid et chacun put les voir pâlir et claquer des dents. Il les fit ensuite transpirer, boire un whisky imaginaire, prononcer de courtes allocutions sur des sujets comiques. Enfin il les libéra et les cinq cobayes, qui ne se rappelaient rien, regagnèrent leurs places sous les rires, avec un air un peu idiot.
  
  Une jeune femme de type hindou, vêtue d’un sari rouge et marquée d’un point noir au front, entra en scène. Soliman la présenta au public ; c’était Kathi, un médium extraordinaire, grâce à qui, lui, Soliman, arrivait parfois à matérialiser des morts. Si les spectateurs voulaient bien cesser pendant quelques minutes de parler et même de penser, il allait tenter une expérience de ce genre.
  
  Toutes les lumières s’éteignirent. Dans l’obscurité, le silence s’établit. Puis une vague lueur rouge éclaira faiblement le médium que Soliman avait fait asseoir sur une chaise face au public. Le fakir apparut à son tour, un peu en retrait à gauche, et vint lentement se placer devant la jeune femme sur laquelle il se mit à exécuter des passes magnétiques en prononçant d’une voix convaincante les paroles rituelles.
  
  Kathi endormie, Soliman s’écarta légèrement afin que tout le monde put voir la jeune femme en état d’hypnose. Et il se mit à parler :
  
  — Kathi, est-ce que vous m’entendez ?
  
  La voix douce, paisible, de la jeune femme répondit :
  
  — Oui, Maître, je vous entends.
  
  — Vous savez, Kathi, que les esprits des morts rôdent habituellement autour de nous. Je vous demande de pénétrer dans le domaine des esprits. Y êtes-vous ?
  
  Un temps, puis la jeune femme indiqua, d’une voix égale :
  
  — J’y suis, Maître.
  
  — Y a-t-il des esprits autour de vous ?
  
  — Il y en a, Maître.
  
  — Je vous demande d’entrer en contact avec l’un d’eux et de nous répéter ce que vous apprendrez de lui… Allez-y, Kathi…
  
  D’interminables secondes s’écoulèrent. Les spectateurs retenaient leur souffle. Puis, toujours de la même voix paisible, le médium parla :
  
  — Je suis entrée en contact avec une jeune femme très jolie, qui habitait encore tout récemment ici, dans cette Base. Mais elle refuse de dire son nom car elle prétend que le responsable de sa mort se trouve dans cette salle.
  
  Soliman hésita un court instant.
  
  — Est-elle morte de mort violente ?
  
  — Oui. Elle dit avoir été enterrée vivante.
  
  Un frémissement parcourut la salle… Soliman reprit, d’un ton soudain anxieux.
  
  — C’est une accusation peu commune et vraiment très grave. Peut-être s’agit-il d’un esprit farceur… Nous en avons déjà rencontré. Voulez-vous m’aidez, Kathi, à matérialiser cet esprit ?
  
  — Je suis votre servante, Maître.
  
  — Alors, essayons, Kathi.
  
  La lumière rouge diminua encore d’intensité, à tel point qu’il devint difficile de distinguer sur la scène les silhouettes du fakir et de son médium…
  
  Et il se produisit alors une chose tout à fait étonnante. Une forme imprécise se matérialisa soudain à droite du couple, paraissant flotter en l’air. Un moment, les contours de la chose restèrent flous, puis l’apparition se précisa sous l’aspect d’une grande jeune femme brune au visage blafard, aux cheveux collés, aux grands yeux révulsés soulignés d’un large cerne mauve. Elle était vêtue d’une robe de lin jaune sale et chiffonnée et ses pieds étaient nus.
  
  Stupéfait, ne sachant quel parti prendre, les spectateurs reconnurent Mabel Rood dont ils ignoraient la disparition. La voix de Soliman s’éleva, impérieuse.
  
  — Qui êtes-vous ? Je vous ordonne de dire votre nom.
  
  Les lèvres violettes de l’apparition remuèrent.
  
  — Je m’appelais Mabel Rood… J’étais la femme de Wallace Rood qui se trouve dans cette salle…
  
  Ce fut comme une explosion dans tout le théâtre, des coups de sifflet, des hurlements, des rires, des cris. La lumière se ralluma brusquement et le charivari cessa instantanément, Mabel Rood s’était volatilisée, comme dissoute dans la lueur brutale des projecteurs. Plus rien.
  
  Mais le silence fut de courte durée. Pendant que Soliman réveillait rapidement son médium, quelqu’un lança :
  
  — Eh ! Wallace ! Tu savais que tu étais veuf ?
  
  Un gros rire secoua la salle et tous les regards se portèrent vers l’astronome dont la grosse face blême les surprit. Wallace Rood ne disait rien, mais les autres s’en chargeaient !
  
  — Remboursez ! C’est scandaleux ! Quelle horreur ! Dehors ! À bas Soliman ! Hou ! Hou !
  
  Un joli vacarme. Mais soudain, un grand type en civil bondit sur la scène. C’était Bug, qui levait ses longs bras, réclamant le silence. La vue du chef de la Sécurité ramena la paix. Bug, l’air ému, annonça d’une voix forte :
  
  — Mes amis, je comprends votre réaction… car vous n’êtes pas au courant… Pour des raisons que je n’ai pas à expliquer, mais qui ont à voir avec de récents événements que vous connaissez, nous avions gardé le secret…
  
  Il reprit sa respiration et lâcha :
  
  — Mrs Mabel Rood a disparu sans laisser de traces depuis le samedi soir 21 juillet. Elle avait loué un meublé, près du bord de mer, à Patrick-ville. Depuis un moment déjà, nous sommes arrivés à la conclusion qu’elle avait été victime d’un enlèvement criminel… et nous n’avions plus guère d’espoir de la retrouver vivante.
  
  Il promena son regard clair sur la foule stupéfaite et enchaîna :
  
  — Je suis, comme vous, extrêmement sceptique en ce qui concerne ce genre d’expérience. Mais ce qui vient de se produire est tout de même… étonnant. Je propose donc une chose : que le fakir Soliman recommence l’expérience sous contrôle… Moi et quelques agents du Service surveillerons les accès à la scène du commencement à la fin…
  
  Il se tourna vers le magicien qui ne semblait pas emballé.
  
  — Je ne sais pas si l’expérience peut réussir une seconde fois. Le vacarme qui a été fait, le brusque retour de la lumière ont profondément troublé mon médium. Ils ont dû aussi effrayer l’esprit de Mrs Mabel Rood… Enfin, je veux bien faire l’essai.
  
  Bug adressa encore quelques recommandations au public et la lumière s’éteignit de nouveau en même temps que s’établissait un silence total.
  
  Le même scénario se déroula dans une atmosphère tendue, presque angoissée. Soliman ordonna à son médium rendormi d’entrer en contact avec l’esprit de Mabel Rood. Un temps assez long s’écoula. La jeune femme donnait des signes de fatigue. Elle annonça finalement :
  
  — J’ai repris contact, Maître. Mais elle refuse de parler. Elle dit qu’elle n’aime pas être contrainte…
  
  — Expliquez-lui que c’est dans l’intérêt de tous que le responsable de sa mort soit démasqué et châtié… Dites-lui que si elle refuse de faire son devoir, nous la poursuivrons sans arrêt et qu’elle ne connaîtra plus la paix…
  
  — Je vais le lui dire, Maître.
  
  Le silence dans la salle était devenu quelque chose d’extraordinaire, de presque palpable. Près d’une minute s’écoula ainsi, qui parut interminable. Puis le médium reprit la parole :
  
  — Elle accepte, Maître.
  
  — Bien, nous allons de nouveau la matérialiser afin que je puisse l’interroger moi-même.
  
  La lumière rouge diminua d’intensité. L’homme et la femme devinrent presque invisibles… Puis, comme la première fois, une forme jaillit soudain de rien, à droite du couple, et prit lentement l’aspect de Mabel Rood telle que Hubert l’avait sortie du cercueil.
  
  — Vous êtes Mabel Rood et vous prétendez être morte de mort violente. Racontez comment cela s’est passé…
  
  Soliman demeurait dans l’ombre alors que la matérialisation de Mabel Rood était bien éclairée par une lumière blafarde dont il était impossible de déceler l’origine. Les lèvres violettes de l’apparition remuèrent :
  
  — Cela s’est passé dans la soirée du samedi 21 juillet, il y a donc maintenant trois semaines… J’ai été attirée dans un guet-apens, près du parc des Séminoles. Deux hommes m’ont enlevée en voiture, après m’avoir chloroformée. Lorsque j’ai repris conscience, ils étaient en train de m’enfermer vivante dans un cercueil. Je les entendais parler…
  
  Elle se tut. Soliman questionna :
  
  — Qu’ont-ils fait de ce cercueil ?
  
  — Ce cercueil se trouve actuellement avec mon corps dans un caveau d’un vieux cimetière abandonné, appelé « Bienvenue ». Ce caveau, surmonté d’une chapelle, était autrefois réservé à la famille Lowry. D’autres personnes y ont été récemment enfouies dans les même conditions que moi : Elliott Eimer et Thomas Evenson…
  
  Un frisson agita la masse des spectateurs, mais personne ne dit rien. Soliman demanda :
  
  — Pouvez-vous désigner ceux qui vous ont enlevée puis enfermée vivante dans le cercueil.
  
  — Non. Je n’ai pas pu les voir et leurs voix m’étaient inconnues…
  
  Elle hésita un instant, puis continua :
  
  — Mais je peux désigner l’instigateur, responsable aussi des autres disparitions qui se sont produites dans ce camp… J’ai entendu mes bourreaux parler de lui pendant qu’ils clouaient le couvercle… Ils ont aussi parlé d’un certain Bert Batten, qui doit être leur chef à tous… Ah ! je me souviens qu’un des deux hommes s’appelait Jo…
  
  Soliman bougea un peu :
  
  — Pouvez-vous nous désigner maintenant leur complice qui se trouve dans cette salle ?
  
  — Oui, dit-elle, je vais le faire. Je vais marcher vers lui et le toucher de ma main afin qu’il sente le froid de la mort…
  
  — Allez, dit Soliman.
  
  Et le fantôme de Mabel Rood, qui flottait à une vingtaine de centimètres au-dessus du plancher de la scène, se mit soudain en mouvement en direction de la salle. Elle n’avait pas franchi la rampe lorsqu’un cri, suivi d’une rapide bousculade, agita le second rang des spectateurs. Il y eut un bruit de fuite éperdue. Quelqu’un hurla !
  
  — Arrêtez-le ! Allumez !
  
  La lumière revint aussitôt et, comme la première fois, l’apparition se volatilisa du même coup. Puis le rideau tomba. Tout le monde était debout. Le vacarme se déclencha, devint infernal. Peu de gens pouvaient dire qui s’était enfui pour échapper au « froid de la mort »…
  
  Hubert, qui gardait la porte principale, jeta un rapide coup d’œil vers les autres issues, toutes surveillées par des agents du Service, et comprit presque aussitôt que le coupable avait emprunté le couloir conduisant aux toilettes. C’était un cul-de-sac, si l’on exceptait les quelques étroits vasistas assurant l’aération.
  
  Hubert se précipita dehors et entreprit de contourner le vaste bâtiment au pas de course. Personne dehors. Tous les hommes de Bug avaient été placés à l’intérieur, mais aucun n’avait pensé aux couloirs des lavabos.
  
  Le ciel restait couvert. De toute façon, c’était une nuit sans lune et, à cet endroit, il faisait noir comme dans un four. Le dernier coin franchi Hubert entendit plutôt qu’il ne vit le fugitif tomber d’une des fenêtres. Il tira un coup de feu en l’air et cria :
  
  — Arrêtez ! Ou vous êtes mort !
  
  Menace purement gratuite. En moins de deux secondes, l’homme se fondit dans la nuit. Hubert continua de courir dans la direction que semblait avoir prise le fuyard. Il arriva ainsi au bout de la place, à l’entrée de la Première Avenue, et s’arrêta, ne voyant toujours rien.
  
  Aucun bruit, excepté derrière, vers le théâtre, duquel des gens commençaient à sortir. Sans doute, l’homme s’était-il caché dans un des jardinets qui s’étendaient entre les trottoirs et les habitations. La lumière des lampadaires était insuffisante…
  
  Hubert se remit en marche, tous ses sens aux aguets, prêt à faire feu. Puis il entendit courir derrière lui et se retourna. C’était Wallace Rood.
  
  — Où est-il ? beugla l’astronome au combla de la fureur. Où est-il que je lui torde le cou ?
  
  — Il est par là, répondit Hubert. Certainement pas très loin. Faites attention, il peut être armé.
  
  À cet instant, la sirène d’alarme se mit à mugir d’une certaine façon, alertant les sentinelles de service sur l’enceinte du camp. Le fugitif aurait du mal à s’échapper, s’il essayait de quitter la Base.
  
  Hubert sursauta. Une voiture venait de démarrer à cinquante mètres en avant et fonçait déjà à tombeau ouvert. Le hululement de la sirène l’avait empêché d’entendre lancer le moteur. Hubert tira en direction de l’auto, mais de beaucoup trop loin pour faire mouche avec un automatique. Un hurlement de pneus, l’auto avait viré au premier carrefour. Hubert se mit à courir vers une autre voiture stationnée à proximité, mais Wallace Rood l’avait devancé.
  
  — Attendez-moi ! cria Hubert.
  
  Mais en vain. L’astronome démarra comme s’il avait le feu au derrière et se lança sur les traces de l’autre. Des gens arrivaient maintenant en masse du théâtre, mais Hubert s’en souciait peu. Il avait repéré une troisième auto, de l’autre côté de l’Avenue et l’atteignait déjà.
  
  À l’intérieur du camp, les risques de vol étant nuls en principe, chacun laissait sa clé de contact sur le tableau de bord. Hubert n’eut donc pas plus de mal à démarrer que les deux précédents. Sans souci pour le moteur, il écrasa l’accélérateur et la puissante Oldsmobile partit comme une flèche.
  
  Le fuyard avait viré tout de suite, non pour gagner plus rapidement la sortie du camp, mais pour échapper plus vite au tir de Hubert. Rood, sans réfléchir avait emprunté la même route. Hubert, lui, fila tout droit et prit le plus court chemin.
  
  Il arriva en vue des portes du camp par une allée oblique et aperçut en même temps le véhicule du fuyard qui fonçait à plus de cent à l’heure sur la grille fermée. L’écho du choc lui parvint à l’instant où la voiture pilotée par Rood passait à son tour par la brèche.
  
  Hubert freina brutalement, se laissa déporter un peu à gauche afin d’élargir le virage et tourna le volant en accélérant à fond. Il passa en dérapage contrôlé, rattrapa le tout de l’autre côté et eut juste le temps d’écraser de nouveau le frein…
  
  La première voiture venait de quitter la route, heurtant un pylône. Elle revint sur la chaussée alors que Rood essayait désespérément de s’arrêter à temps.
  
  Ce fut un magnifique carambolage, mais Hubert était beaucoup trop occupé pour profiter du spectacle. Trois fois de suite, l’Oldsmobile dérapant, il fut obligé de relâcher sa pression sur le frein, finalement, n’ayant pas d’autre alternative, il lança le lourd véhicule sur le bas-côté pour éviter les deux autres qui continuaient de glisser, enchevêtrés, sur la chaussée humide.
  
  Les roues gauches tombèrent dans le fossé. La droite se souleva et l’engin se coucha doucement sur le côté. Sans même prendre le temps de couper le contact, le moteur tournant toujours, Hubert se sortit de là et fonça, l’arme au poing, vers les voitures accidentées qui venaient enfin de s’immobiliser.
  
  Les hommes du poste de garde arrivaient en courant. Hubert vit Wallace Rood sortir des décombres et contourner l’amalgame de ferraille avec l’évidente intention de s’emparer du fuyard.
  
  Lorsque Hubert le rejoignit, Rood était en train de serrer le cou du jeune homme auquel ses lunettes brisées et le sang qui maculait son visage donnaient un air stupide et pitoyable.
  
  — Salaud ! grondait l’astronome. Je vais te faire payer ça !
  
  — Lâchez-le ! ordonna Hubert.
  
  — Ta gueule ! riposta grossièrement Rood en essayant d’éloigner Hubert d’un coup de pied.
  
  Hubert n’avait plus le choix. Il ne voulait absolument pas que Eddy Burden lui échappât de cette façon. Il assomma Wallace Rood.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  Fatigué, mais satisfait, Hubert sortit du bureau des interrogatoires et marcha vers le réservoir d’eau fraîche installé au bout du couloir. Après avoir bu, il jeta le gobelet de carton dans une corbeille à papiers et rejoignit Mabel Rood qui l’attendait dans un bureau voisin.
  
  — Alors ? questionna la jeune femme qui portait une veste de lainage sur sa robe blanche.
  
  — Il a tout avoué. Le choc a eu raison de sa résistance. Il nous a tout expliqué et comment il avait imaginé de se servir de toi pour faire accuser ton mari. Dans son esprit, ta disparition devait enfoncer définitivement Wallace…
  
  — Eddy Burden, murmura-t-elle. Je ne m’en serais jamais douté.
  
  — Je le comptais parmi les suspects, mais sans plus. Nous savons aussi comment il s’est procuré la clé du laboratoire de Philip Eaton. Il vous avait suivis un jour, lors de vos rendez-vous galants dans la nature, et il avait pris l’empreinte de la clé trouvée dans le veston d’Eaton pendant que vous étiez en train d’effeuiller la marguerite un peu plus loin dans les buissons… La jeune femme devint écarlate, mais ne dit rien.
  
  — Il n’a été qu’un agent de renseignements et d’exécution. C’est Bert Batten qui tirait les ficelles du dehors. Batten lui avait promis une place de directeur d’observatoire en Russie, royalement payée.
  
  Ils restèrent un moment silencieux, puis Hubert passa une main sur son visage fatigué.
  
  — On va se coucher ? proposa-t-il.
  
  Elle baissa les yeux.
  
  — Wallace est venu me parler, répondit-elle. Il m’a demandé de revenir à la maison et… et…
  
  — Et tu as rudement bien fait d’accepter, acheva Hubert en souriant.
  
  Elle fut vexée de sa réaction.
  
  — C’est tout l’effet que ça te fait ?
  
  Il lui tapota gentiment les fesses.
  
  — J’ai toujours été pour la paix des ménages. Allez file ! Il doit t’attendre.
  
  Il la regarda sortir, puis pensa à Erna qui devait se ronger les sangs dans la petite maison de Patrick-ville où elle était restée seule. Était-ce bien charitable de la laisser ainsi dans l’inquiétude, et seule ?… Exposée à tous les dangers ?
  
  Maintenant que l’affaire était terminée, les restrictions qu’il avait imposées à leurs relations n’avaient plus aucune raison d’être.
  
  Il sortit et prit la voiture de Bug qui se trouvait devant la porte. Cela lui ferait les pieds, à ce mangeur de gomme. Mabel… Erna… Après la brune, la blonde… C’était dans l’ordre. Il démarra.
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Abréviation de « Very Important Person » : Personnages très importants. Sigle très employé en américain.
  
  2 Pêche de Géorgie, c’est ainsi que l’on appelle les jolies filles de cet État célèbre pour ses pêchers.
  
  
  
  
  
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