Jean Bruce : другие произведения.

Oss 117 joue le jeu

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  O.S.S. 117
  
  JOUE LE JEU
  
  
  
  
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  JOUE LE JEU
  
  
  
  
  
  ROMAN D’ESPIONNAGE
  
  
  
  
  
  EDITIONS FLEUVE NOIR
  
  52, rue Vercingétorix – PARIS-XIVe
  
  
  
  
  
  No 1957 by « Editions Fleuve Noir », Paris.
  
  Reproduction et traduction, même partielles,
  
  interdites. Tous droits réservés pour tous pays,
  
  y compris l’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
  
  
  
  
  
  NOTE DE L’EDITEUR
  
  L’expérience que nous avions tentée en donnant à nos lecteurs la possibilité de mieux faire connaissance avec le célèbre agent O.S.S. 117, Hubert Bonisseur de la Bath, s’étant avérée une réussite, nous avons décidé de la poursuivre. C’est aujourd’hui la suite des premières aventures de ce célèbre agent spécial, que nous avions éditées sous le titre « Une gosse qui charrie », que nous proposons aux amis d’O.S.S. 117 dans une forme nouvelle et une présentation originale.
  
  
  
  
  
  « Homo homini lupus… »
  
  (L’homme est un loup pour l’homme…)
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  LE GRAND SAUT…
  
  
  D’une main attentive, Hubert Bonisseur de la Bath régla l’arrivée d’oxygène jusqu’à ce que sa respiration reprît un rythme normal. Lorsqu’il y fut arrivé, il consulta son chrono à travers les lunettes du masque ; si ces calculs étaient justes, dans un quart d’heure ce serait le grand saut.
  
  Hubert jeta ensuite un coup d’œil par le hublot qui se trouvait tout près de sa tête, sur la droite. La nuit était d’une clarté extraordinaire. A huit mille mètres en dessous, les premiers contreforts du Jura se découpaient durement, avec un relief fantastique, comme un paysage lunaire…
  
  — Allô, Hubert ?
  
  La voix du commandant de bord, dans le téléphone intérieur, le surprit ; instinctivement, il regarda vers le poste de pilotage pour répondre :
  
  — Je vous écoute…
  
  La voix reprit, un peu nasillarde dans l’appareil :
  
  — Nous ne trouvons pas l’écran de nuages à basse altitude que la météo nous avait annoncé sur la Suisse. La D.C.A. helvétique est très agressive et terriblement précise ; en tant que commandant de bord, je ne puis prendre la responsabilité de descendre à l’altitude prévue pour vous lâcher. Je vais être, au contraire, obligé de monter un peu pour franchir la frontière…
  
  Il y eut une courte hésitation, puis :
  
  — … Je ne pense pas que vous vouliez prendre le risque d’un saut à ouverture retardée de cette hauteur ? Devons-nous faire demi-tour ?
  
  Impassible sous son masque, Hubert répondit d’une voix étrangement calme :
  
  — J’ai un rendez-vous en bas, avec une dame. Je n’ai jamais fait attendre une dame ; j’ai horreur de ça et ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer… Je sauterai de la hauteur qui vous conviendra…
  
  L’officier s’éclaircit la voix avant de répondre :
  
  — Excusez-moi, mais je crois de mon devoir d’attirer votre attention sur les difficultés d’une telle entreprise. Nous n’avons pas d’appareil respiratoire individuel ; il vous faudra donc abandonner votre masque avant de sauter et attendre près d’une minute et demie avant d’ouvrir votre parachute. Si vous perdez connaissance… c’est la mort.
  
  Hubert jeta un nouveau coup d’œil par le hublot et fit un léger mouvement de tête pour répondre :
  
  — Je sais… Mais l’enjeu est « trop important » et il m’est « impossible » de remettre mon rendez-vous. Je sauterai.
  
  Le commandant de bord n’insista plus.
  
  — Bien, dit-il. Je vais essayer de vous faciliter les choses au maximum.
  
  — Merci.
  
  Juste à ce moment, un petit nuage blanc apparut en dessous de l’avion comme sous le coup de baguette d’un magicien ; puis un véritable chapelet de petits nuages blancs… La D.C.A. de la frontière suisse était entrée en action.
  
  L’énorme appareil reprenait de la hauteur pour se mettre hors d’atteinte. Impassible, Hubert observait d’un œil intéressé les paquets d’ouate qui naissaient des explosions. « Trop court », remarqua-t-il pour lui-même.
  
  Brusquement, d’étroites taches d’argent liquide accrochèrent son regard derrière la chaîne montagneuse, qui allait bientôt être dépassée… Les lacs ; Bienne, posé comme un accent sur le « I » épais de Neuchâtel et, plus bas, sur la droite, le croissant étroit du Léman. Quel paysage magnifique sous cet éclairage lunaire !
  
  Il lui sembla soudain que le grondement des moteurs avait diminué. La voix du commandant de bord résonna de nouveau dans l’écouteur.
  
  — Allô ?… Nous allons nous laisser glisser maintenant pour arriver à six mille cinq environ au-dessus de l’endroit où vous devez sauter. Commencez à vous préparer, nous y serons dans dix minutes. Attention ! Écoutez-moi bien ; vous devrez compter quatre-vingts secondes avant de tirer l’anneau d’ouverture ; cela vous fera ouvrir à environ trois cents mètres du sol. Vous aurez ainsi peu de chances de vous faire remarquer. Ça va ?
  
  — O.K. ! fit Hubert.
  
  — Voilà comment nous allons procéder : une minute, soixante secondes, avant le moment exact où vous devrez sauter, je vous préviens. Vous devrez alors regarder votre chrono, vous débarrasser du téléphone et préparer l’enlèvement rapide de votre masque à oxygène. Lorsque la lampe verte s’allumera, la trappe sera ouverte et il vous restera dix secondes pour enlever votre masque, après avoir fait le plein de vos poumons et sauter ; ce sera suffisant si vous ne faites pas de fausses manœuvres.
  
  Très calme, Hubert assura :
  
  — Je ne ferai pas de fausses manœuvres.
  
  — Bien ! A tout à l’heure, mon vieux.
  
  Tranquillement, comme s’il vérifiait sa tenue avant de sortir pour se rendre au théâtre, Hubert s’assura que son parachute était bien accroché et l’anneau d’ouverture bien dégagé. Il resserra d’un cran la courroie qui retenait sur sa poitrine la mince valise où se trouvait le poste émetteur ; puis il fit fonctionner la trotteuse centrale de son large chrono, la stoppa et la ramena sur le zéro.
  
  Il reprit sa contemplation par le hublot. Soudain, un vague sourire retroussa sa lèvre ; il venait de penser à M. Smith qui, derrière son bureau, dans la vaste villa des environs de Londres que Hubert connaissait bien, devait regarder sa montre et dire à Margaret, sa jolie secrétaire – elle était de service de nuit cette semaine : « Hubert va sauter… » Et Margaret prendrait un visage soucieux pour répondre : « Pourvu qu’il ne se fasse pas une entorse ! » Chère Margaret !
  
  Ses yeux se fixèrent sur un long ruban d’argent qui serpentait à travers la campagne ; au sud, les blancs sommets du massif de la Jungfrau brillaient sous la lune comme de gigantesques diamants bleus. Il identifia la rivière : l’Aar. Le moment approchait.
  
  Presque au même instant, le téléphone grésilla et la voix du commandant de bord se fit entendre :
  
  — Plus que trente secondes avant de rompre le contact, Hubert. J’espère pour vous que tout se passera bien. Si ce n’était cette fichue guerre, je descendrais bien avec vous passer un week-end dans ce magnifique pays. Vous êtes paré ?
  
  — Paré ! répondit Hubert. Bonsoir à tous et merci de m’avoir accompagné jusque-là.
  
  — Ce n’est rien, mon vieux. Bonsoir, je coupe.
  
  Hubert leva son poignet gauche ; plus que soixante secondes… Il défit posément les écouteurs et le laryngophone, les accrocha près du hublot et commença à débrider son masque. Il respirait profondément pour emplir au maximum ses poumons du gaz bienfaisant qui allait lui être si utile pour tenir quatre-vingt-dix secondes. C’est long, quatre-vingt-dix secondes… Si… Il serra brusquement les mâchoires et s’obligea à ne plus penser. Cela ne valait jamais rien de penser dans des situations comme celle-ci. Il fit sauter la ceinture qui le retenait à son siège et vérifia du regard si rien ne pouvait le gêner pendant le court trajet qu’il aurait à faire jusqu’à la trappe. Juste à ce moment, celle-ci s’ouvrit et une vague d’air glacé se rua sur Hubert. Il leva les yeux et porta sa main droite à son masque. Le feu vert s’alluma et lui parut énorme. Il prit une formidable inspiration, d’un geste net fit sauter son masque, se leva et se dirigea vers la trappe. Alors, il pressa le bouton du chrono, contracta violemment les muscles de son ventre et plongea…
  
  Un sifflement prodigieux hurla aussitôt à ses oreilles… Il suffoquait… Son cœur lui paraissait broyé dans un étau implacable… Il leva son poignet gauche à hauteur de ses yeux… Douze, treize, quatorze secondes… Un froid insupportable le paralysait… Il éprouva sous sa main droite l’anneau d’ouverture… Vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept secondes… Le sifflement à ses oreilles devenait atroce, lui déchirait le tympan… Il suffoquait de plus en plus, sentait son visage se gonfler… Quarante-quatre, quarante-cinq…
  
  Tout se brouillait et il dut faire un terrible effort de volonté pour ne pas perdre conscience… Soixante, soixante et une… La terre se rapprochait à une allure vertigineuse. Il ne sentait plus son corps, complètement glacé… Soixante-dix… Il allait s’évanouir. Non ! Il fallait tenir… tenir… Soixante-dix neuf… D’un geste désespéré, il tira l’anneau d’ouverture de sa main crispée… Un moment d’attente qui n’en finissait plus et, enfin, le coup de canon de la toile déployée et le brusque déchirement du corps…
  
  Puis le silence… Un silence extraordinaire, irréel… Un silence comme il n’en peut exister qu’au-delà de la mort… Secoué, des pieds à la tête, d’un violent tremblement, Hubert se laissait mollement balancer sous le vaste parapluie de toile. Il respirait à grands coups, comme un homme qui revient à la surface après avoir manqué se noyer. Et, soudain, une allégresse irrésistible s’empara de lui et il aurait immédiatement hurlé de joie s’il n’avait claqué nerveusement des dents et si la terre n’avait été maintenant si proche…
  
  Il tira sur les suspentes pour éviter un bosquet qui avait surgi brusquement sous lui, ploya ses jambes, fortement serrées l’une contre l’autre, et ce fut le contact brutal avec le sol…
  
  Il n’y avait pas de vent et l’immense dôme se coucha lentement sur l’herbe. Hubert était déjà sur ses pieds, étourdi mais lucide et commençait à replier le parachute. Quand ce fut fini, il se dirigea vers le bosquet sur lequel il avait failli se briser les os et chercha un buisson épais pour y dissimuler le paquet de toile désormais inutile. Il trouva facilement ce qu’il désirait et opéra le camouflage avec soin.
  
  Il se redressa et revint à la lisière du bois. La nuit était toujours extraordinairement claire et on y voyait comme en plein jour. Il eut un haussement d’épaules au souvenir des météorologistes qui avaient annoncé une couche de nuages bas sur la Suisse, au-dessus de cette région. Cette petite erreur avait bien failli lui coûter la vie !
  
  Il enleva la combinaison de toile qui recouvrait les vêtements civils – de fabrication, suisse – qu’on lui avait remis avant son départ. Il fouilla dans ses poches et en tira un paquet de cigarettes – suisses également. Il en prit une et l’alluma. La fumée lui fit du bien et l’aida à décontracter les muscles de sa gorge qui lui faisaient mal.
  
  Hubert sortit alors une minuscule boussole et chercha à s’orienter… Il devait se trouver à l’Est de l’Aar et au Nord de Thoune ; en prenant la direction de l’ouest, il devait forcément tomber sur la route qui descend de Berne à Thoune.
  
  Il roula sa combinaison de toile sous son bras et, sa petite valise à la main, il partit à grands pas à travers champs. Son chronomètre marquait quatre heures trente.
  
  Il atteignit la route vers cinq heures et prit vers le sud en direction de Thoune, dont dix kilomètres le séparaient encore.
  
  Il était six heures vingt et le ciel pâlissait déjà lorsqu’il pénétra dans la ville. Il croisa des citadins matinaux qui se hâtaient dans les rues, mais aucun ne lui prêta attention. Il arriva enfin devant l’église et s’arrêta un instant pour jeter un coup d’œil intéressé à la tour octogonale, flanquée à son sommet de deux poivrières qui ressemblaient à des oreilles. Enfin, il pénétra dans le temple…
  
  Hubert fit un effort de mémoire : « Quatrième rangée en partant du fond, quatrième siège. » Il compta et s’installa tranquillement. L’église était déserte ; une vague lueur éclairait le chœur et quelques bruits, qui résonnaient étrangement, se faisaient entendre de ce côté-là.
  
  Hubert restait immobile. La longue marche qu’il venait de faire l’avait réchauffé et son sang circulait avec aisance dans ses artères. Il se sentait bien et la majesté du lieu ajoutait encore au bien-être qu’il ressentait. Il pensa que l’avion qui l’avait amené devait avoir rejoint maintenant les côtes d’Angleterre…
  
  Londres… et le douillet petit appartement de Sloane Street où Hubert habitait entre deux missions. Cette fois-ci, il y était resté six semaines, attendant d’un jour à l’autre l’ordre de partir pour la nouvelle aventure dans laquelle il était maintenant engagé… La dernière fois, il avait été en Allemagne et il se demandait encore comment il en était revenu. « Une chance sur mille » avait dit Smith et cette chance unique, perdue entre mille autres contraire, il l’avait trouvée et saisie. Margaret lui avait dit une fois que Smith le considérait comme son meilleur agent. Hubert savait que cela signifiait « le plus chanceux »… Au G.Q.G., il n’y avait pas de bons et de mauvais agents ; ils se valaient tous. Il y avait simplement ceux qui avaient de la chance et… les autres…
  
  La lourde porte d’entrée venait de grincer, un pas feutré s’approchait. Hubert ne bougeait pas, les yeux fixés sur le chœur. Une forme vint s’agenouiller près de lui, sans bruit. Il devina qu’elle le regardait et il ne tourna pas la tête avant qu’il n’eût senti que l’examen était terminé. Alors, il lui coula un regard de biais et l’observa à son tour. Il la voyait très mal, à cause de l’obscurité, mais il la reconnut immédiatement d’après la photographie qu’on lui avait montrée avant son départ de Londres ; alors, à voix basse, mais très distinctement, il prononça :
  
  — Un ange est descendu du ciel…
  
  La femme toussota pour s’éclaircir la voix, et il reçut la réponse qu’il attendait :
  
  — Et il nous apporte la joie…
  
  Il y eut un court silence, puis :
  
  — Avez-vous fait bon voyage ?
  
  Il fut un instant décontenancé par cette question puis, après avoir constaté qu’il n’y avait, après tout, aucune raison pour qu’elle ne lui fût pas posée, il répondit :
  
  — Très bon, je vous remercie…
  
  La femme se leva et reprit :
  
  — Voulez-vous me suivre, nous allons rentrer à la maison.
  
  Elle s’exprimait en français. Hubert savait qu’elle était Française et qu’elle s’appelait Christine Dubois.
  
  Ils sortirent et se retrouvèrent sur la place. Un jour pâle, inconsistant, jetait une lueur blafarde sur les choses et les gens. Ils se regardèrent et s’observèrent. Elle était toute menue et son visage était ridé comme une pomme desséchée. Il la dominait de sa haute et puissante stature.
  
  Elle l’entraîna vers une petite voiture rangée de l’autre côté de la place. Il lui offrit courtoisement de prendre le volant et fut étonné de la réponse qu’elle lui fit d’un ton parfaitement désinvolte :
  
  — Non, mon cher, je tiens à ma voiture. La route est difficile et vous ne vous en sortiriez pas !
  
  Il sourit, amusé, et n’insista pas. On lui avait dit, à Londres, que Mlle Christine Dubois était un drôle de phénomène.
  
  La voiture roulait maintenant dans la rue principale de la ville, si curieuse avec ses deux trottoirs surélevés et la forme bizarre des toits avancés de ses maisons. La vieille demoiselle, qui conduisait avec une adresse surprenante, prit soudain la parole :
  
  — Comment dois-je vous appeler ?
  
  — Appelez-moi Hubert.
  
  Elle hésita un court instant et dit en inclinant la tête :
  
  — C’est un joli nom… Je m’appelle Christine Dubois.
  
  — Je sais, dit lentement Hubert.
  
  Elle lui jeta un bref coup d’œil et reprit :
  
  — La nuit était très claire ; ne vous êtes-vous pas fait repérer en descendant ?
  
  Il s’était baissé pour regarder par le pare-brise la haute silhouette du château de Thoune, et il se redressa pour répondre :
  
  — L’avion n’a pas pu descendre ; j’ai dû sauter de six mille cinq cents mètres et n’ai ouvert mon parachute qu’à trois cents…
  
  La vieille demoiselle fit une grimace.
  
  — Ça n’a pas dû être très drôle ! fit-elle.
  
  — Non, ça n’a pas été drôle.
  
  — C’est un poste émetteur que vous avez dans votre petite valise ?
  
  — Oui.
  
  — Il me semblait bien ; Lobster en avait un semblable.
  
  Il y eut un silence, puis Hubert demanda d’une voix sourde :
  
  — Pas de nouveaux renseignements sur ce qui a pu se passer ?
  
  Elle secoua gravement la tête et répondit, un ton plus bas :
  
  — Non : les journaux ont annoncé que les corps de Lobster et de Szabo avaient été retrouvés près de la frontière française. Szabo était, paraît-il, méconnaissable, son visage ayant été dévoré par les chiens ; on l’a identifié par ses papiers et ses vêtements…
  
  Ils restèrent un moment silencieux. Au sortir de la ville, le grandiose spectacle du massif immaculé de la Jungfrau leur était apparu.
  
  — C’est très beau, n’est-ce pas ?
  
  — Oui !
  
  Mais son esprit était ailleurs, et il reprit :
  
  — Vous n’avez pas une idée sur ce qui a pu pousser Michael Lobster à essayer de passer en France avec une telle précipitation ?
  
  Elle secoua sa petite tête ridée et répondit :
  
  — Non, aucune. Il n’a même pas cherché à me joindre pour me laisser un quelconque message ; je n’y comprends rien.
  
  Hubert fit une moue.
  
  — Il devait être traqué, et il n’a pas voulu vous brûler, sans doute…
  
  — C’est possible…
  
  Il frissonna. Mlle Dubois demanda :
  
  — Vous avez froid ?
  
  — Un peu, mais ça n’a pas d’importance… Il y a six semaines, n’est-ce pas, que… cet accident est arrivé ?
  
  — Oui, il y aura six semaines demain. J’avais vu Lobster la veille ; il ne m’avait rien dit et ne paraissait nullement inquiet. Il m’avait simplement informé des petits ennuis que lui causait son poste émetteur qui ne fonctionnait plus ; il pensait pouvoir le réparer lui-même.
  
  Hubert parut soudain très soucieux.
  
  — Savez-vous s’il avait d’autres collaborateurs directs, en dehors de Szabo ?
  
  La vieille demoiselle leva les épaules dans un geste d’ignorance.
  
  — Je ne sais pas ! fit-elle. Il ne parlait jamais de cela et je ne connaissais même pas personnellement Szabo.
  
  Hubert grogna et resta silencieux. Christine Dubois reprit :
  
  — Vous verrez sans doute ce soir Nadia Baranaya. Elle pourra vous renseigner beaucoup mieux que moi ; son groupe a fait une enquête assez serrée sur l’affaire.
  
  Ils avaient dépassé Spiez et longeaient maintenant la vallée de la Simme. La neige étincelait de tous les côtés, mais la route était bien entretenue et la voiture avançait sans difficultés, dirigée de main de maître par la vieille demoiselle. Ils restèrent silencieux jusqu’à Zweisimmen.
  
  Ils traversèrent un vieux pont et la voiture se mit à cahoter sur un chemin empierré passablement enneigé. Ils arrivèrent enfin devant un grand chalet construit mi-pierre, mi-bois, dont les volets verts tranchaient joyeusement sur les murs bruns.
  
  — Nous sommes arrivés ! dit la vieille demoiselle en stoppant sa voiture.
  
  Hubert descendit et pivota lentement sur lui-même pour admirer la vue merveilleuse qui s’offrait aux yeux de tous côtés, puis il suivit son hôtesse à l’intérieur du chalet. Tout y était propre et net, agréable. Elle lui montra tout de suite la chambre où il pourrait se reposer et lui prépara un copieux déjeuner auquel il fit honneur ; il avait une faim de loup.
  
  Lorsqu’il fut rassasié, il revint dans sa chambre et, sous l’œil intéressé de la vieille demoiselle, mit son poste émetteur en ordre de marche. Puis, tranquillement, il passa un message à Londres pour annoncer qu’il était arrivé sain et sauf à pied d’œuvre.
  
  Après quoi, Mlle Christine Dubois ayant quitté la pièce, il se déshabilla et se mit au lit pour prendre un repos bien mérité.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le señor Miguel de Piñerua arpentait nerveusement la chambre luxueuse qu’il occupait depuis une heure à l’hôtel de Russie, à Genève. Les femmes étaient toutes pareilles ! A quoi bon se leurrer ? Il avait cru, depuis quelques jours, que celle-là serait différente… Et voilà ! Elle lui avait dit : « Dans une demi-heure, señor… », de sa belle voix qui vous prenait au cœur ; une heure s’était écoulée et Miguel attendait toujours…
  
  Il s’arrêta un instant devant le large miroir encastré dans le mur, près de la porte, et s’admira avec complaisance. Comment pouvait-on faire attendre le señor Miguel de Piñerua, le plus riche et le plus séduisant de tous les industriels de la Sud-Amérique ? Cette petite femme de rien du tout lui paierait cela !
  
  Miguel de Piñerua était un bel homme, c’était incontestable. Un mètre quatre-vingt-cinq, large d’épaules, étroit de hanches, son teint était bronzé et mat et ses yeux et ses cheveux d’un noir étincelant. Il possédait, en outre, la grâce et la séduction des hommes de sa race…
  
  Il tira sur le veston de son smoking et redressa la fleur écarlate fixée à sa boutonnière, puis il leva son poignet et regarda sa montre d’or massif pour la vingtième fois. Il allait bientôt être neuf heures ! Madré de Dios !
  
  Il sursauta nerveusement au moment où la sonnerie se mit à grésiller et se dirigea précipitamment vers le téléphone qu’il décrocha d’un geste fébrile et maladroit. Une voix délicieuse se fit entendre dans l’écouteur :
  
  — Allô, est-ce vous, Miguel ?
  
  Miguel de Piñerua prit une profonde inspiration et sourit de toutes ses dents étincelantes avant de répondre dans une révérence :
  
  — Mais oui, chère Frieda, c’est moi… « votre » Miguel ! Je craignais de ne pas être prêt avant que vous ne m’appeliez mais, heureusement, je viens de terminer à l’instant… Allô ?… Comment… au bar de l’hôtel dans cinq minutes ? C’est entendu, chère amie… Mais oui… Je suis votre serviteur…
  
  Il reposa le combiné d’un geste noble et son sourire se figea. Il avait pensé subitement qu’il ne lui restait plus que cette soirée pour vaincre la résistance que lui avait opposée la jeune femme depuis Lisbonne où il l’avait rencontrée. Miguel n’était pas habitué à se heurter à semblable réserve. Miguel était très beau, et immensément riche, et toutes les femmes, d’habitude, étaient très flattées de venir lui tenir compagnie dans son lit. Mais celle-là, Madré de Dios, il n’y avait rien à faire ; elle se moquait de lui, c’était certain !
  
  Il jeta un dernier regard au reflet de sa silhouette dans le miroir et sortit, refermant soigneusement la porte derrière lui.
  
  Il y avait beaucoup de monde ce soir-là au bar de l’hôtel de Russie, et de tout genre. Alors que la guerre poussait ses ravages sur le monde entier, la Suisse et quelques autres pays neutres restaient des îlots de paix et de relative sécurité et beaucoup de richissimes personnages étaient venus y chercher un refuge coûteux autant qu’agréable. Mais, à côté de ces réfugiés de tout poil et de toutes nationalités, on trouvait également les meilleurs agents de tous les Services Secrets des pays belligérants et les représentants des plus importants groupes financiers internationaux. Un État neutre n’étant, en définitive, rien d’autre qu’un pays dont la position géographique privilégiée lui permet de favoriser la contrebande de guerre, source de richesse pour la Finance Internationale qui lui abandonne les miettes en rémunération des services rendus…
  
  Frieda était assise au bar et sirotait doucement un gin-fizz que lui avait préparé Ernest, le barman français. Frieda était très belle ; ses merveilleux cheveux blonds descendaient en vagues soyeuses sur ses magnifiques épaules nues et sa robe en lamé d’argent était si décolletée qu’en baissant simplement le nez, elle découvrait presque complètement son admirable poitrine. Elle avait voulu être belle ce soir car le jeu devenait de plus en plus difficile ; et elle était très satisfaite de cette robe qui moulait si étroitement les formes pleines de son corps… Les yeux de Miguel allaient encore être si occupés qu’elle ne pourrait plus capter son regard… Elle eut un sourire à cette pensée et fut étonnée de voir un grand garçon blond, à l’autre extrémité du bar, répondre à ce sourire et l’inviter sans façon, d’un clin d’œil appuyé, à venir le rejoindre. Ces hommes !… ce qu’ils pouvaient être cochons ! Frieda reprit un maintien digne d’une honnête femme et leva de nouveau son verre. Elle le reposait lorsque Miguel fit son entrée. Il se précipita vers elle, lui saisit la main, y posa longuement ses lèvres. Il se redressa enfin et murmura du ton passionné que seuls savent prendre les Espagnols d’origine :
  
  — Dès que je suis près de vous, Frieda, je suis le plus heureux des hommes !
  
  Elle le remercia d’un sourire et se pencha vers lui, pour lui permettre de plonger davantage encore son regard dans le creux de son corsage :
  
  — Vous êtes l’homme le plus délicieux que je connaisse, lui répondit-elle d’une voix qui le fit frissonner.
  
  Il s’approcha d’elle et lui passa un bras autour de la taille posant sa main, grasse et soignée, sur la rondeur voluptueuse de la hanche. Elle parut ne pas s’en apercevoir et s’appuya légèrement, au contraire, contre sa large poitrine. Le visage de Miguel était très congestionné lorsqu’il commanda au barman :
  
  — Deux gin-fizz, Ernest !
  
  Il s’aperçut soudain que sa belle compagne avait un air soucieux.
  
  — Qu’avez-vous donc, Frieda ? Des ennuis ?
  
  Elle fit une moue et grimaça un pauvre sourire avant de saisir la main de Miguel qu’elle posa tout naturellement sur sa cuisse, sans la lâcher.
  
  — Si je vous disais ce qui me tracasse, Miguel, vous deviendriez trop orgueilleux et je préfère me taire.
  
  Il la serra davantage contre lui, sans souci des gens qui pouvaient les regarder et, arrachant ses yeux des rondeurs d’un sein, il demanda d’une voix suppliante :
  
  — Frieda, je vous en prie à genoux, dites à votre grand ami ce qui vous ennuie.
  
  D’une main tendre, elle lui enleva une poussière imaginaire au coin des lèvres et répondit, très bas :
  
  — J’ai de la peine à la pensée que, demain, je ne vous verrai plus…
  
  Il resta un long moment silencieux, le cœur battant et elle guettait ses réactions à travers ses cils baissés. Il dit enfin d’une voix étranglée :
  
  — Frieda, ma chérie, pourquoi ne resteriez-vous pas avec moi, pour toujours ?
  
  Elle battit des cils et une rougeur délicieuse colora ses pommettes.
  
  — Vous savez bien, Miguel, que ce n’est pas possible…
  
  Il s’enflamma et répondit avec une fougue subite :
  
  — Mais tout est possible, Frieda, il suffit de vouloir. Vous savez que je suis très riche, immensément riche, et vous serez la plus heureuse des femmes, je vous comblerai de bijoux, de fourrures… Vous aurez tout ce que vous voudrez. Dites-moi oui, Frieda…
  
  Elle lui pressa la main et son beau visage se contracta.
  
  — Non, Miguel, n’y pensez plus, ce n’est pas possible…
  
  Il se tut mais son regard lançait des flammes et prouvait qu’il n’avait pas renoncé. Ils passèrent dans la salle à manger et commencèrent à dîner. Miguel avait emprisonné entre les siennes les jambes de Frieda qui n’avait pas cherché à les retirer. Elle rompit soudain le silence qui pesait entre eux et dit :
  
  — Vous avez toujours l’intention de partir demain pour Bâle ?
  
  Il la regarda, surpris, et ne comprenant pas où elle voulait en venir.
  
  — Bien sûr, dit-il enfin, pourquoi ?
  
  Elle baissa ses jolis yeux sur son assiette et répondit :
  
  — Vous savez que je suis obligée d’être demain à Berne où j’habite. J’avais pensé… Enfin, j’avais pensé que vous pourriez louer une voiture et m’emmener… nous aurions pu passer là-bas une dernière soirée ensemble avant de nous quitter définitivement…
  
  Il fronçait les sourcils comme si quelque chose le chiffonnait.
  
  — Pourquoi prendre une voiture ?
  
  Elle parut confuse et répondit très bas et très vite :
  
  — Dans le train il y a beaucoup de monde et j’avais pensé que cela vous ferait plaisir d’être seul avec moi. La route est jolie par Fribourg, et nous aurions pu nous arrêter pour déjeuner dans une auberge de campagne…
  
  Il secoua la tête, lentement, et répondit d’une voix très triste :
  
  — Non, Frieda, puisque vous ne voulez me laisser aucun espoir, je préfère que nous nous disions adieu ce soir…
  
  Le regard de la femme devint subitement aigu sous les paupières baissées et elle parut réfléchir avant de reprendre :
  
  — Vous ai-je vraiment dit, Miguel, qu’il n’y avait aucun espoir ?
  
  Il leva ses yeux sur elle et resta un instant sans voix. Enfin, il devint très pâle et bredouilla :
  
  — Frieda, ma chérie, vous savez bien que je vous aime depuis que nous nous sommes rencontrés à Lisbonne. Frieda, voulez-vous devenir ma femme ?
  
  Elle cilla, visiblement surprise, et répondit lentement :
  
  — Votre femme, Miguel ? N’y a-t-il pas une autre solution ? Il me serait très désagréable que l’on pense de moi que je vous ai épousé pour votre argent…
  
  
  *
  
  * *
  
  Miguel de Piñerua essayait avec beaucoup de patience de donner un tour artistique au nœud de la cordelière qui servait de ceinture à sa robe de chambre ; lorsqu’il crut y être parvenu, il arrangea avec un soin extrême le foulard de soie vieil or qui s’alliait si bien avec le satin grenat de son vêtement et fit bouffer la pochette. Il s’éloigna un peu du miroir… face… profil… trois quarts arrière… C’était parfait ! Le señor Miguel de Piñerua était irrésistible et il allait en avoir besoin car il avait pris une grande décision.
  
  Cette soirée auprès de Frieda l’avait déçu et ravi à la fois. Il était certain maintenant que Frieda l’aimait et cela ne l’étonnait nullement ; c’est le contraire qui l’aurait surpris ! Mais, ce qui le déroutait, c’était l’attitude de Frieda ; elle avait refusé de devenir sa femme mais avait accepté, tacitement, d’être sa maîtresse puis, au moment où il lui avait demandé de le laisser pénétrer dans son appartement, elle avait refusé et s’était retranchée derrière une vague promesse pour le lendemain, à Berne !
  
  Miguel était rentré chez lui fort en colère et bien décidé à ne pas se rendre davantage ridicule en accompagnant cette péronnelle à Berne où elle se refuserait sans doute encore… Miguel ne voulait pas être berné. Et, soudain, il avait pris une résolution d’une audace extraordinaire. Il avait appelé le garçon d’étage et, en échange d’un magnifique billet de cent dollars, avait obtenu la disposition momentanée d’une clé passe-partout. Muni de cette clé, il allait pénétrer dans l’appartement de Frieda et on verrait bien si, cette fois, elle aurait la force de lui résister !
  
  Il regarda sa montre posée sur la table de chevet : minuit et demi. Cela faisait une demi-heure qu’il avait quitté Frieda, c’était le moment d’agir ; elle serait certainement déshabillée et probablement pas encore endormie…
  
  Il ouvrit sa porte, vérifia d’un coup d’œil rapide que la voie était libre, sortit dans le couloir, referma soigneusement derrière lui et partit d’une allure désinvolte.
  
  Personne dans le couloir… Miguel introduisit doucement la clé dans la serrure et la tourna lentement, d’une main ferme et attentive. Il poussa le battant qui s’ouvrit silencieusement, sans résistance, retira la clé, entra et referma derrière lui, sans le moindre bruit.
  
  Miguel se trouvait dans une antichambre large d’un mètre et longue de deux à peu près. A l’autre bout, une porte entrouverte laissait filtrer un rai de lumière. Il s’approcha et risqua un œil : le lit était vide et il semblait bien n’y avoir personne dans la pièce. Le bruit d’un objet qui tombait, suivi d’une exclamation, le fit sursauter et le rassura en même temps. Frieda était dans la salle de bains. Après avoir pris une profonde inspiration, Miguel poussa lentement la porte et pénétra dans la chambre. La vue de la robe que portait Frieda le soir même et qui était maintenant étendue soigneusement sur un fauteuil lui arracha un frisson. Peut-être allait-il la surprendre nue ?
  
  Il avançait lentement sur le moelleux tapis qui absorbait complètement le bruit de ses pas. La porte de la salle de bains était grande ouverte. Il l’atteignit enfin et, avec des ruses de Sioux, risqua son œil noir au coin du chambranle…
  
  Les yeux du señor Miguel de Piñerua doublèrent brusquement de volume et sa pomme d’Adam sembla rebondir sur son foulard de soie vieil or. Frieda était nue, totalement, et se frottait consciencieusement au gant de crin… Madré dè Dios ! qu’elle était jolie ! Son corps était plein et ferme, un tout petit peu gras, peut-être, mais cette générosité des formes s’alliait si bien à sa robuste charpente ! Et cette peau ! cette peau laiteuse et si douce au regard qui prenait à certains endroits des reflets d’opale… Miguel frissonna de désir. Il avait envie de cette femme et il l’aurait !
  
  Miguel se rejeta vivement en arrière et, collé le dos au mur, attendit, le cœur battant à se rompre, elle arrivait…
  
  Il la vit passer devant lui, et il bondit. Elle poussa un cri de frayeur mais il lui appuya une main ferme sur la bouche, la souleva de son bras droit passé autour de sa taille, la poussa vers le lit et l’y renversa. Il l’écrasait de tout son poids et, maintenant le menton de la femme dans sa main gauche, cherchait à atteindre ses lèvres. Elle n’essayait plus de crier mais se débattait furieusement. Dès qu’elle l’avait eu reconnu, une espèce de terreur s’était imprimée dans son regard. Non, « ce n’était pas possible ! » Elle ne pouvait pas ! Ce serait « trop horrible ! »
  
  Il se sentit brusquement soulevé par une force irrésistible et alla atterrir brutalement sur le parquet, de l’autre côté du lit. Sa tête avait durement porté et il resta un certain temps étourdi. Lorsqu’il se redressa, Frieda, revêtue d’un peignoir, se tenait devant lui, l’air contrarié, et lui tendit un gant de toilette imprégné d’eau.
  
  — Mettez-vous cela sur le crâne, dit-elle, cela vous calmera peut-être !
  
  Il se releva, égrenant un long chapelet d’injures dans sa langue maternelle. Il était cramoisi et fou de rage d’avoir été ridiculisé par cette femme. Alors, elle s’approcha de lui, saisit sa tête dans ses mains et lui demanda avec un sourire de reproche, comme si elle avait grondé un enfant :
  
  — Miguel, mon ami, pourquoi avez-vous fait cela ? N’avez-vous pas pensé qu’en agissant ainsi, vous pouviez me perdre définitivement ?
  
  Il la regardait, incompréhensif. Elle lui posa un rapide baiser sur le coin des lèvres et ajouta en baissant les yeux :
  
  — Je sais maintenant que je vous aime beaucoup, Miguel ; autrement, je n’aurais jamais pu vous pardonner cela…
  
  Miguel était maintenant complètement désemparé ; il ne savait plus que penser. Ne se moquait-elle pas de lui ? Elle paraissait sincère. Il voulut dire quelque chose, mais elle lui ferma les lèvres d’un doigt tendre et poursuivit :
  
  — Non, Miguel, il faut oublier ce qui vient de se passer et n’en plus parler. Venez près de moi…
  
  Elle l’avait pris par la main et l’attirait vers le lit sur lequel elle le força à s’asseoir ; puis elle s’installa près de lui et posa doucement sa tête sur son épaule. Éperdu, il l’entendit murmurer de cette voix si mélodieuse qui le prenait au cœur :
  
  — Miguel, mon chéri, je ne suis pas une femme que l’on prend de force ; je suis une femme qui se donne volontairement à celui qu’elle aime… Miguel, j’ai réfléchi, j’accepte de devenir votre femme…
  
  Il sentait dans son cou la douceur soyeuse de sa blonde chevelure et, étourdi, ne savait plus du tout s’il devait se réjouir où non. Frieda continuait de parler et sa voix avait quelque chose d’irréel :
  
  — Demain matin, je m’occuperai moi-même de louer une voiture et nous partirons pour Berne ; nous déjeunerons en cours de route et, en arrivant, je vous présenterai à mes parents. Je suis heureuse, Miguel…
  
  Il la serra très fort contre lui, pour faire quelque chose. Puis elle se leva, l’obligea à en faire autant et le traîna jusqu’à la porte du couloir.
  
  — Maintenant, Miguel, vous allez bien sagement rentrer chez vous et vous coucher. Je vous appellerai demain matin par le téléphone. Bonne nuit, mon chéri…
  
  Elle l’embrassa très vite et le poussa dehors. Puis elle referma la porte et s’y adossa. Une immense lassitude s’était brusquement emparée d’elle, son souffle s’était précipité et un léger tremblement l’agitait des pieds à la tête. Elle renversa son beau visage douloureux et murmura dans un soupir :
  
  — Quel métier !…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le temps était splendide, froid et très sec. Très haut dans le ciel d’un bleu lavé, de légers et blancs nuages traînaient comme des effilochures de laine.
  
  La puissante voiture, une Mercédès d’un modèle déjà ancien, glissait rapidement sur la route bien dégagée au milieu de l’immense tapis blanc qu’était la campagne romande sous la neige. Des chalets, peints de couleurs vives, soulevaient de temps à autre le tapis pour réchauffer le regard et égayer l’esprit, qui s’engourdissaient l’un et l’autre au spectacle fascinant et monotone. Puis, soudain, un bois de pins, surgi au détour de la route, apportait le mystère de ses noires profondeurs sous sa charge de neige…
  
  Bien emmitouflés dans le fond de la voiture, isolés du chauffeur par une vitre épaisse, Frieda et Miguel restaient silencieux. Miguel tenait la main de Frieda et regardait le paysage par la fenêtre de la portière ; il paraissait soucieux. Frieda regardait elle aussi au dehors mais, de temps à autre, elle glissait de furtifs coups d’œil vers son compagnon.
  
  Miguel de Piñerua consulta sa montre et demanda :
  
  — Arriverons-nous bientôt ?
  
  La jeune femme eut un léger sursaut, comme si cette question l’avait brusquement tirée d’une profonde rêverie, et elle répondit, sans regarder son « fiancé » :
  
  — Je crois que nous approchons. Vous verrez, c’est un endroit charmant et encore peu connu du grand public…
  
  La route s’était enfoncée dans un bois de pins assez épais et la voiture ralentit pour dépasser un attelage à deux chevaux qui avançait paisiblement ; puis, au sortir d’un virage serré, le chauffeur arrêta presque pour engager la Mercédès dans un chemin large et bien entretenu qui s’enfonçait tout droit au milieu des arbres.
  
  — Nous arrivons, dit Frieda, d’un ton qui exprimait un grand soulagement.
  
  Miguel de Piñerua s’était redressé et avait lâché la main de la jeune femme ; son œil noir s’agitait en tous sens et un pli soucieux barrait son front. Il demanda :
  
  — Vous dites que c’est une auberge ? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de panneau pour la signaler ? Où m’emmenez-vous ? Qu’est-ce que cela signifie ? Chauffeur ! Chauffeur !
  
  La voix de Frieda, une voix nouvelle, froide et dure, qu’il ne connaissait pas, l’interrompit :
  
  — Inutile, Miguel, le chauffeur ne peut rien pour vous. Ne vous agitez donc pas de cette façon, vous m’étourdissez !
  
  Il se retourna vers elle et son regard se creusa brusquement en même temps qu’une légère sueur perlait à son front. Bien calée dans son coin, impassible, Frieda tenait fermement dans sa main droite un magnifique Mauser qui paraissait, à première vue, parfaitement entretenu…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  B’…SOIR, JOHN !
  
  
  Mademoiselle Christine Dubois jeta un nouveau coup d’œil sur la vieille horloge qui battait le temps avec sérénité dans un coin de la vaste pièce. Cinq heures après midi ; la nuit était déjà tombée et il était difficile d’attendre davantage pour réveiller le grand garçon qui dormait toujours dans la pièce à côté.
  
  Animée par une coquetterie aussi attendrissante que désintéressée, la vieille demoiselle s’approcha d’un miroir et inspecta d’un regard aigu son visage trop blanc sous l’excès de poudre. Elle remonta légèrement le ruban de moire brodé de perles qui ceignait la peau flétrie de son cou, traversa la pièce et frappa à la porte d’un doigt sec et nerveux.
  
  Aucune réponse ne lui parvenant, elle tourna la poignée et poussa le battant. Allongé sur le dos, les bras repliés derrière sa tête, Hubert dormait paisiblement, d’un sommeil d’enfant.
  
  Christine Dubois s’approcha sur la pointe des pieds, un sourire maternel accroché au coin de ses lèvres desséchées.
  
  — Monsieur Hubert…
  
  « Monsieur Hubert » émit un vague grognement et se retourna, le nez dans l’oreiller. Alors, la vieille demoiselle posa une main fragile sur la puissante épaule de l’homme et tenta de le secouer ; elle ne parvint même pas à le faire remuer mais Hubert se réveilla cependant et se dressa dans le lit, les yeux encore bouffis de sommeil. Il reconnut son hôtesse et lui sourit.
  
  — Il y a longtemps, fit-il, que je n’avais dormi comme aujourd’hui…
  
  Parce qu’il était dans « sa maison », elle prit cela pour un compliment et son visage devint radieux.
  
  — J’en suis heureuse, répondit-elle, mais je crois qu’il est temps de vous lever. Vous avez un rendez-vous ce soir et il ne faut pas le rater.
  
  Le regard de Hubert s’éclaira.
  
  — Ah ! dit-il, c’est pour ce soir…
  
  La vieille demoiselle quitta la pièce et referma la porte. Hubert se leva et commença à se préparer.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath était un grand type solidement bâti, avec un rude visage de prince-pirate au teint basané. Une impression de puissance se dégageait de toute sa personne et les hommes, en le regardant, pensaient qu’il pouvait être très dangereux. Les femmes, lorsqu’elles le regardaient, et elles ne manquaient jamais de le faire, pensaient à tout autre chose.
  
  Hubert avait été, avant la guerre, un des meilleurs agents du F.B.I. Pour l’heure, il appartenait, avec le grade de commandant, à l’O.S.S. américain et ses qualités de force et d’intelligence lui valaient toujours d’être désigné pour les missions les plus dangereuses.
  
  Lorsqu’il fut prêt, Hubert sortit de la chambre et trouva son hôtesse assise dans un fauteuil, près de l’immense baie qui s’ouvrait directement sur la montagne. Il vint s’installer auprès d’elle et dit simplement :
  
  — Je vous écoute…
  
  Elle le regarda d’un œil critique et demanda brusquement :
  
  — Pourquoi portez-vous les cheveux si longs ? Vous trouvez cela beau ?
  
  Il sourit.
  
  — Ce n’est pas par goût personnel, répondit-il, je suppose que cela va me servir, car c’est à Londres que l’on m’a donné l’ordre de rester cinq semaines sans me faire couper les cheveux et, avant-hier, dans mon petit appartement de Sloane Street, un coiffeur à l’allure d’Hidalgo, est venu me faire la coupe que vous voyez… et me teindre en noir. Je suis châtain au naturel.
  
  La vieille demoiselle jeta un regard souriant sur la chevelure noire et calamistrée et répondit avec un léger mouvement des épaules :
  
  — Monsieur Smith sait ce qu’il fait, sans doute… Mais parlons sérieusement. Je suis descendue à Spiez pendant que vous dormiez, pour téléphoner à Nadia Baranaya. Elle vous attend ce soir à partir de huit heures ; je vais vous conduire à Berne et vous déposerai à proximité de chez elle. Comme il était convenu, vous laisserez votre poste émetteur ici et je prendrai l’écoute aux heures habituelles sur mon poste récepteur. Lorsqu’il y aura un message, je vous en ferai prévenir par Nadia…
  
  Hubert avait écouté attentivement, il acquiesça d’un signe de tête.
  
  — Je vous demanderai simplement, fit-il, de ne remettre les messages qui me seront destinés à personne d’autre que moi-même…
  
  — Même pas à Nadia ?
  
  — Même pas à Nadia.
  
  La vieille demoiselle hocha doucement la tête.
  
  — C’est entendu, fit-elle, vous pouvez compter sur moi…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le ciel s’était brusquement couvert dans la soirée et une pluie glacée tombait sur Berne dont les rues étaient pratiquement désertes. Huit heures sonnaient à l’église de la Trinité au moment où une petite voiture noire s’arrêtait au coin de Bundesgasse. Il se passa un moment pendant lequel on n’entendit plus que le martèlement de la pluie et le bruit lancinant des essuie-glace sur le pare-brise. Puis, une silhouette massive descendit et referma doucement la portière du véhicule qui, virant sur place, repartit vers le centre de la ville.
  
  La tête rentrée dans les épaules, Hubert se hâtait sur le trottoir ruisselant d’eau. La cinquième maison sur la gauche, lui avait dit la vieille demoiselle. Cinquième… C’était celle-ci. Il continua encore quelques mètres et pivota soudain sur lui-même pour revenir sur ses pas. Personne en vue… il tourna la poignée, poussa la lourde porte de fer et pénétra dans la cour dissimulée aux regards extérieurs par de hautes haies de fusains. Son pas crissa sur le gravier ; il gravit les quelques marches du perron et sonna ; trois coups longs, trois brefs. Presque aussitôt, il entendit un léger déclic de l’autre côté de la porte et devina qu’il était observé. Il sortit la petite lampe de poche qu’il portait toujours sur lui et, l’espace d’une seconde, s’éclaira le visage. La porte s’ouvrit et une belle voix, grave et profonde, lui dit :
  
  — Entrez, Hubert, je vous attendais…
  
  Elle referma soigneusement la porte, le précéda dans le couloir obscur et le fit pénétrer dans un salon plein de lumière et de chaleur ; puis, elle se retourna vers lui et sourit.
  
  Hubert restait silencieux et la regardait. Elle était merveilleusement belle. Sa splendide chevelure acajou tombait en cascade bouillonnante sur ses épaules, et ses yeux, d’un bleu d’émail inimitable, brillaient dans son visage à la peau délicate et nacrée. Elle portait une robe de velours noir, décolletée en forme de cœur, qui soulignait avec bonheur les formes voluptueuses d’un corps admirable.
  
  Hubert avala sa salive et murmura :
  
  — Vous êtes encore plus belle, Nadia, qu’il y a trois ans…
  
  Elle accentua son sourire et répondit :
  
  — Toujours flatteur, Hubert ; mais y a-t-il vraiment trois ans que nous ne nous sommes vus ?
  
  Il confirma d’un signe de tête.
  
  — Oui, Nadia, trois ans. C’était à Washington, dans l’antichambre de M Smith ; je venais de terminer l’affaire Modossola.
  
  — Et moi, j’allais partir à Shanghai ; je me souviens. Comment va M. Smith ?
  
  — Très bien, je l’ai vu avant-hier, à Londres.(1)
  
  — J’ai appris que vous aviez été nommé commandant ; toutes mes félicitations…
  
  Elle remarqua soudain ses vêtements trempés et reprit vivement :
  
  — Mais vous êtes traversé ! Vous n’aviez donc pas d’imperméable ?
  
  Il fit une moue comique.
  
  — On ne m’a pas permis d’emporter ma garde-robe…
  
  — C’est vrai ! Enlevez votre veste, je vais vous donner un veston d’intérieur.
  
  Elle disparut et revint rapidement avec une chaude veste fourrée qu’il enfila sans demander d’explications.
  
  — Voua devez avoir faim, dit-elle, le dîner est préparé. Venez.
  
  Il la suivit dans la salle à manger où deux couverts étaient mis. Elle fit le service et ils mangèrent en silence pendant un certain temps ; puis, lorsqu’il sentit son estomac apaisé, Hubert demanda :
  
  — J’ai lu à Londres le rapport que vous avez envoyé sur l’affaire Lobster. Rien de nouveau depuis ?
  
  Elle fit un signe négatif.
  
  — Non. Si ce n’est que Le Journal de Genève a mentionné, voici quelques jours, dans un court entrefilet, la découverte et l’identification du corps de Tivadar Szabo ; vous savez que Szabo, blessé, avait réussi à poursuivre son chemin, alors que Michaël Lobster avait été tué sur le coup.
  
  — Oui… Qui était exactement Tivadar Szabo ?
  
  Nadia alluma une cigarette avant de répondre :
  
  — Szabo était d’origine hongroise mais résidait en Suisse depuis son enfance. Il était employé comme Directeur commercial chez Ernst Vogel, un importateur de Bâle. En fait, Szabo appartenait depuis longtemps à la « Special-Branch » britannique et il fut mis à la disposition de Michaël Lobster lorsque, le G.Q.G, envoya ce dernier ici. Vogel, dont je viens de vous parler, n’ignorait pas que Szabo travaillait pour les Alliés ; il lui passait même des renseignements intéressants. La firme Vogel travaille en effet beaucoup avec l’Allemagne et est même inscrite sur la fameuse « Liste noire » ; mais, en échange des renseignements qu’il donnait, Vogel avait obtenu que l’on ferme les yeux sur ses trafics. Son raisonnement était très simple : « Que ce soit par lui ou par d’autres, les Allemands se procureront toujours certaines marchandises « stratégiques » par l’intermédiaire de la Suisse. Les Alliés avaient intérêt à ce que Vogel reste au nœud du trafic puisque Vogel les tenait scrupuleusement informés de tout ce qu’il recevait, en transit, à destination des nazis.
  
  — Ça se défend…
  
  Hubert alluma à son tour une cigarette et demanda :
  
  — Avez-vous pu voir vous-même les corps ?
  
  Elle secoua la tête et des reflets de cuivre rouge s’allumèrent dans sa magnifique chevelure :
  
  — Non, dit-elle. J’ai su, toutefois, que Szabo avait eu le visage complètement rongé par des bêtes sauvages lorsqu’on a retrouvé son cadavre. On a pu l’identifier grâce à ses papiers et à sa chevalière ; Vogel lui-même est venu le reconnaître.
  
  Hubert fixait d’un regard dur l’extrémité fumante de sa cigarette et paraissait réfléchir intensément.
  
  — Ah ! fit-il. Et John Worth ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — John Worth… Vous avez rendez-vous avec lui ce soir. Il se trouvait à Zurich au moment où Lobster et Tivadar sont partis et ils ne lui ont laissé aucun message comme ils auraient pu le faire. John appartient également à la « Spécial Branch » ; il habite depuis très longtemps dans ce pays où il est représentant général d’une firme sud-américaine. Une prétendue blessure, qui l’aurait fait réformer, explique qu’il n’ait pas regagné son pays pour se battre… Lui et Szabo se connaissaient depuis longtemps. John a gardé le contact avec Ernst Vogel qui lui passe maintenant les renseignements. C’est tout ce que je sais. Je n’ai pas voulu voir moi-même John Worth, qui ne me connaît pas, pour les raisons que vous devez deviner.
  
  Hubert acquiesça du chef.
  
  — Bien sûr, approuva-t-il. En définitive, quelle est votre hypothèse ?
  
  Nadia Baranaya souleva ses belles épaules dans un geste d’ignorance :
  
  — Je ne sais pas, fit-elle. Il est difficile d’en bâtir une. La veille de leur fuite, Lobster et Szabo ne paraissaient nullement menacés. L’affaire a dû se déclencher très brutalement et la menace devenir tout de suite suffisamment dangereuse et immédiate pour ne plus leur permettre ni de prendre le risque de prévenir un autre agent ni même d’envisager de se cacher pendant quelque temps à l’intérieur du pays. De tous les rapports que j’ai reçus à ce moment-là, rien ne permet de déceler les remous d’un tel cyclone. Le mystère reste donc entier. La seule certitude que l’on puisse avoir, c’est que nos petits amis de l’Abwehr doivent être à l’origine du coup.
  
  Un pli soucieux barrait profondément le front de Hubert. Il poussa un léger soupir, écrasa son mégot dans un cendrier, tira une autre cigarette de son étui et l’alluma. Après avoir rejeté quelques bouffées, il demanda :
  
  — Smith m’a dit que c’est vous qui deviez préparer mon entrée en scène. Je vous écoute.
  
  Elle lui sourit et enchaîna :
  
  — C’est très simple, vous allez voir…
  
  Elle remplit leurs verres et continua :
  
  — Nous avons été informés voici déjà quelques semaines qu’un industriel sud-américain avait demandé un visa pour venir traiter des affaires dans ces pays. Le visa lui a été accordé. En fait, ce richissime señor est un des plus gros fournisseurs de l’Allemagne en certains produits alimentaires et industriels. De plus, il est, dans son pays, un informateur de l’Abwehr. Le señor Miguel de Piñerua, c’est son nom, s’est donc embarqué récemment, à bord d’un navire neutre, à destination de Lisbonne… Là, une des meilleures collaboratrices du Service l’a pris en main et a su le rendre très amoureux d’elle. Ce matin, ils sont partis ensemble de Genève dans une voiture de louage pour venir à Berne, Cette voiture sera là dans un moment… et la place du señor Miguel de Piñerua sera vide… C’est vous qui la prendrez et c’est vous qui irez ce soir occuper la chambre, retenue de Genève au nom du señor, au Bellevue-Palace.
  
  Hubert écoutait intensément ; il eut un mouvement comme s’il voulait poser une question mais Nadia le stoppa d’un geste de la main.
  
  — Laissez-moi finir, dit-elle. Tout a été préparé minutieusement. Le signalement de Piñerua correspond assez exactement au vôtre ; je vous remettrai tout à l’heure son passeport où la photo aura été changée et remplacée par la vôtre. Vous trouverez, dans les malles, des vêtements à votre mesure, fabriqués dans le pays du señor. Même la poussière de tabac au fond des poches vient de là-bas ! Vous pourrez donc résister à l’examen le plus minutieux. Vous aurez même dans votre portefeuille des photographies de votre famille prises en Amérique du Sud et des lettres fort tendres de vos maîtresses. Tout à l’heure, je vous parlerai longuement du señor Miguel de Piñerua et ses petites habitudes afin de vous permettre de bien entrer dans la peau de votre personnage… Ce vous sera facile puisque vous avez vécu en Argentine.
  
  Hubert, toujours impassible, demanda :
  
  — Et après ?
  
  Elle eut un geste charmant d’insouciance.
  
  — Et après ? fit-elle. Mais, mon cher, c’est à vous d’apporter la réponse. Vous êtes chargé, je crois, de faire la lumière sur les circonstances exactes de la disparition de Lobster et de Szabo ; pour cela, il vous fallait une couverture, je vous la donne. Les hommes d’affaires sont toujours bien traités en Suisse et il sera facile au señor Miguel de Piñerua de circuler dans le pays sans attirer l’attention.
  
  Hubert eut un sourire :
  
  — Ce n’est pas ce que je voulais dire, fit-il. J’aimerais simplement savoir si le señor Miguel de Piñerua, faisant partie de l’Abwehr, ne devait pas prendre contact ici avec un agent de cet organisme.
  
  Elle eut un geste d’ignorance.
  
  — Franchement, nous l’ignorons, mais cela semble peu probable pour qui connaît un peu les Allemands. Il doit y avoir, à l’Abwehr, une Direction de l’Amérique latine et les différentes branches du Service n’aiment pas se prêter mutuellement leurs informateurs. D’autre part, d’après les renseignements que nous possédons, Piñerua n’est encore jamais venu dans ce pays.
  
  Hubert eut un petit sourire bizarre et dit :
  
  — Et puis, mon Dieu, dans le cas contraire, cela me permettra « certainement » de prendre contact avec ces messieurs…
  
  Elle retira lentement sa cigarette de sa bouche et lui adressa un sourire délicieux.
  
  — Certainement, répéta-t-elle doucement.
  
  
  *
  
  * *
  
  Il était six heures et demie du soir lorsqu’une puissante Mercédès, d’un modèle déjà ancien, s’arrêta, devant le « Bellevue », à Berne. Il pleuvait toujours et la voiture, qui avait dû rouler longtemps, était couverte de boue. Le chauffeur descendit et ouvrit la portière pendant qu’un chasseur se précipitait armé d’un gigantesque parapluie de toile bleue.
  
  Un homme, grand et solide, descendit sans se presser. Il était vêtu d’un confortable pardessus de voyage en poil de chameau et coiffé d’un feutre mou de couleur foncée. Il acquiesça d’un simple signe de tête lorsque le chauffeur lui dit qu’il allait s’occuper des bagages et, abrité par le groom, se dirigea sans un mot vers l’entrée du Palace. Le chef de la réception bondit aussitôt.
  
  — Vous avez retenu, monsieur ?
  
  Impassible, condescendant, Hubert répondit :
  
  — Je suis le señor Miguel de Piñerua…
  
  — Très bien, señor, c’est le « Russie », de Genève qui a retenu pour vous. Votre appartement est prêt, avec vue sur le fleuve. Vous serez satisfait, señor.
  
  Hubert suivit l’homme jusqu’à l’ascenseur qui s’éleva aussitôt dans les étages. L’appartement était somptueux et Hubert, satisfait, remercia le réceptionnaire. Les bagages arrivèrent ; le chauffeur avait aidé à les monter et il attendit pour se faire régler sa note que le bagagiste eût disparu. Il ferma alors soigneusement les portes et revint près de Hubert qui, après on rapide coup d’œil sur les deux pièces et la salle de bains qui composaient l’appartement, se tenait maintenant près de la fenêtre, souriant.
  
  — Mademoiselle Nadia vous a-t-elle donné mon numéro de téléphone ? demanda l’homme.
  
  — Oui, Etienne. Il est possible que j’aie besoin de vos services avant longtemps. Je ne veux pas casser les vitres et il y a certaines choses que je ne pourrai faire moi-même ; vous pourrez m’être très utile…
  
  — Je suis à votre disposition, monsieur.
  
  Hubert paraissait réfléchir. Il reprit lentement :
  
  — Dites-moi, Etienne, connaissiez-vous John Worth ?
  
  — Oui, monsieur, je l’ai vu à plusieurs reprises, après… l’accident. J’ai servi d’intermédiaire entre lui et Mademoiselle Nadia qui ne voulait pas le connaître.
  
  — J’ai rendez-vous ce soir vers minuit avec John Worth au « Chikito ». Je n’irai pas et voudrais que vous y alliez à ma place. Vous ne direz rien à Worth de la personnalité que j’ai prise ; vous lui confirmerez simplement mon arrivée ici et lui annoncerez que j’entrerai en contact avec lui dès que je l’estimerai nécessaire ; mais, qu’en attendant, il continue à faire son travail habituel. Vous m’avez bien compris ?
  
  L’homme opina du chef et reprit consciencieusement :
  
  — Je lui dis simplement que vous êtes arrivé, sans lui donner aucun détail, et qu’il doit continuer son travail habituel en attendant que vous lui fassiez signe.
  
  — Très bien. Je vous appellerai demain matin. Bonsoir, Etienne et merci.
  
  — Bonsoir, monsieur.
  
  L’homme sortit et referma la porte derrière lui.
  
  
  *
  
  * *
  
  L’atmosphère était très gaie au Chikito ce soir-là et il y avait beaucoup de monde. De jeunes attachés d’ambassade dansaient avec les filles des hauts fonctionnaires du Gouvernement fédéral parmi d’autres couples moins brillants.
  
  Dans un coin, près du bar, un homme d’une trentaine d’années, très mince et très blond, sirotait doucement un whisky. Son regard était rêveur et il ne paraissait nullement prendre sa part de la joie et de l’agitation qui régnaient autour de lui. Il regardait de temps en temps sa montre ; sans impatience et, à chaque fois, glissait un rapide regard vers l’entrée. Une grande fille blonde passa devant sa table et lui lança gaiement :
  
  — …soir, John !
  
  Il leva à peine le nez et répondit avec un soupçon de mauvaise humeur :
  
  — … soir.
  
  Puis, il appela le barman :
  
  — Hans ! Un autre whisky…
  
  — Bien, monsieur John…
  
  L’homme le servit et John vida le verre à moitié, sans respirer ; puis, il le reposa sur la table et se mit à le faire tourner lentement dans ses doigts, regardant sans les voir les jeux de lumière dans le chaud liquide bronzé. Il frissonna soudain et se redressa, jetant un rapide coup d’œil autour de lui pour s’assurer que personne ne l’observait.
  
  Cet homme, au bar, qui le regardait… Cela faisait plusieurs fois que John le remarquait. Bah ! Berne était si petit ; il était bien naturel qu’on y rencontrât toujours les mêmes têtes… Pourtant…
  
  Il sursauta lorsqu’il vit entrer Etienne. Décidément, il avait besoin de repos ; ses nerfs étaient bien malades. Etienne était vêtu d’un complet bleu marine qui lui allait bien, mieux que sa livrée de chauffeur… Il s’approcha rapidement et s’assit à la table de John après lui avoir serré la main. Le garçon était déjà là.
  
  — Whisky, dit Etienne.
  
  — Deux, ajouta John.
  
  Et il vida son verre. Etienne le regardait fixement.
  
  — Vous buvez trop, mon vieux, fit-il.
  
  John Worth ne répondit pas, mais demanda :
  
  — « IL » n’est pas arrivé ?
  
  Etienne jeta un rapide coup d’œil autour de lui et répondit :
  
  — Si, « IL » est arrivé ce soir, mais il ne viendra pas vous voir.
  
  John Worth parut se cabrer.
  
  — Pourquoi ? demanda-t-il presque brutalement. Il se méfie de moi ?
  
  Etienne lui prit le bras.
  
  — Allons, allons, mon vieux, gronda-t-il. Ne soyez pas idiot. Il a sans doute ses raisons. Il veut que vous continuiez votre travail habituel et il vous contactera dès que ce sera nécessaire.
  
  John Worth faisait tourner son verre, déjà vide, avec une nervosité croissante.
  
  — Mais, bon Dieu, grogna-t-il entre ses dents. Il « faut » que je le voie, que je lui parle, que je lui explique ! Je peux tout de même lui être utile !
  
  Etienne lui tapotait doucement le bras.
  
  — Soyez tranquille, mon vieux, vous le verrez.
  
  Il y eut un moment de silence, puis Etienne reprit :
  
  — Vous restez encore longtemps ici ? Je suis pressé de rentrer et je vais partir maintenant.
  
  John Worth regardait toujours son verre vide qui tournait entre ses doigts nerveux. Il répondit avec humeur :
  
  — Je reste ici.
  
  Etienne n’insista pas et reprit :
  
  — Je vous téléphonerai demain à votre bureau pour vous tenir au courant. Mais, encore une fois, John, buvez moins et reposez-vous un peu ; vous êtes sur la mauvaise pente.
  
  Il termina posément son verre, se leva et tendit la main à son compagnon.
  
  — Bonsoir, John.
  
  L’autre leva péniblement la tête sur ses épaules voûtées et répondit d’une voix neutre :
  
  — Bonsoir, Etienne.
  
  Etienne se dirigea vers la porte et prit son vestiaire. Il pleuvait toujours et il ajusta soigneusement son imperméable et son chapeau avant de sortir. Il donna un large pourboire à l’employée qui le remercia d’un sourire. Elle était jolie, cette petite ; il eut soudain envie de rester et de bavarder avec elle. Elle remarqua son hésitation et eut un geste interrogateur ; alors, il se ressaisit et sortit.
  
  Il avait garé sa voiture et devait rentrer à pied. Il habitait un petit pavillon de l’autre côté de Rosengarten et cela n’avait rien d’amusant de faire tout ce chemin par un temps pareil. Il tombait une pluie fine et glacée qui vous transperçait jusqu’aux os. Les rues étaient désertes. Il rejoignit tout de suite la Marktgasse ; il était presque une heure à l’horloge de la Tour. Il enfonça profondément ses mains dans ses poches, entra la tête dans ses épaules et se mit à marcher à grands pas sur le trottoir ruisselant. John lui donnait du tracas. Cette histoire lui avait fichu un coup et c’était, ma foi, fort compréhensible. Pourquoi Lobster et Szabo avaient-ils trinqué et pas lui ? Il devait penser qu’il pouvait toujours se faire démolir à n’importe quel moment et ce n’était pas une perspective réjouissante. John n’était pas un lâche, non, certainement pas, mais il n’y avait rien de plus déprimant que d’attendre la mort de cette façon sans savoir de quel côté elle allait s’amener et sans pouvoir se défendre…
  
  Etienne comprenait très bien pourquoi le nouveau patron qui était venu de Londres ne voulait pas voir John. Il ne devait pas le suspecter, non ; mais il pensait que John pouvait fort bien avoir été épargné par les types de l’Abwehr afin de servir de fil conducteur vers le nouveau service qui ne manquerait pas d’être reconstitué, et il ne voulait pas prendre de risques inutiles.
  
  Il était déjà profondément engagé dans l’étroite Gerechtigkeitsgasse lorsqu’une angoisse soudaine le serra au creux de l’estomac, le temps d’une seconde. Il profita aussitôt d’un îlot sombre, sous les arcades, pour se retourner. Personne… Il avait bien entendu le choc d’une chaussure sur une pierre et le juron étouffé qui avait suivi. Quelqu’un le filait… Le premier mouvement passé, Etienne n’avait plus peur. Il y avait déjà longtemps qu’il avait pensé à cela, qu’il s’y était préparé ; et ces derniers temps plus particulièrement, depuis qu’il voyait John de façon régulière. Si les patrons refusaient de le voir, c’est qu’il constituait un danger, forcément ; et ça devait arriver. Etienne n’éprouvait aucune rancœur d’avoir été ainsi sacrifié. Il fallait bien que quelqu’un le fasse et il valait beaucoup mieux que ce soit un subalterne comme lui. Il s’était rendu compte depuis six semaines des ennuis qui pouvaient résulter de la disparition d’un patron. On était en guerre et il n’y avait pas à faire de sentiment. Les autres, en face, n’en faisaient pas…
  
  Il regretta à ce moment-là de ne pas avoir d’arme. Nadia lui avait toujours interdit d’en porter. Elle prétendait que c’était plus dangereux qu’utile dans un pays comme Berne. Elle avait peut-être raison mais elle pouvait aussi bien avoir tort. De toute façon, cela ne servirait à rien, maintenant, de se poser la question.
  
  Il avait quitté l’abri des arcades et marchait au milieu de la rue. La pluie avait cessé de tomber mais, en levant la tête, il pouvait voir entre les toits le ciel rouler de lourds nuages d’un noir d’encre. Un petit vent glacial prenait la rue en enfilade, s’obstinant à relever les pans de l’imperméable d’Etienne.
  
  Il était arrivé maintenant au bout de la rue et il eut un instant envie de tourner à droite dans la Junkerngasse et de se mettre à courir pour regagner le centre de la ville par la cathédrale Saint-Vincent… Mais à quoi bon ? Ne valait-il pas mieux savoir tout de suite à quoi s’en tenir ?
  
  Il s’engagea du même pas régulier sur le Nydeggbrûcke. Son cœur ne battait plus si fort et il était calme, presque joyeux. Il se surprit soudain à siffloter et un sourire effleura ses lèvres.
  
  Il jeta un rapide coup d’œil par-dessus le parapet. Dans le fond du gouffre vertigineux, l’Aar roulait ses eaux noires. Il frissonna imperceptiblement et, en se redressant, jeta un regard en arrière. L’homme était là, tout près, et hâtait le pas…
  
  Etienne réfléchit rapidement ; non, il n’avait rien de compromettant sur lui… S’il avait eu quelque chose, ç’aurait été le moment de s’en débarrasser en le jetant par-dessus le parapet, dans le fleuve.
  
  En arrivant à l’extrémité du pont, il vit une grosse voiture noire qui avançait doucement dans Muristalden et qui s’arrêtait à sa hauteur. Il devait être plus d’une heure du matin et il n’y avait personne en vue ; aucun secours à attendre…
  
  Une tête se pencha à la portière et une voix au fort accent allemand lui demanda en français :
  
  — Pardon, monsieur, la route de Bâle, s’il vous plaît.
  
  Etienne s’approcha et se pencha pour répondre. Le canon noir et menaçant d’un énorme pistolet lui sauta au visage.
  
  — Monte ! lui ordonna une voix rauque dans son dos.
  
  Il n’insista pas et s’engagea par la portière qui venait de s’ouvrir. L’homme le suivit et la puissante voiture démarra aussitôt à toute vitesse.
  
  Etienne ne put voir dans quelle direction on l’emmenait. Un coup de crosse sur le sommet du crâne l’avait proprement endormi an moment où il se laissait glisser sur le siège…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  LE COUP DE L’AUTRUCHE
  
  
  Hubert ouvrit un œil. Oui, c’était bien ça ; quelqu’un frappait à la porte. Hubert ne se posa pas de questions inutiles. Il rejeta les draps, se leva, enfila ses pantoufles et alla ouvrir.
  
  Un homme, épais et lourd, se tenait sur le seuil. Il leva un doigt jusqu’au bord de son chapeau vissé sur sa tête et dit en regardant Hubert de ses petits yeux vifs et inquisiteurs :
  
  — Mille excuses, monsieur, simple contrôle de police…
  
  Hubert sourit et s’effaça pour le laisser entrer. L’homme s’arrêta au milieu de la pièce et reprit :
  
  — Je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps, si vous voulez me montrer tout de suite votre passeport…
  
  Hubert accentua son sourire et demanda :
  
  — Je vous prie de m’excuser, monsieur, et de ne voir là aucune manifestation de mauvaise volonté de ma part… Mais j’aimerais d’abord être certain de votre qualité…
  
  L’homme fit un geste conciliant et, dit :
  
  — C’est bien naturel ; je suis le brigadier Momber. Voici mes papiers…
  
  Il avait sorti un étui de sa poche qu’il tendait à Hubert. Celui-ci examina avec soin les cartes qu’il contenait. Puis, visiblement satisfait, il rendit le tout au policier.
  
  — C’est bien, fit-il avec un sourire.
  
  Il ouvrit un placard, fouilla dans une poche intérieure du veston qu’il portait la veille en arrivant et en sortit un passeport qu’il tendit au brigadier. Celui-ci le feuilleta avec soin, puis le rendit à Hubert.
  
  — C’est en règle, dit-il. Vous venez en Suisse pour traiter des affaires commerciales, monsieur de Piñerua ?
  
  — C’est exact, répondit Hubert avec beaucoup de bonne volonté.
  
  Le policier restait planté au milieu de la pièce. Il se décida soudain et demanda :
  
  — Pourquoi êtes-vous venu de Genève en voiture de louage et n’avez-vous pas plutôt pris le train, comme tout le monde ?
  
  Très à son aise, Hubert eut un petit sourire légèrement embarrassé et répondit :
  
  — Brigadier, vous me gênez un peu en me posant une question de cette nature… Enfin, je suppose que je dois vous répondre de toute façon. Hé bien, voilà, j’ai fait la connaissance, à Lisbonne, d’une jeune femme de la société Bernoise et… nous avons pris une voiture hier pour… pour être plus tranquilles. Vous me comprenez ?
  
  Le policier émit un vague grognement et reprit :
  
  — Oui, bien sûr. Mais dites-moi, qui s’est occupé de louer la voiture. ?
  
  — Ce n’est pas moi, brigadier, c’est la jeune femme dont je vous ai parlé.
  
  — Ouais… Le chauffeur de cette voiture s’appelait bien Etienne, n’est-ce pas ?
  
  — Je crois, oui…
  
  Hubert prit un étui d’argent massif posé sur une table basse, l’ouvrit et le tendit au policier :
  
  — Cigarette ?
  
  — Non, merci…
  
  Hubert n’insista pas, en prit une pour lui et l’alluma. Le brigadier Momber questionnait de nouveau :
  
  — Vous êtes arrivé ici vers onze heures hier soir, c’est bien cela, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, environ…
  
  — Etienne est resté dans votre chambre un moment avant de repartir, pourquoi ?
  
  Hubert, sur la défensive, eut un mouvement d’étonnement parfaitement joué et répondit :
  
  — Mais pour se faire régler son dû, tout simplement !
  
  — Ouais… Je m’excuse de vous demander cela, mais… ne l’avez-vous pas chargé de quelque course, de quelque… mission ?
  
  Le policier fixait Hubert avec intensité et celui-ci se demanda où il voulait en venir. Il leva ses sourcils avec force et répliqua :
  
  — A mon tour de m’excuser, brigadier, mais ne vous serait-il pas possible de vous expliquer plus clairement ? De me dire tout de suite ce que vous désirez savoir ?
  
  L’homme parut un instant décontenancé par cette contre-attaque brutale puis il reprit son aplomb et lâcha, en détachant les syllabes, et sans cesser de fixer Hubert dans les yeux :
  
  — Le cadavre d’Etienne, horriblement mutilé, a été retiré ce matin de l’Aar, en aval de Nydeggbrûcke, en face le jardin des roses…
  
  Hubert resta impassible, son cerveau fonctionnait à toute vitesse pour essayer de déterminer d’où pouvait venir le danger. Il conclut rapidement que le policier ne pouvait rien contre lui et reprit d’une voix sourde :
  
  — Vous m’apprenez là une chose horrible… Cet homme que j’ai connu hier plein de vie… Y a-t-il une chance de retrouver le ou les assassins ?
  
  L’autre ne le quittait toujours pas des yeux et répondit :
  
  — Je ne sais pas encore, monsieur. Je commence mon enquête.
  
  Hubert reprit :
  
  — Je suis désolé, brigadier, mais je ne puis, malheureusement, vous être d’aucun secours. J’ai échangé peu de paroles avec cet homme au cours de la journée d’hier et ne sais pratiquement rien de lui. Je regrette…
  
  Ces derniers mots étaient un congé sans équivoque et le policier le comprit très bien.
  
  — Je vois, dit-il. J’espère que je ne vous ai pas trop dérangé… Au revoir, monsieur de Piñerua.
  
  Hubert ne prit même pas la peine de le reconduire et attendit qu’il fût sorti pour se diriger vers la fenêtre il tira les lourds rideaux et se mit à réfléchir, regardant le fleuve qui coulait en contre-bas.
  
  Etienne était mort, et il était mort assassiné. Avait-il été tué avant ou après avoir vu John Worth ? C’était là une chose importante. De toute façon, les gens d’en face avaient repris l’offensive et il était assez troublant que ce fût justement au moment précis où lui, Hubert, avait fait son entrée dans le jeu… Une autre question se posait. Le cadavre d’Etienne était « horriblement mutilé » ; Hubert savait ce que cela voulait dire… Etienne avait-il parlé, ou non ? S’il avait parlé, la position de Hubert allait devenir tout de suite extrêmement difficile. Il résolut d’agir immédiatement et passa dans la salle de bains pour se préparer à sortir.
  
  Hubert avait passé une partie de la nuit à étudier les dossiers d’affaires du señor Miguel de Piñerua et, parmi toutes les affaires en projet qui y étaient contenues, une avait particulièrement retenu son attention. Il s’agissait d’une vente de dix mille tonnes de viande de bœuf congelée dont l’acheteur en Suisse était… M. Ernst Vogel, lui-même. Hubert avait soigneusement étudié le dossier et se promettait bien d’aller voir Vogel à ce sujet, comme l’aurait fait le véritable Miguel de Piñerua, si Dieu lui avait prêté vie.
  
  Hubert sortit de la salle de bains et commença de s’habiller. Décidément, les choses avaient été bien faites. Les complets qui se trouvaient dans les malles ayant appartenu au señor lui allaient tous merveilleusement ; les chemises étaient parfaitement à ses mesures et de la meilleur étoffe. Tout portait les marques de grands faiseurs de Buenos-Aires. C’était parfait. Il ne manquait même pas la petite poche secrète destinée à recevoir les différentes pilules sans lesquelles un agent secret qui se respecte ne peut même pas aller boire un verre au bistrot du coin. Il y en avait de toutes sortes, de ces pilules ; les plus « intéressantes » étaient les fameuses pilules de cyanure, recouvertes d’une mince pellicule de verre qui permettait de les garder dans la bouche sans danger. Si, d’aventure, on les avalait, hé bien, mon Dieu, elles ressortaient intactes ! Pour mourir, il suffisait de les briser entre les dents ; le résultat était garanti en moins d’une minute.
  
  Hubert ne portait pas d’arme. Il pensait que c’était stupide de risquer un certain temps de prison dans les geôles helvétiques pour la sécurité, fort illusoire, que pouvait lui donner une arme. S’il en avait besoin, un jour, pour tenter une action quelconque, il saurait bien où la prendre.
  
  Hubert était un homme terriblement dangereux. Il avait appris, à l’école d’espionnage, à tuer avec ses mains, de différentes façons et sans laisser de traces suspectes. Il n’ignorait pas, pour l’avoir maintes fois expérimenté, qu’un homme comme lui se trouvait, les mains nues, pratiquement à égalité avec un homme armé se tenant à moins de deux mètres de distance. Quant au pistolet dans les côtes, cela faisait rire Hubert ! Cent fois, à l’entraînement, il avait réussi à désarmer un adversaire supposé, dans cette position, et il lui aurait cassé le bras si ce n’avait été un jeu. Hubert avait une confiance parfaite en ses moyens physiques et cela lui donnait une grande assurance dans l’action.
  
  Il revêtit un pardessus foncé, chaudement doublé, et se coiffa d’un chapeau en feutre souple noir à larges bords. Il s’assura que « ses » valises étaient bien fermées et sortit.
  
  Le ciel était gris et bas et un petit vent glacial soufflait du nord. Hubert s’arrêta un instant pour allumer une cigarette qui lui réchaufferait le nez. En réalité, il voulait s’assurer que personne ne le suivait.
  
  Il pénétra dans un café-tabac de la Spitalgasse, commanda un café et s’enferma dans la cabine téléphonique. Il éteignit sa cigarette et forma un numéro. Presque aussitôt, il entendit la voix harmonieuse de Nadia Baranaya dans l’écouteur :
  
  — Allô, j’écoute. Qui demandez-vous ?
  
  Hubert toussota légèrement avant de répondre.
  
  — Bonjour Nadia, puis-je vous parler ?
  
  Il y eut un instant, d’hésitation, puis :
  
  — Oui, je vous écoute, « Miguel ».
  
  Hubert reprit, après un coup d’œil jeté autour de la cabine.
  
  — J’ai reçu ce matin la visite d’un policier au sujet d’Etienne.
  
  Nadia le coupa et dit simplement :
  
  — Je sais, j’ai été informée. Ce pauvre Stéphan… J’ai pris aussitôt mes renseignements, il avait été voir John Worth, vers minuit, au « Chikito », c’est vous qui l’aviez envoyé à votre place ?
  
  — Oui, je pensais que John devait être surveillé.
  
  — Vous aviez raison… John est resté au « Chikito » et Etienne est parti seul, vers une heure du matin. A partir de ce moment-là on ne peut plus rien savoir. Il habitait tout à fait en dehors de la ville. J’ai fait contacter John ce matin par « votre » amie Frieda. Il croit avoir remarqué au bar une homme qu’il avait vu un peu trop souvent ces dernier jours, cet homme est sorti derrière Etienne. De toute façon, je ne pense pas qu’il y ait d’ennuis à craindre en ce qui vous concerne ; Etienne était de cette espèce de gens qui ne parlent pas…
  
  Hubert l’interrompit :
  
  — Hum ! Vous savez, Nadia, je me suis toujours demandé, personnellement, ce que je ferais dans un cas semblable…
  
  — Je sais… Moi aussi, je me suis posé la question… Mais je voulais simplement vous dire que Etienne possédait sur lui le… moyen de se… dérober si la pression devenait trop forte, et qu’il était homme à employer ce moyen.
  
  — Je comprends, fit Hubert. Faites votre possible pour découvrir ce qui s’est passé. En ce qui me concerne je fais comme s’il n’était rien arrivé. A toutes fins utiles, je vous signale toutefois que je serai absent pour la journée ; je vous rappellerai ce soir vers dix heures. D’accord ?
  
  — D’accord, « Miguel » et ne sortez pas sans cache-nez par ce temps, un rhume est si vite attrapé !
  
  Hubert sourit.
  
  — Je vous remercie, très chère. Le señor Miguel de Piñerua vous baisé lés doigts dé pieds !
  
  — Les doigts de pieds ? Miguel… Je me demande quel effet cela me ferait… Il faudra essayer ça un jour pour ne pas me laisser sur cette curiosité insatisfaite !
  
  — Votré moment séra lé mieng, lui assura Hubert avec fougue.
  
  Il raccrocha, conservant encore dans son oreille le rire de Nadia…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert s’arrêta un instant dans le vaste hall du « Bellevue », sortit le lourd étui d’argent qu’il gardait dans sa poche gauche et en extirpa une cigarette. Il replaçait l’étui lorsqu’un chasseur se précipita.
  
  — Du feu, señor ?
  
  — Oui… merci…
  
  Toujours pensif, Hubert repartit, les deux mains enfoncées dans les poches de son veston. Il marqua un nouveau temps d’arrêt à la porte du bar, cherchant une place des yeux, se dirigea enfin vers une table libre, un peu isolée des autres. Il se laissa glisser dans un profond fauteuil de cuir et tira un lourd cendrier de verre pour y secouer la cendre de sa cigarette. Un garçon s’approcha, il commanda un whisky-soda. Puis, il parut se replonger dans de profondes cogitations.
  
  Hubert était rentré de Bâle une heure plus tôt, très satisfait de son entrevue avec Vogel. L’affaire avait été menée rondement et Vogel n’avait pas caché à celui qu’il croyait être le señor Miguel de Piñerua que la totalité des dix mille tonnes de viande congelée, achetées par lui, étaient, en définitive, destinées à l’intendance militaire allemande. Hubert avait assuré qu’il s’en doutait et que, ses convictions politiques le poussant à aider la Grande Allemagne dans son effort de guerre, tout était finalement pour le mieux. Il n’y avait plus maintenant qu’à attendre pour voir si M. Ernst Vogel informerait John Worth de l’affaire conclue et savoir ainsi s’il jouait ou non un double jeu et s’il fallait l’inscrire en tête de la liste des « origines » possibles du désastre Lobster, ou, au contraire, le considérer comme un informateur fidèle et de premier ordre.
  
  Hubert tendit le bras pour saisir son verre et but doucement, les yeux mi-clos ; puis, il eut un sourire en pensant au formidable imbroglio qu’il avait créé en signant le contrat au nom de Miguel de Piñerua – Il avait soigneusement étudié la signature de ce dernier pendant la nuit et était arrivé rapidement à une imitation parfaite. Il était vraisemblable que M. Ernst Vogel ne verrait jamais un seul beefsteak des dix mille tonnes de viande dont il s’était porté acheteur.
  
  Le bar se vidait insensiblement. Hubert consulta sa montre : huit heures. Il allait bientôt, lui aussi, se diriger vers la salle à manger.
  
  Il se sentit soudain envahi par un ennui pesant. Il n’aimait pas ce genre de travail où il fallait toujours marcher sur la pointe des pieds en évitant de renverser les pots de fleurs. Il aurait mieux aimé agir dans l’ombre et pouvoir rentrer dans le tas. Là, il était paralysé parce qu’il se trouvait trop en vue, en pleine lumière.
  
  EN PLEINE LUMIERE… Ces mots s’étaient brutalement imposés à son esprit. Et si cela avait été fait exprès ? Si on l’avait placé, volontairement « en pleine lumière » pour déclencher quelque chose ? Et si le vrai Miguel de Piñerua devait rencontrer quelqu’un en Suisse ? Quelqu’un qui le connaissait ? Que se passerait-il donc ? Une lueur métallique s’alluma un instant dans les yeux de Hubert qui, inconsciemment, se redressa et prit une profonde inspiration. Une chaleur soudaine lui monta au visage. Allons, il allait peut-être s’amuser plus qu’il ne l’avait pensé tout d’abord…
  
  Comme tous les hommes habitués à vivre dangereusement, en flirt constant avec la mort, Hubert ne laissait passer aucune occasion de profiter pleinement des joies que pouvait lui offrir l’existence quotidienne. Pour des raisons de forme physique, et aussi parce qu’il n’y trouvait pas un plaisir particulier, Hubert n’abusait pas de l’alcool. Mais il goûtait autant qu’il le pouvait la bonne chère, les bons vins et… les jolies femmes ; et sa joie était complète lorsqu’il pouvait réunir les trois en même temps.
  
  Ce soir, il était assuré d’une table excellente et de vins choisis ; il ne manquait que la femme… Hubert regarda autour de lui. Beaucoup de jolies filles, mais elles étaient accompagnées… Tiens ! il y en avait pourtant une qui paraissait être seule : jolie, très blonde, des épaules et une gorge magnifiques qui sortaient comme un joyau du suggestif écrin de la robe du soir… L’air pas spécialement intelligent, bien sûr ! mais, telle qu’elle était, Hubert trouvait qu’elle pouvait fort bien tenir une place honorable à table, accompagnée d’une truite sauce mousseline et d’une bouteille de Riesling…
  
  Il décida immédiatement de tenter sa chance et fit signe au garçon de venir lui parler. Juste à ce moment, un chasseur pénétra dans le bar et se dirigea tout droit vers la jeune femme.
  
  — Monsieur Stopfer vient de téléphoner, madame. Il s’excuse, mais ne pourra venir ce soir comme il vous l’avait promis.
  
  Elle eut un geste de vive contrariété et répondit :
  
  — Merci, il ne me reste plus qu’à dîner seule…
  
  Puis, entre haut et bas, elle siffla entre ses dents :
  
  —Le mufle !
  
  Hubert, qui avait fort bien entendu ces derniers mots, demanda à voix basse au garçon penché sur lui :
  
  — Qui est cette charmante enfant ?
  
  Très bas, l’autre répondit :
  
  — C’est madame Rita Frog, señor. Elle est la… maîtresse d’un haut fonctionnaire du Gouvernement. Elle habite ici actuellement.
  
  Hubert quitta la jeune femme des yeux pour questionner à nouveau :
  
  — Pensez-vous qu’elle accepterait de dîner ce soir à ma table si… vous le lui demandiez ?
  
  Il glissa un royal pourboire au garçon qui, après un rapide coup d’œil sur le billet, répondit avec assurance :
  
  — Mais, certainement, señor ; enfin, je vais le lui demander.
  
  Il se dirigea vers la jeune femme qui l’appelait justement pour régler sa consommation, se pencha sur elle et lui parla longuement à voix basse. La belle Rita plissa son joli front, comme si elle ne comprenait pas ce qu’on lui demandait ; puis, elle jeta un regard appuyé en direction de Hubert qui avait pris une attitude désinvolte et, enfin, leva ses yeux clairs sur son interlocuteur en murmurant sa réponse.
  
  Le garçon revint., un sourire satisfait au coin des lèvres, et dit à Hubert :
  
  — Madame Frog accepte que vous lui soyez présenté…
  
  Hubert se dressa immédiatement, de toute sa haute taille, se dirigea vers la jeune femme et s’inclina devant elle.
  
  — Je suis le señor Miguel de Piñerua, dit-il, et je suis extrêmement honoré de faire votre connaissance. Vous êtes, sans conteste, la plus jolie femme qu’il m’ait été permis de voir depuis mon arrivée en Suisse…
  
  Elle minauda quelque chose en réponse, à quoi il ne comprit rien, et baisa fort cérémonieusement la main qu’elle lui tendait. Puis, il prit place dans un fauteuil libre, à côté d’elle, et fit signe au barman de renouveler les consommations. La conversation s’engagea aussitôt, aussi banale que possible. Rita Frog paraissait peu curieuse et posait peu de questions. Hubert, après lui avoir parlé du long voyage que le señor Miguel de Piñerua avait fait depuis l’Amérique du Sud, changea bientôt de sujet et se mit à lui faire une cour habile et très poussée. Elle paraissait y être sensible et regardait son compagnon avec une sympathie qui augmentait visiblement de minute en minute.
  
  Vers neuf heures, Hubert lui offrit de passer dans la salle à manger. Ils quittèrent le bar et un maître d’hôtel stylé les prit aussitôt en charge pour les conduire vers une table isolée dans un coin parfaitement tranquille. Hubert le remercia comme il convenait et fit le menu avec l’approbation de sa nouvelle amie : foie gras, truite sauce mousseline, mistkratzerli(2) avec garniture de rôsti, Emmenthal, et meringues à la crème, une bouteille de Twanner et une de Riesling…
  
  Hubert, en passant la commande, ne pouvait s’empêcher de penser que l’on mangeait beaucoup mieux à Berne qu’à Londres. Les Londoniens, pour l’heure, étaient surtout gavés de bombes qui n’avaient rien de glacé ! Il chassa rapidement de son esprit ces pensées démoralisantes, porta son attention sur sa compagne et essaya de se l’imaginer complètement dévêtue au centre d’un grand lit tout blanc… A moins de surprise toujours possible, elle devait être, dans cette situation, aussi appétissante qu’un « mistkratzerli » bien doré…
  
  A dix heures, exactement, Hubert s’excusa et sortit pour téléphoner à Nadia. Il eut immédiatement la communication.
  
  — Allô, j’écoute. Qui demandez-vous ?
  
  Il toussota légèrement et répondit :
  
  — Bonsoir, Nadia, puis-je vous parler ?
  
  — Je vous écoute, Miguel…
  
  — Parlez plutôt, chère, vous avez une si jolie voix…
  
  Elle eut un petit rire de gorge qui lui procura une sensation bizarre et demanda :
  
  — Êtes-vous satisfait de votre voyage à Bâle ? J’ai appris que vous vous étiez parfaitement entendu avec M. Ernst Vogel.
  
  Hubert resta impassible et dit simplement :
  
  — Ah ?
  
  — Oui, poursuivit Nadia, notre cher ami Vogel était très heureux d’annoncer la nouvelle à ce brave John qui me l’a fait savoir aussitôt. Qu’en dites-vous ?
  
  Le regard fixe, comme s’il pensait déjà à autre chose. Hubert répondit lentement :
  
  — J’aurais préféré que Vogel ne dise rien…
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce que cela m’aurait « probablement » permis de terminer cette affaire très rapidement. Vous me comprenez ?
  
  — Très bien, Hubert. Mais que voulez-vous ? Nous n’y pouvons rien, n’est-ce pas ?
  
  Toujours pensif, Hubert reprit :
  
  — Non, Nadia, nous n’y pouvons rien… bien sûr. Dites-moi, avez-vous eu d’autres nouvelles depuis ce matin ?
  
  Elle comprit immédiatement et répondit :
  
  — John a reçu à son tour la personne qui a été vous voir ce matin ; il n’a éprouvé aucune difficulté. Puis, ça a été pour Frieda, simple formalité. Il semble que la thèse officielle s’oriente vers le crime crapuleux…
  
  — Et la vôtre ? demanda Hubert.
  
  — Je n’en ai pas encore ; mais quelqu’un s’occupe sérieusement de l’homme qui était hier soir au « Chikito » et qui est sorti derrière notre pauvre ami. Je ne pense pas que ce soit très long maintenant…
  
  Hubert serra les mâchoires et son regard devint subitement très dur.
  
  — Je le souhaite, gronda-t-il. Vous n’oublierez pas de sonner à ma porte à ce moment-là, n’est-ce pas, Nadia ? Je compte sur vous ?
  
  Elle eut un petit rire bizarre et rétorqua :
  
  — Qu’est-ce que vous pensez, « Miguel » ? Je n’ai pas pour habitude d’écarter les amis lorsque se présente une occasion de rire un peu…
  
  Sans transition, Hubert demanda brusquement :
  
  — Dites-moi, Nadia, connaissez-vous une jolie blonde répondant au doux nom de Rita Frog ?
  
  Il y eut un silence qui lui parut interminable puis, la voix de Nadia lui arriva de nouveau, légèrement changée :
  
  — Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  Hubert souleva ses sourcils dans un mouvement d’étonnement et répliqua :
  
  — Dites donc, Nadia, dois-je vous expliquer le pourquoi de toutes les questions que je vous pose ?
  
  Elle s’éclaircit la voix et répondit d’un ton soudain durci :
  
  — Rita Frog, d’origine suisse-allemande, est arrivée ici voici deux mois. Nous nous sommes intéressés à elle après l’affaire Michaël – simple sondage. Il semble à peu près certain que cette fille ait pour unique occupation le soin, monnayé, de charmer les loisirs d’un haut fonctionnaire du Gouvernement fédéral. Elle voit fort peu de monde en dehors de ce monsieur et, en tout cas, aucun suspect…
  
  Elle marqua un léger temps d’arrêt et enchaîna :
  
  — Cette fille ne paraît d’ailleurs pas avoir un niveau intellectuel très élevé…
  
  Hubert paraissait s’amuser, il glissa doucement :
  
  — Ce n’est pas ce qu’on lui demande… Elle est jolie et bien roulée et le monsieur du Gouvernement ne doit pas s’embêter lorsqu’il la tient dans son lit…
  
  Comme aucune réponse ne venait, il ajouta, beaucoup plus bas :
  
  — En ce qui me concerne, Nadia, je dois vous avouer que je préférerais mille fois avoir à faire avec « vous » pour ce genre de divertissement… Il est vrai que je ne suis pas fonctionnaire du Gouvernement fédéral et que je n’y connais sans doute rien.
  
  Elle ne répondit pas et raccrocha mais il avait eu le temps de l’entendre rire auparavant ; un rire très doux et très curieux dont le souvenir le fit brusquement frissonner au moment où il sortait de la cabine.
  
  Lorsque le dîner fut terminé, Hubert proposa à son invitée de l’emmener au « Chikito ». Il avait envie de voir comment cette boîte était faite et cela lui ferait du bien de se détendre un peu en dansant quelques tangos, il avait pris la décision de partir le lendemain matin pour Zweisimmen dans le but de lancer vers Londres un message dans lequel il demanderait de nouvelles instructions. Il se trouvait en plein cirage et il n’aimait pas ça. Hubert avait toujours préféré le rôle du lion à celui de la chèvre et il ne pensait pas du tout que le premier fût plus dangereux que le second. Tout se résumait, à son avis, à une simple question de tactique…
  
  Il demanda une voiture pour les conduire et, pendant le court trajet à travers la ville, il se fit subitement très pressant auprès de la belle Rita qui ne se défendit que très mollement. Il avait réussi à lui prendre un baiser lorsque le taxi stoppa devant le « Chikito ». Un petit groom en livrée vint leur ouvrir la portière et ils pénétrèrent rapidement dans l’établissement pour se soustraire à la température glaciale qui régnait dehors.
  
  Hubert, entraîna tout de suite la jeune femme vers la piste et l’enlaça pour danser un slow langoureux que diffusait l’orchestre. Rita dansait bien. Hubert la serrait contre lui et sentait son corps plein et ferme pressé contre le sien au rythme de la danse lascive. Il désirait cette fille et pensait qu’il n’éprouverait pas beaucoup de difficultés pour obtenir ce qu’il voulait.
  
  Il resserra son étreinte et murmura à son oreille :
  
  — Rita, vous êtes très belle et j’ai envie de vous.
  
  Elle répondit à sa pression et il la sentit mollir dans ses bras pendant qu’elle approchait son visage jusqu’à ce que leurs joues se fussent rejointes.
  
  Brusquement, quelque chose se déclencha dans le cerveau de Hubert, mais son visage resta impassible. Son regard s’était fixé un instant sur un homme jeune, très mince et très blond, qui se trouvait assis à une table, près de la piste, en compagnie d’une jeune fille brune assez jolie. Hubert avait immédiatement reconnu John Worth, dont on lui avait montré plusieurs photographies quelques jours auparavant, à Londres.
  
  Hubert remarqua tout de suite que Worth paraissait très déprimé, de larges cernes noirs soulignaient ses yeux ; et ses mains, longues et fines, étaient agités constamment de gestes nerveux. Un homme traqué… Voilà ce que représentait, assez exactement, John Worth.
  
  La danse terminée, Hubert entraîna sa compagne vers une table libre, assez proche de celle où se tenait l’Anglais. Son cerveau fonctionnait à toute allure. D’après les renseignements qui lui avaient été donnés par Smith, à Londres, John Worth paraissait incapable de trahir. Il était issu d’une excellente famille anglaise : pétrie de traditions, et avait toujours été d’une parfaite droiture dans ses rapports avec la société. Il avait, bien sûr, été chassé de l’armée alors qu’il était jeune officier dans un corps d’élite, mais Smith avait appris à Hubert le motif exact de cette mesure infamante : John avait été surpris dans le lit de la femme de son colonel par… le colonel lui-même. John avait toujours soutenu qu’il ignorait que le… terrain sur lequel il avait été surpris était exclusivement réservé par les droits sacrés du mariage à son supérieur, et c’était vraisemblable. Toujours est-il que le jeune Don Juan, pour ne point déshonorer la femme qui lui avait accordé ses faveurs, avait accepté les conditions odieuses que lui avait imposées son chef outragé. Monsieur Smith s’était alors intéressé à John et en avait fait un des meilleurs agents de la « Special-Branch » à l’étranger.
  
  Hubert avait acquis au F.B.I. une connaissance profonde de la psychologie humaine et il ne pensait pas que John fût capable d’une trahison quelconque… Peut-être d’une imprudence ? Et encore ! John n’était plus un enfant et avait fait ses preuves depuis longtemps.
  
  Hubert était ennuyé. Il devinait qu’en refusant de prendre contact avec John, il ne faisait qu’accroître le désarroi dans lequel celui-ci se trouvait et, peut-être, précipiter sa fin…
  
  Rita interrompit le cours de ses pensées en choquant son verre contre le sien :
  
  — A la réussite de vos affaires, dit-elle.
  
  Hubert plongea son regard dans celui de la jeune femme et répondit avec une certitude audacieuse :
  
  — A nos amours, Rita.
  
  Elle détourna ses yeux pâles et demanda, alors que l’orchestre attaquait un tango :
  
  — Miguel, faites-moi danser…
  
  Il se leva et la serra à nouveau dans ses bras puissants. Ces bras redoutables qui pouvaient indifféremment, et sur simple commande, tuer ou presser amoureusement un corps de femme…
  
  Il trouvait pratique de danser parce qu’il n’était pas, en principe, obligé de parler pendant ce temps et qu’il pouvait réfléchir plus à son aise.
  
  Pourquoi, en définitive, ne prendrait-il pas contact avec John Worth ? Il apprendrait peut-être par sa bouche des renseignements dont l’intérêt avait échappé à d’autres. Et puis, en admettant que John fût un traître ou qu’il fût simplement brûlé et dangereux à cause de cela, la prise de contact avec lui pourrait peut-être déclencher quelque chose d’où pourrait sortir la lumière. Il prit immédiatement une décision et élabora un plan en quelques secondes.
  
  Il chercha John des yeux, vit qu’il avait quitté sa table mais le retrouva aussitôt évoluant sur la piste avec sa brune compagne. Alors insensiblement, guidant Rita, il se rapprocha du jeune Anglais qui dansait sans conviction, se laissant visiblement conduire par la jeune femme qu’il tenait enlacée… Hubert fut bientôt suffisamment près de John pour pouvoir le toucher et, aussitôt, il exerça du coude une pression prolongée dans son dos. Puis, à voix suffisamment haute pour être entendu, il demanda à Rita :
  
  — Connaissez-vous les paroles françaises de cette chanson ?
  
  Et, sur un signe négatif de la jeune femme, il se mit à chanter très distinctement :
  
  — Un ange est descendu du ciel…
  
  D’un mouvement très naturel, John Worth avait fait pivoter sa danseuse et il faisait face à Hubert lorsque celui-ci avait prononcé les paroles de reconnaissance. Leurs regards s’accrochèrent, l’espace d’une seconde, avec une intensité extraordinaire ; puis, ils reprirent leur masque habituel. Un observateur attentif aurait cependant pu déceler une lueur nouvelle dans les yeux de l’Anglais – une lueur de joie et d’espoir.
  
  La danse terminée, Hubert vit que John Worth se dirigeait sans plus attendre vers les lavabos. Il reconduisit Rita à leur table, la pria de l’excuser un instant et partit sur les traces de l’Anglais. Il le trouva dans le coin réservé aux hommes, qui se lavait soigneusement les mains. Hubert s’approcha ; un rapide regard autour de lui l’assura que personne ne les surveillait. Il se pencha vers la glace, vérifiant d’une main attentive la parfaite ordonnance de sa chevelure, et prononça rapidement :
  
  — Demain midi, église de Thoune. Prenez des mesures de dépistage.
  
  La réponse lui vint immédiatement :
  
  — Compris. All right !
  
  Il était presque deux heures du matin lorsque Rita Frog et Hubert rentrèrent au « Bellevue ». Leur intimité avait fait d’énormes progrès au cours de la soirée et, pendant le retour, la jeune femme avait longuement abandonné ses lèvres à son compagnon et même toléré, sans aucune protestation, des « reconnaissances » beaucoup plus précises. Au moment où ils arrivaient en vue de l’hôtel, Hubert, sans autre détour, avait demandé à Rita de le laisser venir chez elle partager son lit ; mais il n’avait pu obtenir une réponse affirmative.
  
  Bien décidé à ne pas laisser les choses en l’état, il entraîna la jeune femme au bar et commanda deux whiskies au barman endormi. Ils burent tous deux comme s’ils avaient eu vraiment très soif et Hubert remit aussitôt la conversation sur l’unique sujet qui l’intéressait pour l’instant. Il avait glissé sa main sous l’épais manteau de fourrure qu’avait conservé sa compagne et appuyait son argumentation verbale de caresses savantes et fort précises.
  
  Rien n’y fit. Bien que visiblement troublée, Rita Frog se refusait à s’engager davantage et, finalement, Hubert dut s’avouer vaincu… provisoirement. Il régla les consommations et ils se dirigèrent vers l’ascenseur.
  
  Par un singulier hasard, leurs appartements se trouvaient au même étage et Hubert en prit prétexte pour reconduire la jeune femme jusqu’à sa porte. Ils y arrivèrent rapidement. Rita, tenant sa clé à la main, s’arrêta alors et fit volte-face, se retournant vers son compagnon pour lui indiquer clairement qu’il ne devait pas aller plus loin.
  
  Elle avait enlevé son manteau et le portait sur un bras. Après avoir jeté un regard d’apparence désinvolte vers les deux extrémités du vaste couloir qui lui apparut désert, Hubert posa ses deux mains sur les magnifiques épaules nues de la jeune femme. Son regard était affectueux, et empreint d’une grande franchise, lorsqu’il lui demanda dans un sourire :
  
  — Embrassez-moi une dernière fois, Rita, et disons-nous bonsoir.
  
  Elle parut soulagée et s’approcha de lui sans réticence. Il la saisit derrière la nuque de ses deux mains, fortes et légères à la fois et, lentement, attira son visage. Leurs lèvres se joignirent dans un frôlement très doux dont la puissance érotique n’apparut pas tout d’abord à la femme. Lorsqu’elle voulut se dégager, Hubert la tenait solidement derrière la tête.
  
  Progressivement, il la sentit se détendre, puis s’abandonner. Le bruit de l’ascenseur qui s’arrêtait à l’étage les surprit. Avec une tranquille autorité, Hubert prit la clé des mains de la femme, ouvrit prestement, la porte…
  
  Rita Frog se retrouva dans sa chambre avec Hubert, porte refermée, sans avoir eu le temps de réagir. Elle essaya de protester :
  
  — Vous ne manquez pas d’audace !
  
  — N’est-ce pas ? répliqua joyeusement Hubert.
  
  Il la reprit dans ses bras, déjà certain de sa victoire.
  
  Grand fut son étonnement lorsqu’il la prit, de la voir, parodiant inconsciemment l’autruche, se couvrir le visage et les yeux de son bras replié dans un geste de pudeur pour le moins inattendu…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  MIGRAINE…
  
  
  Il tombait une pluie fine qui cinglait le visage comme autant d’aiguilles de glace. Le ciel était d’un noir d’encre et le jour ne s’annonçait pas encore. La lumière crue des réverbères se reflétait en d’étranges ondes lumineuses sur la chaussée luisante, comme de longs serpents phosphorescents…
  
  Vêtu d’un vieil imperméable et coiffé d’un chapeau mou de teinte foncée, John Worth avançait à grands pas silencieux sur le trottoir. Une voiture surgie brusquement de la nuit le dépassa, glissant doucement dans un long chuintement humide. En contournant le coin de la rue, John jeta un rapide regard en arrière. L’homme était toujours là… toujours à la même distance…
  
  John frissonna ; pas de peur, non. Il n’avait plus peur. Il savait maintenant, depuis que l’homme qui était venu de Londres l’avait contacté au Chikito, que la lutte allait reprendre. Il n’avait plus peur, non ; comme par magie, il avait retrouvé sa combativité en même temps que son équilibre.
  
  L’homme qui le suivait avait dû attendre toute la nuit devant la vieille maison de la Kramgasse. Par un heureux hasard, John l’avait surpris en sortant et il n’avait pu se dissimuler assez vite dans l’ombre propice des arcades. L’homme le suivait depuis, comme son ombre ; une ombre hostile et maléfique…
  
  Il était un peu plus de six heures lorsque John Worth arriva à la gare. Il pénétra dans le hall violemment éclairé et se dirigea vers le guichet où il prit un billet pour Bâle. Il ne restait plus que quelques minutes avant le départ du train. John se dirigea lentement vers la porte qui donnait sur les voies puis s’arrêta avant d’y parvenir. Il respira profondément, prit une cigarette et l’alluma posément. Il se sentait bien. Il jeta l’allumette d’un geste large et passa sur le quai.
  
  Il y avait peu de monde dans le train. D’un pas nonchalant. John se dirigea vers le dernier wagon et y monta. Après quelques pas dans le couloir, il s’arrêta à la première fenêtre pour jeter un coup d’œil sur le quai. L’homme l’avait suivi et se hissait dans la voiture qui précédait immédiatement celle où John venait de monter.
  
  Un mince sourire souleva la lèvre de l’Anglais. Il alla s’asseoir dans un compartiment vide, sortit on journal de sa poche et se mit à lire…
  
  Après une courte station à Burgdorf, le train reprenait rapidement de la vitesse. La nuit s’éclaircissait depuis quelques minutes déjà et le jour n’allait pas tarder à faire son apparition.
  
  Posément, John Worth replia son journal, le mit dans sa poche, se leva et sortit dans le couloir. Personne…, tout allait bien. John écrasa sa cigarette sur une barre d’appui et se dirigea lentement vers la queue du train…
  
  Il reçut un choc et son cœur se mit soudain à battre très fort. Son visage resta cependant impassible. Appuyé négligemment contre la paroi, dans le renfoncement de l’extrémité du wagon, « l’homme » était là, une cigarette éteinte pendant au coin de ses lèvres minces…
  
  John réfléchissait rapidement. Dans quelques minutes, après avoir franchi la rampe qui, pour l’instant, freinait sa vitesse, le train accélérerait à nouveau et l’opération deviendrait très dangereuse. Son parti fut pris immédiatement. Il sortit une boîte d’allumettes de sa poché et demanda aimablement :
  
  — Vous voulez du feu ?
  
  L’homme cilla légèrement mais répondit presque aussitôt d’un signe de tête affirmatif. Au moment où il se penchait vers la flamme, John se rejeta brutalement en arrière et envoya de toutes ses forces la pointe de sa chaussure dans le ventre de son adversaire. L’homme ne poussa pas un cri ; il se ploya en deux, les bras serrés contre sa poitrine. D’un terrible coup de genou, John le redressa et, d’une manchette bien appliquée, le fit s’assommer définitivement sur la paroi métallique. Il s’écroula.
  
  Sans perdre de temps, l’Anglais ouvrit la portière. L’air glacé qui lui arriva au visage lui fit du bien. Il attrapa l’homme par les épaules et, sans une hésitation, le bascula dans le vide… Puis, posément, sans perdre de temps, John descendit sur le marchepied et referma la portière. Un vent glacial sifflait à ses oreilles et lui déchirait la peau du visage. Il enfonça profondément son chapeau sur sa tête pour ne pas le perdre. Se maintenant à une barre verticale fixée contre la porte, John Worth s’allongea doucement en arrière sur l’étroite plate-forme, les pieds dirigés vers la tête du train. Un sourire bizarre flottait au coin de sa bouche et ses yeux brillaient d’une excitation contenue. Il s’assura que ses vêtements ne pouvaient s’accrocher nulle part et ramena ses bras le long de son corps. D’un léger coup de reins, il pivota et se laissa glisser…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert était descendu du train à dix heures à Zweisimmen. Il marchait maintenant allègrement sur la petite route empierrée, profondément encaissée entre des pentes neigeuses, qui conduisait au chalet de Mlle Christine Dubois. Le temps était beau, sec et très froid ; le soleil brillait avec douceur dans un ciel très pâle où restaient immobiles quelques nuages oubliés, semblables à des paquets d’étoupe. Sur la droite, le gigantesque massif de la Jungfrau étincelait et défiait le ciel de son orgueilleuse splendeur.
  
  Chaudement vêtu, Hubert avançait vite. Il avait fort peu dormi dans les bras de la belle Rita mais ne s’en ressentait nullement ; sa forme physique était parfaite. Sa pensée vagabonde se fixa soudain sur John Worth. Hubert pensait qu’il avait probablement commis une grosse imprudence en prenant prématurément contact avec l’Anglais. Mais il savait qu’il n’aurait pu faire autrement après avoir vu le garçon. Dans le métier qu’il faisait, Hubert avait quelquefois rencontré des visages d’hommes traqués ; toujours, Hubert avait appris, peu de temps après, que les hommes qui portaient ces visages avaient été victimes d’un « accident ». Hubert savait être très dur et il lui était quelquefois arrivé, en tant que chef de mission, d’envoyer sciemment à la mort un agent brûlé qui ne pouvait plus rendre d’autre service que de « déclencher quelque chose » en se faisant tuer. Cela ne sortait pas de la règle du jeu ; c’était la guerre. Mais, en l’occurrence, cela ne lui servirait à rien pour l’instant de laisser tuer John Worth ; s’il fallait admettre que l’Abwehr l’avait épargné pour servir de fil conducteur vers le nouveau service qui ne manquerait pas de se reconstituer, ou vers un agent important comme Hubert, il n’était pas déraisonnable de penser qu’on pouvait aussi bien remonter le fil dans l’autre sens et, par l’Anglais, parvenir à l’Abwehr.
  
  Hubert regrettait simplement d’avoir pris le risque alors qu’il se trouvait encore en plein cirage et qu’il ne voyait pas du tout de quel côté pourrait venir l’attaque. Il souleva les épaules d’un large mouvement fataliste ; si sa chance habituelle continuait à le servir, il trouverait bien encore une fois le moyen de s’en sortir !
  
  Il aperçut soudain, au détour du chemin, le large toit coffré, recouvert de neige, du chalet où habitait la vieille demoiselle française. Il pensa que Christine Dubois possédait une personnalité curieuse et se demanda ce qui avait bien pu l’amener à travailler pour M. Smith alors qu’elle aurait pu couler là une vieillesse heureuse et sans histoire.
  
  Il s’arrêta brusquement, intrigué, sortit lentement une cigarette de sa poche et la porta à sa bouche.
  
  Les volets du chalet étaient fermés…
  
  Il tira une boîte d’allumettes, alluma sa cigarette, aspira une bouffée et jeta au loin, d’un geste d’automate, le minuscule bâton de bois noirci. Ses yeux ne cessaient pas d’examiner le chalet avec une acuité extraordinaire. Pas la moindre trace de vie… La vieille demoiselle dormait-elle encore ? Cela ne lui ressemblait guère…
  
  Hubert fit entendre un claquement de langue qui exprimait une vive contrariété et reprit sa marche en avant. Les mains dans ses poches, il avançait lentement, attentif, jetant de temps à autre des regards circulaires autour de lui. Il s’arrêta un moment devant la large porte qui ouvrait sur l’espèce de hangar d’où partait l’escalier conduisant au premier étage, seul habité. Une impression étrange et désagréable le serrait au creux de l’estomac…
  
  Il passa la porte et gravit l’escalier de bois. Il montait à pas comptés, prudemment, serré contre le mur. Il s’arrêta sur le palier, se demanda s’il devait frapper, décida pour la négative, saisit la poignée, tourna et poussa. La porte s’ouvrit sans résistance, avec un grincement sinistre qui fit frissonner Hubert. Il traversa le couloir et pénétra dans la vaste salle de séjour qui était déserte. Rien n’était dérangé ; tout se trouvait encore dans l’ordre parfait, méticuleux, qui avait frappé Hubert lorsqu’il était arrivé, la première fois, en compagnie de la vieille demoiselle.
  
  Il avait sorti les mains de ses poches et avançait maintenant bien décontracté, souple sur ses jambes, tous ses sens en alerte. Il traversa la pièce du même pas circonspect qu’il avait adopté depuis le début. La porte de la chambre où il avait couché était fermée. Il l’ouvrit et la poussa vivement en se rejetant immédiatement de côté. Elle était vide ; sur la table, près de la fenêtre, le poste émetteur était toujours posé, apparemment intact. Il entra et fit le tour de la pièce, ouvrit la mallette qui contenait le poste et se livra à quelques vérifications qui parurent le satisfaire. Puis, il ressortit.
  
  Il visita les autres pièces de la maison sans autre résultat. Tout était dans un ordre parfait sauf la chambre de travail de la vieille demoiselle où le lit n’avait pas été refait. Il revint dans le couloir et descendit l’escalier.
  
  Tout le rez-de-chaussée du chalet servait de cave et de réserve à bois ; Hubert ouvrit la porte qui n’était, elle aussi, que poussée, et pénétra d’abord dans la réserve. L’électricité brûlait et Hubert fronça les sourcils. Avançant au milieu de rondins et de fagots proprement entassés des deux côtés de la réserve, il se dirigea rapidement vers une porte entrouverte dans le fond et qu’il savait donner sur la cave. Il entra et s’arrêta brusquement, le regard fixe, les muscles des mâchoires violemment contractés…
  
  Allongée sur le dos dans la poussière du sol. Mlle Christine Dubois fixait le plafond de ses yeux dilatés où se lisait encore l’horreur de la mort…
  
  Hubert resta un long moment immobile, fouillant la scène tragique d’un regard aigu pour en fixer dans sa mémoire les moindres détails. La lourde armoire romande dans laquelle était installé le poste récepteur était ouverte et l’appareil bien entretenu n’était pas en position de marche ; un bloc de papier se trouvait sur la tablette à côté du casque portant les écouteurs. Devant le meuble, la chaise sur laquelle devait prendre place la vieille demoiselle pour se mettre à l’écoute semblait attendre que l’on vînt s’asseoir dessus. Sur la gauche, des tonneaux de vins étaient rangés et, sur la droite, des casiers étaient remplis de bouteilles poussiéreuses.
  
  Hubert éteignit sa cigarette contre la semelle de sa chaussure et mit le mégot dans une poche de son pardessus. Puis, il s’avança sans hâte vers l’armoire, contournant le corps sans vie de la vieille demoiselle. Le poste récepteur était débranché mais, en le touchant, Hubert, constata qu’il était tiède et devait avoir servi il n’y avait pas très longtemps. Des lignes avaient été tracées d’une écriture tranchante sur le bloc posé à côté. Hubert se pencha et lut :
  
  « Archieve O.S.S. 117 Eccentricity Dung Dudgeon Farth Quake O.S.S. 213 Dump Earger Meditate Sunny Succulent – Stop – Œsophagus off Obtainable B. 17 Cucumber Merciless – Stop – Meningitis Méditation – Stop – Megrim. »
  
  Impassible, Hubert se redressa et revint vers le corps allongé de Christine Dubois ; il vit alors qu’elle tenait dans une de ses mains une feuille de papier froissée. Il se pencha, retira la feuille très doucement, la défroissant ; c’était le déchiffrage, fait directement en français, du message qui se trouvait encore sur le bloc :
  
  « Informons O.S.S. 117 arrivée nuit prochaine voie aérienne O.S.S. 213 qui pourra apporter aide efficace – Stop – Réceptionner sur terrain B. 17 quatre heures – Stop – Nous tenir informé – Stop. »
  
  Hubert replia soigneusement le papier et le glissa dans une poche intérieure de son veston. Puis, il se mit à genoux et commença un examen minutieux du corps. Lorsqu’il se redressa, quelques minutes plus tard, il n’avait pu déceler aucune blessure ni aucune trace de coup apparentes ; le cadavre ne présentait pas non plus aucun symptôme d’empoisonnement. Mlle Christine Dubois paraissait, à première vue, avoir succombé de façon naturelle, peut-être d’une crise cardiaque…
  
  Hubert se redressa, les traits contractés, le regard dur et soucieux. Il retourna vers l’armoire, déchira la page du bloc, qui supportait le message chiffré et la glissa dans une poche ; puis, il commença à préparer l’enlèvement du poste. Lorsque tout fut prêt, il retourna dans la réserve et entreprit de retirer des fagots de l’énorme tas qui tenait tout un pan de mur. Lorsqu’il jugea la brèche suffisante, il prit un point de repère et alla chercher l’appareil qu’il posa sur le sol, près du mur. Il le recouvrit d’une vieille toile et, pour terminer, entassa par dessus les fagots qu’il avait retirés. Quand ce fut fini, il retourna dans la cave, s’assura avec un soin extrême que rien ne pouvait plus laisser supposer l’étrange activité qui y avait trouvé abri et, se baissant, souleva le corps sans vie de la vieille demoiselle dans ses bras robustes.
  
  Il éteignit l’électricité et repoussa la porte du pied ; puis, lesté de son fardeau macabre, il se dirigea à travers la réserve vers la sortie.
  
  Il arrivait à la porte lorsqu’il entendit une voix appeler au dehors :
  
  — Mademoiselle Dubois ! Mademoiselle Dubois ! Oh ! Oh !
  
  Il s’immobilisa et, d’un geste rapide, fit l’obscurité. Il y eut un moment de silence, puis des pas résonnèrent. A travers l’embrasure de la porte, Hubert vit l’homme s’approcher. C’était un montagnard, venu probablement d’un chalet voisin ; il hésita un instant puis s’engagea dans l’escalier. Ses énormes souliers ferrés faisaient craquer durement l’escalier de bois…
  
  Hubert l’entendit marcher dans les pièces du dessus et revenir ; alors, il posa le cadavre de la vieille demoiselle contre le mur et se dissimula derrière la porte. L’homme redescendait ; il s’arrêta au bas de l’escalier et fit ce que Hubert avait prévu : il s’approcha de la porte de la réserve et la poussa. Immobile derrière le battant, Hubert retenait son souffle. Son cerveau était froid et lucide et il était prêt à l’action. Enfin, après des secondes qui lui parurent des heures, le montagnard s’éloigna…
  
  Hubert s’avança un peu et vit l’homme qui avait déjà regagné le chemin et se dirigeait vers la montagne ; c’était probablement un pâtre et il ne saurait jamais qu’il avait frôlé la mort au moment où il avait hésité devant la porte de la réserve. Hubert, en effet, aurait été obligé de le tuer ; les intérêts en jeu étaient beaucoup trop importants pour risquer un échec en faisant du sentiment. Dans une affaire de ce genre, la vie d’un homme ne comptait pas, ne pouvait pas compter…
  
  Après s’être assuré qu’aucun autre visiteur ne se préparait à venir le déranger. Hubert reprit le corps de la vieille demoiselle dans ses bras. Il monta l’escalier, se dirigea vers la chambre de Christine Dubois et la posa sur le lit. Puis, il commença à la dévêtir. Lorsque ce fut terminé, il l’examina soigneusement de nouveau mais ne put découvrir aucune trace suspecte. Il lui passa alors une chemise de nuit qu’il avait trouvée facilement et la coucha. Il releva les couvertures jusqu’au menton et baissa les paupières de la morte qui avait l’air maintenant de dormir…
  
  Il s’assura avant de sortir qu’il ne laissait aucune marque de son passage, puis se rendit dans la chambre où il s’était reposé à son arrivée et prit la mallette qui contenait son poste émetteur.
  
  Il entrouvrit légèrement un volet qui donnait sur le devant du chalet et d’où l’on découvrait sur une grande longueur le chemin qui venait de Zweisimmen. Personne en vue. Il sortit une cigarette de son lourd étui d’argent, l’alluma, éteignit l’allumette et la remisa dans sa poche ; puis il descendit l’escalier, ayant tiré soigneusement la porte derrière lui et s’en alla.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  ÇA NE FAIT RIEN, JOHN !
  
  
  Hubert consulta sa montre ; onze heures et demie. Plus qu’une demi-heure avant le rendez-vous. Il écrasa son mégot dans le cendrier et tira une autre cigarette de son étui ; puis, il fit signe au garçon de lui servir un nouveau café.
  
  Hubert était soucieux. Depuis une heure, il se posait un certain nombre de questions sans pouvoir y répondre et il n’aimait pas ça. D’après la position du cadavre, on pouvait supposer que Mlle Christine Dubois était tombée en se dirigeant vers la porte, comme si elle voulait quitter la pièce après avoir traduit le message qu’elle venait de recevoir. Mais pourquoi, alors, avait-elle laissé la porte de l’armoire ouverte et n’avait-elle pas détaché du bloc la feuille où elle avait inscrit le message original, au fur et à mesure qu’il lui était transmis par l’appareil ? Hubert sortit la traduction de sa poche et la relut. Le message lui était personnellement destiné ; O.S.S. 117, c’était lui, Hubert, et un nouvel agent devait être parachuté dans la nuit qui allait venir ; le terrain B. 17 était celui où Hubert avait atterri. Lorsque l’avion pouvait descendre à basse altitude, le lâchage s’effectuait au-dessus d’un endroit bien déterminé, à proximité d’une route peu fréquentée qui permettait de venir chercher le nouvel arrivant en voiture. Hubert, lui, avait préféré se passer de réception.
  
  Il but son café à petites gorgées, lentement, les yeux perdus dans le vague, loin devant lui. Il savait que, raisonnablement, il n’aurait pas dû se rendre an rendez-vous fixé à John Worth, après ce qui venait de se passer ; mais il n’était plus décidé à être raisonnable. Il était temps, pensait-il, de forcer l’ennemi à se découvrir.
  
  Il appela le garçon, régla sa consommation et sortit. Il avait laissé sa valise à la consigne de la gare pour ne pas prendre de risques inutiles. Il se dirigea vers l’église.
  
  Il se ravisa soudain avant de pénétrer dans le temple et entra dans un café-tabac sur la place. Il commanda un alcool et demanda à téléphoner. Il eut très rapidement la communication et entendit la belle voix harmonieuse de Nadia Baranaya :
  
  — Allô, j’écoute. Qui demandez-vous ?
  
  — Bonjour, Nadia, puis-je vous parler ?
  
  Il y eut un temps de silence très court, puis :
  
  — D’où m’appelez-vous ?
  
  — De Thoune, chère amie.
  
  — Bien, je vous écoute, Miguel…
  
  Hubert reprit d’une voix neutre :
  
  — Je me suis rendu ce matin chez la cousine Christine. Je n’ai pas eu de chance, elle était « partie »… m’entendez-vous ?
  
  La voix de Nadia lui arriva, légèrement rauque :
  
  — Très bien, Miguel. Mais, était-elle… « partie » depuis longtemps ?
  
  — Une heure au plus.
  
  — De quelle façon ?
  
  — Je n’ai pas pu le savoir. Dites-moi, Nadia, j’ai rendez-vous tout à l’heure à l’église avec le « père Jean ». Comme je dois aller vous voir ce soir à cinq heures, je vous préviens pour que vous ne vous étonniez pas si, par hasard, je me trouvais en retard…
  
  — Ne vous en faites pas, Miguel. Je ferai le nécessaire…
  
  Hubert eut un mince sourire :
  
  — Je vous remercie, Nadia. Gardez vos pieds propres, que je puisse les baiser en arrivant.
  
  — Je garderai mes pieds propres, Miguel, soyez tranquille.
  
  Il raccrocha, revint dans la salle, but sa consommation, prit un paquet de « Laurens » et paya. Puis il sortit, et se dirigea vers l’église.
  
  Un froid glacial tombait des voûtes et le saisit en entrant. Une clarté diffuse, presque irréelle, baignait la nef immense. Hubert vit immédiatement John Worth assis dans une chapelle latérale, pas très loin de la porte. Dans le fond, près du chœur, une femme âgée vêtue de noir était agenouillée. Hubert s’approcha de John et vint s’asseoir à son côté. Ils échangèrent un rapide bonjour, puis Hubert demanda à voix basse :
  
  — Ne perdons pas de temps ; dites-moi tout ce que vous savez sur l’accident Lobster.
  
  L’Anglais parut se concentrer un instant et commença sur le même ton :
  
  — Je sais peu de choses, puisque je me trouvais à Zurich à ce moment-là…
  
  Hubert le coupa :
  
  — Mission officielle ?
  
  — Oui, nous avons là-bas un informateur très sérieux et il nous avait demandé de venir le voir. Lobster m’avait désigné parce qu’il était à ce moment-là très occupé avec Szabo.
  
  — Occupé sur quoi ?
  
  — Une affaire très importante. Szabo prétendait être sur le point d’obtenir de Vogel des renseignements d’une importance extraordinaire sur un nouveau gaz que les Allemands auraient mis au point et dont ils posséderaient déjà un stock très important. Ce gaz, paraît-il, serait extrêmement dangereux parce que très efficace sous un faible volume et facile à lancer dans des bombes légères. Vogel se faisait fort d’obtenir la formule par l’intermédiaire d’un industriel allemand antinazi qui aurait été un de ses amis. Szabo était très excité par cette affaire et, lorsque je suis parti pour Zurich, il avait rendez-vous le lendemain avec Vogel qui, de retour d’Allemagne, devait leur remettre le dossier. Lorsque je suis revenu de Zurich, quatre jours plus tard, Lobster avait disparu ; j’ai alors pris un contact avec Vogel qui m’a annoncé que Szabo avait, lui aussi, disparu. Vogel prétend avoir remis les documents promis au moment fixé. Il dit ne pas savoir ce que contenait ce dossier qui était lisible seulement pour des experts chimistes et il m’a promis, sans me laisser beaucoup d’espoir, de chercher à s’en procurer un autre.
  
  Hubert écoutait intensément ; il demanda :
  
  — Dites-moi, Worth, avez-vous parlé de cette affaire de gaz aux membres du réseau ?
  
  — Non, monsieur. J’ai pensé que c’était inutile et j’attendais que quelqu’un du service arrive pour le mettre au courant.
  
  — Bien. Dites-moi encore. Quelle est votre hypothèse ?
  
  John Worth souleva les épaules dans un geste d’impuissance :
  
  — J’y ai réfléchi longuement. J’ai retourné l’affaire de tous les côtés ; je ne comprends pas, absolument pas, pourquoi ils sont partis aussi précipitamment pour passer la frontière…
  
  Ils s’interrompirent brusquement ; la petite porte avait grincé derrière eux, un pas feutré s’approchait lentement. Ils tournèrent la tête d’un même mouvement. L’homme, vêtu de noir, les observait et détourna immédiatement son regard. Il avait un visage sec, en lame de couteau, et des yeux sournois. Il sembla hésiter un long moment et s’installa enfin à quelques mètres des deux hommes qui avaient pris une attitude recueillie.
  
  Hubert n’aimait pas ça. Pourquoi cet homme était-il venu s’installer auprès d’eux alors que toute l’église était à sa disposition ? Il eut une idée, poussa l’Anglais du coude, se mit à genoux et commença à marmonner une incompréhensible prière. John comprit immédiatement et suivit l’exemple de son compagnon. Le visage enfoui dans ses mains, il recommença, très bas et sur un ton de litanie :
  
  — Lobster ne m’avait laissé aucun message comme il aurait pu facilement le faire. Je me suis introduit chez lui, après mon retour, lorsque mon inquiétude a été trop forte. Tout y était dans un désordre invraisemblable. J’ai eu immédiatement la certitude que ce n’était pas Lobster, très soigneux de nature, qui avait, causé de tels ravages ; j’ai pensé que quelqu’un d’autre était venu et avait retourné l’appartement. J’ai fouillé consciencieusement partout pour voir si rien n’avait été oublié de compromettant ; je n’ai rien trouvé…
  
  — Et le poste émetteur ?
  
  — J’ignore ce qu’il est devenu. Les journaux n’ont pas mentionné sa découverte auprès des corps.
  
  — Il fonctionnait toujours bien ?
  
  John Worth parut surpris par la question.
  
  — Oui, toujours…
  
  — Saviez-vous où se trouvait le poste récepteur ?
  
  La réponse vint immédiatement :
  
  — Non ; Lobster, seul, le savait.
  
  Hubert resta un moment silencieux et demanda sur un ton amical :
  
  — Tout s’est bien passé, ce matin ?
  
  John eut un petit rire étouffé :
  
  — Je suis sorti avant six heures de chez moi et quelqu’un m’attendait déjà. Je me suis rendu à la gare et ai pris le train pour Bâle. Après Burgdorf, je me suis débarrassé du gêneur et ai sauté ensuite. A huit heures, j’étais de retour à Berne et n’ai eu que le temps de monter à contre-voie dans le train qui m’a amené ici.
  
  L’homme en noir qui était venu s’installer près d’eux se leva et ressortit. Ils respirèrent. D’un ton désinvolte, Hubert demanda :
  
  — Vous êtes arrivé ici de très bonne heure, alors ?
  
  — Oui, en effet.
  
  — N’avez-vous pas été vous promener dans la région ?
  
  John regarda Hubert avec un certain étonnement.
  
  — Non ; pourquoi ? je connais la région très bien.
  
  Hubert n’insista pas et reprit :
  
  — Connaissez-vous l'emplacement du terrain B. 17 ?
  
  John Worth eut un léger sourire.
  
  — Oui, bien sûr. Je l’ai utilisé moi-même deux fois et c’est là que j’ai accueilli Lobster lorsqu’il est venu prendre le commandement du réseau.
  
  De la même voix égale, Hubert poursuivit :
  
  — Un agent y atterrira la nuit prochaine vers quatre heures. Je voudrais que vous alliez l’y chercher.
  
  John Worth ne fit aucune objection.
  
  — C’est entendu. Processus habituel ?
  
  — Processus habituel. Vous verrez quelle couverture on lui a donnée et agirez en conséquence pour le loger. Je vous téléphonerai demain matin pour vous dire à quel moment précis et de quelle façon je prendrai contact avec lui.
  
  — C’est compris.
  
  Il y eut un court silence, puis Hubert demanda d’une voix très douce :
  
  — Dites-moi, John, connaissez-vous une vieille demoiselle qui s’appelle Christine Dubois ?
  
  John le regardait droit dans les yeux ; il eut un mouvement d’ignorance et répondit de façon très naturelle :
  
  Non, je n’en ai jamais entendu parler…
  
  Le visage de Hubert restait impassible ; il dit, comme s’il s’était agi d’une chose sans importance :
  
  — Ça ne fait rien, John. Partez maintenant et rentrez immédiatement à Berne. Je reste ici ; j’ai encore quelque chose à demander à Dieu…
  
  Le ciel s’était lentement couvert au cours de l’après-midi et la nuit était venue tôt. La couche de nuages noirs était descendue très bas sur la ville et l’écrasait comme un couvercle de pierre. Une bise aigre qui prenait les rues en enfilade avait obligé les habitants à se réfugier de bonne heure à l’abri confortable des appartements soigneusement calfeutrés… Des lueurs timides filtraient ça et là au travers des lourds volets déjà clos ; la lumière crue des réverbères semblait elle-même glacée et donnait le frisson.
  
  Après un dernier coup d’œil lancé derrière lui, Hubert s’engagea dans la Bundesgasse. Il avançait à grands pas et fut bientôt arrivé devant la villa de Nadia. Il poussa le lourd portail de fer qui s’ouvrit sans bruit et le gravier de la cour crissa aussitôt sous ses chaussures. Il gravit les marches du perron et pressa le bouton : trois longs, trois brefs… Un pas rapide se fit entendre à l’intérieur de la maison, puis le déclic du judas qui se levait. La porte s’ouvrit et la belle voix grave et profonde de Nadia perça l’obscurité du couloir.
  
  — Entrez, Hubert ; vous êtes toujours exact !
  
  — Toujours…
  
  Il se dirigea vers le salon pendant qu’elle refermait soigneusement la porte et ressentit aussitôt la même impression qui l’avait déjà frappé la première fois qu’il était venu… Une impression de chaleur, de clarté ; une impression de douce paix et de tranquille sécurité…
  
  Il se retourna pour la voir entrer ; elle portait la même robe de velours noir qu’il connaissait déjà et était toujours aussi merveilleusement belle. Il restait immobile, sans parler, la détaillant d’un regard soudain brûlant où flottait une expression de désir sensuel sans équivoque.
  
  Elle s’était arrêtée sitôt la porte franchie et le considérait avec un étonnement amusé.
  
  — Hé bien, Hubert, dit-elle enfin. Que vous arrive-t-il ? Vous ne me reconnaissez pas ?
  
  Il esquissa une grimace étrange et répondit d’un ton très convaincu :
  
  — Je pense, Nadia…
  
  Elle pencha sa jolie tête et des reflets de flamme s’allumèrent dans sa splendide chevelure acajou.
  
  — Peut-on savoir ?
  
  Hubert se frotta doucement le menton d’une main attentive et reprit sans cesser de la caresser du regard :
  
  — Je pense que j’aimerais vous revoir lorsque toute cette folie sera terminée et qu’il nous sera permis de faire des projets d’avenir… au moins jusqu’au lendemain. Je crois que je serais capable de faire beaucoup de choses pour vous conquérir, Nadia…
  
  Elle frémit imperceptiblement et laissa entendre un rire de gorge profond et doux qui fit froncer douloureusement les sourcils de Hubert.
  
  — Mais, mon cher, si je ne me trompe, c’est une déclaration d’amour ! Ne savez-vous pas que dans notre métier il est interdit de tomber amoureux ?
  
  Hubert parut soudain se réveiller et son visage et sa voix étaient redevenus naturels lorsqu’il reprit :
  
  — Je sais, Nadia ; j’essayais simplement de me réserver une chance pour après la guerre…
  
  Elle s’approcha de lui et vint presser sa joue contre la sienne, très tendrement, pour lui répondre :
  
  — Vous êtes gentil, Hubert ; et dès maintenant je vous réserve votre chance, en tête de liste. Êtes-vous satisfait ?
  
  Un trouble violent s’était emparé de Hubert au voluptueux contact de ce corps magnifique. Instinctivement, il referma sur elle ses bras puissants et posa ses lèvres sur la nuque adorable… Mais elle le repoussa et se dégagea avec une tranquille fermeté. Ses joues s’étaient colorées et son regard d’émail brillait d’une singulière lueur. D’une voix légèrement essoufflée, elle dit avec une grande douceur :
  
  — Non, Hubert, je vous en prie. Vous me plaisez beaucoup et j’ai besoin de conserver tout mon équilibre… Me comprenez-vous ?
  
  Il la regarda avec intensité et répondit lentement ;
  
  — Je vous comprends, Nadia. Mais je voulais que vous sachiez combien vous comptez pour moi et combien je vous désire…
  
  Elle baissa un instant ses lourdes paupières sur ses yeux magnifiques et une expression presque douloureuse passa comme un nuage sur son visage crispé. Puis elle se détendit et ce fut d’un ton naturel qu’elle reprit :
  
  — Allez-vous me dire maintenant le but de votre visite ? Et ne pensez-vous pas que vous pourriez vous débarrasser de votre manteau ?
  
  Il rit et enleva son pardessus qu’elle lui prit des mains pour aller le pendre dans le vestibule. Elle revint et l’invita à s’asseoir.
  
  — Je vous écoute, Hubert.
  
  Il était redevenu grave.
  
  — Je vous ai dit ce matin au téléphone que j’avais trouvé la vieille demoiselle morte. Je l’ai découverte dans la cave, où l’électricité brûlait encore, étendue sur le sol devant le poste récepteur. Londres avait envoyé un message dont le texte original se trouvait encore sur un bloc posé à côté du poste, et la traduction en clair sur une feuille de papier serrée dans la main du cadavre. J’ai détruit ces deux documents. Londres m’annonçait l’arrivée pour cette nuit d’un nouvel agent qui doit venir m’aider.
  
  Nadia demanda :
  
  — Le corps ne portait aucune blessure ?
  
  — Aucune et pas la moindre trace suspecte.
  
  — Alors ? Mort naturelle ?
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — Peut-être, mais cela ne signifie rien. Je connais personnellement au moins trois façons de tuer sans laisser au médecin le plus habile la moindre chance d’hésitation pour délivrer le permis d’inhumer. Et, justement à cause de cela, je voudrais prendre certaines précautions. Vous est-il possible de passer ce soir un message à Londres, sur votre fréquence, et d’obtenir la réponse avant minuit ?
  
  Elle eut un geste affirmatif.
  
  — Certainement. Mon radio va venir ce soir ; il doit émettre à vingt et une heures et je crois qu’il prend l’écoute deux heures plus tard. Vous lui donnerez votre texte et vos instructions.
  
  Hubert parut satisfait.
  
  — Bien, dit-il. J’ai encore autre chose à vous demander. J’ai dissimulé le poste de la vieille demoiselle sous un tas de fagots dans la réserve du chalet, pourrez-vous envoyer quelqu’un le chercher ? Je lui indiquerai le repère.
  
  Elle eut un sourire et inclina sa jolie tête :
  
  — C’est encore possible ; ce sera fait cette nuit.
  
  Hubert lui rendit son sourire et continua :
  
  — J’ai ramené mon poste de là-bas. Je ne voulais pas me promener en ville avec ça au bout du bras et l’ai laissé à la consigne. Si je vous donne le bulletin, pourrez-vous le faire prendre et me le garder en sécurité ?
  
  Elle eut un léger rire et demanda :
  
  — C’est tout ?
  
  Il prit un air contrit et répondit :
  
  — Non…
  
  Elle se leva et choisit une cigarette dans un coffret.
  
  — Je m’en doutais ! C’est d’accord pour la valise de la consigne ; quelle est l’autre chose ?
  
  Il attendit qu’elle eût rallumé sa cigarette et dit très doucement, comme s’il lui demandait un rendez-vous galant :
  
  — Je voudrais que vous me prêtiez une arme et que vous m’emmeniez promener dans votre voiture cette nuit, vers trois heures…
  
  Elle retira la cigarette de sa bouche, souffla la fumée et prit un air ahuri :
  
  — Rien que cela !
  
  — Oui, rien que cela…
  
  
  *
  
  * *
  
  « Réponse votre message 687 – Stop – G.Q.G. Mégrim confirme O.S.S. 117 arrivée cette nuit même quatre heures sur B. 17 O.S.S. 213 identité Bob Tomcat – Stop – Note prise cesser émission vers W.T. 7 indisponible – Stop – Messages pour O.S.S. 117 passeront provisoirement par vous – Fin. »
  
  Hubert relut une dernière fois la traduction du message que lui avait adressé Londres en réponse à celui que le radio de Nadia leur avait passé quelques heures plus tôt ; puis il frotta une allumette et y mit le feu. Enfoncée profondément dans un fauteuil du salon, Nadia regardait le papier brûler et Hubert voyait la flamme claire se refléter dans l’émail bleu ardent de ses yeux. Il écrasa soigneusement la feuille carbonisée dans un large cendrier de verre et regarda sa montre.
  
  — Il va être trois heures, dit-il, nous devons partir.
  
  Sans un mot, Nadia se leva ; elle avait revêtu un costume de sport en tweed et chaussé de hautes bottes de cuir, et trouvait encore le moyen d’être très jolie ainsi. Elle quitta la pièce et revint quelques instants plus tard en tenant dans sa main un magnifique « Luger » qu’elle tendit à Hubert.
  
  — Nous l’avons pris à un garçon d’en face, dit-elle avec un charmant sourire.
  
  Hubert l’examina en connaisseur.
  
  — Très beau, dit-il enfin.
  
  Nadia avait couvert ses épaules d’une chaude cape de loden et coiffé ses magnifiques cheveux d’un ravissant chapeau tyrolien orné d’une plume.
  
  — Vous allez m’attendre ici pendant que j’irai chercher la voiture, dit-elle. Vous resterez à la porte pour me voir arriver ; je ne ferai pas de bruit. Vous fermerez et monterez rapidement.
  
  — C’est d’accord.
  
  Elle éteignit les lumières et sortit, laissant Hubert dans l’obscurité du couloir.
  
  
  *
  
  * *
  
  Tous feux éteints, la voiture était arrêtée dans l’ombre épaisse d’un bosquet et personne n’aurait pu la distinguer à plus de deux mètres de distance. Le ciel était couvert et l’obscurité si dense qu’elle paraissait compacte. On n’entendait rien d’autre qu’un cliquetis régulier qui semblait venir d’une partie quelconque du moteur encore chaud. Hubert consulta le cadran lumineux de sa montre puis tourna la tête vers Nadia dont il ne voyait que le profil, découpé en ombre chinoise sur le cadre plus clair de la fenêtre.
  
  — Il est quatre heures moins vingt, dit-il à voix basse. « Il » ne devrait plus tarder maintenant.
  
  Elle ne répondit pas mais il devina qu’elle avait tourné son visage vers lui et quelque chose se serra brusquement dans sa gorge lorsqu’il sentit la main délicate et douce de Nadia chercher la sienne dans l’obscurité et la presser avec force. Il retourna sa main et leurs doigts s’entremêlèrent. Ils restaient silencieux, immobiles, goûtant sans réserve ce « moment », pour eux d’une extraordinaire intensité et dont ils garderaient, quoi qu’il advienne, le souvenir dans le meilleur d’eux-mêmes.
  
  Hubert était un homme fort et dur, sans faiblesse et sans pitié. Il se trouvait engagé dans une partie démoniaque où aucun sentiment humain ne pouvait avoir cours, où toutes les valeurs communément admises se trouvaient renversées, où tuer un homme n’avait pas plus d’importance en soi que le simple geste d’allumer une cigarette. C’était toujours le plus impitoyable et le plus fort qui gagnait, et aucun n’avait envie de perdre…
  
  Et cet homme sans faiblesse, cet homme sans pitié, pour lequel tuer était devenu depuis quelques années une occupation presque familière, se sentait troublé au plus profond de soi-même et envahi d’une joie singulière parce qu’une femme, très belle il est vrai, avait simplement, posé sa main dans la sienne…
  
  De minuscules gouttes d’eau vinrent soudain s’écraser sur le pare-brise ; quelques-unes d’abord, puis, bientôt, en quantité suffisante pour brouiller complètement la vitre. Hubert pensa que ce ne devait pas être agréable de sauter par un temps pareil. Nadia réprima le geste instinctif qu’elle avait eu pour mettre en marche l’essuie-glace ; il ne fallait faire aucun bruit. Ni l’un ni l’autre ne prononça un mot ; ils auraient craint, en parlant, de rompre le charme qui les unissait dans le même et rare plaisir…
  
  Ils aperçurent en même temps les deux phares jaunes, mis en veilleuse, qui avançaient lentement sur le chemin bordant le champ. Les deux boules lumineuses s’immobilisèrent soudain, puis s’effacèrent. De sa main libre, Hubert avait légèrement baissé la glace de la portière pour pouvoir entendre les bruits du dehors. Un air glacial et humide était aussitôt entré dans la voiture et il sentit que Nadia se pressait plus étroitement contre lui.
  
  Ils ne voyaient plus rien. Hubert avait remarqué que les phares s’étaient éteints à la hauteur d’un arbre qui se découpait vaguement en forme de quenouille sur le ciel sombre ; il estima la distance à cent mètres, approximativement.
  
  Il était un peu plus de quatre heures lorsque le ronflement caractéristique d’un moteur d’avion creva soudain l’épais silence nocturne et grandit avec une rapidité surprenante. Presque aussitôt, un faisceau lumineux fendit verticalement l’obscurité sur la gauche au rythme d’un signal régulier ; un long, trois courts ; un long, trois courts…
  
  Hubert pressa doucement la main de sa compagne et murmura :
  
  — A tout à l’heure, Nadia ; ne vous ennuyez pas trop sans moi !
  
  Elle lui rendit sa pression et ne répondit pas. Il ouvrit la portière sans faire de bruit et se glissa silencieusement au dehors… il frissonna et se tassa dans son épais manteau au contact de la bruine poussée par le vent du nord et qui l’avait enveloppé aussitôt comme un linceul de glace. Il grommela un juron entre ses dents et partit sans se retourner, se guidant sur l’arbre en forme de quenouille dont la silhouette se découpait comme une blessure dans le ciel lugubre.
  
  Le ronflement de l’avion avait diminué, s’était estompé, puis se rapprochait et s’enflait à nouveau. Inlassablement, sur la gauche, les signaux lumineux déchiraient le rideau noir de la nuit à intervalles réguliers : un long, trois courts ; un long, trois courts…
  
  Hubert avançait le plus rapidement qu’il pouvait avec le maximum de prudence. La quenouille grossissait de plus en plus.
  
  L’avion avait fait un deuxième passage et semblait bien n’avoir encore rien lâché. Quel fichu temps pour un parachutage… Obstinément, le faisceau de lumière blanche s’élevait toujours à l’extrémité du champ avec une obsédante régularité : un long, trois courts un long, trois courts…
  
  Hubert faillit buter sur le capot et il étouffa un juron.
  
  Pour la troisième fois, l’avion revenait au-dessus du terrain.
  
  Hubert fit le tour de la voiture. C’était une camionnette bâchée de marque américaine ; la toile qui fermait la partie supérieure était relevée. Un bref jet de lumière à l’intérieur ; il ne vit que des sacs et une roue de secours. Dans le fond, une minuscule fenêtre à glissière assurait la communication avec la cabine avant.
  
  Hubert se retourna vers le terrain. Les signaux avaient cessé et il lui sembla entendre des appels et quelqu’un courir. La Suisse devait compter un habitant de plus…
  
  Tranquillement, il se hissa à l’intérieur de la camionnette, alla jusqu’au fond et s’assit sur la roue de secours ; puis il ouvrit le judas qui communiquait avec la cabine.
  
  Il entendit bientôt des pas qui se rapprochaient rapidement et le bruit d’une conversation en anglais. Tranquillement, il sortit le « Luger » de sa poche, l’arma et le conserva dans sa main droite posée sur son genou…
  
  Une silhouette se découpa soudain dans le cadre clair de l’arrière et une valise fut déposée à l’intérieur. Hubert ne broncha pas. La voiture oscilla sur ses ressorts au moment où les deux hommes montèrent et Hubert les vit s’installer par l’étroite lucarne. John Worth tendait la main vers le démarreur lorsque Hubert le pria d’une voix calme et forte :
  
  — Un instant, John. Je voudrais m’entretenir avec notre nouvel ami…
  
  John Worth avait sursauté et sa main était restée un instant en suspens avant de se reposer sur le volant. L’autre avait tourné vivement la tête et essayait vainement de voir le visage de Hubert qui, déjà, reprenait :
  
  — Avez-vous fait un bon atterrissage ?
  
  — Oui, monsieur, mais…
  
  — Je suis le nouveau chef de réseau. Voulez-vous s’il vous plaît me rappeler votre matricule et votre identité ?
  
  — Heu… Certainement. O.S.S. 213 ; mon nom est Bob Tomcat.
  
  — Quel est votre service d’origine ?
  
  — I.S.
  
  — Que faisiez-vous jusqu’ici ?
  
  — Filtrage des étrangers à la Royal Victoria Patriotic School de Trinity Road, à Clapham…
  
  — Alors, vous avez connu mon vieil ami Sanders ?
  
  Avec une certaine chaleur dans la voix, Bob Tomcat répondit :
  
  — Certainement, monsieur. Je l’ai très bien connu.
  
  La voix de Hubert était devenue amicale lorsqu’il reprit :
  
  — C’est un excellent garçon. Voua l’avez vu ces jours derniers ?
  
  — Oui ; j’ai eu l’occasion de le voir dans son bureau, voici deux jours, je crois.
  
  Hubert avait sorti de sa poche le lourd étui à cigarettes en argent massif dont il se servait habituellement. Il le tendit par la lucarne et demanda :
  
  — Vous fumez ?
  
  Au moment où Tomcat allait se servir, l’étui s’échappa des doigts de Hubert et tomba sur le siège avant. Le nouveau venu le ramassa et le rendit à son chef après avoir pris une cigarette. Hubert reprit :
  
  — C’est très bien. John, vous pouvez démarrer.
  
  — Bien, monsieur.
  
  Le moteur se mit à ronfler presque instantanément et une faible lueur jaune éclaira le chemin devant la voiture. Au moment où la camionnette s’ébranlait, Hubert se leva sans bruit, gagna l’arrière et sauta lestement à terre. Immobile, sa puissante silhouette à peine visible dans l’obscurité, il regarda le feu rouge de la camionnette s’éloigner et disparaître lentement dans la nuit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  LE COUP DU LAPIN…
  
  
  Hubert se réveillait lentement. Tout son corps était plongé dans un agréable engourdissement ; il avait chaud et se sentait bien. Il se décida enfin à ouvrir un œil et ne reconnut pas, tout d’abord, le décor qui l’entourait. Puis, la mémoire lui revint. Il se trouvait chez Nadia qui lui avait préparé un lit dans le salon. La lumière grise et sale du jour pénétrait en tranches minces à travers les volets clos et il entendait, venant du dehors, le crépitement régulier de la pluie.
  
  Un silence complet régnait dans la maison. Nadia dormait-elle encore ?… Nadia… Quelle femme admirable c'était là ! il la retrouva soudain avec une intensité physique que lui avait donné la muette étreinte de leurs mains dans l’épaisse obscurité de la nuit. Il n’aurait jamais pensé qu’un contact aussi simple que celui-là pût procurer une semblable sensation. Nadia… Il ferma les yeux et le magnifique visage aux chaudes couleurs lui apparut aussitôt avec une précision parfaite. C’était vraiment une très belle femme…
  
  Il sentit qu’il se laissait glisser sur une pente interdite et se ressaisit d’un brutal effort de volonté. Il allait avoir besoin de toutes ses forces, morales aussi bien que physiques, pour la dure partie qui s’était engagée. Ce n’était vraiment pas le moment de tomber amoureux !
  
  Il se leva aussitôt et commença de s’habiller. Il ne savait pas où faire sa toilette et cela ne le tracassait nullement. Il ouvrit la porte qui donnait sur le couloir et partit à la recherche de Nadia. La villa, très petite, ne comportait qu’un rez-de-chaussée. Il frappa à une porte, de l’autre côté du couloir. N’obtenant aucune réponse, il tourna la poignée et ouvrit. C’était la cuisine. Il referma et se dirigea vers la seule porte qui restait. Il frappa de nouveau, légèrement d’abord, puis plus fort ; sans résultat, une légère inquiétude l’envahit soudain et il ne put résister. Il ouvrit et poussa le battant.
  
  Nadia Baranaya dormait. Mollement étendue sur un lit bas et très large.
  
  Hubert esquissa un sourire, puis son visage se contracta et son regard redevint dur. Il se dirigea sans hésiter vers le lit, remonta les couvertures jusque sous le cou de la femme et la secoua sans douceur. Elle sursauta brusquement et se dressa, assise, comme mue par un ressort. Ses paupières, lourdes de sommeil, avaient peine à se lever. Elle reconnut Hubert et demanda, visiblement surprise :
  
  — Qu'est-ce qui vous prend ?
  
  Il répondit d’un ton sec en regardant sa montre :
  
  — Il est deux heures après-midi. Levez-vous, j’ai besoin de vous parler.
  
  Elle le regardait, sans paraître l’entendre, et elle eut brusquement vers lui un geste instinctif, comme pour lui ouvrir les bras.
  
  — Hubert !
  
  Mais, déjà, il lui tournait le dos et atteignait la porte. Avant de fermer le battant, il lui lança sans la regarder :
  
  — Je vous attends au salon !
  
  Elle resta un long moment sans bouger, les sourcils haut levés, presque stupide ; puis elle s’aperçut qu’un de ses seins était dénudé et une vive rougeur colora son visage pendant qu’elle ramenait le léger tissu de sa chemise sur sa poitrine, d’un geste furtif de pudeur surprise. Enfin, elle rejeta les draps et se leva lentement, comme si tout son corps avait été engourdi, découvrant un instant, jusqu’au sommet des cuisses, ses jambes pleines au galbe magnifique…
  
  En sortant de la chambre, Hubert avait hésité un moment très court puis s’était dirigé vers la cuisine. Son visage le brûlait et sa puissante poitrine se soulevait avec une force et une rapidité soudainement accrues. Il prit un verre, le remplit au robinet de l’évier et but longuement avec une satisfaction visible. Il reposa le verre et passa le dos de sa main sur ses lèvres, d’un geste machinal. Son regard restait fixé dans le vague et conservait, comme une marque indélébile, l’image troublante d’un sein nu qui semblait le narguer. Pourquoi s’était-il sauvé ? Pourquoi n’avait-il pas répondu à l’appel voluptueux des bras tendus de sa belle amie ? Pourquoi ?… Il eut un mouvement rageur de la main devant son visage comme pour chasser l’obsédante vision. Il ne pouvait pas ! Non, il ne pouvait pas ! Nadia n’était pas une femme que l’on prend et que l’on oublie aussitôt après. Il savait qu’entre eux une telle chose aurait une signification profonde, lourde de conséquence pour l’avenir. Et ils n’avaient pas le droit, ni l’un ni l’autre, de s’engager de cette façon, non plus que de penser à l’avenir. L’avenir, pour Nadia, aussi bien que pour Hubert, ce pouvait être la torture ou la mort violente dans l’heure qui allait suivre. Et, pour arriver à se maintenir dans une telle conjoncture, il fallait d’abord conserver sa tête froide.
  
  Il se servit un nouveau verre d’eau glacée et le but plus lentement. Puis il se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit et poussa les volets. Il avait calculé que cette pièce devait donner sur le jardin, derrière, et que personne ne pourrait le voir. Le ciel était sombre et bas et l’eau tombait en vagues régulières poussées par une bise aigre et violente qui déferlait du nord. Hubert resta un long moment le nez collé à la vitre, les yeux fixés sur un coin de terre détrempée où une plante solitaire luttait avec obstination contre les coups de balai rageurs des rafales conjuguées de vent et de pluie, se redressant, droite et orgueilleuse, à chacun des courts répits que lui accordaient les éléments…
  
  Il ne l’avait pas entendue entrer et il sursauta imperceptiblement au son de sa voix, dont le ton un peu sec lui parut affecté.
  
  — Je croyais que vous m’attendiez dans le salon ?
  
  Il grommela une vague excuse en se retournant.
  
  Elle avait revêtu une chaude robe d’intérieur, fermée jusqu’au cou et ses cheveux, qui paraissaient lumineux dans le jour sale, étaient déjà soigneusement peignés et coiffés. Il y avait comme un défi dans son regard trop brillant et Hubert en fut peiné ; mais son visage se ferma davantage encore et il ne fit rien pour arranger les choses. Elle reprit sur un ton d’amère ironie qui le crispa encore plus :
  
  — Avez-vous faim, ou bien les sorties nocturnes vous coupent-elles « aussi » l’appétit ?
  
  Glacé, il répondit sans la quitter des yeux :
  
  — J’ai faim.
  
  Elle ouvrit le frigidaire et continua :
  
  — Passez dans la salle à manger. Vous pourrez me dire ce que vous avez à me faire savoir en mangeant. Comme ça, vous ne perdrez pas votre temps !
  
  Il quitta la cuisine sans mot dire et traversa le couloir. Elle le rejoignit bientôt avec un plateau garni et disposa rapidement le couvert.
  
  Ils mangèrent un moment en silence, évitant de se regarder. Ce fut elle qui parla la première :
  
  — Ce matin, dit-elle, alors que vous dormiez encore, on m’a apporté les deux valises. La vieille demoiselle était toujours dans son lit cette nuit à deux heures ; j’espère que quelqu’un se sera inquiété aujourd’hui, sinon les rats la mangeront certainement, si ce n’est des chats affamés !
  
  Il leva lentement les yeux sur elle et répondit simplement :
  
  — Je vous remercie.
  
  Il y eut un nouveau silence puis, rassasié, Hubert s’essuya les lèvres avec un coin de sa serviette et, sans préambule, demanda :
  
  — Avez-vous sous la main quelqu’un qui puisse partir cette nuit pour Londres et revenir la nuit suivante ?
  
  Elle tiqua et le regarda avec deux yeux effarés.
  
  — Dites-moi, mon cher, fit-elle enfin, est-ce que vous me prenez pour un chef de bataillon ?
  
  Il soutint son regard et reprit d’un ton égal :
  
  — Répondez-moi par oui ou par non, voulez-vous ?
  
  Elle poussa un soupir excédé et répondit :
  
  — Il ne me reste que Frieda mais elle a une frousse bleue de monter en avion ; car je suppose qu’il faudra partir en avion ?
  
  — Oui.
  
  — Donc, pas question pour Frieda…
  
  Elle resta un court instant indécise, puis reprit d’une voix qu’elle essayait de rendre naturelle :
  
  — Si c’est nécessaire… je veux bien me déranger moi-même. Cela me fera plaisir de revoir Londres sous les bombes… si ce n’est que pour vingt-quatre heures.
  
  Impassible, Hubert ne la quittait pas des yeux. Il répondit en détachant les syllabes :
  
  — C’est absolument né-ces-sai-re.
  
  Elle posa sa serviette à côté de son assiette d’un geste désinvolte et dit simplement :
  
  — Alors, c’est d’accord. D’où se fera le départ ?
  
  — Pour vous, de B. 19.
  
  — A quelle heure ?
  
  Il eut un geste d’ignorance.
  
  — Je ne sais pas encore. Il faut passer un message dès maintenant pour demander les avions.
  
  Elle se livra à une mimique effarée et demanda, comme si elle s’était adressée à un malade :
  
  — Dites-moi, mon cher, dois-je considérer que vous vous payez ma tête ? Pourquoi « les » avions ?
  
  Toujours impassible, Hubert continua :
  
  — Oui ; un devra se poser sur B. 19, l’autre sur B. 17.
  
  — Et qui prendra le départ de B. 17 ?
  
  — John Worth.
  
  Elle pencha sa jolie tête de côté et fit une moue.
  
  — Tiens !
  
  Hubert enchaîna :
  
  — John Worth ne devra pas savoir que vous partez aussi.
  
  Elle poursuivait déjà une autre idée et demanda en clignant curieusement d’un œil :
  
  — Mais, dites-moi, Hubert, pensez-vous sérieusement obtenir deux avions pour cette nuit en les demandant maintenant ?
  
  Très froid, très sûr de lui, Hubert répondit :
  
  — Mais, certainement, chère amie. Si c’est « moi » qui les demande, ils viendront.
  
  Elle avait écarté ses coudes sur la table et hochait la tête avec une grimace comique.
  
  — Vous n’êtes vraiment pas prétentieux ! On parie ?
  
  Très sérieusement, Hubert répondit en tirant une cigarette d’un paquet qu’il avait extrait d’une de ses poches :
  
  — Ne pariez pas, Nadia, vous avez perdu d’avance.
  
  Le regard de la jeune femme s’arrêta soudain sur le paquet de cigarettes posé sur la table. Elle avança la main pour en saisir une et demanda :
  
  — Vous avez perdu votre étui, votre bel étui en argent massif ?
  
  Il avait frotté une allumette et lui offrait du feu :
  
  — Oui, dit-il. Pensez-vous que je puisse retrouver à peu près le même chez un joaillier de Berne ?
  
  Elle souffla la fumée et retira la cigarette de ses lèvres :
  
  — Je pense que oui ; c’est un modèle assez courant… Vous pourriez peut-être trouver cela chez Kern dans la Marktgasse, en face la fontaine.
  
  — J’irai tout à l’heure. Pouvez-vous passer dès maintenant les messages que je vais vous donner ?
  
  Elle eut un regard vers la fenêtre sur laquelle tambourinait toujours la pluie et fit une grimace :
  
  — Je vais être obligée de sortir ; pourquoi n’émettez-vous pas sur votre poste qui se trouve ici ?
  
  — Je pense avoir d’excellentes raisons pour n’en rien faire.
  
  Elle se leva et prit une feuille de papier dans un tiroir.
  
  — Bien, dit-elle ; allez-y.
  
  Il tira son stylo et commença à écrire…
  
  Un quart d’heure plus tard, Nadia Baranaya, habillée et soigneusement enveloppée dans un confortable imperméable, sortait la première de la villa et allait jusqu’à la grille qui donnait sur la rue. Elle observa soigneusement des deux côtés de Bundesgasse et fit signe enfin à Hubert qui attendait sur le perron :
  
  — Vous pouvez y aller ; il n’y a personne.
  
  Il traversa rapidement la petite cour, sortit dans la rue et prit à droite vers Hirschengraben. Nadia remonta le perron pour fermer la porte et partit à son tour dans le sens opposé.
  
  Il pleuvait toujours, une pluie régulière et obstinée que secouait à grands coups rageurs le vent du nord dont les arbres accrochaient le sifflement sinistre. Marchant à grand pas, la tête rentrée dans les épaules, Hubert se hâtait vers le centre de la ville. Il n’osait pas retirer sa main de sa poche pour consulter sa montre. Il pensait qu’il devait être quatre heures après-midi, approximativement. Il avisa un coiffeur et y pénétra pour se faire raser. Lorsque ce fut terminé, il ressortit et enfila la Marktgasse où il trouva facilement la boutique de Kern, le joaillier. Il se fit montrer les étuis à cigarettes en argent massif et découvrit sans difficulté ce qu’il cherchait. Il repartit avec un nouvel étui qui différait fort peu de celui qu’il possédait auparavant.
  
  Cinq minutes plus tard, il pénétrait dans le vaste hall du Bellevue et se dirigeait vers le portier à qui il demandait la clé de son appartement. L’employé la lui tendit en lui faisant remarquer :
  
  — Permettez-moi de vous signaler, señor, que vous aviez perdu votre clé et que c’est un valet de chambre de votre étage qui l’a retrouvée dans le couloir, pas très loin de votre porte.
  
  Un signal d’alarme, qu’il connaissait bien, se déclencha immédiatement dans le cerveau de Hubert. Il sourit d’un air amusé et répondit :
  
  — Je suis tellement distrait, mon pauvre ami ; cela ne m’étonne pas du tout !… A quel moment l’a-t-on retrouvée ?
  
  — Il n’y a pas très longtemps, monsieur ; à peine une demi-heure…
  
  Hubert remercia le portier et se dirigea vers l’ascenseur. Il réfléchissait rapidement. Lorsqu’il avait quitté Rita, la veille au matin, il s’était rendu dans sa chambre pour se préparer et, avant de sortir pour se rendre à la gare où il devait prendre le train pour Zweisimmen, il se souvenait fort bien avoir déposé sa clé sur le comptoir derrière lequel aurait dû se trouver le portier, absent à ce moment-là…
  
  L’ascenseur s’était arrêté et Hubert sortit dans le couloir. L’épais tapis de laine étouffait le bruit de ses pas. Il arriva devant sa porte, l’ouvrit et entra. Sans perdre de temps, il se dirigea vers le profond placard dans lequel étaient rangées ses affaires. Du premier coup d’œil il vit que l’ordre en était changé et il lui suffit d’ouvrir la première valise qui lui tomba sous la main pour que sa conviction devînt définitive. Quelqu’un avait fouillé ses bagages.
  
  QUI et POURQUOI ? Assis en porte-à-faux sur le coin d’une table, Hubert se posait inlassablement ces deux questions et ne trouvait pas de réponse. Il était évident maintenant que Miguel de Piñerua, où celui qui se faisait passer pour lui, avait attiré l’attention de quelqu’un… Mais de qui ? et pourquoi ? Hubert sentait que les choses allaient se précipiter et que s’il n’y laissait pas sa peau, il pourrait bientôt répondre aux deux questions.
  
  La sonnerie du téléphone se déclencha brutalement et il sursauta légèrement comme s’il avait été pris en faute. Il se dirigea vers l’appareil, le décrocha et demanda :
  
  — Allô ? J’écoute…
  
  Une voix de femme, un peu acide, répondit :
  
  — Bonjour, señor, ici le service des messages de l’hôtel. Le portier vient de me prévenir de votre retour. Un monsieur Wolf a téléphoné ce matin et vous a demandé, il s’étonne que vous ne soyez pas venu au rendez-vous qui avait été fixé entre vous et demande que vous l’appeliez de toute urgence au numéro que vous connaissez. C’est tout, señor.
  
  Hubert était resté impassible. Il remercia et raccrocha l’appareil. Il ne connaissait pas de monsieur Wolf, du moins en Suisse, et ce monsieur devait certainement avoir rendez-vous avec le « vrai » Miguel de Piñerua. Hubert était certain qu’il n’était à aucun moment question d’un monsieur Wolf dans les dossiers d’affaires du señor. Qui était donc ce M. Wolf ? A quel moment et de quelle façon le rendez-vous entre Piñerua et lui avait-il été fixé ? Quel était le but de ce rendez-vous et de quoi devait-on y parler ? Autant de questions qui restaient sans réponse.
  
  Hubert parut soudain avoir pris une décision. Il décrocha de nouveau le téléphone et demanda l’appartement de Rita Frog. Il se passa un moment avant qu’elle ne répondît et Hubert eut immédiatement l’impression qu’elle n’était pas seule. Il la salua d’une voix très gaie :
  
  — Bonjour, Rita, c’est Miguel à l’appareil. Je suis rentré de voyage, puis-je aller vous présenter mes hommages ?
  
  Elle parut embarrassée par la proposition et tarda un peu à répondre ; enfin, Hubert l’entendit le faire avec une légère surprise.
  
  — Oui, bien sûr, « chère amie », je serai très heureuse de vous voir. Pouvez-vous m’attendre un instant ? Je suis occupée pour le moment ; je vous rappellerai dans quelques minutes. C’est entendu, à tout à l’heure !
  
  Elle avait raccroché.
  
  Hubert resta pensif un instant, puis se dirigea vers la porte du couloir et l’entrouvrit légèrement. Si quelqu’un sortait de l’appartement de Rita, il serait obligé de passer par là pour regagner l’ascenseur ou l’escalier.
  
  Il attendit un moment qui lui parut interminable. Le couloir restait désert et silencieux. Enfin, il entendit la sonnerie du téléphone dans sa chambre, abandonna vivement son poste de guet et alla répondre. C’était Rita, qui paraissait plus à son aise et demandait :
  
  — Pouvez-vous venir me voir maintenant, Miguel ? Je m’excuse de vous avoir répondu de cette façon lorsque vous m’avez appelée. Je vous expliquerai. Je vous attends ?
  
  — J’arrive tout de suite, répondit Hubert.
  
  Il raccrocha, enleva son pardessus qu’il avait conservé et tira d’une des poches la boîte de carton qui contenait l’étui dont il s’était rendu acquéreur quelques instants plus tôt. Il le sortit, l’essuya soigneusement avec sa pochette et le reposa dans le papier de soie qui l’enveloppait, prenant soin de ne pas le toucher avec les doigts. Il referma la boîte et la glissa dans une de ses poches. Puis il quitta la pièce, s’engagea dans le couloir et alla frapper à la porte de Rita. Elle devait le guetter et vint ouvrir immédiatement. Très naturellement, après qu’elle eut refermé la porte, il l’étreignit dans l’étroit vestibule et prit longuement ses lèvres.
  
  Elle répondit à son étreinte et le précéda dans le salon où elle l’invita à s’asseoir sur un large canapé. Hubert l’obligea à prendre place à côté de lui. Les lourds rideaux étaient déjà tirés et l’électricité brûlait. La nuit venait de tomber.
  
  Il la questionna immédiatement sur les raisons de l’étrange réponse qu’elle lui avait faite au téléphone, lorsqu’il l’avait appelée. Elle parut embarrassée et avoua comme une enfant prise en faute :
  
  — Je n’étais pas seule…
  
  Sérieux, Hubert demanda :
  
  — Qui ; Stopfer ?
  
  Elle le regarda avec une intense expression de surprise et questionna :
  
  — Qui vous a dit ?
  
  Hubert crut bon de sourire d’un air entendu.
  
  — Je me suis renseigné…
  
  Elle fronça les sourcils, visiblement inquiète.
  
  — Pourquoi ?
  
  Hubert prit un air mystérieux et rétorqua en levant les yeux au plafond :
  
  — Parce que je m’intéresse beaucoup à vous, Rita.
  
  — Ah !
  
  Il éclata brusquement de rire et la reprit dans ses bras, cherchant ses lèvres. Le déshabillé qu’elle portait s’entrouvrit soudain. Il n’alla pas plus loin, ayant acquis soudain, sans raison apparente, la certitude physique que quelqu’un les épiait. Il avait remarqué en entrant que la porte de chambre était entrouverte et que cette pièce était plongée dans l’obscurité. L’homme devait être là, à quelques métres, et Hubert ignorait tout de ses intentions. Peut-être était-ce le mystérieux M. Wolf ? Hubert n’avait pas peur et se sentait au contraire dans une forme extraordinaire. Il continua de lutiner la belle amie, nullement gênée, et visiblement disposée à subir ce que certains appellent, Dieu sait sans doute pourquoi, les derniers outrages. Mais Hubert ne se sentait aucune disposition pour se donner en spectacle et il revint sur ses positions, sans hâte excessive toutefois pour ne point froisser la femme.
  
  Elle souffla un peu et demanda :
  
  — Dites-moi, Miguel. Je suis invitée ce soir chez des amis qui habitent à une dizaine de kilomètres d’ici et je n’ai personne pour m’y accompagner. Voulez-vous venir avec moi ?… Nous rentrerions ensemble et je ne vous refuserais pas de rester ici pour le reste de la nuit.
  
  Il prit un air consterné pour répondre :
  
  — Rita, ma chérie, je suis vraiment navré mais c’est absolument impossible ce soir ; un dîner d’affaires qui ne peut être remis…
  
  Il parut réfléchir un instant et reprit :
  
  — Dites-moi, ma chérie, vous pourriez peut-être me rendre un service. Je voudrais me rendre acquéreur d’une propriété dans les environs de Berne, autant que possible ? Ne connaîtriez-vous pas quelque chose à vendre ?
  
  Une lueur s’alluma dans le regard de la belle Rita. Elle resta un moment silencieuse, puis répondit très lentement.
  
  — Attendez, Miguel… Je crois que je pourrais vous trouver cela, oui… je connais des personnes qui veulent vendre leur propriété, pas très loin d’ici… Voulez-vous que nous prenions une voiture et que nous y allions maintenant ?
  
  Hubert sourit et rétorqua :
  
  — Ce n’est pas si pressé, ma chérie. Je vous ai dit que j’étais très occupé ce soir et il sera temps demain. Prenez un rendez-vous et vous me direz demain matin à quelle heure nous pourrons y aller.
  
  Elle paraissait déçue…
  
  — Demain ?… Bon, je vais m’en occuper…
  
  Elle laissait s’établir un silence comme si elle eût voulu lui faire comprendre qu’il devait s’en aller. Il eut brusquement un sourire et dit :
  
  — Savez-vous, Rita, que j’ai perdu mon étui à cigarettes ?
  
  Elle parut médiocrement intéressée et répondit sur un ton très vague :
  
  — Ah…
  
  Il tira une boîte carrée de sa poche et la lui tendit :
  
  — Regardez, fit-il ; j’ai retrouvé presque le même chez Kern, le joaillier de la Marktgasse. Ouvrez !
  
  Elle souleva le couvercle, écarta le papier de soie qui recouvrait l’objet, regarda et dit :
  
  — En effet ; il ressemble beaucoup à celui que vous aviez !
  
  Hubert paraissait très heureux de son acquisition.
  
  — Soupesez-le ; vous allez vous rendre compte ; je crois qu’il est encore plus lourd que l’autre !
  
  Sans enthousiasme, elle le sortit de la boîte et le soupesa sur le bout des doigts, puis le remballa et lui rendit le tout.
  
  — Je m’excuse, Miguel, mais je suis soudain très fatiguée et j’aimerais pouvoir me reposer deux heures, avant le dîner.
  
  Il n’insista pas et se leva.
  
  — Je vous prie de me pardonner, Rita, dit-il. Mais cela m’a fait un réel plaisir de vous voir, même pour un temps aussi court.
  
  Elle s’était levée à son tour et l’accompagnait vers la porte. Galamment, avant de sortir, il la prit dans ses bras et l’embrassa tendrement, comme l’aurait fait un amant très épris. Elle lui rendit ses caresses avec passion et il fut obligé de se dégager pour mettre un terme au trouble physique qui l’empoignait de nouveau.
  
  Hubert regagna rapidement son appartement et se remit en observation derrière sa porte, légèrement entrebâillée. Entre l’appartement de Rita et le sien, le couloir faisait un coude et il ne pouvait voir quelqu’un sortir de chez la jeune femme, mais l’homme serait tout de même obligé de passer devant lui. Il y avait bien un escalier de service mais, d’où il était, Hubert pouvait surveiller la naissance de l’étroit couloir qui y conduisait.
  
  Il attendit, ainsi une dizaine de minutes. Un valet de chambre en gilet rayé était passé, puis revenu. Un jeune homme était sorti furtivement de l’appartement qui se trouvait de l’autre côté du couloir et, dans l’entrebâillement de la porte, Hubert avait aperçu un instant la silhouette d’une femme presque nue. Enfin, un homme massif, carré, monoclé et vêtu sévèrement de noir arriva d’une démarche raide. Son visage était dur et plein de morgue et ses yeux froids brillaient d’une lueur cruelle. Hubert le jaugea d’un regard aigu et attendit qu’il eût disparu pour refermer doucement sa porte.
  
  Il revint, dans sa chambre, se déshabilla et prit un bain. Il choisit du linge propre dans une valise, revêtit un complet de sport peu salissant et chaussa de solides mocassins à grosses semelles. Il prit un imperméable chaudement fourré et un chapeau de feutre épais. Il vérifia ensuite que la porte qui, de sa chambre, donnait directement sur le couloir, était fermée de l’intérieur par ses verrous. Il prit enfin un pot de colle à papier dans une valise, éteignit l’électricité dans la chambre, ferma la porte de communication avec le salon et s’arracha un cheveu. Puis il se mit à genoux et entreprit de coller le cheveu à cheval sur l’encadrement et sur le panneau de la porte. Quand ce fut terminé, il se redressa et sortit par l’étroit vestibule, refermant soigneusement derrière lui. Il glissa la clé dans sa poche et, après un rapide coup d’œil à droite et à gauche pour s’assurer que la voie était libre, il partit et s’engagea dans le couloir qui conduisait à l’escalier de service. Il était sept heures.
  
  Il descendit rapidement les marches de pierre et, au terme d’un long couloir, déboucha au grand air sans avoir rencontré personne. Il pleuvait toujours et la nuit était si épaisse qu’on n’y voyait pas à deux mètres dans les zones non éclairées comme celle où se trouvait Hubert. Il se félicitait déjà de sa manœuvre, lorsque, brutalement, le signal d’alarme se déclencha dans son cerveau. Plaquée contre le mur, tout près de la porte, une haute silhouette noire essayait de se fondre dans la nuit.
  
  Hubert hésita un court instant, l’estomac brusquement serré. Que fallait-il faire ? Partir comme s’il n’avait rien vu ou attaquer ? Il pensa que l’homme ne pouvait le reconnaître et qu’il aurait le temps de faire quelques mètres avant qu’il ne puisse l’identifier. Quelques mètres qui ne permettraient plus à l’homme d’agir s’il en avait reçu la consigne ; et il n’était pas dans les desseins de Hubert de déclencher immédiatement quelque chose qu’il ne pourrait contrôler. Un pas décidé résonna soudain dans l’obscurité et Hubert en profita. Il partit à grandes enjambées vers la zone de lumière la plus proche…
  
  Hubert connut quelques secondes extrêmement désagréables en s’éloignant, pendant tout le temps qu’il estima pouvoir être frappé dans le dos par le mystérieux guetteur sans la moindre possibilité d’esquisser un geste de défense. Puis, progressivement, ses muscles et ses nerfs se relâchèrent et il respira plus librement. Décidément, il n’aimait pas du tout ce genre d’exercice et il regretta de n’avoir pas foncé sur l’homme pour l’assommer sans lui donner le temps de se ressaisir.
  
  Il se dirigea rapidement vers la Spitalgasse et, en tournant au coin de la rue, il jeta un furtif regard en arrière. La haute silhouette noire suivait, inquiétante et presque immatérielle.
  
  Hubert se rendit au Chikito et alla s’accouder au bar. Un rapide examen de la salle lui apprit que John Worth ne s’y trouvait pas ; sans doute, Nadia l’avait-elle déjà prévenu qu’il devait partir dans quelques heures pour Londres et préparait-il son voyage. Hubert commanda un whisky-soda ; l’homme qui l’avait suivi n’était pas entré. Il devait probablement attendre dehors, tapi dans un coin d’ombre, comme une araignée venimeuse qui guette sa proie…
  
  Cela ne l’étonnait pas d’avoir été suivi. Il savait qu’il le serait ; c’était, en quelque sorte, le complément obligatoire de la fouille de ses bagages. Il sourit en pensant à cela ; ses adversaires avaient dû être rudement déçus après cet examen et, s’ils savaient que Hubert n’était pas le « vrai » Miguel de Piñerua, ils ne devaient plus savoir que penser !
  
  Il se dirigea vers le téléphone et appela Nadia. Elle fut tout de suite au bout du fil et il dit simplement :
  
  — Vous m’excuserez, Nadia, si je vous fais un peu attendre, mais depuis que j’ai quitté l’hôtel « quelque chose » me gêne pour marcher et j’ai été obligé de me reposer en cours de route ; vous me comprenez ?
  
  La belle voix harmonieuse de Nadia lui parut légèrement inquiète lorsqu’elle répondit :
  
  — Je vous comprends très bien, Miguel. Est-ce grave ? Ne pourrais-je vous prendre quelque part avec la voiture ; cela vous arrangerait peut-être ?
  
  Un léger sourire effleura sa lèvre et il reprit :
  
  — Non, Nadia, vous êtes « très » gentille, mais j’y arriverai bien tout seul ; ne vous tracassez pas. Tout ce que vous pouvez faire c’est de m’ouvrir la porte, dans une demi-heure environ, pour que je n’attende pas trop dehors…
  
  Elle eut une courte hésitation et demanda soudain :
  
  — Dites-moi, Miguel, voulez-vous me rappeler le numéro de votre passeport, je ne m’en souviens plus très bien et j’en ai besoin de suite.
  
  Impassible, Hubert épela lentement :
  
  — Quinze, dix-neuf, dix-neuf… A, A, G.
  
  Il y eut un instant de silence, le temps à Nadia pour rétablir le chiffre exact. Quinze pour la quinzième lettre de l’alphabet, dix-neuf pour la dix-neuvième, soit O.S.S. Dans le système inversé, A représentait le chiffre 1 et G le 7, soit 117 ; c’est-à-dire au total : O.S.S. 117.
  
  Nadia dit doucement :
  
  — Je m’excuse, Miguel, mais votre voix m’a paru changée, n’êtes-vous pas enrhumé ?
  
  Elle n’attendit pas la réponse et ajouta :
  
  — A tout à l’heure, cher ami ; ne tardez pas trop !
  
  Une lueur cruelle dans le regard, Hubert revint au bar et termina son verre. Il consulta sa montre, régla ses consommations et sortit.
  
  Il pleuvait toujours et le vent semblait avoir subitement redoublé de violence. Une rafale de pluie glacée le frappa au visage alors qu’il examinait d’un air désinvolte les alentours de l’établissement. L’homme en noir était invisible mais Hubert savait qu’il se trouvait tapi dans quelque coin et que ses yeux de chacal étaient certainement fixés sur lui à ce moment précis. Il sentait ce regard comme s’il l’avait vu et il en éprouvait une répulsion physique irritante.
  
  Il refusa une voiture qu’un chasseur lui offrait, partit vers la droite, puis tourna à gauche pour rejoindre le centre.
  
  En passant devant l’hôpital, il fit semblant de laisser tomber quelque chose, s’arrêta puis se baissa, feignant de chercher. L’homme en noir était toujours derrière lui, toujours à la même distance, sinistre comme une menace de mort…
  
  Hubert se redressa et continua tout droit, vers les faubourgs. Le bruit d’un orchestre de danse lui parvint alors qu’il passait devant le « Perroquet ».
  
  Les maisons devenaient plus rares et c’étaient surtout, maintenant, des villas entourées de jardins ou de parcs. La rue était moins bien éclairée et Hubert traversait de longues zones d’ombre épaisse. Il en profitait à chaque fois pour se retourner et, à chaque fois, il apercevait la lugubre silhouette noire attachée à ses pas…
  
  Il continua encore quelques minutes, du même pas égal. Il savait ce qu’il allait être obligé de faire, mais son cœur ne battait pas plus vite et il restait parfaitement maître de lui. Tout au plus, une légère excitation que lui procurait la sensation immédiate du danger accélérait-elle sa respiration, la rendant plus profonde.
  
  Il trouva soudain ce qu’il cherchait : un sentier étroit qui s’enfonçait dans les terres, en plein dans une zone d’épaisse obscurité. Il s’y engagea, fit encore quelques mètres et s’arrêta sous un arbre auquel il s’adossa…
  
  La pluie tombait toujours, le vent s’était un peu calmé. Hubert se demanda si les deux avions qui devaient venir d’Angleterre pourraient trouver les terrains et se poser. Ce serait certainement très difficile si le temps ne s’améliorait pas.
  
  Il entendit un bruit de pas assourdis et vit l’homme passer, ombre sinistre, et poursuivre son chemin.
  
  Alors, d’une poussée contre le tronc de l’arbre sur lequel il était appuyé, Hubert se redressa et revint lentement vers l’entrée du sentier. Il avança la tête et vit la noire silhouette qui hésitait déjà dans une zone de lumière. L’homme avait dû se rendre compte que Hubert n’était plus devant lui et l’inquiétude devait commencer à lui serrer la gorge…
  
  Il devait s’être arrêté dans une zone obscure pour réfléchir, car Hubert resta un long moment sans le voir. Puis, tout à coup, l’homme reparut ; il avait fait demi-tour et avançait au milieu de la rue d’une démarche hésitante. Un sourire mince et cruel retroussa la lèvre de Hubert. Posément, lentement, il commença à défaire ses gants… Quand ce fut terminé, il les fourra dans sa poche et jeta an bref coup d’œil sur un pavé qui se trouvait juste au coin du chemin et du trottoir et sur lequel son pied avait buté. Il se baissa doucement et souleva le pavé dans ses mains puissantes.
  
  L’homme approchait. Il traversait maintenant la dernière zone de lumière avant d’arriver à la hauteur de Hubert. Il semblait nerveux et se retournait constamment, jetant des regards inquiets dans tous les sens. Il parut hésiter avant de pénétrer à nouveau dans l’obscurité. Il avançait prudemment, marchant presque sur la pointe des pieds pour étouffer le bruit de ses pas…
  
  Lentement, Hubert leva le lourd pavé jusqu’à hauteur de son épaule. L’homme s’était presque arrêté, comme s’il avait senti le danger… Il se retourna et Hubert en profita. Le pavé partit droit vers le ciel, se perdit aussitôt dans la nuit et retomba avec un bruit énorme sur le trottoir opposé, de l’autre côté de la rue. L’homme avait fait un bond terrible et Hubert avait nettement entendu le hoquet de terreur qui s’était échappé de sa gorge brusquement contractée. Affolé, saisi d’une soudaine panique, il réagit exactement comme Hubert l’avait prévu : le visage tourné vers l’endroit où était tombé le pavé et d’où lui semblait venir la menace, il recula en hâte vers le sentier où l’attendait Hubert…
  
  Il buta contre le trottoir et faillit tomber. Hubert entendait son souffle haletant. Il reculait toujours, plus lentement à mesure que les secondes passaient et que rien ne se produisait. Tapi dans l’ombre, Hubert craignit soudain qu’il ne prît le parti de se sauver vers la ville et il se prépara à bondir… Mais non, inexorablement, le destin poussait l’homme vers les mains déjà tendues, ces mains qui allaient lui donner la mort…
  
  Plus que trois pas… Frémissant, les muscles tendus à se rompre, un rictus sardonique déformant les traits de son visage, Hubert prit une profonde et silencieuse inspiration. Plus que deux pas… Il devina que l’homme tremblait d’effroi et le sifflement rauque de sa respiration lui fit soudain mal aux nerfs. Il sentit une sueur légère perler à ses tempes.
  
  Plus qu’un pas… Comme un automate, l’homme leva lentement le pied pour franchir ce dernier pas qui le séparait encore de son destin, de la mort…
  
  Un hurlement d’épouvante jaillit et s’étouffa dans le même temps au creux de sa gorge brutalement serrée dans un implacable étau…
  
  Immobile, le visage crispé dans une grimace diabolique, Hubert serrait progressivement sa prise sans paraître se soucier le moins du monde des sursauts désespérés de l’homme qui se tordait en de brusques mouvements désordonnés, comme un lapin que l’on saigne et qui sent, petit à petit, la vie s’écouler de lui.
  
  Hubert ne se pressait pas ; il savourait le plaisir qu’il éprouvait toujours à tuer un nazi. La première fois, c’était à Lisbonne… Il s’en souvenait dans les moindres détails. Il l’avait tué avec ses mains, comme celui-ci, et l’homme s’était débattu longtemps. Hubert n’aimait pas les faire mourir trop vite…
  
  Il rendit un peu d’air à sa victime et attendit qu’il eût repris un peu connaissance.
  
  — Tu ne veux pas crier « Heil Hitler ! » avant de partir ?… Si ça te fait plaisir, faut pas te gêner, mon vieux !
  
  Dam un sursaut désespéré, l’Allemand essaya de se dégager, mais Hubert le tenait solidement et il recommença à serrer.
  
  Enfin, l’homme cessa de s’agiter et Hubert en sentit soudain tout le poids sur son bras dont les muscles commençaient à lui faire mal ; puis un long frémissement agita le corps en entier et un râle caverneux fusa dans le silence de la nuit, semblable au bruit d’un gargouillement de vase…
  
  Alors, Hubert relâcha son étreinte et déposa doucement le corps sans vie sur le chemin, tout près de la haie. Rapidement, il fouilla les poches du mort et prit tous les papiers qu’il put trouver. Il s’appropria également le portefeuille avec l’argent qu’il contenait.
  
  Enfin, il se redressa et repartit à grands pas vers la ville. Un léger tremblement agitait ses mains pendant qu’il enfilait ses gants et il ne s’aperçut pas tout de suite que la pluie avait cessé de tomber…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  LE COUP DU CANAPE
  
  
  La tranquille Bundesgasse était déserte, une fois de plus, lorsque Hubert y parvint et il se demanda si quelqu’un l’empruntait jamais en dehors de lui. Il poussa la grille de fer, la referma, traversa la cour, escalada le perron. La porte était entrouverte et il entra sans s’annoncer.
  
  Nadia Baranaya était assise dans un fauteuil tiré près de la cheminée et elle se dressa brusquement lorsque la puissante silhouette de Hubert s’encadra dans la porte du salon. Elle remarqua tout de suite qu’il tenait ses mains derrière son dos, comme s’il eût voulu les dissimuler, vint à sa rencontre et demanda :
  
  — Que s’est-il passé, Hubert ?
  
  Il esquissa un sourire cruel et répondit d’une voix légèrement enrouée :
  
  — Je crois que monsieur Hitler pourra ajouter ce soir un macchabée de plus sur sa statistique journalière…
  
  Elle comprit instantanément, avec son merveilleux instinct de femme, et demanda d’une voix sourde :
  
  — Ça n’a pas été trop dur ?
  
  Il répondit par un grognement et, brusquement, comme par défi, il tendit ses mains vers elle, ses mains qui venaient de tuer… Elle resta un instant clouée sur place, puis elle se jeta dans ses bras et pressa sa joue contre la joue humide de l’homme. Ses lèvres tout près de l’oreille de Hubert, elle murmura doucement, comme un plaidoyer :
  
  — Nous n’y pouvons rien, Hubert ; c’est la guerre. Nous n’avons pas le choix : Eux ou Nous. Et nous connaissons leurs méthodes, les tortures qu’ils infligent journellement à ceux d’entre nous qui leur tombent entre les mains. Ce n’est pas nous qui avons voulu cela, Hubert ; ce sont eux qui ont déclenché cette saleté et c’est justice de le leur faire payer…
  
  Il avait refermé ses bras sur elle et ils restèrent un long moment ainsi, enlacés, joue contre joue. Et, progressivement, il semblait à Hubert que ses mains se purifiaient, que le sang qui les souillait disparaissait sans plus laisser de traces comme si, vraiment, la tendresse eût été plus forte que la mort.
  
  Ce fut lui qui se dégagea le premier. Alors, elle le pria de s’asseoir et lui apprit que Londres avait répondu une heure à peine après que le message eût été passé, et que les deux avions demandés seraient envoyés et essaieraient de se poser pour prendre les passagers annoncés, si les conditions atmosphériques le permettaient. Les deux opérations étaient prévues à des heures différentes : une heure du matin pour B. 17 et trois heures pour B. 19… Hubert demanda ;
  
  — Comment pensez-vous que nous puissions organiser cela ?
  
  Elle questionna avant de répondre :
  
  — Désirez-vous accompagner John Worth ?
  
  — Non ; je ne veux même pas le voir avant le départ. Et l’objet de sa mission ne devra lui être… remis qu’au moment de l’envol.
  
  Elle parut réfléchir un instant et reprit lentement :
  
  — Alors, je crois que Frieda pourrait conduire Worth à B. 17 avec ma voiture. Elle serait de retour bien assez tôt pour me conduire à B. 19.
  
  Elle resta un instant silencieuse et demanda d’un ton qu’elle essaya de rendre naturel.
  
  — M’accompagnerez-vous ?
  
  — Oui.
  
  Il n’avait mis aucune chaleur dans sa réponse ; ce n’était rien d’autre qu’un simple acquiescement poli mais elle devint rose, tout à coup, et battit des paupières comme s’il venait de lui dire une chose très importante. Il parut ne pas remarquer son trouble et poursuivit :
  
  — Écoutez-moi, Nadia. Demain je vais essayer de déclencher quelque chose en attendant le résultat de votre mission. Si… je n’étais pas là lorsque vous reviendrez, je vous demande de prendre connaissance du message que vous aura remis M. Smith en réponse à ce que vous lui aurez porté ; vous y trouverez probablement la solution du mystère Lobster…
  
  Elle ne broncha pas et il continua :
  
  — Je vais vous laisser, en prévision de cela, la clé, de mon code personnel dans lequel, certainement, M. Smith me répondra.
  
  — Vous ferez ce que vous voudrez, Hubert. Mais… est-il vraiment nécessaire de provoquer la bagarre avant notre retour, si ce retour doit apporter une réponse aux questions posées ?
  
  Le regard de Hubert devint très dur et il répondit lentement, en donnant une force singulière aux mots qu’il prononçait :
  
  — Je pense, Nadia, que c’est nécessaire, et vous allez comprendre pourquoi. Votre voyage à Londres nous apportera peut-être la réponse mais ne nous livrera pas les responsables. Je ne veux pas quitter ce pays avant d’avoir démoli l’organisation de l’Abwehr qui y est installée, comme ils ont démoli notre organisation, voici quelques semaines.
  
  D’une voix légèrement vibrante, Nadia objecta :
  
  — Vous risquez fort d’y laisser votre peau, Hubert…
  
  Il eut une grimace éloquente et répondit sans forfanterie aucune, sur le ton simplement d’un homme fort qui connaît sa force :
  
  — J’ai déjà joué des parties aussi dures que celle-ci et je m’en suis toujours tiré, avec l’aide de la Providence. Il n’y a vraiment aucune raison pour que la Providence me plaque maintenant… surtout si je fais tout le travail !
  
  Elle eut un pauvre sourire et répliqua :
  
  — Que Dieu vous garde, Hubert. Je n’aimerais pas du tout avoir le cœur brisé par votre mort…
  
  Ils passèrent à table et elle servit le dîner.
  
  — Il me semble, dit-elle en riant, que vous prenez pension chez moi ! Nous avons tout à fait l’air d’un vieux ménage, ne trouvez-vous pas ?
  
  Il était dix heures et demie lorsque la sonnerie de la porte d’entrée résonna, selon le signal convenu. Nadia alla ouvrir. Hubert fumait, tranquillement assis dans un fauteuil, les pieds dans la cheminée où brûlait un bon feu de bois. Il se laissait aller à imaginer une scène semblable lorsque la guerre serait finie, dans le petit cottage qu’il possédait là-bas, dans son pays, de l’autre côté de l’océan. Une scène semblable… avec les mêmes acteurs… Il se demandait si Nadia serait une épouse agréable lorsque celle-ci revint, tenant par le bras une grande et belle fille vêtue d’un costume de chasse et dont les cheveux très blonds étaient simplement noués en chignon sur la nuque.
  
  Il se leva et se prêta de bonne grâce aux présentations :
  
  — Mademoiselle Frieda… Commandant Hubert Bonisseur de la Bath.
  
  — Mes respects, mademoiselle.
  
  — Je suis très, heureuse, monsieur…
  
  Nadia obligea Frieda à prendre place dans un fauteuil à côté de Hubert, qui s’assit à son tour. Elle resta debout, les épaules appuyées au manteau de la cheminée.
  
  — Avez-vous pu joindre Worth ?
  
  Frieda porta son regard de Hubert sur Nadia et répondit :
  
  — Oui, il sera prêt. Mais, je ne sais pas… ce n’est peut-être qu’une impression… non seulement il ne manifeste aucun enthousiasme mais, de plus, il semble craindre quelque chose. Il a même exprimé devant moi la peur de ne pas revenir en Suisse, il a parlé de méfiance, de disgrâce et de je ne sais quoi encore…
  
  Nadia fronça les sourcils et regarda Hubert qui restait impassible. Elle n’insista pas et reprit :
  
  — Ma chère Frieda, nous allons vous mettre à contribution cette nuit. Vous allez devoir conduire Worth à B. 17, attendre son départ qui doit avoir lieu, en principe, à une heure du matin et revenir ici pour m’emmener à B. 19… Le Commandant nous accompagnera pour ce deuxième voyage.
  
  Frieda jeta un regard vers le « Commandant » puis, s’adressant à Nadia !
  
  — Je prends votre voiture ?
  
  — Oui, elle est plus confortable que la vôtre.
  
  — C’est juste.
  
  Hubert, qui n’avait rien dit jusque-là, intervint à ce moment :
  
  — Puisque mademoiselle Frieda possède une voiture, je préfère qu’elle l’utilise pour conduire Worth, de telle sorte que… si elle se trouvait retardée pour une cause imprévisible, nous puissions nous servir de la vôtre, Nadia, pour le deuxième voyage.
  
  Une ombre passa dans le regard de Nadia et elle demanda avec une certaine nervosité ;
  
  — Pourquoi voulez-vous qu’elle soit retardée ?
  
  Très calme, Hubert reprit avec un léger mouvement des épaules :
  
  — Vous savez aussi bien que moi, Nadia, qu’il existe mille raisons susceptibles de provoquer un retard dans une expédition de ce genre, ne serait-ce que tous les stupides accidents de route dont la menace pèse d’une façon permanente sur tout ce qui roule sur des pneumatiques avec l’aide d’un moteur.
  
  Ils discutèrent un long moment encore de choses diverses, puis Frieda estima elle-même que le moment du départ était venu pour elle. Alors, Hubert se leva, passa dans la salle à manger et revint, tenant un paquet de faible volume enveloppé d’un simple papier journal maintenu par de la ficelle de cuisine. Il le tendit à Frieda et dit :
  
  — Vous remettrez ceci à John Worth en lui indiquant qu’il devra le porter, aussitôt arrivé à Londres, à M. Smith. Il devra attendre la réponse.
  
  Frieda prit le paquet et sourit :
  
  — Ce n’est pas difficile à se rappeler, fit-elle.
  
  Nadia paraissait de plus en plus nerveuse. Elle demanda soudain à Hubert :
  
  — Ne pensez-vous pas qu’il serait… préférable que vous accompagniez Frieda ?
  
  Impassible, Hubert répondit sans la regarder :
  
  — Non, je ne le pense pas… Je « préfère » que Frieda soit seule pour conduire John. Au revoir, Frieda, à tout à l’heure.
  
  Les deux femmes se serrèrent la main et Nadia alla reconduire Frieda jusqu’à la porte.
  
  Elle revint dans le salon et s’approcha aussitôt de Hubert qui avait repris place devant le feu.
  
  — Hubert…
  
  Il leva les yeux vers elle :
  
  — Quoi ?
  
  — Pourquoi ne voulez-vous pas accompagner Frieda ?
  
  Il prit un paquet de cigarettes dans sa poche et le tendit à Nadia qui se servit d’un geste machinal.
  
  — J’ai mes raisons, Nadia, que je ne puis vous expliquer encore…
  
  Il tira à son tour une cigarette et prit les pincettes pour saisir une braise dans le foyer. D’une voix sourde, Nadia reprit :
  
  — Hubert, j’ai peur pour Frieda. Je ne connais pas ce Worth, mais j’ai toujours pensé…
  
  Hubert redressa vivement la tête et l’interrompit durement en la fixant droit dans les yeux.
  
  — Vous êtes folle, Nadia !
  
  Puis, d’un ton plus calme et sans la quitter du regard, il reprit :
  
  — Vous devenez trop nerveuse ; il va falloir vous surveiller.
  
  Les yeux de la jeune femme se mirent à étinceler. Les mâchoires serrées, elle jeta brutalement dans le feu sa cigarette, puis, sans un mot, quitta la pièce en claquant la porte.
  
  Alors, Hubert estima qu’il pouvait chercher une réponse à la question qu’il se posait au moment où Frieda – une bien belle fille aussi, celle-là – était entrée dans le salon et il pensa aussitôt que, « certainement », Nadia Baranaya ferait une épouse « très » agréable…
  
  
  *
  
  * *
  
  Pensif, Hubert considérait l’un après l’autre, pour la centième fois peut-être, les divers objets trouvés sur l’homme en noir et qu’il avait étalés devant lui sur une table basse : une montre dont il avait ouvert le boîtier et décousu le bracelet ; un briquet, démonté totalement par ses soins ; des cigarettes de marque suisse, toutes ouvertes dans le sens de la longueur ; une boîte d’allumettes ; une lampe de poche ; une lime à ongles ; un portefeuille de maroquin noir ; des papiers divers ; un ticket de chemin de fer ; une carte d’identité suisse au nom de Adolf Hottinger, demeurant 27 Pélikan-Strasse à Zurich.
  
  Hubert tendit une main, prit le ticket de chemin de fer et l’examina : c’était un billet de Berne à Thoune et retour, et il était daté de la veille ; du jour où Hubert avait rencontré John Worth, précisément à Thoune, après qu’il eut découvert le cadavre de la vieille demoiselle française… Pourquoi Adolf Hottinger s’était-il rendu à Thoune ce jour-là ? Malgré les précautions qu’il prétendait avoir observées, John Worth avait-il été, tout de même, pris en filature ?
  
  Hubert n’avait découvert aucun indice intéressant dans les objets personnels de M. Adolf Hottinger, excepté ce ticket de chemin de fer…
  
  Il se renversa sur le dossier, du fauteuil, prit une cigarette dans sa poche, sans prendre la peine de sortir le paquet, et la porta d’un mouvement lent au coin de sa bouche. Il resta ainsi un long moment, les yeux fixés dans le vague, réfléchissant avec intensité ; un pli soucieux barrait son front et ses doigts pianotaient une marche obsédante sur le bras de cuir jaune du fauteuil… Pourquoi Adolf Hottinger s’était-il rendu à Thoune précisément le jour ou Hubert devait y rencontrer John Worth ? Il existait une réponse facile à cette question… Trop facile au goût de Hubert qui se refusait à la formuler.
  
  Il se pencha et prit les longues pincettes pour saisir une braise dans le foyer ; lentement, avec un soin extrême, il alluma sa cigarette au tison, qu’il rejeta ensuite dans la cheminée…
  
  Hubert se carra dans le fauteuil et se remit à réfléchir, lançant vers le plafond de longues volutes de fumée bleue dans les remous desquelles son imagination en travail fixait parfois d’étranges visages ou de sinistres silhouettes qui refusaient de livrer leur secret…
  
  Il entendit une porte s’ouvrir dans le couloir et il se retourna. Nadia Baranaya, visage fermé et regard étrangement dur, sortait de sa chambre et pénétrait dans le salon. Elle portait le costume de sport en tweed et les hautes bottes de cuir que Hubert connaissait déjà. Elle s’arrêta près de la porte et demanda d’une voix glacée :
  
  — Savez-vous qu’il est deux heures passées et que Frieda devrait être ici depuis au moins dix minutes ?
  
  Il soutint son regard et répondit très calmement en se soulevant sur son siège :
  
  — Hé bien, je crois qu’il serait sage de partir maintenant. L’avion qui doit vous prendre ne vous attendrait pas et il n’est pas possible de compromettre votre départ parce que mademoiselle Frieda s’est mise en retard…
  
  Nadia Baranaya était horriblement pâle et ses jolies lèvres tremblaient convulsivement lorsqu’elle reprit :
  
  — Vous saviez, n’est-ce pas, qu’elle ne reviendrait pas ? Vous l’avez envoyée sciemment vers la mort pour obtenir la preuve de ce que vous saviez déjà. Vous êtes un misérable ! vous êtes un assassin !
  
  Il s’était dressé et la dominait de sa puissante silhouette. La contraction rythmée des muscles de sa mâchoire dénonçait seule le trouble qui l’agitait et sa voix était froide et impersonnelle lorsqu’elle s’éleva, après que Nadia se fut tue :
  
  — Préparez-vous, Nadia, nous partons…
  
  Frémissante, le regard fixé soudain sur ses mains qui tremblaient, elle répondit d’une voix sourde où perçait un défi désespéré :
  
  — Je refuse de partir…
  
  Surpris, visiblement, Hubert prit un temps avant de répondre et respira profondément ; puis, d’une voix toujours calme mais d’un ton sans réplique et lourd de menace, il prononça :
  
  — Nadia Baranaya, vous me mettez dans une situation très difficile… Je vous rappelle, simplement, que nous sommes en guerre, que je suis votre supérieur hiérarchique et que vous devez exécuter mes ordres. Vous n’ignorez pas que le G.Q.G. m’a donné pleins pouvoirs pour régler l’affaire Lobster. Je n’hésiterai pas un seul instant à assimiler à une trahison un refus d’obéissance de votre part… et à vous appliquer le châtiment dû aux traîtres…
  
  Elle était devenue livide et Hubert devina qu’elle était aux limites de la crise de nerfs. Il se dirigea vers un meuble bas qui servait de bar, emplit un verre de whisky et le lui tendit. Après une courte hésitation, elle le prit et avala d’un trait le liquide brûlant…
  
  Alors, sans plus s’occuper d’elle, Hubert sortit dans le couloir, enfila son imperméable et prit son chapeau. Nadia se trouvait déjà près de la porte et l’attendait pour refermer derrière eux.
  
  Le ciel était toujours couvert et la nuit profonde, mais la pluie avait cessé et le vent s’était considérablement calmé ; en définitive, ce serait un temps presque agréable pour l’opération prévue.
  
  Nadia Baranaya garait sa voiture dans une remise particulière de Hirschengraben, pas très loin de la villa. La rue était déserte à cette heure tardive et ils démarrèrent sans avoir vu âme qui vive. Hubert, d’autorité, avait pris le volant et il dirigea aussitôt la voiture vers la route de Neuchâtel ; le terrain B. 19 se trouvait au sud-est du lac de Biel, à peine à une demi-heure de Berne.
  
  Nadia resta silencieuse pendant tout le temps que dura le voyage et n’ouvrit la bouche que pour indiquer à Hubert les manœuvres à effectuer pour se placer de façon convenable sur le vaste terrain où devrait se poser l’avion. La nuit était d’une intensité extraordinaire et, dans la voiture dont tous les feux étaient éteints, Nadia et Hubert se sentaient isolés au sein d’un univers obscur et décidément hostile. Hubert avait baissé la glace de son côté et Nadia, après avoir relevé le col de sa cape de loden, s’était enfoncée frileusement dans son coin, muette et apparemment indifférente.
  
  Ils étaient arrivés en avance et avaient encore, en principe, un bon quart d’heure à attendre, en admettant évidemment que le pilote de l’avion réussisse à trouver le terrain dans un pareil cirage. Le lac et le coude de l’Aar à l’est lui faciliteraient la tâche. Ces points de repère faciles avaient d’ailleurs dû jouer un rôle déterminant dans le choix de B. 19.
  
  Soudain, Nadia se redressa et dit d’un ton toujours glacé :
  
  — Je vais vous donner la clé de mon appartement ; vous pourrez peut-être en avoir besoin…
  
  Il tourna son visage vers elle et répondit simplement :
  
  — Je vous remercie, Nadia ; vous êtes très gentille…
  
  Elle lui tendit un trousseau et leurs mains se frôlèrent dans l’obscurité. Il eut l’impression qu’elle tremblait mais il n’osa pas s’en assurer, ne voulant pas accentuer son désarroi avant le départ. Il leva son poignet et consulta le cadran lumineux de sa montre. Il allait être trois heures…
  
  Il prêta l’oreille, oui, c’était bien ça… un ronflement caractéristique que Hubert aurait reconnu entre mille et qui s’enflait rapidement. Il s’adressa brusquement à Nadia qu’il sentait tendue :
  
  — Occupez-vous des phares, je ferai les signaux à la torche…
  
  Il descendit, laissant la portière ouverte et se mit à courir sur une ligne perpendiculaire à l’axe de la voiture, se dirigeant vers le nord, d’où venait le vent.
  
  L’avion allait passer au-dessus d’eux. Brusquement, les phares de la voiture tendirent un long faisceau de lumière dans la nuit et, aussitôt Hubert alluma la torche qu’il tenait à la main et se mit à balayer le ciel en de larges mouvements orientés nord-sud…
  
  Dans un ronflement assourdissant, l’avion les avait survolés et s’éloignait… Avait-il aperçu les signaux ? Oui, sans doute ; il virait déjà, revenait, et le régime de son moteur avait brusquement baissé… Hubert se retourna d’un mouvement rapide, le long bras lumineux des phares de la voiture était toujours tendu, rigide dans le noir. Il recommença d’agiter sa torche…
  
  L’avion avait viré de nouveau vers le sud puis se rapprochait derechef. Hubert devinait aisément le pilote tendu à ses commandes, scrutant l’obscurité de son regard aigu, les doigts crispés sur la manette des gaz, soutenant son appareil qui lui semblait s’enfoncer trop vite à grands coups de « gomme » que trahissaient les grondements brusques et rageurs du moteur…
  
  Il vit brutalement l’énorme silhouette traverser le pinceau des phares et foncer sur lui à une vitesse fantastique. Instinctivement, il se jeta à plat ventre et, presque en même temps, il entendit un choc sourd et le grondement cahoteux de l’avion qui roulait sur le sol inégal… Puis le moteur, que l’on n’entendait plus et qui recommençait à gronder… et la silhouette fantomatique de l’appareil qui sortait de l’ombre, virait brusquement à nouveau dans la lueur des phares et s’immobilisait soudain, frémissant, déjà impatient de repartir.
  
  Hubert s’était mis à courir et il fut surpris par l’effacement brutal du faisceau des phares. Il trébucha et faillit tomber, puis ses yeux distinguèrent une lueur verte qu’il identifia immédiatement ; le pilote avait éclairé la cabine de l’avion. Il passa au large de l’hélice qui brassait durement l’air glacial et vit Nadia qui, déjà, se préparait à monter. Il la saisit par un bras et lui hurla à l’oreille :
  
  — N’oubliez pas de prévenir demain de l’heure de votre retour !
  
  Elle fit signe de la tête qu’elle avait compris et il l’aida à se hisser dans l’appareil. Le pilote, resté aux commandes, esquissa un geste amical de la main à l’adresse d’Hubert. La porte retomba lourdement et celui-ci s’éloigna en hâte pour échapper à la formidable tempête que venait de créer le brusque déchaînement du puissant moteur. Dans une dernière vision, il aperçut la queue haute de l’avion qui disparaissait dans la nuit et il resta immobile jusqu’à ce qu’il eût deviné, « à l’oreille », que le décollage avait réussi. Il regarda sa montre ; il s’était écoulé un peu moins de soixante-dix secondes entre le moment où l’avion avait touché le sol et celui où il avait repris l’air…
  
  Un peu étourdi, Hubert chercha dans l’obscurité, qui lui paraissait encore plus épaisse, l’endroit où était la voiture : il dut allumer la torche pour la retrouver. Il s’installa au volant, lança le moteur, mit les phares en veilleuse et démarra lentement sur le sol gelé pour rejoindre le chemin…
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert avait roulé très doucement pour rentrer et il était près de quatre heures moins un quart lorsqu’il s’arrêta devant la remise de Hirschengraben. Il descendit ouvrir les larges portes, rentra la voiture et referma. Puis, à pied, il se dirigea vers la Bundesgasse.
  
  Hubert poussa le lourd portail de fer, traversa la cour et gravit silencieusement le perron. Il tira le trousseau de clés que lui avait remis Nadia avant de s’envoler et fit jouer les trois serrures qui fermaient la porte. Il entra et s’immobilisa brusquement. Il y avait de la lumière dans le salon et Hubert était absolument certain que toutes les lampes avaient été éteintes avant leur départ…
  
  Il referma la porte posément sans prendre de précautions particulières désormais superflues et s’avança dans le couloir. Il dépassa l’entrée du salon, s’effaça contre le mur et, brusquement, poussa le battant… Rien ne se produisit… Il allait entrer lorsqu’il entendit un froissement d’étoffe en même temps qu’une haute silhouette se découpait en ombre chinoise dans le rectangle de lumière projeté sur le mur qui faisait face à la porte. Alors, Hubert eut un sourire amusé et s’avança :
  
  — Bonjour, Frieda, dit-il. Tout s’est-il bien passé ?
  
  Elle lui sourit et répondit :
  
  — Oui, tout s’est très bien passé… Mais, dites-moi, est-ce votre habitude de jouer à cache-cache ?
  
  Il accentua son sourire :
  
  — Non, certes… Mais, je ne m’attendais pas à vous retrouver ici.
  
  — J’ai pensé que vous reviendriez et je voulais vous rendre compte de ma mission. La voiture a eu deux crevaisons au retour et c’est ce qui m’a retardée. En ce qui concerne M. Worth, l’avion s’est posé normalement à l’heure prévue et tout a marché à merveille.
  
  Il la regardait. Elle avait enlevé la veste de son costume de chasse et les deux globes, pleins et lourds, de sa poitrine tendaient la soie rouge de son corsage. Il s’approcha, la déshabillant du regard, et murmura :
  
  — Vous êtes très belle, Frieda…
  
  Elle ne répondit pas et il ajouta :
  
  — …et très désirable…
  
  Elle fit un pas en arrière au moment où il levait un bras vers elle et se dirigea vers la cheminée. Elle s’y adossa, fixant Hubert droit dans les yeux et dit :
  
  — Que comptez-vous faire, maintenant ? Rentrer au « Bellevue » ?
  
  — Je ne pense pas. Depuis hier je suis devenu une cible et je veux dormir tranquille avant de déclencher la bagarre de la façon qu’il me plaira…
  
  Elle le fixait toujours de ses grands yeux trop bleus et proposa, comme une chose très naturelle :
  
  — Pourquoi ne viendriez-vous pas passer la nuit chez moi ? Vous n’avez tout de même pas l’intention de rester ici tout seul ?
  
  Il demeura impassible mais son cœur avait fait un léger bond dans sa large poitrine. Il répondit sans hâte excessive :
  
  — Vous êtes très aimable, Frieda et je ne vois aucune raison de refuser votre invitation ; j’accepte…
  
  Elle s’habilla rapidement et ils partirent. Il était quatre heures du matin et la pluie s’était remise à tomber. Hubert releva le col de son imperméable, prit le bras de sa compagne et demanda :
  
  — Habitez-vous loin d’ici ?
  
  Elle se serra contre lui et répondit :
  
  — Dans la Schanzenstrasse, de l’autre côté de la ligne de chemin de fer.
  
  Frieda avait réglé son pas sur celui de Hubert et il lui en fut reconnaissant. Ils marchèrent un long moment sans prononcer une parole, puis elle demanda :
  
  — A quel moment pensez-vous entrer en contact avec Bob Tomcat ? John Worth m’a dit ce soir que Tomcat s’impatientait et ne comprenait pas du tout votre attitude à son égard. Il aurait annoncé à John que, s’il n’avait pas obtenu une entrevue avec vous demain, il en référerait à Londres.
  
  — Oui ?
  
  Le ton de Hubert semblait amusé. Il questionna à son tour :
  
  — John vous a dit où Tomcat était logé ?
  
  — Oui, et il m’a indiqué la façon d’entrer en contact avec lui.
  
  — Il est bien logé ?
  
  Elle parut surprise de la question et tourna son visage vers lui pour répondre :
  
  — Oui, je suppose…
  
  Hubert haussa les épaules et s’exclama :
  
  — Alors ?… De quoi se plaint-il ?
  
  Elle resta silencieuse et ce fut lui qui reprit après un certain temps :
  
  — Dites-moi, Frieda, j’ai un rendez-vous demain matin qui risque fort de me retenir longtemps. Je vous demanderai donc de vous mettre en rapport avec le radio de votre équipe et de vous faire porter les messages. Il y en aura certainement un dans lequel Nadia annoncera son retour avec les précisions nécessaires ; si mon absence se prolongeait encore, je vous serais reconnaissant d’aller cueillir Nadia à sa descente d’avion.
  
  — Très volontiers ; mais, et John Worth ?
  
  Hubert sourit :
  
  Ne vous en faites pas pour John ; il est assez grand pour se débrouiller tout seul et l’Air-Force ne prendra pas de risques pour lui ; ils le balanceront tout simplement par-dessus bord, comme un vulgaire paquet de linge sale !
  
  Il sentit soudain que Frieda le retenait. Elle dit :
  
  — Nous sommes arrivés.
  
  Elle tira une clé de sa poche et l’introduisit dans la serrure d’une imposante grille de fer forgé, qu’elle poussa sans effort apparent.
  
  — Entrez !
  
  Hubert passa devant elle et s’arrêta pendant qu’elle refermait le lourd battant. Brusquement, il se rejeta en arrière, le bras gauche levé, prêt à parer l’attaque. Deux formes longues et souples avaient bondi et s’étaient immobilisées à quelques pas de lui.
  
  — Paix !
  
  Les deux bêtes s’allongèrent sur le sol et Hubert entendit immédiatement les coups de battoir que donnaient leurs queues sur le sol durci.
  
  — Vous pourriez prévenir, dit-il à la jeune femme.
  
  Elle rit doucement et répondit :
  
  — Je m’excuse, je n’y ai pas pensé…
  
  Elle prit le bras de Hubert et l’entraîna dans une large allée ; les deux chiens leur emboîtèrent le pas et Hubert, qui les voyait mal dans l’obscurité, demanda :
  
  — Quelle race ?
  
  — Des bergers allemands, tout simplement ; ce qui est embêtant, c’est qu’ils ont un faible pour les hommes de leur race et il n’est même pas besoin de s’en occuper, ils les tuent eux-mêmes et les mangent aussitôt ; ils adorent la viande saignante !
  
  Hubert sourit et rétorqua :
  
  — Charmantes bêtes, et bien sympathiques !
  
  — N’est-ce pas ?
  
  Ils débouchèrent soudain dans un vaste espace libre au milieu duquel se dressait une grande bâtisse de pur style français XVIIIe siècle.
  
  Ils entrèrent, laissant les chiens dehors, et elle l’invita à se débarrasser de son imperméable et de son chapeau pendant qu’elle-même en faisait autant… Elle lui fit ensuite gravir un monumental escalier de marbre et l’introduisit dans un délicieux boudoir décoré avec un goût très sûr.
  
  — Je vous laisse un instant, dit-elle ; je vais chercher quelque chose à boire.
  
  Elle sortit et il se mit à examiner les tableaux accrochés au mur. Il y en avait pour une fortune ; Hubert reconnut les signatures de Fries, de Boecklin et de Holbein ; et, dans un coin un fusain de Fragonard, un sujet licencieux et charmant…
  
  Elle revenait déjà et posait une bouteille et des verres sur une table basse devant un étroit canapé, juste assez grand pour contenir deux personnes.
  
  — Vous aimez Fragonard ?
  
  Il répondit sans se retourner :
  
  — Oui ; ne trouvez-vous pas ce dessin fort suggestif ?
  
  Il l’entendit rire et répondre :
  
  — Certainement, mais est-il vraiment nécessaire que vous le contempliez aussi longtemps ?
  
  Il se retourna et resta bouche bée ; elle s’était débarrassée de son costume de chasse et portait maintenant un déshabillé de dentelles noires extrêmement troublant. Elle était vraiment très belle et il se sentit soudain une envie furieuse de la saisir dans ses bras et de se livrer à mille folies…
  
  Elle finit de verser le whisky dans les verres et reposa la bouteille. D’un geste gracieux, elle l’invita à venir prendre place sur le canapé et s’y installa elle-même. Le siège était étroit et il sentit son contact. Elle lui tendit un verre :
  
  — A la satisfaction de vos désirs, murmura-t-elle.
  
  Il la regarda, droit dans les yeux, et répondit :
  
  — A la satisfaction de « mon » désir.
  
  Elle leva son verre et ils burent ensemble, jusqu’au bout. Ce fut lui qui reposa son verre le premier et elle l’imita, lentement, soutenant son regard, pendant qu’il passait un bras derrière elle et la saisissait à l’épaule. Alors, elle se renversa en arrière, une lueur de défi dans ses yeux trop brillants, étrangement dilatés.
  
  
  *
  
  * *
  
  La sonnerie grêle d’un réveille-matin s’était brusquement déclenchée tout près et Hubert eut immédiatement le désir d’écraser l’importun d’un coup de poing définitif. Le bruit exaspérant s’arrêta à temps et Hubert se demanda aussitôt où il se trouvait et qui était la femme dont il sentait la chair nue et chaude tout au long de son corps. La mémoire lui revint rapidement et il s’était déjà rappelé l’essentiel au moment où Frieda, réveillée elle aussi par la sonnerie, et qui s’était retournée sur lui, posait doucement ses lèvres sur les siennes dans un baiser plein de tendresse matinale encore ensommeillée.
  
  Enfin, Hubert s’arracha des bras de sa maîtresse, d’ailleurs sans force pour le retenir. Il se rendit dans la salle de bains et prit une douche glacée qui le réveilla et lui rendit une partie de sa vigueur. Puis, il revint dans la chambre, chercha dans ses poches des pilules de benzédrine et en avala deux. Il avisa la bouteille de whisky qu’ils avaient entamée en arrivant et que Frieda avait ramenée dans la chambre. Il la saisit, la déboucha, colla le goulot à ses lèvres et but une longue rasade. Il eut l’impression d’avaler du feu et s’ébroua vigoureusement en reposant le flacon. Enfin il s’habilla rapidement et dut secouer Frieda pour la réveiller, avant de partir. Elle quémanda un baiser avant toute chose et il dut s’exécuter pour obtenir son attention. Il lui rappela les instructions qu’il lui avait données la veille et dit pour terminer :
  
  — Si vous ne me voyez pas reparaître ce soir, ne vous occupez pas de moi avant le retour de Nadia. Lorsqu’elle sera là, dites-lui simplement que j’avais rendez-vous ce matin avec Rita Frog pour aller visiter une propriété à vendre dans les environs.
  
  Elle lui fit signe qu’elle avait compris et il l’embrassa encore une fois avant de s’en aller. Il reprit son imperméable et son chapeau dans le large vestibule sous l’œil interrogateur et vaguement inquiet d’une vieille servante, dont l’apparition brusque le surprit ; puis il quitta la vaste demeure et s’engagea dans l’allée bordée d’arbres qui conduisait à la grille. Les deux bergers vinrent lui faire une escorte silencieuse, mais sans hostilité apparente, et Hubert leur adressa un petit geste amical de la main lorsqu’il eut refermé derrière lui la lourde grille de fer forgé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  LE COUP DE LA MOQUETTE…
  
  
  Il était dix heures passées lorsque Hubert pénétra dans le Bellevue-Palace par l'entrée de service qu’il avait utilisée la veille pour sortir. Il se rendit compte, en montant les durs étages de ciment, qu’il était vraiment très fatigué et cette constatation le fit repenser à Frieda qui portait bien mal son nom en ce qui concernait les choses de l’amour. Quelle maîtresse extraordinaire elle s’était révélée ! Le visage de Hubert s’obscurcit soudain. L’image de Nadia s’était imposée à son esprit. Que dirait-elle si elle apprenait que Frieda et lui… Il réprima un mouvement d’humeur et jura entre ses dents. Il ne voulait absolument pas se tracasser pour des histoires de femmes. Plus que jamais, il allait avoir besoin de tous ses moyens et il s’interdit à lui-même de repenser à Nadia.
  
  Arrivé à son étage, il déboucha presque en face la porte de son appartement, sortit la clé qu’il avait conservée dans sa poche et ouvrit. Il pénétra dans le salon, tira les lourds rideaux pour laisser entrer le jour fade de cette matinée d’hiver. Puis il s’approcha de la porte de communication entre le salon et la chambre et se mit à genoux pour examiner le cheveu qu’il avait placé la veille comme un invisible scellé. Il était brisé…
  
  Hubert fit une grimace, se redressa, leva les yeux et constata que les fils du téléphone, qui franchissaient le mur dans l’encadrement de la porte, avaient été sectionnés. Il ouvrit et passa dans la chambre : rien ne paraissait avoir été dérangé. Seule, la porte de la salle de bains était ouverte, que Hubert se souvenait fort bien avoir fermée la veille. Il frissonna involontairement en pensant que s’il était rentré à l’hôtel dans la nuit et qu’il se fût couché, son cadavre se trouverait probablement en ce moment mollement étendu dans le vaste lit Empire qui tenait presque toute la pièce. Il se demanda aussitôt si cela lui aurait été agréable de mourir dans un lit Empire et il fut incapable de trouver une réponse ; non, vraiment, il ne se rendait pas compte. Sans doute manquait-il d’imagination…
  
  Il se dévêtit en partie et passa dans la salle de bains pour terminer sa toilette. Il revint ensuite dans la chambre pour s’habiller et revêtit les mêmes vêtements qu’il portait en arrivant. Il vérifia que son assortiment de pilules se trouvait toujours en place et reprit deux comprimés de Benzédrine.
  
  Puis il quitta son appartement et alla frapper à la porte de Rita Frog.
  
  Elle vint lui ouvrir presque aussitôt et s’effaça pour le laisser entrer. Elle était vêtue d’une chemise de nuit de soie rose qui lui collait au corps de façon suggestive et paraissait fatiguée et nerveuse. Hubert remarqua qu’elle évitait son regard.
  
  — Vous êtes-vous bien amusé ?
  
  Le ton qu’elle avait employé était un peu acerbe et fit sourire Hubert qui répondit très doucement :
  
  — Oui, beaucoup, je vous remercie ; et vous ?
  
  Elle ignora la question et reprit :
  
  — J’ai commandé une voiture pour vous emmener visiter la propriété dont je vous avais parlé hier. Je commençais à m’inquiéter de votre retard…
  
  Hubert tira une cigarette de sa poche et la porta à ses lèvres.
  
  — Je ne vous avais pas fixé d’heure… Je puis fumer ?
  
  Elle le regarda pour la première fois depuis qu’il était entré et répondit :
  
  — Bien sûr ; vous pouvez même m’en donner une…
  
  Il sortit le paquet de sa poche et le lui tendit. Elle se servit et remarqua :
  
  — Vous ne vous servez pas encore de votre nouvel étui ?
  
  Il eut un geste désabusé et rétorqua :
  
  — Je n’ai vraiment pas de chance. Je me suis aperçu il y a un instant, en rentrant, que quelqu’un avait pénétré dans mon appartement cette nuit. Les fils du téléphone ont été sectionnés et… mon étui, que j’avais laissé sur une table, a disparu.
  
  Elle s’était dirigée vers la fenêtre pendant qu’il parlait et regardait au dehors ; elle eut un léger soubresaut et se retourna :
  
  — On vous a pris votre étui ?
  
  Le ton de sa voix marquait une telle incrédulité que Hubert s’avançant vers elle et demanda en fronçant les sourcils :
  
  — Cela vous étonne ? cela seulement ?
  
  Il vit une lueur de crainte traverser ses yeux trop pâles et n’insista pas.
  
  — Quand, partons-nous ? demanda-t-il. J’aimerais être de retour pour le déjeuner.
  
  — Quand vous voudrez… Je vais m’habiller.
  
  Elle se dirigea vers la chambre. La soie légère de sa chemise soulignait les lignes généreuses de sa croupe :
  
  — Dites-moi, Rita, sommes-nous fâchés ?
  
  Elle se retourna lentement.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Vous ne m’avez même pas embrassé lorsque je suis arrivé.
  
  Elle eut un petit rire forcé et haussa les épaules. Elle se disposait à poursuivre son chemin lorsque Hubert ajouta :
  
  — Je suis très sérieux, Rita…
  
  Elle s’immobilisa de nouveau puis revint lentement vers lui, d’une démarche provocante. Il ne fit pas un mouvement, il l’attendait. Une lueur dans les yeux, elle se serra contre lui et lui tendit sa bouche :
  
  — Je ne suis pas fâchée ; un peu jalouse seulement que vous ayez passé la nuit dehors… Comment s’appelait-elle ?
  
  Il sourit et prononça doucement ;
  
  — Morphée…
  
  Elle fronça les sourcils, comme si elle cherchait à se représenter une silhouette et reprit très lentement :
  
  — Morphée… Ce n’est pas un prénom courant…
  
  — N’est-ce pas ?
  
  Il l’attira dans ses bras et prit les lèvres qu’elle lui offrait.
  
  Il la repoussa légèrement et murmura avec une grimace significative :
  
  — Il ne faut pas jouer avec ça, jeune fille ; on ne sait jamais où ça peut vous entraîner…
  
  Elle rejeta sa jolie tête en arrière et le considéra un instant de son regard étincelant. Puis, posant ses deux mains à plat sur la vaste poitrine, elle le repoussa avec une lenteur calculée, comme si le fait de s’arracher de ses bras lui eût demandé un effort immense.
  
  Un sourire énigmatique retroussant ses lèvres sensuelles, elle pivota sur elle-même et se dirigea lentement vers la porte de sa chambre, faisant onduler sa croupe superbe. L’œil allumé soudain, Hubert restait immobile. Enfin, il se gratta le cou et murmura pour lui seul :
  
  — Après tout, pourquoi pas ?
  
  Il s’ébranla à son tour et se dirigea vers la porte de la chambre à la suite de la jeune femme. Il s’arrêta dans l’embrasure, s’appuya de l’épaule au chambranle, et poussa un sifflement admiratif. Rita avait relevé sa chemise et essayait de la faire passer par dessus sa tête. Elle ne portait rien d’autre dessous et Hubert pouvait admirer son corps en entier, hormis la tête qui éprouvait de visibles difficultés à se dégager du vêtement.
  
  Voyant que cet état de choses se prolongeait, Hubert se redressa et fit un pas en avant :
  
  — Vous avez probablement oublié de défaire un bouton, dit-il d’un ton très naturel. Voulez-vous que je vous aide ?
  
  Elle poussa un grognement inarticulé et tenta alors de faire retomber sa chemise dans sa position première, mais le tissu était si bien embrouillé qu’elle ne put davantage y parvenir. Il était maintenant tout près d’elle. Lentement, il avança ses mains puissantes et la saisit aux hanches.
  
  Elle eut un sursaut violent au contact des lèvres de l’homme, perdit l’équilibre, trébucha et s’abattit de tout son long sur le moelleux tapis qui recouvrait le sol…
  
  Quand ce fut terminé, il se releva lentement sans la perdre des yeux. Elle restait immobile sur le sol et son corps nu faisait une longue tache claire sur la moquette foncée.
  
  Une lueur cruelle brilla soudain dans le regard de Hubert. Sans un mot, sans un geste vers la femme étendue, il quitta la pièce.
  
  
  *
  
  * *
  
  La voiture était une Fiat italienne, de dimensions restreintes, et un chauffeur en livrée noire se tenait, rigide, au volant.
  
  Rita Frog se ravisa soudain après avoir franchi le tambour, retourna dans le hall et se dirigea vers le concierge. Alors, Hubert fit signe à un petit groom qui se tenait immobile auprès de lui et lui demanda :
  
  — Tu as de la mémoire ?
  
  Le gosse se redressa et répondit avec assurance :
  
  — Oh ! oui, monsieur !
  
  Hubert prit un air mystérieux qui fit redoubler l’attention du gamin et reprit :
  
  — Eh bien, nous allons voir. Tu vas relever le numéro de cette voiture, dans laquelle je vais monter, et si tu t’en souviens encore ce soir je te donnerai cinq dollars. C’est d’accord ?
  
  Le petit groom paraissait ravi. C’était vraiment facile ! Il hocha la tête et dit d’un ton grave :
  
  — C’est d’accord, monsieur !
  
  Hubert lui tapota la joue et sourit ; Rita revenait. Ils se dirigèrent vers la voiture dans laquelle ils prirent place et qui démarra aussitôt…
  
  Le temps était toujours sombre mais la température s’était singulièrement adoucie. Hubert pensa qu’il allait vraisemblablement tomber de la neige.
  
  Ils avaient franchi la rivière sur le Nydeggbrûcke et pris ensuite, sur la gauche, l’Aargauerstalden, passant au pied du jardin des roses. Hubert pensa subitement à Etienne, dont on avait retrouvé le corps mutilé à peu près à cet endroit. Peut-être serait-ce son corps, à lui, que l’on repêcherait dans la rivière le lendemain matin… C’était évidemment dans le domaine des choses possibles…
  
  Pendant tout le temps que dura le trajet, Rita demeura enfermée dans un silence de glace. Hubert, qui lui glissait un regard de temps à autre, pensa qu’elle n’avait pas dû digérer le coup de la moquette. Il lui demanda soudain d’un ton intéressé :
  
  — Ça ne vous a pas plu, avec la tête enveloppée ?
  
  Elle prit un air pincé et regarda ostensiblement vers la portière. Un sourire sarcastique au coin des lèvres, Hubert reprit avec un cynisme savamment calculé :
  
  — Vous savez, Rita, je ne voudrais pas vous froisser, mais, en ce qui me concerne, j’ai trouvé ça très bien. En effet, il faut bien l’avouer, votre visage n’est pas ce que vous avez de mieux.
  
  Elle pâlit et tourna, enfin, son regard vers lui ; ses yeux étincelaient et elle siffla d’une voix frémissante de colère :
  
  — Porc !
  
  Hubert accentua son sourire et demanda d’un ton suave :
  
  — Pourquoi ne le dites-vous pas dans votre langue maternelle ? Schwein… c’est tellement plus doux !
  
  Elle était devenue livide et Hubert pensa qu’il s’était rarement autant amusé dans une semblable conjoncture, alors qu’il savait que la mort l’attendait au bout du voyage… Il reprit :
  
  — Il y a une chose que je ne comprends pas, chère Rita. Si vous m’accompagnez chez ces amis qui veulent vendre leur propriété, c’est bien pour me rendre service, n’est-ce pas ?… Rien ne vous oblige à le faire ?… Alors, pourquoi, puisque vous semblez penser que je vous ai insultée, ne m’obligez-vous pas à descendre de cette voiture ?… Ne serait-ce pas vous conduire de façon très naturelle ?
  
  Elle s’était retournée à nouveau vers la fenêtre, mais Hubert avait eu le temps de voir son visage, de livide devenir cramoisi. Décidément, Madame Rita Frog, en admettant que ce fût son nom, n’était pas à la hauteur de sa tâche. Sur le même ton, Hubert reprit :
  
  — Vous ne voulez pas m’expliquer ? Hé bien, cela n’a aucune importance. Je sais tout, Rita…
  
  Elle sursauta et fit un geste vers la glace qui les séparait du chauffeur, mais Hubert avait intercepté son geste et reprenait avec une chaleur soudaine dans la voix :
  
  — Je sais que vous m’aimez, Rita, et c’est pour vous éprouver que j’ai été, volontairement, aussi grossier, il y a un instant. Je vous aime, moi aussi, et je voulais être certain de vos sentiments…
  
  Le temps d’une seconde, une stupéfaction extraordinaire s’imprima sur le visage de la jeune femme. Hubert sentit qu’elle se détendait et poursuivit :
  
  — C’est dans le même dessein que je ne suis pas rentré cette nuit et que je vous ai menti ce matin. Rita, il faut me croire, il n’y a pas, et il n’y aura jamais de Morphée dans ma vie…
  
  Elle ne répondait pas, restant sur une prudente réserve. Hubert, qui s’amusait de plus en plus, reprit :
  
  — Chérie, il faut me répondre, maintenant. Si vous acceptez de devenir la señora de Piñerua, je ferai l’acquisition de cette villa à votre nom. Qu’en pensez-vous, Rita, ma chérie ?
  
  Elle détourna son visage et murmura, au prix d’un visible effort :
  
  — Accordez-moi un instant de répit ; je suis encore bouleversée par votre attitude incompréhensible de tout à l’heure. Je vous répondrai ce soir.
  
  Hubert n’insista plus et se renfonça dans son coin, un mince sourire flottant sur ses lèvres.
  
  La Fiat avait quitté la route, suivi un long chemin dans un parc boisé et s’était arrêtée devant le perron d’une gentilhommière à l’architecture délicate. Le chauffeur descendit et ouvrit la portière ; Rita sortit de la voiture et Hubert suivit.
  
  Ils pénétrèrent dans un hall immense où un valet aux gestes sans souplesse les débarrassa de leurs manteaux et chapeaux. Puis, l’homme les invita à le suivre.
  
  Hubert observait tout ce qui l’entourait d’un regard aigu. Son cœur battait un peu plus fort que la normale et son estomac s’était resserré, mais il se sentait en forme et ses muscles puissants étaient bien décontractés.
  
  Ils escaladèrent un escalier monumental et enfilèrent à la suite du valet un couloir qui n’en finissait pas. Hubert refusait de s’étonner et se laissait entraîner avec beaucoup de bonne volonté. Enfin, ils pénétrèrent dans une vaste pièce meublée en bureau Empire et Hubert pensa aussitôt que, décidément, il était voué à l’Empire…
  
  En même temps qu’eux, mais par une porte différente, un homme était entré, massif, lourd, et vêtu d’un vêtement d’intérieur sombre à brandebourgs. Il portait monocle.
  
  Hubert le reconnut immédiatement et n’hésita pas une seule seconde ; avant même que l’homme eût ouvert la bouche, il prononça très distinctement :
  
  — Bonjour, Monsieur Wolf ; je m’excuse de vous avoir fait attendre…
  
  Il comprit immédiatement qu’il avait frappé juste. L’homme s’était immobilisé et avait paru, un temps très court, désarçonné par les mots que Hubert venait de prononcer ; mais, très vite, il reprit son attitude rigide et s’adressa à Rita :
  
  — Chère amie, je pense que vous pourriez nous laisser. Je crois que ce monsieur préfère me parler sans témoin.
  
  Rita, qui avait simplement incliné la tête, se dirigea vers la porte sans plus attendre ; avant de disparaître, elle risqua un furtif regard vers Hubert qui l’observait ; un regard chargé d’inquiétude et d’une dose énorme d’incompréhension.
  
  Désinvolte, Hubert se retourna alors vers l’homme au monocle, lui adressa un sourire poli et alla prendre place dans un fauteuil devant le bureau. Puis, posément, il tira une cigarette de sa poche, l’alluma et, soigneusement, déposa l’allumette dans un cendrier d’argent, après l’avoir éteinte. Alors seulement, il leva ses yeux vers l’homme qui restait figé près de la porte et demanda d’un ton posé mais où perçait un certain amusement :
  
  — Vous attendez, peut-être, que je vous donne quelques explications ?
  
  Une lueur cruelle traversa le regard de l’homme et Hubert remarqua que son visage était animé d’un tic nerveux qui lui remontait curieusement la joue gauche, toutes les deux ou trois secondes. Il resta silencieux, fixant toujours Hubert droit dans les yeux. Celui-ci attendit quelques instants, puis, voyant que l’autre ne se décidait pas à répondre, il reprit avec une désinvolture affectée :
  
  — Vous me croirez peut-être difficilement, monsieur Wolf, mais j’avais égaré les renseignements qui devaient me permettre de vous joindre à mon arrivée en Suisse et je n’avais d’autre ressource que d’attendre un appel quelconque de vous, ce qui ne pouvait manquer de se produire, n’est-ce pas ?
  
  Monsieur Wolf, si c’était lui, restait d’une impassibilité absolue et ne paraissait nullement disposé à prendre la parole. Hubert commençait à se sentir mal à l’aise. Il n’ignorait pas, avant d’engager la partie de cette façon, qu’il avait à peu près une chance sur cent de réussir. Il savait maintenant que cette chance unique lui avait déjà échappé, mais il poursuivit cependant :
  
  — Vous vous demandez sans doute comment je vous ai reconnu ?… Hé bien, à vrai dire, la jeune Rita n’est pas de première force et a commis plusieurs fautes qui auraient été impardonnables en d’autres circonstances.
  
  Brusquement, la voix cassante de monsieur Wolf claqua comme un coup de fouet :
  
  — Vous avez les documents ?
  
  Hubert feignit d’avoir des ennuis avec sa cigarette pour se donner le temps de parer le coup… Enfin, il répondit très lentement, fixant l’homme au monocle avec une certaine insolence :
  
  — Je ne les ai pas apportés ici, si c’est ce que vous me demandez. Je voulais d’abord vous voir et savoir si vous étiez toujours disposé à tenir les engagements qui ont été pris vis-à-vis de moi.
  
  L’homme s’était ébranlé pendant que Hubert parlait et s’était assis derrière le bureau Empire. Sa main droite avait ouvert un tiroir et restait engagée dedans. Un signal d’alarme se déclencha à ce moment dans le cerveau de Hubert qui modifia sa position et empoigna solidement dans ses mains puissantes les deux bras du fauteuil.
  
  Son regard cruel toujours, fixé sur lui, monsieur Wolf demanda soudain brutalement :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  Hubert ne fut pas surpris ; il savait que le moment était arrivé. Il répondit avec un sourire charmant et une mine parfaitement étonnée :
  
  — Mais, je suis le señor Miguel de Piñerua…
  
  — Non !
  
  La réponse avait claqué comme un coup de revolver et un Mauser de gros calibre avait brusquement sauté dans la main de M. Wolf qui répétait déjà en martelant les syllabes :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  Hubert fit une curieuse grimace et reprit, du ton qu’il aurait employé pour parler à un simple d’esprit :
  
  — Mais, je viens de vous le dire… Je suis le señor Miguel de Piñerua.
  
  — Non…
  
  Le ton avait baissé, mais exprimait toujours la même absolue certitude.
  
  — …Je sais, de façon certaine, que vous n’êtes pas Miguel de Piñerua. Je vous conseille de parler dès maintenant si vous voulez éviter de très graves ennuis.
  
  Hubert s’était levé avec une lenteur digne et calculée et la main de M. Wolf s’était resserrée en même temps sur la crosse de son arme.
  
  — Vous m’excuserez, monsieur, dit Hubert, mais je ne pense pas qu’il soit très utile de poursuivre cette conversation. Si je suis bien le señor Miguel de Piñerua, ce que je puis prouver immédiatement, vous n’êtes certainement pas, vous, le monsieur Wolf avec qui j’avais rendez-vous. Brisons-là, je reprends mes billes et je ne joue plus. Bonsoir, monsieur !
  
  Il fit demi-tour et se dirigea vers la porte, impassible en apparence, mais tous muscles bandés et prêts à entrer en action. Monsieur Wolf semblait rester passif et Hubert allait atteindre la porte lorsque celle-ci s’ouvrit lentement… Prompt comme l’éclair, Hubert plongea et le valet, projeté brutalement en arrière par le choc en pleine poitrine, perdit pied et lâcha le lourd pistolet qu’il tenait à la main. D’un terrible coup de poing, Hubert assomma son adversaire et il se disposait à se relever lorsqu’une haute silhouette se dressa près de lui ; d’un vigoureux coup de reins il se projeta en arrière, aussi vite qu’il le put, évita de justesse le terrible coup de matraque qui lui était destiné et qui vint s’abattre sur le valet, lequel, déjà hors de combat, n’était plus en mesure de protester contre ce léger supplément. Après un tour complet sur lui-même, Hubert s’était retrouvé sur ses jambes avec une souplesse véritablement stupéfiante et il fonçait de nouveau sur son nouvel adversaire, un inconnu, qui l’attendait de pied ferme, Hubert savait qu’il livrait une lutte sans issue, il n’entrait d’ailleurs pas dans son dessein d’essayer de s’évader du piège dans lequel il était venu volontairement se prendre. Mais il ne lui déplaisait pas de « s’amuser » un peu et d’en découdre avec ces brutes qui n’allaient pas manquer tout à l’heure de se venger avec usure…
  
  Il fit un brusque écart en arrivant sur l’homme, évita la matraque dont il entendit le sifflement près de son oreille ; déjà, il avait attrapé le bras de son adversaire et le soulevait ; basculé avant d’avoir pu tenter la moindre parade, l’homme, au terme d’une extraordinaire trajectoire aérienne, pénétra la tête la première dans une vitrine remplie de bibelots précieux et ne bougea plus…
  
  Sans perdre une seconde, Hubert se retourna et se trouva nez-à-nez avec le Mauser de M. Wolf qui se tenait impassible dans l’embrasure de la porte. Il n’eut pas la moindre hésitation et plongea de nouveau, les mâchoires crispées dans l’attente du coup de feu. Il avait empoigné les jambes de l’homme et le basculait sans que rien se fût encore produit ; souple comme un tigre en furie, Hubert écrasait déjà son adversaire de son poids et lui aplatissait le nez d’un terrible coup de poing, faisant sauter le monocle, brisé net sous le choc. Puis, dans une prise classique de judo, Hubert plaça un étranglement ; les deux bras croisés au-dessus de la gorge et les mains solidement agrippées au col du vêtement, le plus loin possible, il pesa de tout son poids…
  
  Le visage en lame de couteau de M. Wolf tournait rapidement au violet ; ses yeux avaient doublé de volume et sa langue, énorme, sortait de sa bouche tordue aux lèvres noircies. Hubert attendait ; qu’est-ce qu’ils fichaient ? Ne comprenaient-ils donc pas que le jeu était terminé et qu’il était temps de sonner la cloche ? Il rendit un peu d’air à M. Wolf, parce qu’il avait d’autres projets pour lui que de le faire mourir ; puis, il remit la pression au moment où il devina que quelqu’un approchait, enfin, dans son dos…
  
  Une angoisse irraisonnée le saisit à la gorge et il fut sur le point de bondir et de faire face ; mais, dans un terrible effort de volonté, il se contraignit à ne pas bouger. Tous ses muscles tendus à se briser, il attendait… Le coup l’atteignit au sommet du crâne ; il resta un court instant comme suspendu au-dessus d’un vide affreux ; puis, tout se mit à tourner et le parquet lui sauta brutalement au visage…
  
  
  *
  
  * *
  
  Pour la deuxième fois, le paquet d’eau glacée le gifla en pleine figure mais il ne broncha pas encore, décidé à gagner du temps pour reprendre complètement ses esprits avant que ne commencent les petits divertissements qu’il prévoyait. Il entendit une voix cassante, celle de M. Wolf, qui demandait. :
  
  — Vous êtes certain de ne pas avoir tapé trop fort ?
  
  Une autre voix, dure et hachée, répondait avec un accent de soumission nettement marquée :
  
  — Absolument certain, Herr Wolf. Je n’y comprends rien…
  
  Hubert eut envie de sourire mais se retint. La troisième gifle glacée le surprit et il sursauta.
  
  — Ah, enfin ! il a réagi…
  
  Hubert simulait maintenant une reprise de connaissance laborieuse. Ses yeux sans expression firent lentement le tour de la pièce aux murs nus et blanchis à la chaux et se fixèrent enfin sur le visage de Herr Wolf. Il sentit en même temps que ses pieds et ses poignets étaient solidement attachés et se rendit compte qu’il était simplement étendu sur le parquet. Il semblait n’y avoir aucun meuble dans la pièce mansardée. Le visage de Herr Wolf n’était pas particulièrement beau à contempler ; son nez, pourtant étroit de nature, avait pris l’apparence d’un gros tubercule violet et un de ses yeux était marqué d’un large cerne noir. Hubert arracha son regard à ce spectacle affligeant ; et le porta sur le deuxième individu qui n’était autre que le valet. Il se détourna aussitôt avec une grimace de dégoût ; le visage du valet n'avait rien à envier à celui du maître…
  
  Herr Wolf s’était approché et le dominait, de sa haute et massive silhouette ; il leva un pied et le posa sans douceur sur la poitrine de Hubert qui contracta instinctivement ses pectoraux :
  
  — Alors, jeune homme, êtes-vous décidé à parler ?
  
  Hubert fixa son interlocuteur droit dans les yeux et répliqua avec insolence :
  
  — Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Vous vous êtes pris la tête dans un tiroir ?
  
  Le coup de pied l’atteignit sous le menton et il en vit trente-six chandelles. Il se tint coi et attentif ; Herr Wolf reprenait :
  
  — Je vous ai prévenu déjà une fois que votre attitude risquait de vous entraîner dans une aventure très désagréable… Il est temps encore, répondez ! Qui êtes-vous ?
  
  — Je vous l’ai déjà dit ; regardez mes papiers ; je suis le señor Miguel de Piñerua !
  
  L’énorme chaussure de Herr Wolf se leva de nouveau, mais très lentement cette fois, et vint se placer au-dessus du visage de Hubert qui gouailla :
  
  — Hé bien, mon vieux, vous devez tenir debout avec des bateaux pareils !
  
  Il eut juste le temps de tourner son visage sur le côté et crut que le coup lui avait arraché l’oreille. Un nouveau coup lui arriva en pleine figure et il eut l’impression que ses dents se promenaient soudain en liberté dans sa bouche ; il avala sa salive et sentit le goût fade du sang. Alors, il ferma les yeux et attendit. Son corps n’était plus qu’un cerveau, qu’une volonté…
  
  Les coups se succédaient à une cadence de plus en plus rapide et arrivaient n’importe où. Herr Wolf les accompagnait d’ignobles jurons, prononcés dans sa langue maternelle. Insensiblement, Hubert, en se tordant sous la douleur, tournait sur lui-même ; enfin, il réussit à se mettre face contre terre, protégeant ainsi les parties les plus sensibles de sa chair. Il oublia bientôt jusqu’à l’existence de Herr Wolf et tout son univers se resserra progressivement jusqu’aux dimensions de son corps qui n’était plus qu’une immense douleur… Puis, tout se rétrécit encore et il ne resta bientôt plus rien qu’un étrange point lumineux qui s’enfonçait rapidement en tournoyant dans un puits d’obscurité insondable. Un sifflement monta soudain des profondeurs, de plus en plus fort, de plus en plus aigu… Le point lumineux était maintenant presque invisible et le cerveau de Hubert se mit à tourner, lentement d’abord, puis de plus en plus vite… de plus en plus vite… le sifflement devint intolérable. Puis, brusquement, tout s’effaça et il ne resta plus rien… plus rien qu’un corps immense et privé de connaissance sur lequel s’acharnait avec une fureur empreinte de folie une bête enragée qui se nommait Herr Wolf…
  
  Lorsque Hubert reprit conscience, il se trouvait dans une obscurité épaisse et il lui fallut un certain temps pour retrouver la mémoire de ce qui s’était passé. Il était toujours étendu sur le ventre et il sentit que son visage baignait dans un liquide gluant, sans doute du sang. Une nausée lui souleva le cœur et il vomit sur le parquet… Un long frisson le secoua, il avait froid ; on lui avait enlevé sa veste et son pantalon, sans doute pour le fouiller… il essaya de se retourner pour dégager son visage du cloaque immonde dans lequel il baignait. Mais le premier mouvement qu’il tenta lui arracha un cri de douleur ; il n’aurait pas été plus mal en point s’il était passé dans un concasseur. Alors, il essaya de ramper sur le côté et parvint à se déplacer suffisamment pour que son visage reposât sur du parquet non souillé, il resta ensuite immobile, essayant de rassembler ses idées et de se souvenir de ce qu’il avait décidé de faire après ce premier stade…
  
  Il resta ainsi un temps inappréciable. Il avait de plus en plus froid et ne sentait plus ses pieds ; mais il ne bougeait pas ; il attendait. Il savait que les autres n’avaient pas encore l’intention de le faire mourir. Il faudrait qu’il parle avant. Du moins ils emploieraient tous les moyens qu’ils connaissaient pour le faire parler, et Dieu sait s’ils en connaissaient !
  
  Il entendit soudain des pas qui se rapprochaient et le bruit de la porte violemment poussée. Il ferma les yeux, ébloui par le jaillissement brusque de la lumière ; puis il remua pour faire voir qu’il était revenu à lui.
  
  Il ouvrit péniblement un œil et parvint à identifier l’homme qui se tenait sur un genou, à un mètre de lui, et le regardait ; c’était le valet. Alors, il articula laborieusement :
  
  — Je voudrais voir Herr Wolf…
  
  Une lueur de triomphe traversa le regard de l’homme.
  
  — Tu t’es tout de même décidé à parler ! Imbécile, va !
  
  Comme s’il n’avait pas entendu, Hubert répéta avec obstination :
  
  — Je voudrais voir Herr Wolf…
  
  L’autre se redressa et se dirigea vers la porte :
  
  — Ça va, ça va, j’ai compris…
  
  Il avait laissé la lumière allumée et Hubert pouvait maintenir ses yeux ouverts. Il respirait difficilement par la bouche, ses narines étant obstruées par des caillots de sang. Une lueur indéfinissable brillait au fond de ses yeux noirs et dilatés et un semblant de sourire retroussa un instant ses lèvres déformées et salies. Il essaya à nouveau de se retourner sur le dos et y parvint sans trop de mal ; sa puissante poitrine se soulevait avec force et l’air passait en sifflant dans sa gorge aux muscles contractés et douloureux…
  
  Des pas dans le couloir… la haute silhouette de Herr Wolf s’encadra dans la porte restée ouverte.
  
  — Alors, jeune homme, nous avons réfléchi ?
  
  Hubert baissa un peu ses paupières pour dissimuler au regard aigu de Herr Wolf la petite lueur qu’il sentait briller dans ses yeux.
  
  Il répondit d’une voix entrecoupée et légèrement rauque :
  
  — Je voudrais pouvoir discuter posément avec vous, seulement cinq minutes… Après, vous ferez ce que vous voudrez…
  
  Herr Wolf parut hésiter un instant, puis commanda au valet qui l’avait suivi :
  
  — Apporte des chaises.
  
  L’homme s’éloigna et revint peu de temps après, portant deux sièges. Sur un signe de Herr Wolf, il aida à lever Hubert et à l’asseoir. Celui-ci dut faire de violents efforts pour se maintenir dans cette position. Tout tournait autour de lui et il éprouvait à nouveau une incoercible envie de vomir. Herr Wolf sortit de la pièce pendant que le valet reprenait Hubert par les épaules pour le soutenir. Hubert se pencha et vomit, en longs hoquets douloureux. Ses tempes étaient serrées dans un implacable étau et il lui semblait que son crâne allait éclater d’un moment à l’autre…
  
  Herr Wolf réapparut tenant une bouteille et un verre déjà plein qu’il tendit à Hubert. Celui-ci le saisit et le porta en tremblant à ses lèvres. Il lui sembla avaler une coulée de lave en fusion, il se mit à tousser. Puis une chaleur bienfaisante envahit peu à peu son corps en entier et il se sentit beaucoup mieux. Alors, il regarda Herr Wolf qui s’était assis devant lui et demanda :
  
  — Vous êtes d’accord pour ce que je vous ai demandé ?
  
  Herr Wolf inclina la tête d’un geste impatient. Hubert insista :
  
  — Si cela vous est possible, répondrez-vous à mes questions, même si, de votre point de vue, elles vous paraissent idiotes ou prouver une mauvaise foi de ma part ? Même si vous pensez que je me moque de vous ?
  
  D’un mouvement agacé, comme s’il acquiesçait au jeu stupide d’un gamin insupportable, Herr Wolf inclina sèchement la tête.
  
  — Je vous écoute, mais que ce ne soit pas trop long…
  
  Hubert parut réfléchir un moment et demanda :
  
  — Qu’est-ce qui vous fait penser que je ne suis pas Miguel de Piñerua ?
  
  Un mince sourire retroussa la lèvre cruelle de Wolf.
  
  — Un attaché de l’ambassade de votre pays à Berne connaît le vrai Miguel de Piñerua et nous nous sommes arrangés pour qu’il vous voie. Il a été formel ; vous n’êtes pas Miguel de Piñerua ; aucune erreur possible…
  
  Hubert leva un sourcil et objecta :
  
  — Mais qui vous prouve que ce garçon dit la vérité ? Peut-être a-t-il des raisons de vous mentir ?
  
  Herr Wolf considéra Hubert avec un air de profond mépris et ajouta :
  
  — Ce garçon, comme vous dites, ne peut avoir aucune raison de nous mentir. Il a, au contraire, d’excellentes raisons de nous dire la vérité.
  
  Hubert eut un geste d’impuissance.
  
  — Si vous en êtes convaincu, dit-il, cela n’est pas fait pour arranger les choses. Mais vous avez en votre possession des preuves de mon identité : mon passeport…
  
  Herr Wolf eut un ricanement semblable au grincement d’une poulie rouillée :
  
  — Parlons-en ! Si la photo vous représente bien, les empreintes digitales qui y sont apposées ne sont certainement pas les vôtres. Nous avons fait la comparaison ; pas de confusion possible !
  
  Hubert sentit quelque chose se serrer dans sa gorge. Son cerveau fonctionnait aussi vite qu’il le pouvait. Comment se faisait-il que cette chose importante ait été négligée par celui qui avait établi ce passeport ? A moins que… Une lueur se fit brutalement dans son esprit. Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Ce simple détail qui l’accablait maintenant n’allait-il pas lui être d’un secours précieux dans un instant ?
  
  — Alors ?
  
  C’était la voix de Herr Wolf, cinglante comme un arrêt de mort. Hubert semblait effondré ; il parut prendre une brusque détermination et demanda :
  
  — Puis-je savoir qui vous êtes ?
  
  Herr Wolf eut un brusque sursaut et sonda Hubert d’un regard aigu. L’air profondément sincère de celui-ci dut le satisfaire et il reprit :
  
  — Je dois vous avouer que vous m’étonnez un peu. Vous arrivez ici, vraisemblablement en connaissance de cause ; vous me saluez aussitôt par mon nom et vous me demandez maintenant qui je suis !
  
  Hubert précisa :
  
  — Je veux dire par là… dans quoi travaillez-vous ? Quel est votre spécialité ? et aussi : travaillez-vous pour votre compte ou pour une organisation quelconque ?
  
  Herr Wolf se mit soudain à rire et Hubert se figura entendre hennir un cheval enrhumé ; enfin il se calma et répondit :
  
  — Je ne sais pas encore si vous me jouez la comédie ou si vous êtes sincère ; mais, de toute façon, comme vous n’avez aucune chance de sortir vivant d’ici, je puis bien vous le dire…
  
  Il se redressa et son visage devint de pierre :
  
  — Herr Major Herman Heusberger, chef des Services de l’Abwehr en Suisse.
  
  Le valet, qui se tenait près de la porte, avait claqué des talons et restait figé dans un impeccable garde-à-vous. Le Herr Major lui glissa un regard furieux et hurla :
  
  — Repos ! Imbécile !
  
  L’imbécile revint à la vie et l’espion allemand demanda à Hubert d’un ton qu’il essayait de rendre suave :
  
  — Avez-vous d’autres questions à me poser ?
  
  Hubert paraissait atterré. Il reprit en bredouillant presque :
  
  — L’Abwehr… Bon Dieu ! Dans quel pétrin je me suis fourré !
  
  Le Herr Major se redressa à demi et fit pivoter sa chaise de façon à pouvoir la chevaucher et poser ses avant-bras sur le dossier. Il reprit du ton cassant qui lui était habituel :
  
  — Me direz-vous maintenant, à votre tour, qui vous êtes ? Ou devrons-nous recommencer à vous traiter comme nous l’avons fait ce matin ?
  
  Hubert paraissait de plus en plus désespéré. Il ouvrit la bouche comme s’il allait parler, puis se ravisa et, finalement, marmonna :
  
  — Bon Dieu ! Quelle histoire !
  
  Le Herr Major commençait visiblement à s’impatienter. Il se dressa, repoussant sa chaise d’un coup de pied rageur et gifla brusquement Hubert qui perdit l’équilibre et s’écroula sur le sol. L’énorme soulier de l’Allemand se leva, mais Hubert s’écria :
  
  — Arrêtez ! Arrêtez ! Je vais tout vous dire…
  
  Lentement, le pied prêt à frapper se reposa sur le sol.
  
  — …je ne suis pas Miguel de Piñerua…
  
  Hubert souffla un peu après ce pénible aveu et l’Allemand impatienté rétorqua :
  
  — Ça je le sais ! Ce que je veux vous entendre dire, c’est QUI vous êtes…
  
  Hubert parut hésiter encore puis se décida enfin :
  
  — Mon nom est Pedro Largone…
  
  — Et alors ?
  
  Avec une répugnance visible, Hubert poursuivit :
  
  — J’ai combattu pendant la guerre d’Espagne dans les rangs franquistes. J’ai été condamné pour détournement de fonds appartenant à l’armée ; dix ans de forteresse. Je me suis évadé pendant mon transfert et je suis passé en France. Là, j’étais isolé, tous les républicains espagnols réfugiés dans ce pays me vomissant. J’ai vécu dans la clandestinité pendant un certain temps. Je me procurais de l’argent en volant, ou en me livrant à des escroqueries…
  
  — Ensuite !
  
  Le Herr Major écoutait avec attention mais restait impassible, Hubert continua :
  
  — Ensuite… Hé bien, je me suis fait prendre à plusieurs reprises et ai été condamné ; à Bordeaux, deux fois : six mois avec sursis et un an ferme pour abus de confiance ; à Toulouse : deux ans pour vol et six mois pour infraction à un arrêté d’expulsion ; enfin, la dernière fois, à Montauban, un an pour vol… je me suis évadé voici trois semaines de la maison centrale de Montauban. Une semaine après, à Guéret, je me suis introduit dans une maison la nuit pour voler ; j’avais besoin d’argent. J’ai été surpris par une vieille femme qui s’est mise à hurler ; j’ai été obligée de frapper pour la faire taire… mais j’avais un peu appuyé et elle en est morte. Dans mon affolement, je suis parti en oubliant mon chapeau sur les lieux et la police française m’a identifié ; j’étais donc recherché pour meurtre et je savais que jamais on ne voudrait croire que je n’avais pas voulu tuer et que ce n’avait été qu’un accident… Je me suis terré dans la région pendant une dizaine de jours. Puis, par une nuit sombre, je suis monté dans un train en marche entre Guéret et Gannat, dans une rampe où tous les convois sont obligés de ralentir considérablement…
  
  Hubert souffla et demanda :
  
  — Voulez-vous me donner quelque chose à boire ?
  
  Le Herr Major Herman Heusberger fit un signe au valet qui remplit le verre et le tendit à Hubert ; celui-ci avala d’un trait le liquide brûlant et il sentit à nouveau la bienfaisante chaleur pénétrer tout son corps endolori. Il rendit le verre, se passa une main tremblante sur les lèvres, et sursauta : le Herr Major lui tendait une cigarette ; il la prit et le valet vint la lui allumer ; il tira une bouffée et reprit :
  
  — J’étais monté sans le savoir dans une voiture de couchettes. Je me trouvais encore dans le couloir lorsque j’ai aperçu l’uniforme d’un contrôleur. Je suis entré dans le premier compartiment venu et ai refermé la porte. Je me trouvais dans l’obscurité et une voix d’homme a demandé : « Qui est là ? ». Je me suis bien gardé de répondre, je pensais que le type croirait avoir rêvé et se rendormirait bien sagement… mais il a éclairé le compartiment et a voulu appeler lorsqu’il m’a aperçu. Je lui ai allongé un coup de poing, mais ça ne suffisait pas ; j’ai été obligé de le prendre à la gorge et de serrer pour l’empêcher de hurler. Le contrôleur est venu frapper à la porte et a demandé s’il se passait quelque chose ; alors je me suis forcé à rire et lui ai répondu de ne pas se déranger, que je venais d’avoir un cauchemar. Pendant ce temps-là, le type devenait violet et était en train de passer ; mais je n’osais pas lâcher, de peur qu’il ne recommence à crier. Quand le contrôleur s’est enfin éloigné, le type était mort. La sueur me coulait sur tout le corps et j’ai été obligé de m’asseoir sur la couchette parce que mes jambes se dérobaient sous moi. Enfin, j’ai cessé de trembler et je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose. Je me suis décidé à jeter le cadavre par la fenêtre. Je l’ai déshabillé, lui ai enlevé ses bagues et une chaîne d’or avec une médaille qu’il portait autour du cou. Puis, j’ai ouvert la fenêtre, et je l’ai basculé. Le train roulait vite à ce moment-là et traversait une forêt épaisse comme il y en a beaucoup dans cette région. Ensuite, je me suis dévêtu à mon tour et ai fait un paquet de mes habits ne conservant que mon argent. Quand j’ai ouvert la fenêtre à nouveau, le train s’engageait sur un pont, au-dessus d’une rivière étroite ; j’ai balancé le paquet dans l’eau… J’étais décidé à prendre la personnalité de ma victime, ce qui pouvait me permettre de me tirer d’affaires pendant un certain temps. J’avais tout de suite remarqué que le type était à peu près de ma corpulence et il m’a suffi d’essayer un de ses vêtements pour constater qu’ils m’allaient aussi bien que s’ils avaient été faits à mes mesures. J’ai passé le reste de la nuit à fouiller dans les bagages. J’ai appris que j’allais m’appeler maintenant Miguel de Piñerua, que je venais de Buenos-Aires et que je me rendais en Suisse pour y traiter des affaires. Ça me convenait parfaitement. Il y avait beaucoup d’argent dans le portefeuille et des lettres de crédit valables sur des banques suisses. Somme toute, j’avais fait une bonne affaire…
  
  Hubert s’arrêta et fit un signe au valet qui lui servit un nouveau verre d’alcool. Il but en dissimulant soigneusement la satisfaction qu’il ressentait : il savait, en effet, dès cet instant, que la partie était gagnée pour lui… Il tira sur sa cigarette avec une délectation visible ; puis il poursuivit :
  
  — Je suis descendu du train à Lyon ; au petit matin, sans aucune difficulté. Il n’y avait pas de départ pour Genève avant l’après-midi. J’en ai profité pour me faire photographier dans un « photo-maton » et j’ai remplacé le portrait du vrai Piñerua par le mien. J’avais déjà réalisé pas mal de faux dans ma vie et ça n’a pas été difficile pour moi de reproduire la partie du cachet couvrant la photo. Je ne pouvais évidemment changer les empreintes, mais je ne me tracassais pas pour ça ; je pensais qu’il faudrait que l’attention soit sérieusement attirée sur moi pour qu’on en arrive là ; et j’étais bien décidé à passer inaperçu. Le franchissement de la frontière suisse s’est effectué sans encombre, et vous connaissez la suite…
  
  Hubert parut soudain s’affaisser et murmura d’un ton extrêmement las :
  
  — Maintenant, faites de moi ce que vous voudrez…
  
  Impassible, mais le regard pensif, le Herr Major Heusberger resta un long moment silencieux. Enfin, il enfonça un doigt méticuleux dans une de ses narines, observa avec beaucoup d’attention ce qu’il en avait retiré et demanda d’un air détaché :
  
  — C’est tout ce que vous avez à me dire ? Depuis votre arrivée en Suisse, par exemple… pas d’autres… aventures ?
  
  Hubert jeta un regard de bête traquée vers le Herr Major qui se curait toujours le nez et reprit d’une voix étranglée :
  
  — Mon Dieu !… au point où j’en suis… Hier soir, en rentrant à l’hôtel, je me suis aperçu que mes bagages avaient été visités et on m’a transmis votre message. J’ai été effrayé et me suis demandé ce que cela signifiait. Je me croyais bien tranquille et : boum ! les ennuis recommençaient. Lorsque j’ai voulu sortir, je suis descendu par l’escalier de service ; mais je me suis aperçu immédiatement que j’étais filé. J’étais de plus en plus inquiet. Je suis entré au « Chikito » pour prendre un apéritif. Quand je suis ressorti, l’homme qui me filait m’a emboîté de nouveau le pas. Alors, j’ai eu vraiment peur et je me suis décidé à contrer pour voir d’où venait la menace. J’ai entraîné l’homme dans les faubourgs et, dans un endroit propice, je l’ai attendu et je me suis débarrassé de lui. J’ai pris tout ce qu’il avait dans ses poches… Je suis revenu en ville et suis entré dans un bistrot ; j’ai été aux toilettes pour examiner les papiers que j’avais trouvés sur le type. Ça ne m’a rien appris ; j’ai tout jeté dans la cuvette et tiré la chasse d’eau.
  
  D’un ton indifférent, le Herr Major demanda :
  
  — A quel nom les papiers ?
  
  Hubert parut faire un effort de mémoire et répondit :
  
  — Adolf… Hétinger… ou Hotinger… Enfin, quelque chose comme ça…
  
  Le Herr Major Herman Heusberger se leva et repoussa posément sa chaise de côté. Il restait impassible, paraissant réfléchir intensément. Il demanda encore :
  
  — Pourquoi avez-vous suivi la jeune femme qui vous a conduit ici puisque vous prétendez avoir su, avant de partir, qu’elle vous emmenait vers un guet-apens ?
  
  — C’est, simple, dit-il ; j’avais réfléchi au cours de la nuit, que j’ai passée dehors parce que j’avais peur de rentrer à l’hôtel, et j’ai pensé que ce ne devait pas être la police qui s’intéressait à Miguel de Piñerua mais certainement une personne privée avec laquelle il devait être en affaire ; et votre message m’a confirmé dans cette idée. Je me suis dit qu’il valait mieux prendre le taureau par les cornes et y aller carrément plutôt que de continuer à trembler avec une menace inconnue suspendue au-dessus de ma tête… Jamais je n’aurais soupçonné la vérité…
  
  — C’est bon.
  
  Le Herr Major se retourna vers le valet et ordonna :
  
  — Heinrich, conduis cet imbécile dans la chambre bleue. Il ne devra pas en sortir avant que je n’aie donné de nouvelles instructions.
  
  Et, sans ajouter un mot, le Herr Major Herman Heusberger quitta la pièce de sa démarche saccadée…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  PAS TANT QUE MOI, CHERIE !
  
  
  Hubert entra et le valet referma la porte derrière lui. Le Herr Major Herman Heusberger se tenait assis, rigide, derrière le bureau Empire ; il fit un geste de la main pour désigner un fauteuil et dit de sa voix habituée au commandement :
  
  — Asseyez-vous, Pedro Largone !
  
  Hubert réprima un imperceptible frémissement qui parcourut sa peau des pieds à la racine des cheveux et adressa aussitôt un muet remerciement à la Providence. Allons, il allait encore s’en tirer cette fois-ci. Il connaissait trop bien les méthodes employées par tous les services secrets du monde pour ne pas imaginer facilement ce qui allait suivre. Déjà, le Herr Major se penchait par-dessus le bureau et lui tendait une liasse de feuillets dactylographiés :
  
  — Lisez !
  
  C’était la confession de Pedro Largone, telle que Hubert l’avait faite la veille, ou peu s’en fallait.
  
  Pour faire sérieux, Hubert prit la peine de lire consciencieusement le document. Il en était environ à la moitié lorsqu’il sursauta et protesta :
  
  — Je m’excuse, Herr Major, mais je n’ai jamais dit avoir violé la vieille dame de Guéret !
  
  Très froid, l’Allemand répliqua :
  
  — Ce doit être un oubli de votre part. Le médecin qui a pratiqué l’autopsie a été formel ; cette femme a été violée après avoir été assommée. Cela n’a d’ailleurs aucune importance…
  
  Hubert n’insista pas et se tassa un peu sur lui-même pour poursuivre le long récit de « ses » forfaits. Enfin, il replaça les feuillets sur le bureau sans dire un mot. Le Herr Major toussa et prit la parole :
  
  — Vous avez de la chance, Pedro Largone, que l’Abwehr soit le Service secret le mieux organisé au monde et qu’il nous ait été d’une facilité enfantine de vérifier vos déclarations… Voici ce que je vous propose : vous allez travailler pour moi et je ne vous dénoncerai pas. Mais, auparavant, pour me prémunir contre une éventuelle défaillance de votre part, je vous demanderai de signer cette confession. Êtes-vous d’accord ?
  
  Le pseudo Pedro Largone ne paraissait pas soulevé par un enthousiasme délirant et il hésita avant de répondre :
  
  — Je crois qu’il m’est difficile de faire autrement, alors…
  
  — Alors, vous acceptez ?
  
  — Oui, j’accepte…
  
  L’officier allemand tendit un stylo à Hubert et celui-ci apposa un large paraphe au bas de la dernière feuille.
  
  — Voulez-vous mettre vos initiales sur chaque page, s’il vous plaît ?
  
  Hubert s’exécuta et orna tous les feuillets des initiales : « P.L. » tracées d’une écriture large et visiblement prétentieuse. Quand ce fut terminé, le Herr Major reprit le document et l’enferma dans un tiroir de son bureau.
  
  — Maintenant, dit-il, écoutez-moi bien… Vous allez retourner à Berne et reprendre la personnalité de Miguel de Piñerua, qui semble vous convenir à merveille ; et je vais vous confier, dès aujourd’hui, une première mission…
  
  Il prit un temps, observant Hubert comme s’il le soupesait.
  
  — Nous nous intéressons depuis quelque temps à une jeune femme de la société bernoise, qui semble se livrer à une activité suspecte. Voici encore quelques mois, elle occupait une situation importante chez un gros industriel de la ville, dont les sympathies nous sont acquises et qui entretenait justement des rapports d’affaires avec la firme de Miguel de Piñerua en Argentine. Cet industriel est mort et ses successeurs ont remercié la jeune femme pour des raisons que nous ignorons. Votre travail va être d’entrer en relation avec cette femme et vous aurez un prétexte facile dans les échanges commerciaux dont je vous ai parlé… Cette jeune femme s’appelle Nadia Baranaya et habite dans la Bundesgasse ; je vous préciserai le numéro tout à l’heure.
  
  Hubert avait frémi, une fois de plus, mais il était cependant resté impassible. Il questionna d’une voix hésitante :
  
  — Quels renseignements devrais-je obtenir ?
  
  Le Herr Major eut un sourire sarcastique :
  
  — Ne soyez pas trop pressé, Pedro. Lorsque vous aurez établi le contact, vous me préviendrez et je vous dirai alors ce que vous aurez à faire…
  
  
  *
  
  * *
  
  La Fiat roulait à vive allure sur la route. Le temps était toujours sombre et le froid assez vif. Rita, qui n’avait pas dit un mot depuis le départ, se tourna brusquement vers son compagnon et demanda :
  
  — Miguel, est-ce que vous m’en voulez ?
  
  Hubert poussa un profond soupir très « cœur brisé à jamais », et répondit sans la regarder :
  
  — Je n’ai pas à vous en vouloir, Rita ; vous n’avez fait que votre devoir…
  
  Elle resta un moment silencieuse et reprit, avec des trémolos dans la voix :
  
  — Miguel…, je vois bien que vous m’en voulez.
  
  Hubert lui jeta un rapide regard et répondit sans conviction :
  
  — Mais non, mais non…
  
  Elle lui saisit la main et demanda brusquement en se serrant contre lui !
  
  — Miguel, répondez-moi, m’aimez-vous encore ?
  
  Hubert faillit s’étrangler, réellement stupéfait par cette question. Il se souvint soudain avoir fait de grandes déclarations à la jeune femme et se tourna enfin vers elle, plongeant son regard brûlant dans les grands yeux trop pâles :
  
  — Croyez-vous, Rita, qu’un amour comme le mien puisse périr aussi vite ?
  
  Elle se détendit et devint soudain tout miel, se blottissant dans le creux de son épaule :
  
  — Miguel, mon chéri !
  
  Il pensa qu’il serait de bon ton de l’embrasser et prit ses lèvres avec une feinte passion…
  
  Elle restait pressée dans ses bras et ce fut elle qui parla la première de la mission confiée au pseudo Pedro Largone.
  
  — Le patron m’a dit t’avoir chargé de t’occuper de cette femme : Nadia Baranaya. Si vraiment elle travaille pour ceux d’en face, elle doit être très forte, je n’ai jamais rien pu découvrir de précis sur elle, si ce n’est qu’elle s’est beaucoup agitée après l’affaire Lobster…
  
  L’esprit aussitôt en alerte, Hubert reprit en écho :
  
  — L’affaire Lobster ?…
  
  Il sentit qu’elle se raidissait dans ses bras et elle répondit :
  
  — Je ne devrais pas te parler de ça ; le patron ne serait pas content s’il savait.
  
  Avec assurance, Hubert rétorqua :
  
  — Mais il m’en a parlé ; enfin, vaguement…
  
  Elle le regarda par en-dessous et parut rassurée :
  
  — Ah ! fit-elle, alors ça n’a pas d’importance…
  
  — Tu disais qu’elle s’était beaucoup agitée après cette affaire ?
  
  — Oui, mais je ne crois pas qu’elle ait eu plus de chance que nous et qu’elle ait réussi à y comprendre quelque chose…
  
  L’esprit tendu, Hubert demanda d’un ton négligent :
  
  — Tu crois que le Herr Major n’y a vraiment rien compris ? Je suis persuadé qu’il en sait plus qu’il n’en veut bien dire…
  
  Elle eut un petit rire.
  
  — Il n’aime pas se sentir ridicule, mais je suis certaine que cette histoire est encore un mystère pour lui. Il était furieux. Tu penses, Berlin venait justement de lui signaler l’activité de Lobster en Suisse en lui passant un sérieux savon parce qu’il n’en avait jamais parlé dans ses rapports et, au moment où il allait passer à l’action et liquider le type, boum ! on le lui souffle sous le nez. Tu avoueras que ce n’est pas de chance ! Là-dessus, le patron y va au culot et fait un rapport à Berlin en expliquant que c’est à la suite de son action personnelle que Lobster et Szabo – c’était la première fois qu’il voyait le nom de celui-ci en lisant le journal – avaient été liquidés. Ah ! mon pauvre ami ! Berlin a répondu en demandant si le Herr Major se payait leur tête parce qu’ils savaient bien, eux, qu’il n’était pour rien dans cette histoire. Et le patron tremble d’être rappelé maintenant et voudrait bien réussir un beau coup pour faire remonter ses actions. En un mot, tous ses espoirs reposent actuellement sur toi !
  
  Sans sourire, Hubert répliqua :
  
  — Eh bien, qu’est-ce que tu veux ! Ils auraient pu être plus mal placés !
  
  Elle se serra à nouveau contre lui et murmura :
  
  — J’en suis certaine, Miguel.
  
  — Pas tant que moi, chérie, pensa Hubert pour lui-même.
  
  De retour au Bellevue-Palace, Hubert avait réussi à se débarrasser momentanément de Rita qui ne voulait plus le quitter, et se trouvait seul dans son appartement dont il avait fermé les portes de l’intérieur en poussant les verrous. Puis, ayant allumé une cigarette, il s’était mis à réfléchir après avoir étendu sur le lit son corps endolori. L’histoire qu’il avait racontée au Herr Major Herman Heusberger lui avait été apprise par M. Smith, quelques heures seulement avant son départ de Londres et devait lui servir de ligne de repli définitive au cas où il tomberait entre les mains de l’ennemi et où celui-ci arriverait à démolir sa première couverture. Ce n’était pas la première fois que Hubert employait un tel système et cela avait toujours réussi. Il savait que les aventures « avouées » à l’officier allemand avaient été en partie vécues par le vrai Pedro Largone et que cet alibi serait facile à vérifier, au moins jusqu’au meurtre de la vieille dame de Guéret. Après, hé bien, il n’y avait rien d’étonnant à ce que le corps du vrai Miguel de Piñerua n’ait pas été encore découvert dans les forêts épaisses qui s’étendaient à l’endroit indiqué et où régnait le maquis des patriotes français. Tout s’était ensuite déroulé d’une façon normale et prévisible. Le Herr Major, après avoir obtenu confirmation de certains des faits relatés par Hubert, ne pouvait pas agir autrement qu’il l’avait fait. Une chose, cependant, tracassait encore Hubert. Une des premières questions que l’Allemand lui avait posées avait été pour lui demander s’il avait « les documents ». De quels documents s’agissait-il ? Le Herr Major n’avait-il posé cette question que pour dérouter son interlocuteur, ou bien correspondait-elle à une réalité ? Ce qui était vraisemblable… Car, pourquoi Miguel de Piñerua, qui était un informateur de l’Abwehr dans son pays, avait-il un rendez-vous avec le chef de ce même service en Suisse, si ce n’était pour lui apporter d’importants documents ? Mais alors, pourquoi le Herr Major Herman Heusberger n’avait-il pas reparlé de ces documents à Hubert lorsqu’il lui avait imposé de travailler pour lui ? Il n’y avait à cela qu’une seule explication possible…
  
  Hubert se leva et alla chercher dans un placard la serviette de cuir qui contenait les papiers d’affaires du señor Miguel de Piñerua. Après un examen attentif, il lui parut qu’un des dossiers n’était plus là ; lequel ? Il essayait de se souvenir… Voyons, tous ceux qui avaient retenu son attention s’y trouvaient encore ; donc, il ne pouvait s’agir que de pièces à première vue sans importance. Il crut se rappeler, enfin, d’une affaire de ressorts de montres qui lui avait paru bien inconsistante ; le dossier n’y était plus.
  
  Tout s’éclaira alors en son esprit. Quelqu’un était venu chercher ce dossier et, la nuit suivante, le Herr Major, qui ne pensait sans doute plus que Rita parviendrait à attirer le faux Piñerua jusqu’à lui, avait essayé tout simplement de le faire descendre pendant son sommeil… C’était normal !
  
  Hubert ne perdit pas davantage de temps et passa dans la salle de bains ; il était onze heures et demie et il lui tardait de savoir le résultat des missions dont il avait chargé Nadia et John Worth. Il examina son visage dans la glace. Ce n’était pas très beau, évidemment, mais ç’aurait pu être plus vilain, il n’avait aucune dent de cassée, comme il l’avait pensé tout d’abord, et cela lui causa une grande satisfaction. Il changea de vêtement, mit un pardessus confortable et un chapeau à larges bords qui dissimulerait en partie les dommages qu’avait subis son portrait et quitta son appartement. Il alla aussitôt trouver sa chère amie Rita, qui en tenue extra-légère, tenta une fois de plus de l’entraîner sur une de ces pentes faciles et parsemées de fleurs merveilleuses au parfum enivrant, dont l’Évangile prétend qu’elles conduisent tout droit aux enfers. Hubert se souvint à temps de ce solennel avertissement et se retint solidement aux épaules nues de la jeune femme pour ne pas se laisser glisser plus bas. Il parvint, non sans effort, à se tirer de ce piège que lui avait manifestement tendu le diable en personne et se sauva.
  
  
  *
  
  * *
  
  Assise dans sa baignoire, son buste magnifique émergeant seul de l’eau savonneuse, Nadia Baranaya, pensive et le front soucieux, frottait doucement ses longs bras dont la peau était aussi douce et blanche que des pétales de lis.
  
  Nadia était revenue de Londres dans la nuit et l’avion qui l’avait ramenée s’était posé sans encombres sur B. 19 où Frieda attendait au volant de sa voiture. Frieda avait mis Nadia au courant des dernières nouvelles et lui avait appris que Hubert n’avait pas reparu après être parti en compagnie de la nommée Rita Frog. Nadia savait que Hubert possédait les moyens de se sortir d’affaire s’il était tombé entre les mains de l’Abwehr, à moins, évidemment, d’un coup de théâtre imprévisible mais toujours possible. S’il n’était pas de retour dans la soirée, Nadia passerait à l’action ; mais elle ne voulait pas risquer de compromettre une réussite, peut-être difficile à acquérir, en intervenant prématurément. Elle en était là de ses cogitations lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit : trois coups longs, trois brefs… Elle sursauta et une vive rougeur colora son visage ruisselant. Elle se dressa rapidement, sortit de la baignoire, illuminant soudain l’étroite salle de sa radieuse beauté, et enfila un peignoir de bains, en épais tissu éponge. Elle noua ensuite une serviette autour de ses cheveux et se hâta vers la porte. Un bref regard à travers le judas : c’était Hubert.
  
  Elle ouvrit et demanda aussitôt :
  
  — Qu’est-ce qui vous prend de venir à une heure pareille, en plein jour et sans la moindre précaution ?
  
  Il entra et la regarda avec une soudaine expression de tendre plaisir qui la désarma et lui fit monter une nouvelle bouffée de chaleur au visage :
  
  — Bonjour, Nadia ; avez-vous fait un bon voyage ?
  
  Elle lui sourit et répondit avec une pointe de malice dans la voix :
  
  — Très bon, je vous remercie, Hubert ; ma place était retenue et j’ai pu voyager assise.
  
  Puis, elle prit conscience de l’inconvenance de sa tenue et dit :
  
  — Vous allez m’excuser, Hubert ; quand j’ai reconnu votre coup de sonnette, je suis vite sortie de mon bain pour ne pas vous faire attendre. Je suis confuse de me montrer à vous dans un tel appareil. Voulez-vous passer au salon ? Je suis à vous tout de suite…
  
  Hubert accentua son sourire et répliqua vivement :
  
  — Vraiment, Nadia ? Il y a si longtemps que j’attends cet instant !
  
  — Idiot !
  
  Elle disparaissait déjà au bout du couloir et il se défit tranquillement de son manteau et de son chapeau, puis passa au salon. Il n’y avait pas de feu dans la cheminée et il en fut déçu. Il tira une cigarette de sa poche, l’alluma et s’enfonça dans un fauteuil après s’être emparé d’un journal qui traînait sur une table.
  
  Il en était aux petits annonces lorsque Nadia reparut. Elle avait revêtu une longue robe d’intérieur, vaporeuse et fort suggestive, et Hubert fut une fois de plus ébloui en la contemplant. Il prit la parole le premier :
  
  — Vous m’avez demandé, il y a un instant, pourquoi je venais vous voir en plein jour sans plus de précautions. Je vous réponds simplement : parce que ce n’est plus nécessaire. Vous ignoriez peut-être, ma chère Nadia, que je n’étais pas le vrai Miguel de Piñerua… Je suis en réalité – du moins certains le croient – Pedro Largone, escroc et criminel recherché par les polices de plusieurs États ; et, depuis ce matin, je suis entré au service du Herr Major Hermann Heusberger, qui m’a demandé poliment de lui assurer ma collaboration après m’avoir fait signer le long récit de mes crimes et méfaits…
  
  Elle riait en le regardant et demanda :
  
  — Avez-vous tenu le coup longtemps avant d’avouer tout ça ?
  
  Il eut une grimace et dit :
  
  — Suffisamment pour être vraiment très mal en point aujourd’hui. J’aurais bien besoin d’un massage…, effectué par de douces mains de femme comme les vôtres, par exemple… Mais, soyons sérieux. Savez-vous de quelle mission m’a chargé le Herr Major, pour commencer ?
  
  Il vit soudain, à une brève lueur qui avait traversé son regard, que la jeune femme avait déjà compris.
  
  — J’ai été chargé d’entrer en relation avec une certaine Nadia Baranaya, que l’Abwehr soupçonne de se livrer à l’espionnage pour le compte des alliés. Votre ancien patron était, paraît-il, en rapport d’affaires avec la firme de Miguel de Piñerua en Argentine et je devais prendre cela comme prétexte pour venir vous voir…
  
  — Et après ?
  
  — Je ne sais pas. Je devais demander de nouvelles instructions.
  
  Elle paraissait réfléchir :
  
  — Qu’allez-vous faire maintenant ?
  
  Il haussa les épaules.
  
  — Je ne sais pas encore. D’après les premiers renseignements que j’ai obtenus, le Herr Major Heusberger ne serait pas à l’origine de l’affaire Lobster et ignorerait même d’où serait parti le coup. Par contre, l’Amiral Canaris(3), lui, semble très bien le savoir…
  
  — Quelles conclusions en tirez-vous ?
  
  Aucune pour l’instant…
  
  Elle eut un sourire étrange et reprit :
  
  — Vous ne me demandez pas le résultat de ma mission ?
  
  — J’attendais que vous me le donniez… John Worth est rentré ?
  
  Elle poussa un profond soupir et répondit en le regardant en coin :
  
  — Oui. Il m’a fait parvenir ce matin un pli qui vous était adressé par M. Smith… Je vais vous chercher cela…
  
  Elle disparut un instant et revint avec deux feuilles de papier dactylographiées qu’elle lui remit :
  
  — J’ai arrangé ça en clair en vous attendant, puisque vous m’aviez laissé votre code…
  
  Hubert ne répondit pas. Il lisait déjà les documents avec une attention aiguë. Nadia le regardait, son étrange sourire au coin de ses jolies lèvres…
  
  Elle sursauta brusquement. La sonnette de la porte d’entrée faisait entendre son timbre grêle. Un long, trois courts, un long… Elle murmura en quittant la pièce : « C’est Frieda… »
  
  Hubert avait terminé sa lecture. Il fit entendre un long sifflement entre ses dents serrées et glissa les documents dans sa poche. Nadia revenait accompagnée d’une personne qu’elle laissa pénétrer dans la pièce devant elle. Ce n’était pas Frieda.
  
  Hubert l’avait reconnue immédiatement ; c’était la vieille servante qu’il avait rencontrée dans le hall en quittant Frieda, la veille au matin. La femme paraissait atterrée. Nadia lui dit de parler devant Hubert et elle lâcha aussitôt un flot de paroles, fort embrouillées, mais d’où Hubert et Nadia purent tout de même tirer que des hommes inconnus étaient venus, il n’y avait pas une heure, chez Frieda et avaient obligé la jeune femme à les suivre sous la menace de leurs armes. La chose s’était déroulée très vite et les agresseurs n’avaient même pas remarqué la vieille servante qui s’était réfugiée sous l’escalier, complètement affolée. En sortant pour venir mettre Nadia au courant, la vieille femme avait trouvé les cadavres des deux chiens qui gisaient à l’entrée de l’allée, près de la grille d’entrée. Elle ne savait pas de quoi ils étaient morts.
  
  Nadia avait affreusement pâli en écoutant ce récit ; Hubert était resté impassible, mais les muscles de ses mâchoires étaient durement contractés et ses yeux étincelaient de fureur contenue. Il fit asseoir la femme et demanda :
  
  — Combien étaient-ils ?
  
  La vieille servante essuya les larmes qui coulaient ses ses joues flétries et répondit :
  
  — Trois, monsieur ; ils étaient trois.
  
  — Comment étaient-ils vêtus ?
  
  Elle parut essayer de se souvenir et dit avec hésitation :
  
  — Je ne sais pas… Ils avaient tous des vêtements sombres ; c’est tout ce que je puis vous dire…
  
  Hubert ne put rien tirer d’autre de la vieille femme complètement terrorisée. Nadia l’emmena dans la cuisine et revint trouver Hubert :
  
  — Qu’allez-vous faire ?
  
  Hubert paraissait résolu :
  
  — Je retourne chez le Herr Major ; c’est lui qui a dû faire enlever Frieda. Je la retrouverai sans doute là-bas…
  
  — Et… pour le reste ?
  
  — Le reste peut attendre. Faites dire à John Worth de prévenir Bob Tomcat que j’entrerai probablement en contact avec lui ce soir-même.
  
  — Bien ; pensez-vous qu’il soit prudent de retourner seul là-bas ?
  
  Hubert haussa les épaules :
  
  — Pensez-vous qu’il puisse être question de prudence maintenant ?
  
  Il resta un instant silencieux et demanda :
  
  — Voulez-vous me prêter à nouveau ce charmant pistolet que vous m’avez déjà confié une fois ?
  
  
  *
  
  * *
  
  Dans le ronflement suraigu de son moteur poussé au maximum, la Fiat dévorait à toute vitesse le long ruban noir de la route. Carré dans son coin, Hubert restait silencieux. Une petite valise noire était posée à côté de lui sur le coussin. Il se pencha en avant, ouvrit la glace qui le séparait du chauffeur et gronda :
  
  — Plus vite, mon vieux ; plus vite, vous vous endormez !
  
  L’homme haussa les épaules d’un geste excédé et ne répondit pas ; il ne pouvait pas faire mieux sur une route pareille.
  
  Hubert reprit sa position première en poussant un soupir d’impatience ; s’il avait su, il aurait pris lui-même le volant.
  
  Ils arrivèrent enfin et Hubert prit la valise noire avant de descendre en voltige de la voiture. Il fut en deux bonds dans le hall et se heurta au valet qui lui barra le passage.
  
  — Il faut que je voie le Herr Major immédiatement, dit Hubert. Dites-lui que j’ai fait des découvertes sensationnelles et qu’il sera content de moi !
  
  Le valet haussa les épaules. Ils montèrent au premier étage et Hubert, alias Pedro Largone, alias Miguel de Piñerua, pénétra pour la troisième fois dans le bureau Empire. Il ne s’était pas écoulé dix secondes que le Herr Major entrait à son tour et demandait d’un ton glacial, mais où perçait cependant un secret espoir :
  
  — Alors ? Que se passe-t-il donc qui vous autorise à tout bouleverser de cette façon ?
  
  Sans mot dire, Hubert posa la valise qu’il tenait à la main sur le bureau et l’ouvrit. Le Herr Major eut un haut-le-corps et demanda :
  
  — Un poste émetteur ?
  
  Hubert avait un air très satisfait ; il reprit avec une certaine emphase :
  
  — Et ce n’est pas tout ! Mais je vais vous expliquer…
  
  Il s’appuya familièrement des deux mains sur le meuble et commença :
  
  — Je n’ai pas voulu perdre de temps ce matin en arrivant à Berne et, après m’être changé, je me suis rendu aussitôt chez cette Nadia Baranaya ; une fort jolie personne, entre nous. Elle m’a reçu très courtoisement et nous étions en train d’échanger des banalités lorsque quelqu’un a sonné à la porte d’une façon certainement convenue. La femme a eu l’air très ennuyé et, m’a demandé de l’excuser un instant. Je l’ai entendue ensuite soutenir dans le couloir une conversation très animée avec une personne qui devait être une vieille femme, d’après la voix. Il était beaucoup question d’une certaine Frieda. Pendant ce temps, une idée m’est venue ; je me suis rapproché de la fenêtre qui donnait sur la cour et ai tourné l’espagnolette. Je reprenais ma place lorsque la femme est revenue et m’a dit être désolée, mais qu’une de ses amies étant très malade, elle devait partir immédiatement pour se rendre auprès d’elle. Elle avait dû faire entrer la visiteuse dans une autre pièce, car il n’y avait plus personne dans le couloir quand je suis sorti. J’ai fait semblant de m’éloigner et ai été me dissimuler près de l’église de la Trinité. A peine une minute plus tard, les deux femmes sont parties du côté opposé et je suis revenu. Il n’y avait personne dans la rue. Je me suis introduit dans la cour ; sans perdre de temps, j’ai poussé la fenêtre dont j’avais ouvert l’espagnolette de l’intérieur et suis entré…
  
  Hubert souffla un peu. Le Herr Major paraissait vivement intéressé par cette histoire et demanda impatiemment :
  
  — Ensuite ?
  
  Hubert eut un sourire, avala sa salive et reprit :
  
  — Ensuite, je me suis mis à regarder dans tous les coins, prenant bien soin de ne laisser aucune trace de mon passage. Puis, dans le couloir, j’ai vu une porte qui me paraissait ouvrir sur l’escalier conduisant à la cave. C’était bien ça. Je suis descendu. En bas, dissimulé derrière un meuble, il y avait ce poste, plus un autre, un récepteur celui-là, qui était fixé au mur. Et, à côté, sur une petite table éclairée par une lampe de bureau, j’ai trouvé ceci…
  
  Il avait tiré d’une de ses poches, une liasse de documents et les tendait à Heusberger, qui s’en empara en demandant :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  Hubert prit un air suffisant :
  
  — Des messages reçus vraisemblablement de Londres, en réponse à d’autres messages lancés d’ici.
  
  Le Herr Major jeta un bref coup d’œil sur les feuillets et s’exclama :
  
  — Mais ils sont chiffrés ! Et je n’ai pas leur code !
  
  Hubert accentua son sourire :
  
  — La traduction en clair se trouve derrière ; écrite vraisemblablement de la main de cette femme : Nadia Baranaya. Je me suis permis de les lire. Il y est beaucoup question d’une affaire Lobster et de la mort d’un de leurs agents qui devait habiter Zweisimmen.
  
  Le Herr Major eut un geste d’ignorance :
  
  — Zweisimmen ?… répéta-t-il. Connais personne par là !
  
  Hubert reprit :
  
  — Une autre demande des renseignements complémentaires sur un certain « Etienne » qui aurait été assassiné…
  
  L’Allemand eut un sourire cruel :
  
  — Je suis au courant…
  
  Hubert ne releva pas et prit un air mystérieux en cherchant parmi les feuillets. Il en tira un et le tendit à son interlocuteur :
  
  — Mais voilà le plus beau ! Et j’ai pensé que celui-là vous intéresserait tout particulièrement.
  
  Le Herr Major saisit la feuille et commença à lire :
  
  « Réponse votre message O.S.S. 255, concernant Rita Frog. Identité exacte Rita Ferrer, née 23-2-1916, Vienne, Autriche. Inscrite parti Nazi n® 23.178. Compromise début 1939 vol documents intéressant défense Empire au cours séjour Angleterre. Non-lieu rendu par tribunal Londres faute preuves. Depuis dix-huit mois en Suisse au service Abwehr. Information récente source certaine Berlin assure que Rita Frog placée auprès chef service Abwehr Suisse pour surveiller celui-ci. Très ambitieuse – connaît personnellement amiral Canaris. Avons bonnes raisons penser a informé personnellement Canaris bluff son chef local au sujet affaire Lobster précipitant disgrâce déjà acquise… »
  
  Très pâle, le Herr Major Herman Heusberger posa lentement le message sur son bureau et parut soudain se tasser sur lui-même ; puis, il se redressa, plein de morgue à nouveau, et pressa un bouton. Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence de plomb. Puis, la porte s’ouvrit et le valet apparut :
  
  — Heinrich, commanda le Herr Major, partez immédiatement pour Berne avec le chauffeur et la voiture et ramenez-moi Rita Frog. Dites-lui que j’ai besoin de la voir pour lui confier une mission… très in-té-res-san-te !
  
  L’homme claqua des talons et répondit :
  
  — Bien, Herr Major !
  
  Excédé, le Herr Major hurla :
  
  — Foutez-moi le camp ! Imbécile !
  
  Le valet referma promptement la porte. Le Herr Major Herman Heusberger se retourna alors vers Hubert et demanda d’un ton glacial :
  
  — Pourquoi avez-vous amené ce poste émetteur ? Cette femme va s’apercevoir de sa disparition et cela va lui mettre la puce à l’oreille.
  
  Hubert prit un air modeste et répondit :
  
  — Excusez-moi, Herr Major, si j’ai mal fait. Mais les événements se sont précipités de telle façon que j’ai dû prendre des initiatives en l’absence d’instructions de votre part. Je suppose, d’après l’agitation de cette Nadia Baranaya, que les nouvelles apportées par cette vieille femme au sujet de « Frieda » devaient être très importantes et avoir une liaison avec ce qui nous occupe. J’ai pensé que nous pourrions essayer d’en savoir davantage et j’ai pris le poste émetteur pour empêcher cette femme de communiquer avec Londres. Si nous faisons vite, cette affaire peut être réglée très rapidement…
  
  Le Herr Major, paraissant réfléchir profondément, se dirigea lentement vers la fenêtre dont il écarta un rideau pour regarder au dehors. Avec lui, Hubert vit la Fiat qui repartait à toute allure pour Berne, chercher la très charmante Rita Frog.
  
  Hubert pensa qu’il y avait maintenant deux hommes de moins dans la maison, et c’était la seule chose qui l’intéressait pour l’instant. Le Herr Major avait laissé retomber le rideau et s’était retourné vers Hubert. Il parut prendre une décision soudaine et commanda :
  
  — Venez avec moi !
  
  Le cœur de Hubert fit un léger bond dans sa poitrine. Il s’effaça devant le Herr Major et le suivit. Ils passèrent devant la vitrine sur laquelle était venu s’écraser la veille un des adversaires de Hubert. Avec un regard sur les glaces brisées, Hubert demanda d’un ton soumis :
  
  — Je m’excuse de vous poser cette question, Herr Major, mais… le garçon que j’avais expédié là-dedans hier, n’a-t-il pas eu trop de mal ?
  
  L’Allemand poussa un grognement et dit :
  
  — Il est à l’hôpital ; bien fait pour lui ; c’est un imbécile !
  
  Un large sourire illumina le visage de Hubert dans le dos du Herr Major. Ils empruntèrent l’escalier qui conduisait sous les combles et il comprit que le rigide Herman Heusberger le conduisait auprès de Frieda.
  
  Hubert s’était préparé à recevoir un choc, mais il dut faire un effort prodigieux pour ne pas perdre son sang-froid au spectacle qui s’offrit à lui.
  
  Suspendue par les poignets à un tuyau du chauffage central qui courait sur le mur à proximité du plafond, Frieda, dont le corps complètement nu n’était plus qu’une horrible plaie, paraissait privée de vie. Sa tête avait roulé sur sa poitrine et ses longs cheveux blonds, collés par le sang, dissimulaient son visage. Hubert avala péniblement sa salive et demanda :
  
  — Elle est morte ?
  
  Le Herr Major eut un ricanement sardonique :
  
  — Pensez-vous ! J’ai rarement vu une fille aussi résistante !
  
  — Qui est-ce ?
  
  Heusberger se retourna vers Hubert.
  
  — Vous manquez vraiment d’imagination, mon cher ! C’est Frieda, voyons ; celle dont vous avez entendu parler chez Nadia Baranaya !
  
  — Ah !
  
  Hubert avala sa salive et demanda, la voix légèrement rauque :
  
  — Elle a parlé ?
  
  Avec une lueur cruelle dans ses yeux, le Herr Major répliqua :
  
  — Pas encore… Mais il faudra bien qu’elle parle !
  
  Hubert glissa négligemment sa main droite dans la poche de son manteau et étreignit avec force la crosse du Luger.
  
  — Comment êtes-vous parvenu jusqu’à elle ?
  
  L’Allemand laissa encore entendre son rire insupportable, semblable au grincement d’une vieille poulie rouillée.
  
  — Par un imbécile que vous connaîtrez certainement ; un certain John Worth. Il n’y a qu’à suivre ce garçon pour s’instruire ; c’est merveilleux !
  
  Subitement, une lueur de méfiance traversa le regard du Herr Major Herman Heusberger. Il reprit d’un ton doucereux :
  
  — Mais, dites-moi, Pedro Largone, il me semble que vous êtes bien curieux tout d’un coup. Est-ce que, par hasard…
  
  Il n’acheva pas sa phrase et ses yeux doublèrent, brusquement de volume. Ses deux mains se levèrent lentement et s’immobilisèrent à la hauteur de ses épaules, devant la menace terriblement précise du Luger. Il bredouilla :
  
  — Mais… qu’est-ce qui vous prend ?
  
  Hubert s’était redressé et semblait s’être transformé ; ce n’était plus l’aventurier criminel et sadique que le Herr Major avait cru engager au service de la Grande Allemagne ; c’était maintenant l’Aventurier de grande classe, au service d’une cause qu’il savait juste. Il prononça d’une voix cinglante, dans laquelle le Herr Major entendit son arrêt de mort :
  
  — Désolé, Herr Major Herman Heusberger, mais la plaisanterie est terminée. Permettez-moi de me présenter sous mon identité véritable : commandant Hubert Bonisseur de la Bath, du Grand Quartier Général des Armées Alliées en Europe. Pour vous servir…
  
  L’Allemand était livide. Tremblant de terreur, il bredouilla soudain d’une voix presque inintelligible :
  
  — Vous n’allez pas me tuer ?… Hein ? Vous n’allez pas me tuer ? Je ferai tout ce que vous voudrez… Je vous donnerai tous les renseignements que vous me demanderez… Dites ? Vous êtes d’accord ? Vous acceptez… Hein ? Vous êtes d’accord ?
  
  Le regard brûlant d’une haine implacable, Hubert ne répondit pas. Fixant le canon noir de l’arme braquée sur son ventre, le Herr Major se laissa glisser sur les genoux, conservant toujours ses mains levées bien en évidence.
  
  — Vous n’allez pas me tuer… Hein ? Je vous en supplie…
  
  Le visage crispé par une grimace de dégoût, Hubert pressa la gâchette d’un mouvement lent et calculé.
  
  La détonation lui parut assourdissante. Le Herr Major porta ses deux mains à son ventre et une stupéfaction immense s’imprima sur ses traits soudain déformés. Une deuxième fois, Hubert tira, et il lui sembla entendre le choc mou de la balle dans la viande du Fritz qui eut un sursaut, se tassa un peu plus, puis se laissa glisser à terre. Prenant tout son temps, aussi calme que s’il faisait un carton au stand de tir, Hubert visa encore le ventre et tira une troisième fois. Un râle immonde monta aux lèvres du Herr Major en même temps qu’un flot de sang noir – du sang de la race des seigneurs.
  
  Alors, avec des gestes brusquement accélérés, Hubert retira le chargeur de son arme et le remplaça par un autre ; plein. Il ne voulait pas être pris au dépourvu…
  
  Il sortit un couteau de sa poche, coupa les liens qui retenaient le corps inanimé de Frieda et la reçut dans ses bras. La tête se renversa, découvrant la poitrine et Hubert eut une brusque nausée ; les deux seins avaient été brûlés méthodiquement et n’étaient plus que deux paquets de chair sanguinolente. Sans un regard vers le cadavre de l’Allemand recroquevillé au milieu de la pièce, il sortit, portant la jeune femme dans ses bras.
  
  Il l’emmena dans la chambre où lui-même avait été conduit après ses « aveux ». Il étendit le corps inerte sur le lit et passa dans le cabinet de toilette prendre de l’eau pour laver les plaies. C’était horrible ! Rien ne pourrait jamais réparer les résultats d’une pareille boucherie. Frieda resterait mutilée pour le restant de ses jours, si on parvenait à la sauver…
  
  Après quelques minutes, la jeune femme reprit légèrement conscience et ouvrit les yeux. Hubert s’était penché sur elle et elle le reconnut ; ses lèvres tuméfiées s’agitèrent et prononcèrent d’une voix imperceptible :
  
  — Merci, Hubert… Mais, c’est trop tard…
  
  Une émotion extraordinaire s’empara de lui. Il répondit avec toute la force de persuasion dont il était capable :
  
  — Mais non, Frieda, il n’est pas trop tard. Nous vous sauverons ; ce n’est rien !
  
  Elle parut ne pas avoir entendu et demanda :
  
  — Je voudrais un miroir…
  
  Un frisson d’horreur parcourut l’échine de Hubert et il répondit, épouvanté :
  
  — Il n’y a pas de miroir ici, Frieda. Ne bougez pas, je vais voir si je trouve vos vêtements, et je vous habillerai…
  
  Elle eut un brusque hoquet et dit encore :
  
  — Oh, Hubert, vous ne pouvez pas savoir ce qu’ils m’ont fait… C’est trop horrible…
  
  Il la recouvrit avec le dessus de lit et, serrant les dents à se briser les mâchoires, il quitta la pièce et retourna à l’étage au-dessus. Il pouvait encore disposer d’une bonne demi-heure avant le retour des autres. Le cadavre de l’Allemand était toujours dans la même position ; Hubert entra dans une pièce qui se trouvait en face de la chambre aux tortures, et y découvrit les vêtements de Frieda entassés dans un coin, en lambeaux. Il vaudrait mieux emporter la jeune femme dans une couverture. Il retourna auprès du cadavre de l’Allemand et entreprit de le fouiller ; il s’empara du portefeuille et du carnet d’adresses et les glissa dans une poche pour un examen ultérieur. Puis, il redescendit et se rendit tout droit dans le bureau Empire. Il s’installa à la place de feu Herman Heusberger et commença à fouiller les tiroirs. Il retrouva aisément la confession signée de « Pedro Largone » et les faux documents qu’il avait remis au Herr Major quelques instants plus tôt, pour le décider à éloigner ses deux acolytes. Il découvrit également le dossier qui avait disparu de la serviette de Miguel de Piñerua et bien d’autres choses encore dont il fit un paquet après avoir effectué un tri superficiel. Il regarda sa montre ; l’heure avançait ; les autres seraient bientôt de retour. Il dissimula le paquet de documents dans un coin et quitta la pièce pour retourner auprès de Frieda.
  
  Il reçut un choc en éprouvant la brusque résistance de la porte sous sa poussée. Il appela, la gorge serrée par une terrible angoisse :
  
  — Frieda !
  
  En même temps, il s’était reculé et se projetait de toute sa force contre le lourd battant. Il faillit s’assommer, mais la porte ne céda pas ; il pensa immédiatement à tirer dans la serrure, mais se ravisa aussitôt, c’était trop dangereux. Il reprit son élan, et se projeta avec une véritable furie contre le panneau de bois. Enfin à la quatrième tentative, il réussit et bondit dans la pièce.
  
  Un appel s’étrangla dans sa gorge ; Frieda s’était pendue à l’espagnolette de la fenêtre, au moyen d’un cordon visiblement arraché à un des doubles-rideaux. Il se précipita et la décrocha, libérant le cou de la jeune femme avec des gestes fébriles. Il la porta sur le lit, essaya de la ranimer. Tous ses efforts furent vains. Frieda, la belle Frieda, avait cessé de vivre…
  
  Hubert se sentit tout à coup très vieux et très découragé. Il recouvrit le corps avec le dessus de lit et jeta un regard vide autour de lui. Le drame se lisait en longues traînées sanglantes sur le parquet : du lit au miroir de l’armoire ; de l’armoire à la porte et de la porte à la fenêtre. Frieda, la belle Frieda, qui avait résisté avec héroïsme aux tortures de l’ennemi et refusé de livrer ses camarades de combat, n’avait pas eu le courage de continuer à vivre estropiée et avait préféré la mort…
  
  Le bruit d’une voiture qui arrivait le rappela brusquement à la réalité. Son Luger sauta dans sa main et il bondit jusqu’au sommet de l’escalier, où il s’arrêta à l’angle du mur. De sa place, il surplombait le hall et aucun ne pourrait lui échapper…
  
  Ce fut Rita qui entra la première, suivie de Heinrich, le valet. Ils se débarrassèrent de leurs manteaux et Rita commença à gravir l’escalier. Ce fut à ce moment que le chauffeur entra à son tour, battant la semelle. Prompt comme l’éclair, Hubert avait levé le bras et tiré. Le chauffeur pivota lentement sur lui-même et s’écroula. Il y eut un moment de flottement chez les deux autres. Heinrich porta la main à sa poche. D’une voix tonnante, Hubert hurla :
  
  — A toi ! Imbécile !
  
  Un second coup de tonnerre dans le hall ; Heinrich s’effondra à son tour et roula jusqu’au bas des marches qu’il avait déjà gravies. Affolée, Rita se mit à hurler en se bouchant les oreilles. Hubert s’était avancé et Rita découvrit brusquement sa massive silhouette qui la dominait du haut des escaliers, comme une vivante incarnation de la vengeance. Malade de terreur, elle se mit à trembler, livide, certaine maintenant d’y passer elle aussi. D’une voix étrange qu’il ne reconnut pas lui-même, Hubert commanda :
  
  — Viens ici !
  
  Elle se mit à escalader les marches, lentement, une à une, collée à la rampe de pierre, du côté opposé à celui où se tenait Hubert. Elle claquait des dents.
  
  Elle parvint enfin sur le palier et, sur un geste de Hubert, passa devant lui et le précéda jusqu’à ce qu’il lui eût commandé de s’arrêter. Il poussa la porte, la fit entrer dans la chambre macabre, lui ordonna d’aller jusqu’au fond et, d’un seul coup, découvrit le cadavre de Frieda :
  
  — C’était mon amie et vous l’avez tuée de façon ignoble ; vous êtes, tous, de véritables ordures et une balle est une mort encore trop douce pour vous…
  
  Elle tenait son regard, démesurément agrandi, rivé sur le cadavre horriblement mutilé de Frieda. Une épouvante affreuse se lisait sur son visage décomposé et ses yeux étaient un gouffre de terreur.
  
  Martelant les syllabes, la voix puissante de Hubert reprit :
  
  — Rita Ferrer, l’heure est venue de payer la facture… Je vais te tuer…
  
  Elle n’eut aucune réaction. Son regard rivé sur le cadavre, elle ne vit pas arriver la mort. Elle tomba sur place, comme une marionnette brutalement privée du soutien de ses fils, à l’endroit même où la belle Frieda s’était pendue parce qu’elle ne voulait pas vivre sans sa beauté…
  
  Hubert remit son arme dans sa poche. Il s’approcha du lit, enveloppa le corps de sa belle amie, le prit dans ses bras, le descendit et le chargea dans le fond de la voiture. Puis, il remonta chercher le paquet de documents qu’il avait préparé, ainsi que le poste émetteur. Il s’installa enfin au volant de la Fiat et démarra en trombe pour rejoindre Berne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  UNE CORDE A NŒUD
  
  
  On n’entendait rien d’autre que le ronflement familier du feu dans la cheminée et, parfois, l’éclatement brusque d’une bûche dans un jaillissement d’étincelles…
  
  Lentement, Hubert faisait tourner entre ses doigts un verre ventru rempli aux trois quarts d’un alcool doré et chaud au regard dans lequel se reflétait, en une courbe curieuse, le rectangle lumineux de la fenêtre. Nadia revint dans le salon, de sa démarche souple et silencieuse, et s’installa dans un fauteuil en face de Hubert ; son visage était grave et triste.
  
  — Le médecin, qui nous est complètement acquis, accepte de délivrer le permis d’inhumer. J’ai prévenu les membres de la famille ; cette pauvre Frieda aura tout de même des obsèques décentes…
  
  Hubert resta un instant silencieux, porta le verre à ses lèvres et but une gorgée. Il dit enfin :
  
  — Avez-vous transmis mon message à Londres ?
  
  — Oui, c’est fait…
  
  Elle parut réfléchir un instant et reprit :
  
  — Tout de même, Hubert, vous avez joué gros jeu.
  
  Hubert eut un léger haussement d’épaules et rétorqua :
  
  — Je n’avais pas le droit d’échouer… Vous comprenez ce que cela veut dire ?
  
  Elle inclina sa jolie tête en signe d’approbation.
  
  — Oui, je comprends. Mais il est temps que vous partiez cette nuit, parce que cette affaire va faire un bruit terrible et la Police Fédérale sera obligée de se remuer. Surtout, si on découvre que cette chère Rita était la maîtresse du Conseiller Stopfer !
  
  Hubert sourit et demanda :
  
  — John Worth a-t-il pris un rendez-vous pour moi avec Bob Tomcat ?
  
  — Oui ; à cinq heures, au « Perroquet ».
  
  — Bien…
  
  Il resta un instant silencieux, le regard fixé sur les flammes du foyer et reprit :
  
  — Pour cette nuit, serait-il possible d’avoir deux voitures ?
  
  Elle leva ses sourcils et demanda :
  
  — Peut-on savoir pourquoi ?
  
  Il sourit et répondit :
  
  — J’aimerais que quelqu’un d’autre conduise John Worth et Bob Tomcat au terrain. Je voudrais passer ma dernière heure en Suisse seul avec vous…
  
  Le visage de la jeune femme se colora, elle prit un temps avant de dire :
  
  — Cela vous ferait « vraiment » plaisir ?
  
  — Cela me ferait « vraiment » plaisir, Nadia…
  
  
  *
  
  * *
  
  Il y avait une certaine affluence au « Perroquet » lorsque Hubert y pénétra ; des femmes seules, venues pour prendre leur thé quotidien et des jeunes gens, garçons et filles, qui s’agitaient sur la piste. Il vit tout de suite, dans un coin tranquille, John Worth accompagné d’un homme assez fort au visage bouffi. Il se dirigea vers eux et John lui présenta, en pleine lumière cette fois, Bob Tomcat. Un Bob Tomcat qui paraissait de mauvaise humeur et regardait Hubert sans bienveillance aucune, furieux sans doute d’avoir ainsi attendu.
  
  Sur une signe d’Hubert, John Worth se leva et s’excusa, après avoir pris un nouveau rendez-vous avec Tomcat. Dès qu’il eut disparu, Hubert demanda avec un léger sourire :
  
  — Vous m’en voulez, n’est-ce pas ?
  
  L’autre le regarda bien en face et répondit :
  
  — Je n’ai pas l’habitude d’être traité de cette façon. J’ai été envoyé ici pour vous aider et non pour me morfondre dans une chambre, en attendant votre bon plaisir…
  
  Hubert avait retrouvé son impassibilité habituelle. Il répliqua sèchement :
  
  — Je vous excuse parce que c’est votre première mission à l’étranger ; je tiens tout de même à vous faire savoir que je n’ai pas d’observation à recevoir de vous ; vous devez m’obéir et attendre dans une chambre « mon bon plaisir », si je le juge nécessaire. Si ce métier ne vous plaît pas, il ne fallait pas le choisir ; c’est tout ce que j’avais à vous dire sur ce sujet. Je vous ai fixé ce rendez-vous pour vous annoncer que nous repartons cette nuit pour l’Angleterre, vous, John Worth et moi. Mon travail en Suisse est terminé. Il n’existe plus, actuellement, de mission de l’Abwehr dans ce pays.
  
  Bob Tomcat paraissait ahuri. Il répliqua :
  
  — Nous partons cette nuit ?
  
  — Oui, départ à trois heures de B. 19.
  
  L’Anglais fronça les sourcils :
  
  — B. 19 ? répéta-t-il avec une interrogation dans la voix.
  
  Hubert commanda un whisky au barman qui s’était approché, et il parut soudain se détendre, adoptant une attitude presque amicale envers son compagnon.
  
  — C’est juste, dit-il avec un sourire, vous ne savez pas où se trouve B. 19 ; vous êtes arrivé par B. 17…
  
  Il tira une carte de sa poche et l’étendit sur la table après avoir repoussé les verres :
  
  — Voici Biel, et l’Aar…
  
  
  *
  
  * *
  
  Le ciel était sinistre. De lourds nuages noirs se poursuivaient et roulaient vers le sud, comme un troupeau de monstres inquiétants chassés par on ne savait quelle terrifiante menace. De temps à autre, une brusque recrudescence du norois secouait la voiture qui se soulevait et retombait sur ses ressorts gémissants.
  
  Blottie contre la puissante poitrine de Hubert, Nadia Baranaya restait silencieuse. Ils ne bougeaient pas, savourant avec une intensité rare le délicieux plaisir que leur procurait cette muette étreinte. Hubert dégageait une force tranquille et apaisante et Nadia éprouvait auprès de lui une grande impression de sécurité. Dans l’obscurité épaisse qui les enveloppait, ils pouvaient facilement s’imaginer être isolés du monde et, en fait, dans cet instant précis, tout ce qui n’était pas eux leur était aussi étranger que la lune ou toute autre planète…
  
  A quelques mètres de là, presque invisible dans la nuit profonde, une autre voiture était immobilisée. Sur le siège arrière, deux hommes discutaient à voix basse et cherchaient à savoir où ils s’étaient déjà rencontrés. Ces deux hommes étaient Bob Tomcat et John Worth.
  
  Il était à peine trois heures lorsque le bruit lointain d’un moteur d’avion se fit entendre ; mais l’appareil, qui évoluait manifestement bien au-dessus de la couche de nuages, poursuivit sa route.
  
  Après cette fausse alerte, Hubert, qui s’était penché à la portière avait repris Nadia dans ses bras. La jeune femme renversa sa jolie tête sur l’épaule de son compagnon et, tout naturellement, leurs lèvres se joignirent.
  
  Brusquement, comme s’il était né de la nuit sous un coup de baguette magique, le hurlement d’un moteur d’avion les fit sursauter. Presque immédiatement, les longs faisceaux lumineux des phares des deux voitures se tendirent dans l’obscurité, formant entre eux un angle droit presque parfait.
  
  L’appareil les avait survolés dans un vacarme assourdissant et le bruit de son moteur allait maintenant décroissant vers le sud. Tous étaient descendus des voitures ; Hubert, tenant un paquet dans une main, avait passé son bras libre sur les épaules de sa compagne.
  
  Le ronflement joyeux de l’avion revenait, enflait rapidement, puis, comme dans un soupir rauque, il se calma, avec, de temps à autre, de brusques sursauts rageurs. Un œil lumineux brilla soudain dans le ciel ; le pilote avait allumé son projecteur d’atterrissage. Le lourd appareil descendait à une vitesse vertigineuse ; il se redressa brusquement dans le pinceau lumineux, des phares d’une voiture, remonta légèrement, le nez dressé vers le ciel, et s’écrasa soudain sur le sol, lourdement, comme un oiseau maladroit. On entendait maintenant le dur martèlement de son train d’atterrissage sur le sol inégal et durci par le gel. Puis, la lueur de son projecteur vira au loin et se rapprocha à toute vitesse dans le ronflement nerveux du moteur.
  
  Hubert serra une dernière fois Nadia dans ses bras et se dirigea vers l’avion qui s’immobilisait après un dernier virage. Il y arriva en même temps que ses compagnons de voyage, John Worth et Bob Tomcat. Il fit signe aux deux hommes de monter les premiers et se retourna vers Nadia pour un ultime adieu. Ils ne prononcèrent pas une parole, mais leurs regards s’accrochèrent avec intensité, et ils se comprirent. Alors, Hubert se hissa à son tour dans le lourd appareil dont la porte se referma aussitôt…
  
  Le moteur se déchaîna avec une violence terrifiante. Face au vent, l’avion prit de la vitesse et s’arracha bientôt du sol, obéissant à l’appel du pilote.
  
  Il y avait quatre sièges dans la cabine réservée aux passagers où les trois hommes s’étaient installés. Hubert et John Worth d’un côté, Bob Tomcat de l’autre. L’avion, un appareil de grand tourisme américain, qui avait déjà fait ses preuves en maintes compétitions et que l’Air-Force avait adopté pour les transports de ce genre, prenait rapidement de la hauteur, conservant le cap au nord. Il laissa Biel sur sa gauche avant de s’engager dans la couche menaçante de nuages pour passer au-dessus.
  
  Hubert avait froncé les sourcils et remarqué tout haut :
  
  — Pourquoi ne prend-il pas le cap tout de suite ? Il va rallonger sa route inutilement ?
  
  La cabine était insonorisée, et il n’était guère besoin d’élever la voix pour se faire entendre. John Worth haussa les épaules dans un geste d’ignorance et Bob Tomcat laissa sortir de sa gorge un rire étrange…
  
  Ils émergèrent des nuages assez rapidement et le ciel constellé d’étoiles apparut soudain au travers des hublots.
  
  La voix du pilote se fit alors entendre par le truchement d’un invisible haut-parleur.
  
  — Si vous voulez fermer les volets, je vous donnerai la lumière, ce sera plus agréable pour vous.
  
  Ce que le pilote appelait les « volets » étaient des panneaux fixés au-dessus des hublots et qu’il suffisait de rabattre pour occulter totalement toute lueur. Ils s’exécutèrent et une ampoule s’alluma au plafond, distribuant une clarté diffuse, mais suffisante.
  
  Les yeux de Hubert se portèrent sur Bob Tomcat.
  
  Celui-ci le regardait avec une expression goguenarde, nettement affichée. Alors, Hubert demanda de la voix tonnante qu’il prenait quelquefois dans les grandes occasions :
  
  — Qu’est-ce qui vous amuse tant, monsieur « Tivadar Szabo » ?
  
  John Worth s’était retourné brusquement, les yeux agrandis de stupeur. Il laissa échapper lentement :
  
  — Nom de Dieu ! Et moi qui cherchais où je l’avais déjà rencontré !
  
  Visiblement désarçonné, Tivadar Szabo, alias Bob Tomcat, avait pâli et restait bouche bée. Hubert en profita pour pousser son avantage :
  
  — Vous ne vous attendiez pas à celle-là, n’est-ce pas ?
  
  L’homme s’était ressaisi et se redressait, laissant échapper un rire sardonique :
  
  — Il y en a une autre à laquelle vous ne vous attendez certainement pas non plus, monsieur Hubert Bonisseur de la Bath… Le pilote de cet appareil n’est pas anglais et ne vient pas de Londres. Il est venu en droite ligne de Berlin et… nous y retournons, tous ensemble. M. Himmler sera sans doute fort heureux de faire votre connaissance !
  
  John Worth s’était brusquement dressé sur son siège, mais la main puissante de Hubert se posa sur son épaule et le força à se rasseoir :
  
  — Du calme, John ; ne vous énervez pas !
  
  M. Tivadar Szabo gouailla :
  
  — Ce serait en effet bien inutile… Mais, pouvez-vous me dire, monsieur Hubert, comment vous avez découvert qui j’étais, vous qui ne m’aviez jamais vu ; alors que ce cher John, qui me connaît depuis des années, était incapable de me reconnaître ?
  
  Hubert eut un sourire mystérieux et regarda Tivadar Szabo bien en face pour répondre :
  
  — C’est assez simple. Lorsque j’ai trouvé Mlle Christine Dubois morte dans sa cave, devant le poste récepteur, j’ai vu immédiatement que quelque chose clochait dans la mise en scène. D’après la position du cadavre, la vieille demoiselle se disposait à sortir de la cave au moment où elle était tombée et il n’était pas normal qu’elle s’éloignât de la sorte sans retirer du bloc, qui se trouvait auprès du poste, la feuille sur laquelle était inscrit l’original du message et sans refermer la porte de l’armoire. D’autre part, si vraiment Mlle Dubois était morte d’une embolie comme tout pouvait le laisser supposer, elle n’aurait pas eu, gravée sur son visage, cette affreuse épouvante qui avait déformé ses traits. J’ai donc eu immédiatement un doute et pensé que quelqu’un avait pu venir, tuer la vieille demoiselle et lire le message, si celui-ci avait vraiment été envoyé par Londres… ou le fabriquer de toute pièce ! Je ne connaissais pas l’écriture de Christine Dubois. Mais, si la vieille demoiselle avait été supprimée, c’était du travail bien fait, et fait trop proprement pour avoir été exécuté par un Allemand. Cette façon particulière de tuer sans laisser de traces apparentes, et qui nous a été enseignée par les Japonais, n’a pas encore été, à ma connaissance, employée par les agents de M. Hitler. Par contre, on l’apprend de façon courante dans les écoles d’espionnage des Alliés. Vous saisissez jusqu’où cela pouvait mener mes déductions ?… Évidemment, j’ai demandé confirmation à Londres du message que j’avais trouvé dans la main du cadavre ; j’ai obtenu cette confirmation.
  
  Hubert s’arrêta ; il souriait toujours. John Worth regardait Tivadar Szabo comme s’il s’était agi d’un fantôme. Celui-ci conservait, sur ses traits bouffis, l’expression goguenarde qu’il avait adoptée dès le départ. Hubert reprit :
  
  — Vous allez penser que je suis difficile, mais je n’étais pas satisfait. J’ai envoyé ce cher John pour vous recevoir et je me suis arrangé pour me trouver là et vous parler sans que vous puissiez me voir. Lorsque vous m’avez dit que vous aviez si bien connu mon ami Sanders et que vous l’aviez vu deux jours plus tôt, ma conviction a été faite. Vous aviez effectivement été à Londres et connaissiez la « Royal Victory Patriotic School », mais vous n’arriviez pas d’Angleterre à ce moment-là… Parce que mon regretté ami Sanders a été tué voici trois semaines, au cours d’un bombardement aérien sur Londres. Je vous ai fait alors le coup classique de l’étui à cigarettes, pour me procurer vos empreintes et vous ne vous en êtes pas méfié. J’ai envoyé cette pièce à Londres et ai eu la réponse quelques heures seulement avant de vous rencontrer au « Perroquet ». Le rapport était formel : les empreintes qui se trouvaient sur mon étui, en dehors des miennes, étaient celles de M. Tivadar Szabo, ex-agent de la « Special-Branch », et que tout le monde croyait mort et enterré. Il ne me restait rien d’autre à faire que de vous ramener en Angleterre pour vous poser quelques questions sur l’affaire Lobster, et commander la corde pour vous pendre…
  
  M. Tivadar Szabo paraissait très satisfait de lui ; il se rengorgea et répondit :
  
  — Vous êtes très fort, mais vous n’avez malheureusement pas tout prévu et surtout pas de vous envoler, ce soir pour Berlin, alors que vous pensiez vous rendre à Londres. Au lieu d’un pendu, il y en aura deux, tout simplement !
  
  Il rit de nouveau à gorge déployée et Hubert attendit patiemment qu’il eût terminé pour rétorquer :
  
  — Que voulez-vous, mon cher Tivadar, chacun peut se tromper !
  
  L’avion semblait avoir atteint son plafond et le pilote avait adopté un régime régulier pour le moteur dont le ronflement lancinant parvenait assourdi dans la cabine.
  
  John Worth paraissait atterré. Il secouait la tête de gauche à droite et de droite à gauche, dans un mouvement rempli d’incrédulité, et il marmonna soudain :
  
  — Que je sois pendu si j’y comprends quelque chose !
  
  Hubert, toujours impassible, se tourna vers lui et dit :
  
  — J’ignore si vous serez pendu, mon cher John, comme votre ex-camarade vous l’a prédit si gentiment, il y a un instant ; mais ce dont je suis certain, c’est que vous comprendriez facilement, si ce cher Tivadar – décidément j’adore ce prénom – voulait se donner la peine de vous expliquer…
  
  Le « cher Tivadar » eut un sourire condescendant de professeur agrégé pour un élève particulièrement ignare et commença :
  
  — C’est très simple, mon cher John ; je ne suis pas Anglais, moi, et si j’appartenais à la « Special-Branch », c’est que j’y trouvais mon intérêt… Or, tout récemment, j’ai acquis l’absolue certitude que les Allemands possédaient une arme terrifiante et qui devait, forcément, leur assurer la victoire. Je ne suis pas un saint et j’ai pensé qu’il était opportun de changer de camp et de se mettre du côté du plus fort. Je suis alors entré en contact avec un agent du « Sicherheitdienst », plus familièrement connu sous les deux initiales de « S.D. », et dont chacun sait qu’il se trouve sous le commandement de M. Himmler. On m’a demandé, évidemment, de donner des gages, et j’ai dû sacrifier ce pauvre Lobster. Ça n’a pas été compliqué ; j’ai commencé par détraquer son poste de radio, pour qu’il ne puisse plus communiquer avec Londres et lui ai monté ensuite une scène de grand guignol pour le persuader que nous étions brûlés et qu’il nous fallait prendre le large immédiatement. Comme il ne pouvait plus réclamer un avion à Londres, faute de radio, il a accepté ma proposition de franchir la frontière et de passer en France pour chercher à gagner l’Espagne, puis le Portugal. Je l’ai abattu moi-même dans la neige, alors que nous nous trouvions encore en territoire helvétique, et mes nouveaux amis du S.D. ont trouvé facilement un cadavre sans emploi pour tenir le rôle de ce pauvre Tivadar Szabo, qu’il était nécessaire de faire disparaître en même temps. Moi, j’étais déjà parti pour l’Allemagne, et les plus grands spécialistes de la chirurgie esthétique se penchaient sur mon visage. Le résultat fut remarquable, et ce cher John m’amusait beaucoup lorsqu’il m’assurait être certain de m’avoir déjà rencontré et m’obligeait à me prêter à son jeu en me demandant de lui citer les différents endroits où j’avais vécu !
  
  Il éclata encore de rire sous l’œil toujours incrédule de ce pauvre John Worth, visiblement atterré. L’avion poursuivait sa route dans le ciel hostile, indifférent à ce qui se passait dans ses flancs. M. Tivadar Szabo reprit :
  
  — C’est bien moi qui ai tué cette chère demoiselle Dubois ; je l’ai surprise dans sa cave où elle venait de prendre un message et me suis trouvé dans l’obligation d’agir. J’ai lu le message et compris immédiatement tout le parti que j’en pouvais tirer. Je serais Bob Tomcat !
  
  — Mais comment ? bredouilla John de plus en plus effaré.
  
  Tivadar lui jeta un regard chargé de pitié et dit :
  
  — Je suis certain que le commandant a compris, lui.
  
  Complaisamment, Hubert acquiesça :
  
  — Bien sûr, et ce n’est pas le S.D. qui a employé un tel stratagème pour la première fois. Sachant qu’un avion venant d’Angleterre devait survoler B. 17 à une heure déterminée, il n’était pas difficile de prévoir sa route probable et de lancer à sa rencontre, au moment opportun, la chasse de nuit qui devait évidemment n’en faire qu’une bouchée. Un autre avion qui s’était envolé d’Allemagne arrivait à l’heure prévue au-dessus de B. 17 et lâchait ce cher Tivadar, probablement embarqué à proximité, et que tout le monde devait prendre, en principe, pour Bob Tomcat…
  
  Hubert marqua un court instant et demanda :
  
  — Et c’est encore ce même stratagème que vous avez employé ce soir ?
  
  M. Tivadar sourit.
  
  — Bien sûr, dit-il ; il n’y avait pas de raisons d’en changer !
  
  — Aucune, en effet, concéda Hubert.
  
  — Salopard ! dit doucement John Worth.
  
  Tivadar accentua son sourire et Hubert reprit la parole pour demander d’un air détaché :
  
  — Cette arme secrète dont vous parliez il y a un instant et qui doit « forcément » assurer la victoire du Grand Reich, ne serait-ce pas un nouveau gaz ?
  
  Szabo eut un mouvement d’étonnement poli et répondit :
  
  — Décidément, on ne peut rien vous cacher ! Oui, en effet, c’est d’un gaz qu’il s’agit ; absolument terrifiant dans ses effets et d’un emploi si facile que l’on pourrait supprimer toute vie animale d’une ville comme Londres en moins d’une heure, avec le chargement d’une seule escorte de bombardiers lourds !
  
  — Très intéressant, dit Hubert, comme s’il avait donné un avis poli sur une chose sans importance.
  
  — N’est-ce pas ?
  
  Brusquement, John Worth avait bondi et plongé sur le traître ; mais celui-ci se tenait sur ses gardes et une détonation brutale ébranla l’atmosphère de la cabine. Stoppé net, John porta la main à son épaule gauche d’où perlait déjà un filet de sang à travers le vêtement et recula en jurant devant le canon menaçant de l’arme prête à cracher de nouveau.
  
  Hubert n’avait pas bougé ; son visage restait impassible et son regard, fixé sur M. Tivadar Szabo, était, indéchiffrable. Lorsque John Worth se fut assis à nouveau, en geignant, dans son fauteuil, il demanda d’un ton calme :
  
  — Est-ce grave, John ?
  
  — Je ne pense pas… Le salopard !
  
  Hubert lui donna une légère tape amicale sur la tête et dit :
  
  — Restez tranquille, John ; il y a huit cents kilomètres de Berne à Berlin – autant d’ailleurs que de Berne à Londres – et nous avons encore au moins deux heures de vol avec ce tacot. Faites comme moi, essayez de dormir…
  
  Tivadar Szabo dit d’une voix rauque, ce qui était à la fois une menace et une manière d’excuse :
  
  — Je joue le jeu !
  
  
  *
  
  * *
  
  La voix du pilote résonna soudain dans le haut-parleur et dit en anglais, avec un fort accent germanique :
  
  — Attachez-vous ; nous allons nous poser…
  
  Hubert se redressa, semblant sortir d’un sommeil véritable et obéit. John l’imita en grognant, à cause sans doute de sa blessure qui le faisait souffrir. M. Tivadar Szabo négligea la recommandation ; il tenait toujours son Mauser posé sur ses genoux, braqué vers les deux amis.
  
  La descente dura peu de temps. Hubert avait regardé sa montre : six heures du matin. Un léger choc et l’appareil roula sur une piste unie. Hubert et John détachèrent leurs ceintures. Tivadar demanda à Hubert :
  
  — Qu’emportiez-vous dans ce paquet qui se trouve sous votre siège ?
  
  Hubert fit une grimace :
  
  — Oh ! peu de chose, dit-il ; juste un peu de lecture pour agrémenter mes soirées à Londres. J’avais trouvé cela chez un de vos concurrents, le Herr Major Herman Heusberger.
  
  Tivadar ricana :
  
  — Cet imbécile ! M. Himmler sera très heureux de vous entendre raconter votre petite histoire ; je ne vous apprendrai rien en vous disant que lui et l’amiral Canaris ne s’entendent pas aussi bien qu’on pourrait le souhaiter…
  
  Hubert répliqua d’un ton très conciliant :
  
  — J’en ai entendu parler, en effet…
  
  L’avion s’était immobilisé et la porte s’était ouverte. Le visage du pilote était apparu un instant à la fenêtre qui donnait sur le poste de pilotage ; puis le moteur s’était arrêté. Tivadar s’était levé, tenant toujours son arme à la main et s’était placé en retrait vers le fond de la cabine.
  
  — Si vous voulez descendre, messieurs…
  
  Hubert fit signe à John Worth de passer devant.
  
  L’Anglais se dirigea vers la porte et descendit ; Hubert sauta à son tour sur le sol.
  
  Très satisfait de lui, M. Tivadar Szabo en fit autant avec beaucoup de dignité. Il avait à peine posé le pied sur l’aire de ciment, qu’il lui sembla que son bras droit s’arrachait brusquement de son épaule et qu’il fut obligé de lâcher son arme. Son bras se rabattit aussi brusquement qu’il s’était levé et on entendit aussitôt le déclic caractéristique d’une paire de menottes qui se refermait. Frappé de stupeur, il aperçut soudain le visage de Hubert qui lui disait sans sourire :
  
  — Soyez le bienvenu en Angleterre, monsieur Tivadar Szabo ! Vous voyez que « O.S.S. 117 », lui aussi, sait jouer le jeu.
  
  
  *
  
  * *
  
  Dans la puissante limousine qui les emmenait quelques instants plus tard vers Londres, Hubert, après avoir allumé une cigarette, s’adressa à son prisonnier :
  
  — Mon cher Tivadar, vous aviez bien commencé mais vous avez très mal terminé. Je savais, avant d’aller vous voir au « Perroquet », qui vous étiez et j’avais déjà tout deviné ; ce n’était pas difficile avec les données que je possédais. Je pensais bien que, si je vous prévenais à temps de notre départ décidé pour la nuit en direction de l’Angleterre, vous tenteriez quelque chose ; vous ne pouviez évidemment penser un seul instant à venir ici où l’on se serait aperçu immédiatement que vous n’étiez pas le vrai Bob Tomcat. Pour aiguiller votre imagination dans le sens que je désirais, je vous ai indiqué avec force détails, sur la carte, l’endroit où se trouvait B. 19 et vous avez foncé dans le panneau, voulant rééditer un coup dans le genre de celui qui avait si bien réussi, pensiez-vous. Seulement…, l’endroit que je vous avais indiqué n’était pas le bon, et vous avez entendu l’avion que vous aviez demandé passer au-dessus de nous quelques minutes avant que le mien n’arrive. Il y avait vraiment peu de chances pour que vous vous aperceviez de la supercherie. Vous vous êtes laissé emmener tranquillement par la voiture qui est venue vous prendre avec John et n’avez eu aucun soupçon. Vous vous demandez comment notre avion a pu passer à travers le rideau qui était tendu ? C’est très simple, il s’est dérouté et a volé en P.S.V. au milieu de la couche nuageuse dans les zones estimées dangereuses, ne sortant de cet abri qu’en arrivant au-dessus de la Suisse. Qu’en pensez-vous ?
  
  Tivadar ne répondit pas ; il ne s’était pas encore remis du terrible choc qu’il avait reçu à son arrivée sur un terrain anglais alors qu’il se croyait près de Berlin.
  
  Hubert reprit d’une voix très douce :
  
  — Quant au fameux gaz dont vous parliez, Tivadar, je pense qu’il est préférable de vous mettre au courant dès maintenant pour que vous ne continuiez pas à vous faire des illusions. Ce gaz n’a jamais existé. Le rapport que vous avez connu a été remis à M. Ernst Vogel par un de nos agents pour éprouver sa loyauté à notre égard ; loyauté dont nous avions quelques raisons de douter. Il s’est trouvé que Vogel a été correct et que c’est vous, pauvre Tivadar, qui êtes tombé dans le piège. Avouez que vous n’êtes vraiment pas verni !
  
  Pris d’une hallucination soudaine, M. Tivadar Szabo, complètement effondré, aperçut une corde épaisse qui se balançait mollement devant lui et que terminait un nœud coulant qui paraissait, à première vue, tout à fait à sa pointure…
  
  FIN
  
  
  
  
  
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  A PARAITRE :
  
  
  
  Paul Kenny
  
  F.X. 18 PERD SES CHANCES
  
  
  
  
  
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  SUR LES PRESSES DE
  
  L’IMPRIMERIE FOUCAULT,
  
  126, Av. P.-V. COUTURIER,
  
  KREMLIN – BICÊTRE (SEINE)
  
  
  Dépôt légal : 2e trimestre 1957
  
  
  
  
  
  IMPRIME EN FRANCE
  
  PUBLICATION MENSUELLE
  
  
  
  
  
  1 Pendant la guerre, l’O.S.S., Service de renseignements américain, avait un bureau à Londres pour les opérations en Europe.
  
  2 Jeune coq. Spécialité romande.
  
  3 Chef de l’Abwehr.
  
  
  
  
  
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