Jean Bruce : другие произведения.

Oss 117 ? Ici Paris

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117 ?
  
  ICI, PARIS
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  116, Rue du Bac
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  — Servir votre pays et avoir droit à sa reconnaissance
  
  ou bien être condamnée ignominieusement…
  
  Polina Choubina conduisait lentement sa voiture dans California Street, à la recherche d’un emplacement libre. Il allait être minuit, de gros nuages obscurcissaient le ciel au-dessus de la ville, et quelques gouttes de pluie scintillaient déjà sur le pare-brise. Le carrefour de Connecticut Avenue approchait et Polina commençait à désespérer lorsqu’une grosse Cadillac noire démarra soudain.
  
  La jeune fille freina, puis manœuvra pour ranger la Chevrolet le long du trottoir. Elle bloqua le frein, coupa le contact, éteignit les lumières, prit son sac sur la banquette à côté d’elle et descendit. La portière refermée, elle allait s’éloigner à pied lorsque son attention fut attirée par une voiture de couleur sombre qui ralentissait comme pour s’arrêter. Un homme était au volant qui se penchait pour la regarder. Elle crut à quelque fêtard en quête d’une bonne fortune et pressa le pas. Vingt mètres plus loin, elle se retourna et vit la voiture tourner à droite dans l’avenue.
  
  Elle se rendit compte alors seulement, combien ce simple incident l’avait bouleversée ; son cœur battait la chamade et sa gorge serrée lui faisait mal. Elle s’arrêta un instant pour respirer, puis repartit, encore mal à l’aise. C’était ce soir-là son anniversaire : trente-six ans, et elle avait passé la soirée seule dans un cinéma.
  
  Arrivée devant la porte de son immeuble, elle chercha ses clés et entra. Elle se sentait oppressée et réprimait avec difficulté une forte envie de pleurer. Elle appuya sur le bouton de la minuterie, monta péniblement les deux étages.
  
  Une corbeille de fleurs enveloppée de cellophane et portant l’étiquette d’Interflora était posée sur le tapis devant sa porte. Son cœur se remit à battre follement, mais sous le coup d’une émotion bien différente. Elle ouvrit la porte, prit la corbeille, alluma dans le vestibule, déchira l’enveloppe du télégramme épinglé sur la cellophane. Il n’y avait aucune indication d’origine ; simplement : JOYEUX ANNIVERSAIRE. JE NE VOUS OUBLIE PAS, et une signature : HUBERT.
  
  Les pommettes de Polina se colorèrent. Elle ferma les yeux, un frémissement agita sa lèvre inférieure. Une onde chaude et bienfaisante envahissait son corps, le débordait, dénouant ses nerfs trop tendus. Elle fut heureuse un instant. Il avait pensé à elle, il ne l’oubliait pas. Puis, elle se souvint de sa propre décision de l’oublier, elle se redressa, se durcit, essaya de se persuader que le plaisir qu’elle venait d’éprouver aurait été le même si les fleurs lui avaient été envoyées par un autre homme, n’importe quel autre homme. Elle porta le bouquet dans la cuisine et gagna sa chambre pour ôter son imperméable.
  
  Le téléphone sonna. Cela était si exceptionnel qu’elle ne put s’empêcher de sursauter. Toutes ses angoisses lui remontèrent à la gorge. Elle avait depuis quelques jours un pressentiment…
  
  Elle décrocha l’appareil posé sur la table de nuit. Sa voix était enrouée lorsqu’elle dit « allô ! » et elle le répéta. Une voix d’homme, une voix qu’elle ne connaissait pas, une voix qui s’exprimait en russe, jaillit soudain de l’écouteur, calme, nette, détachant les mots.
  
  — Polina Choubina, bonsoir… Quittez immédiatement votre appartement, reprenez votre voiture et descendez Connecticut Avenue en direction de la Maison-Blanche… Immédiatement ! Sans perdre une seconde. Je vous observe.
  
  Raccroché. Polina était devenue blanche comme une morte. Elle resta un moment comme suspendue, maintenant le combiné à mi-chemin de son oreille et de l’appareil. Puis, elle raccrocha d’un geste machinal, maladroit. Depuis son arrivée aux États-Unis, elle avait toujours vécu sous l’identité d’Elena Swecker. Seules, quelques personnes à la direction de la C.I.A.(1) et à celle du G.R.U.(2) le savaient. L’interlocuteur inconnu s’étant exprimé en russe, la conclusion semblait facile.
  
  Polina se retourna, passa une main tremblante sur son front moite. De l’autre côté de la chambre, un miroir captait son image, l’image d’une grande et belle femme blonde, aux formes généreuses.
  
  — Il faut que j’y aille, dit-elle à mi-voix.
  
  Elle referma son imperméable, reprit son sac à main, éteignit toutes les lumières et quitta l’appartement. Dans l’escalier, la pensée lui vint qu’elle aurait pu mettre les fleurs dans l’eau. Si son absence durait longtemps…
  
  Un éclair, puis un grondement de tonnerre l’accueillirent en bas. La pluie se mit à tomber sérieusement, à grosses gouttes dont l’écrasement formait des petits cratères dans la poussière. Polina sortit d’une poche un protège-tête en cellophane, dont elle se couvrit. Un taxi libre passait au ralenti. Le chauffeur freina, mais elle fit de la main un geste de refus et se mit à courir vers sa voiture.
  
  La pluie redoubla d’intensité. Les jambes et le visage trempés, Polina trébucha et faillit tomber en arrivant sur la Chevrolet. Elle ouvrit précipitamment la portière et se dépêcha de monter.
  
  La pluie martelait à grand bruit les tôles de la carrosserie, une nappe d’eau inondant le pare-brise déformait les autres voitures, les maisons et les lumières. Indifférente à ce tableau impressionniste et mouvant, Polina renifla, intriguée par une odeur de fumée froide dont elle ne pouvait être la cause car elle n’avait pas fumé en conduisant ce jour-là. Elle ne put s’empêcher de se soulever, se retournant à demi, pour regarder derrière la banquette. Personne ne se cachait là, mais Polina était certaine que quelqu’un s’était introduit dans sa voiture entre le moment où elle l’avait quittée pour rentrer chez elle et celui où elle était revenue.
  
  Inquiète, elle sortit la clé de son sac, l’enfonça dans le contact et actionna le démarreur. Le moteur tourna aussitôt. Elle fit fonctionner les essuie-glaces, alluma les lanternes, poussa le levier des vitesses sur « Drive », débloqua le frein et accéléra doucement en manœuvrant pour dégager la Chevrolet de la file des autres véhicules en stationnement.
  
  Les balais de caoutchouc s’activaient rageusement sur le pare-brise, mais la visibilité restait néanmoins mauvaise et Polina se penchait en avant pour essayer de mieux voir. Elle vira prudemment à droite dans Connecticut Avenue et prit la direction de la Maison-Blanche, ainsi que le lui avait ordonné la voix de son mystérieux interlocuteur. À cet instant, la même voix, en plus nasillarde, se fit entendre dans la voiture, toujours s’exprimant en russe :
  
  — Très bien, Polina Choubina. Conduisez prudemment en respectant les signalisations. Je vous indiquerai les changements de direction au fur et à mesure. Je suis derrière vous.
  
  Effrayée, Polina se retourna. Mais elle était bien seule et la pluie qui ruisselait sur la vitre arrière l’empêchait de voir si une autre voiture la suivait.
  
  
  - : -
  
  M. Smith était dans son lit. Il venait d’éteindre la lumière et commençait à s’endormir lorsqu’une sonnerie grave et prolongée le tira de son engourdissement. Il ralluma, puis décrocha le combiné d’un des trois appareils téléphoniques disposés sur la table de chevet, de celui dont il avait reconnu le timbre particulier et qui était relié directement avec son bureau.
  
  — J’écoute, dit-il d’un ton peu aimable.
  
  — Je suis navré de vous déranger, monsieur. Êtes-vous seul ?
  
  C’était la voix de Howard, le plus proche des collaborateurs immédiats de M. Smith.
  
  — Vous pouvez parler, mon vieux, répliqua celui-ci.
  
  — C’est au sujet de Polina Choubina, reprit Howard. Il y a du nouveau.
  
  — Enfin !
  
  — J’ai reçu à l’instant une interception téléphonique. Je vous la lis…
  
  Howard lut lentement les mots prononcés par l’inconnu qui avait appelé la jeune femme.
  
  — À quelle heure, cet appel ? demanda M. Smith.
  
  — Onze heures cinquante-huit.
  
  M. Smith consulta sa montre.
  
  — Il est minuit un quart.
  
  — L’homme s’était exprimé en russe, expliqua Howard, et il n’y avait aucun traducteur au service d’écoute. Nous en avons réveillé un et nous lui avons passé la bande par téléphone pour aller plus vite… De toute façon, si elle a obéi, nous n’aurions pas eu le temps de la prendre en filature.
  
  — Envoyez quelqu’un chez elle, dit M. Smith, pour voir si elle a laissé un message. Et puis, contactez immédiatement « O.S.S. 117 » afin qu’il se tienne prêt à toute éventualité.
  
  — Il est actuellement dans sa propriété en Louisiane, monsieur. Je fais le nécessaire.
  
  — Dites-lui de rejoindre immédiatement. Je préfère qu’il soit là.
  
  — D’accord, monsieur.
  
  — Faites dès maintenant placer le domicile de Choubina sous surveillance discrète, que l’on soit informé de son retour et de ce qu’elle fera ensuite. Il n’y a guère plus de cinquante chances sur cent pour qu’elle joue franc jeu, vous le savez.
  
  — Je le sais, monsieur.
  
  — Voilà. Tenez-moi au courant.
  
  M. Smith raccrocha, éteignit la lumière et se rallongea confortablement. Mais il n’avait plus envie de dormir. Il pensait à Polina Choubina, à cette femme étrange et belle, que Hubert Bonisseur de la Bath, alias « O.S.S. 117 », avait ramenée de Russie au terme d’une mission à l’école d’espionnage de Vinnitsa dont elle avait été la directrice administrative. Hubert lui-même ne savait pas si elle l’avait suivi par amour ou bien parce qu’il l’avait gravement compromise au regard des autorités soviétiques (3). On lui avait donné un emploi à la C.I.A., mais un simple emploi de traductrice de journaux et de revues soviétiques sans responsabilité et sans accès au moindre secret.
  
  On l’avait aussi interrogée longuement sur le fonctionnement du 2e Bureau du G.R.U., chargé de l’instruction des agents de renseignements et de sabotage et de l’administration des écoles d’entraînement, et sur son directeur, Oleg Chakhline ; mais les informations qu’elle avait données n’avaient rien apporté que l’on ne sût déjà.
  
  « O.S.S. 117 » avait pris à Vinnitsa des photocopies des fiches des élèves de l’école d’espionnage destinés à être ultérieurement envoyés en mission spéciale sur le territoire des États-Unis. Ces documents avaient été communiqués aux services de l’immigration, mais cela n’avait pas donné le moindre résultat. Finalement, saisi d’un doute, M. Smith avait montré à Hubert les tirages des films. Hubert, dont la mémoire visuelle était sans défaillance, s’était montré formel : les fiches dont on lui soumettait les photocopies n’étaient pas celles qu’il avait lui-même photographiées dans les bureaux du centre administratif de Vinnitsa. Et, tous recoupements faits, on avait été bien obligé de conclure que, seule, Polina Choubina avait eu la possibilité d’effectuer la substitution, après leur départ d’Odessa sur un bateau de touristes italiens.
  
  Dès lors, il fallait bien admettre que la jeune femme n’avait quitté la Russie que sur ordre supérieur et probablement chargée d’une certaine mission…
  
  
  - : -
  
  La Chevrolet avait quitté Washington et roulait maintenant sur l’autoroute de Baltimore. Très vite, parce que chaque éclair produisait à l’intérieur de la voiture des craquements secs et violents jaillis à n’en pas douter d’un haut-parleur, Polina Choubina avait compris que la voix lui parvenait par le truchement d’un récepteur de radio.
  
  Les instructions ainsi reçus l’avaient contrainte à effectuer un certain nombre de détours dans la ville avant de gagner l’autoroute et elle pensait que son mystérieux correspondant avait voulu s’assurer que personne d’autre ne la suivait.
  
  La pluie cessa soudain, mais la chaussée restait très mouillée et Polina laissa fonctionner l’essuie-glace un moment encore pour effacer les gouttelettes d’eau que le vent projetait du capot sur le pare-brise.
  
  — Ralentissez, ordonna soudain la voix, jusqu’à vingt miles.
  
  Docile, la jeune femme ôta son pied de l’accélérateur et freina doucement jusqu’à ce que l’aiguille du compteur fût descendue sur le chiffre 20. Il était minuit et demi et il n’y avait aucune voiture en vue, ni devant ni derrière.
  
  — Arrêtez-vous sur le bas-côté… Bloquez le frein… descendez et ouvrez la portière arrière… Derrière, sous votre siège, il y a un appareil… prenez-le… Refermez la portière… Reprenez votre place au volant… Posez l’appareil devant vous sur le dessus du tableau de bord… Repartez immédiatement.
  
  Polina Choubina obéissait. L’appareil était un boîtier de forme rectangulaire, en matière plastique noire et grise, agrémenté d’une antenne télescopique. En dessous d’une grille carrée, une marque était fixée en lettres dorées : Pocketphone (4). Polina posa l’appareil devant le pare-brise, sur le cuir synthétique qui couvrait le dessus du tableau de bord. Elle referma la portière et fit repartir la voiture.
  
  — Attention, dit la voix, une Cadillac va vous dépasser. Reprenez une allure normale.
  
  Polina appuya sur l’accélérateur et vit dans le rétroviseur des phares qui se rapprochaient rapidement. Quelques instants plus tard, la lourde limousine rattrapa la Chevrolet et fila devant. Polina actionna le lave-glace, puis les essuie-glaces, pour nettoyer le pare-brise maculé.
  
  — Continuez à soixante miles à l’heure, reprit la voix. M’entendez-vous ?
  
  Surprise par cette première question qu’il lui posait, elle ne répondit pas immédiatement et il précisa :
  
  — Vous pouvez me parler… Savez-vous qui je suis ?
  
  Elle s’éclaircit la gorge et répondit :
  
  — Je le suppose… Sans cela, je ne serais pas ici.
  
  — Parlez plus fort ou penchez-vous vers l’appareil, s’il vous plaît.
  
  Elle fit les deux et répéta ce qu’elle venait de dire.
  
  — Pour que vous ne conserviez aucun doute, enchaîna l’inconnu, je vais vous répéter la dernière phrase qui vous a été adressée sur le quai d’Odessa par Youri Bolchov : Servir votre pays et avoir droit à sa reconnaissance ou bien être condamnée ignominieusement.
  
  Elle frissonna. Elle s’en souvenait comme si cela s’était passé la veille.
  
  — C’est bien ça, dit-elle. Je suis à vos ordres.
  
  — Vous ne me verrez pas, reprit son interlocuteur, et vous ne saurez jamais qui je suis. Mais vous devez répondre franchement à mes questions et faire exactement ce que je vous commanderai.
  
  — Je suis à vos ordres, répéta-t-elle.
  
  — Je veux d’abord savoir si vous avez réussi à faire l’échange des films après votre départ d’Odessa.
  
  — Oui. J’ai jeté les bons à la mer et mis à la place ceux que m’avait donnés Youri Bolchov.
  
  La custode arrière s’était éclaircie et Polina distinguait maintenant dans le rétroviseur une lueur lointaine sur l’autoroute. Sans doute s’agissait-il de la voiture de son interlocuteur, qui ne lui avait demandé de maintenir une vitesse déterminée que pour conserver plus facilement entre les deux véhicules une distance idéale, commandée à la fois par son souci de discrétion et par la portée des Pocketphones.
  
  Un éclair illumina l’horizon vers le nord et l’appareil se mit à crachoter. Des phares étaient apparus droit devant et se rapprochaient rapidement sur l’autre chaussée.
  
  — Parfait, disait l’inconnu. Maintenant, écoutez-moi bien…
  
  — Je vous écoute.
  
  — Nous sommes persuadés que les gens de la C.I.A. se méfient encore de vous et qu’ils ne sont pas près de vous confier un poste intéressant. Nous avons donc décidé de vous employer d’une autre façon. Avez-vous conservé des relations avec cet agent américain qui vous a amenée ici ?
  
  — Je ne l’ai pas revu depuis trois mois, répondit Polina. Mais il m’a envoyé des fleurs aujourd’hui pour mon anniversaire.
  
  La voiture qui venait de Baltimore baissa ses phares. Polina en fit autant.
  
  — Bon anniversaire, dit son interlocuteur. Cet homme est-il amoureux de vous ?
  
  Elle s’étonna d’éprouver un léger pincement au cœur.
  
  — Je ne le crois pas. Il est très gentil avec moi, mais je ne crois pas qu’il soit vraiment amoureux de moi.
  
  — Pense-t-il que vous êtes amoureuse de lui ?
  
  Polina attendit que la voiture qui venait en sens inverse fût passée. Elle remit pleins phares et répondit :
  
  — Je ne crois pas qu’il ait des raisons de douter que j’aie quitté mon pays à cause de lui, pour le suivre…
  
  — Avez-vous un moyen de le toucher à n’importe quel moment ?
  
  — Je peux lui écrire par l’intermédiaire de mon chef de service à Washington, qui fera suivre.
  
  — Parfait. Voici les ordres : vous allez continuer de rouler cette nuit jusqu’à New York. Une chambre a été retenue pour vous au Century, dans la 46e rue, au nom de Vera Moloney. Une valise vous y attend. Vous laisserez votre voiture dans le parking le plus proche, sans oublier de prendre dans la boîte à gants l’enveloppe que j’y ai déposée. Cette enveloppe contient un passeport canadien établi au nom de Vera Moloney, avec votre photographie, et un billet d’avion à destination de Bruxelles sur la « Sabena »… Départ de New York demain soir dimanche à 7 h 35, arrivée à Bruxelles lundi matin à 10 h 5. Là, quelqu’un vous attendra… Ah ! J’oubliais. Il y a aussi un peu d’argent dans l’enveloppe. Voulez-vous répéter les ordres ?
  
  Polina Choubina répéta sans se tromper.
  
  — Demain, reprit l’autre, vous resterez toute la journée à l’hôtel jusqu’au moment du départ. Ne vous montrez pas dehors.
  
  — Entendu.
  
  — C’est tout. Je vous souhaite bonne chance, Polina Choubina.
  
  — Que vont devenir mes affaires dans mon appartement de Washington ? s’inquiéta-t-elle.
  
  — Ne vous occupez plus de cela, c’est sans aucune importance.
  
  — Et la voiture ?
  
  — Oubliez-la quand vous l’aurez laissée au parking.
  
  — Le Pocketphone ?
  
  — Laissez-le dans la boîte à gants. Adieu, Polina Choubina.
  
  — Adieu, dit-elle d’une voix subitement enrouée.
  
  L’appareil devint silencieux et Polina se sentit pendant un moment comme abandonnée. Cette conversation avec un personnage invisible, ce téléguidage, étaient déjà suffisamment déroutants. Maintenant que c’était fini elle avait un peu l’impression d’être lancée seule aux commandes d’une machine dont elle aurait ignoré le fonctionnement. Sûrement, son mystérieux interlocuteur avait oublié de lui donner un grand nombre de précisions. Cette façon sommaire de la projeter dans l’aventure ne correspondait en rien à ce qu’elle savait de la minutie qui devait présider à l’organisation d’une mission secrète.
  
  Elle continua de rouler, l’esprit occupé de mille pensées contradictoires. Ces derniers mois, elle avait connu le désenchantement, puis le découragement. Son travail de traductrice ne l’intéressait guère. Elle était faite pour d’autres emplois, pour organiser, pour commander. De plus, malgré l’excellente préparation au mode de vie américain que lui avait valu son passage à Vinnitsa, elle n’avait pu s’adapter complètement.
  
  Ses convictions politiques étaient trop profondément ancrées en elle pour lui laisser la moindre objectivité. Elle avait regardé l’Amérique et les Américains à travers des œillères, ne retenant que ce qui pouvait la choquer. Excepté Hubert Bonisseur de la Bath, pour qui elle éprouvait des sentiments fort complexes, elle ne s’était pas fait d’amis, à peine quelques relations malheureusement choisies parmi ses collègues de bureau ; lesquels, connaissant son histoire officielle, la traitaient avec un mélange de paternalisme, de suspicion et d’inconscient mépris.
  
  Pour ces raisons, elle aurait dû se sentir pleinement heureuse de cette reprise en main des services soviétiques, heureuse de se retrouver avec les gens de son bord, heureuse de se voir confier une tâche plus en rapport avec ses goûts, avec ses capacités. Heureuse, elle l’était sans doute, mais non sans arrière-pensée. Elle était encore incapable d’analyser cette angoisse qui lui serrait la gorge, mais elle était cependant consciente que la crainte d’avoir à lutter à nouveau contre Hubert y était pour beaucoup.
  
  Les lumières de Baltimore lui apparurent et elle atteignit ensuite très vite la banlieue de la ville. Une station-service illuminée l’incita à regarder la jauge d’essence. Elle s’arrêta et, pendant que l’employé remplissait le réservoir, elle ouvrit la boîte à gants et en sortit une épaisse enveloppe de papier brun.
  
  Elle prit une lime à ongles dans son sac, fendit l’enveloppe sur un côté, en vida le contenu sur ses genoux : un passeport canadien, un billet d’avion de la compagnie « Sabena », cinq liasses de dix coupures de dix dollars, un carnet de chèques de voyage, une fiche de carton blanc quadrillé avec l’adresse du Century à New York : 111 W. 46 th St., et l’horaire du vol 546 de la « Sabena » : départ dimanche soir à 7 h 35, escale à Manchester, arrivée à Bruxelles le lundi matin à 10 h 5.
  
  Elle fourra le tout dans son sac et remit l’enveloppe vide dans la boîte à gants, où elle rangea ensuite le Pocketphone. Elle sursauta lorsque l’employé vint se pencher à la portière pour lui annoncer la quantité d’essence et le prix. Elle paya. Lorsqu’elle repartit, une Lincoln grise la dépassa et l’homme qui la conduisait détourna la tête comme s’il avait eu peur de lui montrer son visage. L’idée qu’il pouvait être l’homme du Centre (5), effleura Polina.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  « Une belle femme, pensa-t-il.
  
  Vraiment une belle femme… »
  
  
  
  Paris, lundi matin, 8 heures.
  
  
  
  Steffen Viasma rêvait qu’il dansait la bamba avec une grande femme qui ressemblait curieusement au général de Gaulle, lorsque la sonnerie du téléphone le tira brutalement de cette situation intéressante. Il jura entre ses dents, sortit de son lit à tâtons car il ne parvenait pas à ouvrir les yeux et, se guidant sur la rampe et sur le mur, descendit l’escalier qui plongeait de la loggia-chambre à coucher dans la salle de séjour où se trouvait l’appareil.
  
  Arrivé en bas, il décrocha le combiné, s’assit sur la première marche en bâillant à se décrocher la mâchoire, et dit enfin en mâchant ses mots :
  
  — Allô ?… J’écoute…
  
  — Allô ? demanda une voix qu’il reconnut instantanément, Trocadéro vingt et un vingt-sept ?
  
  — Non, monsieur ! répliqua Steffen Viasma avec une indignation parfaitement simulée.
  
  — Quel numéro êtes-vous ? insista la voix.
  
  — Passy vingt-cinq quatre-vingt-sept, affirma Steffen Viasma.
  
  — Excusez-moi.
  
  Steffen Viasma raccrocha. Il était maintenant tout à fait réveillé. Il alla jeter un coup d’œil sur la pendule de la cuisine et vit qu’il était huit heures. Le contact du carrelage froid sous ses pieds nus le fit éternuer. Il revint sur ses pas. Le grand rideau de toile écrue qui masquait l’immense baie s’élevant jusqu’au plafond tamisait agréablement la lumière. Il remonta, tirant sur la rampe et se déhanchant à chaque marche.
  
  Il était à mi-hauteur lorsqu’il vit Éliane, sortant de la salle de bains, venir s’appuyer au garde-fou qui fermait la loggia, surplombant la salle. Elle était aussi nue que lui et se frottait la nuque avec une serviette. Il l’avait complètement oubliée.
  
  — Tiens ! Tu es là, toi ?
  
  Elle était secrétaire au ministère de l’Intérieur et commençait son travail à neuf heures. C’était une jolie fille brune, bien en chair, sans complexes et tout à fait désintéressée. Steffen couchait avec elle deux ou trois fois par mois, juste ce qu’il fallait pour entretenir des relations. Ce qu’elle faisait entre-temps, il s’en fichait complètement.
  
  — Elle se mit à rire et demanda :
  
  — C’est un nouveau numéro : Passy vingt-cinq quatre-vingt-sept ?
  
  — Non, grogna-t-il. Mais il n’y a aucune raison pour que je donne mon vrai numéro à un con qui me réveille parce qu’il s’est emmêlé les doigts dans son cadran.
  
  Il la rejoignit, lui tapota gentiment les fesses et suggéra :
  
  — Si tu descendais nous faire à bouffer, hein ? Tu sais où ça se trouve.
  
  — D’accord, approuva-t-elle.
  
  Elle jeta la serviette sur le lit et descendit sans même prendre la peine d’enfiler un slip. « Elle est superbe ! » pensa-t-il. Puis il ramassa la serviette et passa dans la salle de bains, un sourire amusé au coin des lèvres. Il ne pouvait tout de même pas expliquer à cette fille que l’appel téléphonique qui l’avait sorti du lit n’était pas du tout le résultat d’une erreur. Selon un certain code qu’il connaissait par cœur, Trocadéro vingt et un vingt-sept signifiait que Sacha désirait le voir dans une heure à Saint-Philippe-du-Roule et Passy vingt-cinq quatre-vingt-sept n’était qu’un moyen d’identification pour assurer Sacha que c’était bien Steffen qui lui répondait, et pas un autre.
  
  Lorsqu’on le questionnait sur ses origines, Steffen Viasma répondait qu’il était apatride, originaire d’Europe centrale ; ce qui était la vérité. Pour le reste, il se montrait d’une discrétion totale et seuls quelques initiés, fonctionnaires de police ou agents de renseignements, savaient que Steffen Viasma n’était pas son vrai nom et que son passé n’était pas des plus édifiants.
  
  
  - : -
  
  Il était exactement neuf heures lorsque Steffen Viasma descendit de taxi sur la place Saint-Philippe-du-Roule après avoir déposé Éliane à son ministère.
  
  Il fit rapidement à pied le tour de la place, pénétra dans l’église et alla s’agenouiller dans la travée de droite, à l’ombre d’un pilier.
  
  Un prêtre allait et venait dans le chœur, se prosternant chaque fois qu’il passait devant l’autel. Une femme en noir priait au premier rang de la nef. Steffen entendit quelqu’un approcher derrière lui, presque sans bruit, comme il convenait dans ce saint lieu.
  
  Le nouvel arrivant s’agenouilla derrière et à droite de Steffen Viasma et dit à voix basse :
  
  — Bonjour, comment allez-vous ?
  
  — Ça va, répondit laconiquement Steffen sans se retourner.
  
  — Écoutez-moi bien, c’est quelque chose de très important.
  
  Avec Sacha, tout était toujours très important. Steffen resta de marbre.
  
  — Je vous écoute…
  
  — Il faut que vous alliez au Bourget ce midi attendre quelqu’un. C’est une femme, qui arrivera par l’avion de Bruxelles à 12 h 45, vol 633 de la « Sabena ». Répétez.
  
  — Avion de Bruxelles, 12 h 45, vol 633 de la « Sabena ».
  
  — Cette femme voyage sous le nom de Vera Moloney, elle arrive de New York.
  
  Steffen sentit que Sacha lui glissait quelque chose dans la poche droite de sa veste.
  
  — Voici sa photo, pour vous permettre de la reconnaître. Vous irez à elle comme si vous la connaissiez depuis toujours et vous lui direz en anglais : « Alors ? Vous êtes contente de retrouver le vieux cousin Steffen ? » Répétez.
  
  Steffen Viasma répéta docilement.
  
  — Vous la conduirez ensuite dans votre voiture au Claridge où une chambre est retenue à son nom. Elle aura déjeuné dans l’avion, prenez donc vos précautions avant. Au Claridge, vous la quitterez en lui indiquant que vous reviendrez la chercher à six heures pour la présenter à des amis. Répétez.
  
  Steffen Viasma obéit.
  
  — Dès que vous l’aurez quittée, reprit Sacha, vous téléphonerez à notre contact du S.D.E.C.E.(6) et vous lui direz que vous êtes en mesure de lui présenter dès ce soir, une personne très intéressante, prête à leur faire des révélations sensationnelles. Vous fixerez vous-même le rendez-vous à six heures et demie.
  
  — Et si c’est impossible ?
  
  — Acceptez n’importe quelle heure. À ce rendez-vous, vous emmènerez la femme. Elle saura ce qu’elle devra dire et faire.
  
  — Et moi ?
  
  — Vous n’aurez rien à dire.
  
  — Et si l’on me questionne sur la façon dont je l’ai connue ?
  
  — Elle vous expliquera cela ce soir à six heures. Vous accorderez vos violons en allant au rendez-vous. De toute façon, vous n’assisterez pas à l’entretien. Quand vous aurez fait les présentations, vous filerez, immédiatement. Compris ?
  
  — Compris ? Et après ?
  
  — Ce sera tout. Je vous ferai signe si j’ai de nouveau besoin de vous. N’essayez surtout pas de revoir la femme sans que je vous en aie donné l’ordre.
  
  — N’ayez crainte, riposta Steffen Viasma d’un ton amer, je n’ai pas l’intention de faire du zèle. Si votre histoire ne tient pas solidement, c’est moi qui trinquerai en premier : les gens du S.D.E.C.E. ne me rateront pas.
  
  — Ce sont les risques du métier, répliqua froidement Sacha. Je compte sur vous… Au revoir.
  
  Steffen l’entendit se lever, puis s’éloigner. Il regarda sa montre. La consigne était d’attendre cinq minutes avant de quitter lui-même l’église. Les coudes appuyés sur la tablette du prie-Dieu, il enfouit son visage dans ses mains. Il était angoissé et pensait que tout cela finirait mal, un jour ou l’autre. Tout avait bien marché tant qu’il n’avait travaillé que pour les Russes. Bien payé, spécialisé dans le renseignement politique qui comportait peu de risques, Steffen était alors heureux de son sort. Et puis, cela s’était passé un an plus tôt, il était tombé comme un naïf dans un piège tendu par un agent du S.D.E.C.E. qui le soupçonnait, à tort, d’avoir trempé dans des trafics d’armes à destination de l’Afrique du Nord. Il avait dû avouer qu’il travaillait pour le G.R.U. soviétique et l’agent du S.D.E.C.E. l’avait laissé filer sous certaines conditions.
  
  Mais Steffen craignait beaucoup plus les Russes que les Français ; il s’était donc dépêché d’aller raconter son aventure à Sacha et, depuis cela, l’agent du S.D.E.C.E. qui croyait le « manipuler » contribuait en réalité à « intoxiquer » son propre service avec les renseignements que Steffen lui fournissait, renseignements soigneusement fabriqués par Sacha.
  
  Jusqu’alors, tout s’était bien passé, mais cette nouvelle affaire ne disait rien qui vaille à Steffen. C’était la première fois que Sacha lui demandait de présenter quelqu’un à son contact français, et cela changeait tout.
  
  Les cinq minutes écoulées, il se leva en se frottant les genoux et sortit sans se presser. Le ciel était couvert et un vent assez vif agitait les branches des arbres au centre de la place. Il s’arrêta en bas des marches du parvis et tira de sa poche la photographie que Sacha y avait mise. « Une belle femme, pensa-t-il. Vraiment, une belle femme… »
  
  
  - : -
  
  Bruxelles. Lundi matin, 10 h 10.
  
  
  
  — Je vous souhaite un bon séjour en Belgique, dit l’hôtesse.
  
  Polina Choubina la remercia d’un sourire et quitta le Boeing dans la file des voyageurs qui descendaient lentement la passerelle. Le temps était gris et le ciment de la piste encore humide d’une pluie récente. Polina releva le col de son imperméable et, de sa main libre, plaqua ses cheveux que le vent soulevait.
  
  Elle avait pu dormir jusqu’à l’escale de Manchester, à sept heures et demie, et se sentait relativement bien. Elle pensait qu’il n’était encore que cinq heures du matin à Washington et que l’on découvrirait sa disparition seulement dans la matinée, après que ses collègues de bureau auraient signalé son absence. Ce n’était sûrement pas un hasard si le « Centre » avait décidé de la faire partir pendant le week-end.
  
  Elle pressa le pas et fut dans les premiers à pénétrer dans l’aérogare. Elle se demandait ce qui allait se passer maintenant et qui allait la contacter. Une hôtesse vint au-devant d’eux, tenant des messages à la main. Polina entendit appeler quelques noms et elle faillit ne pas réagir à celui de Vera Moloney.
  
  — C’est moi, dit-elle avec un temps de retard.
  
  Elle reçut une enveloppe assez épaisse, qu’elle déchira aussitôt. L’enveloppe contenait un billet d’avion, toujours de la « Sabena », valable le jour même pour le vol 633, départ de Bruxelles à 11 h 35, à destination de Paris, et une feuille de papier blanc sur laquelle une seule phrase avait été dactylographiée : Votre cousin Steffen vous attendra au Bourget à l’arrivée.
  
  Elle sut alors que le but de son voyage était Paris et elle en fut heureuse. Elle avait toujours rêvé de connaître Paris.
  
  
  - : -
  
  Moscou, 12 h 30 (heure locale).
  
  
  
  Assis à son bureau, Youri Bolchov, le directeur de la 3e Division du G.R.U. regarda entrer son collègue, le directeur de la 2e Division, Oleg Chakhline.
  
  Oleg Chakhline était blond, svelte, et plutôt beau garçon, bien que de petite taille. Youri Bolchov était plus grand, brun, avec un visage allongé, des yeux foncés, une bouche mince et des cheveux coupés en brosse. Il alluma une pipe qu’il venait de bourrer et dit :
  
  — Mon cher Oleg, j’ai de bonnes nouvelles pour vous. Un de mes agents à Washington a repris contact avec Polina Choubina… Vous vous souvenez de Polina Choubina ?
  
  Chakhline eut un léger sourire.
  
  — Comment aurais-je pu l’oublier ?
  
  — Elle a donné la confirmation que nous attendions : les films du fichier des élèves de Vinnitsa ont pu être détruits par ses soins avant leur développement et remplacés par ceux que nous lui avions remis sur le quai d’Odessa. Il n’y a donc plus rien à craindre de ce côté-là et nous pouvons recommencer à envoyer aux États-Unis des agents sortis de Vinnitsa…
  
  — Ouf ! fit Chakhline. Je suis content d’apprendre cette chose. Cela nous tire une belle épine du pied… Que devient cette chère Polina ?
  
  Youri Bolchov souffla un rond de fumée bleue vers le plafond, puis ôta la pipe de sa bouche.
  
  — Je lui ai fait quitter les États-Unis et nous allons l’employer en France pour une entreprise d’intoxication plutôt gratinée. Le Kremlin nous a demandé de provoquer une brouille sérieuse entre Paris et Washington avant le déclenchement de la crise sur Berlin. J’ai réservé à Polina un rôle important dans le scénario.
  
  Chakhline prit un air légèrement étonné.
  
  — Croyez-vous vraiment pouvoir lui faire confiance pour une entreprise aussi importante ?
  
  — Je le crois, dit Bolchov. Son séjour à Washington n’a pas été une réussite. Les Américains se méfiaient d’elle et elle n’a pas revu son petit ami depuis plus de deux mois…
  
  Chakhline hocha pensivement la tête.
  
  — J’ai toujours pensé qu’elle était amoureuse de ce type, reprit-il. Et une femme amoureuse est capable de toutes les faiblesses, de toutes les trahisons.
  
  Bolchov haussa les épaules.
  
  — Les hommes ne valent guère mieux, croyez moi. Et l’histoire du renseignement est pleine d’accidents de ce genre où l’on a vu des agents, apparemment dignes de confiance, trahir leur pays pour une jolie paire de fesses… De toute façon, mon cher Oleg, nous avons prévu cette éventualité en ce qui concerne Polina…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  — Je les préfère moches, dit le Pacha. Avec les moches on a toujours beaucoup moins d’ennuis…
  
  
  
  Paris, – 14 heures.
  
  
  
  Steffen Viasma regarda Polina et lui sourit :
  
  — Reposez-vous. Je reviendrai vous prendre à six heures.
  
  Elle le vit s’éloigner vers la sortie et pensa qu’il ne lui était pas sympathique. Il était bel homme, bien élevé, mais il y avait en lui quelque chose de pas net, une certaine mollesse dans le visage, une certaine ruse dans le regard. Il avait l’air d’un truqueur et Polina n’aimait pas les truqueurs.
  
  Elle suivit l’employé de la réception, qui la conduisit à sa chambre, au premier étage sur la cour. C’était une chambre assez triste, sombre, avec une grande salle de bains à l’équipement désuet. Polina remercia l’employé et alla regarder par la fenêtre. Une grande verrière couvrait la cour au niveau de l’étage. Polina regarda le ciel, tout en haut, un ciel gris et maussade. Puis, elle se retourna. Quelqu’un frappait à la porte.
  
  — Entrez ! cria-t-elle.
  
  Un employé entra, portant la valise qu’il déposa sur une banquette devant la cheminée. Polina lui donna un pourboire, essayant de lire sur son visage si la somme était ou non suffisante. Steffen lui avait donné de l’argent français en échange de quelques dollars.
  
  L’employé reparti, elle poussa le verrou et ôta son imperméable. Elle voulait se reposer une heure ou deux, puis descendre effectuer quelques achats de première nécessité. La valise qu’elle avait trouvée au Century, à New York, était assez bien pourvue en objets de toilette, mais les vêtements et les chaussures qu’elle contenait étaient ou trop grands, ou trop petits, ou d’un goût discutable. Elle l’ouvrit et en sortit ce qui lui était nécessaire pour prendre un bain.
  
  Elle alla ouvrir les robinets et revint se déshabiller dans la chambre. Elle était nue lorsque, de nouveau, quelqu’un frappa. Elle enfila sa robe de chambre, trop étroite, et demanda :
  
  — Qui est là ?
  
  Il n’y eut pas de réponse, mais après quelques secondes qui lui parurent très longues, une feuille arrachée d’un carnet apparut sous la porte.
  
  Elle approcha et se baissa pour ramasser le papier. Son cœur battait soudain à se rompre. Elle lut, écrit en russe : Je suis un ami, Polina. Soulagée, elle ouvrit. Un homme était dans le vestibule qui commandait aussi l’accès de la chambre voisine. La porte sur le couloir était fermée.
  
  — Laissez-moi entrer, dit l’homme.
  
  À voix basse et toujours en russe. Elle obéit. Il referma lui-même la porte, poussa le verrou.
  
  — Fermez les rideaux, ordonna-t-il.
  
  Elle le fit. Il alluma le plafonnier.
  
  — Vous alliez prendre un bain, remarqua-t-il. Je suis désolé.
  
  Il était grand, massif, vêtu d’un imperméable vague de couleur grise et coiffé d’un feutre de même couleur. Sans plus d’explications, il se découvrit, posa son chapeau sur la cheminée, ôta son imperméable dont il sortit un minuscule appareil de radio à transistors.
  
  Il alluma le poste, qui se mit à diffuser de la musique de jazz, et le posa sur la cheminée à côté de son chapeau, puis il se rendit dans la salle de bains et réduisit le débit des robinets. Il reparut, resta sur le seuil et fit signe à Polina d’approcher.
  
  — Parlons doucement, dit-il. Entre ces deux sources sonores, personne ne pourra nous entendre… Avez-vous fait bon voyage ?
  
  — Oui… Mais, qui êtes-vous ?
  
  — Vous m’appellerez Sacha, vous n’en saurez pas plus. C’est moi votre chef de mission à Paris et c’est à moi que vous devrez obéir.
  
  Ses yeux clairs, son visage lourd demeuraient aussi neutres que s’il eût parlé de la pluie et du beau temps. Impressionnée, Polina Choubina acquiesça :
  
  — Je suis à vos ordres.
  
  — Tout d’abord, reprit-il, vous allez envoyer, immédiatement, un télégramme à Washington pour signaler votre présence ici à votre contact à la C.I.A. et pour lui demander de venir vous rejoindre de toute urgence. Nous allons rédiger ce télégramme ensemble.
  
  Polina ne fut pas surprise. Elle était déjà certaine que l’on se servirait d’elle pour attirer Hubert dans quelque traquenard. La gorge serrée, elle approuva d’un signe de tête, et tira sur les revers de son peignoir trop petit qui bâillait sur ses seins lourds et fermes. Sacha n’accorda qu’un minimum d’attention à cette remise en ordre et enchaîna :
  
  — Ce soir à six heures, Steffen, que vous connaissez déjà, viendra vous chercher. Il aura pris pour vous un rendez-vous avec un agent du S.D.E.C.E. le service de renseignements français. Voilà ce que vous devrez raconter à cet agent français…
  
  
  - : -
  
  Washington, – midi (heure locale).
  
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath écoutait M. Smith. Installé dans un des grands fauteuils de cuir placés face au bureau, parfaitement immobile, les yeux mi-clos, il avait l’allure d’un fauve au repos.
  
  — Elle n’a donc pas reparu à son domicile depuis samedi soir à minuit et nous nous perdons en conjectures sur ce qu’elle est devenue. Nous craignons même que les gens du Centre ne lui aient fait un mauvais parti… Quand l’aviez-vous vue, la dernière fois ?
  
  — Cela fait bien deux mois et je ne lui ai pas redonné signe de vie depuis. J’avais cru comprendre que vous…
  
  — Vous lui avez envoyé des fleurs samedi pour son anniversaire. Nous les avons trouvées ce matin dans son appartement avec un télégramme.
  
  Hubert parut d’abord surpris, puis un sourire amusé éclaira son visage de prince pirate.
  
  — Oh ! fit-il. Vous savez, j’ai peu de mémoire pour ce genre de chose et je n’ai pas souvent le temps de m’en occuper. Alors…, j’ai un compte ouvert chez Interflora… Je leur donne de temps en temps une liste, avec les dates et les messages correspondants. C’est bien commode.
  
  M. Smith émit un vague grognement, difficile à interpréter. La sonnerie de l’interphone vibra. M. Smith se pencha et appuya sur un bouton.
  
  — Oui ?
  
  — C’est Howard, monsieur. Puis-je entrer ?
  
  — Est-ce urgent ? Je suis avec 117.
  
  — Cela concerne justement l’affaire Choubina, monsieur. Un télégramme de Paris, adressé à Hubert…
  
  — Entrez, mon vieux.
  
  M. Smith appuya sur un autre bouton pour débloquer la porte. Howard entra, un télégramme à la main. M. Smith le lut, puis le tendit à Hubert qui s’était levé. Le texte était ainsi conçu :
  
  
  
  OBLIGÉE PARTIR SANS PRÉVENIR – REJOINS-MOI TOUTE URGENCE – AFFAIRE TRÈS GRAVE – PRÉVIENS DIRECTION – TENDREMENT.
  
  
  
  POLINA
  
  MOLONEY – CLARIDGE HOTEL – PARIS.
  
  
  
  Hubert rendit le message à M. Smith qui le relut. Howard regarda Hubert.
  
  — Qu’en pensez-vous ?
  
  — Rien… Tout est possible… On l’a peut-être enlevée et elle a peut-être profité d’un instant favorable pour expédier ce télégramme… C’est possible… Elle peut aussi être complice des gens d’en face pour nous tendre un piège… C’est tout aussi possible.
  
  M. Smith reposa le papier, ôta ses lunettes de myope pour en nettoyer les verres et dit :
  
  — De toute façon, vieux garçon, le seul moyen d’être fixé c’est d’y aller voir. Faites votre valise et prenez le premier avion pour Paris… Howard, occupez-vous des détails. Il n’y a pas une minute à perdre…
  
  
  - : -
  
  Paris, – 18 h 20 (heure locale).
  
  
  
  Le soleil perça soudain dans une déchirure du plafond nuageux et ses rayons obliques posèrent un voile d’or sur les cimes mouvantes des arbres du boulevard Pasteur. Un métro passa, dont le bruit couvrit un instant celui des voitures qui repartaient au feu vert. Jo Forestier entra dans le bistrot et alla s’installer tout au fond, face à la porte.
  
  Il commanda un lait-grenadine et se tassa sur la banquette en s’appuyant sur ses bras tendus contre le dossier. Il était grand et lourd, un peu empâté. Une tapineuse qui le regardait, pensa qu’il ressemblait à un chien boxer engourdi par un repas trop copieux. C’était vrai. Sous son apparence débonnaire de bon gros un peu mou, Jo Forestier dissimulait, comme un boxer, une force herculéenne et d’étonnantes capacités de vitesse. Il était ceinture marron de judo et pratiquait régulièrement le Karaté. Il avait trente-six ans et il était un des plus anciens et des meilleurs éléments du service Action du S.D.E.C.E.
  
  Il but deux gorgées de la mixture rose que lui avait apportée le garçon et reprit sa position première. Les yeux mi-clos, il examina les quelques clients disséminés dans la salle, puis se mit à observer le trafic sur le boulevard.
  
  Il ne se posait aucune question sur la personne-prête-à-faire-des-révélations-sensationnelles que Steffen Viasma devait lui amener. Jo Forestier ne se livrait jamais à de pareilles spéculations ; il ne raisonnait que sur des faits concrets.
  
  Il était exactement six heures et demie lorsque Steffen Viasma entra. Jo Forestier n’aimait pas Steffen Viasma, mais cela ne le gênait nullement dans ses rapports avec l’agent double. Pour lui, Steffen Viasma n’était qu’un pion sur un échiquier ; un pion qu’il manipulait au mieux de l’intérêt du service. Du moins, le croyait-il.
  
  — Bonsoir, dit Viasma en s’asseyant devant lui sur une chaise.
  
  Forestier le regarda sans répondre. Le garçon approcha. Viasma jeta un coup d’œil dégoûté sur la mixture rose qui était dans le verre de Forestier et commanda un Byrrh-cassis. Il possédait quelques idées précises sur les moyens que devait employer un espion pour passer inaperçu. Au Fouquet’s, il aurait commandé un whisky. Dans un bistrot de quartier, à Paris, le Byrrh-cassis lui semblait de rigueur.
  
  — Vous êtes seul ? demanda Forestier.
  
  — La fille est dans ma voiture.
  
  — Ah !… Parce que c’est une fille ?
  
  — Une femme, rectifia Viasma. De notre âge, mais drôlement belle encore.
  
  — Je m’en fous.
  
  Le garçon revint, posa un verre plein sur la table.
  
  — À la vôtre, dit Viasma.
  
  Il but deux gorgées, reposa le verre et le fit lentement tourner entre ses doigts en même temps qu’il se penchait vers Forestier, baissant la voix.
  
  — C’est une Russe, reprit-il. Elle travaillait pour le « Centre » et elle a fichu le camp aux États-Unis, ça fait six mois.
  
  — Pour quelle raison ?
  
  — Un type, un Américain, qu’elle avait dans la peau.
  
  — Et alors ?
  
  — Alors, elle travaille maintenant à la C.I.A., comme secrétaire d’un colonel qui doit arriver demain ou après-demain.
  
  — Qu’est-ce qu’il vient glander ici, ce colonel de la C.I.A ?
  
  — Je crois qu’il doit rencontrer un Tunisien… Il paraît que Tunis aurait demandé l’appui de Washington pour obtenir l’évacuation de Bizerte par les Français.
  
  Forestier gloussa.
  
  — Ils peuvent toujours courir. Ce n’est pas à la veille de l’épreuve de force sur Berlin que les Américains vont prêter la main à l’abandon d’une base comme celle-là.
  
  Viasma fit tourner son verre dans l’autre sens et laissa s’écouler quelques secondes avant de lancer d’un air détaché :
  
  — Et si les Tunisiens promettaient aux Américains de leur louer Bizerte après que les Français seraient partis ?
  
  Forestier resta un moment immobile. Ce n’était pas impossible. Il savait que les responsables de la Défense, à Washington, considéraient l’armée française comme l’élément le moins sûr au sein de l’O.T.A.N., une armée entièrement occupée de ses problèmes personnels, enfermée dans sa tour d’ivoire, au point de ne plus se sentir concernée dans la conjoncture internationale.
  
  — Il faudrait le prouver, murmura-t-il.
  
  Viasma eut un mouvement de tête vers la rue.
  
  — Vous vous entendrez avec elle.
  
  Forestier grogna.
  
  — Pourquoi fait-elle ça ?… Pour vos beaux yeux ?
  
  — Son type l’a plaquée.
  
  Forestier fit la moue. Viasma ajouta :
  
  — Il n’y a plus rien qui l’attache aux Américains et elle ne peut pas retourner chez elle… Je crois qu’elle a décidé de faire son beurre.
  
  — Elle veut des sous ?
  
  — Oui.
  
  Forestier ricana.
  
  — Si elle se figure qu’en jouant à ça, elle vivra suffisamment pour en profiter… Elle est conne, ou quoi ?
  
  Viasma s’était rembruni.
  
  — Qu’est-ce que ça peut vous faire ? répliqua-t-il. Elle vous offre une marchandise. Si cette marchandise vous plaît, vous achetez. Ce n’est pas plus compliqué que ça.
  
  — Ouais, fit Forestier. Amenez-la.
  
  — Elle ne parle pas français, prévint Viasma. Enfin, pas assez pour soutenir une conversation.
  
  — Elle parle anglais ?
  
  Viasma eut un léger sourire.
  
  — Ce serait plutôt de l’américain.
  
  — Ça ira très bien, dit Forestier.
  
  Viasma se leva.
  
  — Je vous la présente et je vous laisse tous les deux.
  
  — Pas d’objections.
  
  Forestier regarda sortir l’agent double. Il était perplexe. Un instant, il s’était demandé pourquoi cette femme, si elle avait besoin d’argent, s’adressait aux services français qui n’avaient pas précisément la réputation de rouler sur l’or, mais il était bien évident que cette information sur Bizerte ne pouvait guère, pour l’heure, intéresser que la France.
  
  Il but deux autres gorgées de son lait-grenadine. Alors qu’il reposait son verre, Polina Choubina entra, suivie de Steffen Viasma…
  
  
  - : -
  
  Sept heures vingt. Jo Forestier, s’étant assuré qu’il n’était pas suivi, entra dans un bistrot de la rue Falguière où l’attendait son patron, le chef du service Action du S.D.E.C.E., surnommé le Pacha.
  
  Le Pacha était un homme d’une cinquantaine d’années, plus grand et moins gros que Forestier, avec des cheveux gris, presque blancs, taillés en brosse. C’était un vétéran du renseignement et qui en avait tant vu dans l’exercice de son difficile métier que plus rien ne pouvait l’étonner. Il aimait donner ses rendez-vous dans des bistrots et Forestier, qui avait hérité de lui cette façon de faire, se demandait parfois comment les agents spéciaux de certains pays sans cafés pouvaient bien travailler…
  
  — Alors, petit ? s’enquit le Pacha. Qu’est-ce que ça donne ?
  
  Forestier commanda un lait-grenadine, puis croisa les avant-bras sur la table et répondit :
  
  — L’enfant se présente assez bien. C’est une femme, plutôt jolie…
  
  — Je les préfère moches, dit le Pacha. Avec les moches on a toujours beaucoup moins d’ennuis.
  
  — On est bien obligé de la prendre comme elle est, répliqua Forestier avec un geste d’impuissance.
  
  Le garçon vint servir Forestier.
  
  — Elle est jolie, bon, et après ? questionna le Pacha quand le garçon se fut éloigné.
  
  — Elle est russe.
  
  — C’est déjà mieux.
  
  — Elle appartenait au G.R.U.
  
  — Ça devient intéressant.
  
  — Elle s’est tirée de Russie il y a six mois avec un Américain qui l’a laissée tomber depuis.
  
  — Il a peut-être des excuses. Les Slaves, c’est fatigant. Faut leur dire toutes les cinq minutes qu’on les aime. Si on loupe un coup, c’est le drame…
  
  Forestier but une gorgée de son lait-grenadine.
  
  — Je me demande, reprit le Pacha, comment vous pouvez boire ça. Rien que la couleur, ça me donne envie de vomir.
  
  — C’est bon pour les ulcères d’estomac.
  
  — Vous avez un ulcère ?
  
  — Non, mais ça n’a pas d’importance. Donc, cette bonne femme est partie à Washington et la C.I.A. lui a trouvé du boulot. Elle est maintenant secrétaire d’un colonel dont elle n’a pas voulu me dire le nom. Elle raconte que ce colonel arrive ici demain ou après-demain pour conclure un accord avec un représentant de Bourguiba.
  
  — Pourquoi ici ?
  
  — Je lui ai posé la question. Elle m’a répondu : pourquoi ailleurs ?
  
  — Continuez.
  
  — Bourguiba veut nous faire évacuer Bizerte.
  
  — On le sait.
  
  — Il veut aussi un morceau de Sahara.
  
  — On le sait aussi et ça nous arrange plutôt.
  
  — Il voudrait faire quelque chose pour prendre date dans ce sens-là, mais pour ne pas se voir accuser de jouer les cartes françaises, il veut en même temps déclencher une opération Bizerte. Et pas seulement pour la frime. Il veut vraiment qu’on vide la place.
  
  — Dans la conjoncture actuelle, ce n’est pas possible, il devrait le savoir.
  
  — Il paraît que les Américains sont prêts à l’aider et à le soutenir à fond s’il met le feu aux poudres, en échange d’une promesse de location de la base aux forces U.S. et…
  
  Le Pacha haussa ses larges épaules.
  
  — Laissez-moi rigoler.
  
  — La fille croit qu’elle pourra nous montrer le texte de l’accord et même nous permettre de le photographier.
  
  — Je n’y crois pas. D’abord, pourquoi fait-elle ça ?
  
  — Elle veut du fric.
  
  — Combien ?
  
  — Vingt mille nouveaux francs pour nous montrer le document et nous permettre de le photocopier.
  
  — Payable avant, bien entendu ?
  
  — Non, une fois les photos prises.
  
  Le Pacha fronça les sourcils et retint un moment sa respiration.
  
  — Ah ! fit-il. Ça change tout.
  
  Ils s’observèrent un moment. Forestier demanda :
  
  — Qu’est-ce qu’on risque ?
  
  — Pas grand-chose, admit le Pacha, à condition de prendre un certain nombre de précautions. Vous savez où elle crèche ?
  
  — Au Claridge. Elle s’appelle Vera Moloney. Ce n’est pas son vrai nom, mais l’identité que lui ont donné les Américains après sa fuite de Russie.
  
  — Quand la revoyez-vous ?
  
  — Viasma me contactera quand elle aura le document.
  
  — Viasma… Je n’ai guère confiance en lui.
  
  — Moi non plus, admit Forestier. Mais, tant qu’on ne l’aura pas pris la main dans le sac…
  
  Il vida son verre, puis questionna :
  
  — Pour le fric ?… Il faut que je téléphone demain matin à Viasma pour lui dire si c’est d’accord.
  
  Le Pacha soupira.
  
  — Vingt mille nouveaux francs, ça fait de l’argent. Et puis, ça ne serait pas tellement correct de payer pour avoir des informations sur nos alliés américains. Il faut que ce soit désintéressé, l’argent salit tout…
  
  Un léger sourire tendit les lèvres de Forestier.
  
  — Compris… On va la truander.
  
  Le Pacha soupira de nouveau, à fendre l’âme.
  
  — Que voulez-vous, petit… Trahir ses patrons, c’est toujours risqué… Moi, je suis pour la morale… Vous le savez.
  
  — Je le sais, assura Forestier.
  
  Sans rire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Le Pacha donnait ses rendez-vous dans des bistrots ;
  
  Sacha Bounine, lui, préférait les églises…
  
  
  
  Paris, mardi matin – 9 h 30.
  
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath descendit de taxi devant le Claridge et demanda au portier en uniforme de s’occuper de sa valise. Il faisait beau ce matin-là. Hubert se fraya un chemin à travers la foule qui déambulait sur le trottoir, pénétra dans l’hôtel et fila jusqu’à la réception.
  
  — On vous a téléphoné hier soir de New York pour me retenir une chambre, dit-il.
  
  — Quel nom ? demanda l’employé.
  
  — Hubert Landon.
  
  — Certainement, monsieur.
  
  — Une de mes amies, Mme Moloney, a dû arriver hier…
  
  — C’est exact, monsieur. Elle est ici.
  
  — Vous serait-il possible de me donner une chambre proche de la sienne ?
  
  L’employé consulta le tableau des locations.
  
  — Les chambres voisines sont occupées, monsieur. Mais nous pouvons vous en donner une exactement en face, sur le même couloir. Vous serez sur la rue…
  
  — Cela m’est égal.
  
  Un autre employé le conduisit. Lorsqu’il eut sa valise, il décrocha le téléphone et demanda Mme Moloney. Ce fut très rapide. Il reconnut sa voix et dit :
  
  — Bonjour, mon cœur.
  
  Il y eut deux secondes de silence, puis :
  
  — Oh ! fit-elle. C’est vous…
  
  — C’est moi, confirma-t-il avec une inclination de tête qu’elle ne pouvait voir.
  
  — Où êtes-vous ?
  
  — Tout près. Si vous me dites de venir, j’accours.
  
  — Dans cinq minutes, répondit-elle. Je vous attends dans cinq minutes. Je suis heureuse que vous soyez venu…
  
  — À tout de suite, mon cœur.
  
  Il raccrocha et alla aussitôt ouvrir la porte sur le couloir. Sa clé était restée à l’extérieur. Il l’y laissa. Personne en vue, il traversa le couloir, pénétra dans le vestibule juste en face, qui desservait deux chambres. Il prêta l’oreille. Un homme chantonnait dans celle de gauche. Il alla prêter l’oreille à droite. Quelqu’un remuait, sans doute Polina. Il attendit les cinq minutes, craignant à chaque instant d’être surpris par un employé. Il voulait simplement savoir si la jeune femme allait ou non téléphoner à quelqu’un pour annoncer qu’il était arrivé. Elle n’avait pas téléphoné.
  
  Il frappa discrètement. Elle vint ouvrir et, la porte refermée, se jeta dans ses bras.
  
  — Oh ! Hube…, gémit-elle. J’avais si peur que vous ne veniez pas.
  
  Il comprit qu’elle lui avait demandé cinq minutes simplement pour se faire une beauté. Elle était coiffée et légèrement fardée, bien que sans rouge aux lèvres, mais elle était nue sous sa robe de chambre en soie légère. Elle leva son visage vers lui. Elle était pâle et sa bouche tremblait. Il l’embrassa tendrement. Elle était chaude et souple, et elle s’abandonnait. Il se souvint de leurs étreintes de naguère et oublia toute prudence. Il repoussa le peignoir sur les belles épaules dorées et la guida vers le lit…
  
  Un long moment plus tard, lovée contre lui, apaisée, elle murmura :
  
  — Nous sommes complètement fous.
  
  Il pensa qu’elle l’avait bien voulu et qu’il avait cédé bien facilement. Mais, ce n’était pas grave. Il savait pouvoir se reprendre quand il le voudrait, avec une dérisoire facilité. Jamais une femme n’avait pu l’enchaîner, ni par le cœur ni par les sens. Il aimait bien trop les femmes pour n’en aimer qu’une.
  
  — Maintenant, raconte ! ordonna-t-il.
  
  Elle expliqua ce qui s’était passé le samedi soir à Washington et la première partie de son récit concorda parfaitement avec ce que savait Hubert… Et puis :
  
  — À l’entrée de Baltimore, il m’a donné l’ordre de m’arrêter et il m’a rejointe. C’était, comme je le supposais, un agent du « Centre »…
  
  — Quelle preuve t’en a-t-il donnée ?
  
  — Un détail concernant ma situation administrative avant ma nomination à Vinnitsa. Un détail qui ne pouvait être connu que d’un membre du G.R.U.
  
  — Et alors ?
  
  Elle enfouit son visage dans ses mains et continua :
  
  — Il m’a dit que j’avais été condamnée à mort pour trahison après ma fuite avec toi. Il me donnait le choix entre deux solutions… être abattue immédiatement ou bien accepter une certaine mission pour le service, qui me vaudrait ma grâce si je réussissais. J’ai choisi la seconde, bien sûr. Je voulais gagner du temps… Il est monté avec moi dans ma voiture et il ne m’a plus quittée. Il était armé et je savais qu’il m’abattrait à la moindre tentative de fuite… Et puis, je ne t’avais pas revu depuis deux mois, j’étais triste, découragée… Nous sommes arrivés à New York au lever du jour. Il m’avait retenu une chambre au nom de Vera Moloney. Je suis restée enfermée toute la journée. Le soir, nous avons pris un avion à destination de Bruxelles. Il m’avait donné un faux passeport. Nous sommes arrivés ici hier midi. J’ai joué la comédie. J’ai fait semblant d’être heureuse de pouvoir me racheter, de rentrer au pays. Il l’a cru et il m’a laissée seule ici en m’interdisant de quitter la chambre. Il y avait des formules de télégramme dans le tiroir de la coiffeuse et…
  
  Elle s’interrompit, puis s’accrocha aux épaules d’Hubert, lui enfonçant ses ongles dans la chair.
  
  — Emmène-moi, Hube… Emmène-moi, je t’en supplie… Ils me tueront. J’en suis sûre !
  
  Il attendit qu’elle se fût un peu calmée, puis demanda :
  
  — De quelle mission voulait-il te charger ?
  
  — Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je veux que tu m’emmènes. Je veux que tu me protèges…
  
  — L’homme qui t’a enlevée, comment s’appelle-t-il ?
  
  — Je n’en sais rien. Il ne m’a donné qu’un prénom : Steffen.
  
  — Quand doit-il revenir ?
  
  — Ce midi. Il m’a demandé de l’attendre ici jusqu’à midi.
  
  — Il ne t’a vraiment rien dit au sujet de ta mission ?
  
  — Il m’a dit que je retrouverais ici quelqu’un que j’avais connu à Washington et que j’aurais à lui remettre quelque chose.
  
  — Quoi ?
  
  — C’est tout ce qu’il m’a dit.
  
  Hubert la caressa doucement.
  
  — Je te promets de te ramener aux États-Unis, mon cœur, et de faire le nécessaire pour que tu n’aies plus rien à craindre par la suite… Mais, je veux savoir ce que ces types sont en train de manigancer et tu vas m’aider.
  
  Elle s’éloigna de lui, effrayée.
  
  — Non, protesta-t-elle. Je ne veux pas. Je veux que tu m’emmènes tout de suite.
  
  — Il n’en est pas question, mon cœur. Tu dois m’obéir. De toute façon, tu ne courras aucun risque tant qu’ils auront encore besoin de toi. Et je t’escamoterai au moment opportun.
  
  Elle secouait la tête avec obstination.
  
  — Non, non, je ne veux pas. J’ai trop peur.
  
  Hubert lui saisit le menton entre le pouce et l’index et la regarda profondément. Ses yeux clairs étaient devenus d’une extrême froideur et les traits de son visage s’étaient durcis.
  
  — Je regrette, Polina, mais c’est à prendre ou à laisser. Je ne te ramènerai qu’à ce prix-là.
  
  Elle resta un long moment comme figée. Il y avait de l’étonnement et quelque chose qui ressemblait à de la haine dans son regard. Enfin, elle ferma les yeux et capitula.
  
  — Je ferai ce que tu voudras, promit-elle d’une voix curieusement altérée.
  
  Presque aussitôt, elle le repoussa avec brusquerie, se leva et fila vers la salle de bains. Il était perplexe. Cela ne se passait pas comme il l’avait imaginé. Avait-elle vraiment été contrainte par la force de quitter les États-Unis ? Était-elle sincère lorsqu’elle le suppliait de la ramener immédiatement, toutes affaires cessantes ?
  
  Le téléphone sonna. Polina ferma les robinets qu’elle avait ouverts et vint répondre.
  
  — Oui… Bonjour… Pour déjeuner ?… D’accord… À quelle heure… Midi et demi, au bar de l’hôtel, c’est entendu. À tout à l’heure.
  
  Elle raccrocha et regarda Hubert qui s’était levé. Son beau visage était sans expression.
  
  — Qui était-ce ? demanda Hubert.
  
  — Steffen… Il vient me chercher à midi et demi en bas, au bar, pour m’emmener déjeuner.
  
  — Eh bien, répliqua Hubert, cela me fera une bonne occasion de voir la tête qu’il a.
  
  Elle lui tourna le dos et alla s’enfermer dans la salle de bains.
  
  
  - : -
  
  Sacha Bounine descendit du taxi à l’angle nord-est du boulevard de Courcelles et du boulevard Malesherbes. Il était 10 h 22, très exactement. Le temps était beau et la journée serait chaude. Grand, maigre, le crâne presque chauve, vêtu sans soin d’un complet d’alpaga de laine gris foncé qui aurait eu besoin d’un coup de fer, et d’une chemise blanche au col douteux ouvert sur une touffe de poils gris, Sacha fumait une pipe malodorante, et tenait à la main une serviette de cuir noir de fabrication américaine.
  
  Il partit à pied vers la place Malesherbes, s’engagea presque aussitôt dans la rue de la Terrasse. Il marchait lentement sans se presser. Arrivé dans l’avenue de Villiers, il s’arrêta, regarda autour de lui comme s’il était perdu et revint sur ses pas. De nouveau sur le boulevard, maintenant assuré qu’il n’était pas suivi, il continua vers la place, puis vers la rue Legendre.
  
  Il était exactement 10 h 30 lorsqu’il arriva devant l’église Saint-Charles de Monceau. Il vida sa pipe sur le trottoir en la tapotant contre son talon levé, la mit dans sa poche et entra dans l’église, sans oublier de plonger dans le bénitier ses doigts jaunis par le tabac ni de faire le signe de la croix.
  
  Steffen Viasma était là, seul. Sacha le rejoignit, s’agenouilla derrière lui.
  
  — J’ai téléphoné ce matin à Vera Moloney, annonça-t-il à voix basse, en me faisant passer pour vous. En votre nom, je l’ai invitée à déjeuner. Vous devez la prendre à midi et demi au bar du Claridge. Vous l’emmènerez où ça vous plaira pourvu que ce soit en dehors des Champs-Élysées et dans un endroit où vous pourrez bavarder sans craindre les oreilles indiscrètes… Quelqu’un que nous sommes en train de manipuler vous verra certainement au bar du Claridge. Ce quelqu’un s’appelle ou se fait appeler Hubert Landon. C’est un Américain. Il est arrivé ce matin des États-Unis et il est descendu, lui aussi, au Claridge.
  
  — Hubert Landon, répéta Viasma.
  
  — Vous transmettrez à Vera Moloney les instructions suivantes : Elle devra dire à Hubert Landon qu’elle vous a entendu donner à quelqu’un, par téléphone, un rendez-vous auquel vous sembliez attacher une grande importance. Le lieu de ce rendez-vous sera le Bada-Club, rue Balzac, et l’heure minuit. Répétez.
  
  Steffen Viasma répéta docilement. Sacha Bounine lui poussa le bras avec la serviette.
  
  — Prenez ça.
  
  Viasma la prit et la plaça devant lui sur le prie-Dieu.
  
  — Vous la garderez avec vous. Quand vous aurez fini de déjeuner, vous raccompagnerez votre invitée à l’hôtel, jusque dans sa chambre. Là, vous lui donnerez un porte-documents qui se trouve dans cette serviette. Ce porte-documents est fermé à clé et je vous défends bien de l’ouvrir…
  
  — Je ne suis pas fou, protesta Viasma.
  
  — D’après ce que je sais de ce Hubert Landon, il ira certainement au Bada pour voir qui vous devez y rencontrer. Vous direz à Polina qu’elle fasse semblant d’avoir peur et qu’elle s’arrange pour rester dans sa chambre, à lui, pendant son absence, et surtout qu’il lui laisse la clé. Dès qu’il sera parti, elle devra déposer le porte-documents dans sa valise, puis retourner chez elle. Vous la préviendrez que Forestier, le type du S.D.E.C.E. viendra frapper à sa porte à un certain moment. Elle devra lui confier la clé de la chambre de Landon et lui indiquer où se trouve le porte-documents, puis attendre qu’il vienne lui rendre la clé quand il aura fini. Après quoi, elle reprendra le porte-documents et restera chez elle, c’est très important, après avoir laissé la clé sur la porte de Landon. Répétez.
  
  Viasma répéta lentement, avec quelques hésitations, mais sans se tromper.
  
  — Parfait, approuva Sacha. C’est tout pour la femme. Maintenant, passons à Forestier… Vous allez l’appeler tout à l’heure pour lui demander un rendez-vous cet après-midi. Vous lui expliquerez alors que le patron de Vera Moloney est arrivé et qu’il détient un document d’une extrême importance pour l’avenir des relations franco-tunisiennes. Vous lui direz que vous vous occuperez personnellement d’éloigner Landon une grande partie de la nuit, vous lui suggérerez de louer lui-même une chambre au Claridge où vous lui téléphonerez pour lui donner le feu vert, étant entendu qu’à partir de ce moment-là vous vous arrangerez pour qu’il dispose d’au moins une heure. Il devra alors aller frapper à la porte de la chambre de Vera Moloney, qui lui donnera la clé de la chambre de Landon. Insistez pour qu’il lui rende la clé après coup. Prévenez-le qu’il peut avoir besoin d’un nécessaire pour ouvrir des serrures de valises ou de porte-documents et dites-lui de ne pas oublier son matériel photographique. Répétez.
  
  Viasma obéit. Tout cela lui paraissait bien compliqué et il ne se sentait pas précisément optimiste.
  
  — En ce qui vous concerne, reprit Sacha, vous allez vous débrouiller pour disposer ce soir de deux filles aussi belles que faciles. L’une d’elles devra servir d’appât pour Landon, que vous devrez emmener chez vous, avec des filles. C’est très important.
  
  — Je n’aime pas ça, protesta Viasma. S’il s’agit de le tenir éloigné du Claridge, on peut aussi bien le retenir au Bada…
  
  — Que vous aimiez ça ou non, je m’en moque, riposta sèchement Sacha Bounine. C’est un ordre et vous l’exécuterez.
  
  — Bon, soupira Viasma. Mais, je ne connais pas ce type…
  
  — Ce midi, demandez à Vera de vous le montrer. Il sera sûrement là pour vous identifier. Au Bada, restez au bar pour l’accrocher plus facilement quand il arrivera. Mettez une fille dans le coup. Dites-lui qu’il s’agit d’une affaire, que vous la dédommagerez royalement… Quand vous serez tous les quatre chez vous, carte blanche, je vous fais confiance. Mais, avant de quitter le Bada, vous vous arrangerez pour téléphoner à Forestier. Bonne chance.
  
  Sacha Bounine fit un signe de croix, bien qu’il n’y eût toujours personne d’autre dans l’église, puis se leva et gagna la sortie. Il n’en avait pas encore terminé avec l’organisation de la soirée.
  
  Sans doute à cause du contraste avec la fraîcheur qui régnait à l’intérieur de l’église, la chaleur extérieure le surprit. Il s’immobilisa un instant sur le trottoir, apparemment occupé à bourrer sa pipe mais, en réalité, observant avec soin les alentours. Puis, il marcha vers la place Lévis, grouillante de pigeons et de ménagères qui faisaient leur marché. Là, il monta dans un taxi et se fit conduire place de Clichy. Il prit ensuite le métro jusqu’à la place des Ternes. Sans en avoir l’air, il surveillait avec une grande attention ses arrières et aussi ses devants. C’était devenu en lui comme une seconde nature. Son esprit « photographiait » automatiquement quiconque se trouvait pour la seconde fois dans son champ visuel au cours d’un même déplacement.
  
  Il emprunta des petites rues, entre l’avenue des Ternes et l’avenue de la Grande-Armée, aboutit finalement rue d’Armaillé et entra dans l’église de Saint-Ferdinand des Ternes. Le Pacha donnait ses rendez-vous dans des bistrots ; Sacha Bounine, lui, préférait les églises. À chacun selon ses goûts.
  
  Hugo Hachmeister était là, assis dans un coin d’ombre, immobile. De taille moyenne, mince, le nez busqué, l’œil bleu et candide, Hugo Hachmeister était l’exécuteur des hautes œuvres du réseau Sacha. Passé a seize ans des Jeunesses hitlériennes dans les S.S., il y avait appris à tuer. Après l’écrasement de l’Allemagne, il s’était engagé dans la Légion étrangère. Il avait combattu en Indochine, puis en Algérie, toujours payé pour tuer. Blessé au combat, réformé, il s’était retrouvé à Paris avec un emploi de gardien de bureau qui ne pouvait lui convenir. Sacha l’avait « récupéré » sans la moindre difficulté car l’ex-Allemand, qui s’ennuyait ferme, ne demandait pas mieux que de reprendre la seule activité pour laquelle il eût jamais été doué : tueur à gages. Sacha l’appelait le Mercenaire.
  
  Il y avait trois femmes en prière dans la nef, dont deux avec des cabas posés près d’elles. Sacha marcha sans bruit vers le Mercenaire et s’assit près de lui.
  
  — J’ai besoin de vous, dit-il.
  
  — À vos ordres, répliqua Hachmeister.
  
  — Une opération chez un nommé Steffen Viasma, 8, rue Charles-Dickens, au sixième étage. Répétez.
  
  Hachmeister répéta. Sacha ouvrit sa serviette, en sortit une clé, la tendit à son voisin qui la prit et la mit dans sa poche.
  
  — C’est la clé de l’appartement…
  
  Sacha sortit encore de sa serviette une petite boîte en fer-blanc, qui avait les dimensions d’un livre de messe.
  
  — Prenez ça aussi.
  
  Hachmeister obéit.
  
  — Cette boîte contient un petit flacon, une seringue et deux aiguilles.
  
  Hachmeister la mit dans sa poche, avec la clé.
  
  — À minuit, vous entrerez dans l’appartement. Il n’y aura personne et vous aurez tout le temps. Vous mettrez des gants pour ne pas laisser d’empreintes. Votre travail consistera à introduire dans toutes les bouteilles que vous trouverez dans le bar, du liquide contenu dans le flacon à raison d’un centimètre cube par litre.
  
  — Et s’il y a des bouteilles non débouchées et encore cachetées ?
  
  — Vous utiliserez la seringue, qui vous servira aussi à mesurer le liquide car elle est graduée. N’oubliez pas d’enfoncer la seconde aiguille à travers le bouchon afin de permettre à l’air de s’échapper, sinon le liquide n’entrerait pas.
  
  — Évidemment, répliqua Hachmeister en haussant les épaules. Me prenez-vous pour un idiot ?
  
  — Je sais bien que cela va sans dire, reprit Sacha, mais je sais aussi que cela ne gâte rien de le dire. Bref, quand vous aurez fini, vous remettrez tout soigneusement en place, vous vous assurerez bien que vous ne laissez aucune trace de votre passage et vous repartirez en refermant la porte comme vous l’avez trouvée. Faites attention en entrant afin de ne pas redonner deux tours de clé s’il n’y en avait qu’un.
  
  — La bouteille, c’est du poison ? questionna Hachmeister sans chercher à dissimuler son mépris.
  
  — Non. Seulement un soporifique très efficace.
  
  — Et après ça, je rentre me coucher ?
  
  — Non. L’ascenseur ne va pas plus haut, mais l’appartement tient la hauteur de deux étages, avec une loggia…
  
  — Comme un atelier d’artiste ?
  
  — Exactement. Et l’escalier, lui, monte encore d’un étage jusqu’à une trappe qui permet de gagner le toit. Sur ce dernier palier se trouve aussi l’accès à la machinerie de l’ascenseur. Vous grimperez jusque-là, où vous ne risquerez pas d’être dérangé, et vous attendrez… À un certain moment, que je ne puis préciser, le locataire rentrera en compagnie de deux femmes et d’un homme. Vous descendrez alors un peu pour entendre ce qui se passe dans l’appartement. Ils boiront certainement. Quand vous n’entendrez plus rien, c’est qu’ils seront endormis. Vous attendrez encore cinq minutes pour plus de sécurité, puis vous entrerez de nouveau dans l’appartement. Répétez.
  
  Hachmeister donna rapidement un résumé précis de ce que Sacha venait de dire.
  
  — Vous aurez toujours vos gants, bien entendu. Vous trouverez au mur, à gauche de la fenêtre, une panoplie d’armes blanches. Vous prendrez parmi ces armes celle qui vous conviendra le mieux et vous l’utiliserez pour poignarder Steffen Viasma…
  
  — Je ne le connais pas.
  
  — Il y a des photos de lui sur un meuble… Vous mettrez ensuite le poignard dans la main de l’autre homme, en vous arrangeant pour que ses empreintes soient sur le manche. Puis, vous déshabillerez les filles et vous mettrez du désordre partout pour faire croire à une partouze. Ensuite, vous viderez toutes les bouteilles sans exception dans les toilettes, et vous n’oublierez pas de tirer la chasse d’eau. Les bouteilles vides, vous les lancerez à travers la pièce ; vous pouvez même en casser une ou deux.
  
  — Mais, les voisins ?
  
  — Aucune importance, au contraire. Enfin, vous appellerez police secours, vous imiterez la voix d’un homme ivre, vous direz que vous vous appelez Landon et que vous venez de tuer quelqu’un, vous donnerez l’adresse, vous raccrocherez et vous filerez comme si vous aviez ce feu au derrière. Répétez.
  
  Hachmeister répéta. Sans rien oublier.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Hubert n’oubliait jamais cet axiome fondamental
  
  du métier : l’action paie, la distraction se paie…
  
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath regarda Polina qui sortait de la salle de bains, simplement vêtue d’une serviette blanche nouée au-dessus de ses seins et dont le bord inférieur atteignait tout juste ce qu’Hubert appelait la « ligne de flottaison ». Il enfila sa veste et dit :
  
  — Alors, tu restes ici.
  
  Elle fit une moue, comme pour s’excuser.
  
  — Je préfère, assura-t-elle. Excuse-moi, c’est peut-être idiot, mais j’ai peur.
  
  — Comme tu voudras, mon cœur.
  
  Il prit la clé sur la coiffeuse et revint vers Polina.
  
  — À tout à l’heure, sois sage.
  
  — Pourquoi prends-tu la clé ? demanda-t-elle d’un ton neutre. Laisse-la ici, tu n’auras qu’à frapper en revenant. Je ne dormirai pas, tu sais. Sûrement pas.
  
  Il pensa aussitôt que c’était aussi bien, que l’on pourrait croire ainsi qu’il était dans sa chambre alors qu’il serait dehors.
  
  — D’accord. Mais, quand tu entendras frapper, demande d’abord qui c’est avant d’ouvrir.
  
  — N’aie pas peur.
  
  Elle l’embrassa tendrement sur la bouche et l’accompagna jusqu’à la porte.
  
  — Sois prudent, murmura-t-elle.
  
  Il sortit. Elle referma et il l’entendit manœuvrer le verrou. Deux minutes plus tard, il fut sur les Champs-Élysées et prit à pied la direction de l’Étoile. Il était à peine minuit, le ciel était clair et la température très douce. Quelques filles de joie, catégorie luxe, lui proposèrent des soins éclairés qu’il refusa poliment.
  
  Le midi, il était descendu derrière Polina lorsqu’elle avait rejoint Steffen Viasma au bar de l’hôtel et il avait pu voir celui-ci. Ainsi qu’ils en étaient convenus, Polina était venue le retrouver dans sa chambre à quatre heures pour lui rendre compte. D’après elle, l’agent du « Centre » ne lui avait pas reparlé de la mission qu’il devait lui confier. Par contre, elle l’avait entendu téléphoner à quelqu’un, auquel il avait fixé rendez-vous à minuit, au Bada-Club. Elle avait eu l’impression qu’il s’agissait d’un rendez-vous très important…
  
  
  - : -
  
  Polina termina de boutonner sa robe, puis enfila ses chaussures. Le sang battait à ses tempes et elle avait l’estomac noué, terrorisée à l’idée qu’Hubert pût revenir à l’improviste. Elle prit les deux clés et alla ouvrir doucement la porte sur le couloir. Elle entendit la porte de l’ascenseur, des bruits de voix et referma. Un couple très gai passa quelques secondes plus tard, plaisantant en anglais. Polina attendit que le silence fût revenu pour tenter une seconde sortie.
  
  Cette fois, il n’y avait personne. Elle traversa rapidement le couloir et rentra chez elle. La couverture avait été faite et une lampe de chevet était allumée. Polina ouvrit sa valise, enfila des gants et prit le porte-documents que lui avait remis Steffen.
  
  Ce qu’elle était en train de faire la rendait malade d’angoisse et elle essayait de se persuader que cela n’aurait aucune conséquence directe fâcheuse pour Hubert. Si elle avait bien compris ce que désirait Sacha, c’était tout simplement d’authentifier les documents aux yeux de l’agent du S.D.E.C.E. en les lui faisant découvrir dans la valise d’un officier de la C.I.A.
  
  Elle ressortit prudemment, traversa le corridor sans encombre et se retrouva dans la chambre d’Hubert. Elle n’osait pas penser à ce que serait la réaction de celui-ci s’il la surprenait. Elle le savait dur, impitoyable, et craignait sa vengeance. Mais elle craignait bien plus encore la vengeance du « Centre » si elle refusait d’obéir. Et elle n’aspirait plus maintenant qu’à une chose : retrouver son pays, ses amis, sa situation, en même temps que le plaisir de vivre et l’estime de soi.
  
  Elle ouvrit la valise d’Hubert et glissa le porte-documents sous les chemises…
  
  
  - : -
  
  Hubert avait beaucoup fréquenté le Bada quelque six mois plus tôt et la jolie fille blonde préposée au filtrage des clients le laissa entrer sans lui demander sa carte.
  
  Steffen Viasma était au bar en compagnie de deux poupées bien en chair, blondes et joliment décolletées. Hubert pensa tout d’abord qu’elles représentaient toute l’importance du rendez-vous signalé par Polina, puis se dit qu’après tout le dénommé Steffen pouvait attendre un quatrième…
  
  Hubert vint au bar, à côté des filles, et commanda un Old Crow. Steffen racontait des histoires croustillantes à ses compagnes qui riaient bruyamment, paraissant déjà fort excitées.
  
  Puis, Steffen invita l’une des deux, la moins jolie, à danser. L’autre recula maladroitement pour les laisser passer et marcha sur le pied d’Hubert. Elle se retourna vivement.
  
  — Oh ! fit-elle. Excusez-moi… Je vous ai fait mal ?
  
  Il sourit.
  
  — À peine, vous êtes si légère. Si vous m’accordez la revanche, je vous tiendrai quitte…
  
  Elle fronça les sourcils et recula prudemment, mettant ses pieds à l’abri d’un tabouret.
  
  — La revanche, répéta-t-elle sans comprendre.
  
  — Une danse, traduisit Hubert. Comme ça, si je vous écrase un orteil, vous ne pourrez rien dire.
  
  Elle rit, soulagée.
  
  — Allons-y, dit-elle.
  
  Et sans plus de façon, elle le prit par la main pour l’entraîner vers la piste. La chaîne Hi-Fi débitait un cha-cha-cha endiablé. Hubert et la jeune fille eurent quelques difficultés à pénétrer sur la piste d’où ils furent plusieurs fois repoussés à coups de postérieurs. Ils purent enfin s’intégrer.
  
  — Je m’appelle Hubert et vous ?
  
  — Lydia.
  
  C’était sûrement un nom de guerre mais cela n’avait aucune importance.
  
  — Vous attendez quelqu’un ? questionna la blonde Lydia.
  
  — Non, et vous ?
  
  — Non plus. Je suis avec une amie et un ami, mais je suis seule.
  
  — Vous n’êtes plus seule, puisque je suis là.
  
  Elle gloussa. Le cha-cha-cha se termina et la disquaire, pour reposer un peu les clients, mit un disque de slow. Hubert en profita pour opérer un rapprochement souhaitable. Lydia faisait partie de ces filles qui semblent croire que les danses lentes n’ont été inventées que pour permettre à deux personnes de sexe opposé de rechercher si elles peuvent ou non s’accorder pour des étreintes plus complètes. Hubert n’était pas contre. Il savait ce qu’il voulait, et que la fin justifie toujours les moyens. Lydia, qui avait pourtant une grande part de responsabilité dans l’affaire, feignit tout de même d’être choquée.
  
  — Voulez-vous être sage ! dit-elle en s’éloignant un peu.
  
  Puis, estimant sans doute qu’elle avait assez fait pour sauvegarder son honneur, elle rétablit sans plus tarder le contact et ne chercha plus à dissimuler le plaisir qu’elle y trouvait.
  
  Il apprit en bavardant qu’elle avait tenu quelques petits rôles dans des productions cinématographiques de troisième catégorie, que les producteurs étaient tous des cochons, que les journalistes et les photographes des revues spécialisées étaient tous des cochons, que tous les hommes étaient des cochons. Elle disait cela sans la moindre acrimonie et même avec une certaine satisfaction.
  
  — Le type qui est avec votre ami, c’est un producteur ?
  
  — Oh, non. C’est un journaliste.
  
  — Quel journal ?
  
  — Je ne sais pas. Un journal étranger, je crois.
  
  Hubert vit Steffen et l’autre fille quitter la piste et rejoindre le bar.
  
  — Vous le connaissez depuis longtemps ?
  
  — Je ne sais pas… Six mois, un an ?
  
  — Vous le voyez souvent ?
  
  — De temps en temps, il nous passe un coup de fil et il nous invite à dîner.
  
  — Toutes les deux ?
  
  — Il amène un copain.
  
  — Et ce soir, pas de copain ?
  
  — Non.
  
  — Ça vous ennuierait de me présenter ? Je suis tout seul et ça me ferait plaisir de finir la soirée avec vous.
  
  — Bien sûr !
  
  — On y va ?
  
  Ils arrêtèrent de danser et se frayèrent un chemin jusqu’au bar, Lydia tenant toujours Hubert par la main. Steffen les regardait venir, un sourire aux lèvres.
  
  — On te croyait partie, dit-il.
  
  — Penses-tu ! répliqua la jeune fille.
  
  Elle se tourna vers Hubert et dit :
  
  — Je vous présente Suzy, mon amie… Steffen…
  
  — Hubert Landon, enchanté.
  
  Ils se serrèrent la main. Hubert remarqua que les verres étaient vides et les fit remplir pour payer son admission dans le groupe. Lydia se serrait contre lui et le traitait déjà comme son bien personnel. Steffen n’arrêtait pas de raconter des histoires gauloises. Suzy riait aux larmes, sans rien dire, très bon public. Ils retournèrent danser. Lydia devint tendre et Hubert sut qu’il coucherait avec elle quand il le voudrait. Mais, pour l’instant et pas pour les mêmes raisons, il ne s’intéressait qu’à Steffen… Un type bien sympathique qui paraissait bien inoffensif. Grand buveur, coureur de filles et amateur de bonnes histoires. Très différent de l’image type de l’agent de renseignements soviétique.
  
  Ils revinrent au bar, commandèrent d’autres whiskies. Lydia but dans le verre d’Hubert, toujours fidèle à son bourbon favori. Steffen tira soudain Hubert à l’écart et lui dit à l’oreille :
  
  — Les filles sont mûres, il ne reste plus qu’à les embarquer…
  
  Hubert trouvait cela un peu prématuré. Il n’était pas pressé de lâcher Steffen.
  
  — Si vous ne savez pas où aller, reprit Steffen, on peut aller chez moi. Il y aura un divan pour vous.
  
  Hubert accepta sans hésiter.
  
  — Je ne voudrais pas vous déranger.
  
  — Au contraire. On va rigoler !
  
  Ils rejoignirent les deux filles qui bavardaient entre elles.
  
  — Allez, dit Steffen d’un ton décisif, on va finir la soirée chez moi.
  
  — La soirée ou la nuit ? ironisa Suzy.
  
  — Moi, j’ai faim, lança Lydia.
  
  — Justement, reprit Steffen, il y a de quoi bouffer à la maison.
  
  — Et boire ? S’enquit Suzy.
  
  — Du scotch autant que tu en voudras.
  
  — Pas de bourbon ? susurra Lydia en regardant Hubert.
  
  Steffen fit un signe de tête négatif.
  
  — Je regrette.
  
  — Pas grave, dit Hubert, je vais prendre une bouteille ici. J’aime mieux ne pas mélanger.
  
  Il demanda une bouteille au barman.
  
  — Excusez-moi, fit Steffen, je reviens tout de suite.
  
  Il partit en direction des lavabos. Hubert paya toutes les consommations.
  
  — Il habite loin ? demanda-t-il aux filles.
  
  Il se demandait si Steffen savait qui il était, mais il ne croyait pas que ces deux petites dindes pussent être ses complices. Et, de toute façon, même s’il s’agissait d’un traquenard, il convenait d’y aller, avec les précautions d’usage. Hubert n’oubliait jamais cet axiome fondamental du métier : l’action paie, la distraction se paie.
  
  
  - : -
  
  Dans la chambre qu’il avait louée au Claridge, Jo Forestier, allongé tout habillé sur le lit, lisait les journaux du soir. Le téléphone sonna. Forestier décrocha et dit :
  
  — Allô, j’écoute.
  
  — Bonsoir, dit la voix de Steffen, comment ça va ?
  
  — Pas mal…
  
  — L’oncle Léon va partir maintenant. Vous n’avez rien à lui dire ?
  
  — Non, répondit Forestier, souhaitez-lui bon voyage.
  
  — D’accord. Eh bien, bonne nuit, à bientôt.
  
  — À bientôt.
  
  Jo Forestier raccrocha. Par une phrase convenue, Steffen venait de lui annoncer qu’il emmenait Hubert Landon chez lui et que la voie était libre. Mais, Jo Forestier ne bougea pas. Il n’accordait à Steffen qu’une confiance limitée et il trouvait l’affaire un peu trop simple. Aussi avait-il obtenu du Pacha qu’un autre agent fût chargé de suivre l’apatride. Et c’était de ce collègue que Jo Forestier attendait le feu vert définitif.
  
  
  - ; -
  
  Steffen ouvrit la porte de son appartement puis s’effaça pour laisser entrer ses invités. Le couloir conduisait directement à la cuisine. À gauche, une porte ouvrait sur la pièce de séjour.
  
  Suzy alluma en passant. Hubert marcha vers la grande baie vitrée, haute de deux étages. Il regarda les mille lumières de Paris, un bout de Seine, le pont de Bir-Hakeim sur lequel passait un dernier métro, la tour Eiffel…
  
  — Mettez-vous à votre aise, lança Steffen. Suzy, mets un disque. Je prépare à boire.
  
  Hubert revint au centre de la pièce et posa sur une table basse la bouteille de bourbon qu’il avait amenée. Suzy allumait l’électrophone. Lydia annonça qu’elle s’occupait de la glace et disparut vers la cuisine. Steffen sortit une bouteille de scotch et des verres, amena le tout sur la table. Puis, il adressa un clin d’œil complice à Hubert, alluma dans un coin une lampe à éclairage diffus, éteignit toutes les autres.
  
  — On ne voit plus rien, protesta Suzy.
  
  Steffen alla ensuite fermer les immenses rideaux de toile écrue pour masquer la fenêtre.
  
  — Les voisins n’ont pas besoin de savoir ce qui se passe ici.
  
  Il rejoignit Suzy qui fouillait dans les disques.
  
  — Quelque chose de tendre et de langoureux, réclama-t-il.
  
  Lydia revint de la cuisine avec une bouteille de Perrier et des blocs de glace dans un bol. Hubert déboucha la bouteille achetée au Bada, en proposa aux autres qui refusèrent et se servit. Lydia mit du scotch dans les autres verres. Steffen posa un disque sur l’électrophone et régla l’intensité du son. Hubert pensa que cela sentait la partouze et qu’il n’était pas en forme pour ce genre d’exploit. Il n’était pas venu là pour ça. Il eut soudain l’impression que tout cela n’était qu’une mise en scène destinée à détourner son attention et que Polina s’était joué de lui. Mais, dans quel but ?
  
  Il ôta sa veste et la posa sur un fauteuil. Les deux filles avaient retiré leurs chaussures et dansaient ensemble, tendrement enlacées. Elles s’embrassèrent sur la bouche. Steffen se mit à rire.
  
  — C’est l’alcool qui les rend comme ça, expliqua-t-il. Mais ne vous en faites pas… Venez trinquer, ordonna-t-il.
  
  Elles obéirent, prises d’un fou rire irraisonné. Steffen distribua les verres.
  
  — À l’amour ! dit-il.
  
  Ils burent. Les deux filles vidèrent leurs verres d’un trait, Steffen les imita. Puis il attira Suzy et l’embrassa. Elle se suspendit à son cou et ils se mirent à danser sur place. Lydia passa une main caressante sur les pectoraux d’Hubert.
  
  — Vous me plaisez, murmura-t-elle.
  
  Son regard vacillait et elle éprouvait quelques difficultés d’élocution. Ils dansèrent aussi.
  
  — Ouf ! Je suis fatigué, dit soudain Steffen.
  
  Il se laissa tomber dans un fauteuil, entraînant Suzy qui se cala sur ses genoux. Lydia devenait de plus en plus lourde dans les bras d’Hubert.
  
  — J’ai les jambes coupées, bredouilla-t-elle. Qu’est-ce qu’il m’arrive ?
  
  Ils s’assirent sur le divan. Elle se serra contre lui.
  
  — Embrasse-moi, exigea-t-elle.
  
  Il lui donna satisfaction.
  
  — Je voudrais dormir, dit-elle ensuite. Mets-moi au lit.
  
  Elle parlait si bas qu’il eut de la peine à comprendre. Il ne bougea pas. Il avait soudain la certitude que la situation évoluait dans un sens imprévu. Dans le fauteuil, Steffen et Suzy étaient tout simplement en train de s’endormir. Et Lydia suivait le même chemin.
  
  Il repoussa la jeune fille qui roula sur le divan et se leva. Il se sentait bien. Sans bruit, il alla soulever les paupières de Steffen, mais n’obtint d’autre résultat qu’un grognement indistinct. Il flaira ensuite la bouteille de scotch sans la toucher, mais ne sentit rien que l’odeur habituelle de l’alcool. Pourtant, les trois autres avaient été drogués, cela ne laissait aucun doute ; et lui-même l’aurait été s’il n’avait utilisé sa bouteille personnelle.
  
  Il essayait de comprendre. Steffen n’était donc pas le Deus ex machina présenté par Polina, mais un simple pion qu’une main inconnue poussait dans l’ombre ; car il ignorait certainement qu’un puissant somnifère avait été mélangé à son whisky…
  
  Persuadé que tout cela n’était que le début d’une action dont la suite ne pouvait plus tarder, Hubert entreprit de visiter l’appartement en commençant par le haut. Il redescendait, n’ayant rien trouvé, lorsqu’il entendit le bruit caractéristique d’une clé tournée dans une serrure. Quelqu’un entrait. Hubert se laissa glisser dans le fauteuil le plus proche, entre le bas de l’escalier et la fenêtre et feignit de dormir. Il était ainsi merveilleusement placé, en retrait, pour observer toute la pièce entre ses paupières entrouvertes…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  – Poignarder quelqu’un ?…
  
  Diable ! Comme vous y allez !
  
  
  
  Jo Forestier commençait à trouver le temps long. Il avait lu les journaux de la première à la dernière ligne et il ne savait plus quoi faire.
  
  Il se leva, éteignit la lumière et alla ouvrir la fenêtre. Sa chambre était au deuxième étage sur la cour. En face, un homme bedonnant, en caleçon, fouillait dans une valise. Une autre fenêtre s’éclaira au premier étage. Forestier vit un couple, sûrement des étrangers. Ils discutaient avec animation. La femme ôta sa robe. Elle était jeune et bien faite. Puis, l’homme ferma les rideaux.
  
  La sonnerie du téléphone fit sursauter Forestier. Il revint à tâtons, buta contre un des montants de cuivre du lit, trouva enfin l’appareil.
  
  — Jo ? demanda une voix.
  
  — Soi-même.
  
  — C’est l’oncle Léon qui te parle. J’espère que je ne te dérange pas, mon garçon ?
  
  — Je ne dormais pas encore.
  
  — Je voulais te dire moi-même que tout va bien au sujet de ce que tu sais… Tu m’as compris ?
  
  — Je suis bien content. Maintenant, je sais ce qui me reste à faire.
  
  — Bonne nuit, mon garçon. À bientôt.
  
  — À bientôt.
  
  Jo Forestier raccrocha. Cet appel téléphonique provenait de la maison mère. Il avait été prévu en effet qu’en raison de l’heure tardive, l’agent chargé de suivre Steffen pourrait peut-être difficilement trouver un téléphone. On l’avait donc doté d’une voiture-radio en liaison avec le bureau qui venait d’assurer le relais.
  
  Forestier laissa la clé de sa chambre sur la porte et partit dans le couloir désert. Polina devait l’attendre, si elle ne s’était pas endormie…
  
  
  - : -
  
  Hugo Hachmeister, immobile à l’entrée de la pièce, regarda successivement les deux filles et les deux hommes figés dans le sommeil. Puis, il avança sans bruit. Il était vêtu d’un complet de coton beige sur un polo de soie noire. Ses mains étaient gantées de cuir brun, très fin, ses pieds chaussés de mocassins à semelles de caoutchouc souple.
  
  Il examina un portrait photographique placé sur un bahut et compara avec les visages des deux hommes afin d’identifier celui qu’il devait tuer. Quand cela fut fait, il décida de procéder d’abord à la mise en scène et de terminer par la mise à mort.
  
  Il commença par Lydia et entreprit de la déshabiller. Il ne se pressait pas et ses gestes étaient pleins d’assurance. C’était pour lui un travail comme un autre, qui ne lui procurait aucune émotion particulière. Il essayait seulement de le faire le mieux possible, attentif à ne rien oublier, à ne commettre aucune erreur, car il savait que sa liberté et probablement sa vie étaient en jeu.
  
  Il jetait les vêtements l’un après l’autre à travers la pièce. Quand ce fut terminé, il installa de nouveau la fille sur le divan, jambes écartées dans une pose obscène. Il croyait avoir compris ce que désirait Sacha et se sentait des soucis de metteur en scène pour cette pièce qu’il aurait intitulée Crime chez des partouzards, si on le lui avait demandé.
  
  Il souleva ensuite Suzy des genoux de Steffen Viasma et lui fit subir le même sort. Quand elle fut complètement nue, il la mit à plat ventre sur le tapis.
  
  Puis, ce fut le tour de Steffen, auquel il ôta seulement sa veste, son pantalon et son slip avant de le transporter près de Lydia. Après cela, il alla vider toutes les bouteilles dans les toilettes et tira la chasse d’eau. Il fut intrigué par la bouteille de bourbon dont il n’avait aucun souvenir. Mais cela ne lui parut pas important, puisque tout le monde dormait.
  
  Il remît les bouteilles sur la table, puis renversa celle-ci d’un coup de pied. Il fit également basculer deux fauteuils et projeta des coussins au hasard.
  
  Il estima que cela suffisait. Il lui restait à s’occuper d’Hubert. Il le prit sous les aisselles, le tira jusqu’auprès du téléphone et le laissa s’écrouler sur place, afin de lui donner une attitude naturelle. Plus tard, quand il aurait appelé la police, il laisserait pendre le combiné au bout de son fil.
  
  Il passa une dernière revue de détail, sans se presser, et choisit enfin dans la panoplie accrochée au mur, une très belle dague du XVe siècle, au manche lisse…
  
  
  - : -
  
  La porte s’ouvrit enfin. Soulagé, Jo Forestier entra et regarda Polina, en déshabillé, qui refermait.
  
  — Vous frappiez depuis longtemps ?
  
  — Oui, répliqua-t-il. Et j’avais peur de réveiller tout l’étage.
  
  — Je suis désolée. Je vous attendais beaucoup plus tôt et j’ai fini par m’endormir.
  
  — Faisons vite. Vous avez la clé ?
  
  Elle la lui donna.
  
  — C’est la porte juste en face, de l’autre côté du couloir. Ce qui vous intéresse se trouve dans un porte-documents qui est lui-même dans la valise. Tout cela est probablement fermé à clé.
  
  — J’ai ce qu’il faut.
  
  — N’abîmez rien. Si jamais il s’apercevait que…
  
  — Soyez sans crainte.
  
  — Vous n’emportez rien, n’est-ce pas ? Vous photographiez…
  
  Il sortit un instant de sa poche un Minox muni de son flash. Elle parut soulagée.
  
  — Vous avez l’argent ?
  
  — Oui, assura-t-il. Je vous le donnerai en vous ramenant la clé, si j’ai trouvé le document.
  
  Elle parut satisfaite et rouvrit la porte :
  
  — Allez-y.
  
  
  - : -
  
  Hubert Bonisseur de la Bath vit Hugo Hachmeister décrocher la dague de la panoplie et décida aussitôt qu’il était temps d’intervenir. Il se redressa, souple et silencieux, et dit d’un ton tranquille :
  
  — Je n’ai pas l’intention de vous donner de conseils, mais…
  
  Hachmeister bondit sur place et se retourna d’une pièce, le souffle coupé par la surprise.
  
  — Vous devriez vous arrêter maintenant, avant de faire des bêtises, continua Hubert.
  
  Hachmeister respira profondément. Il tenait la dague bien en main, pointée vers Hubert.
  
  — Vous ne dormiez pas ? répliqua-t-il.
  
  Hubert nota l’accent allemand, la voix sèche, le maintien raide. Il sourit.
  
  — Excusez-moi, je suis navré pour vous… Pouvez-vous me dire ce que vous alliez faire avec cette arme ?
  
  Hachmeister récupérait vite, mais il ne savait toujours pas comment se sortir de cette situation imprévue et franchement désagréable.
  
  — Rien, répondit-il pour gagner du temps. Je voulais simplement l’examiner.
  
  — Vous n’aviez pas un tout petit peu l’intention de poignarder quelqu’un ?… Non ?
  
  L’œil candide, Hachmeister s’étonna :
  
  — Poignarder quelqu’un ?…Diable ! Comme vous y allez !
  
  Hubert enchaîna, toujours sur le même ton de conversation courante :
  
  — Vous auriez pu, par exemple, poignarder ce cher ami (il montra Steffen d’un signe de tête), me mettre ensuite le poignard dans la main, appeler la police et vous en aller sur la pointe des pieds…
  
  Hachmeister fit un sourire qui ressemblait beaucoup à une grimace.
  
  — Vous avez de l’imagination.
  
  — Cela me semble tout simplement l’aboutissement logique de toute cette mise en scène.
  
  Hachmeister pensait maintenant qu’il ne pouvait plus exécuter sans risques la mission que Sacha lui avait confiée. Les instructions prévoyaient en effet de laisser ce grand type en vie pour lui faire endosser l’assassinat de l’autre. Cela n’était plus possible. Et Hachmeister ne voulait pas prendre la responsabilité de le tuer sans un ordre exprès de Sacha. Une seule solution : décrocher et attendre de nouveaux ordres.
  
  — Je vais vous dire la vérité, répliqua Hachmeister.
  
  — Cela m’étonnerait beaucoup.
  
  Hachmeister se retourna, très naturellement, et remit la dague où il l’avait prise, sur la panoplie. Il voulait s’en aller sans histoires, tout au plus assommer cet empêcheur de danser en rond s’il voulait aussi l’empêcher de sortir. Quand il eut de nouveau pivoté, il constata que son adversaire s’était déplacé et qu’il lui barrait maintenant le chemin de la porte.
  
  — C’était une blague, reprit-il, une simple blague.
  
  — Ben voyons, dit Hubert.
  
  Il souriait toujours, découvrant ses dents blanches et pointues, mais ses yeux étaient froids et durs comme des boules de glace. Hachmeister vint vers lui, contournant les corps plus ou moins nus allongés sur la moquette. Il consulta sa montre :
  
  — Il est temps que je parte, assura-t-il. Vous allez m’excuser.
  
  — Ben voyons, reprit Hubert.
  
  Hachmeister se mit à rire, un peu gêné. Hubert savait qu’il était en train de lui préparer un coup de sa façon. Il le laissa venir. L’atmosphère s’était chargée d’électricité. Le hululement d’une sirène de péniche sur la Seine ne les troubla ni l’un ni l’autre.
  
  D’un geste naturel, Hachmeister leva la main droite pour se gratter derrière la nuque.
  
  — Vous direz à Steffen…
  
  Son bras se détendit, avec une force et une rapidité stupéfiantes, sur une trajectoire arrondie, la main tendue en sabre visant la gorge d’Hubert. Mais la main ne rencontra que le vide. Hubert s’était brusquement baissé. Il remonta et porta dans le même mouvement un atemi du tranchant de la main au visage de l’ex-Allemand, le frappant à la pommette. Il enchaîna immédiatement par un pivotement rapide du buste en levant son bras gauche replié, mais Hachmeister avait eu le temps de se protéger et sa main droite amortit le coup de coude qui allait toucher son menton. Il rompit d’un pas glissé très rapide, leva la jambe droite pliée qui se détendit comme un ressort. Hubert vit le coup venir, déroba par un rapide quart de tour, son ventre menacé. Il encaissa dans le gras de la cuisse et la douleur lui coupa le souffle. Hachmeister fonça pour exploiter son avantage. Hubert recula, mais ses pieds accrochèrent un des coussins qui traînaient à terre. Il tomba en arrière et sa tête porta durement contre le mur.
  
  Pris dans le feu de l’action, Hachmeister ne raisonna plus. Le coup reçu au visage l’avait rendu furieux. « Je vais le tuer ! » pensa-t-il en se ruant sur son adversaire. À demi-inconscient, Hubert ne pouvait plus se défendre. Hachmeister se laissa tomber sur lui et lui plaça une clé au cou pour un étranglement sanguin.
  
  Hubert comprit aussitôt le danger. S’il ne parvenait pas à se tirer de là dans les quelques secondes à venir, il tomberait en syncope, son cerveau n’étant plus irrigué par le sang, et tout serait fini. Privé, par les deux coups encaissés, d’une partie de ses moyens, il n’avait pas le choix. Ses mains emprisonnèrent la tête de son adversaire, ses pouces cherchèrent les globes des yeux…
  
  Hachmeister cria, essaya de se dérober, faillit y parvenir, banda tous ses muscles pour accélérer l’étranglement. Hubert eut un sursaut désespéré. Il sentit quelque chose craquer sous ses pouces. Les yeux crevés, Hachmeister poussa un hurlement terrifiant et lâcha sa prise. Horrifié, poussé par un mouvement de panique, Hubert réunit ses dernières forces pour un atemi sur la pomme d’Adam qui coupa net l’effroyable plainte.
  
  Hubert retomba sur le côté, haletant. Un gong battait dans son crâne meurtri. C’était intolérable. Il pensait que le hurlement de sa victime devait avoir ameuté tout le quartier, que la police allait venir, qu’il allait être pris au piège… Mais, il était incapable de bouger.
  
  Il parvint à discipliner sa respiration, à se décontracter. Les coups de gong dans sa tête diminuèrent d’intensité. Il parvint à se mettre à genoux. Devant lui, Hachmeister ne bougeait plus. Du sang coulait de ses orbites défoncées. Hubert regarda ses mains et une nausée lui monta aux lèvres. Le dégoût l’aida à se dresser sur ses jambes. Il marcha en titubant jusqu’à la cuisine, ouvrit le robinet sur l’évier, se lava les mains en frissonnant, puis se mit la tête sous le jet.
  
  Il s’essuya avec un torchon, tâta son crâne. Ce n’était pas grave, une bosse légère… Douloureux sur l’instant, mais vite passé.
  
  Il retourna chercher sa veste, restée sur un fauteuil. Il se sentait mieux et il put tâter les poches de sa victime qui ne donnait plus aucun signe de vie. Mais Hachmeister ne portait rien sur lui qui pût permettre de l’identifier.
  
  Hubert ouvrit doucement la porte sur le palier.
  
  Tout était calme et silencieux. Il appela l’ascenseur, y entra et appuya sur le bouton du rez-de-chaussée.
  
  Dehors, l’air frais lui fit du bien. Il descendit vers le quai, où passaient encore de rares voitures, et eut la chance de pouvoir arrêter presque tout de suite un taxi en maraude…
  
  — Au Claridge, dit-il.
  
  Puis il se laissa aller sur les coussins et ferma les yeux.
  
  
  - : -
  
  Jo Forestier poussa un grand soupir de soulagement et s’épongea le front avec sa main gantée. La serrure du porte-documents lui avait donné beaucoup plus de mal qu’il ne l’avait estimé tout d’abord.
  
  Il fit glisser le curseur de la fermeture et regarda dans la sacoche dont il sortit avec précaution deux revues d’informations confidentielles d’origine américaine, dont « ONI Weekly »(7), et une chemise en carton rose qui contenait une lettre à entête du State Department de Washington, adressée au gouvernement tunisien.
  
  Jo Forestier lut la lettre et se mit à siffler doucement. Washington promettait tout simplement son aide à Tunis pour mettre les troupes françaises à la porte de Bizerte, sous condition unique d’une « Otanisation », c’est-à-dire en fait, d’une américanisation de la base. Forestier resta un long moment sidéré. Il n’en revenait pas. Pourtant, ce document trouvé dans les bagages d’un colonel américain avait toutes les apparences de la plus parfaite authenticité. Il le posa sur la plaque de verre qui couvrait la table, posa des pièces de monnaie sur les coins pour aplanir le papier.
  
  Il sortit son matériel photographique : le minuscule Minox muni de son flash, le pied à coulisse lilliputien, procéda à la mise en place, aux réglages.
  
  Le flash ne fonctionnait pas. Forestier jura. Décidément, tout allait mal. D’abord, cette serrure récalcitrante, puis ce flash. Il y avait des jours comme cela, où tout allait de travers.
  
  Il perdit cinq minutes à réparer. Il s’énervait et commençait à craindre d’être surpris. De l’autre côté, la femme devait s’inquiéter. Il prit un cliché, le doubla, retourna la feuille, prit deux autres clichés du verso. C’était fait.
  
  Il remit tout en place. Il lui fallait encore refermer la serrure du porte-documents.
  
  
  - : -
  
  Hubert Bonisseur de la Bath descendit du taxi devant le Claridge. Les Champs-Élysées étaient presque déserts. Quelques rares voitures circulaient encore. Devant l’hôtel, trois beautés ravageuses aux poitrines agressives accrochèrent Hubert. À les entendre, Messaline n’avait été, par rapport à elles, qu’une gamine un peu vicieuse mais sans aucun savoir-faire. Et, s’il pouvait le supporter, il pouvait même les avoir toutes les trois pour le prix de deux. Elles s’arrangeraient.
  
  — Vous êtes trop bonnes, répliqua Hubert, mais je n’aime pas les soldes.
  
  Elles comprirent trop tard et il n’entendit pas leurs injures. Il acheta un journal au concierge de nuit qui voulut lui donner sa clé.
  
  — Je l’ai dans ma poche, assura-t-il. J’avais oublié de la poser en sortant.
  
  Il prit l’ascenseur, en sortit au premier étage et prit la direction de sa chambre. Les tapis qui couvraient le sol des interminables couloirs étouffaient le bruit de ses pas. Il tirait un peu la jambe et son crâne lui faisait toujours mal, bien que de façon supportable. Il atteignit la porte de sa chambre et tapota discrètement le bois avec ses ongles.
  
  — Un instant, j’arrive, répondit une voix d’homme.
  
  Surpris, Hubert recula d’un pas pour regarder le numéro de cuivre rivé sur le panneau supérieur. Il ne s’était pas trompé. Il traversa rapidement le couloir, pénétra dans le vestibule qui desservait les deux chambres d’en face, dont celle de Polina, et qui se trouvait plongé dans l’obscurité. De là, il vit la porte de sa chambre s’ouvrir et un homme qu’il ne connaissait pas en sortir. Il se disposait à intervenir lorsque l’inconnu, au lieu de s’éloigner, traversa le couloir et entra dans le vestibule où se cachait Hubert.
  
  La veste de l’homme était ouverte et il ne se méfiait pas. Hubert frappa. Atemi du bout des doigts au plexus. L’homme plia les genoux, laissa tomber une clé qu’il tenait à la main. Hubert ramassa cette clé, constata que c’était la sienne, prit sa victime sous son bras gauche, comme un paquet de linge sale, et l’emporta.
  
  La première chose qu’il remarqua dans sa chambre fut que Polina n’y était plus et que le lit n’avait pas été défait. La pensée l’effleura qu’elle avait peut-être connu un mauvais sort. L’homme se rendait tout droit à la chambre de la jeune femme. Ne s’y trouvait-elle pas ligotée, bâillonnée, ou pis encore ? À moins qu’ils ne fussent complices.
  
  Hubert jeta son adversaire inanimé sur le lit et le fouilla : quelques billets en vrac dans une poche, un mouchoir, un Minox avec son flash, un tripode, un minuscule passe-partout pour serrures de valises, des pièces de monnaie. Rien de plus. Hubert laissa le tout sur la table de nuit et passa dans la salle de bains. Il avala quatre comprimés d’aspirine vitaminée et se frictionna, avec une pommade spéciale « antichoc », à la cuisse et derrière la tête, où il avait reçu des coups.
  
  Il revint dans la chambre et entreprit de ranimer sa victime par un massage conjugué des globes oculaires et du plexus solaire, en alternance avec des mouvements de respiration artificielle. Jo Forestier commençait à reprendre conscience lorsqu’Hubert entendit frapper à la porte.
  
  Il se déplaça et demanda, très bas :
  
  — Qui est-ce ?
  
  — Mme Moloney… Dépêchez-vous. Qu’est-ce que vous faites ?
  
  Hubert ouvrit la porte. Surprise, Polina aspira bruyamment et devint très pâle. Hubert la saisit par un poignet et l’attira brutalement à l’intérieur. Il referma la porte, poussa d’une bourrade dans le dos la jeune femme dans la chambre.
  
  — Explique-toi, ordonna-t-il d’une voix tranchante. Et vite !
  
  Elle était blême et tremblait. Furieux, il la gifla. Elle ne cria pas, mais des larmes perlèrent à ses yeux.
  
  — Attends, supplia-t-elle, je vais t’expliquer. Il t’a vu partir et il est venu. Il voulait fouiller tes bagages…
  
  — Je n’ai rien à cacher, riposta Hubert, et tu le sais.
  
  — Je le lui ai dit, mais il ne m’a pas cru. Il m’a ordonné de retourner chez moi et il est resté ici.
  
  — Qui est-ce ? Je l’ai fouillé, il n’a aucun papier sur lui.
  
  Elle déglutit péniblement et inventa :
  
  — C’est un agent du Centre. Il s’appelle Joseph.
  
  — Joseph comment ?
  
  — Je ne sais pas. C’est sans doute un nom de code.
  
  — Il t’a dit ce qu’il cherchait.
  
  — Non. Il n’a même pas voulu que je reste ici.
  
  Hubert avait l’impression qu’elle mentait, qu’elle en savait plus qu’elle ne voulait bien le dire.
  
  — Retourne chez toi, ordonna-t-il, je vais le ranimer et l’interroger.
  
  Elle hésita, regarda Forestier étendu sur le dos, Hubert lui saisit le bras et la poussa vers la porte.
  
  — File et tâche de retrouver la mémoire.
  
  Il la fit sortir et referma la porte. Forestier respirait mieux et son pouls était redevenu presque normal. Hubert alla mouiller une serviette dans la salle de bains. Les gifles humides répétées achevèrent de ranimer l’agent du S.D.E.C.E.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda Hubert.
  
  Forestier ne répondit pas.
  
  — Je vais appeler la police et vous faire arrêter comme un vulgaire voleur.
  
  — Personne ne vous empêche de le faire, murmura Forestier.
  
  — Ça vous étonne de me voir ici, hein ? Votre petit coup chez Steffen était pourtant bien monté.
  
  Malheureusement pour vous, votre tueur à la petite semaine ne faisait pas le poids.
  
  Forestier avait fermé les yeux et serrait les dents.
  
  — J’ai envie de vomir, annonça-t-il.
  
  — Allez dans la salle de bains.
  
  Forestier se leva. Hubert recula, mais sans être vraiment sur ses gardes. L’idée ne l’avait pas effleuré que son adversaire pût lui jouer la comédie.
  
  Debout, Forestier fit quelques pas. Puis, brusquement, il attaqua. Une feinte du gauche, qui obligea Hubert à se protéger du mauvais côté, et son pied droit partit à la volée. Personne ne pouvait imaginer que Forestier, avec son embonpoint et son allure un peu pataude, était capable de lever la jambe comme une danseuse de french-cancan et deux fois plus vite. C’était son coup favori : coup de pied à la tête, bascule sur la jambe gauche, remise du pied droit à terre après demi-tour complet, transport de poids, et sur le même élan, poursuivant la rotation, second coup de pied à la tête, mais du gauche cette fois.
  
  Complètement surpris, Hubert encaissa le premier coup sur la joue gauche et en vit trente-six chandelles. Le second coup ne l’atteignit pas, pour la simple raison que Forestier avait trop présumé de ses forces et que sa rotation trop rapide l’avait étourdi. Entraîné par son mouvement, Forestier s’abattit sur le lit avec l’impression que toute la chambre tournoyait autour de lui sur un plan vertical.
  
  Quant à Hubert, assommé, il resta deux ou trois secondes debout, louchant affreusement et oscillant d’un bord sur l’autre. Puis ses genoux cédèrent et il s’effondra comme un pantin désarticulé.
  
  L’estomac au bord des lèvres, Forestier se redressa. Il voyait double et ses jambes avaient une tendance toute nouvelle à céder sous son poids. Il ramassa maladroitement son matériel déposé par Hubert sur la table de nuit et remit le tout dans ses poches. Puis, l’air faussement digne d’un ivrogne qui essaie envers et contre tout de marcher droit, il gagna la sortie.
  
  Il marchait, comme dans un rêve, les pieds en dedans et ses genoux se heurtant à chaque pas. Plusieurs fois, il fut obligé de rétablir son équilibre d’une poussée de la main contre le mur. Il atteignit l’ascenseur, appuya sur le bouton d’appel, éprouva quelque difficulté à ouvrir la porte, la reçut ensuite sur les fesses parce qu’il n’était pas entré assez vite, appuya sur le bouton du deuxième étage.
  
  Deux minutes plus tard, il était dans sa chambre et son premier soin fut d’aller mettre la tête sous un robinet d’eau froide. Il ressortit de la salle de bains ragaillardi et enfin capable de réfléchir. Il sut alors ce qu’il devait faire : informer immédiatement le Pacha du déroulement imprévu de l’opération et le mettre au courant de certaines anomalies…
  
  Il quitta sa chambre, descendit, donna sa clé au concierge, reprit sa voiture garée sur la contre allée et démarra. Il retournait au bureau, d’où il pourrait appeler le Pacha sur sa ligne directe pendant que le laboratoire développerait le film du Minox.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Hubert commençait à entrevoir de quelle façon les gens du « Centre » l’avaient manipulé à travers Polina…
  
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath rouvrit les yeux. Sa tête lui faisait atrocement mal. Il constata que son adversaire avait disparu et se traita mentalement de tous les noms pour se punir de son imprudence.
  
  Il réussit non sans peine à se mettre debout, puis à gagner la salle de bains. Sa pommette gauche était rouge vif, mais il n’y avait pas de plaie. Il avait été frappé par la face interne du soulier et non par la semelle.
  
  Il reprit de la pommade « antichoc » et massa longuement pour la faire pénétrer. Puis, il ingurgita quatre autres comprimés d’aspirine vitaminée.
  
  Après quoi, il revint s’allonger sur le lit, la tête bien calée sur un oreiller. Il ferma les yeux et décontracta tous ses muscles l’un après l’autre. Il voulait attendre que l’aspirine ait agi pour s’occuper ensuite de Polina.
  
  
  - : -
  
  Le Pacha, mal rasé, un foulard autour du cou, car il n’avait pas pris le temps de mettre une cravate, écoutait avec beaucoup d’attention le récit de Jo Forestier. Le téléphone sonna. Le Pacha décrocha, écouta.
  
  — Rappelez toutes les dix minutes, ordonna-t-il.
  
  Il raccrocha, expliqua pour Forestier :
  
  — Ça ne répond pas chez Viasma.
  
  — Ce saligaud va me payer ça, gronda Forestier. Je vais…
  
  Il s’interrompit. Quelqu’un frappait à la porte.
  
  — Entrez ! cria le Pacha.
  
  C’était l’homme de permanence de nuit au laboratoire photo qui apportait le film développé.
  
  — Merci, dit le Pacha. Je n’ai plus besoin de vous.
  
  L’homme s’en alla, refermant la porte. Le Pacha se leva et regarda le film par transparence, puis alla l’engager dans une visionneuse à grand écran installée dans un coin de la pièce. Forestier le rejoignit. L’appareil allumé, puis le réglage fait, l’image du document photographié par Forestier apparut sur l’écran de verre dépoli, extrêmement nette.
  
  — Maintenant, j’en suis tout à fait sûr, dit Forestier. C’était un coup fourré et ce truc est un faux.
  
  Le Pacha le regarda, perplexe.
  
  — Expliquez-vous, mon petit.
  
  — Quand la femme est entrée dans la chambre, j’avais déjà suffisamment récupéré pour comprendre ce qui se disait autour de moi ; mais je gardais les yeux fermés et elle a cru que j’étais sans connaissance. Elle a dit à l’Américain que j’étais un agent du « Centre » et que je l’avais obligée à m’aider.
  
  — Obligée ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
  
  — Je n’en sais rien encore. Elle a dit que je voulais fouiller les bagages de l’Américain. Il a répondu : « Mais je n’ai rien à cacher, vous le savez bien… ». « Je le sais, a-t-elle répondu… ». Si l’on ajoute à cela que ce type ne s’est pas occupé de mon Minox, qu’il n’a pas immédiatement ôté ou changé le film, on peut en conclure qu’il ignorait l’existence de ce fameux document qui n’a sans doute été placé dans ses bagages que pour l’authentifier à nos yeux.
  
  — Vous avez sûrement raison, approuva le Pacha. Et si ce type n’était pas rentré de façon intempestive, nous aurions été manœuvrés comme des enfants de troupe.
  
  Jo Forestier se massait pensivement l’estomac.
  
  — Pourquoi est-il rentré, reprit-il, alors que Steffen m’avait promis de le garder au moins deux heures… Il m’a parlé d’un tueur… J’ai bien peur qu’il ne soit arrivé quelque chose là-bas… Écoutez, je retourne au Claridge. Il faut que je revoie ce type et que l’on s’explique.
  
  — Allez-y et ramenez-le ici si vous le pouvez…
  
  
  - : -
  
  Sacha Bounine était inquiet, très inquiet. Cela faisait plus d’une heure qu’il attendait, au volant de sa Dauphine garée dans la rue Charles Dickens, qu’Hugo Hachmeister reparût.
  
  Sacha était arrivé peu après minuit et il avait tout de suite repéré la vieille Porsche rouge de son tueur à gages. Une heure plus tard, il avait vu Steffen, les deux filles et l’Américain, sortir de la voiture de l’agent double et entrer dans l’immeuble. Il y avait eu un certain nombre d’allées et venues. Des locataires qui rentraient, des invités qui repartaient. Vers une heure et quart, Sacha avait remarqué qu’un homme, sortant de la maison, avait un peu la même silhouette que l’Américain, mais non la même allure. Il ne pouvait évidemment savoir qu’Hubert venait de recevoir un coup qui avait passablement modifié son port de tête et sa démarche.
  
  Maintenant, si tout avait marché correctement, Hugo Hachmeister aurait dû être reparti depuis au moins trois quarts d’heure en admettant qu’il eût pris tout son temps. Donc, un événement imprévu s’était produit ; sûrement grave.
  
  Sacha descendit de voiture et traversa la chaussée afin de prendre du champ pour regarder le sommet de l’immeuble qui se dressait au bout de la rue en cul-de-sac. La grande baie vitrée du logement-atelier de Steffen Viasma apparaissait nettement, ses grands rideaux fermés tamisant la lumière intérieure. Déconcerté, Sacha décida d’y aller voir.
  
  Il pénétra dans l’immeuble, prit l’ascenseur et monta au sixième. Tout était silencieux. Il écouta, l’oreille collée au battant, mais n’entendit rien. Il monta au dernier étage, pensant que Hachmeister avait pu s’y endormir ou bien y avoir eu un malaise. Il n’y trouva personne.
  
  Il redescendit, tenté de frapper à la porte mais n’osant pas, il rentra dans l’ascenseur et regagna le rez-de-chaussée. Une minute plus tard, il démarrait au volant de sa voiture à la recherche d’une cabine téléphonique publique. Il voulait appeler Polina, savoir comment cela s’était passé de son côté…
  
  
  - : -
  
  Polina ne dormait pas. Elle était affolée. Comment pouvait-elle récupérer le porte-documents et son contenu maintenant qu’Hubert était rentré et qu’il avait repris sa clé ? S’il découvrait le pot aux roses, sa réaction serait sûrement terrible.
  
  Que faire ? Tout lui avouer ? Ce n’était pas possible. Si seulement Sacha lui avait laissé un moyen de le joindre en cas d’urgence. Elle se sentait perdue, comme un naufragé dans la tempête.
  
  Le téléphone sonna. Elle décrocha vivement, entendit la voix de la standardiste, sans comprendre ce qu’elle disait, puis une voix d’homme qui demandait en russe :
  
  — Êtes-vous seule ?
  
  Un fol espoir lui coupa le souffle.
  
  — Oui, oui, bégaya-t-elle.
  
  — Sacha… Parlons russe, personne ne nous comprendra. Comment cela s’est-il passé ?
  
  — Mal, répliqua Polina, très mal. Il est rentré…
  
  — Qui « il ».
  
  — Hubert… Hubert Landon… Il a surpris l’autre dans sa chambre et il l’a assommé…
  
  Elle raconta très vite ce qu’elle savait des événements.
  
  — Je ne peux plus récupérer le document, comprenez-vous ? Et il va venir m’interroger. Que faut-il faire ?
  
  — Ne vous affolez pas, répliqua Sacha. J’avais prévu votre escamotage. J’ai loué en même temps que la vôtre, la chambre voisine et je l’ai habitée sans que vous le sachiez. Il y a une porte communicante. Le verrou est tiré de mon côté. Ouvrez du vôtre et déménagez vos bagages. Poussez le verrou et ne bougez plus. Quand je viendrai, je frapperai à la porte six coups légers très rapprochés, suivis de trois plus forts et plus espacés. Allez-y, faites vite.
  
  Polina raccrocha, contourna rapidement le lit, déplaça le fauteuil qui était devant la porte de communication, tira le verrou, tourna la poignée… Le battant s’ouvrit. Elle passa dans la chambre voisine, alluma une lampe de chevet, vit une valise, des journaux sur la cheminée, un pyjama sur le lit, des chaussons sur le tapis.
  
  Il ne lui fallut pas trois minutes pour déménager en vrac toutes ses affaires. Avant de quitter définitivement sa chambre, une idée lui vint. Elle éteignit les lumières et ouvrit la porte sur le vestibule. Ainsi, quand Hubert viendrait, il pourrait constater que le nid était vide et il penserait qu’elle était partie…
  
  Elle passa ensuite dans l’autre chambre, poussa le verrou et se laissa tomber assise sur le lit, épuisée par toutes ces émotions. Puis, elle comprit soudain qu’elle ne reverrait sans doute plus jamais Hubert, et son cœur se serra, et elle eut mal. Très mal.
  
  
  - : -
  
  Hubert sursauta. Quelqu’un frappait à sa porte. Il se redressa et comprit qu’il s’était endormi. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il avait ainsi perdu plus d’une heure. Mais les comprimés avaient agi et il ne souffrait plus. Il se sentait même relativement dispos. Il alla ouvrir, persuadé que c’était Polina, et trouva Forestier.
  
  — Navré de vous déranger encore, dit celui-ci avec un demi-sourire.
  
  Surpris, Hubert l’examina. Il avait les mains vides et ne semblait pas agressif.
  
  — Vous avez oublié quelque chose ? demanda Hubert.
  
  Très poliment.
  
  — Non. Mais, je crois que nous devrions avoir une petite conversation, tous les deux.
  
  — Je ne suis pas très porté sur la conversation, répliqua Hubert. Je regrette…
  
  — Je parlerai pour deux, promit Forestier. J’ai de la matière.
  
  Hubert s’inclina.
  
  — Si vous le prenez comme ça, entrez donc.
  
  Il précéda Forestier, lui laissant le soin de refermer la porte. Il ne savait vraiment quoi penser de cette démarche venant d’un homme qu’il prenait encore pour un agent du « Centre ». Mais, de toute façon, il en sortirait forcément quelque chose.
  
  — Je ne vous demanderai qu’une chose, cher monsieur, reprit-il, c’est de laisser désormais vos pieds en dehors de la discussion… Ils sont vraiment trop convaincants.
  
  Forestier sourit, offrit une cigarette à Hubert qui refusa, en alluma une, remit le paquet dans sa poche.
  
  — Je m’appelle Jo Forestier, dit-il.
  
  — Dit : « Joseph ».
  
  Forestier regarda Hubert.
  
  — Non, rectifia-t-il, plutôt le contraire. Joseph dit « Jo ».
  
  — Aucune importance, assura Hubert. Continuez.
  
  — Vous vous appelez… ou vous vous faites appeler Hubert Landon, je crois, et vous êtes citoyen des États-Unis ?
  
  Impassible, Hubert riposta :
  
  — Vous avez promis de parler pour deux.
  
  — C’est vrai, reconnut Forestier, mais ce n’est pas facile. Il faut pourtant bien que je vous pose encore une question, au moins une.
  
  Hubert haussa légèrement les épaules.
  
  — Posez-la toujours, ça n’engage à rien.
  
  — Pouvez-vous m’énumérer tout ce qu’il y a dans votre valise ?
  
  — Vous êtes douanier ?
  
  Forestier ne réagit pas. Hubert réfléchit un instant. C’était une question idiote, mais qui pouvait cacher autre chose.
  
  — Du linge personnel, répondit-il. Chemises, slips, chaussettes, mouchoirs… Mes costumes et mes chaussures sont dans la penderie et mes objets de toilette dans la salle de bains.
  
  — Vous oubliez quelque chose.
  
  — Je ne vois pas.
  
  — Un porte-documents de cuir noir.
  
  Hubert resta silencieux. Il sentait que son interlocuteur ne plaisantait pas.
  
  — Je ne suis pas au courant, dit-il sèchement.
  
  Forestier opina du chef.
  
  — J’en étais sûr, affirma-t-il. Sinon, je ne serais pas revenu. Vous permettez ?
  
  Jo prit la valise posée sur un chevalet, la porta sur le lit et l’ouvrit. Hubert le regarda sortir le porte-documents.
  
  — C’est vous qui l’avez mis là ? questionna Hubert.
  
  — Non, ce n’est pas moi. Quelqu’un d’autre, qui me l’a fait « découvrir » là. Quand vous m’avez surpris tout à l’heure, je venais de photographier une lettre qui se trouve là-dedans, une lettre… explosive.
  
  — Excusez-moi, intervint Hubert, mais je suis certainement en retard d’un tour.
  
  Forestier sortit de sa poche le passe dont il s’était déjà servi et, connaissant maintenant la serrure et n’étant plus obligé de veiller à ne plus laisser de traces, ouvrit en un tour de main. Il tira la lettre de la chemise de carton qui la protégeait et la tendit à Hubert.
  
  — Lisez.
  
  Hubert lut, sans se presser. Il examina ensuite l’en-tête du State Department, la signature, le papier.
  
  — Si ce n’est pas vrai, constata-t-il, c’est en tout cas bien imité.
  
  Forestier approuva.
  
  — Je ne vous le fais pas dire. Et si tout avait bien marché, il y avait de quoi provoquer un sacré ramdam entre nos deux pays.
  
  Hubert leva son sourcil droit en accent circonflexe.
  
  — Je ne comprends pas très bien.
  
  Jo Forestier se mit à rire.
  
  — C’est vrai, excusez-moi… J’ai entendu Mme Moloney vous dire que j’étais un agent du « Centre »…
  
  — Ce n’est pas ça ?
  
  Forestier sortit d’une poche intérieure une carte sous cellophane.
  
  — Pas tout à fait. Je suis tout simplement un agent du S.D.E.C.E.
  
  Hubert examina la carte, recto verso, puis la rendit. Il n’était pas du tout convaincu. Une carte, cela se fabrique, comme les faux passeports, les faux documents et les faux billets de banque.
  
  — Nous allons bien voir, dit-il. Je connais quelqu’un, au S.D.E.C.E.
  
  Il guettait la réaction de Forestier dont le visage s’éclaira :
  
  — Qui ?
  
  — Le Pacha.
  
  Forestier se mit à rire.
  
  — C’est mon patron. Je le quitte à l’instant. Voulez-vous que nous lui téléphonions ?
  
  Hubert fit une grimace.
  
  — D’ici ?… Il y a un standard et, à cette heure de la nuit, les standardistes n’ont pas grand-chose à faire.
  
  — Pour une reconnaissance, ce n’est pas grave. Personne ne pourra rien y comprendre.
  
  Il décrocha le téléphone et donna un numéro. Hubert commençait à entrevoir de quelle façon les gens du « Centre » l’avaient manipulé à travers Polina… Polina, dont la tendresse et les abandons n’étaient qu’à base de trahison. Elle ne perdait rien pour attendre.
  
  Forestier parlait, une phrase de reconnaissance, puis :
  
  — Mon ami prétend qu’il vous connaît. Je vous le passe.
  
  Hubert prit l’appareil.
  
  — 16 juillet 1944, rappela-t-il sans préambule, nous avons sauté ensemble à vingt kilomètres au nord de Lyon… Nous nous sommes revus en 1948 à Berlin, nous étions tous les deux sur l’affaire Richter… La dernière fois…
  
  — Inutile de continuer, interrompit le Pacha. Vous êtes le colonel Hubert Bonisseur de la Bath.
  
  — Exactement.
  
  — Forestier est un bon petit gars, reprit le Pacha. Vous pouvez lui faire confiance, et venez me voir… Je ne bougerai pas d’ici, avant de vous avoir vu.
  
  — D’accord. Je vais venir.
  
  Hubert raccrocha.
  
  — Ça va, dit-il à Forestier. Je vous écoute.
  
  Ils se racontèrent mutuellement ce qu’ils savaient de l’affaire. Quand ce fut terminé, Hubert décida :
  
  — Nous allons embarquer ma petite amie et l’emmener chez vous pour la faire parler…
  
  — Je crois qu’il faudrait aussi embarquer Steffen. De toute façon, il faut arranger le coup chez lui.
  
  Hubert approuva d’un signe de tête.
  
  — Je vais dire à cette charmante enfant de s’habiller.
  
  Il sortit, traversa le couloir et alluma dans le vestibule obscur. La porte de la chambre de Polina était grande ouverte. Surpris, Hubert appuya sur le commutateur pour éclairer la pièce. Elle était vide.
  
  Il entra, regarda dans la penderie, alla jeter un coup d’œil dans la salle de bains. Plus rien. Il retrouva Forestier sur le seuil.
  
  — L’oiseau s’est envolé, annonça-t-il.
  
  Forestier avança dans la chambre.
  
  — Partie avec ses bagages ?
  
  — Oui. Bon Dieu, c’est ma faute. Si je n’avais pas roupillé pendant une heure…
  
  — Nous la retrouverons. Nous allons immédiatement alerter la police des frontières, les ports, les aérodromes…
  
  — Je me suis laissé avoir comme un gamin.
  
  — Ce sont des choses qui arrivent, dit Forestier. On va passer au bureau, voir le Pacha, prendre un passe pour entrer chez Steffen et une malle pour emporter le macchabée… Go !
  
  Ils descendirent quelques instants plus tard. Hubert remit sa clé au concierge de nuit.
  
  — C’est nous les infatigables, dit-il. On rentre, on regarde notre lit et on se dit que ce n’est pas possible.
  
  — C’est beau d’être jeune, répliqua le concierge.
  
  — Il y a longtemps que Mme Moloney est partie ?
  
  Le concierge consulta une liste, regarda le tableau des clés.
  
  — Elle doit être dans sa chambre. Sa clé n’est pas ici.
  
  — Sa chambre est vide. Elle est partie avec ses bagages.
  
  — Avant que je prenne mon service, alors ?
  
  — Non, insista Hubert. Il n’y a pas plus d’une heure.
  
  Le concierge secoua la tête en souriant.
  
  — Vous me faites marcher, monsieur. Personne n’a quitté l’hôtel cette nuit avec ses bagages.
  
  — Elle a peut-être déménagé à la cloche de bois, remarqua Forestier.
  
  Le concierge se mit à rire.
  
  — Tâchez de bien vous amuser, lança-t-il dans le but évident de mettre un terme à la conversation. Il y a sûrement encore des boîtes ouvertes. Ça ferme rarement avant quatre heures.
  
  — Bonne nuit…
  
  Hubert et Jo Forestier s’éloignèrent.
  
  — Elle a pu filer par une porte de service, hasarda celui-ci.
  
  Ils débouchèrent sur les Champs-Élysées. Une seule beauté ravageuse restait sur le trottoir.
  
  — Toujours pas d’amateurs ? lui demanda Hubert.
  
  — Et ta sœur ? répliqua spirituellement la fille.
  
  — Ma voiture est là-bas, indiqua Forestier.
  
  Hubert le suivit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  — Ce cadavre, enchaîna Forestier, il est tout ce qu’il
  
  y a de plus normal. Le cadavre moyen, quoi…
  
  
  
  Sacha Bounine, au volant de sa Dauphine, s’engagea dans la rue des Eaux, puis dans la rue Charles-Dickens où il retrouva la place qu’il avait quittée dix minutes plus tôt.
  
  Il savait maintenant que tout ne s’était pas déroulé selon le plan établi puisque l’Américain était rentré sain et sauf au Claridge. Il descendit de la voiture et prit dans le coffre deux démonte-pneus qu’il enveloppa dans un paquet de vieux journaux. Il pensait que si la police avait été alertée, elle aurait déjà été là. Il ne courait donc pas grand risque pour l’instant.
  
  Il pénétra dans l’immeuble et choisit de monter à pied, dédaignant l’ascenseur trop bruyant à son gré. Il était en assez bonne forme physique pour ne pas redouter d’escalader six étages.
  
  Il avait toujours évité, depuis qu’il avait atteint le grade de directeur, de se lancer lui-même dans ce genre d’action directe ; mais il avait besoin d’être informé très vite et aucun de ses subalternes n’était immédiatement disponible pour ce travail.
  
  Il déchira les journaux en bandes et plia ces bandes pour en faire des sortes de bouchons. Lorsque la minuterie s’éteignit, il alluma une lampe de poche qu’il posa sur le carrelage, convenablement orientée. Puis, il saisit un démonte-pneu, poussa l’extrémité effilée entre le battant de la porte et le chambranle. Il exerça une pesée, introduisit un bouchon de papier dans l’écartement, remonta l’extrémité du démonte pneu, fit une nouvelle pesée, plaça un autre bouchon de papier au-dessus du premier et ainsi de suite.
  
  Quand il fut arrivé assez près de la serrure, il recommença la même opération mais en partant du haut. Tendu comme un arc, le bois craquait, mais la traction ne s’exerçait que sur la gâche par l’intermédiaire du pêne. D’une dernière pesée, soigneusement calculée, Sacha Bounine fit tout sauter.
  
  Il eut l’impression que le claquement sec, comparable à un coup de feu, avait dû s’entendre dans tout l’immeuble. Il ramassa vivement les morceaux de papier et le second démonte-pneu, entra dans l’appartement et repoussa la porte. Le pêne, arraché, avait été projeté à plus de trois mètres.
  
  Sacha Bounine marcha vers la salle de séjour éclairée et s’arrêta sur le seuil. Il vit tout d’abord les filles nues : Lydia sur le divan, les cuisses ouvertes, Suzy sur la moquette, à plat ventre, jambes écartées ; et puis Steffen, en chemise, grotesque. Il promena ensuite son regard sur les fauteuils renversés, sur les coussins jetés à terre, sur les bouteilles qui avaient roulé un peu partout. Il fit deux pas en avant et découvrit enfin le cadavre d’Hugo Hachmeister.
  
  Sacha Bounine avait vu pendant la guerre et même depuis, quelques spectacles particulièrement horribles ; mais ce visage aux yeux crevés d’où le sang avait coulé en deux filets maintenant coagulés… Un frisson glacé le secoua et il devint d’une pâleur de cire.
  
  Il avança dans la pièce, levant les pieds pour enjamber les obstacles accumulés. Steffen et les deux filles dormaient profondément.
  
  Sacha Bounine essaya de comprendre ce qui s’était passé, de comprendre pourquoi l’Américain ne s’était pas endormi comme les autres, pourquoi Hugo Hachmeister avait eu le temps de faire la mise en scène avant de trouver cette mort affreuse. Puis, il chercha le meilleur moyen pour lui d’exploiter la situation ainsi créée et la première décision qu’il prît, fut que Steffen devait quand même mourir ; car la contre-attaque des services spéciaux adversaires se porterait immanquablement sur l’agent double qu’ils réussiraient sûrement à faire parler.
  
  Un seul impératif : que la mort de Steffen pût sembler naturelle, au moins dans la conjoncture…
  
  
  - : -
  
  Hubert Bonisseur de la Bath regarda le Pacha et conclut :
  
  — Ce Stephen n’est sûrement qu’un comparse. Il y a quelqu’un derrière, qui tire les ficelles.
  
  — Nous avons son nom de code et son signalement, répondit le Pacha. Il se fait appeler Sacha et c’est un grand type maigre, presque chauve, qui fume la pipe et qui donne tous ses rendez-vous dans des églises. Un Russe…
  
  — C’est Steffen qui vous a donné ces renseignements ?
  
  — Oui, quand nous l’avions épinglé. Il a toujours soutenu qu’il n’en savait pas plus et c’est assez vraisemblable. Vous connaissez aussi bien que moi le cloisonnement des réseaux du « Centre ».
  
  — Tout de même, reprit Hubert, ce Steffen représente pour l’instant la seule chance que nous ayons d’attraper ledit Sacha. Et le fait qu’il était condamné à mort peut signifier qu’il était devenu dangereux, donc qu’il en savait trop.
  
  — C’est possible.
  
  Le Pacha alluma une cigarette.
  
  — Si j’ai bien compris, enchaîna-t-il, vous voulez foncer.
  
  Hubert fit l’étonné.
  
  — Pas vous ?
  
  Le Pacha fit la moue.
  
  — Si nous détruisons ce réseau Sacha, un autre se reformera, que nous mettrons peut-être longtemps à démasquer…
  
  — Steffen était un fil conducteur bien fragile et vous avez suffisamment d’expérience dans le métier pour savoir que maintenant il ne vaut absolument plus rien.
  
  — Vous avez sûrement raison.
  
  — En ce qui me concerne, j’ai un compte à régler avec ce Sacha et je le réglerai.
  
  Le Pacha sourit.
  
  — Avec ou sans nous ?
  
  — Avec ou sans vous.
  
  — Forestier vous aidera. C’est un bon petit, assez efficace…
  
  Hubert se frotta doucement la joue.
  
  — J’en suis convaincu.
  
  — Dès maintenant, en tout cas, je vais lancer une diffusion concernant cette Vera Moloney, avec son signalement détaillé.
  
  Jo Forestier entra sans frapper.
  
  — J’ai le matériel, annonça-t-il. Le passe et la malle pour le macchabée. On y va ?
  
  — Dis, petit, intervint le Pacha. Je viens de décider que tu aideras le colonel de la Bath à retrouver ce Sacha. Tu lui obéiras aveuglément, dans la mesure où il ne te demandera rien de contraire aux intérêts du pays.
  
  — D’accord, accepta Forestier.
  
  — Allons-y, dit Hubert.
  
  
  - : -
  
  Sacha Bounine monta l’escalier et ouvrit le lit sur la loggia. Il froissa les draps, bouscula les oreillers, maltraita les couvertures. Puis, il descendit chercher Suzy, toujours plongée dans un profond sommeil et la porta dans le lit. Après quoi il revint en bas, s’agenouilla sur les épaules de Steffen Viasma et lui brisa la nuque sans autre forme de procès.
  
  Il se redressa, souleva le corps, le hissa en haut de l’escalier, le mit debout sur ses pieds et le poussa. Le cadavre de Steffen Viasma dégringola, roula, rebondit jusqu’en bas où il s’immobilisa dans une étrange position, cul par-dessus tête. Bien malin serait celui qui pourrait prouver que l’apatride ne s’était pas rompu l’échine au cours de sa chute.
  
  Sacha Bounine fouilla ensuite dans les placards et trouva exactement ce qui lui convenait : une couverture de laine grise qu’il descendit sous son bras.
  
  Il s’en servit pour empaqueter le cadavre de Hachmeister. Le peu de sang qui avait coulé sur la moquette rouge ne se remarquait pas et il ne jugea pas utile de le nettoyer. Il chargea le macabre colis sur son épaule, jeta un dernier regard sur l’ensemble et remarqua qu’il y avait quatre verres sur le sol. L’Américain n’avait donc pas pensé à faire disparaître les traces de son passage.
  
  Sacha Bounine quitta l’appartement, tira la porte derrière lui et descendit par l’escalier. Il pensait que son plan initial pouvait fort bien encore se réaliser. À cause des quatre verres, la police comprendrait qu’un des acteurs manquait. Elle chercherait où Steffen Viasma avait commencé la soirée et elle trouverait. De là à identifier l’Américain, puis à lui demander des explications, le pas serait vite franchi.
  
  La rue était déserte et Sacha Bounine ne fit aucune mauvaise rencontre jusqu’à sa voiture. Il se déchargea du cadavre sur la banquette arrière, prit le volant et démarra. Alors qu’il rejoignait le quai de Passy, il vit une camionnette 403 s’engager dans la rue des Eaux. Il ne soupçonna pas l’identité de ses occupants et ceux-ci ne furent même pas effleurés par l’idée que l’homme qu’ils cherchaient, leur filait ainsi sous le nez.
  
  Sacha Bounine traversa la Seine sur le pont de Bir-Hakéim et continua tout droit, à la recherche d’un endroit propice pour se débarrasser de son encombrante cargaison. Il était plus de trois heures du matin et les rues étaient désertes. Une terrasse de café sur un carrefour lui donna une idée. Il arrêta la Dauphine, prépara une table et un fauteuil de rotin, déballa le corps de Hachmeister et l’installa dans le fauteuil, la tête posée sur la table entre les bras repliés. Il repartit sans hâte, imaginant avec un certain plaisir l’émotion de la première personne qui soulèverait la tête aux yeux crevés.
  
  Il s’orienta et reprit la direction des Champs-Élysées.
  
  
  - : -
  
  Hubert et Forestier sortirent la malle de la camionnette et marchèrent vers l’immeuble.
  
  — On prend l’ascenseur ? demanda Forestier.
  
  — Vaut mieux monter à pied.
  
  Ils entrèrent, prirent l’escalier et n’allumèrent la minuterie qu’au premier étage.
  
  — Si les autres se sont réveillés, chuchota Forestier, on aura l’air malin avec cette malle.
  
  — Quand on prend un somnifère au début de la nuit, répliqua Hubert, on roupille généralement jusqu’au matin.
  
  — Ouais, mais ces deux petites qui sont à poil, elles peuvent s’enrhumer, éternuer…
  
  — Chut ! fit Hubert.
  
  Ils terminèrent l’ascension en silence. Au sixième, ils posèrent la malle et le Français sortit de sa poche le trousseau de passe-partout qu’il avait amené. Hubert qui s’était approché de la porte remarqua les traces d’effraction et alerta son compagnon d’un signe de la main.
  
  Ils écoutèrent, mais aucun bruit ne leur parvint. Hubert poussa doucement la porte et avança sur la moquette, suivi de Forestier.
  
  Hubert vit tout de suite qu’il y avait eu du changement depuis son départ. Suzy n’était plus sur le tapis, Steffen non plus et le corps du tueur avait également disparu.
  
  — Y a beaucoup moins de monde que vous ne disiez, constata Forestier. Une seule fille à poil, je suis déçu.
  
  Sans répondre, Hubert visita rapidement la cuisine, regarda dans les placards, puis traversa la salle de séjour pour aller jeter un coup d’œil en haut. Ce fut alors seulement qu’il aperçut derrière un fauteuil le corps recroquevillé de Steffen. Il s’agenouilla et un rapide examen lui fournit la certitude que l’agent double était mort.
  
  — Il ne parlera plus, dit-il à Forestier qui s’était approché.
  
  — Ce salaud nous a encore doublés, remarqua celui-ci.
  
  Hubert se redressa, monta l’escalier, découvrit Suzy dans le lit en désordre. Il regarda dans la salle de bains, dans les armoires. Forestier était monté derrière lui.
  
  — Que penserait la police si elle arrivait ? demanda le Français. Elle penserait que ce salaud de Steffen Viasma a drogué les deux poupées pour en abuser ; mais que, ivre mort, il s’est cassé la figure dans l’escalier. Et voilà ! Qu’est-ce qu’on fait ?
  
  — Si on veut éviter que la police ne s’en mêle, il faut faire disparaître le cadavre. Possible ?
  
  — Possible. On a toujours une malle pour le descendre, pas vrai ? Mais, les poupées ?
  
  — On peut les laisser ici. Quand elles se réveilleront, elles s’en iront sûrement sans chercher à comprendre ; et ce n’est pas le genre de filles à aller raconter leur vie aux flics.
  
  — D’accord, dit Forestier, mais je vais tout de même monter la petite d’en bas et la mettre au lit avec sa copine. Ça m’embêterait qu’elle s’enrhume.
  
  — Je vous préviens qu’elles sont un peu lesbiennes sur les bords.
  
  — Eh bien, raison de plus. Comme ça, elles auront un réveil agréable.
  
  Ils descendirent ensemble et allèrent chercher la malle sur le palier. Pendant qu’Hubert y logeait le cadavre de Steffen Viasma, Jo Forestier prit Lydia dans ses bras. Il s’arrêta au pied de l’escalier et constata :
  
  — C’est-y pas mignon quand ça dort, hein ?
  
  — Vous excitez pas, conseilla Hubert.
  
  — Ça, mon vieux, elle est plutôt bien fabriquée.
  
  — Mettez-la au lit et n’y pensez plus.
  
  — Quel métier ! soupira Forestier en posant le pied sur la première marche.
  
  Hubert referma la malle et attendit. Forestier tardait à redescendre.
  
  — Je vous attends, rappela Hubert.
  
  — Hélas ! répliqua Forestier.
  
  Il reparut en haut de l’escalier et commença de descendre, l’air d’un martyr.
  
  — Quelle mémoire vous avez ! Se plaignit-il. J’espérais que vous alliez m’oublier.
  
  Arrivé en bas, il se retourna, regardant vers la loggia.
  
  — J’ai peur qu’elles aient froid, si je leur faisais une bouillotte ?
  
  Hubert le considéra d’un œil inquiet.
  
  — Dites donc, mon vieux, vous êtes en état de manque ?
  
  — Vous vous méprenez, protesta Forestier, c’est simplement mon côté paternel qui ressort.
  
  — Eh bien, ravalez-le et trouvez plutôt un tournevis pour remettre la gâche de la serrure, qu’on puisse refermer la porte en partant.
  
  Forestier sortit de sa poche un couteau à lames multiples et se chargea du travail. Il allait sortir la malle lorsqu’Hubert s’exclama :
  
  — Bon Dieu ! Mon verre…
  
  La table ayant été renversée, il ne pouvait plus savoir lequel était le sien. Il les prit l’un après l’autre à travers son mouchoir, les flaira et emmena dans la cuisine pour le laver celui qui sentait le bourbon. Il récupéra ainsi la bouteille d’Old Crow et la mit avec le cadavre. Après quoi, ils prirent la malle chacun de son côté et sortirent en éteignant toutes les lumières.
  
  Ils auraient alors, très volontiers, utilisé l’ascenseur, mais la cage était trop exiguë et ils durent descendre leur fardeau par l’escalier.
  
  Ils étaient dans la rue et approchaient de la camionnette lorsque deux agents de police sortirent soudain de l’ombre et les interpellèrent. Ils posèrent la malle.
  
  — Qu’est-ce que vous transportez comme ça ? demanda l’un d’eux.
  
  Hubert regarda l’autre qui restait en retrait, la main sur la crosse de son pistolet.
  
  — Un cadavre, répondit-il. Un beau cadavre tout frais.
  
  — Vous voulez le voir ? proposa Forestier.
  
  — Merci, j’ai le cœur fragile, répliqua le policier.
  
  — Vous n’avez pas peur de vous promener la nuit ? s’enquit Hubert.
  
  — Et vous ?
  
  — On n’était pas rassuré, mais maintenant que vous êtes là…
  
  — Faudrait pas vous payer ma tête, conseilla l’agent.
  
  — C’est sûrement pas dans nos moyens, protesta Forestier. Dites donc, ça vous ferait rien d’aider mon copain à porter ça pendant que j’ouvre la voiture.
  
  — Tu ne regardes pas ce qu’il y a dedans ? questionna l’autre flic.
  
  — Puisque je vous ai dit que c’est un cadavre, lança Hubert.
  
  Forestier renchérit.
  
  — On veut bien vous le montrer, mais y a rien qui ressemble plus à un cadavre qu’un autre cadavre.
  
  L’agent le plus proche prit la place de Forestier pour aider Hubert.
  
  — Ça, ce n’est pas toujours vrai. Prenez par exemple un cadavre qui a grillé dans un incendie et un autre qui a mariné quinze jours dans la Seine en été, eh ben, ça ne se ressemble pas.
  
  Forestier ouvrit le derrière de la camionnette.
  
  — Allons-y, dit Hubert en soulevant de son côté.
  
  — Ce cadavre-là, enchaîna Forestier, il est tout ce qu’il y a de plus normal. Le cadavre moyen, quoi…
  
  — Oh ! hisse !
  
  La malle retomba sur le plancher de la camionnette. Hubert et l’agent la poussèrent, puis s’écartèrent pour laisser Forestier refermer la porte.
  
  — Vous devriez quand même me montrer vos papiers, dit le flic.
  
  — Si ça peut vous faire plaisir, répliqua Forestier, on ne va pas vous refuser ça.
  
  Il sortit sa carte d’identité nationale et son permis de conduire, puis la carte grise de la camionnette établie au nom d’une société fictive qui servait de paravent à un groupe du service Action. Hubert montra le passeport, au nom de Landon, que le service des missions à l’étranger lui avait remis avant son départ de Washington.
  
  — Vous êtes américain, constata l’agent. Vous parlez plutôt bien français pour un Américain.
  
  — Ça ne veut rien dire, assura Hubert. D’ailleurs, ce passeport est faux. Vous comprenez, mon copain et moi, nous sommes des espions et nous venons de tuer un autre espion qui était bigame.
  
  — Bigame ? répéta l’autre flic.
  
  — Oui, intervint Forestier. Ça nous déplaisait, alors on l’a estourbi. Faut de la morale, vous comprenez.
  
  — Ils se foutent de nous, dit le flic de réserve. Pas content.
  
  — Ils sont un peu soûls, rectifia son collègue en restituant les papiers qu’il venait de contrôler. Ce sont des choses qui arrivent.
  
  Il porta son index à la visière de son képi.
  
  — Vous pouvez filer, conclut-il, mais faites attention à pas provoquer d’accident.
  
  — À cette heure-ci, répliqua Forestier, ça ne risque rien. On a toute la ville à soi.
  
  — Merci pour le coup de main, lança Hubert.
  
  Ils montèrent dans la camionnette, Forestier au volant. Le moteur ronfla.
  
  — Ils m’ont fichu la trouille, dit Forestier en démarrant. S’ils avaient insisté pour qu’on ouvre cette malle…
  
  — On aurait été obligé de les assommer, répondit Hubert. C’était la seule solution.
  
  — Les pauvres ! s’apitoya Forestier.
  
  Ils débouchèrent sur le quai de Passy et prirent à gauche la direction du Trocadéro.
  
  — Où va-t-on ? demanda Hubert.
  
  — Je vous ramène au Claridge. On ne peut rien faire d’autre pour l’instant et la meilleure chose, à mon avis, c’est de dormir un bon coup. Je vous alerterai dès qu’il y aura du nouveau.
  
  Hubert était fatigué et un peu abruti par la quantité impressionnante d’aspirine qu’il avait ingurgitée.
  
  — Vous avez sûrement raison. Je vous laisse vous occuper de ce pauvre Steffen ?
  
  — Oubliez-le, répliqua Forestier.
  
  Ils rencontrèrent une voiture dans l’avenue Pierre-Ier-de-Serbie et une autre sur les Champs-Élysées. Forestier arrêta la camionnette devant le Claridge.
  
  — Je vous appelle vers neuf heures, dit-il. Dormez bien.
  
  Hubert descendit. Près de la porte de l’hôtel, la beauté ravageuse était toujours là.
  
  — Ça, remarqua Hubert, c’est ce qui s’appelle faire le pied de grue, ou je ne m’y connais pas.
  
  — Je te prendrai moitié prix, dit la fille, et t’auras droit au grand jeu comme si tu payais plein tarif.
  
  — Je ne suis pas pressé, riposta Hubert. Le temps travaille pour moi. Si je reviens dans une heure, c’est toi qui me proposeras de l’argent.
  
  La fille fondit brusquement en larmes.
  
  — Si je rentre sans un, mon type va me dérouiller.
  
  Hubert s’arrêta. Il sortit quelques billets de sa poche et les tendit à la fille.
  
  — Tiens, va te coucher. J’en ai marre de te voir ici chaque fois que je passe. File !
  
  Il entra dans l’hôtel. Le concierge de nuit faisait des mots croisés. Il se retourna pour prendre la clé au tableau et dit :
  
  — Mme Moloney est partie.
  
  — Quand ? demanda Hubert.
  
  — Il n’y a pas cinq minutes. Elle est partie avec le client de la chambre voisine. C’est lui qui a payé les deux notes.
  
  — Comment s’appelait ce client ?
  
  Le concierge fronça les sourcils et fit claquer sa langue pour exprimer sa réprobation.
  
  — Monsieur Landon, je n’ai pas le droit.
  
  Hubert sortit de son portefeuille un billet de dix dollars, et le posa sur le comptoir.
  
  — Personne ne saura que ça vient de vous et de toute façon c’est juste pour satisfaire ma curiosité.
  
  — Dubois, indiqua le concierge, Alexandre Dubois…
  
  Hubert ne put retenir un sourire.
  
  — Comment sont-ils partis ?
  
  — En voiture, monsieur.
  
  — Quel genre de voiture ?
  
  — Une Dauphine noire.
  
  « De mieux en mieux, pensa Hubert. Un Dubois dans une Dauphine noire ! Combien de Dubois, combien de Dauphines noires… »
  
  — Le numéro ? Insista Hubert. Je suis sûr que vous avez noté le numéro…
  
  — Je ne le fais jamais, dit le concierge. Mais, je suis sorti pour les aider à porter une valise, à cette heure-ci, pensez… Et comme j’étais intrigué par ce que vous m’aviez dit en partant avec votre ami…
  
  — Le numéro ?
  
  Le concierge prit sous le comptoir une feuille de papier sur laquelle il avait inscrit le renseignement et le remit à Hubert.
  
  — Merci, dit celui-ci. Maintenant, je vais me coucher.
  
  — Votre ami ne rentre pas encore ? questionna le concierge.
  
  — Non, répondit sérieusement Hubert. Il a tout d’abord voulu embarquer deux lesbiennes et finalement il a fait la malle avec un macchabée.
  
  — Avec un quoi ? s’étonna le concierge.
  
  — Avec un macchabée, répéta Hubert d’un ton dégoûté.
  
  Il prit sa clé et ajouta en se retournant pour gagner l’ascenseur :
  
  — C’est mon ami et je n’en dirai pas de mal. Mais, tout de même…
  
  Il entra dans la cabine, laissa retomber la porte et appuya sur le bouton du premier étage. Avant que l’appareil ne l'emportât, il eut le temps de savourer la mine ahurie du concierge qui le regardait encore, les yeux ronds, la bouche ouverte. Il regagna sa chambre et appela le Pacha pour lui donner le numéro de la Dauphine qui avait emmené Polina en compagnie d’un homme qui pouvait être Sacha.
  
  Puis il se déshabilla, se mit au lit et s’endormit aussitôt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Il se méfiait d’elle, c’était évident,
  
  et elle le détesta pour cela…
  
  
  
  Sacha Bounine regarda Polina et annonça :
  
  — Voici Mâcon.
  
  Il leva le pied posé sur l’accélérateur et consulta sa montre : neuf heures.
  
  — Nous avons fait une bonne moyenne, ajouta-t-il, mais la nuit on roule toujours plus vite avec une petite voiture. Maintenant, ça ne va plus être la même chose.
  
  — Je suis crevée, dit Polina.
  
  Elle était pâle et de larges cernes mauves soulignaient ses yeux.
  
  — Et je meurs de faim, reprit-elle.
  
  — Nous allons nous arrêter un peu ici.
  
  Ils longèrent la Saône et Sacha rangea la Dauphine devant une brasserie du quai Lamartine. Ils descendirent et pénétrèrent dans l’établissement, de cette démarche lourde et incertaine des gens qui sont restés de longues heures assis. Ils commandèrent des œufs au bacon, des toasts avec du beurre et de la confiture, du café. Polina se rendit dans les lavabos pour se passer le visage à l’eau froide, refaire son maquillage, se recoiffer. Elle était épuisée et une angoisse dont elle ne pouvait se défaire lui pesait au creux de l’estomac. Elle pensait sans cesse à Hubert, essayant d’imaginer ce qu’il était en train de faire.
  
  À travers la porte de communication, elle l’avait entendu parler à Forestier lorsqu’ils avaient constaté sa disparition. Elle avait entendu Forestier annoncer qu’il allait faire alerter la police des frontières, les ports, les aérodromes, puis qu’ils allaient passer au bureau, voir le Pacha et prendre un passe pour entrer chez Steffen et une malle pour emporter le macchabée…
  
  Lorsque Sacha Bounine était venu la chercher à l’hôtel, elle avait voulu lui dire cela ; mais il lui avait imposé le silence et ils étaient partis comme des voleurs. Polina avait eu très peur, en quittant l’hôtel, de rencontrer Hubert. Cette crainte lui avait fait momentanément oublier tout le reste. Plus tard, vers Fontainebleau, elle s’était souvenue de la conversation surprise. Mais, pour deux raisons précises, elle n’avait rien dit, redoutant tout d’abord que Sacha ne lui reprochât de n’avoir pas parlé plus tôt, ensuite que la nature même de ces informations ne l’incitât à leur faire faire demi-tour. L’éventualité de se retrouver face à face avec Hubert provoquait en Polina une véritable panique.
  
  Elle revint dans la salle. Sacha mangeait déjà.
  
  — Vous avez été bien longtemps, reprocha-t-il.
  
  Elle ne répondit pas, s’installa et regarda si le thé était infusé.
  
  — Vous avez meilleure mine, constata Sacha avec l’intention évidente de se montrer aimable.
  
  — Avons-nous encore beaucoup de route à faire ? questionna-t-elle en beurrant un toast.
  
  — Nous roulerons probablement toute la journée.
  
  — Où allons-nous ?
  
  — Vous le verrez bien.
  
  Elle se figea, ses yeux clairs braqués sur son interlocuteur.
  
  — Vous vous méfiez de moi ? demanda-t-elle doucement.
  
  Il sourit et secoua négativement la tête en continuant de mâcher. Il accentua son mouvement de déglutition, s’essuya la bouche et protesta :
  
  — Pas du tout. Mais cela ne signifierait rien pour vous… Vous ne connaissez pas l’endroit.
  
  — Allons-nous passer une frontière ?
  
  — Pourquoi ?… Cela vous effraierait-il ?
  
  — Avec le passeport que j’ai, oui. Car ils ont dû me signaler partout.
  
  — J’ai pensé à cela, assura Sacha. Vous quitterez ce pays sans aucun contrôle…
  
  Sacha termina le premier et annonça :
  
  — Je vais chercher un coiffeur pour me faire raser. Attendez-moi ici…
  
  Il se leva. Elle le vit se renseigner auprès du garçon, puis sortir. Il se méfiait d’elle, c’était évident, et elle le détesta pour cela. Restée seule, elle se laissa de nouveau envahir par le souvenir d’Hubert. Elle ferma les yeux, se souvint de la dernière fois qu’ils avaient fait l’amour. Une bouffée de chaleur lui monta au visage et elle serra les cuisses.
  
  Elle ne voulait pas encore l’admettre, mais elle était très malheureuse.
  
  Sacha revint un moment plus tard, rasé, peigné, de bonne humeur. Il paya ce qu’ils avaient consommé et donna le signal du départ.
  
  Quelques minutes plus tard, sur la route de Lyon, il alluma le poste de radio réglé sur Europe 1. Le speaker donnait les informations : … ce matin, vers sept heures, M. Antoine Scapinelli, garçon de café, est arrivé à son travail, comme chaque jour. Il a vu un homme installé sur la terrasse de l’établissement. Cet homme, assis dans un fauteuil de rotin avait la tête posée sur une table entre ses bras repliés. Antoine Scapinelli lui a frappé sur l’épaule pour le réveiller, mais l’homme n’a pas bougé. Alors, Antoine Scapinelli lui a souleva la tête. L’homme avait les yeux crevés et il était mort. Antoine Scapinelli a hurlé et il s’est évanoui…
  
  — Quelle affreuse histoire, s’exclama Polina.
  
  Sacha Bounine riait silencieusement.
  
  — Moi, je la trouve plutôt drôle, affirma-t-il.
  
  
  - : -
  
  Quelqu’un frappait à la porte.
  
  — Qui est là ? demanda Hubert.
  
  — Jo.
  
  Hubert ouvrit. Forestier entra.
  
  — Salut. Vous êtes prêt ?
  
  — Je suis prêt, dit Hubert. Où allons-nous ?
  
  Forestier regarda les cloisons mitoyennes avec suspicion.
  
  — Je vous expliquerai.
  
  Il alluma une cigarette. Hubert enfilait sa veste. Sa joue gauche était légèrement tuméfiée et enflée, il avait une bosse derrière la tête et sa cuisse était douloureuse au toucher. Il avait repris de l’aspirine et remis de la pommade. Il se sentait relativement bien.
  
  — Le Pacha voudrait la lettre pour la faire examiner par le labo, dit Forestier.
  
  Hubert sortit le porte-documents de sa valise.
  
  — Je veux bien, accepta-t-il, mais à condition que vous me rendiez le tout.
  
  — Ça va de soi.
  
  Ils quittèrent la chambre et descendirent. Dehors, le soleil brillait, mais un vent assez violent, soufflant de l’ouest, prenait l’avenue en enfilade.
  
  — Ma voiture est un peu plus bas, indiqua Forestier.
  
  Ils se mêlèrent à la foule. Forestier reprit :
  
  — Grâce au numéro de la voiture que vous avez téléphoné au Pacha, nous avons pu identifier le type par le service des cartes grises. Il s’agit d’Alexandre Bounine, quarante-cinq ans, journaliste, correspondant à Paris de la presse polonaise, citoyen polonais né en Russie, domicilié au 1, rue du Four. C’est là que nous allons maintenant.
  
  — Ça m’étonnerait qu’il y soit.
  
  — Moi aussi.
  
  Forestier ouvrit le coffre de sa voiture.
  
  — Mettez le bidule là-dedans, c’est plus prudent.
  
  Hubert posa le porte-documents dans la malle que Forestier referma. Ils montèrent dans la voiture.
  
  — Le type que vous avez rectifié chez Steffen a été retrouvé, annonça Forestier. Vous le saviez ?
  
  — Non. Où ça ?
  
  — Dans le XVe, à une terrasse de café…
  
  Il expliqua comment.
  
  — La police essaie de l’identifier et de savoir où il a été tué.
  
  — C’est son travail.
  
  Ils arrivèrent rue du Four dix minutes plus tard et trouvèrent une place pour la voiture dans la rue Mabillon. Ils revinrent à pied, en bavardant de choses et d’autres, et entrèrent dans l’immeuble. Forestier frappa chez la concierge.
  
  — M. Bounine, s’il vous plaît ?
  
  — Sixième gauche.
  
  Ils prirent l’ascenseur. Forestier colla son oreille à la porte de droite, écouta un long moment.
  
  — On n’entend rien, murmura-t-il en revenant vers Hubert.
  
  Il y eut un déclic et la cage de l’ascenseur redescendit toute seule. Forestier traversa le palier et appuya sur le bouton de sonnette de la porte de gauche.
  
  Aucun résultat. Forestier s’accroupit pour regarder la serrure. Puis, il sortit de sa poche un trousseau de passe-partout et se mit au travail.
  
  Debout au coin de l’escalier, appuyé à la rampe, Hubert faisait le guet. Il n’était pas inquiet, seulement attentif. Une opération de ce genre, menée en plein jour, comportait des risques. Il le savait. Quelqu’un pouvait les surprendre, appeler la police…
  
  — La vache ! grogna Forestier.
  
  Il venait de se couper un doigt et suçait le sang. Hubert demeurait impassible. Il pensait que dans un cas semblable la police aurait obtenu un mandat de perquisition et réquisitionné un serrurier. Mais, toute la différence entre la police et les services spéciaux se trouvait justement là. La police ne pouvait travailler que dans la légalité et il lui était interdit de l’oublier. Les services spéciaux, eux, ne connaissaient que l’illégalité. Hubert se souvenait de ce qui lui avait dit un jour le Pacha, concernant spécialement le S.D.E.C.E. : Du temps de la IVe République, les gouvernements changeaient très souvent et chaque chef de gouvernement voulait évidemment disposer d’un homme de confiance à la tête des services spéciaux, si bien que le S.D.E.C.E. changeait presque aussi souvent de patron que la République changeait de gouvernement. Que le nouveau fût général ou préfet ne modifiait en rien le problème. Il s’agissait toujours d’un homme dont le souci majeur jusqu’à ce point de son existence avait été le respect de la Loi, et cet homme était épouvanté par ce qu’il découvrait, et surtout par les solutions aux problèmes posés que lui proposaient ses collaborateurs, piliers de la maison. Ces mêmes collaborateurs, patiemment, avec ménagement, entreprenaient alors l’éducation de leur chef. Mais, bien souvent, à peine cette éducation terminée, le gouvernement en place était renversé et tout était à recommencer.
  
  La porte s’ouvrit enfin. Forestier se redressa, fit un clin d’œil à l’intention d’Hubert et entra, suivi par celui-ci. Il referma sans faire claquer le pêne. Puis, ils avancèrent, l’un regardant à gauche, l’autre à droite.
  
  L’appartement était composé d’une chambre et d’une salle de séjour que reliait un balcon surplombant la rue, d’une cuisine et d’une salle de bains, côté cour. La première constatation que firent les deux hommes fut que rien ne laissait supposer un départ précipité du locataire des lieux. Tout était en ordre, les vêtements et le linge dans les armoires, la vaisselle dans les placards, les aliments dans le réfrigérateur.
  
  — Ce type-là n’est pas parti définitivement, dit Jo Forestier. Il va sûrement revenir et il faut tendre une souricière.
  
  C’était aussi l’avis d’Hubert. Ils se séparèrent le travail pour la perquisition. À Forestier la chambre et la salle de bains, à Hubert la salle de séjour et la cuisine. Ils se mirent au travail, chacun de son côté, prenant grand soin de remettre chaque objet exactement à la place qu’il occupait précédemment.
  
  Hubert trouva bientôt dans le tiroir d’un secrétaire une liste qui retint son attention :
  
  
  
  Saint-Philippe du R. : TRO. 21-27.
  
  Saint-Ferdinand des T. : PAS. 26-19.
  
  Saint-Charles de M. : SEG. 93-00.
  
  Notre-Dame d’Auteuil : BAB. 87-74.
  
  Sainte-Jeanne de Chantal : ARC. 58-66.
  
  
  
  Hubert appela Forestier et lui montra le papier.
  
  — Le Pacha m’a dit cette nuit que le mystérieux Sacha donnait tous ces rendez-vous dans des églises…
  
  Jo Forestier regarda.
  
  — C’est bien ça. D’après Steffen, il appelait et faisait semblant de s’être trompé de numéro, et le numéro qu’il demandait indiquait l’église où devait avoir lieu la rencontre… Cette fois, nous sommes sûrs que cet Alexandre Bounine et Sacha ne font qu’un.
  
  — Oui, mais pour l’instant, il court.
  
  — Pas pour longtemps, j’espère.
  
  Ils continuèrent de chercher, mais ne trouvèrent rien d’autre. Ils en étaient à ausculter le parquet lorsqu’ils entendirent une clé tourner dans la serrure.
  
  Ils se séparèrent rapidement. Forestier bondit dans la cuisine, Hubert resta dans la salle de séjour. Ainsi, que l’intrus choisît la gauche ou la droite, il serait de toute façon pris à revers.
  
  La porte palière fut ouverte, puis refermée. Quelqu’un toussa, se racla la gorge, approcha en traînant les pieds, entra dans la cuisine. C’était une vieille femme aux cheveux gris, petite, maigre, vêtue d’un tailleur noir élimé et lustré et coiffée d’un chapeau, également noir, que surmontait un oiseau naturalisé auquel manquait la moitié de ses plumes.
  
  — Bonjour, grand-mère, lança Forestier à peine revenu de sa surprise.
  
  La vieille ne parut pas étonnée de le voir là. Elle fit un signe de tête, accompagné d’un grognement qui voulait peut-être dire bonjour. Puis, d’une voix haut perchée, un peu chevrotante elle déclara :
  
  — Faut pas rester là. Allez donc dans le salon voir si j’y suis.
  
  Forestier dit à tout hasard :
  
  — Nous sommes des amis de M. Bounine. Nous l’attendons.
  
  — Faut que je fasse le ménage, répliqua la vieille. Faut pas me gêner.
  
  — M. Bounine va revenir tout à l’heure.
  
  — Si vous sortez pas d’ici, je vais chercher M. Bounine.
  
  — Vous savez où il est ?
  
  — Il sait bien que je n’aime pas qu’on traîne dans la cuisine quand j’y suis.
  
  Hubert apparut.
  
  — Je crois qu’elle est sourde, dit-il.
  
  La vieille ne se retourna même pas. Forestier rejoignit Hubert et ils regagnèrent la salle de séjour.
  
  — C’est sûrement la femme de ménage. Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Forestier.
  
  — On avait fini, on se taille. Il n’y aura qu’à placer quelqu’un en surveillance pour le cas où Sacha reviendrait.
  
  La vieille arrivait.
  
  — M. Bounine est là ?
  
  — Non ! Il est pas là ! hurla Forestier. Il va revenir !
  
  La vieille fronça les sourcils et tapa du pied, ses yeux lancèrent des éclairs.
  
  — Criez pas comme ça, protesta-t-elle, je suis pas sourde.
  
  Hubert intervint :
  
  — On descend faire une course. S’il arrive, ne lui parlez pas de nous… On veut lui faire une blague.
  
  — Vous avez raison, répliqua-t-elle, c’est encore là que c’est le moins cher.
  
  — Qu’est-ce que je vous disais ! s’exclama Forestier que le fou rire menaçait.
  
  — Filons, décida Hubert.
  
  Il prit les devants et, en passant, embrassa la vieille sur le front, délicatement.
  
  — Gardez vos pieds propres, dit-il. Ravageuse !
  
  La vieille en resta bouche bée. Forestier arriva, lui saisit le chignon et la gratifia d’un bon gros baiser bien sonore sur le bout du nez.
  
  — Et ça se laisse faire, ça, Madame !
  
  La vieille devint écarlate et se mit à glapir :
  
  — Vous êtes des satyres ! J’en étais sûre ! Sortez où j’appelle au secours.
  
  Ils sortirent, firent claquer la porte et appelèrent l’ascenseur. Ils rirent à leur aise pendant toute la descente, puis sur le trottoir, Forestier regretta :
  
  — On aurait pu quand même l’interroger.
  
  — Ben voyons, fit Hubert. Chère madame, que savez-vous de votre patron, M. Bounine ?… Non, monsieur, vous vous trompez. C’est encore au marché, juste derrière, que c’est le moins cher, c’est moi qui vous le dis…
  
  Forestier se mit à rire.
  
  — Elle sait peut-être lire, on aurait pu lui écrire les questions…
  
  Il montra du doigt la Rhumerie, de l’autre côté du carrefour et enchaîna :
  
  — On va téléphoner pour qu’ils envoient quelqu’un surveiller la baraque…
  
  Ils traversèrent au feu rouge. À cet instant, dans l’appartement de Sacha Bounine, la vieille, qui n’était plus sourde, téléphonait à un mystérieux correspondant…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  — Des espions ! Je le sentais, j’en étais sûr.
  
  
  
  Polina, cramponnée à son siège, avait l’estomac au bord des lèvres.
  
  — Je n’ai jamais vu une route pareille, gémit-elle.
  
  — C’est bientôt fini, répliqua Sacha. Dans une demi-heure, nous serons arrivés.
  
  Ils avaient traversé Le Luc vers dix-neuf heures et pris la nationale 558 en direction de Saint-Tropez. À la chaleur, étaient venus s’ajouter le crissement incessant des cigales et les virages en épingle à cheveux tous les cent mètres.
  
  Ils n’étaient plus qu’à quelques kilomètres de Grimaud. En seconde, la Dauphine franchit le sommet d’une côte, au pied de Notre-Dame-de-Miramas. Sacha manœuvra le levier des vitesses pour reprendre la troisième. Dans le rétroviseur, il surveillait une Aronde immatriculée en Seine-et-Oise, dont le conducteur, qui avait déjà essayé plusieurs fois de le dépasser, paraissait prêt à prendre tous les risques pour y réussir. Sacha eut envie de freiner et de se laisser doubler par l’excité, mais il se ravisa et, au contraire, accéléra alors que l’autre déboîtait.
  
  Une petite voiture de sport rouge, débouchant en sens inverse du virage, obligea l’Aronde à revenir derrière la Dauphine. Sacha, poussé dans les reins, s’engagea un peu trop vite. Les pneus crièrent, puis dérapèrent sur le goudron mou. Sacha redressa un peu brutalement. Polina, blême, protesta :
  
  — Vous êtes fou ! Vous allez nous tuer.
  
  Sacha ne répondit pas. Il écrasait l’accélérateur dans la ligne droite, surveillant l’Aronde qui se rapprochait.
  
  J’ai mal au cœur, se plaignit Polina.
  
  Mais Sacha ne l’entendait pas. Il conduisait depuis quatre heures du matin, avec pour seules interruptions les arrêts de ravitaillement. Il en était à ce stade où l’on ne sent plus la fatigue, mais où le jugement, les réflexes sont sérieusement émoussés. Le conducteur de l’Aronde était brusquement devenu son ennemi personnel et la course de vitesse prenait l’allure d’un duel.
  
  L’Aronde arriva presque à la hauteur de la Dauphine cinquante mètres avant le virage suivant, sur une pente accentuée. Un vieux camion se présenta en face et au milieu de la route. Sacha prit peur et freina de toutes ses forces. La Dauphine dérapa, sa roue avant droite monta sur le bas-côté, encaissa une saignée. D’un coup de volant, Sacha essaya de la ramener, mais l’Aronde passait et se rabattait en queue de poisson pour éviter le camion. Sacha entendit Polina hurler et sentit que la voiture ne lui obéissait plus. Ils passèrent entre deux chênes lièges et plongèrent dans le ravin.
  
  Fort heureusement, le taillis épais qui couvrait la pente amortit la chute et arrêta la voiture avec une douceur relative. Sacha, indemne, coupa le contact, pensant au danger d’incendie. Polina ouvrit la portière et se mit à vomir, pliée en deux, secouée de hoquets violents…
  
  Sacha sortit de la Dauphine. Il était hébété et tremblait. Ses jambes lui refusèrent soudain tout service et il tomba le derrière dans les ronces.
  
  Comme dans un rêve, il entendait les hoquets de Polina qui dominaient à intervalles presque réguliers le bruissement énervant des cigales ; puis un bruit nouveau intervint dans cet étrange concert et Sacha ne comprit pas immédiatement qu’il s’agissait d’une voix humaine, d’une voix au savoureux accent méridional, qui rugissait depuis la route :
  
  — Oh !… Êtes-vous morts ?
  
  Sacha voulut se redresser, mais il retomba sur les fesses. Il voulut crier, mais sa gorge était nouée et aucun son n’en sortit. Son cœur battait à se rompre. Il craignit que l’homme, là-haut, passât son chemin sans plus insister, les abandonnant à leur sort.
  
  Polina émergea de l’autre côté de la voiture, pâle comme une morte et s’essuyant la bouche avec un mouchoir.
  
  — Êtes-vous blessé ? demanda-t-elle.
  
  Il devina plus qu’il ne comprit la question et secoua négativement la tête. Elle s’appuya des avant-bras sur le toit de la carrosserie et posa dessus sa tête. Ils entendirent quelqu’un descendre vers eux, par dégringolades successives dans les broussailles. Sacha tourna la tête et vit apparaître un petit homme brun et trapu, vêtu d’un pantalon bleu de mécanicien et d’un maillot de corps d’une propreté douteuse.
  
  — Hé ! s’écria l’homme, vous ne pouvez pas répondre quand on vous appelle ? je vous croyais morts.
  
  Sacha déglutit avec peine, voulut parler mais toujours sans succès. Polina, qui avait relevé la tête, regardait le nouveau venu sans rien dire.
  
  — Té ! reprit l’homme. La culbute, elle vous a coupé le sifflet ! Je connais ça, un jour…
  
  Il se mit à raconter un accident qu’il avait eu quinze ans plus tôt sur un camion à gazogène avec lequel il avait fait une chute de deux cents mètres, parfaitement, personne ne voulait le croire, mais c’était la vérité vraie, il pouvait le jurer, et que même, lui qui avait pourtant la langue bien pendue, il était resté deux heures sans pouvoir seulement dire ouf ! Même pas ouf !
  
  Il s’interrompit, s’épongea le front avec un mouchoir à carreaux, puis constata sans amertume :
  
  — Té, vous vous en foutez et vous avez bien raison. Je cause, je cause et je ferais mieux de vous tirer de là…
  
  Il se mit la main sur le cœur et lança :
  
  — Les femmes d’abord !
  
  Il alla chercher Polina et entreprit de lui faire remonter la pente, non sans exploiter sournoisement la situation. Mais Polina était bien trop épuisée pour s’apercevoir que son « sauveur » la tripotait outrageusement, et même s’en serait-elle aperçue qu’elle n’aurait pas trouvé la force de protester. Il la fit arrêter souvent, pour souffler, la serrant contre lui, le dos contre sa poitrine et la tenant aux bons endroits. Il finit tout de même par lui faire rejoindre la route. Il était rouge, respirait avec difficulté, et il hésita un peu avant de redescendre.
  
  Il lui fallut beaucoup moins de temps pour remonter Sacha. Polina s’était allongée sur l’herbe. Un peu plus haut, le camion arrêté provoquait un embouteillage. Il y eut quelques coups d’avertisseurs, auxquels succédèrent des coups de gueule. Le « sauveur » partit à l’assaut, expliqua qu’il y avait eu un accident. Le conducteur d’une camionnette approcha. C’était un commerçant de Grimaud. Il proposa d’emmener Polina et Sacha jusqu’au village.
  
  — Je vous dépose au garage, proposa-t-il.
  
  Sacha accepta. Il donna deux billets de dix francs au chauffeur du camion en lui demandant de redescendre une troisième fois chercher la valise et le sac de voyage qui étaient restés dans la Dauphine. Le chauffeur accepta le billet et la mission. Cinq minutes plus tard, Polina, Sacha et leurs bagages roulaient vers Grimaud.
  
  Ils se montrèrent peu bavards, laissant le commerçant faire tous les frais de la conversation qui fut d’ailleurs entièrement consacrée aux accidents d’autos.
  
  Le garagiste était un homme affable, svelte, avec des gestes vifs. Il proposa à Sacha de les conduire où ils devaient aller et de s’occuper ensuite de la voiture. Sacha refusa et demanda que l’on aille d’abord tirer la Dauphine du ravin. Il désirait seulement téléphoner à des amis qui viendraient les chercher…
  
  
  - : -
  
  Debout sur la terrasse maintenant plongée dans l’ombre, Constantin Cayan observait, à l’aide de puissantes jumelles de marine, un grand voilier blanc qui doublait le cap Cartaya, remontant vers le nord, et que les rayons obliques du soleil couchant teintaient de rose et de mauve.
  
  La sonnerie du téléphone surprit Constantin Cayan. Il baissa les jumelles et regarda Hoang Chi Hoa qui préparait la table du dîner à l’autre bout de la terrasse. Le Vietnamien s’était immobilisé, guettant une réaction du maître des lieux. Arès et Pluton, les deux dobermans apparurent en haut de l’escalier qui descendait à travers le jardin jusqu’à la mer. Les oreilles pointées, ils se figèrent, la tête légèrement inclinée, avec une expression qui semblait copiée sur celle de Hoang Chi Hoa.
  
  Constantin Cayan tourna les talons, marcha vers la maison et pénétra dans la grande salle de séjour, largement ouverte sur la terrasse.
  
  Il décrocha le téléphone et dit :
  
  — Allô, j’écoute.
  
  Une voix qui lui parut familière demanda :
  
  — Je voudrais parler à Léon, de la part de Sacha.
  
  Léon était le nom de code de Constantin dans l’organisation. Il répondit :
  
  — Je suis Léon. Comment allez-vous ?… Comment va Louise ?
  
  Louise n’existait pas. Il s’agissait simplement d’une phrase convenue destinée à prouver à l’interlocuteur qu’il avait bien affaire à « Léon ».
  
  — J’avais l’intention de venir vous voir ce soir avec une amie, reprit Sacha. Mais, nous avons eu un accident, quelques kilomètres avant Grimaud, et la voiture est inutilisable…
  
  Constantin Cayan fronça les sourcils. Bien que Sacha ne l’eût pas prévenu, il l’attendait un peu. Mais il trouvait cette communication téléphonique très imprudente.
  
  — Il y a eu un constat ? demanda-t-il.
  
  — Non. L’autre a filé sans s’arrêter, après m’avoir fait une queue de poisson qui nous a expédiés dans un ravin. Je suis au garage de Grimaud et le garagiste est parti récupérer la voiture.
  
  — Bon, dit Constantin Cayan, je vous envoie quelqu’un. Ne bougez pas.
  
  — Merci.
  
  Constantin Cayan raccrocha d’un geste brusque et prit le temps de réfléchir. Il était grand, large et lourd, avec une grosse tête, une peau granuleuse et des lunettes à grosse monture d’écaille. Il était en pantalon de toile bleue, avec une chemise flottante de même couleur, chaussé d’espadrilles. Il se gratta pensivement la nuque, vraiment très ennuyé. Mais il était maintenant aussi dangereux de laisser Sacha dans la nature que de l’envoyer chercher. De toute façon, s’il n’y avait pas eu de constat, l’affaire pouvait bien rester sans suites fâcheuses.
  
  Il sortit du bureau et regagna la terrasse. Hoang Chi Hoa n’avait pas bougé, les deux chiens non plus.
  
  — Va me chercher Manuel, dit Constantin Cayan au Vietnamien.
  
  Il leva de nouveau les jumelles qu’il n’avait pas lâchées et reprit l’observation du voilier qui filait bon train, regagnant probablement Saint-Tropez.
  
  Il reconnut le pas de Manuel Escobar, le chauffeur-jardinier qui approchait.
  
  — Tu vas prendre la 404, dit-il, et aller à Grimaud chercher des amis, un homme et une femme, qui se trouvent chez le garagiste. Tu les ramèneras ici, à moins que tu ne t’aperçoives d’une filature…
  
  Il baissa les jumelles et se tourna vers l’Espagnol, un type râblé, avec des cheveux gris coupés en brosse.
  
  — Tu passeras de toute façon par Saint-Trop pour revenir. À partir de là, tu connais suffisamment la région pour semer n’importe qui.
  
  — Compris. J’y vais maintenant ?
  
  — Oui, tu dîneras un peu tard, je regrette.
  
  — Ça ne fait rien. Comment s’appellent les gens ?
  
  — Tu lui demanderas son nom en indiquant que tu viens de la part de Léon, il devra te répondre : Sacha. C’est un grand type presque chauve, avec des yeux gris et des dents noircies par le tabac. Il fume la pipe. La femme, je ne sais pas qui c’est… File.
  
  Manuel Escobar s’en alla.
  
  
  - : -
  
  Le gendarme Dumarest, qui passait vers neuf heures devant le garage Grimaud, vit arriver la dépanneuse remorquant la Dauphine qui, le nez en l’air, ne reposait plus que sur ses roues arrière.
  
  — Salut, garagiste, dit le gendarme.
  
  — Salut, gendarme, répondit le garagiste.
  
  — Encore un accident ?
  
  — Hé ! Tu le vois bien.
  
  — Ouais… Qui a fait le constat ?
  
  — Il n’y a pas eu de constat.
  
  Le garagiste mit pied à terre.
  
  — Et pourquoi donc il n’y a pas eu de constat ?
  
  — Est-ce que je sais, moi… Paraît que quelqu’un a fait une queue de poisson au type qui est descendu dans le ravin pour l’éviter.
  
  — Y avait pas de témoins ?
  
  — Si, paraît que l’Antoine, de Cogolin, il a tout vu.
  
  — Et alors ? Pourquoi que l’accidenté, il ne porte pas plainte ?
  
  — Va lui demander, gendarme. Moi, je n’en sais rien.
  
  — Ou est-il, cet accidenté ?
  
  — Il y avait un homme et une femme. Ils ont téléphoné d’ici à des amis qui ont dû venir les chercher. Du moins, je le suppose.
  
  La femme du garagiste, qui écoutait depuis un moment sur le pas de la porte, approcha et dit :
  
  — C’est une 404 qui est venue les chercher, ça fait une bonne demi-heure.
  
  — Qu’est-ce qu’ils ont dit ? demanda le garagiste.
  
  — Ils ont dit que tu répares la Dauphine et qu’ils viendraient la reprendre.
  
  — Ils ne t’ont pas donné une adresse ?
  
  — Non, ils ont dit qu’ils téléphoneraient.
  
  Le gendarme marcha vers la voiture pour l’examiner.
  
  — Le train avant est faussé, indiqua le garagiste. Mais c’est tout, sans compter la tôle.
  
  — Je vais toujours prendre le numéro, répliqua le gendarme, et faire un rapport.
  
  Il inscrivit sur son calepin le numéro de la Dauphine, l’heure et le lieu de l’accident.
  
  — Ils vous ont bien donné leur nom ? demanda-t-il à la femme du garagiste.
  
  — Pas même ! Je leur y ai demandé, mais ils ont répondu : ne vous en faites pas, on vous téléphonera. Je n’ai pas insisté. De toute façon, on a la voiture…
  
  — Et si c’était une voiture volée ?
  
  — Une voiture volée ? Peuchère, vous y allez fort !
  
  — Bé ! Des particuliers qui ont un accident, qui ne portent pas plainte, qui refusent de donner leur nom et leur adresse, moi, je trouve ça louche.
  
  — Ils avaient l’air de gens convenables, intervint le garagiste.
  
  — De notre temps, ça ne veut plus rien dire. Les voleurs, maintenant, et même les assassins, ils savent se déguiser en honnêtes gens ; c’est moi qui vous le dit… Bien entendu, vous n’avez pas relevé le numéro de la 404 qui est venue les chercher, ni le signalement du conducteur ?
  
  La garagiste prit un air coupable.
  
  — Je n’y ai pas pensé, avoua-t-elle.
  
  — Je ne vous le reproche pas, dit le gendarme, magnanime.
  
  — Dis, gendarme, reprit le garagiste, tu pourrais toujours demander à la poste le numéro qu’ils ont appelé de chez nous…
  
  Le gendarme Dumarest toisa son interlocuteur.
  
  — Garagiste, répliqua-t-il, je ne te donne pas de conseils pour réparer tes voitures ; alors, épargne-moi les tiens pour retrouver les malfaiteurs.
  
  — Je ne voulais pas te vexer, gendarme.
  
  — Salut.
  
  Dix minutes plus tard, le gendarme Dumarest entrait à la gendarmerie et demandait à son collègue de permanence la liste des voitures volées. Le numéro de la Dauphine ne s’y trouvait évidemment pas ; mais, alors que le gendarme Dumarest s’apprêtait à taper un rapport, son collègue lui apporta une diffusion.
  
  — On a reçu ça de Paris aujourd’hui. Regarde toujours.
  
  Le gendarme Dumarest bondit.
  
  — Boudiou ! C’est celle-là ! Oh ! Bonne mère Macarelle ! Je savais bien qu’il y avait du louche.
  
  Le flair, collègue ! Le flair !
  
  Il se tapotait le nez. Quand il fut un peu calmé, il lut en entier le texte de la diffusion et apprit que les occupants de la Dauphine ne devaient pas être inquiétés par les services de police ou de gendarmerie, mais que tous les renseignements les concernant devaient être envoyés télégraphiquement en première urgence au Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage, à Paris.
  
  — Des espions ! s’exclama le gendarme Dumarest. Je le sentais, j’en étais sûr.
  
  Fébrilement, il entreprit de rédiger le texte du télégramme.
  
  
  - : -
  
  Le chemin de terre descendait en lacets à travers la pinède. De temps à autre, par une trouée, la mer apparaissait tout en bas, grise et violette, avec des reflets de mercure. Manuel Escobar conduisait lentement, prudemment, sans lumières, malgré l’obscurité du sous-bois. La voiture plongeait dans des nids-de-poule, remontait, dérapait dans des ornières de sable.
  
  Par les vitres ouvertes, Polina et Sacha respiraient à pleins poumons les odeurs mélangées de la mer, des aiguilles de pins et de la terre chaude. Il n’y avait pas de vent et le chant des grillons avait agréablement remplacé celui plus strident des cigales.
  
  Ils arrivèrent devant un haut mur de briques qu’ils longèrent sur une cinquantaine de mètres, pour atteindre un grand portail métallique peint d’une couleur très sombre. Manuel Escobar arrêta la voiture, descendit et appuya sur un bouton de cuivre encastré dans le pilier de droite. Il revint vers la voiture, alluma une cigarette. Il ne disait rien. Il n’avait pas prononcé dix mots depuis qu’ils avaient quitté Grimaud.
  
  Polina, la tête renversée sur le dossier de la banquette arrière, ferma les yeux.
  
  — Quelle paix, murmura-t-elle.
  
  Sacha approuva d’un signe de tête. Polina reprit :
  
  — Je crois que je vais dormir au moins vingt-quatre heures…
  
  Un judas s’ouvrit dans le portail. Manuel Escobar fit un signe de la main.
  
  — C’est moi, tu peux ouvrir.
  
  Il y eut un bruit de clé, puis de verrous manœuvrés à grand-peine. Les lourds vantaux furent ouverts l’un après l’autre par un petit homme svelte et souple. Manuel Escobar reprit le volant de la Peugeot qu’il fit entrer dans la propriété. Il s’arrêta aussitôt et attendit. Le petit homme referma le portail et vint s’asseoir dans la voiture, à côté de l’Espagnol.
  
  — Bonsoir, dit-il d’une voix zézayante.
  
  Polina et Sacha découvrirent alors qu’il s’agissait d’un Asiatique.
  
  — Bonsoir, répondirent-ils.
  
  La conversation s’arrêta là. La voiture repartit, toujours sans lumière. La route, un peu meilleure qu’avant, zigzaguait toujours entre les pins dont les hautes chevelures tourmentées plaquaient comme des taches d’encre sur le plafond plus clair du ciel qui devenait plus sombre de minute en minute.
  
  Puis ce fut la maison, une longue bâtisse blanche en forme d’équerre, couverte de tuiles provençales, complétée par une grande terrasse surplombant la mer qui se brisait trente mètres plus bas, sur une plage minuscule.
  
  La voiture s’arrêta. Un homme grand et lourd avança sur la terrasse éclairée par des réverbères d’opérette. Sacha descendit, attendit Polina.
  
  — Tout s’est bien passé ? demanda Constantin Cayan à Manuel Escobar.
  
  L’Espagnol répondit d’un signe de tête affirmatif et repartit aussitôt pour aller ranger la voiture. Constantin Cayan serra la main de Sacha Bounine, qu’il connaissait de longue date.
  
  — Je te présente Polina Choubina, dit Sacha.
  
  Constantin Cayan serra la main de Polina.
  
  — Vous aviez des bagages ?
  
  — Oui. Ils sont dans la voiture.
  
  — Manuel s’en occupera. Venez…
  
  Il les entraîna vers un salon de rotin qui occupait une partie de la terrasse et les fit asseoir.
  
  — Je vous attendais plus ou moins, dit Cayan. J’ai été prévenu ce matin que ton appartement avait reçu une visite…
  
  Sacha se sentit pâlir.
  
  Mon appartement, rue du Four ?
  
  — Oui. Deux hommes sont venus et ont fouillé partout. Et il y a maintenant une souricière…
  
  Bouleversé, Sacha bredouilla :
  
  — Je… je ne comprends pas… Nous avons eu une affaire très difficile, mais je ne vois pas comment ils ont pu m’identifier.
  
  — Pourquoi es-tu venu, alors ?
  
  — Pour t’amener Polina qu’il faut faire partir le plus tôt possible.
  
  — Eh bien, répliqua Cayan, je pense que tu dois prendre le même bateau. Tu es grillé, mon vieux.
  
  Hoang Chi Hoa sortit de la maison et vint vers eux sans bruit. Polina et Sacha reconnurent celui qui avait ouvert le portail. Cayan demanda au Vietnamien de leur apporter des apéritifs.
  
  — Dis à ton frère que nous passerons à table dans un quart d’heure.
  
  Hoang Chi Hoa s’inclina et repartit. Polina aurait aimé faire un peu de toilette, mais elle était trop fatiguée pour bouger. Cayan pria Sacha de lui raconter l’accident. Lorsque ce fut fini, il alluma une cigarette et dit :
  
  — S’ils te cherchent à Paris, ils ont dû envoyer une diffusion avec le numéro de la voiture. Il est possible que la gendarmerie entende parler de l’accident et s’informe. Après quoi, ils pourront retrouver à la poste le numéro de téléphone que tu as demandé et arriver ici. Je ne pense pas qu’il y ait le feu dans la rivière, mais je vais essayer de vous faire partir la nuit prochaine…
  
  Hoang Chi Hoa revenait avec un plateau chargé de verres et de bouteilles. Une femme le suivait, petite, avec un visage étrange, mais sympathique, encadré de cheveux noirs et raides coupés à la Jeanne d’Arc. Elle était vêtue d’un pyjama de soie sauvage, vert passé, et marchait pieds nus. Constantin Cayan la présenta :
  
  — Lucia, ma femme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  — Un sous-marin viendra vous prendre…
  
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath et Jo Forestier avaient dîné Chez René, boulevard Saint-Germain. Cuisses de grenouilles, écrevisses, entrecôte Bercy, le tout arrosé d’un excellent juliénas. Ils se sentaient de nouveau optimistes.
  
  La voiture de Jo Forestier était garée tout près de là sur le quai de la Tournelle. Ils la retrouvèrent. À peine installé, Forestier mit le contact de l’émetteur-récepteur et appela le service.
  
  — Canard vert appelle canard bleu… Canard vert appelle canard bleu…
  
  La réponse ne se fit pas attendre.
  
  — Canard vert, ici canard bleu… Ralliez d’urgence, canard vert, on vous attend. Dans combien de temps pouvez-vous être ici ?
  
  — Dans un quart d’heure, peut-être avant.
  
  — Très bien, canard vert. On vous attend. Terminé.
  
  Jo Forestier démarra en trombe et il ne leur fallut que douze minutes pour rallier le service. Le Pacha les attendait, furieux.
  
  — Bon Dieu, on vous cherchait partout. Où étiez-vous ?
  
  — Il nous arrive de manger, répliqua doucement Forestier.
  
  — Vous prenez le train dans une heure pour Saint-Raphaël. Là-bas, une voiture sera mise à votre disposition et un gendarme vous attendra. On a retrouvé la trace de Sacha et de la femme…
  
  
  - : -
  
  Il était un peu plus de minuit. Les femmes étaient couchées depuis longtemps. Constantin Cayan et Sacha Bounine restaient seuls sur la terrasse, occupés à bavarder en admirant le brasillement de la mer sous le clair de lune.
  
  — Encore une petite goutte ?
  
  Cayan saisit la bouteille de vodka Smirnoff et la déboucha. Sacha tendit son verre.
  
  — As-tu écouté la radio, aujourd’hui ? demanda Cayan.
  
  — Oui, tout le long de la route.
  
  — J’ai l’impression qu’il se prépare un coup de chien à Bizerte. Bourguiba exige l’évacuation des troupes françaises… Or, les Français ne lâcheront sûrement pas une base de cette importance alors qu’une guerre à l’échelon international menace à propos de Berlin…
  
  Sacha Bounine aurait pu raconter à Cayan comment Polina et lui avaient essayé de jeter de l’huile sur le feu de Bizerte, mais cela aurait été contraire aux consignes de sécurité.
  
  — Je suppose, continuait Cayan en rebouchant la bouteille, que nous poussons à la roue dans la coulisse. Et cela ne sera guère difficile. L’armée française a l’épiderme à vif et si les Tunisiens la provoquent, cela se terminera par un massacre. De toute façon, il faudra envoyer là-bas quelques régiments de paras et cela fera toujours ça en moins de disponible pour Berlin.
  
  Sacha Bounine eut un léger sourire.
  
  — L’Algérie immobilise déjà presque tout, c’est pourquoi aucun arrangement ne sera possible tant que le problème allemand ne sera pas lui-même réglé. Nous avons les moyens d’empêcher l’accord.
  
  — Il est vrai que les forces françaises stationnées en Europe se réduisent à presque rien… Un régiment, le 5e R.T.M., à Metz, les quatre régiments de la 11e D.L.I. à Nancy, une brigade de choc éparpillée sur la Méditerranée et en Corse, trois régiments de la 2e Brigade blindée à Rambouillet, à Rueil-Malmaison et à Vernon, une demi-brigade de parachutistes à Bayonne et un régiment à Pau… En Allemagne, deux divisions à effectifs réduits. Et l’état-major s’oppose au rappel d’autres troupes d’Algérie.
  
  — Une bonne affaire pour nous, cette Algérie…
  
  Hoang Chi Hoa apparut à la porte de la salle à manger et vint vers eux. Il remit une feuille de papier à Constantin Cayan qui se déplaça légèrement pour avoir un peu plus de lumière.
  
  — C’est la réponse à votre message, indiqua le Vietnamien.
  
  Constantin Cayan lut lentement, puis rendit la feuille à Hoang Chi Hoa.
  
  — Détruis ça, comme d’habitude.
  
  Le Vietnamien s’inclina et repartit. Constantin Cayan regarda Sacha et dit :
  
  — Un sous-marin viendra vous prendre la nuit prochaine à deux heures. Je vous conduirai au rendez-vous avec mon bateau.
  
  — Loin ? Questionna Sacha.
  
  — Non. À un mille marin, exactement, au large d’ici, plein est, sur la ligne droite que l’on pourrait tracer entre le cap Camarat et le cap Cartaya…
  
  Sacha se retourna et regarda par-dessus son épaule les éclats lumineux du phare construit sur le cap Camarat…
  
  — C’est une opération courante, affirma Cayan. J’ai l’habitude… Simple affaire de routine.
  
  Il sourit, enchaîna :
  
  — Je crois que tu es fatigué. Tu veux te coucher ?
  
  — Volontiers, accepta Sacha en se levant lourdement.
  
  — Je t’accompagne à cause des chiens. Surtout, ne sors pas seul cette nuit dans la propriété, tu risquerais fort de te faire égorger.
  
  Ils descendirent l’escalier qui conduisait aux chambres construites en sous-sol sous la terrasse, ouvertes sur la mer. Cayan souhaita une bonne nuit à Sacha et remonta. Il se rendit à la cuisine où il retrouva les deux frères, Hoang Chi Hoa et Hoang Chi May occupés à laver la vaisselle.
  
  — Un petit travail pour vous cette nuit, annonça-t-il. D’abord, vous introduire dans le bureau de poste de Grimaud et faire disparaître une fiche qui a dû être établie ce soir à notre numéro. Ensuite, supprimer la postière qui pourrait avoir de la mémoire. Volez pour faire croire à un crime crapuleux.
  
  
  - : -
  
  Janine Pradel, la demoiselle des Postes, n’était pas chez elle ce soir-là. En compagnie d’une amie parisienne en vacances à Grimaud, elle était descendue à Saint-Tropez. Deux garçons sympathiques et décontractés les attendaient chez Sénéquier. Deux garçons qui possédaient un cabriolet Porsche rouge.
  
  Ils avaient dîné tous les quatre chez Da Lolo, pris un verre et dansé à l’Esquinade où ils avaient vu Vadim et quelques autres, puis émigré dans les jardins de La Licorne.
  
  À deux heures du matin, Janine Pradel voulut rentrer. Elle se sentait un peu ivre, son compagnon devenait pressant et elle pensait qu’il lui restait peu de temps pour dormir avant la reprise du travail.
  
  Mais Janine Pradel ne possédait pas de voiture et son amie qui l’avait descendue dans sa petite Fiat 500 menait grand flirt avec son partenaire et ne semblait nullement disposée à prendre le chemin du retour.
  
  Ils burent encore, du whisky que Janine supportait mal, et dansèrent. Vers trois heures, ils sortirent enfin et allèrent manger des saucisses chaudes et boire de la bière chez le Gorille. Janine, un peu ivre, eut l’impression que son amie complotait quelque chose avec les garçons, mais elle était trop fatiguée pour s’en préoccuper.
  
  Ils montèrent dans les voitures. La Porsche fila devant. Janine s’étonna lorsque son amie arrêta la Fiat devant La Bouillabaisse, à côté des autres.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait ici ? s’inquiéta-t-elle.
  
  — On va voir la mer.
  
  Elle se laissa entraîner. Ils longèrent le chemin étroit et débouchèrent sur la plage. La mer était phosphorescente et le spectacle réellement très beau. Ils avancèrent jusqu’au bord de l’eau et l’un des garçons proposa :
  
  — On se baigne ?
  
  — Chiche, répliqua l’amie.
  
  Ils se déshabillaient déjà. Choquée, Janine protesta :
  
  — Mais, vous n’avez pas de maillots !
  
  — Et alors ? Il fait nuit.
  
  — Tu ne vas pas faire ta mijaurée ! lança l’amie en laissant glisser son slip dans le sable.
  
  Elle vint vers Janine et entreprit de la déshabiller. La jeune fille avait un peu honte, mais elle craignait aussi de passer pour une gourde, pour une provinciale. Elle se laissa déshabiller, puis entraîner aussitôt dans l’eau où s’ébattaient les deux garçons.
  
  Le froid la saisit. Elle se mit à claquer des dents et nagea vigoureusement derrière son amie pour se réchauffer. Quelques instants plus tard, elle se sentit bien et goûta le plaisir d’être nue dans l’eau phosphorescente.
  
  Quelqu’un nageait tout près d’elle, presque silencieusement. Elle crut que c’était son amie et le crut encore lorsqu’une main glissant sur sa hanche, remonta sur son ventre puis sur ses seins.
  
  — Tu es folle ! dit-elle en riant nerveusement.
  
  Elle tourna la tête et vit que ce n’était pas son amie, mais le garçon qui lui avait servi toute la soirée de cavalier. Elle essaya de se dégager, mais il la tenait ferme. Elle voulut crier, but un paquet d’eau de mer, s’effraya, s’abandonna aux bras qui la soutenaient.
  
  Il la mit sur le dos et nagea doucement sur elle. Elle n’avait plus envie de se défendre. Elle pensait que son amie et l’autre garçon devaient en faire autant.
  
  Elle perdit la notion du temps. Puis le garçon toucha le sable des épaules sur la plage. Elle roula de côté, se laissa embrasser. Elle n’entendait plus les autres et ne s’en souciait plus.
  
  — Il faut sortir maintenant, vous allez prendre froid…
  
  Il se releva, l’aida et lui garda la main pour l’entraîner vers la barque échouée sur laquelle ils avaient posé leurs vêtements.
  
  — Tiens, ils sont partis, constata le garçon.
  
  Janine regarda vers le sentier qui rejoignait la route. La plage était déserte. Ils entendirent une voiture démarrer et Janine reconnut le bruit de la petite Fiat.
  
  — Où vont-ils ? demanda-t-elle.
  
  Le garçon eut un rire indulgent.
  
  — À votre avis ?
  
  Elle se sentit rougir.
  
  — Nous n’avons pas de serviette.
  
  Il prit sa chemise de vichy et s’en servit pour frotter le corps ruisselant de la jeune fille. Elle eut un mouvement de refus, puis pensa que c’était ridicule après toutes les privautés qu’elle lui avait permises dans l’eau. Il l’essuya consciencieusement, puis la frictionna pour la réchauffer. Elle se rhabilla, troublée jusqu’au plus profond d’elle-même. Le bain froid lui avait ôté sa fatigue, mais non son ivresse.
  
  Ils regardèrent la route et remontèrent dans la Porsche. Le garçon lança le moteur, puis se pencha vers la jeune fille et l’enlaça. Cette fois, elle lui rendit son baiser et ils s’embrassèrent et ils se caressèrent pendant un long moment. Puis une voiture passa, les éclairant de ses phares. Ils se séparèrent. Le garçon, engagea la marche arrière, manœuvra et prit la route de Saint-Tropez. Janine ne disait rien. Elle avait fermé les yeux. Elle pensait que son amie était peut-être déjà en train de faire l’amour avec l’autre garçon et qu’elle, Janine Pradel, allait bientôt en faire autant avec celui-là.
  
  Le garçon habitait à l’hôtel de Paris. Il rangea la voiture devant la porte, aida Janine à descendre. Le veilleur de nuit dormait dans le réduit, à droite de l’entrée. Le garçon prit sa clé au tableau et ils montèrent sans bruit.
  
  Quelques minutes plus tard, nue, écartelée sur le lit, griffant les épaules de son amant, Janine Pradel était à cent lieues d’imaginer que deux tueurs l’attendaient chez elle, à Grimaud, et que l’aube les chasserait avant son retour, lui sauvant ainsi la vie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  — Vous couchiez bien avec cet Américain, à Paris.
  
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath et Jo Forestier arrivèrent à cinq heures de l’après-midi à la gendarmerie de Grimaud où ils avaient rendez-vous avec le chef de la brigade.
  
  Le chef de brigade Serrailler était un homme brun, petit et mince, efficace et intelligent. Il accueillit les deux agents spéciaux dans son bureau, referma la porte.
  
  — Vous avez passé une bonne journée ?
  
  — Nous avons dormi, répondit Hubert. Nous espérons que la nuit prochaine sera dure…
  
  — Je crois que vous allez être content, reprit le gendarme. Toutes vos instructions ont été exécutées et toutes ont donné le résultat attendu… Nous avons eu peur ce matin. Quelqu’un s’est introduit dans le bureau de poste et la fiche d’appel que nous cherchions avait disparu. L’appartement de la postière a été également cambriolé. Elle est arrivée en retard ce matin pour prendre son service, elle avait découché… Hum ! Heureusement, elle jouit d’une excellente mémoire et elle a pu se rappeler le numéro dont nous avions besoin. Ce numéro est celui de la villa La Palusque, une propriété isolée en bord de mer, sur la commune de Ramatuelle, entre le cap Camarat et le cap Cartaya…
  
  Il déplia sur son bureau une carte d’état-major au cinquante millième et marqua l’endroit d’une croix au crayon rouge.
  
  — J’ai aussitôt demandé à l’hélicoptère de la gendarmerie qui survole journellement la côte de prendre des photographies aériennes de cette propriété. Ces photos, je les attends d’un instant à l’autre… Ensuite, nous avons cherché l’architecte responsable de la construction. C’est un Parisien et nous n’avons aucun moyen de le joindre rapidement. Nous nous sommes alors adressés à l’employé de l’électricité de France qui fait les relevés dans ce secteur. Par lui, et en même temps par le cadastre, nous avons appris que La Palusque appartient à la veuve d’un médecin, qui n’y vient jamais, mais qui la loue par l’entremise d’une agence de Saint-Tropez… Cette agence possédait un plan des bâtiments et un plan général, relevé d’ailleurs sur celui du cadastre. Voici ces plans…
  
  Hubert et Jo Forestier se placèrent de chaque côté du chef de brigade pour regarder.
  
  — La propriété elle-même a une étendue de quarante-trois milles mètres carrés qui affecte approximativement la forme d’un rectangle de deux cent quatre-vingt-dix mètres de profondeur sur cent cinquante mètres de front de mer. Détail remarquable : cette propriété est entièrement close de murs. Voici le plan de la maison… Ici, la terrasse, le hall, un vestiaire, la salle à manger, le salon, une chambre, une salle de bains, la cuisine.
  
  Jo Forestier s’étonna :
  
  — Il n’y a qu’une chambre ?
  
  — Non. La maison est bâtie au flanc d’un coteau très abrupt. Le point le plus haut de la propriété est à quatre-vingt-dix mètres d’altitude, ce qui donne une pente générale d’environ trente pour cent… Cette situation a permis de construire quatre chambres sous la terrasse, avec tout le confort et vue sur la mer. On y accède par un escalier extérieur partant de la terrasse.
  
  — Donc, interrompit Hubert, pas de communication intérieure entre ces chambres et la maison elle-même.
  
  — Non.
  
  — Combien de gens vivent là-dedans ?
  
  — D’après l’employé de l’Électricité de France, cinq personnes, et deux chiens. L’agence, elle, ne connaît que le locataire et sa femme, Constantin et Lucia Cayan. Il y aurait en plus deux domestiques indochinois et un chauffeur espagnol, qui sert également de jardinier.
  
  — Ils logent dans la maison ?
  
  — Non. Il y a des communs, ici, au-dessus et à gauche de la maison en tournant le dos à la mer… Un garage pour trois voitures, une resserre et quatre chambres au-dessus pour le personnel.
  
  — Parfait, dit Hubert. Nous pouvons supposer que les Cayan dorment dans la chambre de la maison et que ceux qui nous intéressent seront logés sous la terrasse.
  
  — C’est probable, admit Forestier. Les chiens sont dangereux ?
  
  — Très. Des dobermans, sûrement dressés car ils n’aboient jamais.
  
  — Les chiens mis à part, existe-t-il un système de sécurité quelconque ?
  
  — Nous ne pouvons pas le savoir, répliqua le gendarme. De toute façon, des chiens en liberté dans un parc sont incompatibles avec la plupart des systèmes de sécurité qu’ils déclencheraient eux-mêmes à chaque instant.
  
  Forestier alluma une cigarette. Ils entendirent des pas dans le couloir, quelqu’un frappa.
  
  — Entrez, cria le chef de brigade.
  
  Un gendarme entra, posa sur le bureau une grande enveloppe de papier brun.
  
  — Les photos, annonça-t-il.
  
  Il repartit aussitôt. Le chef de brigade ouvrit l’enveloppe et sortit les photos, des agrandissements 30 x 40.
  
  — Elles sont belles, apprécia-t-il. Prises au téléobjectif, évidemment.
  
  Il donna une grosse loupe à Hubert qui examina tous les clichés, successivement, avant de passer le tout à Jo Forestier.
  
  — On voit tout le monde, indiqua-t-il. Polina et une brune qui doit être Mme Cayan, en train de prendre un bain de soleil à poil sur la plage… Deux hommes sur la terrasse, probablement Cayan et Sacha, et trois hommes qui déchargent une voiture à droite de la maison, c’est-à-dire près de la cuisine.
  
  — Pas mal fichues, les femmes, apprécia Forestier.
  
  — On ne voit pas les chiens, reprit Hubert.
  
  Le téléphone sonna. Le gendarme répondit, raccrocha.
  
  — Excusez-moi, dit-il.
  
  — Eh bien, fit Hubert, je crois que nous pouvons établir notre plan de campagne.
  
  — Je vous répète que la gendarmerie ne peut rien faire sans une commission rogatoire. Nous n’avons pas le droit de nous introduire comme ça dans une propriété privée.
  
  — Nous allons arranger ça, répliqua Hubert. Admettons que vous receviez une information anonyme concernant un trafic de contrebande qui se ferait à partir de la villa La Palusque et que l’on vous signale qu’une voiture chargée de marchandises…
  
  — Nous passons à la douane.
  
  — Bon, trouvons autre chose. Par exemple, que la villa La Palusque doit être cambriolée cette nuit par une bande que vous cherchez à coincer depuis longtemps… Vous pouvez alors surveiller les abords de la villa pour pincer les malfaiteurs en flagrant délit ?
  
  — Sûrement. Mais toujours pas nous introduire dans la propriété sans commission rogatoire ou sans l’autorisation de l’occupant en titre.
  
  — Vous êtes là, continua Hubert, sous les murs de la propriété. Vous entendez des coups de feu et des appels au secours à l’intérieur de la propriété, qu’est-ce que vous faites ?
  
  — Là, nous pouvons et nous devons même intervenir car des coups de feu et des appels au secours indiquent qu’il y a des personnes en danger.
  
  — Nous y voilà, reprit Hubert. Vous cernez la villa, Forestier et moi, qui n’avons pas à nous soucier de légalité, attaquons par la mer. Si nous avons besoin de vous, nous tirons en l’air et nous crions au secours.
  
  — Au secours !… Il me fait du mal ! hurla Forestier.
  
  La porte s’ouvrit brutalement, poussée par un gendarme qui dégainait déjà. Hubert constata :
  
  — Pas de doute, ça fonctionne !
  
  — Ce n’est rien, une simple plaisanterie, dit le chef de la brigade à son subordonné complètement ahuri.
  
  Le calme revenu, Hubert enchaîna :
  
  — Nous allons avoir besoin de matériel. D’abord un canot à moteur, aussi silencieux que possible dans les faibles allures, ensuite deux équipements Cousteau et un scooter sous-marin, les nuits sont claires et nous ne pouvons pas prendre le risque d’une approche en surface, des poignards, un sac étanche…
  
  — Écrivez-moi tout ça, demanda le gendarme.
  
  Hubert prit une feuille de papier et fit une liste de tout ce dont ils auraient besoin.
  
  — Moi, ce qui me tracasse, intervint Jo Forestier, ce sont les chiens.
  
  Le chef de brigade se gratta la nuque d’un air pensif.
  
  — Pourquoi ne demandez-vous pas une commission rogatoire ?
  
  — Parce que le plus coulant des juges d’instruction nous la refuserait… Nous savons que les gens que nous pourchassons ont eu des activités portant atteinte à la sécurité du pays, mais nous ne pouvons pas le prouver.
  
  — Compris, dit le gendarme. Pour les chiens, s’ils n’aboient pas, le mieux, si vous ne voulez pas les tuer, c’est de les prendre au filet puis de leur faire une piqûre de somnifère.
  
  — J’y pensais, assura Hubert. Je l’ajoute sur la liste, avec un sifflet à ultra-sons pour les attirer au moment et à l’endroit que nous aurons choisis, sans alerter les oreilles humaines…
  
  
  - : -
  
  — Quelle heure est-il ? demanda Polina.
  
  — Six heures passées, répondit Lucia Cayan. Depuis un bon moment déjà il n’y avait plus de soleil sur la plage orientée à l’est.
  
  — On rentre ? proposa Polina. J’ai envie d’une douche.
  
  — Comme vous voudrez.
  
  Lucia Cayan, d’origine grecque, parlait couramment l’anglais, ce qui arrangeait bien Polina qui, capable de lire le français, ne le comprenait pratiquement pas. Elles remontèrent par le sentier en escalier qui conduisait à la maison. Lucia laissa Polina devant les chambres du niveau inférieur et continua. Sacha et Constantin jouaient aux échecs sur la terrasse.
  
  — Où est Polina ? demanda Sacha.
  
  — En bas, elle prend une douche.
  
  Lucia entra dans la maison par la porte du salon. Sacha déplaça un pion.
  
  — Échec au roi, dit Constantin.
  
  Sacha fit semblant d’être surpris. Il bougea un autre pion.
  
  — Échec et mat.
  
  — Je ne suis pas en forme, admit Sacha.
  
  — La revanche ?
  
  — Non, merci.
  
  Il se leva, ramassa son briquet et sa pipe.
  
  — Je vais prendre une douche, moi aussi. J’en ai besoin.
  
  — Nous dînerons tard, reprit Constantin Cayan, et nous veillerons jusqu’au moment du départ. Alors, vous pouvez vous reposer jusqu’à huit heures si vous le voulez.
  
  — Je crois que je vais le faire. À tout à l’heure.
  
  Sacha traversa la terrasse jusqu’à l’escalier et descendit sans bruit. Il avait la gorge serrée et il se sentait oppressé. Dans l’après-midi, il était descendu seul vers la plage et il avait vu les deux femmes allongées nues au soleil. Il les avait observées longuement à leur insu et, depuis, la vision des formes splendides de Polina le poursuivait, l’obsédait. L’idée lui était venue qu’il ne pourrait sûrement pas satisfaire son désir à bord du sous-marin et que, dès leur retour en Russie, ils seraient probablement séparés. Il avait alors décidé de tenter sa chance le soir même si l’occasion s’en présentait.
  
  Les dobermans apparurent soudains au détour d’un buisson de fleurs et montrèrent les dents en grognant sourdement. Sacha leur parla pour les rassurer. Ils l’accompagnèrent jusqu’à sa chambre, toujours menaçants, et il poussa un soupir de soulagement lorsqu’il leur eut fermé la porte au nez.
  
  Chaque chambre possédait une porte-fenêtre du côté de la mer, mais un couloir éclairé par des dalles de verres encastrées dans le sol de la terrasse les reliait par-derrière. Il y avait un cabinet de toilette dans chaque chambre, mais une seule douche située à une extrémité du couloir, avec les commodités.
  
  Sacha passa dans le couloir. De ce côté, la porte de la chambre de Polina était ouverte. Sacha entendit alors la douche fonctionner et il prit cette direction. Il s’étonnait de n’avoir pas remarqué plus tôt combien Polina était belle et désirable et il n’envisageait même pas qu’elle pût lui résister. Il se pencha, colla un œil au trou de la serrure et découvrit le corps tronqué de Polina, des épaules aux genoux, qui se savonnait sous la douche.
  
  Il goûta le spectacle, la vit se rincer, puis commencer à se sécher. Il battit alors en retraite, sans bruit et alla se cacher derrière la porte ouverte de la chambre de la jeune femme.
  
  L’attente lui parut fort longue. Enfin, la jeune femme arriva, traînant ses savates dans le couloir.
  
  Il la laissa entrer, refermer la porte, et la saisit par-derrière, lui mettant les doigts sur les yeux.
  
  — Qui est là ? Devinez ?
  
  Elle était en peignoir de bain, mais sans rien dessous. Elle cria légèrement et se débattit tout contre lui, accroissant son trouble d’autant.
  
  — Vous êtes stupide, Sacha, laissez-moi tranquille.
  
  Il descendit ses mains jusque sur les seins, l’embrassa dans le cou. Elle se fâcha.
  
  — Mais, lâchez-moi. C’est complètement idiot !
  
  Il écarta les revers du peignoir, saisit les seins nus à pleines paumes, la poussa vers le lit. Alors, elle plia les genoux, monta sa main gauche jusqu’à l’épaule droite de son agresseur, agrippa la chemise, assura son autre main sur le coude droit de Sacha et bascula vers l’avant. Irrésistiblement soulevé, Sacha essaya de se rattraper mais rencontra la jambe tendue de la jeune femme qui l’empêcha de retrouver son équilibre. Il roula et se reçut très mal contre le pied du lit. Il se redressa aussitôt, furieux, malgré la douleur qui lui vrillait les côtes. Polina refermait son peignoir sur ses seins lourds et fermes. Elle était pâle et tremblait.
  
  — Sortez ! ordonna-t-elle.
  
  — Vous êtes folle ! cria-t-il. Vous auriez pu me blesser !
  
  — Sortez ! répéta-t-elle.
  
  Il revint sur elle, essaya de la reprendre. Elle le gifla. Il recula d’un pas, blême.
  
  — Qu’est-ce que ça veut dire ? Grinça-t-il. Vous couchiez bien avec cet Américain, à Paris. Je vous ai entendu à travers la porte et vous n’aviez pas l’air de vous embêter…
  
  — Goujat !
  
  — Serais-je moins bon pour vous qu’un espion américain ?
  
  Elle entrevit le piège où il essayait de la précipiter et protesta.
  
  — Cela n’a rien à voir. J’ai été la maîtresse de cet Américain sur ordre, vous le savez bien.
  
  Il ricana.
  
  — Eh bien, je suis actuellement votre chef direct et c’est à moi que vous devez obéir. Je vous donne l’ordre de faire l’amour avec moi.
  
  — Non, répliqua-t-elle farouchement. Cela ne peut rendre aucun service à notre pays.
  
  Il tremblait lui aussi, de frustration, de rage contenue.
  
  — C’est votre dernier mot ?
  
  — C’est mon dernier mot. D’ailleurs, vous puez. Vous ne vous lavez donc jamais les dents ?
  
  Il resta un moment silencieux, digérant l’insulte. Son visage était devenu de pierre et une haine nouvelle s’exprimait dans son regard.
  
  — Polina Choubina, murmura-t-il, vous me paierez cela… Très cher, n’en doutez pas.
  
  — Sortez.
  
  Il quitta la chambre, faisant claquer la porte derrière lui. Elle s’abattit aussitôt sur le lit et se mit à pleurer. Inconsciemment, elle appelait Hubert à son secours.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  — Eh bien ! constata Hubert, nous voilà frais !
  
  
  
  La mer était extraordinairement calme, à peine agitée d’un léger clapotis sur le rivage. Le Zodiac, équipé d’un hors-bord Evinrude de 40 CV, longeait la côte au plus près. Depuis quelques minutes, Hubert avait considérablement réduit les gaz. Le bateau pneumatique n’avançait plus que lentement et, à cette allure, le bruit du moteur était presque nul.
  
  Ils atteignirent ainsi la pointe Canadel. Jo Forestier, qui était chargé de la navigation, se repérait fréquemment sur le phare du cap Camarat et sur le signal du cap Cartaya. Il était une heure moins dix, la nuit était claire. Quelques minutes plus tôt, ils avaient vu les lumières d’un grand bateau qui passait au large, très loin.
  
  Jo Forestier découvrit soudain une crique étroite entre deux crêtes de rochers et fit à Hubert le signe convenu pour l’atterrissage. Hubert mit tout à droite. Le Zodiac obéit docilement à l’impulsion, s’insinua dans la passe, toucha bientôt de l’avant sur le sable. Hubert coupa le contact.
  
  Ils sautèrent pour relever le moteur, puis pousser le bateau hors de l’eau. Ils étaient simplement vêtus d’un short de bain en rilsan, très court. À chacun de leurs mollets était fixé par une gaine un poignard inoxydable. À leur poignet, un gros chronomètre étanche dont le cadran lumineux était caché sous un couvercle à pression.
  
  Ils sortirent du bateau un gros sac imperméable en forme de boudin, muni de bretelles, deux équipements Cousteau et un scooter sous-marin à propulsion électrique. Ils s’aidèrent mutuellement à se fixer les bouteilles sur le dos, puis enfilèrent les palmes et se coiffèrent d’un masque.
  
  Ils descendirent dans l’eau, Hubert portant le scooter, Forestier le sac étanche. À vingt mètres du bord, le fond étant suffisant, Hubert poussa le scooter devant lui, tenant ferme les commandes ; Forestier, ayant assujetti le sac sur ses reins, attrapa Hubert à la ceinture. Contact, l’hélice du scooter se mit à tourner et le convoi partit.
  
  Ils naviguaient en surface. Lorsque la pointe Canadel fut dépassée, Hubert coupa le contact. La villa La Palusque, à trois cents mètres, était encore éclairée. Ils voyaient quelqu’un se déplacer sur la terrasse. Ils avaient envisagé pareille situation et décidé qu’ils approcheraient alors au plus près et qu’ils attendraient que tout le monde fût couché.
  
  Ils se préparèrent pour la plongée, prirent le cap, et repartirent, naviguant cette fois à un mètre cinquante de profondeur. Hubert, connaissant leur vitesse approximative, surveillait son chronomètre. À mi-chemin, ils firent une pause et remontèrent doucement afin de s’assurer qu’ils n’avaient pas dévié. Ils replongèrent aussitôt, évitant de produire des remous.
  
  Quelques minutes plus tard, le fond remonta et l’avant du scooter frôla le sable. Hubert coupa de nouveau le contact et ils se soulevèrent avec mille précautions pour amener leurs yeux au-dessus de l’eau.
  
  Ils étaient à quinze mètres de l’étroite plage de La Palusque et la villa, toujours éclairée, semblait accrochée très haut dans le vide. Ils se déplacèrent avec une lenteur calculée pour gagner à gauche l’abri d’un bloc de rochers. Hubert posa le scooter au sec. Ils se débarrassèrent de leur équipement, de leur masque et de leurs palmes. Puis ils ouvrirent le sac étanche et en sortirent le contenu.
  
  Deux filets solides aux bords lestés de plomb, deux seringues chargées d’un puissant narcotique et prêtes à l’emploi, un sifflet à ultra-sons, deux torches électriques, deux holsters de ceinture, deux MAB 7,65 à canon long, deux chargeurs de rechange, deux serviettes de toilette qu’ils utilisèrent aussitôt pour se sécher, deux paires d’espadrilles à semelle de corde caoutchoutées.
  
  Ils s’équipèrent, accrochèrent les torches à la ceinture des holsters et mirent les chargeurs dans une pochette. Ils en étaient là lorsque Forestier montra soudain à Hubert les silhouettes inquiétantes des dobermans qui se découpaient en ombres chinoises au bord de la terrasse.
  
  Ils préparèrent les filets.
  
  — Ce qui m’étonne, murmura Forestier, c’est qu’il n’y ait pas de bateau…
  
  
  - : -
  
  Sacha Bounine et Constantin Cayan jouaient aux échecs sur la terrasse, en compagnie d’une bouteille de vodka. Mal remis de l’affront que lui avait infligé Polina, Sacha perdait.
  
  Les deux femmes étaient dans la chambre de Lucia. Il n’y avait pas de vent, la nuit était chaude. Cayan consulta sa montre.
  
  — Nous sortirons le bateau dans une demi-heure, annonça-t-il. Cela suffira amplement.
  
  Il prit la bouteille de Smirnoff et remplit les verres.
  
  — Salute !
  
  — Salute ! répliqua sombrement Sacha.
  
  — Tu n’as pas l’air content de quitter la France, constata Constantin.
  
  — Ce n’est pas ça, répliqua Sacha. J’ai d’autres soucis.
  
  Il regardait sans y prêter autrement attention les deux chiens qui plantés au bord de la terrasse, et tournés vers la mer, donnaient depuis quelques instants des signes de nervosité. Les deux femmes reparurent. Lucia était en maillot de bain, une grande serviette jaune jetée sur les épaules.
  
  — Je vais me baigner, annonça-t-elle. Polina m’accompagne.
  
  — Nous partons dans une demi-heure, rappela Constantin.
  
  — C’est plus qu’il ne m’en faut.
  
  Les deux femmes gagnèrent l’escalier. Les deux chiens bondirent et les bousculèrent pour passer devant.
  
  — Lucia adore les bains de minuit, dit Constantin.
  
  Ils se remirent à jouer.
  
  
  - : -
  
  Hubert et Forestier avaient vu les deux femmes et les chiens s’engager dans l’escalier. Qu’elles eussent l’intention de se rendre dans les chambres sous la terrasse ou bien de venir se baigner, l’occasion était trop bonne pour la laisser échapper. Mais il fallait d’abord neutraliser les chiens. Hubert porta le sifflet à ultra-sons à sa bouche et souffla dedans. Aucun autre bruit que les paroles des femmes qui continuaient de descendre. Puis, brusquement, sans préavis, les dobermans furent là. Ils bondirent en même temps, visant chacun leur homme. Comme des toréadors, Hubert et Forestier esquivèrent, arrêtant la charge dans les filets. Les chiens boulèrent sur les rochers, empêtrés, très vite neutralisés. Ils commencèrent à gronder, à laisser échapper de courts jappements. Les deux hommes leur tombèrent dessus, armés chacun d’une seringue qu’ils plantèrent dans le dos des animaux.
  
  L’effet fut presque foudroyant. Les chiens cessèrent de se débattre, puis ne bougèrent plus. Hubert et Forestier s’étaient déjà débarrassés des seringues. Ils écoutaient. Une voix de femme appela :
  
  — Arès !… Pluton !
  
  Le silence, seulement troublé par le clapotis de l’eau sur les rochers. Hubert aperçut soudain les deux femmes immobilisées à trente mètres d’eux. Puis il reconnut la voix de Polina qui s’inquiétait :
  
  — Où sont-ils passés ?
  
  — Ils sont peut-être partis à la poursuite d’un chat…
  
  Elles se rassurèrent et se remirent à descendre. Forestier dégaina son MAB et s’accroupit à l’abri du rocher, imité par Hubert.
  
  Elles arrivèrent. Lucia annonça :
  
  — J’enlève mon maillot. Il n’y a personne pour me voir et c’est tellement plus agréable.
  
  Elle joignit aussitôt le geste à la parole, à moins de cinq mètres des hommes qui les observaient, et courut se jeter à l’eau. Elle se mit à crawler vers le large. Polina la regarda un instant, puis se déplaça lentement sur le sable humide.
  
  Hubert et Jo Forestier la voyaient approcher. Elle resta un moment à moins de deux mètres d’eux, son attention monopolisée par Lucia qui continuait de s’éloigner laissant derrière elle un sillage d’écume blanche. Puis, elle vint s’asseoir sur le rocher, tournant le dos aux deux hommes. Hubert dit doucement :
  
  — Surtout ne crie pas, mon cœur. Nous serions obligés de t’assommer…
  
  La surprise lui arracha une sorte de hoquet, aussitôt réprimé.
  
  — Je suis avec mon ami Forestier, continua de chuchoter Hubert. Nous savons que ton ami Sacha Bounine est ici et c’est surtout lui qui nous intéresse. Alors, tu vas être bien sage… Car si tu nous mets des bâtons dans les roues, la première balle sera pour toi. Compris ?
  
  Il lui poussa le canon du MAB dans le dos et il la vit se contracter.
  
  — Je vous obéirai, murmura-t-elle. Que voulez-vous ?
  
  — D’abord, que tu attires ta petite amie ici. Tu lui diras que tu t’es tordue la cheville sur un caillou et tu lui demanderas son aide.
  
  — Il y a deux chiens énormes, commença-t-elle…
  
  — Ils ne feront plus de mal à personne, nous les avons endormis.
  
  — Je comprends… Mais, il y a cinq hommes, là-haut.
  
  — Nous le savons. Ne dis plus rien.
  
  Polina était bouleversée. Ce qu’elle avait craint par-dessus tout était arrivé. Elle se retrouvait en face d’Hubert qui la traitait maintenant en ennemie. Elle ne savait plus que faire. Heureusement, la menace de mort qui pesait sur elle lui donnait une excuse suffisante pour aider son amant.
  
  Lucia revenait sans se presser. À quelques mètres du bord, elle reprit pied et appela :
  
  — Polina ?
  
  — Je suis ici, répondit celle-ci.
  
  — Je ne vous voyais pas.
  
  — Je crois que je me suis foulé une cheville. Cela me fait mal…
  
  — Mon pauvre chou, dit Lucia. Attendez, j’arrive.
  
  Elle sortit de l’eau, ramassa la serviette au passage et vint vers Polina en se séchant.
  
  — Voyons cela…
  
  Elle se baissa, offrant sa nuque. Hubert frappa, juste ce qu’il fallait. La jeune femme piqua du nez dans le sable et roula aux pieds de Polina.
  
  Forestier sortit un de ses poignards et s’en servit pour découper la serviette en lanières qu’ils utilisèrent ensuite pour bâillonner leur victime et pour lui lier ensemble les poignets et les chevilles réunis dans le dos. Ils la soulevèrent et la posèrent à côté des chiens, la tête appuyée sur le flanc de l’un deux comme sur un oreiller.
  
  — Drôlement bien fichue, cette gosse, apprécia Forestier.
  
  Debout à côté de Polina qui s’était redressée, Hubert demanda :
  
  — Que font les hommes, là-haut ?
  
  — Il y en a deux sur la terrasse, qui jouent aux échecs.
  
  — Bounine et Cayan ?
  
  Le fait qu’il connût leurs noms parut la surprendre. Elle confirma d’un signe de tête.
  
  — Et les domestiques ?
  
  — Ils sont à la cuisine. Ils attendent…
  
  — Quoi ?
  
  — Nous devons partir tout à l’heure.
  
  — Comment ?
  
  — Un sous-marin doit venir nous prendre. Nous devons le rejoindre au large, dans un bateau.
  
  — Où se trouve ce bateau ?
  
  — Je ne sais pas.
  
  — Nous allons remonter ensemble. D’en bas de l’escalier, tu appelleras les hommes sur la terrasse et tu leur diras que Lucia s’est trouvée mal, que tu n’as pas eu la force de la remonter. Il faudra que tu aies l’air très émue, que tu sois essoufflée.
  
  — Cela ne sera pas difficile, répliqua-t-elle avec une pointe d’humour amer.
  
  — Allons-y… Et n’oublie pas que ma première balle sera pour toi si tu nous trahis.
  
  Elle prit les devants et ils la suivirent. Ils ne craignaient pas trop d’être vus si quelqu’un approchait du bord de la terrasse. De là-haut, la pente abrupte devait apparaître comme un trou noir.
  
  Ils arrivèrent sans encombre sur le terre-plein inférieur qui desservait les chambres. Ils entendaient Bounine et Cayan parler, mais sans comprendre ce qu’ils disaient.
  
  — Vas-y ! ordonna Hubert. Gueule un bon coup !
  
  Ils se dissimulèrent ; Hubert sous l’escalier, Forestier à l’angle de la maçonnerie. Polina cria :
  
  — Sacha !… Sacha !
  
  — Quoi ? répliqua Bounine d’un ton excédé.
  
  — Lucia s’est trouvée mal. Je ne peux pas la remonter.
  
  Bruit de chaises brutalement repoussées, galopade. Les deux hommes se penchèrent en même temps sur la balustrade.
  
  — Qu’est-ce que vous racontez ? demanda Cayan. Lucia s’est trouvée mal ?
  
  — Oui, sur la plage en bas. Je ne sais pas ce qu’elle a. Elle est évanouie.
  
  Cayan fonça le premier vers l’escalier, suivi de Sacha. Ils dégringolèrent les marches, quatre à quatre. Cayan déboula le premier. Hubert bondit et le frappa sur la tête avec la crosse de son MAB. Sacha jura et voulut se jeter sur Hubert. Mais Forestier était sur lui. Sacha s’écroula sur les pieds de Constantin Cayan.
  
  — Vite, dit Hubert, où est ta chambre ?
  
  — Par ici.
  
  Ils prirent chacun leur homme et la suivirent. Elle alluma. Ils se déchargèrent sur le lit. Hubert ferma les volets. Forestier était déjà dans le cabinet de toilette, occupé à découper des serviettes en lanières qu’il mouilla avant de les utiliser. En moins de quatre minutes, Bounine et Cayan furent bâillonnés, et attachés. Un instant, Hubert pensa faire subir le même sort à Polina, mais elle pouvait encore leur rendre service pour neutraliser les domestiques.
  
  — Parle-moi un peu du personnel, ordonna-t-il à Polina.
  
  — Il y a deux Vietnamiens. Hoang Chi Hoa, qui sert de valet de chambre, maître d’hôtel, et son frère Hoang Chi May qui fait le cuisinier. Plus un Espagnol, qui est à la fois chauffeur et jardinier.
  
  — Ils sont tous les trois dans la cuisine ?
  
  — Oui, je crois que Manuel, l’Espagnol, doit sortir le bateau tout à l’heure.
  
  — Nous allons monter, dit Hubert. Tu iras ouvrir la porte de la cuisine et tu diras que Cayan réclame… le maître d’hôtel. Ce sera tout. Il n’en restera plus que deux dans la cuisine et nous pourrons les attaquer ensemble. Allons-y.
  
  Hubert s’aperçut que Sacha Bounine avait repris connaissance et qu’il les écoutait, mais cela était sans importance. Les deux agents russes n’avaient aucune chance de pouvoir se libérer sans une aide extérieure. Hubert éteignit la lumière et poussa les autres dehors.
  
  
  - : -
  
  Dans la cuisine, les deux frères jouaient aux dominos sous l’œil dégoûté de Manuel Escobar qui sirotait une bouteille de bière fraîchement sortie du réfrigérateur. L’Espagnol regarda la pendule murale et décida :
  
  — Je descends maintenant préparer le bateau. Vous préviendrez le patron…
  
  Les Vietnamiens ne répondirent même pas. Escobar vida d’un trait la bière qui restait dans la bouteille, puis se leva et sortit derrière la maison.
  
  Cayan possédait un cabin-cruiser de six mètres, équipé de deux hors-bord Evinrude de 40 CV chacun. Ce bateau était abrité dans un garage creusé dans le rocher, à la limite sud de la propriété. Un chemin y conduisait depuis la cour derrière la maison, passant par les communs et longeant ensuite le mur de clôture.
  
  Manuel Escobar avait dépassé les communs lorsqu’il regarda vers la terrasse éclairée. Il y aperçut Polina en compagnie de deux hommes inconnus, en maillots de bain, portant un harnais bizarre à la ceinture.
  
  Intrigué, Manuel Escobar s’arrêta. Cayan et Bounine avaient disparu, mais les deux hommes ne semblaient pas menaçants. Il décida d’attendre un peu pour voir ce qui allait suivre. Polina entrait dans la maison par le hall et les deux inconnus se collaient au mur de part et d’autre de la porte. Étrange…
  
  L’Espagnol eut soudain peur d’être vu et recula de quelques pas dans un buisson de lauriers-roses. Hoang Chi Hoa apparut, l’un des inconnus le frappa sur la nuque.
  
  Manuel Escobar n’avait pas besoin d’en voir davantage pour comprendre la situation. Il fonça aussitôt vers les communs afin d’aller chercher le pistolet mitrailleur qu’il tenait caché sous le plancher de sa chambre…
  
  
  - : -
  
  Hubert s’assura que le Vietnamien avait son compte et dit à Forestier :
  
  — En scène pour le dernier acte. Ils traversèrent le hall, séparé de la salle à manger par une grille de fer forgé, et poussèrent brutalement la porte de la cuisine.
  
  — Haut les mains !
  
  Hoang Chi May qui venait de sortir une bouteille de bière du réfrigérateur ouvrit en même temps la bouche et les mains. La bouteille explosa sur le pavé. Hoang Chi May bondit soudain vers la porte ouverte sur la cour.
  
  Forestier tira. La balle cueillit le Vietnamien en pleine poitrine. Il boula comme un lapin, s’étala sur le sol et ne bougea plus.
  
  — Il en manque un, constata Hubert, et maintenant il va être prévenu.
  
  — Excusez-moi, dit Forestier, j’ai pas réfléchi.
  
  — Vous avez bien fait, mon vieux. Nous ne pouvions pas le laisser échapper.
  
  — Si les gendarmes ont entendu, reprit Forestier, ils vont rappliquer. Et un gendarme, c’est un gendarme. Il y a des choses que vous ne lui ferez jamais comprendre…
  
  Il chercha dans les tiroirs et trouva un solide couteau à désosser, pointu et tranchant comme un poignard. Il le prit à travers un torchon et vint le mettre dans la droite du mort.
  
  — Comme ça, expliqua-t-il, nous pourrons plaider la légitime défense…
  
  
  - : -
  
  La détonation, étouffée par les murs de la maison puis durement freinée par la pente boisée, n’avait que difficilement franchi le mur d’enceinte. Les gendarmes, tapis dans la pinède, n’entendirent qu’un bruit assez faible, difficilement identifiable. Le gendarme Dumarest, qui considérait un peu cette affaire comme la sienne, se rapprocha du brigadier.
  
  — Vous avez entendu, chef ?
  
  — Oui…
  
  — On aurait dit un coup de feu.
  
  Le brigadier fit la moue.
  
  — Ça peut être, comme ça peut ne pas être, répliqua-t-il. Nous avons entendu un bruit qui pourrait être le résultat d’un coup de feu, mais nous n’en sommes pas certains. Vous jureriez que c’était un coup de feu, vous, Dumarest ?
  
  — Heu… Non, reconnut le gendarme.
  
  — D’ailleurs, reprit le brigadier, pour motiver notre intervention, ils doivent aussi appeler au secours. Avez-vous entendu des appels au secours, Dumarest ?
  
  — Non, chef.
  
  — Alors, nous ne bougeons pas. De toute façon, ils savent que nous sommes ici et qu’ils peuvent obtenir notre aide quand ils le voudront.
  
  — À moins qu’ils ne se fassent estourbir par surprise et qu’ils n’aient même pas le temps de dire maman.
  
  — Ça ne nous regarde pas. Ces deux gaillards sont parfaitement de taille à se débrouiller seuls.
  
  — C’est bien possible. Mais ils ne sont que deux, contre deux chiens de combat, cinq hommes et deux femmes…
  
  Le brigadier haussa les épaules.
  
  — De toute façon, Dumarest, nous n’y pouvons rien. Je ne vais pas risquer ma carrière pour ces deux lascars. D’autant moins que nous pourrions fort bien intervenir de manière intempestive et nous faire engueuler, d’abord, par lesdits lascars.
  
  — Vous avez raison, chef, admit Dumarest. Il faut attendre…
  
  
  - : -
  
  — Qu’est-ce que l’on fait ? demanda Jo Forestier.
  
  — D’abord, nous récupérons Polina.
  
  Il regagna le hall et trouva la jeune femme effondrée dans un fauteuil. Il avait craint un instant qu’elle ne se fût échappée pour aller délivrer Bounine et Cayan. Sa docilité ne laissait pas de l’étonner, mais il n’en devinait pas les raisons.
  
  — Ils doivent avoir un émetteur-récepteur, ici. Où est-il ?
  
  — Je sais qu’ils en ont un. Ils ont communiqué avec le sous-marin qui devait nous prendre. Mais je ne sais pas où il est… Je crois que c’était Hoang Chi Hoa qui s’en occupait.
  
  — Lequel des deux ?
  
  — Celui qui est sur la terrasse.
  
  — Au fait, il faudrait le ficeler, celui-là.
  
  Hubert marcha vers la porte. Hoang Chi Hoa commençait à se réveiller et il essayait de se relever. Hubert le saisit par le col de sa chemise et le traîna vers la cuisine. Son expérience lui donnait à croire qu’il devait trouver dans cette maison toutes les preuves des activités d’espionnage auxquelles s’étaient livrés Constantin Cayan et Sacha Bounine. Et il pensait que la procédure la plus rapide était de trouver ces preuves afin de mettre les deux agents russes en face du fait accompli, ce qui raccourcirait d’autant leur interrogatoire.
  
  Il porta le Vietnamien devant le corps de son frère et dit :
  
  — Tu vois ce qui lui est arrivé ?… Il va-t’en arriver autant si tu fais ta mauvaise tête.
  
  Forestier, qui ouvrait toutes les portes l’une après l’autre découvrit soudain un escalier de pierre qui s’enfonçait sous la maison.
  
  — La cave, dit-il.
  
  — Nous voulons savoir où se trouve l’émetteur de radio, demanda Hubert.
  
  — Vous pouvez me tuer, répliqua le Vietnamien. Je ne sais rien et je ne dirai rien.
  
  — Oh ! Le gros vilain ! s’exclama Forestier qui s’engageait dans l’escalier.
  
  Hoang Chi Hoa se tenait la tête à deux mains. Le coup qu’il y avait reçu devait le faire souffrir. Hubert se mit à lui taper sur le crâne avec son index replié, à petits coups peu appuyés mais très rapprochés et donnés sur un rythme irrégulier, comme s’il transmettait un message en morse.
  
  Le Vietnamien gémit, puis hurla. Il essaya d’échapper à la poigne d’Hubert, puis de s’emparer d’un des poignards que celui-ci portait à chacun de ses mollets. Hubert répliqua d’un coup de pied dans la figure. Hoang Chi Hoa perdit de nouveau connaissance.
  
  Forestier remontait en hurlant.
  
  — Eurêka !
  
  — Quoi ? demanda Hubert.
  
  — Le poste.
  
  Il redescendit en courant, Hubert sur ses talons. La cave, taillée dans le roc, était de belles dimensions. Des casiers à bouteilles tenaient tout un côté, de l’autre des rayonnages supportaient des conserves, des bocaux, des fruits soigneusement rangés. Un puits d’aération débouchait dans un angle. À gauche, une porte était ouverte sur la chaufferie.
  
  — Par ici, indiqua Forestier.
  
  Hubert regarda la chaudière, puis le ballon d’eau chaude. Le tableau de commande, monté sur charnière, était écarté du mur, démasquant un alvéole d’environ quarante centimètres de côté sur soixante de profondeur. Le poste, qui avait l’aspect et les dimensions d’un petit magnétophone était posé sur une chaise en fer. Son antenne branchée disparaissait derrière le tableau de commande du chauffage, dans l’alvéole.
  
  — Ils devaient sûrement avoir un autre contact à prendre avec le sous-marin, suggéra Forestier, et c’est pourquoi il l’avait laissé là.
  
  Hubert examinait l’appareil. C’était un de ces nouveaux émetteurs-récepteurs sur lesquels on enregistre d’abord, par le moyen d’une bande magnétique, le message à transmettre et qui expédie ensuite sur les ondes ce message considérablement comprimé. Un texte dont la lecture normale prendrait quelques minutes peut ainsi être passé en quelques dixièmes de seconde seulement, ce qui rend toute interception et toute localisation par gonio pratiquement impossible. À l’autre bout, un émetteur-récepteur identique enregistre le message comprimé et le restitue ensuite à la demande, de façon intelligible…
  
  — Allez donc jeter un coup d’œil là-haut, demanda Hubert. N’oublions pas que l’Espagnol se balade en liberté dans le secteur, et surveillez le zèbre dans la cuisine. Il peut redevenir dangereux.
  
  — Je vais le ficeler, dit Forestier. Comme ça, nous serons tranquilles…
  
  
  - : -
  
  Manuel Escobar, son pistolet mitrailleur bien en mains, était arrivé derrière la haie de fusains qui bordait la cour, à six mètres de la porte de la cuisine. Il se sentait en pleine forme. Cela lui rappelait la guerre d’Espagne, qu’il avait faite dans les rangs républicains. Sa spécialité était alors de prendre, à lui seul, les maisons occupées par l’ennemi. On l’admirait pour son courage, que beaucoup qualifiaient de folle témérité. Il ne faisait qu’utiliser une technique éprouvée qui, appliquée sans défaillance, laissait peu de place aux impondérables. Le plus difficile était l’approche. Il fallait se faire couvrir par les amis. Dès que Manuel était à bonne portée, il balançait une grenade par la fenêtre qu’il avait choisie. Et il bondissait aussitôt pour suivre le même chemin. La grenade éclatait. Il sautait immédiatement dans la pièce, mitraillette sur la hanche et balayait tout autour de lui. Ceux qui n’avaient pas été tués par la grenade étaient bien incapables de riposter. Alors, Manuel balançait une seconde grenade dans la pièce suivante, la grenade explosait, Manuel bondissait et mitraillait en tournant sur lui-même, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne restât plus un seul être vivant dans la maison. Manuel savait que sa propre sécurité tenait uniquement dans la rapidité d’exécution. Il ne fallait pas hésiter, jamais.
  
  Là, Manuel Escobar n’avait pas d’amis pour couvrir son approche et pas de grenades. Mais il n’en décida pas moins de passer à l’attaque. Ne voyant rien bouger dans la cuisine, il se lança, le doigt sur la détente de son arme…
  
  Il ne vit que le cadavre de Hoang Chi May et Hoang Chi Hoa qui gémissait sur le carrelage, essayant d’éponger avec sa main le sang qui coulait de son nez. Mais il entendit des pas et regarda l’escalier de la cave, éclairé. Quelqu’un montait. Forestier apparut. Les deux hommes se virent au même instant.
  
  — Arrive ! Les mains en l’air ! hurla l’Espagnol.
  
  Mais Forestier plia simplement les genoux pour se dérober et se laissa tomber en arrière. Un magnifique roulé-boulé arrière, digne de sa ceinture marron de judoka ; il se retrouva sur ses pieds, bondit de côté, à l’abri du mur, dégaina son MAB et tira aussitôt, sans viser, une balle vers le haut de l’escalier. Hubert sortit de la chaufferie.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ?
  
  — Sûrement l’Espagnol. Et il est armé, un F.M. ou quelque chose dans le même genre. Je n’ai pas eu le temps de bien voir.
  
  — Eh bien, constata Hubert, nous voilà frais. Ils entendirent claquer la porte de la cuisine, puis une clé tourner dans la serrure. Ils se regardèrent, pas très fiers.
  
  — Ça marchait trop bien, dit Forestier, ça ne pouvait pas durer.
  
  — C’est le moment d’appeler les gendarmes au secours, ironisa Hubert.
  
  — Ouais. Dans cette cave, on peut toujours brailler et même vider nos chargeurs. Personne n’entendra.
  
  — Rien n’est encore perdu, reprit Hubert. Nous avons encore nos armes. Le seul problème est de sortir d’ici et de sortir vite.
  
  — Et de sortir vivants, compléta Forestier.
  
  — Autant que possible, concéda Hubert. D’un même mouvement, ils marchèrent vers le puits d’aération.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  — Hello ! dit Forestier d’une voix étranglée.
  
  On s’est bien amusé, pas vrai ?…
  
  
  
  Manuel Escobar, pour plus de sûreté, poussa une armoire métallique devant la porte de la cave. Puis, il tâta du pied le corps de Hoang Chi May et constata que celui-ci était mort ou qu’il n’en valait guère mieux.
  
  Hoang Chi Hoa essayait de se remettre debout. Manuel Escobar l’aida et le conduisit jusqu’à l’évier où il lui mit la tête sous le robinet d’eau froide. Le Vietnamien s’ébroua, puis s’essuya avec un torchon de cuisine.
  
  — Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda l’Espagnol.
  
  L’autre raconta péniblement ce qu’il savait, c’est-à-dire peu de chose.
  
  — Où est le patron ? insista Escobar.
  
  — Je n’en sais rien.
  
  — Assieds-toi et ne bouge pas d’ici, ordonna l’Espagnol. Je reviens tout de suite.
  
  Il passa dans le hall et vit Polina, qui ne put réprimer un sursaut de frayeur en l’apercevant.
  
  — Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
  
  Elle le regarda sans comprendre. Il ne parlait pas anglais et elle n’entendait ni le français, ni l’espagnol. Il n’insista pas et traversa la salle à manger, puis le salon pour se rendre dans la chambre à coucher des Cayan. Il savait ce qu’il cherchait et où le trouver. D’un tiroir d’une table de chevet, il sortit un Colt automatique de calibre 45 et deux chargeurs de rechange. Il regagna ensuite la cuisine. Le Vietnamien avait récupéré. Escobar posa le pistolet mitrailleur sur la table et dit :
  
  — Tu vas rester là et les empêcher de sortir de la cave au cas où ils essaieraient. Moi, je vais chercher le patron…
  
  Le Colt à la main, il fit demi-tour. Près de la porte, il ajouta :
  
  — La poule qu’est arrivée hier soir est là. Elle sait peut-être quelque chose, mais elle ne comprend pas le français…
  
  — C’est elle qui est venue me chercher, rappela le Vietnamien. Elle est sûrement leur complice.
  
  — Tu connais l’anglais, toi. Peut-être pourrais-tu…
  
  — Amène-la.
  
  Manuel Escobar repassa dans le hall et vit Polina qui s’éloignait sur la terrasse.
  
  — Halte ! Stop ! cria-t-il.
  
  Elle s’immobilisa, se retourna et vit le Colt braqué sur elle.
  
  — Par ici ! ordonna l’Espagnol avec un geste expressif de son poing armé.
  
  Elle obéit et revint sur ses pas. Elle était livide et sa démarche avait un aspect mécanique hallucinant. Escobar la poussa dans la cuisine.
  
  — Demande-lui où sont les autres. Dis-lui que si elle ne répond pas, je la découpe en petits morceaux.
  
  Hoang Chi Hoa traduisit. Polina répondit presque aussitôt, d’un ton neutre, indifférent, comme si tout cela ne la concernait pas, ne l’avait jamais concernée.
  
  — Elle dit qu’ils sont dans sa chambre, sous la terrasse.
  
  — J’y vais, décida Escobar. Garde-la ici et empêche-la de sortir.
  
  Il s’éloigna en courant, traversa la terrasse et descendit l’escalier. Il ne comprenait toujours pas comment ces deux hommes qu’il avait enfermés dans la cave avaient pu neutraliser tout le monde, excepté lui-même mais y compris les chiens, sans faire davantage de bruit. Il entra dans la chambre de Polina, alluma et découvrit Constantin Cayan et Sacha Bounine qui essayaient vainement de se libérer.
  
  Il posa son Colt, sortit son couteau et coupa les liens humides.
  
  — Où sont-ils ? Tu les as vus ? questionna fébrilement Cayan.
  
  — Je les ai enfermés dans la cave, répondit l’Espagnol. Hoa est dans la cuisine avec mon pistolet mitrailleur et il les empêche de sortir. Ils ont tué May.
  
  — Polina ?… Vous avez vu Polina demanda Sacha.
  
  — La femme qui est arrivée avec nous ? Elle est dans la cuisine avec Hoa. C’est elle qui nous a dit que vous étiez ici.
  
  — La chienne ! gronda Sacha. Elle les a aidés.
  
  Ils se frictionnaient les poignets et les chevilles pour rétablir la circulation interrompue. Escobar alla chercher une bouteille d’eau de Cologne dans le cabinet de toilette et la leur donna.
  
  Cayan consulta sa montre.
  
  — Le sous-marin doit approcher, dit-il, nous allons manquer le rendez-vous.
  
  Ils sortirent, encore mal assurés sur leurs jambes.
  
  — Je me demande ce qu’ils ont fait des chiens et de Lucia, reprit Cayan.
  
  Ils remontèrent sur la terrasse, entrèrent dans la maison et pénétrèrent dans la cuisine. Assise à un bout de la table, face à Hioa qui tenait l’autre bout, le pistolet mitrailleur en main, Polina eut un léger sursaut en voyant Sacha se précipiter sur elle.
  
  — Garce ! cria-t-il. Tu ne perds rien pour attendre.
  
  Il la gifla. Elle encaissa sans réagir.
  
  — Allons, Sacha ! intervint Cayan. Ce n’est pas le moment.
  
  Il continua en russe, afin que ni Manuel ni Hoa ne pussent comprendre :
  
  — Nous sommes grillés et il faut tous partir. Mais nous allons essayer d’emmener les deux salopards qui sont à la cave.
  
  Il se tourna vers Manuel.
  
  — Ôte l’armoire.
  
  L’Espagnol déplaça le meuble métallique qu’il avait poussé devant la porte.
  
  — Ouvre !
  
  À l’abri du mur, Escobar n’engagea que sa main pour faire tourner la clé dans la serrure, il appuya sur la poignée, entrouvrit puis poussa la porte d’un coup de pied. Il n’y eut aucune réaction. Constantin Cayan approcha.
  
  — Holà ! cria-t-il. Vous m’entendez ? Pas de réponse.
  
  — Vous allez jeter vos armes et monter l’un après l’autre, les mains jointes sur la tête. Si vous refusez, je balance des grenades. Vous m’avez compris ?
  
  Toujours pas de réponse. Constantin Cayan se retourna vers Manuel Escobar et ordonna :
  
  — Va chercher les grenades.
  
  
  - : -
  
  Hubert, prenant successivement appui des pieds, des mains et des épaules, continuait de s’élever dans la cheminée d’aération. Il n’avait pas entendu les sommations de Cayan. Il montait aussi vite qu’il le pouvait, bien persuadé que le temps travaillait contre eux.
  
  Il atteignit enfin la grille qui fermait la cheminée au niveau du sol et s’aperçut aussitôt que les barres de fer étaient scellées dans un sol de ciment. Il essaya pour le principe d’ébranler le tout, mais sans le moindre résultat. La mort dans l’âme, il se résolut à descendre.
  
  Forestier l’attendait. Comme pour la montée, Hubert l’utilisa comme escabeau, la tête d’abord, puis les épaules. Forestier le mit aussitôt au courant de ce qui s’était passé.
  
  — On pourrait tenter une sortie…, hasarda Hubert.
  
  Sans conviction.
  
  — Vous êtes chasseur ? s’enquit Forestier. Pensez au lapin qui jaillit de son terrier, avec les chasseurs qui l’attendent… Il s’en tire une fois sur dix.
  
  Hubert fit une grimace. À ce moment, la voix de Cayan résonna de nouveau.
  
  — Pour la dernière fois, vous montez sans armes, les mains sur la tête. Je compte jusqu’à vingt. À vingt, je lance une grenade… Un, deux, trois, quatre, cinq…
  
  Hubert et Forestier se déplacèrent rapidement et allèrent se mettre à l’abri dans la chaufferie. La voix de Cayan continuait de leur arriver, mais très amortie : quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf, vingt !
  
  Ils entendirent la grenade tomber sur le sol rocheux. Hubert bondit, la ramassa et la rejeta dans le même mouvement vers le haut de l’escalier. Mais Cayan avait prévu la riposte. Hubert vit la porte se refermer brutalement, la grenade heurter la porte et retomber vers lui dans l’escalier. Il plongea désespérément vers la chaufferie.
  
  La grenade éclata, mais heureusement à mi-chemin de l’escalier…
  
  Hubert arriva cul par-dessus tête dans la chaufferie. L’explosion se répercuta dans la cave avec une force terrifiante. À demi assommés par l’onde de choc, les deux hommes se tassèrent contre le mur, la tête dans leurs bras repliés.
  
  Une longue minute s’écoula. Puis, un bruit étrange les jeta sur leurs pieds. Quelque chose de lourd et de métallique était tombé dans le conduit de fumée de la chaudière. Ils comprirent en même temps et se ruèrent de l’autre côté. L’explosion fit encore plus de vacarme que la précédente. Des morceaux de ferraille volèrent à travers la cave et se fichèrent dans les murs. Pris à la gorge par l’odeur de poudre et par la poussière qui formait un épais brouillard, les deux hommes se mirent à tousser. Puis, ils entendirent la voix de Cayan.
  
  — La prochaine fois, nous lancerons en même temps une grenade de chaque côté, dans la cave et dans la chaufferie. Je compte jusqu’à vingt.
  
  Hubert, assez curieusement, prêtait attention au bruit léger du vin qui s’écoulait des bouteilles brisées. Forestier passa une main tremblante sur son visage.
  
  — Nous sommes foutus, mon vieux. Il faut nous rendre…
  
  — Allons-y, accepta Hubert.
  
  Il marcha jusqu’au pied de l’escalier et cria en articulant avec soin :
  
  — Ça suffit !… Nous montons.
  
  — Sans vos armes et les mains jointes sur la tête, rappela Cayan. Sinon, nous vous abattons immédiatement.
  
  — Un peu plus tôt, un peu plus tard, remarqua Forestier en soupirant.
  
  Ils défirent leurs holsters de ceinture et les posèrent avec les « MAB » sur le sol. Puis, ils dégrafèrent les gaines de leurs poignards autour de leurs mollets.
  
  — Nous voilà ! prévint Hubert.
  
  — Vous pouvez tuer le veau gras, ironisa Forestier.
  
  Ils montèrent, les mains jointes sur le sommet de la tête. Hubert, après son incursion dans la cheminée, avait les genoux et les coudes écorchés et noircis, mais ils étaient tous les deux couverts de poussière.
  
  Dans la cuisine, la lumière s’éteignit. Cayan ne voulait prendre aucun risque. Éclairés par la lampe de l’escalier, les deux vaincus apparurent et ne virent rien. Lorsque les autres eurent constaté qu’ils étaient inoffensifs, la lumière revint.
  
  — Hello ! fit Forestier d’une voix un peu étranglée. On s’est bien amusés, pas vrai ?
  
  — Comme des fous, répliqua Constantin Cayan.
  
  Puis, sans l’ombre d’un sourire, il ajouta :
  
  — Et ce n’est pas fini.
  
  Hubert rencontra le regard de Polina. Un regard extraordinaire, pathétique, désespéré, qui lui donna le frisson.
  
  — Manuel, ordonna Cayan, va préparer le bateau. Nous avons failli être en retard.
  
  — Si c’est à cause de nous, reprit Forestier, nous vous prions d’accepter nos excuses. Nous sommes navrés.
  
  Manuel Escobar était déjà parti. Cayan ordonna à Hoang Chi Hoa de lier les poignets des deux prisonniers. Le Vietnamien s’acquitta de cette tâche avec un visible plaisir, utilisant de la ficelle de cuisine.
  
  — Où est ma femme ? demanda Cayan.
  
  — Sur la plage en bas, répondit gentiment Hubert. Avec les chiens.
  
  — Je vais la chercher… Hoa, emmène tout le monde au débarcadère.
  
  
  - : -
  
  Le gendarme Dumarest demanda :
  
  — Vous avez entendu, chef ?
  
  — Oui, répondit le brigadier. Mais, cette fois, ce n’était sûrement pas des coups de feu. On aurait dit plutôt des explosions souterraines…
  
  — Peut-être des gars qui pèchent à la dynamite ? suggéra le gendarme.
  
  — Alors, ce serait des explosions sous-marines.
  
  — J’ai rien contre, assura le gendarme. Qu’est-ce qu’on fait ?
  
  — Qu’est-ce que tu voudrais faire, Dumarest ?
  
  — Je ne sais pas, moi…
  
  — Alors, fiche-moi la paix et ne me harcèle pas tout le temps comme ça.
  
  Un bref silence. Le gendarme reprit.
  
  — Tout de même, je suis inquiet. De deux choses, l’une… Ou bien tout s’est passé pour le mieux et ils devraient avoir fini depuis longtemps, ou bien…
  
  Le brigadier haussa les épaules.
  
  — Ils devraient avoir fini quoi ? Tu le sais, toi, Dumarest, ce qu’ils avaient l’intention de faire ?… Si tu le sais, tu es plus savant que moi.
  
  — Je ne le sais pas. Mais, tout de même, on ne va pas rester toute la nuit ici à se ronger les sangs.
  
  — Fiche-moi la paix, Dumarest. Tu me fatigues.
  
  — Bien, chef.
  
  Le gendarme Dumarest s’éloigna sans bruit, comme il était venu.
  
  
  - : -
  
  Hubert se demandait pourquoi Jo Forestier ne s’était pas mis à hurler au secours pour appeler les gendarmes. De son côté, Jo Forestier se posait la même question concernant Hubert. La réponse eût été la même pour les deux : l’amour-propre. Leur orgueil se révoltait à l’idée des plaisanteries plus ou moins intelligentes dont les auraient sûrement accablés les pandores méridionaux en les déficelant après les avoir libérés.
  
  Ils étaient tous sur le débarcadère. Piloté par Manuel Escobar, le cabin-cruiser avança, poussé par les deux Evinrude qui ronronnaient doucement.
  
  — Les prisonniers d’abord, ordonna Cayan.
  
  Ils les soutinrent pour les faire monter à bord.
  
  Puis les poussèrent dans la cabine. Polina suivit, puis Lucia. Sacha et Constantin Cayan embarquèrent ensuite. Puis ce fut le tour de Hoang Chi Hoa.
  
  — Go ! lança Constantin Cayan avec un geste tranchant de la main vers le large.
  
  Les deux moteurs rugirent et le bateau bondit en avant, laissant derrière lui un double sillage d’écume blanche, presque lumineuse. Constantin Cayan consulta sa montre :
  
  — Nous serons juste à l’heure, dit-il.
  
  Il s’assit sur la banquette arrière, près des moteurs, à côté de Sacha. Debout devant eux, Manuel Escobar tenait les commandes. Hoang Chi Hoa était debout également, à droite de la porte de la cabine obscure.
  
  Lucia Cayan qui était entrée au départ dans la cabine, derrière Polina, ressortit et vint s’asseoir entre son mari et Sacha.
  
  
  - : -
  
  — Polina, dit Hubert.
  
  Juste assez fort pour être entendu de la jeune femme. Elle ne répondit pas.
  
  — Polina, continua-t-il sur le même ton. À ma droite, au-dessus de la tablette rabattue, il y a un tiroir. Ouvre-le et vois s’il n’y a pas un couteau.
  
  Polina ne bougea pas.
  
  — Je t’en supplie, insista Hubert. Ils sont persuadés que tu les as trahis et tu ne peux plus te sauver qu’avec nous. Tu le sais.
  
  Elle bougea, se déplaça en s’appuyant sur Hubert, ouvrit le tiroir qui contenait des couverts et des couteaux de table. Elle prit un couteau.
  
  — Tournez-vous, dit-elle.
  
  Il obéit. La ficelle de cuisine n’opposa qu’une faible résistance aux dents de scie du couteau. Hubert sentait chaque brin céder l’un après l’autre. Les derniers tours s’écartèrent d’eux-mêmes et il eut les mains libres.
  
  — À Forestier, ordonna-t-il.
  
  Forestier se tourna pour présenter ses poignets. Hubert cherchait à tâtons dans le tiroir resté ouvert, s’emparait de deux autres couteaux…
  
  
  - : -
  
  — Hoa, cria Cayan par-dessus le bruit des moteurs, descend dans la cabine pour les surveiller.
  
  Hoa acquiesça d’un signe de tête et se courba pour franchir la porte basse. Forestier l’agrippa par les cheveux et lui trancha la gorge en même temps, coupant net le cri qui allait jaillir. De l’autre côté, Hubert s’empara du pistolet mitrailleur qui allait tomber. Dans le vacarme des moteurs, de l’eau éventrée par la coque qui tapait durement, l’affaire passa inaperçue. Forestier tira le corps dans le fond de la cabine où Polina se terrait. Hubert, l’arme braquée sur l’arrière du bateau, réfléchissait. Il ne savait pas si les trois hommes étaient tous armés ou non et il se demandait par lequel commencer.
  
  Soudain, le régime des moteurs baissa considérablement. Hubert pensa qu’il pourrait maintenant se faire entendre et par conséquent, peut-être éviter le massacre. Il voyait parfaitement ses adversaires qui, eux, ne le voyaient pas. C’était un gros avantage.
  
  — Couche-toi, dit-il à Forestier qui l’avait rejoint.
  
  Il s’accroupit lui-même et hurla pour rendre la surprise plus saisissante encore :
  
  — Les mains en l’air, tous !
  
  Les trois du fond levèrent les bras, par réflexe. Mais, Escobar, qui se trouvait le plus près, se baissa en plongeant sa main droite dans sa poche. Hubert leva le canon de son arme et tira, presque à bout portant. Escobar fit un saut de carpe et tomba à droite, entraînant avec lui la roue du gouvernail. Le bateau partit en virage. Déséquilibré, Hubert fut obligé de se rattraper. Il vit Cayan dégainer son Colt et tirer. La balle se perdit au-dessus d’eux. Calé de l’épaule contre la banquette en acajou, Hubert appuya de nouveau sur la détente et balaya…
  
  Le bateau continuait de tourner en rond, à vitesse réduite heureusement. Hubert et Forestier sortirent de la cabine. Hubert coupa les gaz et le bateau s’immobilisa presque aussitôt. La mer était étale, sans la moindre houle. Hubert constata qu’ils se trouvaient exactement entre le phare de Camarat et le signal du Cartaya.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait des macchabées ? demanda Forestier. On les fout à l’eau ?
  
  — Pourquoi ? s’étonna Hubert. Notre légitime défense ne fait plus de doute, cette fois. Ramenons-les en cadeaux à nos amis gendarmes.
  
  Ils récupérèrent les armes, puis transportèrent les corps dans la cabine, que Polina évacua pour aller s’installer à l’arrière. Elle montrait un visage sombre et ne disait rien.
  
  — Je me demande bien ce qu’il faudrait faire pour la dérider, commenta Forestier.
  
  — Elle a des problèmes, répondit Hubert, qui ne sont pas faciles à résoudre.
  
  — Elle vous aime, mon vieux, ça crève les yeux. Mais ça n’a pas l’air de l’amuser…
  
  Ils ressortirent de la cabine.
  
  — On rentre, dit Hubert en mettant le contact.
  
  Les moteurs ronronnèrent aussitôt. Forestier s’écria :
  
  — Nom de dieu !
  
  Hubert tourna la tête et vit ce que montrait Forestier. Et ce que montrait Forestier ressemblait curieusement au périscope d’un sous-marin. Hubert ne put retenir un gros mot. Forestier siffla entre ses dents.
  
  — C’est le Rousky. Filons d’ici !
  
  — Doucement, répliqua Hubert, ne nous énervons pas.
  
  — Mais, il émerge !
  
  — Et alors ?
  
  Polina, derrière, s’était dressée, le souffle coupé. Forestier, en se déplaçant, fit tanguer le bateau et elle perdit l’équilibre, ce qui la fit se rasseoir. À moins de vingt mètres, la tourelle du sous-marin émergeait lentement. Elle se stabilisa lorsque sa plate-forme dépassa le niveau de la mer d’un mètre environ.
  
  — Prenez le volant, ordonna Hubert à Forestier, et tenez-vous prêt à mettre toute la sauce quand je vous le dirai… Mais seulement quand je vous le dirai. Pas avant !
  
  — Je ne sais pas ce que vous manigancez, jeune homme, grommela Forestier en obéissant, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il nous arrive des ennuis.
  
  — Ne parlez donc pas tout le temps, reprocha Hubert.
  
  — Bon, bon ! Je la ferme. Mais, je n’en pense pas moins.
  
  Hubert avait abandonné le pistolet mitrailleur, dont le chargeur était presque vide, pour prendre le colt. Le cœur battant, il vit se soulever le panneau du kiosque du sous-marin, puis un homme en sortir et prendre pied sur la plateforme. Un homme coiffé d’une casquette plate d’officier de marine qui leur fit signe d’approcher.
  
  — En avant, très doucement, ordonna Hubert. Abordez le kiosque par l’arrière.
  
  — Vous êtes fou ! protesta Forestier.
  
  Il enclencha néanmoins la marche avant et donna un peu de gaz. Le cabin-cruiser se rapprocha lentement du sous-marin. La mer parfaitement calme rendait l’opération absolument sans danger.
  
  — Qu’allez-vous faire ? s’inquiéta Polina. C’est un sous-marin soviétique.
  
  — Je sais, dit Hubert.
  
  La distance diminuait. Dix mètres, cinq mètres, l’avant du bateau s’engagea à gauche du kiosque.
  
  — Kak voui pojivaietie ? Comment allez-vous ? lança Hubert.
  
  Il avait fait passer son Colt dans la main gauche et tendait la droite. L’officier russe crut qu’il voulait le rejoindre et tendit aussi la main pour l’aider. Hubert s’arc-bouta, saisit la main tendue et tira de toutes ses forces.
  
  — Plein gaz ! hurla-t-il.
  
  Surpris et déséquilibré, l’officier russe se trouva entraîné malgré lui. Hubert le rattrapa sous les aisselles alors qu’il avait les pieds dans l’eau et le hissa sur le bateau qui fonçait déjà de toute la puissance de ses moteurs. Les jambes en l’air, la tête en bas, l’officier ne pouvait encore réagir. Hubert hurla :
  
  — À gauche, toute ! Droit sur la côte !
  
  Le bateau bascula brutalement. Sur le point de pouvoir se redresser, l’officier fut plaqué contre la coque par la force centrifuge. Hubert lui-même dut s’accrocher pour ne pas être éjecté. Lorsque le bateau revint en ligne droite, il assomma proprement son prisonnier.
  
  — Je lui ferai des excuses plus tard, cria-t-il à l’intention de Forestier. Fonce !
  
  Forestier n’avait nul besoin d’encouragement. Les manettes des gaz poussées à fond, il se cramponnait au volant, la coque du cabin-cruiser, lancée à plus de cinquante kilomètres heures, commençant de taper sérieusement.
  
  Hubert se retourna enfin pour regarder Polina… Polina n’était plus là. Polina avait disparu. Il en resta bouche bée et crut tout d’abord qu’elle avait été éjectée pendant le virage trop brutal, mais il regarda plus loin et vit sur le kiosque du sous-marin une silhouette qui sortait de la mer une autre silhouette…
  
  Alors, il comprit. Morts tous les autres occupants de la villa La Palusque, il ne restait plus aucun témoin de la « trahison » de Polina et celle-ci pouvait rentrer la tête haute dans son pays, avec les honneurs. Inadaptée dans le monde occidental, assurée après un séjour de six mois qu’elle y resterait toujours une « personne déplacée », assurée aussi que son amour pour Hubert était un « impossible amour », elle avait préféré rentrer dans le rang soviétique, dans un monde où elle était née, qui l’avait éduquée, façonnée, le seul monde où elle pût se sentir vraiment libre pour la simple raison qu’elle s’y trouvait à sa place.
  
  — Ils vont nous tirer dessus ! hurla Forestier.
  
  — Non ! répliqua Hubert sur le même ton. Ils sont dans les eaux territoriales, ils ne vont pas chercher l’incident !
  
  Il se cala sur la banquette et regarda de nouveau en arrière. Le kiosque du sous-marin avait disparu et ne restait plus que le fin sillage d’écume blanche laissé par le périscope. Adieu, prachtchaït’é, Polina.
  
  Le cœur serré, Hubert se sentit soudain très fatigué. Il se rappelait le pathétique regard de Polina fixé sur lui, dans la cuisine, lorsqu’il était remonté de la cave en compagnie de Forestier. Un regard qui signifiait clairement : « Ia vas lioubliou, je vous aime, mon chéri, mais cet amour m’oblige à faire des choses qui me détruisent. Prachtchaïté… la vas lioubliou. » Adieu, je vous aime.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  Des démangeaisons…
  
  
  
  À la terrasse du Paris, le Pacha, Jo Forestier et Hubert regardaient les gros titres des journaux.
  
  — Ça barde à Bizerte, dit le Pacha.
  
  Jo Forestier mit le nez dans son lait-grenadine, puis prophétisa :
  
  — Kroukrou va encore nous menacer de ses fusées et on va rembarquer dare-dare.
  
  — Mais non, répliqua Hubert. Quand vous sentirez venir le vent faites-lui savoir immédiatement que vous tenez à sa disposition certain commandant en second d’un sous-marin qui est venu récemment se balader dans vos eaux territoriales pour y embarquer quelques espions notoires… Il arrêtera sûrement ses foudres aussitôt. Vous verrez !
  
  Le Pacha considéra Hubert d’un œil surpris.
  
  — Seigneur ! s’exclama-t-il. Mais, c’est une excellente idée !
  
  — Je vous abandonne les droits d’auteur, répliqua modestement Hubert. Trop heureux de pouvoir rendre service à la patrie de mes ancêtres, même si je ne suis pas toujours d’accord avec sa politique.
  
  Forestier le poussa du coude.
  
  — Vise un peu, à bâbord !
  
  Hubert regarda. Deux ravissantes descendaient de conserve les Champs-Élysées. Deux ravissantes qu’il reconnut aussitôt : Lydia et Suzy, les petites amies de feu Steffen Viasma.
  
  Forestier se leva.
  
  — On s’excuse, patron, mais on vous laisse l’addition.
  
  — Qu’est-ce qui vous prend ? s’étonna le Pacha.
  
  — Des démangeaisons, répondit Hubert en se levant lui aussi. Ça nous prend quelquefois quand on reste trop longtemps assis.
  
  — On vous téléphonera, promit Forestier.
  
  Ils foncèrent sur les traces des ravissantes.
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Principal service de renseignement des États-Unis.
  
  2 Principal service de renseignement de l'U.R.S.S.
  
  3 « O.S.S. 117 À l’ÉCOLE », aux Presses de la Cité.
  
  4 Appareil récepteur-émetteur de poche à transistors d’une portée utile de deux kilomètres. Construit aux États-Unis par les établissements « Globe Electronics » il est vendu librement dans les magasins spécialisés.
  
  5 Appellation familière du « G.R.U. » soviétique.
  
  6 Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage, principal service de renseignements français.
  
  7 Bulletin de synthèse hebdomadaire du service de renseignement de la marine américaine.
  
  
  
  
  
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