Jean Bruce : другие произведения.

O.S.S. 117 Au Liban

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  COLLECTION JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  O.S.S. 117
  
  AU LIBAN
  
  par
  
  JEAN BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSE DE LA CITÉ
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Mahmoud Nagib, dit « le Borgne », arrêta la voiture juste avant le virage. Il serra le frein de stationnement, éteignit les phares, laissant le moteur tourner. La montre du tableau de bord indiquait onze heures quarante-deux minutes.
  
  À côté du Borgne, Elias Koussa bougea, sortit d’une poche une cigarette qu’il ficha entre ses lèvres minces. D’un coup de pouce, il enfonça l’allume-cigare. Le Borgne gronda :
  
  — C’est pas le moment de fumer. Docile, Elias Koussa remit la cigarette dans sa poche. Par les vitres ouvertes, les parfums et les bruits de la nuit entraient dans la voiture. Il avait plu dans la soirée et une forte et bonne odeur de terre chaude se mêlait à celle des pins qui embaumait la brise soufflant du large.
  
  — Tu es prêt ? demanda le Borgne.
  
  — Quand tu voudras, répondit l’autre.
  
  Il y eut le déclic de l’allume-cigare. Par réflexe, Elias Koussa voulut le saisir. Il interrompit le geste inutile.
  
  — Tu as le flacon ? reprit le Borgne.
  
  — Oui.
  
  La montre du tableau de bord marquait maintenant onze heures quarante-cinq.
  
  — Vas-y, décida le Borgne.
  
  Elias Koussa toussota, ouvrit la portière. Ils avaient pris la précaution de neutraliser les lampes intérieures et la voiture resta obscure. Koussa tendit la jambe droite pour descendre, puis tourna la tête vers le Borgne.
  
  — T’es sûr de tes freins ?
  
  — Sûr. N’aie pas peur.
  
  — Je n’ai pas peur…
  
  Il sortit, referma doucement la portière, sans la faire claquer, puis s’éloigna en direction du virage. Il était de taille moyenne, sec et nerveux, vêtu d’un blouson et d’un pantalon de couleur sombre.
  
  Le Borgne regarda la montre. Ils avaient fait une répétition la veille et savaient qu’une minute et demie devait suffire à Koussa pour gagner l’endroit prévu. Le regard du Borgne demeura fixé sur la grande aiguille phosphorescente.
  
  Les mains du Borgne se crispèrent nerveusement sur le volant. Il se sentait angoissé. Ils avaient rencontré une chèvre égarée en montant de Beyrouth et les chèvres portent malheur, tout le monde au Moyen-Orient le sait.
  
  Le ronronnement régulier d’un avion s’éleva soudain au-dessus du bruissement du vent dans les pins. Le Borgne cessa de surveiller la montre et se pencha en avant pour examiner le ciel. Il aperçut les feux clignotants de l’appareil qui venait probablement de quitter l’aéroport de Khaldé. L’avion disparut, caché par le rideau d’arbres, et le bruit de ses moteurs décrut jusqu’à devenir imperceptible. Lorsque le Borgne regarda de nouveau la montre, deux minutes s’étaient écoulées depuis le départ d’Elias Koussa.
  
  Le Borgne manœuvra le levier des vitesses, débloqua le frein et appuya sur l’accélérateur. Quelques mètres plus loin, il ralluma les phares.
  
  Un chien aboya. Pendant quelques instants, la nuit fut pleine de bruits étranges. Le Borgne frissonna. Il repensait à la chèvre et cela le rendait si nerveux que son œil de verre lui faisait mal, de la même façon que certains amputés souffrent du membre qu’on leur a coupé, comme s’ils l’avaient encore.
  
  Il engagea la voiture dans le virage en épingle à cheveux. La lumière des phares balaya le jardin de la résidence de l’ambassadeur des États-Unis. La maison, en retrait, était obscure.
  
  La route était en pente et la lourde automobile prenait de la vitesse, trop de vitesse. Le Borgne leva légèrement le pied de sur l’accélérateur. Il n’était plus qu’à vingt mètres du portail et il se demanda où était passé Koussa. Mais, celui-ci sortit soudain de l’ombre et avança en titubant pour traverser la route…
  
  Le Borgne freina brutalement. Les pneus hurlèrent sur le macadam. La silhouette de Koussa prit soudain une importance considérable. « L’imbécile ! pensa le Borgne. Je vais le tuer… » Il y eut un choc sur la carrosserie. La silhouette de Koussa disparut. La voiture s’immobilisa, s’écrasant sur ses roues avant bloquées.
  
  Le Borgne descendit, le cœur battant, les mains tremblantes. Elias Koussa gisait en travers de la route et un liquide sombre et visqueux coulait de sa bouche entrouverte, formant déjà sur le sol une flaque large comme une assiette. Le Borgne se mit à crier des injures, de ces injures arabes difficiles à traduire, qui mettaient directement en cause la vertu de la mère, du père et des ancêtres de l’homme étendu devant lui.
  
  — Chou fi ? Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix à gauche.
  
  Le Borgne pivota d’un quart de tour et vit le gardien de la résidence derrière les barreaux de la grille.
  
  — Cet imbécile d’ivrogne s’est jeté sous mes roues, répliqua-t-il.
  
  — Tu l’as tué ? s’enquit le gardien.
  
  — Je n’en sais rien. Il est peut-être seulement ivre mort.
  
  Poussé par la curiosité, le gardien introduisit une clé dans la serrure du portail et ouvrit celui-ci. Il vint près du Borgne, puis se pencha sur Elias Koussa.
  
  — Le sang lui coule de la bouche, remarqua-t-il. Il est foutu…
  
  Sans se presser, le Borgne avait sorti sa matraque. Il l’abattit sur le crâne du gardien qu’il empêcha de tomber en l’attrapant de la main gauche par le col de sa veste. Il remit la matraque dans sa poche et souleva sa victime inerte pour la fouiller et lui prendre son trousseau de clés.
  
  Lorsqu’il se redressa, Elias Koussa était debout s’essuyant la bouche avec un mouchoir sale et déchiré.
  
  — Pas de mal ? s’inquiéta le Borgne.
  
  L’autre cracha.
  
  — C’est dégueulasse, dit-il.
  
  — L’hémoglobine ? C’est du fortifiant.
  
  — C’est dégueulasse, répéta Koussa.
  
  — Le flacon ?
  
  — Dans ma poche.
  
  — C’est bon. J’y vais, tu sais ce que tu dois faire…
  
  Le Borgne se baissa de nouveau, chargea le gardien sur ses épaules et l’emporta vers la grille restée ouverte. Il franchit le seuil, repoussa le vantail d’un coup de pied et marcha vers la maison…
  
  Elias Koussa remit son mouchoir dans sa poche, remonta dans la voiture, prit le volant et desserra le frein. Un peu plus loin, en roue libre dans la pente, il éteignit les phares. La nuit était claire et la visibilité suffisante pour se guider à faible allure. Koussa descendit ainsi jusqu’à l’endroit où, la boucle terminée, la route se rejoignait elle-même, et arrêta l’auto. Il savait que le chauffeur de l’ambassadeur avait coutume de passer par en haut, bien que ce fût plus long, pour la raison que le passage du portail était plus facile de ce côté-là. Il était convenu que si Koussa voyait arriver la Cadillac au fanion étoilé, il devait faire fonctionner trois fois l’avertisseur de route pour alerter le Borgne.
  
  En principe, cela ne devait pas se produire. L’ambassadeur et sa femme étaient invités à un grand dîner en ville et, à Beyrouth, les soirées de ce genre se prolongent assez tard.
  
  Pourtant, Elias Koussa n’était pas tranquille. Il pensait encore à cette chèvre qui avait brusquement traversé la route devant eux alors qu’ils venaient de s’engager sur la route de la colline de Yarzé. Un mauvais présage. Le Borgne n’avait rien dit, mais Koussa était bien certain que cela ne lui avait pas plu.
  
  Koussa prit une cigarette dans sa poche, enfonça l’allume-cigare d’un coup de pouce. Le Borgne lui avait interdit de fumer pendant l’opération, mais il en avait trop envie, tant pis.
  
  Il savourait les premières bouffées lorsqu’un bruit de moteur lui parvint. Il se figea, l’oreille tendue, retenant sa respiration. Une voiture montait la côte, une voiture très bruyante, probablement une jeep… Une jeep, cela signifiait l’armée, ou la police. Des ennuis, à coup sûr.
  
  Elias Koussa écrasa dans le cendrier sa cigarette à peine entamée. Il entendait les battements de son cœur qui s’étaient précipités. Il entendait aussi, de plus en plus fort, le grondement de la jeep. La lueur des phares émergea soudain au-dessus des arbres.
  
  Elias Koussa ne savait que faire. Il s’affolait. Devait-il donner l’alerte, ou bien rester là, sans bouger ? La jeep apparut, roulant vite. Elle continua tout droit, sur l’embranchement du haut. Par réflexe, Koussa enfonça le cerclo-avertisseur, trois fois de suite.
  
  
  - : -
  
  Mahmoud Nagib, dit le Borgne, avait entendu. Il était dans le bureau de l’ambassadeur, devant un classeur métallique.
  
  L’enveloppe qu’il cherchait était là, bien en évidence. Une grande enveloppe de papier jaune, fermée, portant cette inscription au crayon rouge :
  
  « TOP SECRET – FERGUSON. »
  
  Il l’enfouit entre sa chemise et sa peau, referma précipitamment le placard et se rua vers la sortie.
  
  Il ne pensait pas avoir le temps de franchir le portail sur la route avant l’arrivée de la voiture signalée par Koussa. Il avait donc l’intention de s’échapper par-derrière en sautant la clôture. Mais, lorsqu’il fut dans le hall, il vit la grande porte ouverte et le gardien qui s’éloignait dans l’allée principale, la tête entre les mains.
  
  Le Borgne prit son poignard et bondit. Il entendait le moteur de la jeep dont les phares balayèrent le tournant. Un court instant, le gardien fut éclairé. Il cria :
  
  — Au secours !
  
  Le Borgne leva son bras armé. Le couteau partit comme une flèche et se planta dans le dos du gardien qui s’immobilisa, hurlant comme un damné dans les flammes de l’enfer, puis s’abattit d’un bloc.
  
  La jeep s’arrêta, brutalement freinée. Un phare mobile s’alluma et un long faisceau de lumière blanche s’étendit au-dessus de la propriété, pivotant vers la gauche. Le Borgne comprit que prendre le temps d’aller récupérer son poignard équivaudrait à un suicide. Il tourna les talons et partit en courant derrière une haie de bougainvillées en fleur.
  
  La jeep faisait marche arrière, s’immobilisait devant le portail. Le Borgne agrippa le grillage de clôture et se hissa. Il entendit appeler, puis courir. Le grillage cédait sous son poids et il resta un moment au sommet, en déséquilibre.
  
  Le phare mobile pivotait de nouveau, en sens inverse. Pris de panique, le Borgne fit un effort désespéré, bascula de l’autre côté, tomba tête première dans un buisson, se releva aussitôt et se mit à courir, le cœur battant à se rompre dans sa poitrine en feu.
  
  Il courut ainsi dans le sous-bois, jusqu’à l’embranchement de la route. Là, il s’arrêta, médusé, incrédule : la voiture avait disparu. Elias Koussa s’était enfui, l’abandonnant à son sort…
  
  
  - : -
  
  Rima Sabbag entrebâilla doucement les volets sur la terrasse et vit les lumières dans les jardins de la résidence de l’ambassadeur, située en contrebas, de l’autre côté de la route. Les voix lui parvenaient avec une grande netteté et elle entendait un policier expliquer par radio ce qui s’était passé et demander des renforts afin de pouvoir ratisser les environs immédiats où l’assassin pouvait s’être caché.
  
  Rima Sabbag frissonna et retourna dans la chambre, à tâtons, pour mettre son déshabillé de soie rose sur sa chemise de nuit assortie. Elle alla ensuite entrouvrir la porte de la pièce voisine, où dormait l’enfant, la délicieuse Joumana, que le hurlement de l’homme poignardé n’avait heureusement pas réveillée.
  
  Rima revint à la fenêtre. Elle se rappelait qu’une fois déjà, au moment des événements de 1958, un gardien de la résidence de l’ambassadeur des États-Unis avait été assassiné. Il était d’ailleurs arrivé bien d’autres choses étranges sur cette colline de Yarzé où se trouvaient les plus belles propriétés des environs immédiats de Beyrouth. Quelque temps plus tôt, un cadavre avait été retiré d’un puits. Des chiens avaient été empoisonnés et l’un des chefs du putsch du 30 décembre 1961, maintenant en fuite, avait été accusé de ce dernier méfait.
  
  Des bruits de moteur dominaient tous les autres. Les renforts demandés arrivaient, probablement prélevés sur les barrages permanents installés sur toutes les routes du Liban depuis le coup d’État manqué de décembre.
  
  Le temps passait. Les moteurs ne se faisaient plus entendre, mais il y avait des appels, des coups de sifflet, des lumières mouvantes qui se déplaçaient sous les pins.
  
  Un choc sur la terrasse, insolite. Puis, un raclement. Glacée, Rima cessa de respirer. Elle était seule avec l’enfant, dont les parents étaient en ville, à la même réception que l’ambassadeur voisin. Les domestiques dormaient dans une autre maison, à l’autre bout du parc, et la nurse était partie la veille pour un enterrement.
  
  Quelqu’un marchait sur la terrasse, furtivement. La jeune femme aurait voulu refermer les volets, mais ses bras refusaient tout service. Elle avait l’impression d’être paralysée. « C’est l’assassin, pensa-t-elle. C’est sûrement l’assassin et il va me tuer et il va tuer l’enfant si je ne ferme pas tout de suite les volets… » Mais, elle était incapable de bouger.
  
  L’homme s’était immobilisé tout près de la fenêtre et elle l’entendait haleter. Il avait dû produire un violent effort et sa respiration était rapide et bruyante.
  
  À côté, l’enfant se mit à pleurer. Rima sursauta violemment et elle se sentit en même temps libérée, capable de remuer, de saisir les volets.
  
  Elle avait le choix entre deux solutions : ou bien agir très vite et compter sur l’effet de surprise pour avoir le temps de verrouiller les battants, ou bien opérer très lentement, en silence, en priant le ciel que l’homme, à deux pas de là, ne s’aperçût de rien.
  
  Elle choisit cette dernière solution et commença de tirer les volets vers elle. Le sang battait à ses tempes, ses mains tremblaient, son regard se brouillait. L’enfant ne pleurait plus. L’homme respirait moins fort. Un des gonds grinça, très faiblement…
  
  Elle se rendit compte brusquement, d’une résistance, accentua la traction de ses bras, sans résultat. Et l’évidence lui apparut avec la soudaineté d’un éclair. L’homme avait saisi les volets de l’autre côté et c’était lui qui résistait.
  
  Affolée, elle tira de toutes ses forces, mais les battants lui furent brutalement arrachés. Elle vit l’homme devant elle, gigantesque, et voulut crier.
  
  — Si tu appelles, menaça l’homme en arabe, tu es morte.
  
  Il la prit au poignet, la poussa et pénétra derrière elle dans la chambre.
  
  — Lâche-moi, dit la jeune femme, tu me fais mal.
  
  Il ne répondit pas. Une sonnerie électrique se mit à vibrer dans la maison. Longuement. Lorsqu’elle cessa, Mahmoud Nagib, dit le Borgne, affirma :
  
  — C’est la police.
  
  Il réfléchit un instant, puis ordonna :
  
  — Il faut que tu ailles ouvrir. Tu leur diras que tout va bien, que tu n’as rien vu… Si tu me trahis, je tuerai l’enfant avant de me laisser prendre.
  
  De sa main libre, il referma les volets.
  
  — Allume, reprit-il. Si tu n’allumes pas, ils vont trouver ça drôle.
  
  — Lâche-moi.
  
  Il la laissa. Elle se dirigea dans l’obscurité relative jusqu’à la table de chevet, alluma une lampe. Ils se regardèrent. Elle était jeune, jolie, avec de beaux cheveux sombres demi-longs, de grands yeux de biche aux prunelles marron, plutôt petite. Il était énorme, presque chauve, avec un œil de verre et deux larges cicatrices en travers de la joue gauche.
  
  — Va, ordonna-t-il. Et n’oublie pas… pour l’enfant.
  
  Il leva devant lui ses mains énormes et fit le geste de broyer quelque chose. Elle devint très pâle, ses genoux fléchirent, puis elle respira profondément et marcha vers la porte…
  
  La sonnerie se déclencha de nouveau alors qu’elle descendait l’escalier. Elle pressa le pas, ouvrit. Deux policiers étaient sur le seuil.
  
  Excusez-nous, dit l’un d’eux. Nous cherchons un assassin.
  
  L’adorable frimousse de la petite Joumana éclipsa soudain devant la jeune femme les visages tendus des policiers.
  
  — Ici ? s’étonna-t-elle.
  
  — Pourquoi pas ?
  
  — Vous m’avez réveillée. Je n’ai rien entendu et la maison est bien fermée…
  
  — On jette un coup d’œil ? proposa celui qui n’avait encore rien dit.
  
  Rima Sabbag se sentit défaillir. Ce fut néanmoins d’une voix presque normale qu’elle protesta :
  
  — Puisque je vous dis que tout va bien… S’il se passait quelque chose, je vous appellerais. Je suppose que vous n’allez pas partir comme ça ?
  
  — Nous allons laisser quelqu’un devant votre porte. Ainsi, vous serez tranquille.
  
  — Je n’ai pas peur. Bonne nuit…
  
  Elle referma, écouta un instant. Ils discutaient pour savoir lequel d’entre eux devait rester. Finalement ils jouèrent à pile ou face. La jeune femme remonta, aussi vite qu’elle le put. Le Borgne était dans la chambre de l’enfant, près du petit lit.
  
  — Je les ai empêchés d’entrer, annonça-t-elle. Mais l’un d’eux est resté en surveillance devant la porte…
  
  — Ils se fatigueront avant moi, répliqua le Borgne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  Hubert Bonisseur de la Bath, alias « OSS 117 », entra dans le bureau du diplomate.
  
  — Je vous attendais, dit celui-ci, soyez le bienvenu.
  
  — J’étais à Paris, répliqua Hubert, lorsque l’on m’a prié de venir me mettre à votre disposition. De quoi s’agit-il ?
  
  — Je vais vous l’expliquer… Asseyez-vous… Cigarette ?
  
  — Non, merci. Je ne fume pas.
  
  Hubert se laissa glisser dans un large fauteuil de cuir, croisa ses longues jambes et ne bougea plus. Le diplomate l’observa un instant et pensa qu’il ressemblait à un tigre. Il en avait à la fois la puissance contenue et l’élégante nonchalance.
  
  — Vous savez, reprit le diplomate, que notre gouvernement a la manie d’entretenir une armée de conseillers de toutes sortes, qui se baladent de par le monde aux frais de la princesse et qui s’y entendent merveilleusement pour tout embrouiller.
  
  Hubert ne répondit pas, bien qu’il fût entièrement d’accord. Il était là pour écouter et non pour discuter. Une de ses qualités était qu’il savait écouter et il croyait que pour bien écouter les autres il fallait parler soi-même le moins possible.
  
  — Vers la fin de l’année dernière, enchaîna le diplomate, Washington a cru bon de nous envoyer un de ces conseillers. Un certain Ferguson… Donald Peter Ferguson, qui se faisait appeler Don Ferguson, qui avait appris le Proche-Orient dans les livres et qui n’était pas loin, cependant, de se prendre pour un nouveau Lawrence d’Arabie…
  
  — Pourquoi parlez-vous de lui au passé ? demanda Hubert. Il est mort ?
  
  — Je n’en sais rien, rétorqua férocement le diplomate, mais je me plais à l’imaginer.
  
  Il marcha jusqu’à la fenêtre, les mains dans le dos, puis revint vers Hubert dont l’immobilité devait le fasciner.
  
  — Ce type a fait ici les pires sottises. Il croyait au « Croissant Fertile », c’est-à-dire à la réunion sous un même drapeau de l’Irak, de la Jordanie, de la Syrie, du Liban et de l’île de Chypre, celle-ci étant l’étoile du Croissant. Alors, il s’est acoquiné avec les dirigeants du « P.P.S. », le parti populaire syrien. Il avait établi avec eux les bases d’un accord écrit. Il y avait eu des échanges de lettres… Bref, nous étions compromis jusqu’au cou, lorsque le « P.P.S. » a déclenché le putsch du 30 décembre dernier…
  
  On frappait à la porte. Le diplomate cria d’entrer. Un domestique apparut, poussant une table roulante chargée de boissons diverses. Hubert se fit servir un bourbon, avec de la glace et beaucoup d’eau. Le diplomate prit une bière, congédia le domestique.
  
  — Naturellement, reprit-il, je faisais surveiller mon lascar et j’entretenais moi-même des informateurs au sein du « P.P.S. ». J’ai pu ainsi récupérer ce que j’appelle le dossier Ferguson…
  
  Il soupira, but deux gorgées de bière, puis regarda vers la fenêtre.
  
  — J’aurais dû le brûler tout de suite.
  
  Un léger sourire retroussa les lèvres pleines d’Hubert.
  
  — On vous l’a repris ?
  
  — Oui… Je ne le gardais pas ici, mais à la résidence… C’est en dehors de Beyrouth, sur la colline de Yarzé… Avant-hier soir, nous étions à un dîner, ma femme et moi… Les domestiques ne dorment pas dans la maison, mais il y avait un gardien… Des inconnus ont tué le gardien, lui ont pris son trousseau de clés et se sont introduits dans la maison. Une patrouille des forces de sécurité a bien failli les attraper, mais ils ont pu échapper.
  
  Hubert leva le sourcil droit.
  
  — Avec le dossier…
  
  — Avec le dossier, confirma le diplomate. Sans quoi vous ne seriez pas ici…
  
  Hubert bougea. L’exposition des faits lui semblait terminée et il avait maintenant à poser des questions.
  
  — Je suppose que la police libanaise n’est pas informée de l’existence de ce dossier ?
  
  — Évidemment non. Elle enquête sur le meurtre, un point c’est tout. J’ai déclaré personnellement que rien n’avait disparu de la maison. Les policiers croient que leur intervention a dérangé les voleurs avant qu’ils n’aient eu le temps de prendre quoi que ce soit…
  
  — Où en sont-ils ?
  
  — À moins qu’ils ne me cachent quelque chose, ils en sont toujours à zéro. Aucun indice, pas le moindre signalement…
  
  — Personne n’a vu le ou les assassins ?
  
  — On sait qu’ils étaient au moins deux et que l’un faisait le guet dans une voiture pendant que l’autre opérait dans la maison. La voiture a filé sans attendre celui qui était entré dans la résidence. Les policiers, avec l’armée, ont cerné tout le coin et ratissé soigneusement, sans résultat…
  
  Le diplomate vida son verre et le posa sur le plateau de la table roulante.
  
  — Pourtant, continua-t-il en baissant la voix, quelqu’un a vu l’assassin et lui a même parlé.
  
  Un silence. Hubert faisait tourner son verre de bourbon dans ses mains, observant les jeux de lumière dans le liquide brun doré.
  
  — Vous savez qui ?
  
  — Oui, affirma le diplomate.
  
  — Et alors ?
  
  — Et alors, rien. Cette jeune personne refuse maintenant de parler.
  
  — Il s’agit d’une femme ?
  
  — Oui, une jeune femme de la société libanaise, veuve, vingt-quatre ans, très jolie…
  
  Une lueur traversa les yeux clairs d’Hubert.
  
  — Cette histoire commence à me plaire…
  
  — Ne vous emballez pas. Je vous ai dit qu’elle ne veut pas parler…
  
  — Comment avez-vous su ?
  
  — En face de la résidence, il y a une grande propriété qui appartient à un banquier. Ce soir-là, ils étaient avec nous, à cette réception. Ils ont un enfant, une adorable petite fille de deux ans. La nurse était absente et cette jeune femme, qui s’appelle Rima Sabbag, avait proposé de garder l’enfant… Le lendemain midi, mes voisins avaient quelques amis à déjeuner, et Rima Sabbag a raconté que l’assassin s’était introduit dans la maison et qu’il l’avait obligée, en menaçant de tuer la petite fille, à éloigner les policiers qui sonnaient à la porte…
  
  Hubert but deux gorgées de bourbon et fit tinter la glace contre le verre. Le diplomate poursuivit :
  
  — À Beyrouth, les nouvelles vont vite. La police a été informée en même temps que moi. Contactée des deux côtés, la jolie Rima Sabbag a soutenu qu’il s’agissait d’une fable et qu’elle n’avait rien vu, rien entendu…
  
  — Où est la vérité ?
  
  — Elle a peur et elle ne veut pas d’ennuis. Mais, je connais l’une des personnes qui assistaient à ce déjeuner. Cette personne était présente quand Rima Sabbag a raconté l’histoire et elle donnerait sa main à couper que c’était bien une histoire vraie.
  
  Hubert vida son verre, d’un trait.
  
  — Il faut donc faire parler cette jolie veuve. Si elle a vraiment vu l’assassin, elle seule peut nous mettre sur la piste.
  
  — Oui… Et je dois vous dire que le temps presse. Dans quelques jours va s’ouvrir le grand procès contre les membres du « P.P.S. », accusés d’avoir pris part au putsch manqué du 30 décembre. Il n’est pas nécessaire d’avoir une grande imagination pour deviner ce qui arrivera si nous ne récupérons pas le dossier Ferguson avant. Cela compromettrait non seulement les relations libano-américaines, qui sont excellentes, mais aussi notre position dans tout le Proche-Orient. C’est extrêmement grave, croyez-moi.
  
  — Vous voulez dire que la défense va sortir le dossier pendant le procès.
  
  — Exactement.
  
  — Et vous avez dit que ce procès doit s’ouvrir dans quelques jours.
  
  — Oui.
  
  Hubert se leva, très souple, sans s’aider de ses bras, posa le verre vide sur la table roulante.
  
  — C’est court… Il faut donc employer les grands moyens. Je veux un rapport détaillé sur cette Rima Sabbag, sur ses habitudes, sur sa psychologie, tout…
  
  Inquiet, le diplomate fronça les sourcils.
  
  — Qu’allez-vous faire ?
  
  Hubert sourit, énigmatique.
  
  — All is fair in love and war, répliqua-t-il. En amour, comme à la guerre, tous les coups sont permis.
  
  — Vous me faites peur.
  
  — Je ne vous ferai pas d’ennuis, n’ayez crainte.
  
  Il consulta sa montre.
  
  — J’habite au « Phœnicia-Intercontinental », ajouta-t-il. Prévenez-moi dès que tout sera prêt…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Rima Sabbag conduisait vite, perdue dans ses pensées, et elle vit un peu tard le contrôle militaire en bordure de la route. Elle freina énergiquement, alors que les soldats levaient déjà leurs armes en reculant pour échapper à l’éblouissement des phares. Elle immobilisa la Fiat 1 300 devant les trois hommes rendus nerveux, se pencha pour baisser la vitre à droite et dit avec un charmant sourire :
  
  — Laïdé saîdé, bonne nuit.
  
  Ils l’observèrent un instant avec méfiance, puis sourirent, eux aussi, et lui firent signe de passer. Elle repartit aussitôt, se demandant pour la centième fois si le gouvernement n’allait pas bientôt se décider à supprimer ces barrages, destinés en principe à retrouver deux des organisateurs du putsch encore en fuite, et qui servaient surtout à effrayer les touristes.
  
  Elle ralentit. Les premières maisons de Jouniyé venaient d’apparaître et des travaux routiers imposaient d’être prudent. Elle traversa lentement la petite ville endormie et silencieuse. De l’autre côté, elle vit dans le rétroviseur le double halo de phares qui se rapprochaient rapidement.
  
  Elle était de nouveau obsédée par le visage balafré du Borgne qu’elle avait vu le soir même installé à une table de roulette dans la salle de jeu du casino du Liban, à Maameltein. Pendant quelques secondes, il l’avait regardée, avec une indifférence parfaite, exactement comme si elle n’avait pas existé. Elle s’était sentie rougir et une vague de colère était montée en elle. Un instant, elle avait eu envie d’alerter la police, de dénoncer cet assassin, rien que pour lui prouver qu’il avait tort de la mépriser à ce point. Elle ne l’avait pas fait. Elle savait que cet homme appartenait à une organisation redoutable et que d’autres l’auraient vengé…
  
  Elle serra le bas-côté pour laisser passer l’autre voiture qui arrivait en trombe et ne tourna même pas la tête lorsqu’elle fut à sa hauteur. La surprise fut totale. Rima se rendit compte soudain que la grosse limousine noire, de marque américaine, se rabattait prématurément devant elle. La jeune femme appuya sur la pédale de freins, mais l’autre freinait aussi. Les deux véhicules s’immobilisèrent sur la berme.
  
  Furieuse, Rima Sabbag actionna l’avertisseur de route ; réaction d’une efficacité discutable mais néanmoins purement libanaise. Elle vit deux hommes descendre de la limousine et venir vers elle. Elle commença de les invectiver, avec une violence toute méditerranéenne, et ne se tut qu’en découvrant les armes braquées sur elle, deux automatiques de fort calibre aux canons prolongés de silencieux. Elle resta bouche bée.
  
  — Pousse-toi, dit le plus proche en arabe. On t’emmène faire un tour.
  
  Il ouvrit la portière et comme la jeune femme ne bougeait pas, il la poussa brutalement. Elle glissa sur la banquette, terrifiée. L’homme prit le volant, après avoir rangé son arme sous sa veste. Mais, l’autre était monté derrière et il appuya la gueule du silencieux sur la nuque de la jeune femme.
  
  La voiture recula, puis repartit. Un troisième homme était dans la limousine qui démarra derrière la Fiat. Les deux autos roulèrent l’une derrière l’autre, deux ou trois cents mètres environ, puis la Fiat s’engagea seule dans un chemin empierré qui descendait en pente raide vers la mer.
  
  L’homme qui tenait le volant arrêta la petite voiture blanche au bord d’une plage étroite où se fracassaient à grand bruit les lourdes vagues soulevées par le khamsin, ce vent du sud sec et brûlant, qui soufflait depuis la veille.
  
  — Tout le monde descend, annonça le conducteur en ouvrant la portière.
  
  Ce fut à cet instant que la jeune femme acquit la certitude qu’ils allaient la tuer. Elle en fut paralysée et ils durent la tirer dehors, puis la traîner le long des rochers qui s’élevaient en pente raide vers la route en corniche.
  
  La nuit était claire et la mer aux limites de la phosphorescence. Ils arrivèrent devant un monticule de sable qui surplombait un grand trou en forme de cercueil. Sur le monticule, une pelle, qui avait servi à creuser et qui servirait à reboucher le trou.
  
  — Tu es chrétienne ? questionna l’un des hommes.
  
  Elle fit un signe de tête affirmatif, puis essaya de leur échapper. Mais, ils la tenaient solidement et elle ne réussit qu’à se faire mal.
  
  — Fais ta prière, reprit le même homme. On t’accorde une minute.
  
  Elle fut alors certaine que tout était fini pour elle et l’abandon de tout espoir lui procura une grande paix. Elle se mit à prier.
  
  Le canon d’un silencieux s’appuya sur sa nuque. Elle sentit un grand froid l’envahir et ferma les yeux. Une détonation claqua, curieusement lointaine, pas plus forte qu’un coup de fouet. L’homme qui était à gauche de Rima Sabbag sursauta violemment. La jeune femme, stupéfaite, se sentit lâchée des deux côtés. Un second coup de feu partit tout près de son oreille droite. Un troisième répondit, semblable au premier. Rima tomba sur les genoux. Un des hommes la bouscula en s’écroulant. Elle regarda, tourna la tête à droite, puis à gauche. Ses deux tortionnaires étaient allongés le nez dans le sable, apparemment sans vie.
  
  Elle se releva, horrifiée, fit demi-tour et se mit à courir. Une main la saisit au vol. Elle se sentit plaquée contre une poitrine d’homme, large et dure, enveloppée par un bras protecteur et rassurant. Une voix grave et tranquille lui dit en français :
  
  — C’est fini. Je suis arrivé juste à temps… N’ayez plus peur.
  
  Elle sentit ses nerfs lâcher, ses jambes fléchir. L’inconnu se baissa, la souleva dans ses bras et l’emporta. Il la déposa dans la voiture.
  
  — Ne bougez pas, reprit-il, je reviens dans cinq minutes… Un peu de ménage à faire.
  
  Elle le retint.
  
  — Ne me laissez pas…
  
  Il posa près d’elle une arme encore chaude, au canon prolongé d’un silencieux.
  
  — Gardez ça, je n’ai tiré que deux balles…
  
  Il referma la portière et repartit à grandes enjambées. Elle admira un instant sa démarche souple, puis se demanda qui il était. Mais elle était trop épuisée par toutes ces émotions pour être capable de réfléchir, elle laissa rouler sa nuque sur le dossier du siège et ferma les yeux. Elle avait froid et elle claquait des dents.
  
  Hubert s’arrêta près de ses victimes et se retourna. Il ne voyait plus la voiture.
  
  — C’est bon, dit-il. Vous avez été parfaits…
  
  Sans bouger, les deux hommes questionnèrent en français.
  
  — Elle peut nous voir ?
  
  — Non, aucun danger. À condition que vous ne traîniez pas dans les parages…
  
  Ils se relevèrent, ayant récupéré leurs armes. Hubert leur remit à chacun une enveloppe bourrée de billets de banque.
  
  — Voici vos cachets, oubliez tout, maintenant. Je n’aime pas les bavards.
  
  — Soyez sans crainte, monsieur.
  
  Ils prirent les enveloppes et s’éloignèrent sur la plage, tournant le dos au chemin où se trouvait la voiture. Hubert s’empara de la pelle et entreprit de reboucher le trou creusé dans le sable. Ce travail dans le souffle brûlant du khamsin lui donnerait chaud et Rima Sabbag ne pourrait ainsi concevoir le moindre soupçon…
  
  Quand il eut fini, il lança la pelle dans les rochers et revint, longeant la plage où leurs allées et venues avaient laissé de nombreuses traces.
  
  La jeune femme semblait dormir. Hubert ouvrit la portière du côté du volant et se glissa sur la banquette. Rima sursauta, ouvrit les yeux. Elle avait un regard émouvant et, un très court instant, il eut honte de la comédie qu’il venait de lui jouer. Il referma la portière. Le plafonnier s’éteignit et l’obscurité recouvrit leurs visages. Hubert saisit la main de la jeune femme. Elle était glacée.
  
  — Ça va mieux ?
  
  — Oui…
  
  Elle l’observait. Il se pencha vers elle, afin qu’elle pût mieux le voir dans la pénombre.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
  
  Pour sa couverture, on lui avait remis à Paris un passeport au nom de John Farr, journaliste.
  
  — Mon nom est John Farr, assura-t-il. Je suis un Américain.
  
  — Vous parlez bien français.
  
  — Oui.
  
  Il esquissa le geste de lui lâcher la main, mais elle le retint.
  
  — Non… À moins que cela ne vous ennuie. Ça me fait du bien. Je sens que vous me calmez. Comment êtes-vous venu… juste à ce moment-là ?
  
  — Je vous suivais. J’ai assisté à votre enlèvement…
  
  — Vous me suiviez ?… Pourquoi ?
  
  Il avait décidé de jouer cartes sur table.
  
  — Je travaille pour les services de sécurité américains, répliqua-t-il. Nous étions persuadés que vous aviez vraiment vu l’assassin du gardien de la résidence de l’ambassadeur… Et nous savions, par expérience, que votre vie ne valait plus très cher.
  
  Elle frissonna. Il accentua la pression de sa main.
  
  — Il n’y a donc pas eu de miracle, continua-t-il. J’espérais, j’attendais ce qui est arrivé. Malheureusement, le résultat n’est pas brillant et je vais sûrement avoir des ennuis…
  
  Elle s’étonna :
  
  — Des ennuis ? Vous craignez d’être poursuivi pour meurtre ?
  
  — Non. J’ai enterré les corps dans le trou qui vous était destiné et je ne pense pas qu’on les découvre de sitôt… Mais, normalement, je devais essayer d’avoir ces hommes vivants. Au moins l’un d’eux…
  
  — Et pourquoi…
  
  Il l’interrompit.
  
  — Pour les avoir vivants, j’aurais dû vous sacrifier. Quand j’ai compris qu’ils allaient vous tuer, que le moment était venu, je n’ai pas pu résister. Le premier étant abattu, l’autre s’est retourné et m’a tiré dessus. J’ai dû le descendre, lui aussi, cette fois pour sauver ma peau… Normalement, j’aurais dû attendre qu’ils soient occupés à enterrer votre joli petit corps pour les surprendre sans armes.
  
  Il y eut un silence. Elle demanda, d’une voix à peine audible :
  
  — Pourquoi n’avez-vous pas attendu ?
  
  — Parce que… en m’attachant à vos pas, je me suis probablement attaché à vous.
  
  Il soupira.
  
  — Ne parlons plus de ça, voulez-vous ; ça m’embête.
  
  De nouveau, un silence. Leurs yeux s’étaient habitués à l’obscurité. Elle le dévisageait avec une grande attention.
  
  — Moi, ça ne m’embête pas, dit-elle.
  
  Il fit comme s’il n’avait pas entendu.
  
  — Je vais être très franc avec vous, reprit-il. Tant pis pour moi si vous me trahissez… L’assassin du gardien de la résidence a volé un dossier chez l’ambassadeur. Un dossier très important dont la divulgation pourrait porter un préjudice considérable à mon pays… Plus que l’assassin, c’est le dossier que je veux. Ces deux hommes auraient pu m’y conduire…
  
  — Il y en avait un troisième dans la voiture qui les transportait.
  
  — Je sais, mais ce troisième homme a aussitôt filé vers Beyrouth. Il devait être prévu que les deux autres rentreraient avec la vôtre.
  
  Il se tourna vers elle. Leurs genoux se touchèrent.
  
  — Rima, il faut que vous m’aidiez. Je ne vous demande pas de le faire pour moi, vous ne me connaissez pas…
  
  — Vous m’avez sauvé la vie.
  
  Il eut un mouvement de tête agacé.
  
  — Cela ne regarde que moi et je ne peux rien vous demander en échange… Mais, ils essaieront encore de vous tuer, demain, après-demain ou dans huit jours, et je ne pourrai plus vous protéger. Votre seul espoir est de m’aider à retrouver cet homme que vous avez vu la nuit du crime. Je le détruirai et vous serez tranquille…
  
  — Ses amis le vengeront.
  
  — Quand j’aurai retrouvé ce dossier, j’assurerai votre protection. Je vous en donne ma parole.
  
  Elle hésitait. Il lui serra la main, jusqu’à lui faire mal.
  
  — Tous ceux qui vous connaissent assurent que vous avez du caractère. Ne soyez pas la brebis qui se laisse dévorer sans lutter, soyez plutôt la panthère qui rend coup pour coup…
  
  Elle se redressa, une lueur nouvelle dans le regard.
  
  — Vous avez raison, dit-elle, et puis je vous dois bien ça.
  
  — Vous ne me devez rien du tout.
  
  — Laissez… Cela me plaît de vous devoir quelque chose.
  
  — Racontez… Sans rien oublier, si cela est possible.
  
  — Je vais vous raconter, mais en roulant. L’homme que vous cherchez était tout à l’heure au casino. Il y est peut-être encore…
  
  Hubert encaissa sans broncher. Il retira sa main, lança le moteur, enclencha la marche arrière et se retourna en se soulevant sur le siège pour remonter la pente.
  
  La voiture qu’il avait louée, une Chevrolet grise, était toujours là sur le bas-côté.
  
  — Je la reprendrai au retour, décida-t-il. Je vous écoute…
  
  La jeune femme se mit à parler. Elle expliqua comment elle avait été réveillée par le hurlement du gardien assassiné et tout ce qui était arrivé ensuite. Elle, s’interrompit deux fois, pour le guider dans Jouniyé, à cause de la déviation due aux travaux de l’autoroute, et pour lui dire de s’arrêter au barrage des forces de sécurité intérieure, pour le contrôle.
  
  La route longeait ensuite la baie largement incurvée, presque au niveau de la mer qui se brisait sur la plage en un large rouleau d’écume blanche sans cesse renouvelé. Droit devant eux, perché sur l’éperon rocheux de la pointe de Maameltein, l’imposante construction du casino du Liban, somptueusement éclairée, avec à sa droite la rampe d’accès en lacet dont les innombrables lampadaires formaient comme une rivière de diamants négligemment jetée au flanc de la colline… Rima achevait son histoire :
  
  — Il est parti vers quatre heures du matin. Il pensait que les policiers et les soldats devaient être fatigués et il ne pouvait attendre davantage à cause du jour qui allait se lever. Il s’est échappé par la terrasse… J’étais épuisée et je n’en pouvais plus. Je m’étais remise au lit, avec l’enfant dans mes bras…
  
  — Il n’a pas essayé de vous… ennuyer ?
  
  — Non. Il était toujours aux aguets. Il craignait visiblement de se laisser surprendre s’il relâchait son attention, ne fût-ce qu’un instant. C’est sûrement un homme très dangereux.
  
  Ils arrivèrent au pied de la rampe. Trois soldats bavardaient près d’une jeep arrêtée. Ils ne prêtèrent aucune attention à la Fiat. Hubert passa en seconde.
  
  — Ne la poussez pas trop, recommanda la jeune femme, elle est encore en rodage.
  
  Puis, elle se préoccupa de sa beauté et découvrit que sa chute sur les genoux, dans le sable, avait été mortelle pour ses bas. Elle en avait toujours deux ou trois paires dans la boîte à gants.
  
  — Allez doucement et ne regardez pas, dit-elle à Hubert.
  
  Hubert ralentit, mais comme il ne négligeait jamais de s’instruire, il regarda. Elle avait de jolies jambes, un peu fortes mais très agréables. Quand elle eut fini, elle rabattit sa jupe.
  
  — Vous avez regardé, reprocha-t-elle.
  
  — Oui, et je ne le regrette pas.
  
  Elle se recoiffa, se remit un peu de rouge.
  
  — Je suis affreuse, non ?
  
  — Vous êtes ravissante. En tout cas, vous me plaisez.
  
  — Oui ?
  
  — Sincèrement.
  
  Ils arrivaient.
  
  — Comment fait-on ? questionna-t-elle.
  
  Subitement angoissée.
  
  — Il n’y a pas trente-six solutions, répondit-il. Nous allons entrer dans la salle de jeu, et si le type est encore là vous me le montrerez. Après quoi vous me laisserez faire…
  
  — Je vous attends ?
  
  — Vous ne bougerez pas de la salle de jeux jusqu’à ce que je vous fasse signe. Là, vous serez en sécurité…
  
  — Arrêtez-vous ici… Le chasseur rangera la voiture.
  
  Hubert freina. Un employé accourut. La jeune femme lui fit signe de patienter.
  
  — Et… si vous ne reveniez pas ? s’inquiéta-t-elle.
  
  Hubert sourit.
  
  — Vous avez raison, il faut tout prévoir… Eh bien, si je ne revenais pas, vous n’auriez qu’à trouver quelqu’un pour vous raccompagner…
  
  — J’irais prévenir la police.
  
  — Je reviendrai, n’ayez crainte. Cela me ferait trop de peine de ne plus vous revoir…
  
  Il espérait la faire sourire, mais elle devint au contraire plus grave encore.
  
  — Pourquoi dites-vous cela ?
  
  — Je le dis parce que je le pense.
  
  Elle le considéra pendant quelques secondes, avec une sorte de méfiance. Puis, elle fit un mouvement vers la portière que le chasseur s’empressa d’ouvrir. Hubert descendit de son côté et la rejoignit. Ils avaient monté quelques marches, lorsqu’elle s’arrêta, alors que la voiture démarrait déjà.
  
  — Mon Dieu ! murmura-t-elle. J’avais mis votre revolver sous le siège…
  
  — Ce n’est pas un revolver, mais un pistolet automatique, répliqua Hubert. Et je n’en ai pas besoin. C’est interdit dans les salles de jeu et de toute façon il me faut ce type vivant.
  
  Il la soutint sous le bras pour l’aider à monter. Ils pénétrèrent dans le grand hall. Des vendeuses de la Croix-Rouge étaient installées à l’entrée et Hubert dut y aller de son obole, en échange de quoi il reçut un insigne de carton. Ils marchèrent jusqu’aux ascenseurs, dédaignant l’escalier monumental.
  
  — C’est le plus vaste et le plus moderne casino du monde, affirma la jeune femme.
  
  — Je veux bien vous croire… C’est très impressionnant.
  
  L’ascenseur s’immobilisa. Ils sortirent sur un large balcon qui dominait l’escalier et le hall. Rima entraîna Hubert. Ils entrèrent dans le bureau des inscriptions. Hubert prit une carte. Ils passèrent au contrôle et se trouvèrent dans la salle de jeux, immense, pleine de monde. Hubert aimait l’atmosphère feutrée des salles de jeux, la fumée, le brouhaha des voix, le bruit caractéristique de la roulette.
  
  — Je vous suis, dit-il.
  
  Ils firent lentement le tour des tables. Rima dévisageant chacun des joueurs. Hubert observait. Il y avait là des gens de toutes races et de toutes nationalités et l’on y parlait toutes les langues. Les moins pittoresques n’étaient sûrement pas les seigneurs du pétrole, en costume traditionnel…
  
  Ils arrivèrent à l’autre bout de la salle. Bredouille.
  
  — Il n’est plus là, constata la jeune femme.
  
  — Tant pis, répliqua Hubert qui cachait mal sa déception. Allons boire quelque chose…
  
  Ils continuèrent jusqu’au bar et s’installèrent sur des tabourets. Rima commanda un gin-tonic et Hubert un « Old-Crow ». Il se retourna vers les tables de jeux. Il réfléchissait. Tout ce qu’il avait obtenu était un signalement, mais quel signalement : un homme taillé comme un gorille, avec un œil de verre et deux cicatrices sur une joue. Un personnage aussi voyant ne devait pas être très difficile à retrouver. Cela ne pouvait être qu’une question de temps. Malheureusement, le temps était ce qui manquait le plus. Dans quelques jours, le procès du « P.P.S. » allait s’ouvrir et le dossier Ferguson devait être récupéré avant.
  
  Rima le poussa soudain du coude et dit d’une voix curieusement étranglée :
  
  — Au bout du bar, à votre droite.
  
  Hubert regarda dans la direction indiquée. Le Borgne était là, énorme, vêtu de sombre, qui les fixait de son œil unique. Pâle, Rima lui tourna le dos et murmura tout près d’Hubert :
  
  — Il m’a vue vous le montrer…
  
  Le barman posa les verres sur le comptoir. Hubert prit le gin-tonic et le mit dans la main de la jeune femme.
  
  — Ne vous affolez pas, buvez.
  
  Elle obéit. Il but lui-même quelques gorgées de son bourbon, affectant de se désintéresser du Borgne, mais continuant néanmoins de le surveiller du coin de l’œil.
  
  Le Borgne posa un billet sur le bar, pivota sur ses talons et marcha sans se presser vers une porte vitrée, à cinq ou six mètres de là.
  
  Il l’ouvrit et disparut de l’autre côté, Hubert descendit du tabouret qui le supportait.
  
  — Restez ici, ordonna-t-il.
  
  La jeune femme lui serra furtivement la main au passage. Il suivit les traces du Borgne ouvrit la porte vitrée et pénétra dans une pièce mal éclairée où se trouvaient deux tables de roulette en cours de réparation. À droite, une autre porte vitrée était ouverte sur une terrasse.
  
  Hubert sortit. Le spectacle de la mer et des mille lumières éparpillées aux flancs de la montagne, jusqu’à Beyrouth, était certainement l’un des plus beaux qu’il eût jamais vus. Mais ce n’était pas le moment pour lui de se laisser aller au romantisme. Il regarda vers la droite, puis vers la gauche. À droite était le jardin séparant du grand théâtre la partie salle de jeux et music-hall. Trop lumineux. Le Borgne avait dû préférer la gauche, plus obscure.
  
  Hubert avançait sans bruit sur ses semelles de caoutchouc souple. Il atteignit l’angle du bâtiment, découvrant la route, éclairée a giorno, qui descendait en lacets jusqu’en bas de la falaise. Il risqua un coup d’œil et vit le Borgne, à quelque distance, qui achevait de dresser contre le mur une échelle probablement abandonnée là par des ouvriers.
  
  Il attendit. L’endroit n’était pas spécialement propice à une explication et il voulait voir ce que l’autre allait faire. Le Borgne monta, étonnamment agile pour son poids, et disparut. Hubert craignit un instant qu’il ne hissât l’échelle derrière lui, mais il n’en fut rien. Il y eut en bas, sur l’esplanade, un ronflement de moteur et plusieurs appels d’avertisseurs. Puis des éclats de voix, des claquements de portières. Hubert parvint au pied de l’échelle et grimpa, souple et silencieux comme un félin…
  
  En haut une plate-forme de deux mètres de large environ ceinturait un demi-étage en retrait, sans autre ouverture qu’une porte métallique que le Borgne essayait vainement d’ouvrir.
  
  Hubert redescendit un échelon, afin de dérober sa tête au regard de l’adversaire. Le khamsin soufflait toujours, desséchant tout. Hubert regretta de n’avoir pas terminé son bourbon. Il avait soif. Il entendit le Borgne jurer, sûrement en arabe, puis plus rien. Lorsqu’il se releva, quelques secondes plus tard, l’autre avait de nouveau disparu.
  
  Hubert monta sur la plate-forme, marcha jusqu’à la porte de fer, constata qu’elle était fermée à clé de l’intérieur et longea le mur vers le derrière du gigantesque bâtiment. La roche calcaire dans laquelle on avait dû creuser pour construire était là, tout près, éclairée d’en bas. Des odeurs de cuisine, chaudes, agréables, flattèrent les narines d’Hubert. Il avança prudemment la tête au coin du mur. La plate-forme continuait, éclairée un peu plus loin par des lumières passant à travers des fenêtres basses. Le Borgne était invisible.
  
  Hubert reprit sa progression. Il passa devant un trou béant dans le mur. Un courant d’air le frappa, en même temps que les échos d’une musique endiablée. Il regarda, toujours prudent, découvrit une machinerie de théâtre, des cintres, des projecteurs. Des hommes s’agitaient sur des passerelles suspendues. Hubert estima que le Borgne ne pouvait avoir pris le risque de s’engager par-là. Il repartit.
  
  Les fenêtres basses, plus loin, ouvraient sur une loge étroite et longue comme un couloir.
  
  Les créatures de rêve du « Charley Ballet » étaient toutes là, occupées à se passer du fond de teint et dans le plus simple appareil selon cette règle de music-hall qui interdit tout costume de scène dans la salle de maquillage. Involontairement, Hubert passa ainsi en revue le plus joli bataillon de seins nus qu’il n’eût jamais vus réunis.
  
  Il en vint à bout néanmoins et réussit à franchir cette zone dangereuse sans autre dommage. Il était tout de même un peu rêveur en arrivant à l’angle nord-ouest et il faillit bien se laisser surprendre…
  
  Le Borgne lui tomba dessus comme la foudre. Hubert comprit instantanément que c’était le moment ou jamais, en face d’un adversaire aussi lourd, d’appliquer ce bon vieux principe du judo qui consiste à utiliser la force de l’agresseur dans le sens où elle s’applique, au lieu de lui résister. Il céda sous l’avalanche, attrapant l’autre aux revers, fit le dos rond, boula sur le ciment, la jambe droite repliée sous le ventre de l’assaillant qu’il expédia ensuite d’une détente de tous ses muscles. Il s’en fallut d’un rien que le Borgne ne passât par-dessus bord. Hubert l’entendit s’affaler bruyamment sur la plate-forme. Ils se relevèrent en même temps et s’immobilisèrent en s’observant.
  
  Le Borgne paraissait surpris. Il souffla en secouant sa grosse tête, comme pour s’ébrouer. Puis il renifla en passant le dos de sa main droite sous ses narines à la manière des boxeurs.
  
  — Parlez-vous français ou anglais ? questionna Hubert.
  
  Le Borgne ne répondit pas. Il fit un pas en avant, puis un autre, les bras légèrement écartés du corps, les mains ouvertes. Hubert pensa qu’il ne devait à aucun prix se laisser prendre dans l’étau de ces mains-là. Éviter le combat rapproché. Délaisser le judo et le jiu-jitsu, employer le karaté.
  
  Le Borgne approchait. Hubert pivota d’un quart de tour et se déplaça pour ne pas se trouver acculé contre le mur. Le Borgne devait bien peser vingt kilos de plus que lui et cela n’était pas négligeable.
  
  Brusquement, le Borgne fonça, les bras tendus. Il ne voulait pas frapper, seulement saisir l’adversaire à bras le corps et l’étouffer. Mais Hubert avait fléchi les jambes. Il bondit sur place, à plus d’un mètre cinquante de hauteur ; sa jambe droite se détendit comme un ressort et le talon de sa chaussure frappa durement le crâne du Borgne qui poussa un cri étouffé et tomba aussitôt sur les genoux. Hubert reprit contact avec le sol et sur son élan frappa de nouveau, de la pointe du pied, à l’épaule de l’adversaire. Le Borgne émit une sorte de meuglement, tout à fait bizarre.
  
  Hubert rompit. Il pensait que le combat était fini, mais le Borgne était d’une résistance très au-dessus de la normale. Il se releva, titubant, mais encore redoutable, et lança son poing droit, telle une massue, vers la tête d’Hubert.
  
  De sa main gauche, paume levée, pouce écarté, Hubert dévia le coup vers le haut. Puis, prenant un risque calculé, il entra carrément dans la garde du Borgne et lança son coude… Rien de plus dangereux, de plus efficace qu’un coude entraîné. Le souffle coupé le Borgne ouvrit la bouche, comme une carpe au bord de l’asphyxie. Puis, il tomba de nouveau sur les genoux, glissa sur le côté et ne bougea plus.
  
  Hubert recula, respira profondément le khamsin brûlant, chargé de sel et de sable. Il transpirait un peu et les battements de son cœur s’étaient accélérés. Il passa ses doigts dans ses cheveux courts, resserra le nœud de sa cravate, tira sur sa veste, puis revint près de sa victime et s’agenouilla pour lui faire les poches.
  
  Il emporta le portefeuille près d’une fenêtre éclairée afin d’y voir clair. La salle de maquillage était maintenant vide. Hubert se dit que cela valait mieux pour sa lucidité et il commença l’inventaire du portefeuille… Des papiers divers, une carte d’identité, un permis de conduire, une carte d’accès aux salles de jeux du casino, tous au nom de Mahmoud Nagib, trente-huit ans, domicilié à Tripoli, souk Al-Haraj… Des photos pornographiques avec des modèles européens à cheveux blonds… Un peu plus de cinq cents livres libanaises… Rien de plus.
  
  Hubert revint. Le Borgne avait roulé sur le ventre. Il haletait. Hubert le souleva pour lui remettre son portefeuille dans la poche intérieure de sa veste. Les autres poches ne contenaient rien d’intéressant.
  
  Hubert décida de le réanimer. Il lui massa certains centres vitaux, selon les techniques japonaises secrètes de réanimation appelées kuatsu. Le Borgne se détendit, sa respiration devint plus facile, plus ample, presque normale. Il resta étendu sur le ciment, n’éprouvant plus qu’une immense fatigue.
  
  — Tu parles français ou anglais ? demanda Hubert.
  
  — Français, murmura le Borgne.
  
  — Je suis américain, reprit Hubert. Je sais que c’est toi qui à tué le gardien de la résidence de l’ambassadeur, après avoir volé un dossier. Je pourrais te tuer à mon tour, ou bien te livrer à la police, mais ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est de récupérer le dossier que tu as volé… Combien veux-tu ? Nous sommes disposés à payer très cher.
  
  Hubert savait qu’au Proche-Orient, plus qu’ailleurs, tout peut s’acheter ou se racheter, que rien n’y est jamais qu’une question de prix.
  
  — Je ne l’ai plus, répondit péniblement le Borgne.
  
  — Tu ne l’as peut-être plus, mais tu sais sûrement où il est. En tout cas, tu sais à qui tu l’as remis. Tu es donc mieux placé que personne pour le retrouver… Deux mille dollars, qu’est-ce que tu en penses ?
  
  — Je ne peux pas penser pour si peu…
  
  — Dis ton chiffre, on discutera.
  
  — Cent mille dollars.
  
  — Tu es complètement fou. Soyons sérieux.
  
  — Je suis sérieux, c’est cent mille dollars ou rien.
  
  — Eh bien, répliqua Hubert, ce sera rien. Je vais tout simplement te livrer à la police et tu seras condamné à mort.
  
  Le Borgne se souleva sur un coude. Il paraissait de nouveau souffrir.
  
  — Je crois que je pourrais t’obtenir dix mille dollars, reprit Hubert. Mais, sûrement pas plus.
  
  — Allez-vous faire foutre. Ce dossier vaut cent fois plus.
  
  — Il vaut ce que nous l’estimons, nous.
  
  — Racontez pas d’histoires.
  
  Le Borgne grimaça. Il se massait la poitrine avec sa main droite.
  
  — Vous m’avez drôlement sonné, reprocha-t-il.
  
  Il parlait bas et Hubert se rapprocha de lui.
  
  — Dix mille dollars, c’est une jolie somme…
  
  — Je risquerais ma peau. Ce n’est pas suffisant.
  
  Il soufflait. De sa main droite, il tâta son crâne douloureux.
  
  — Allez jusqu’à vingt mille…
  
  Hubert hésitait pour la forme seulement. Il estimait que vingt mille dollars pour un dossier aussi explosif, ce n’était pas cher. Mais, s’il lâchait trop facilement, l’autre exigerait davantage.
  
  — Ce sera dur et je ne te promets rien. De toute façon, je te donnerai d’abord la moitié des billets coupés en deux et l’autre moitié à la livraison ; ne te fais pas d’illusions.
  
  — On verra… On verra…
  
  L’avant-bras du Borgne se détendit soudain avec une violence imprévisible et le tranchant de sa main atteignit Hubert sur la nuque, derrière l’oreille. Accroupi, en porte à faux, Hubert ne put parer le coup. À demi assommé, il tomba en arrière, incapable de réagir.
  
  Le Borgne se releva, le souffle court et bruyant, tourna les talons et s’éloigna. Il passait devant les fenêtres éclairées de la salle de maquillage lorsqu’Hubert réussit à se remettre sur pied.
  
  Un gros avion de transport à réaction passait au large, se dirigeant vers Khaldé. Mais Hubert ne l’entendait pas. Mille cloches battaient dans son crâne, ses jambes tremblaient sous son poids et il voyait double. Ce fut ainsi qu’il vit deux Borgnes disparaître par le trou ouvert sur la machinerie du music-hall. Il suivit le mouvement, décrivant des arcs de cercle, frôlant parfois dangereusement le vide, heurtant le mur de l’épaule.
  
  Il arriva devant le trou, dont la base se trouvait à soixante-quinze centimètres environ de la plate-forme et qui affectait à peu près la forme d’un cercle d’un mètre de diamètre. Il s’agrippa des deux côtés, leva un pied, se coucha sur sa cuisse et tira sur ses bras. Il aperçut des électriciens penchés sur les projecteurs. L’orchestre menait grand tapage et l’on entendait aussi les battements rythmés des jambes des girls sur la scène.
  
  Hubert eut un étourdissement et s’étala de l’autre côté dans les gravats. Il se releva presque aussitôt, s’épousseta et aperçut le Borgne qui se déplaçait tranquillement à l’étage inférieur, sur une sorte de balcon.
  
  Une échelle métallique dépassait à gauche, contre le mur. Hubert marcha jusque-là, essayant de ne pas s’empêtrer dans les tuyaux et objets divers qui encombraient le sol. Il eut un instant d’hésitation avant de lancer un pied à la recherche du premier barreau. La tête lui tournait encore. Il respira profondément, serra les dents et y alla. La descente fut un cauchemar. En bas, il s’arrêta et pressa un instant ses tempes douloureuses dans ses paumes. Quelqu’un passa derrière lui en hurlant des ordres. Il franchit une porte, tout près de l’échelle, et déboucha dans un escalier. À l’étage inférieur, une femme en pantalon, mince et blonde, les poings sur les hanches, se tenait à l’entrée d’une loge et criait en anglais que les hommes n’avaient pas le droit d’entrer là.
  
  Hubert pensa qu’elle s’adressait au Borgne, qui avait pu essayer de se cacher. Il approcha et regarda par-dessus l’épaule de la femme. C’était une pièce en forme de trapèze, assez longue et qui servait visiblement de magasin d’habillement. C’était plein de strass et de plumes d’autruche. Un petit homme, chauve et ridé s’était introduit là, le diable savait sans doute pourquoi. Enfoui dans ces étranges costumes, sa tête seule dépassait d’une jupe de plumes oranges et vertes et il avait tout à fait l’air d’un oiseau antédiluvien. La femme se retourna vers Hubert et lui ordonna :
  
  — Jetez-moi ce cochon dehors.
  
  — Excusez-moi, répondit Hubert, c’est mon jour de congé.
  
  Il continua de descendre. La femme, au-dessus de lui, hurlait :
  
  — Allez me chercher M. Moussa !
  
  La musique couvrit bientôt ses cris. En bas, régnait une agitation fébrile. Des machinistes allaient et venaient, sans raison apparente. Un homme vêtu de sombre gesticulait comme un acteur du muet. Deux jolies filles à demi nues bousculèrent Hubert en l’insultant.
  
  Il vit soudain le Borgne, à moins de dix pas, qui semblait fasciné par les fontaines lumineuses jaillissant au fond de la scène. Sur des praticables, des boys en jaquette tenaient compagnie à de jolies filles vêtues, ou plus exactement dévêtues, d’étranges robes brun et or. Au centre, une superbe créature évoluait, dont l’essentiel du costume consistait en une sorte de chapeau-cage dont la bordure d’hermine blanche ceinturait ses épaules. Elle avait aussi des chaussures et des gants qui lui montaient jusqu’aux coudes ; une coquille de strass au bon endroit… Rien de plus.
  
  Hubert se rapprocha du Borgne qui ne le voyait pas. Personne ne semblait s’inquiéter de leur présence. L’orchestre se déchaînait. Une grande fille en robe dorée, empanachée de plumes jaunes, et qui ressemblait à une panthère noire, chantait à pleine gorge : la Parisienne… La Parisienne. C’était le final, à n’en pas douter.
  
  Le rideau tombait. Les girls et les boys refluèrent. Poussé, le Borgne aperçut soudain Hubert et voulut fuir, à contre-courant. Il y eut aussitôt des cris, des protestations. Hubert fonça, tête baissée. Pris dans la mêlée, il se redressa soudain et se trouva pris au piège dans le chapeau-cage bordé d’hermine de la vedette.
  
  — Hello, dit-il, ravi de vous connaître. Comment vous appelez-vous ?
  
  — Andrée Laurence, répondit la créature de rêve, et vous ?
  
  — On ne m’appelle pas, je viens tout seul. Excusez-moi, le devoir me réclame…
  
  Il plia les genoux. Ses narines palpitantes repassèrent entre les seins magnifiques aux pointes ornées de brillants, descendirent presque jusqu’au nombril. Il fit un pas de côté, ressortit hors de cage, à regret…
  
  Le Borgne traversait la scène, essayant de se débarrasser de deux boys qui voulaient l’arrêter. Il y parvint et se mit à courir. Des gens criaient.
  
  — Prévenez M. Moussa ! Qu’il appelle la police.
  
  Hubert se demanda qui était M. Moussa. Il fonça sur les traces du Borgne. Les boys courageux essayèrent de l’arrêter lui aussi. Il les neutralisa de deux coups de coude, portés en même temps.
  
  Il atteignit l’autre extrémité de la scène. Le tapage était à son comble. Une porte, une autre. Il était dans la salle de music-hall où les dîneurs s’étaient arrêtés de manger, intrigués par le vacarme insolite.
  
  Une porte battait encore à droite. Hubert la poussa. Le Borgne disparaissait de nouveau par l’entrée des jeux. Hubert suivit sur le grand balcon surplombant le patio.
  
  Le Borgne, connu des physionomistes, passa le contrôle sans montrer sa carte. Mais Hubert fut obligé de montrer la sienne. Le contrôleur le dévisagea, l’air soupçonneux. Il se rappelait, bien sûr, l’avoir vu entrer un moment plus tôt, mais pas l’avoir vu ressortir, et pour cause.
  
  Il y avait toujours autant de monde autour des tables de jeux et la fumée des cigarettes s’élevait lentement sous les lampes basses. Le Borgne était de l’autre côté de la caisse, près d’une porte gardée par un surveillant. Il dit quelques mots à l’oreille de celui-ci et lui montra Hubert qui approchait. Après quoi, il passa, repoussant le battant derrière lui.
  
  — Restez ici, monsieur, et ne faites pas de scandale, dit le surveillant à Hubert qui arrivait.
  
  — Qu’est-ce que ce type vous a raconté ?
  
  — Il est parti chercher un inspecteur. Il revient tout de suite.
  
  Hubert se retourna, tout contre l’homme. Personne ne les regardait. Il frappa du coude, au plexus solaire, sur une trajectoire très courte, pivota de nouveau pour soutenir sa victime et franchir la porte avec elle. Ils étaient dans le couloir de l’administration. Le Borgne était déjà au bout, marchant à grands pas. Hubert passa devant les bureaux du directeur des jeux, du contrôleur du ministère des Finances, du Directeur artistique, de la comptabilité… Un escalier à droite. Un bureau ouvert à gauche, éclairé. Hubert y porta le surveillant évanoui. Au mur, un grand portrait retint une seconde son attention : celui d’un homme au visage intelligent, avec cette légende : le Président Victor Moussa.
  
  Il se sentait mieux, sa tête était moins douloureuse. Il reprit la chasse. Le Borgne était sorti tout au fond, à gauche. Hubert pressa le pas. D’un seul coup, il fut dans une obscurité presque totale. Il sortit sa lampe-stylo et l’alluma. Il entendit quelqu’un heurter une cloison, à droite, et jurer. Il vit un escalier d’une demi-douzaine de marches, le descendit, traversa un bureau, arriva dans un couloir qui tournait à angle droit puis à gauche quelques mètres plus loin. Un escalier à droite, un couloir droit devant, desservant les loges…
  
  Le Borgne descendait l’escalier, à tâtons. Hubert l’entendait. Il pressa le mouvement. Dans ces lieux déserts, il pouvait rétablir le contact, même brutalement si cela était nécessaire.
  
  En bas était un autre couloir, identique au précédent. Hubert le traversa et se trouva soudain sur la scène du grand théâtre.
  
  Une colonne de faux marbre, un fauteuil, un pupitre flanqué d’un tabouret : le décor de « Cher Menteur » joué quelques jours plus tôt par Maria Casarès et Pierre Brasseur. Hubert éclaira les lourdes draperies noires qui cernaient le plateau. Macabre.
  
  Un rideau bougea, de l’autre côté. Le Borgne fuyait toujours, refusant la bagarre.
  
  — Attends-moi, cria Hubert. Simplement pour causer…
  
  Le Borgne heurta quelque chose, peut-être une chaise, qui s’écroula bruyamment. Hubert courut. Le Borgne se lançait dans un autre escalier, un de plus, qui conduisait au sous-sol. Hubert gagnait du terrain. Mais, en bas, le Borgne eut le temps de repousser une porte de fer et de donner un tour de clé.
  
  Terminé. Hubert jura entre ses dents, mais cela n’y pouvait rien changer. La porte était solide. Hubert se pencha pour regarder dans le trou de la serrure. La clé était en travers et il put découvrir une partie de l’immense garage qui occupait tout le sous-sol du casino.
  
  Il fit demi-tour, remonta en courant, prit à droite. Un grand portail métallique fermait une rampe en ciment, probablement destinée à l’entrée des décors. Hubert ouvrit une petite porte dans un vantail et se retrouva dehors, face au rocher. Il se remit à courir, contournant le pignon ouest du théâtre. Il arrivait sur l’esplanade lorsqu’il vit à cent mètres de là une voiture américaine sortir en trombe du garage et s’éloigner aussitôt à toute vitesse. Il ne douta pas un seul instant que ce fût le Borgne.
  
  Il approcha du gardien qui était à l’entrée et demanda :
  
  — C’est bien M. Nagib qui vient de partir ?
  
  — Je ne sais pas, monsieur.
  
  — Un grand type avec deux cicatrices sur la joue gauche…
  
  C’est ça, monsieur.
  
  — Voulez-vous me sortir la voiture de mademoiselle Sabbag, s’il vous plaît. C’est une Fiat 1 300, blanche…
  
  — Quel numéro, monsieur ?
  
  Hubert n’en savait rien. Il se lança dans une explication embrouillée, expliquant que mademoiselle Sabbag allait descendre d’un instant à l’autre et que c’était pour gagner du temps… Le gardien devint soupçonneux.
  
  — Attendons-la, répliqua-t-il. Ce n’est pas long pour sortir la voiture…
  
  Hubert comprit que c’était raté. De toute façon, le Borgne avait maintenant trop d’avance.
  
  — Je vais voir ce qu’elle fait, dit Hubert pour se tirer d’une situation embarrassante.
  
  Il reprit la direction du casino. Les vendeuses de la Croix-Rouge l’assaillirent. Il avait perdu son insigne et il dut payer de nouveau. Un couple très gai remontait du « Baccarat », le cabaret du casino. Hubert parcourut tout le hall jusqu’à l’ascenseur. Il en avait assez des escaliers.
  
  Cette fois, le physionomiste ne put s’empêcher de s’étonner.
  
  — Cela fait la troisième fois que vous entrez, monsieur, mais je ne vous vois jamais sortir. Expliquez-moi, s’il vous plaît.
  
  — Il n’y a rien à expliquer, répliqua Hubert. J’entre toujours et je ne sors jamais, c’est un vice de naissance.
  
  — Ce n’est pas en vous moquant de moi que vous arrangerez les choses, monsieur.
  
  — Je ne me moque pas de vous.
  
  — Je regrette, monsieur, mais je suis obligé de vous interdire l’entrée de la salle tant que vous ne m’aurez pas donné une explication satisfaisante…
  
  Hubert sourit.
  
  — Vous avez parfaitement raison. Je voudrais simplement que vous envoyiez chercher une jeune femme qui m’attend au bar…
  
  — Celle qui est entrée avec vous la première fois ?
  
  — Exactement…
  
  — Je vais l’envoyer chercher.
  
  Hubert sortit de son portefeuille un billet de cinquante livres libanaises et le lui donna.
  
  — Pour payer les consommations, vous garderez le reste.
  
  Le physionomiste appela un employé et transmit les instructions et le billet. Deux minutes plus tard, Rima Sabbag arriva.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? s’étonna-t-elle.
  
  — Je vous expliquerai…
  
  — Vous aurez plus de chance que moi, bougonna le physionomiste.
  
  — La chance, ça se mérite, riposta Hubert. Si vous étiez aussi joli que cette jeune personne, je vous expliquerais très volontiers… tout et le reste.
  
  Ils sortirent sur le balcon. Hubert prit le bras de sa compagne pour descendre l’escalier.
  
  — Il m’a échappé, dit-il. Mais, je sais où il habite. À Tripoli, souk Al-Haraj. C’est loin, Tripoli ?
  
  — D’ici ? une petite heure en voiture.
  
  — Eh bien, allons-y.
  
  — Vous êtes fou ?… Le souk Al-Haraj, c’est grand. Il faudra se renseigner et en plein milieu de la nuit, vous ne trouverez personne à qui poser des questions. Je vous propose d’aller manger un mezzé chez Ajami, puis d’aller dormir. Et nous pourrons partir vers huit heures pour Tripoli, si vous voulez.
  
  — Je peux y aller seul…
  
  — Vous parlez l’arabe ?
  
  — Hélas, non.
  
  — Alors, il vous faut une interprète. Mettez-vous bien dans la tête que je vous suis désormais tout à fait indispensable…
  
  — J’y arriverai… Ce n’est pas une idée déplaisante, à priori.
  
  Ils se retrouvèrent sur l’esplanade. Un chasseur alla chercher la Fiat blanche.
  
  — Je vais conduire, décida la jeune femme. Vous assurerez la protection avec votre pétoire…
  
  Il accepta. Un peu crispé au début, il fut très vite rassuré, à peine terminée l’épreuve des lacets. Elle conduisait avec une sûreté presque masculine, toujours sur le bon rapport de la boîte des vitesses. Quand ils furent sur la route du littoral, le long de la baie, il demanda :
  
  — Où habitez-vous ?
  
  — Je croyais que vous saviez tout sur moi…
  
  — Une adresse, je ne connais pas assez bien Beyrouth. Vous habitez seule ?
  
  — Oui, ma mère est actuellement en France.
  
  — Alors, vous allez passer la nuit au Phœnicia. Je ne veux pas que vous restiez seule maintenant…
  
  Elle passa de troisième en quatrième et fit semblant d’avaler péniblement sa salive. Il ajouta :
  
  — J’espère qu’ils auront une chambre à côté de la mienne, que vous puissiez frapper à la cloison en cas de besoin…
  
  — Ouf ! S’exclama-t-elle. Vous m’aviez fait peur. Je croyais que vous aviez la prétention de me faire coucher dans votre lit !
  
  Hubert la regarda, souriant.
  
  — J’aimerais assez, reconnut-il. Pas vous ?
  
  — Vous allez trop vite. Je ne peux pas faire ça sans être amoureuse…
  
  — C’est dommage. Car c’est encore dans mon lit que vous seriez le plus en sécurité…
  
  — Je n’en doute pas. Mais, nous commencerons par la chambre voisine, si cela ne vous fait rien…
  
  — Bon, admit-il. Vous n’oublierez pas de vous arrêter tout à l’heure pour que je puisse récupérer ma voiture. Je vous suivrai ensuite, roue dans roue…
  
  Elle pouffa.
  
  — Pourquoi riez-vous ?
  
  — Pour rien…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Ils arrivèrent à tripoli un peu après neuf heures. Rima conduisait et Hubert avait eu ainsi le loisir d’admirer le paysage tout au long de la route du littoral ; un paysage qui lui avait rappelé à la fois la Côte d’Azur et la Provence, et pour finir l’étonnant spectacle des marais salants avec leurs pompes éoliennes très basses qui leur donnent l’apparence d’un gigantesque jeu d’enfant.
  
  Ils longèrent les orangeraies qui s’étalent entre la route et la mer. Puis, ils traversèrent un quartier moderne d’où Hubert put à plusieurs reprises admirer la masse imposante du château de Saint-Gilles, énorme forteresse construite par les Croisés et encore en très bon état. Rima arrêta enfin la Fiat sur une petite place et dit :
  
  — Le souk commence là, mais il faut y aller à pied.
  
  Ils descendirent. Rima portait une robe de toile blanche très simple. Après avoir mangé chez Ajami, ils étaient allés chez elle prendre une valise car, outre que la jeune femme ne pouvait se passer de ses objets de toilette, elle ne pouvait pas davantage ressortir de l’hôtel, le matin, en robe de soirée. Hubert était en pantalon de tergal et polo de soie clairs. Ils avaient l’allure de deux touristes parfaitement inoffensifs.
  
  — Vous ne prenez pas votre pétoire silencieuse ? questionna la jeune femme.
  
  L’arme était toujours sous le siège avant de la voiture.
  
  — Pour quoi faire ? répondit Hubert. Je n’ai pas l’intention de tuer quelqu’un…
  
  — Mais, quelqu’un a l’intention de me tuer, moi, et peut-être vous aussi, maintenant.
  
  — Allons, allons, fit Hubert en l’entraînant. Ne soyons pas pessimistes…
  
  Ils s’engagèrent dans une ruelle étroite bordée d’échoppes. Un portrait photographique entouré de lampes était suspendu au-dessus de la chaussée.
  
  — Qui est-ce ? demanda Hubert.
  
  — Le propriétaire de la ligne d’autocars Tripoli-Beyrouth… Les gens, ici, affichent les portraits des hommes qu’ils aiment bien.
  
  Elle lia conversation en arabe avec un marchand de légumes qui lui offrit gentiment une poignée de pois chiches dans leurs cosses. Elle parlait avec véhémence et les sonorités gutturales de la langue aidant, Hubert crut un instant qu’elle se disputait avec le vieillard. Mais celui-ci conservait le sourire, et, pour terminer, il offrit même une poignée de pois chiches à Hubert.
  
  Ils repartirent par une autre ruelle à angle droit.
  
  — Il connaît Mahmoud Nagib, expliqua-t-elle. Il dit qu’à cette heure-ci on peut le trouver au bain…
  
  — Eh bien, allons au bain.
  
  — Il faudra que vous y alliez seul. Les femmes n’ont pas le droit d’entrer…
  
  Elle lui apprit comment déguster les pois chiches.
  
  — Vous mordez dans la cosse pour en extraire le pois. En même temps vous faites sortir le sel qui est dans la cosse et c’est ce sel qui donne du goût au pois…
  
  Ils avançaient dans une foule déjà dense, où dominaient les femmes voilées et les enfants. Le nombre de gosses aux cheveux blonds et aux yeux clairs étonna Hubert.
  
  — Des descendants des Croisés ? questionna-t-il.
  
  Elle rit. Il aimait la voir rire.
  
  — Peut-être, répondit-elle. Mais aussi des Australiens qui étaient là pendant la dernière guerre…
  
  Sur un mur, des portraits de Nasser et du Président de la République libanaise encadraient celui du général de Gaulle. Plus loin, s’étalaient des images religieuses, des calendriers illustrés, un avis mortuaire.
  
  — C’est ici, dit Rima.
  
  Ils s’arrêtèrent.
  
  — Demandez s’il est là, répliqua Hubert.
  
  Elle frappa. La porte entrebâillée s’ouvrit en grand, tirée par un être étrange et répugnant, un albinos, un vrai, la peau d’un blanc malsain, les cheveux et les sourcils blancs et cotonneux, les yeux roses et rouges. Affreux. Il était de taille moyenne, vêtu d’une robe de cotonnade rayée gris et jaune, serrée à la taille par une ceinture de tissu noir. Rima en eut le souffle coupé. Puis, elle domina sa répulsion et parla en arabe. L’albinos regardait Hubert, qui se demandait s’il entendait ou non ce que disait la jeune femme. Brusquement, il prononça quelques mots, puis se tut.
  
  — Il dit qu’il ne sait pas si Mahmoud Nagib est là, mais que vous pouvez entrer pour voir.
  
  — O.K., répondit Hubert. Attendez-moi quelque part dans les environs.
  
  — Je ne bouge pas d’ici, assura-t-elle. Je veille sur vous…
  
  Hubert sourit.
  
  — Vous êtes un ange gardien selon mon cœur…
  
  Elle lui rendit son sourire. Il se demanda quelle serait sa réaction si elle apprenait quelle comédie il lui avait jouée pour gagner sa sympathie. Il en fut ennuyé et d’être ennuyé le fâcha contre lui-même. Où donc était la férocité de ses jeunes années ? S’il était toujours impitoyable, heureusement pour lui, il devenait sentimental, quelquefois. D’autres auraient dit qu’il devenait simplement plus humain. Ce n’était pas désagréable, mais dans son métier cela pouvait devenir dangereux… Il fit un pas vers l’albinos qui s’écarta pour le laisser entrer.
  
  C’était une grande salle carrée dont le centre était occupé par un grand bac en pierre de forme circulaire. Le sol était jonché de vieux tapis. Tout autour, des banquettes garnies d’épais coussins, couraient le long des murs camouflés par des tapis suspendus verticalement. Au fond, en face de la porte d’entrée, une autre porte surmontée de la photographie du Président Nasser, toutes dents dehors.
  
  Par gestes, l’albinos fit comprendre à Hubert que celui-ci devait se déshabiller. De la même façon, Hubert essaya de faire comprendre à l’albinos qu’il voulait simplement jeter un coup d’œil afin de savoir si Mahmoud Nagib était là ou non. L’albinos recommença la même mimique, avec plus de force, barrant le passage. Hubert se dit alors que, si le Borgne était dans le bain, il serait également dans le plus simple appareil et qu’ils seraient donc à égalité.
  
  Il se dévêtit. L’albinos lui prit ses vêtements, alla les ranger dans un placard dissimulé derrière un tapis, puis revint ouvrir la porte du fond, invitant du geste Hubert à le suivre. L’atmosphère était brûlante et une vapeur épaisse, comparable aux meilleurs fogs londoniens, empêchait de voir à plus de trois pas. L’albinos hurla quelque chose en arabe. Quelques voix lui répondirent. Hubert fit trois pas en avant, entendit la porte claquer derrière lui.
  
  Il resta sur place attendant d’y voir plus clair. Progressivement son regard s’accoutumait et il parvint à distinguer quelques masses de chair adipeuses et ruisselantes étalées sur de larges bancs. Il avança, cherchant à reconnaître le Borgne parmi tous ces hommes nus qui émergeaient l’un après l’autre du brouillard…
  
  Il commençait à transpirer. Il commençait aussi à se demander s’il n’aurait pas mieux fait d’attendre le Borgne à l’extérieur. Et, brusquement, il aperçut celui qu’il cherchait. Assis sur un banc, les épaules remontées sur ses bras tendus, Mahmoud Nagib observait Hubert de son œil unique.
  
  Hubert vint s’asseoir près de lui. Ils restèrent silencieux quelques instants, puis le Borgne murmura en français :
  
  — Fichez le camp, vous êtes en danger.
  
  — Cessez donc de faire l’imbécile, répliqua Hubert. Je ne me laisserai pas surprendre une seconde fois…
  
  — Ce n’est pas… Vous n’avez pas eu ma lettre, ce matin à l’hôtel ?
  
  — Votre lettre ?
  
  — Je suis d’accord pour vingt mille, je vous ai écrit comment ça devait se passer… Attention, on nous écoute.
  
  Hubert ne savait plus que penser. Mais il n’eut pas le temps de réfléchir davantage. Le Borgne s’était levé et lui balançait une manchette capable d’assommer un bœuf. Heureusement, il glissa sur les dalles humides et manqua son coup. Hubert se dressa, entouré d’hommes nus et menaçants que le brouillard ambiant rendait curieusement flous, presque inconsistants. Mais il ne s’y trompa pas. Ces gens-là étaient vrais et ils ne lui voulaient pas du bien.
  
  Le Borgne en se redressant soulevait le banc dans ses mains énormes. Un gros type sauta sur Hubert qui, solidement campé sur ses pieds écartés, le cueillit d’un coup de coude en pleine figure. Le type hurla et disparut de la scène. Le Borgne cria quelque chose, brandissant le banc comme une massue au-dessus de sa tête. Les autres s’écartèrent. Le banc décrivit un large mouvement circulaire et la tête d’Hubert était sur sa trajectoire. Hubert s’accroupit sur ses talons, avec une rapidité stupéfiante. Le banc continua sa course. Emporté par l’inertie, le Borgne perdit de nouveau l’équilibre et ne put retenir son arme improvisée. Les autres ne s’étant pas suffisamment écartés se trouvèrent proprement fauchés et tombèrent comme des quilles. Hubert, se croyant au bowling, ne put s’empêcher de crier :
  
  — Strike !
  
  Le Borgne lâcha enfin son banc et alla s’écrouler sur les baigneurs les plus éloignés, donc les moins durement touchés. Lorsqu’il se redressa, personne ne bougeait plus au niveau du sol.
  
  — Tu vas te faire bien voir, dit Hubert.
  
  — Assomme-moi et fiche le camp, espèce de…, grommela Mahmoud Nagib.
  
  Il avançait en roulant des épaules, des gouttes d’eau brillaient dans la toison épaisse qui couvrait sa poitrine. Hubert le frappa au creux de l’estomac, puis à la pointe du menton. Le colosse s’écroula lentement, à l’instant où l’albinos ouvrait enfin la porte, alerté par le bruit.
  
  Hubert gagna la sortie, repoussa l’albinos médusé et passa dans la salle de repos. Il se plongea dans le grand bac en pierre plein d’eau, en ressortit, s’ébroua, prit une serviette dans une pile posée sur un coin de banquette et s’essuya. Après quoi, il récupéra ses vêtements et se rhabilla. Lorsqu’il fut prêt, l’albinos avait déjà tiré trois hommes nus et sans connaissance hors du bain. Hubert s’en alla sans payer.
  
  Rima attendait à l’ombre, de l’autre côté de la ruelle. Hubert la rejoignit.
  
  — Filons, dit-il. Nous retournons à Beyrouth.
  
  — Qu’est-ce que c’était, ce vacarme ?
  
  — Rien, répliqua-t-il. Un léger désaccord entre baigneurs…
  
  — Le Borgne n’était pas là ?
  
  — Si.
  
  — Je commence à comprendre, haleta-t-elle en trottinant près de lui.
  
  — Vous ne comprenez rien du tout.
  
  — Dites que je suis bête.
  
  — Oh ! non… Je trouve même que vous êtes une jeune personne très intelligente.
  
  — Merci.
  
  — Ne parlez pas en courant, ça essouffle.
  
  — Je suis bien obligée de courir pour vous suivre…
  
  Ils quittèrent le souk et son agréable fraîcheur et se retrouvèrent sur la place ensoleillée où ils avaient laissé la voiture.
  
  — Vous voulez conduire ? proposa Rima. Je sais que beaucoup d’hommes n’aiment pas se faire conduire par des femmes.
  
  — Vous conduisez comme un homme…
  
  Méfiante, elle s’enquit :
  
  — C’est un compliment ?
  
  — Sûr !… Et puis… Et puis, dans ce pays, je commence à prendre des habitudes de Pacha…
  
  Elle se mit à rire. Ils montèrent dans la Fiat et partirent. Rima appuyait sans arrêt sur l’avertisseur de route, à la libanaise, afin de leur ouvrir un passage dans la foule bigarrée. Hubert réfléchissait. Il était maintenant convaincu que le Borgne avait fait exprès d’estourbir les autres afin de le tirer d’affaire. Du beau travail, basé sur l’expérience acquise la nuit précédente, au casino, de la rapidité des réflexes d’Hubert.
  
  À onze heures dix, très exactement, ils abandonnèrent la Fiat aux mains d’un des voituriers du « Phœnicia-Intercontinental ». Ils gagnèrent le hall par l’escalier roulant. Une bande d’Américaines, toutes grandes, blondes et chapeautées, venaient de débarquer. On aurait cru un troupeau de dindes affamées. Hubert et Rima se frayèrent un chemin dans le troupeau jusqu’au bureau du concierge. Il y avait une lettre dans le casier d’Hubert.
  
  Ils allèrent au bar et commandèrent deux jus d’orange. Hubert déchira l’enveloppe et en sortit une feuille de papier quadrillé couverte d’une écriture enfantine.
  
  
  
  Messieur,
  
  je sui d’acore pour vint mile. Je passe à deus heure a lotel en bas au bare de la pisine prendre la moitié et vou dire pour le reste.
  
  Mahmoud
  
  
  
  — Il sait au moins écrire son nom correctement, remarqua Hubert. C’est déjà ça.
  
  Il tendit la feuille à Rima qui lut en souriant.
  
  — Vous croyez qu’il viendra ?
  
  — J’ai des raisons de le croire.
  
  — Vous pouvez m’expliquer ?
  
  — Non.
  
  — Vous n’êtes pas gentil.
  
  — Non.
  
  Hubert reprit la feuille et la fit brûler dans le cendrier.
  
  — Qu’est-ce que je vous ai fait ? demanda Rima, boudeuse.
  
  — Rien, justement.
  
  Elle soupira, se retenant de rire.
  
  — Vous êtes impossible.
  
  — Naturellement, je vous invite à déjeuner, mais vous resterez dans votre chambre pendant que je verrai le Borgne. Il ne doit tout de même pas vous porter dans son cœur…
  
  Rima protesta, la main, précisément, sur le cœur.
  
  — Pourquoi ?… S’il gagne ces vingt mille dollars, ce sera pourtant bien grâce à moi ; non ? Je vais lui demander une commission.
  
  Le garçon apporta les jus d’orange. Hubert signa la note.
  
  — Je propose que nous allions nous dorer un peu à la piscine. À une heure, nous déjeunerons. Ce sera suffisant…
  
  — À vos ordres, Pacha.
  
  — Oui… Tâchez d’être gentille avec moi.
  
  Elle baissa les yeux, pudiquement.
  
  — Je suis une femme orientale, répliqua-t-elle, soumise, gentille, adorable et tout… Il la regarda, méfiant.
  
  — Buvez et montons chercher nos maillots…
  
  
  - : -
  
  Hubert entra dans le bar sous la piscine. Il était exactement deux heures. Une douce pénombre baignait la salle en forme de haricot. Deux hommes d’affaires discutaient gravement dans un coin, un vieux couple d’Américains somnolait dans un autre… Les barmen attendaient paisiblement derrière le comptoir, tournant le dos aux larges hublots qui donnaient vue sur le fond de la piscine. Hubert admira un instant les reflets du soleil dans l’eau bleue, légèrement mouvante, puis alla s’installer le dos au mur, de façon à pouvoir surveiller la porte. Vieux réflexe de sécurité.
  
  Il posa sur la table un paquet enveloppé de papier brun, dans lequel se trouvaient mille moitiés de billets de vingt dollars, les mille autres moitiés étant au frais dans un coffre.
  
  Le garçon approcha. Hubert commanda un café turc. Il se sentait bien, très décontracté, et pensait plus volontiers à la charmante Rima qu’à l’affreux Borgne. Il n’y avait d’ailleurs en cela aucune faiblesse de sa part. Simplement, il n’avait pas pour habitude de se livrer inutilement au jeu des suppositions et il attendait d’avoir en sa possession tous les éléments du problème pour se faire une opinion.
  
  Le temps passait. Hubert commanda un second café turc. Deux hommes entrèrent, un Libanais et un Français, et s’installèrent au bar. L’eau de la piscine se troubla brusquement et une jolie baigneuse passa devant les hublots, laissant derrière un sillage de bulles d’air.
  
  Deux heures un quart. Hubert, qui était la précision même, détestait attendre ; mais il savait qu’en Orient le temps n’a pas du tout la même valeur qu’en Occident et il ne s’inquiétait pas encore.
  
  À deux heures vingt, le Borgne arriva. Chemise blanche, cravate et costume gris, il avait l’air d’un catcheur endimanché. Il observa tout le monde avec méfiance, puis vint s’asseoir auprès d’Hubert.
  
  — Ça va ? demanda-t-il.
  
  — Ça va, répondit Hubert.
  
  Le garçon vint aux ordres.
  
  — Café turc, dit le Borgne.
  
  Puis, se tournant vers Hubert et montrant le paquet sur la table.
  
  — C’est le fric ?
  
  — Oui, mais coupé en deux. Vous n’aurez les autres moitiés des billets que lorsque vous m’aurez remis le dossier Ferguson…
  
  — Je peux vérifier ?
  
  — Bien sûr.
  
  Le Borgne prit le paquet et se dirigea vers les lavabos. Il revint quelques minutes plus tard, l’air à demi satisfait. Il but deux gorgées de café.
  
  — Le compte y est ? S’enquit Hubert.
  
  — Oui. Mais, si je vous amène le dossier et que vous refusiez de me donner le complément ?
  
  — Ne soyez pas idiot. Je n’ai aucune raison personnelle de vous jouer un mauvais tour et cet argent n’aurait pas plus de valeur pour moi que pour vous…
  
  — Ouais, grogna le Borgne, mais vous parlez d’un boulot pour tout recoller.
  
  — Ça occupera vos soirées pour un bout de temps. Alors, comment va-t-on faire ?
  
  — Le dossier est à Damas. Il faut que vous veniez le chercher.
  
  — Je n’irai pas le chercher, répliqua Hubert. Vous me l’apporterez.
  
  Le Borgne poussa le paquet vers Hubert.
  
  — Reprenez ça et n’en parlons plus.
  
  Une paire de jolies jambes passa derrière un des hublots, s’agitant avec une élégante lenteur. Puis une jeune et ravissante créature plongea, rasa le fond de la piscine et vint s’immobiliser devant la vitre. Malgré les déformations dues aux mouvements de l’eau, Hubert reconnut le visage de Rima. Il resta impassible.
  
  — Pourquoi ne voulez-vous pas amener ce dossier ici ? questionna-t-il.
  
  — Parce que je suis surveillé, ce serait trop risqué.
  
  — Pourquoi êtes-vous surveillé ?
  
  — Depuis ce matin. Ils ont du mal à croire que j’aie pu… vraiment, être aussi maladroit. J’ai été suivi au départ de Tripoli.
  
  — Bon, admettons que je me rende à Damas…
  
  — Vous me retrouverez ce soir à huit heures devant le tombeau de Saladin. Je serai avec un taxi, que je ferai semblant de réparer. Je refuserai tous les clients jusqu’à ce que ce soit vous… Nous irons faire un tour. Vous vérifierez le dossier et vous me donnerez l’argent.
  
  — Comment voulez-vous que j’obtienne un visa pour la Syrie avant ce soir ?
  
  — Il n’y a pas besoin de visa. Vous vous présenterez à la frontière et vous dites que vous êtes touriste, que vous allez juste visiter Damas. Ils vous donneront l’autorisation d’entrer.
  
  — Vous êtes sûr ?
  
  — Absolument.
  
  — Bon, décida Hubert, j’irai. Mais, s’il y avait un empêchement, où pourrais-je vous joindre ?
  
  Le Borgne réfléchit pendant quelques secondes, puis il inscrivit un numéro sur une feuille arrachée de son carnet.
  
  — Vous pourrez m’appeler là jusqu’à sept heures.
  
  — Combien de temps faut-il pour atteindre Damas en voiture ?
  
  — Trois heures au plus, ce n’est pas loin.
  
  — O.K., dit Hubert. À ce soir huit heures devant le tombeau de Saladin.
  
  Il regarda vers les hublots, mais Rima avait disparu. Le Borgne se leva, prit le paquet.
  
  — Faites très attention, recommanda-t-il. C’est maintenant que ça va devenir difficile…
  
  — J’ai l’habitude de prendre soin de moi, répondit Hubert. Ne vous faites pas de souci.
  
  Le Borgne hésita un court instant, puis ajouta :
  
  — Et, s’il arrivait malheur à votre amie, ne m’en tenez pas pour responsable. À ce soir…
  
  Hubert le regarda sortir, puis appela le garçon pour payer les consommations. Le dernier avertissement du Borgne ne lui avait pas plu ; pas du tout.
  
  Il quitta le bar et monta l’escalier en spirale conduisant à la cour intérieure. Il aperçut Rima debout sur la margelle de la piscine, s’apprêtant à plonger. Il entendit au même instant une sorte de sifflement aigu et très bref. La jeune femme eut un soubresaut et leva ses mains vers sa tête, sans achever le mouvement. Quelque chose heurta les balles et roula bruyamment. Rima tomba en avant, comme dans un film au ralenti, puis le mouvement s’accéléra. Il y eut une grande gerbe d’eau, puis plus rien.
  
  Les quelques clients de l’hôtel qui se doraient au soleil de l’autre côté du bassin n’avaient rien remarqué. Hubert fonça. Il s’arrêta au bord et regarda. Inerte, Rima descendait lentement vers le fond. Hubert plongea tout habillé.
  
  Il ressortit quelques secondes plus tard, tenant la jeune femme évanouie. Des gens approchèrent, dont le garçon de cabine. Hubert porta Rima sur une chaise longue en tresses de nylon, la retourna pour lui faire rendre l’eau qu’elle avait pu boire.
  
  Elle n’avait pas absorbé d’eau. Hubert lui ôta son bonnet de bain et lui palpa doucement le crâne. Il trouva une bosse, de la grosseur d’un œuf de pigeon, derrière l’oreille droite.
  
  — Faites venir un médecin, demanda-t-il au garçon de cabine qui courut aussitôt vers le téléphone.
  
  Hubert soigna la jeune femme par des massages légers sur les globes oculaires et le plexus solaire. Elle était en syncope et il était capable de la ranimer. Il y parvint alors que le médecin approchait.
  
  — Que s’est-il passé ? demanda celui-ci.
  
  — Elle a glissé sur la margelle, expliqua Hubert. Elle s’est assommée et elle a roulé dans l’eau. Je l’ai repêchée aussitôt.
  
  — Je leur ai déjà dit que le carrelage était trop glissant autour de cette piscine, grogna le médecin. Il aurait fallu un matériau granuleux…
  
  Il se pencha sur Rima qui reprenait conscience, découvrit la bosse, l’évalua…
  
  — Elle avait un casque en caoutchouc qui a dû amortir le choc, dit Hubert.
  
  Il laissa le médecin s’occuper de Rima, sous les regards intéressés des autres clients de l’hôtel, et retourna sans hâte sur les lieux du crime. Il n’eut aucune difficulté à retrouver la grosse bille d’acier qui avait frappé la jeune femme à la tête, une bille d’acier sûrement projetée au moyen d’une fronde. Hubert, pour avoir lui-même pratiqué ce « sport » assez populaire aux États-Unis, savait combien une telle arme peut être redoutable dans des mains entraînées. Heureusement, le casque de bain et la masse de cheveux enserrée dessous avaient servi d’amortisseur, et la bille ayant été tirée à grande distance, probablement du côté de la terrasse bordant la rue, Rima s’en sortirait avec une bosse.
  
  Elle était à nouveau lucide quand Hubert la rejoignit et elle parut grandement soulagée de le voir. Elle vida un verre d’alcool qui lui était tendu, puis regarda Hubert plus attentivement.
  
  — Vous êtes tout trempé, constata-t-elle.
  
  Sa voix naturellement basse et voilée tremblait un peu.
  
  — Si j’avais pris le temps de me déshabiller, répliqua-t-il en souriant, vous en auriez souffert. Voulez-vous regagner votre chambre ? Vous avez sûrement besoin de repos.
  
  Elle se leva, les jambes molles, et lui prit le bras. Pour éviter les curiosités, Hubert envoya chercher les clés dans le hall et ils passèrent par un escalier, qui, de la cour, montait à l’entresol. Rima s’arrêta dès les premières marches.
  
  — Ça cogne dans ma tête…
  
  Il la souleva dans ses bras et la conserva ainsi dans l’ascenseur qui les hissa très rapidement jusqu’au onzième étage. Il la porta dans sa chambre, sous les regards étonnés des femmes de ménage, la déposa dans la salle de bains.
  
  — Voulez-vous que je vous frictionne ? proposa-t-il.
  
  — Non, merci. Je me débrouillerai toute seule.
  
  — Je vais me changer et je reviens…
  
  Elle eut un mouvement de panique, le rattrapa de justesse par la manche.
  
  — Ne me laissez pas… Dites-moi, quelqu’un a essayé de me tuer, n’est-ce pas ?
  
  — J’en ai l’impression.
  
  — Ne me quittez plus, j’ai peur.
  
  Il montra ses vêtements dégoulinants d’eau.
  
  — Il faut pourtant que je me change.
  
  — Attendez-moi. J’enfile un peignoir de bain et je vais avec vous.
  
  Elle le poussa dans le vestibule, referma la porte. Il attendit quelques minutes. Elle reparut, enveloppée dans un peignoir de tissu-éponge, repeignée, mais sans maquillage. Elle ne se maquillait d’ailleurs presque jamais ; juste un soupçon de rouge aux lèvres.
  
  Ils sortirent et, toujours suivis des regards intrigués des femmes de ménage, entrèrent dans la chambre d’Hubert. Il referma soigneusement la porte, mit le verrou.
  
  — Un gentleman, observa Rima, ne ferme pas la porte quand une femme vient le voir dans sa chambre.
  
  — Je veux bien la laisser ouverte…
  
  — Non, surtout pas, protesta-t-elle. Je plaisantais…
  
  Il entra dans la salle de bains.
  
  — Si vous voulez me frictionner, proposa-t-il, moi je ne suis pas contre.
  
  — Une autre fois, je suis trop fatiguée.
  
  — Une autre fois, d’accord…
  
  — Non, je plaisantais encore.
  
  — Vous plaisantez trop, mon cœur, ça vous jouera un mauvais tour.
  
  — Pourquoi m’appelez-vous « mon cœur » ?
  
  — Je vous expliquerai, si vous êtes sage. Excusez-moi.
  
  Il ferma la porte, se déshabilla péniblement, ses vêtements trempés glissant mal, prit une douche chaude et se sécha. Il enfila sa robe de chambre, se donna un coup de peigne et rouvrit.
  
  — Voilà, je suis tout propre.
  
  Elle était allongée sur un des lits jumeaux, recroquevillée dans la position du fœtus.
  
  — Même propre, ça ne m’intéresse pas, répliqua-t-elle.
  
  — Vous avez tort.
  
  — Je voudrais une cigarette.
  
  — Je ne fume pas.
  
  — Ce n’est pas une raison. Vous devriez avoir des cigarettes chez vous pour les femmes qui viennent vous voir.
  
  — Je ne reçois jamais de femmes dans ma chambre. Vous êtes la première.
  
  Elle pouffa.
  
  — Je vais sûrement vous croire.
  
  — Je parlais de cette chambre, uniquement, précisa Hubert.
  
  — Ah bon, vous me rassurez !
  
  Il vint s’asseoir au bord du lit.
  
  — Donnez-moi la main, exigea-t-elle, et racontez-moi.
  
  Il lui prit la main. Elle ferma les yeux. Il lui raconta son entrevue avec le Borgne…
  
  — À quelle heure partons-nous ? demanda-t-elle.
  
  — Je ne vous emmène pas. C’est trop dangereux.
  
  — Si vous me quittez d’une semelle, ils en profiteront pour me tuer et vous aurez ma mort sur la conscience. Et je viendrai chaque nuit vous tirer les pieds pour vous empêcher de dormir jusqu’à la fin de vos jours…
  
  — Ce n’est pas possible, mon cœur, ce n’est pas une partie de plaisir.
  
  Elle soupira.
  
  — Je vous en prie. Dès que vous tournez le dos, je me sens perdue. Je ne suis bien que comme ça, ma main dans la vôtre…
  
  — Attention, vous devenez sentimentale.
  
  — Non… Je suis un pauvre petit animal perdu qui a besoin de protection.
  
  Il lui souleva la main, la retourna, en baisa le creux de la paume. Elle frissonna.
  
  — Si vous recommencez, menaça-t-elle, j’appelle au secours.
  
  Il recommença.
  
  — Vous êtes un sauvage, reprocha-t-elle.
  
  Elle enchaîna :
  
  — Et puis vous ne parlez pas l’arabe et vous avez besoin d’une interprète. Je suis une très bonne interprète. Vous, ne connaissez pas les gens d’ici et moi je les connais. Je suis de leur race. Je peux vous être très, très utile.
  
  Il capitula.
  
  — D’accord, mon cœur. Reposez-vous. Nous partirons à quatre heures…
  
  Il alla lui chercher des comprimés d’aspirine et les lui fit avaler.
  
  — Allongez-vous près de moi et tenez-moi la main, exigea-t-elle. Et surtout ne bougez pas, j’ai trop mal à la tête.
  
  Il obéit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Hubert avait pris le volant de la voiture de Rima, celle-ci n’étant pas encore complètement remise du choc reçu.
  
  Hubert conduisait raisonnablement et il leur fallut près d’une heure pour atteindre le col du Dahr el Baïdar, à trente-six kilomètres de Beyrouth et à plus de quinze cents mètres d’altitude. Le col franchi, ils découvrirent aussitôt le merveilleux panorama de la Bekaa, immense plaine enserrée entre les monts du Liban et de l’Anti-Liban, à mille mètres d’altitude. Ils y arrivèrent rapidement, par de larges lacets au flanc de la montagne. Puis, ce fut la jolie petite ville de Chtaura…
  
  — C’est la ville des lunes de miel et des enlèvements, commenta Rima.
  
  L’œil en coulisse.
  
  — Des enlèvements à bon marché, précisa-t-elle presque aussitôt.
  
  À gauche était la route de Baalbek, à droite celle de Damas. Ils prirent celle de droite, traversèrent Tanaïl, puis Bar-Elias. De temps à autre, Rima faisait remarquer à Hubert des troupeaux de chèvres ou de moutons, au rythme desquels descendait ou remontait son moral.
  
  — On peut acheter un mouton, proposa Hubert, et le garder avec nous. Comme ça, nous serons tranquilles…
  
  — Non, ce serait tricher.
  
  Ils atteignirent le poste frontière de Masnaa un peu après six heures. Le soleil était descendu derrière les monts Liban et un vent froid soufflait sur le plateau. Ils mirent pied à terre et entrèrent dans le poste de police avec leurs passeports. Ils durent attendre un long moment que soit dénouée la situation compliquée d’une famille de Kurdes dont les papiers n’étaient pas en règle. Puis, ce fut leur tour, et le fonctionnaire libanais leur donna le visa de sortie, sans discuter.
  
  Ils reprirent la voiture jusqu’à la douane. Des camions chargés de caisses, de vieux bidons, des voitures américaines pleines à craquer, faisaient la queue dans les tunnels de contrôle. Un bon quart d’heure s’écoula avant que la petite Fiat 1300 n’obtînt le feu vert.
  
  Quelques kilomètres séparent le poste libanais du poste syrien. La route est jolie et les bas-côtés étaient parsemés de fleurs des champs multicolores.
  
  La douane syrienne ne fut pas plus rapide que la précédente. Ils parvinrent tout de même au contrôle de police, dernière épreuve. Hubert rangea la Fiat derrière une file d’autres voitures et ils descendirent.
  
  Une boutique en tôle ondulée faisait office de café-brasserie. Un peu au-delà, des moutons, heureusement, paissaient autour d’un bâtiment en ruine. Rima et Hubert entrèrent dans le bureau de la police et refirent la queue. Au bout de dix minutes, Rima obtint l’autorisation d’entrée sans difficulté. Puis, Hubert tendit son passeport américain, établi au nom de John Farr, journaliste.
  
  — Vous êtes journaliste, monsieur Farr ? demanda le fonctionnaire syrien.
  
  — Oui, c’est d’ailleurs inscrit sur mon passeport.
  
  — Alors, je suis désolé, mais il m’est impossible de vous donner le visa d’entrée.
  
  Hubert haussa les sourcils.
  
  — Impossible ?… Pourquoi ?
  
  — Depuis le début de l’après-midi, nous avons reçu des instructions pour refuser l’entrée à tous les journalistes.
  
  — Mais, pour quelle raison ?
  
  — Je n’ai pas à connaître les raisons, M. Farr. Je reçois des ordres et je les applique. Je suis payé pour ça.
  
  — Bien sûr, admit Hubert. Mais, moi, j’estime avoir le droit de savoir…
  
  Rima lui toucha le bras.
  
  — Laissez-moi faire…
  
  Elle se mit à parler en arabe, très volubile, presque véhémente. Hubert l’observait, très amusé, oubliant le fâcheux contretemps. De l’autre côté du comptoir grillagé, le fonctionnaire syrien essayait vainement de placer un mot. Il dut attendre que Rima s’arrêtât, à bout de souffle. Il répondit gentiment, en arabe, et Hubert comprit à sa mimique que ni le charme ni l’éloquence de la jeune femme ne pouvaient changer la situation.
  
  — C’est une tête de mule, décréta Rima. Il ne veut rien savoir.
  
  — Je ne suis pas une tête de mule, protesta le Syrien en français. J’ai des ordres et je suis obligé de les exécuter.
  
  Ils ressortirent du bureau et s’immobilisèrent sur les marches. Rima frissonna.
  
  — Vous allez prendre froid, dit Hubert, mettez votre manteau.
  
  Il alla le lui chercher dans la Fiat et l’aida. En double file, une vieille Pontiac verte stationnait, bourrée de femmes kurdes en costume traditionnel. Plus loin, une jeune femme blonde et mince était appuyée sur l’aile d’une Volkswagen immatriculée en Allemagne.
  
  — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Rima.
  
  Hubert consulta sa montre : sept heures moins le quart.
  
  — On ne peut pas forcer la frontière sans s’attirer de graves ennuis, je suppose… Je vais téléphoner à notre petit camarade à Damas. Il doit être jusqu’à sept heures au numéro qu’il m’a donné.
  
  — Pour téléphoner, c’est là-bas…
  
  Elle montrait une masure, de l’autre côté de la chaussée très large, près des chicanes. Ils traversèrent. Quelques voitures venant de Syrie subissaient le contrôle des policiers. Un vieux couple kurde, vêtu d’oripeaux noirs, attendait le long du mur, assis sur un gros balluchon. La femme avait tout le bas du visage tatoué et lorsqu’elle regarda Hubert, celui-ci découvrit avec étonnement qu’elle avait des yeux extraordinaires, d’un joli bleu d’émail, très expressifs.
  
  Ils entrèrent dans une boutique minuscule, qui devait être le drugstore de l’endroit. C’était sombre, sale, et très encombré. Le chewing-gum et le coca-cola voisinaient avec des saladiers de fattouch, des bols de leben, de lait caillé, et des piles de khoubs arabi, de ce pain arabe plat et rond comme une galette.
  
  Derrière le comptoir trônait un vieil homme au visage ridé, piqué de barbe grise, qui paraissait monter la garde près d’un standard téléphonique datant visiblement des premiers âges de l’invention de Graham Bell.
  
  Hubert donna le numéro à Rima qui le transmit au vieil-homme. Celui-ci se retourna vers le standard, manipula des contacts, parla dans un micro en forme de cornet à glace, puis raccrocha et dit quelques mots à Rima qui traduisit :
  
  — Faut attendre quelques minutes.
  
  Ils ressortirent, préférant aux odeurs aigres de la boutique le vent froid qui balayait la plaine. À l’Est et au Nord, les contreforts dénudés du Djebel Ech Cheikh Mandour se teintaient de mauve et de gris. Un gros camion peint de couleurs vives et chargé de vieux fûts d’essence rouillés s’arrêta en grinçant de partout. Une Jaguar munie d’une plaque du corps diplomatique passa devant. Ses occupants, un couple d’Anglais, d’âge moyen, montrèrent leurs passeports et reçurent aussitôt l’autorisation de continuer.
  
  De l’autre côté, venant du Liban, une Chevrolet d’un modèle ancien, de couleur jaune, attira soudain l’attention d’Hubert. Le conducteur se pencha vers l’extérieur pour montrer son passeport au policier chargé du contrôle et sa tête fut pendant quelques secondes parfaitement visible. Ce visage, ces cheveux et ces sourcils d’un blanc malsain, ces yeux roses… Hubert reconnut l’albinos du bain turc de Tripoli.
  
  — Qu’est-ce qu’il vient faire ici, celui-là ? murmura Rima d’une voix brusquement angoissée.
  
  Elle avait vu, elle aussi.
  
  — Il a peut-être à faire en Syrie, répondit Hubert.
  
  La Chevrolet jaune repartit et disparut bientôt sur la route de Damas. Hubert essaya de parler d’autre chose pour distraire sa compagne, mais une inquiétude s’était glissée en lui. Il était en effet convaincu que l’ordre de l’attaquer dans le bain turc de Tripoli avait été donné par l’affreux albinos et que celui-ci, par conséquent, tenait un rôle plus ou moins important dans l’affaire.
  
  La sonnerie du téléphone interrompit le cours de ses pensées. Rima entra la première. Le vieil homme avait décroché et parlait. Il dit quelque chose à Rima qui traduisit pour Hubert.
  
  — C’est pour vous. Prenez-le là-bas…
  
  Le vieil homme désignait une porte à droite de l’entrée. Hubert la franchit et pénétra dans une réserve. Au fond sous un escalier aussi raide qu’une échelle, un vieux poste téléphonique était accroché au mur. Hubert saisit le combiné et dit :
  
  — Allô, je voudrais parler à M. Mahmoud Nagib, s’il vous plaît.
  
  Quelqu’un lui répondit en arabe. Il appela Rima d’un signe de la main et lui passa l’appareil. Elle discuta un instant, attendit, puis rendit le combiné à Hubert.
  
  — Allez-y. Il est en ligne.
  
  — Mahmoud Nagib ? questionna Hubert.
  
  — Oui. Qu’est-ce qui vous arrive ?
  
  Le Borgne l’avait reconnu à la voix.
  
  — Nous sommes bloqués à la frontière. Les Syriens ne veulent pas me laisser entrer.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce que, d’après mon passeport, je suis journaliste et que les journalistes n’entrent plus en Syrie depuis ce matin…
  
  Un silence. Le Borgne reprit :
  
  — Si c’est ça, y a rien à faire.
  
  — Il y a autre chose à faire, répliqua Hubert, c’est que vous veniez ici…
  
  — S’il n’y a pas d’autre moyen… Écoutez…
  
  — J’écoute.
  
  — Vous êtes passé à Chtaura en venant, vous vous rappelez ?
  
  — La ville des lunes de miel ?… Bien sûr.
  
  — Oui. Retournez-y et installez-vous au Park Hôtel. Je vous appellerai après neuf heures…
  
  — Sûr ?
  
  — Sûr. !
  
  — O.K. À tout à l’heure.
  
  Hubert raccrocha. De toute façon, il était bien obligé de suivre le mouvement. Franchir clandestinement la frontière ne devait pas être impossible, mais cela devait tout de même exiger une certaine préparation et il ne pouvait être question d’atteindre ainsi Damas avant huit heures.
  
  Rima était restée près de lui.
  
  — Nous repartons, annonça-t-il.
  
  — Pour où ?
  
  — C’est un enlèvement, à bon marché.
  
  — Chtaura ?
  
  Il sourit.
  
  — À Chtaura, j’t’aurai, chantonna-t-il.
  
  Elle grimaça et se boucha les oreilles avec ses doigts.
  
  — Oh ! L’affreux calembour ! protesta-t-elle.
  
  — Excusez-moi, dit Hubert, nous avons tous nos faiblesses.
  
  Ils revinrent dans la boutique. Hubert paya le prix de la communication, par l’intermédiaire de Rima. Ils ressortirent. Rima frissonna, prit le bras d’Hubert et se serra contre lui.
  
  — Je suis glacée, expliqua-t-elle.
  
  — Je connais une excellente méthode pour se réchauffer, répondit-il.
  
  — Un bain chaud ?
  
  — Non.
  
  — Alors, quoi ?
  
  — Je vous expliquerai…
  
  — Encore une de vos inventions ?
  
  — Oh ! non… Je crois savoir que Adam et Ève l’avait déjà inventé et que l’on n’a fait que le perfectionner depuis…
  
  — Je ne comprends pas, assura-t-elle, avec une parfaite mauvaise foi.
  
  — Je vous ferai un dessin, promit Hubert.
  
  Ils remontèrent en voiture. Hubert manœuvra pour sortir de la file et faire demi-tour. Ils durent de nouveau faire la queue à la douane syrienne, puis à la douane libanaise, enfin à la police libanaise.
  
  — Ce qui serait drôle, dit Rima, c’est qu’on vous empêche maintenant de rentrer au Liban. Vous resteriez entre les deux postes, peut-être des semaines, peut-être des années…
  
  — Vous trouvez ça drôle ?
  
  — Je vous apporterais à manger et à boire. Vous dépendriez de moi totalement et vous deviendriez doux comme un agneau…
  
  — Les agneaux, ça porte bonheur.
  
  Ils passèrent sans encombre, le fonctionnaire libanais ayant simplement annulé le visa de sortie posé par lui trois quarts d’heure plus tôt sur le passeport d’Hubert.
  
  La nuit était tombée. Le macadam défilait sous la lumière des phares et de nombreuses étoiles brillaient déjà dans un ciel sans nuages. Rima, silencieuse, avait allumé une cigarette et, tassée contre la portière, elle observait Hubert.
  
  — Vous auriez dû lui dire que l’albinos venait de passer la frontière, dit-elle soudain.
  
  — J’y ai pensé, répliqua Hubert, mais il y avait une chance que cela lui fît peur.
  
  Ils furent de nouveau silencieux. Contrairement à ses habitudes, Hubert conduisait paisiblement. Il aimait cet instant, le défilement régulier de la route, les montagnes qui se découpaient au loin sur le fond du ciel étoilé, Rima près de lui.
  
  — Je vous aime bien, dit-il.
  
  Elle tira lentement sur sa cigarette dont l’extrémité rougeoya dans l’obscurité, puis souffla la fumée.
  
  — Moi aussi, je vous aime bien, répondit-elle enfin.
  
  Ils dépassèrent un homme monté sur un âne trottinant. Hubert était de nouveau obsédé par l’abominable visage de l’albinos et la dernière phrase prononcée par le Borgne, au bar de la piscine du « Phœnicia-Intercontinental », lui revint brutalement en mémoire : « Et, s’il arrivait malheur à votre amie, ne m’en tenez pas pour responsable… »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Ils avaient obtenu deux chambres voisines avec des balcons-terrasses au premier étage, sur le derrière, avec vue sur les champs de vignes et sur la montagne. Ils firent un brin de toilette, puis descendirent au bar. Une demi-douzaine de personnes étaient installées près de l’entrée. Deux autres jouaient au trictrac un peu plus loin. Rima et Hubert s’assirent à l’écart. Un garçon approcha.
  
  — Bourbon-soda et gin-tonic, commanda Hubert.
  
  Il se tourna vers sa compagne.
  
  — Nous dînerons tôt, si cela ne vous dérange pas. Il doit m’appeler après neuf heures.
  
  — Je suis à votre disposition, Pacha.
  
  Il la regarda, amusé.
  
  — Vous avez de biens jolis yeux et vous êtes bien jolie, mon cœur.
  
  Elle demeura sérieuse, trop sérieuse.
  
  — Ne me faites pas la cour si vous n’êtes pas sincère, répliqua-t-elle. Vous me plaisez et cela pourrait devenir grave…
  
  Il eut envie de lui dire qu’il était sincère, parce que c’était vrai, mais un réflexe de prudence l’en empêcha. Il ne devait pas se laisser distraire. Pas encore. Il serait temps lorsque tout serait fini. Il toussota, légèrement embarrassé. Le garçon apporta les verres fort à propos.
  
  — Expliquez-moi le putsch du 30 décembre, demanda-t-il. Cela m’aidera peut-être à comprendre ce qui se trame en ce moment…
  
  Elle prit une cigarette dans son sac. Il la lui alluma. Elle but une gorgée de gin-tonic.
  
  — Vous savez ce qu’est le « P.P.S. » ?
  
  — Oui, répondit-il, je sais que cela veut dire « Parti Populaire Syrien » et que son but est la formation d’un grand pays arabe qui serait nommé le « Croissant Fertile » et qui engloberait l’Irak, la Jordanie, la Syrie, le Liban et Chypre, cette île étant l’étoile du Croissant.
  
  — C’est ça. Quoi encore ?
  
  — Peu de choses…
  
  — Bon. Commençons par le commencement… À l’origine, le « P.P.S. » a été plus ou moins une création anglaise. En 1936, déjà, il avait provoqué des troubles et certains de ses membres avaient été condamnés pour atteinte à la sécurité de l’État. En 1949, ce fut une nouvelle tentative de coup d’État. Puis les choses se sont tassées et le parti a été autorisé en 1954…
  
  Elle but deux gorgées, tira une bouffée de sa cigarette.
  
  — Le 30 décembre dernier, le « P.P.S. » a de nouveau essayé de prendre le pouvoir par la force, avec l’aide d’un bataillon venu de Tyr, dans le sud, et comprend quatre-vingt-dix hommes, treize blindés et neuf jeeps. Un commando avait d’abord occupé la poste centrale et coupé toutes les lignes téléphoniques. D’autres devaient ensuite occuper le ministère de la Défense, enlever un certain nombre d’officiers hostiles et de personnalités politiques, dont le Président de la République. Mais le chef du Deuxième Bureau, Antoun Saad, avait été prévenu in extremis par un de ses informateurs. Il a pu avertir le Président Chehab, grâce à une ligne directe qui avait échappé aux saboteurs, et il a pris la direction des opérations, les autres officiers supérieurs ne pouvant être touchés ou bien étant en congé pour les fêtes de fin d’année…
  
  — Je suppose que cette circonstance avait pesé sur le choix de la date ?
  
  — Oui, exactement. Le colonel Saad a donc organisé la résistance. Il avait avec lui au ministère de la Défense un groupe de jeunes officiers dont il n’était pas tout à fait sûr. Pour les retenir, il a pris de l’argent dans les fonds secrets du service et il leur a dit : « J’ai mille livres à perdre. Restez et jouons à la belote. » De temps en temps, il s’absentait pour s’informer des ordres…
  
  Des clients de l’hôtel s’étaient installés dans le hall pour regarder la télévision. Une vieille dame en chapeau vint jeter un coup d’œil dans le bar, puis repartit. Hubert vida son verre, fit signe au barman de renouveler les consommations. Rima prit un morceau de carotte crue parmi les amuse-gueule qui se trouvaient sur la table et continua :
  
  — Un peu après deux heures, les insurgés ont attaqué le ministère de la Défense, mais ils n’ont pu occuper que le premier étage. Au second, Saad et d’autres officiers d’État-Major résistaient avec leurs armes. Entre-temps, Saad avait envoyé un de ses hommes sur la route que devait suivre le commando chargé de l’enlèvement du Président de la République. Le chef du Deuxième Bureau connaissait le mot de passe des insurgés : Hassoun, et l’homme qu’il avait envoyé a pu arrêter de cette façon le commando et se faire passer pour un membre du « P.P.S. ». Il leur a dit : « Nous sommes trahis. Il y a des chars qui arrivent. Sauvez-vous vite. » Et les hommes du commando se sont sauvés. Après cela, tout a été de mal en pis pour les révoltés et, à l’aube, la partie était perdue, les soldats entraînés par leurs chefs refusant d’obéir. Le procès va s’ouvrir maintenant. Il y a une centaine d’accusés militaires et trois cents civils. On a pu prouver que la Jordanie avait en partie financé le mouvement…
  
  Le garçon apporta un autre bourbon-soda et un autre gin-tonic. Hubert se mit, lui aussi, à grignoter des lamelles de carotte crue.
  
  — Politiquement, questionna-t-il, quelle est l’orientation du « P.P.S. » ?
  
  — Vous savez que l’organisation politique du Liban est confessionnelle. Il existe deux communautés, une chrétienne et une musulmane. Traditionnellement, le Président de la République est chrétien et le Président du conseil, musulman. Cela marche très bien. Le « P.P.S. » voudrait changer cela et faire du Liban un État populaire laïc…
  
  — Vis-à-vis de Nasser ?
  
  — Tout à fait contre. Le coup d’État de l’année dernière en Syrie, qui a brisé l’union avec l’Égypte, a d’ailleurs été un coup de fouet pour le « P.P.S. » qui entrevoyait de nouveau la possibilité de réaliser le « Croissant Fertile ».
  
  Ils finirent leurs verres. Hubert demanda la note et la signa. Puis il proposa :
  
  — On va dîner ?
  
  Au Liban, les gens dînent très tard, comme en Espagne, et ils se retrouvèrent seuls dans la salle à manger. On leur apporta un mezzé, composé d’une impressionnante quantité de hors-d’œuvre différents. Rima voulut apprendre à Hubert comment saisir les mets avec un morceau de pain-serviette et, comme il préférait utiliser une fourchette, elle lui donna elle-même à manger avec ses doigts.
  
  — Quel pays merveilleux, dit-il, la bouche pleine.
  
  — N’est-ce pas ? En Amérique, les femmes ont plutôt tendance à vous l’ôter.
  
  — Quoi ?
  
  — Le pain de la bouche.
  
  — Ne soyez pas trop gentille, je pourrais bien ne plus repartir.
  
  Elle pouffa.
  
  — On se ferait une raison…
  
  Un employé vint prévenir Hubert qu’on le demandait au téléphone. Il y alla. C’était le Borgne.
  
  — J’ai repassé la frontière, annonça immédiatement celui-ci. Quand peut-on se voir ?
  
  — Quand vous voulez.
  
  — Vous avez ce qu’il faut ?
  
  — Bien sûr. Et vous ?
  
  — Aussi.
  
  — Alors, je vous écoute.
  
  — À dix heures exactement, vous quitterez l’hôtel avec votre voiture, seul, et vous prendrez la route de Baalbek. Après Zahlé, je vous dépasserai après avoir fait trois appels de phare. Vous n’aurez qu’à me suivre et à vous arrêter quand je m’arrêterai. Roulez à soixante, pas plus.
  
  — O.K., accepta Hubert. À tout à l’heure.
  
  Il raccrocha, consulta sa montre : neuf heures moins le quart. Le Borgne avait de l’avance, mais c’était bien ainsi. Il alla retrouver Rima dans la salle à manger. Elle était inquiète. Il la mit au courant.
  
  — Je vous accompagne, décida-t-elle. Ce Borgne va sûrement essayer de vous jouer un mauvais tour.
  
  — Non, mon cœur. Et cette fois, je ne me laisserai pas fléchir. Je vais vous enfermer dans votre chambre et vous n’ouvrirez à personne pendant mon absence.
  
  — Il n’a peut-être pas le dossier, il va essayer de vous tuer pour vous prendre l’argent.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Figurez-vous que j’ai pensé à cela. Je vais au rendez-vous les mains vides. Je veux d’abord être assuré que le dossier est là. Et puis, maintenant, le terrain devient trop brûlant pour vos jolis petits pieds…
  
  — Je vais mourir d’angoisse, assura-t-elle. Prenez bien soin de vous…
  
  — J’ai l’habitude.
  
  
  - : -
  
  Les portes ne se verrouillaient pas de l’intérieur avec la clé, mais au moyen d’un bouton poussoir dans la poignée de cuivre. Hubert s’assura que le système fonctionnait bien. Puis, il alla vérifier la fermeture de la porte-fenêtre sur la terrasse, malheureusement dépourvue de volets. Il tira soigneusement les rideaux puis revint vers Rima, immobile, comme figée, au centre de la chambre.
  
  — Vous allez être bien sage, mon cœur, dit-il. Quand je rentrerai, je vous appellerai de ma chambre par le téléphone. N’ouvrez à personne, même s’il s’agit de quelqu’un que vous croyez connaître, même s’il s’agit d’un ami.
  
  Il lui prit la main, la retourna et se courba pour poser tendrement ses lèvres sur la paume.
  
  — À tout à l’heure, murmura-t-il en se redressant.
  
  Elle le suivit jusqu’à la porte. Il saisit la poignée. Elle le retint.
  
  — Allah maâq, dit-elle. Que Dieu vous garde.
  
  Il eut envie de la serrer contre lui et de l’embrasser. Mais, parce que l’envie était trop forte, il résista.
  
  — Vous avez des yeux de biche, remarqua-t-il.
  
  — De gazelle, rectifia-t-elle. En arabe, Rima signifie gazelle.
  
  Il ouvrit la porte.
  
  — Poussez le verrou tout de suite, exigea-t-il. Je veux vérifier que c’est bien fermé avant de m’en aller…
  
  Elle accepta d’un mouvement de tête.
  
  — Si vous avez le moindre ennui, n’hésitez pas. Vous décrochez le téléphone et vous appelez le portier.
  
  Elle répondit d’un autre mouvement de tête. Il sortit, tira la porte, l’entendit pousser le verrou, essaya de rouvrir. Vainement. Tranquillisé, il s’éloigna en direction de l’escalier. Mais il avait la gorge serrée et il pensa que cette jeune gazelle ne lui valait rien et qu’il aurait intérêt à rompre les ponts dès que l’affaire serait terminée.
  
  Il était exactement dix heures lorsqu’il démarra au volant de la petite Fiat 1300. Il n’était pas armé, car il n’avait pas voulu prendre son automatique au départ de Beyrouth, craignant des ennuis au passage de la frontière. Quant aux mille moitiés de coupures de vingt dollars que le Borgne attendait pour compléter sa collection, ils étaient dans le coffre de l’hôtel.
  
  Il prit la route de Baalbek, roulant à soixante à l’heure comme le lui avait demandé le Borgne et jetant de fréquents coups d’œil au rétroviseur afin de voir s’il était ou non filé.
  
  Il atteignit Zahlé sans avoir rien remarqué et traversa la ville, assez importante, sans rencontrer âme qui vive. Ce fut quelques minutes plus tard qu’il s’aperçut qu’une voiture le suivait.
  
  Très vite, la voiture se rapprocha. Quand elle fut très près le conducteur ralentit, fit trois appels de phares. Hubert serra le bas-côté et l’autre voiture le dépassa. C’était une vieille Buick de couleur sombre et Hubert reconnut le Borgne au volant. Apparemment seul.
  
  Hubert accéléra pour suivre la Buick qui roulait à environ quatre-vingts km-heure. Ils arrivèrent bientôt à l’embranchement d’Ablah. Le Borgne quitta la grand-route pour s’engager à gauche. Quelques kilomètres plus loin, il donna plusieurs coups de frein, très brefs, afin de prévenir Hubert, puis arrêta sa voiture. Hubert le dépassa lentement et immobilisa la Fiat à quelque distance. Il ne voulait pas être gêné pour repartir, en cas de nécessité.
  
  Il descendit et vit assez près de la route une grande tente de nomades dont l’intérieur était éclairé. Le Borgne vint vers lui. Hubert était sur ses gardes.
  
  — Vous avez le reste des billets ? demanda le Borgne.
  
  — Non, répondit Hubert. Je veux d’abord voir le dossier. Si ça va, je retournerai chercher l’argent. Ce sera l’affaire d’une demi-heure…
  
  Le Borgne jura en arabe, puis revint au français :
  
  — Je vous avais pourtant dit…
  
  — Vous n’avez rien à dire, riposta Hubert. Je mène cette affaire comme bon il me semble et je n’ai aucune confiance en vous… Montrez-moi le dossier et j’irai ensuite chercher l’argent.
  
  L’homme avait l’air si furieux qu’Hubert ne douta plus qu’il ait eu l’intention de lui jouer un mauvais tour.
  
  — C’est à prendre ou à laisser…
  
  — Venez, dit le Borgne. Ces gens-là sont des amis.
  
  Il marcha vers la tente. Hubert le suivit, de plus en plus sur ses gardes. L’intérieur de la tente, largement ouverte sur un côté, leur apparut. Une famille de Bédouins, un couple et trois gosses, s’y tenaient assis sur un tapis. Une lampe à pétrole était suspendue au centre. Dans un angle, un grand coffre de bois décoré de cuivre était posé. Il y avait aussi un réchaud pour la cuisine et quelques casseroles.
  
  L’homme se leva, porta ses doigts à son front puis à son cœur et prononça le « Ahlan wa sahlan » rituel. La femme se mit debout elle aussi et alluma le réchaud sur lequel elle mit à chauffer du café.
  
  Le Borgne parlait en arabe et le Bédouin répondait par des signes de tête ou par monosyllabes. Hubert s’impatienta.
  
  — Vous avez ce dossier, oui ou non ?
  
  — Il est dans la voiture, je vais le chercher, répliqua le Borgne d’un ton acerbe.
  
  Il sortit. Le Bédouin invita Hubert à s’asseoir sur le tapis mais Hubert refusa et il se déplaça de manière à ne pas se laisser surprendre. Le Bédouin ouvrit le coffre et en sortit un vieux fusil de guerre fort bien entretenu. Il referma le coffre, s’assit dessus et se mit à surveiller Hubert, son fusil entre les jambes.
  
  Les gosses ne bougeaient pas. Ils regardaient le visiteur avec une curiosité dévorante et semblaient retenir leur souffle.
  
  Un coup de feu claqua et se répercuta longuement dans le silence de la nuit. Hubert voulut bondir, mais d’un geste vif, le Bédouin avait levé son fusil et le menaçait. Il se contraignit à l’immobilité. La femme demanda :
  
  — Chou fi ? Qu’est-ce que c’est ?
  
  L’homme ne répondit pas. Ses yeux sombres avaient pris un éclat inquiétant et Hubert avait vu trop souvent des hommes prêts à tuer pour s’y tromper.
  
  Le silence était revenu. Un silence lourd, oppressant, que troublaient seulement les respirations haletantes des enfants et de la femme et le bouillotement du café sur le réchaud. Puis il y eut un ronronnement de moteur, le bruit caractéristique d’une voiture qui démarrait, puis s’éloignait.
  
  Le Bédouin se déplaça pour aller voir et il cessa un court instant de surveiller Hubert, qui n’attendait que cela. Lorsque le Bédouin comprit le danger, il était trop tard, Hubert était déjà sur lui, saisissant le fusil par la crosse et par le canon et le dressant en force vers le ciel. Le coup partit. Hubert poussa un peu plus vers le haut et leva son genou vers le bas-ventre de son adversaire.
  
  Le Bédouin hurla, lâcha son arme. Les gosses et la femme hurlèrent aussi. Hubert se sauva, emportant le fusil, et courut vers la route.
  
  La Buick avait disparu, mais il y avait quelque chose sur la chaussée près de l’endroit où elle avait stationné. Il y avait un cadavre. Le cadavre de Mahmoud Nagib, dit le Borgne, tué proprement d’une balle dans la tête.
  
  Les hurlements du Bédouin touché dans ses œuvres vives ne cessaient pas. Néanmoins, pour éviter toute surprise, Hubert se plaça face à la tente avant de fouiller le cadavre. Il ne trouva rien d’intéressant. En tout cas, si Mahmoud Nagib, dit le Borgne, avait eu en main le dossier Ferguson, il ne l’avait plus.
  
  Hubert tira le corps dans le fossé, reprit le fusil. Il fit quelques pas vers le campement du Bédouin avec l’intention d’interroger celui-ci. Mais il se souvint que le Bédouin ne parlait sans doute que l’arabe. Une seule solution : aller chercher Rima, qui servirait d’interprète.
  
  Il rejoignit la Fiat, jeta le fusil à l’arrière, prit le volant et fit demi-tour. Il était pressé et il oublia complètement que la malheureuse petite voiture était encore en rodage…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Rima Sabbag prenait un bain. Elle sortit de l’eau et se mit debout pour savonner son joli corps aux formes pleines et dures. Un court instant, elle ferma les yeux, imaginant que c’était Hubert qui la caressait ainsi. Puis, elle réagit, consciente du danger. Cet homme-là ne pouvait pas être l’homme d’une seule femme et mieux valait ne pas tomber amoureuse de lui. À moins que… À moins que lui-même ne tombât amoureux d’elle et que Rima Sabbag ne devînt alors la femme de sa vie, celle qui le fixerait, celle qui le ferait renoncer à son existence d’aventurier.
  
  Elle soupira, un sourire amer au coin des lèvres et se dit à mi-voix : « Ma petite Rima, tu deviens complètement folle ! Quelle prétention ! »
  
  Elle se figea, le cœur battant, retenant son souffle. Il lui avait semblé entendre du bruit dans la chambre. Elle écouta longuement, très effrayée. Puis, elle se rassura. Les cloisons étaient minces et le bruit provenait sans doute de la chambre voisine ou du couloir…
  
  Elle ouvrit la vidange de la baignoire et se rinça sous la douche. Elle était de nouveau angoissée, plus pour Hubert que pour elle. Une boule pesait au creux de son estomac, lourde et grosse comme un boulet de canon. Elle essaya d’imaginer ce qui arriverait si Hubert était tué, ce qu’elle devrait faire… Elle y renonça aussitôt. C’était vraiment trop pénible.
  
  Elle sortit de la baignoire et déploya une grande serviette-éponge pour se sécher. Puis, elle enfila un peignoir et se brossa les cheveux.
  
  De nouveau, elle fut alertée par un bruit insolite, tout près, si près qu’il lui semblait que cela s’était produit derrière la porte de la salle de bains, dans le vestibule. Elle resta un long moment immobile, presque sans respirer, son cœur battant à se rompre.
  
  Le téléphone était dans la chambre et il n’y avait pas de sonnette de service dans la salle de bains. « Je suis coincée », pensa-t-elle. Elle chercha autour d’elle une arme quelconque et n’en trouva pas. Et, brusquement, elle aperçut le verrou et s’enferma d’un geste brusque.
  
  Elle se sentit aussitôt apaisée, tout danger immédiat lui paraissant écarté. Elle n’avait qu’à rester là, jusqu’au matin s’il le fallait, au moins jusqu’au retour d’Hubert. Elle s’aperçut alors qu’elle n’avait pas sa montre, laissée sur la table de chevet, et elle en fut vivement contrariée.
  
  Quelques instants plus tard, elle s’astreignit à reprendre le brossage de ses cheveux, et la répétition des gestes familiers lui fit du bien.
  
  Quand elle arrêta, elle avait presque retrouvé son équilibre. Elle n’avait pas cessé de tendre l’oreille vers la porte, mais tout était maintenant silencieux. Elle décida d’attendre encore un peu, puis de sortir.
  
  La sonnerie du téléphone la fit sursauter. Pas de doute, c’était bien pour elle, pas dans les chambres voisines, et cela ne pouvait être qu’Hubert. Il était revenu, sain et sauf, il était là.
  
  Sans plus réfléchir, elle tira le verrou, ouvrit la porte et sortit précipitamment. Une main glacée se plaqua sur sa bouche, un bras l’emprisonna. Elle voulut crier, mais elle ne pouvait pas. La sonnerie continuait. Rima vit soudain l’abominable albinos devant elle. Un gouffre de terreur se creusa sous ses pieds. Elle se débattit de toutes ses forces, mais l’homme qui la tenait était solide comme un roc.
  
  Sans se presser, l’albinos versait le contenu d’une petite bouteille sur un gros tampon d’ouate. Rima reconnut l’odeur caractéristique du chloroforme. L’albinos lui poussa le tampon sous les narines. Elle essaya encore de se libérer, mais ne réussit qu’à se faire mal. Sur le point d’étouffer, elle aspira malgré elle.
  
  La tête lui tournait. Elle aspira encore, encore. Ses pieds ne touchaient plus terre, elle ne sentait plus l’étreinte de l’homme qui la maintenait et qu’elle n’avait pas vu. L’affreux visage de l’albinos se déforma de façon bizarre, puis devint flou, immatériel.
  
  Elle perdit connaissance.
  
  
  - : -
  
  En bas, dans le hall, l’employé regarda Hubert et répéta pour la troisième fois :
  
  — Mademoiselle Sabbag ne répond pas. Elle est peut-être redescendue…
  
  — L’avez-vous vue ?
  
  — Non.
  
  — Et sa clé n’est pas au tableau ?
  
  — Non. Voulez-vous que j’envoie quelqu’un voir si elle est au bar ou à la télévision ?
  
  — J’y vais.
  
  Hubert fonça. Une vingtaine de personnes étaient assises devant le poste de TV. Une dizaine dans le bar. Autant dans la salle à manger. Hubert ne vit la jeune femme nulle part. Il revint, très inquiet.
  
  — Prenez un passe, dit-il à l’employé, et venez avec moi. Il lui est sûrement arrivé quelque chose.
  
  Ils montèrent par l’escalier pour aller plus vite, s’engagèrent dans le couloir désert. L’employé voulut d’abord frapper.
  
  — Ouvrez, ordonna Hubert d’un ton sans réplique. J’en prends la responsabilité.
  
  L’employé obéit. Hubert entra. Un courant d’air froid rabattit violemment la porte derrière eux. Hubert lança un coup d’œil au passage dans la salle de bains éclairée et pénétra dans la chambre. Personne. La porte-fenêtre sur la terrasse était ouverte, rideaux écartés. Hubert courut jusque-là. Il ne vit dans la nuit claire que les champs de vignes et la crête des montagnes toutes proches.
  
  Un trou avait été pratiqué dans la vitre, sans doute au moyen d’un diamant, près de la poignée. Hubert avança sur la terrasse. Une échelle était encore dressée contre le balcon. La rage au cœur, Hubert dut se rendre à l’évidence : Rima Sabbag avait été enlevée.
  
  — Voulez-vous que je prévienne la police ? demanda l’employé d’une voix tremblante.
  
  — Surtout pas, répliqua Hubert. Je suppose que les propriétaires de l’hôtel n’aimeraient pas la publicité d’un scandale ?
  
  — Je… je ne crois pas, monsieur.
  
  — Alors, laissez-moi faire et oubliez ça jusqu’à demain matin.
  
  Il referma la fenêtre, tira les rideaux, et fit un rapide examen des lieux. Il savait ce qu’avait emporté Rima et il acquit ainsi la certitude que la jeune femme avait été enlevée en peignoir de bain, sans rien d’autre.
  
  Ils ressortirent. Hubert, qui n’avait pas pris sa clé, se fit ouvrir sa chambre, située juste à côté. Il enfila un chandail sous sa veste et il allait ressortir lorsque le téléphone sonna.
  
  Il décrocha.
  
  — Allô, j’écoute.
  
  Une voix qu’il ne connaissait pas questionna :
  
  — M. Farr ? Oui.
  
  — Vous savez que votre amie a quitté l’hôtel ?
  
  — Oui, répondit-il en s’efforçant à la désinvolture. Que voulez-vous, c’est son droit, nous ne sommes pas mariés.
  
  — N’essayez pas de nous tromper, M. Farr. Nous savons que vous tenez beaucoup à cette jeune femme…
  
  — Vraiment ? Vous en savez plus que moi.
  
  — Nous vous la rendrons… intacte, si vous nous rendez le dossier.
  
  Hubert fronça les sourcils. L’affaire se compliquait.
  
  — Quel dossier ? s’étonna-t-il.
  
  Sincère, cette fois.
  
  — Ne faites pas l’imbécile, monsieur Farr. Vous prenez maintenant le dossier avec vous et vous partez en voiture en direction de Baalbek…
  
  « Encore ! » pensa Hubert.
  
  — … Après Zahlé, vous ferez très attention. À quelques kilomètres, vous verrez un cadavre de chat au milieu de la route. Vous vous arrêterez aussitôt et vous attendrez. À tout à l’heure, monsieur Farr. Ne perdez pas de temps, la santé de votre amie est actuellement fragile, très fragile…
  
  — Hé ! fit Hubert, un instant…
  
  L’autre avait raccroché. Hubert en fit autant. Il n’y comprenait plus rien. Près de la porte, l’employé toussota. Hubert le rejoignit.
  
  — Tout va bien, assura-t-il.
  
  Il cherchait une histoire plausible et il se souvint de la réputation de Chtaura.
  
  — Mon amie va bien, reprit-il. Vous comprenez… heu… nous avions l’intention de nous marier. Mais, sa famille n’est pas d’accord. Ce sont ses frères qui sont venus la reprendre… Voilà… Pour ne pas faire de scandale, ils sont passés par la fenêtre.
  
  — Je comprends, dit l’employé.
  
  Visiblement rassuré.
  
  — Je descends avec vous, ajouta Hubert.
  
  Ils regagnèrent le hall. Hubert quitta l’hôtel, reprit le volant de la petite Fiat et démarra aussitôt. Il réfléchissait, essayant de faire le point. Devait-il conclure que celui ou ceux qui avaient assassiné le Borgne pour l’empêcher, peut-être, de livrer le dossier Ferguson, n’étaient pas les mêmes que ceux qui avaient enlevé Rima Sabbag et qui voulaient maintenant échanger la jeune femme contre ce fichu dossier dont ils semblaient avoir perdu le contrôle ? Cela semblait évident. Mais qui, alors, était le troisième larron ?
  
  La mort dans l’âme, Hubert fonçait sur la route de Zahlé. Une voiture le suivait, assez loin derrière, mais il ne s’en préoccupait pas. La disparition de Rima le troublait plus qu’il ne l’aurait voulu, mais son inquiétude concernant le sort de la jeune femme ne l’affaiblissait pas, bien au contraire. Il avait trop l’expérience de ce genre d’affaire pour accepter les conditions de l’adversaire, même s’il avait eu le dossier. D’abord parce qu’il aurait considéré cela comme une trahison à l’égard de son pays, ensuite parce qu’il n’y avait guère plus d’une chance sur cent pour que Rima fût ensuite relâchée par ses ravisseurs, à moins que ceux-ci ne fussent inconscients du risque ainsi couru.
  
  Il fallait donc foncer. Comme toujours en pareille conjoncture, le plus rapide et le plus féroce gagnerait.
  
  Il traversa Zahlé, endormie et déserte, reprit de la vitesse au-delà. La route filait tout droit au milieu de la plaine. Rien devant. Dans le rétroviseur, toujours, le double halo, lointain, des phares d’une voiture obstinément accrochée.
  
  Il vit soudain le cadavre du chat. Un chat blanc, de grande taille, étalé en travers de la chaussée et dont la mort n’était sûrement pas le résultat d’un écrasement.
  
  Il freina, arrêta la Fiat sur le bas-côté, coupa le contact, alluma les feux de stationnement, descendit, prit le fusil du Bédouin sur la banquette arrière. Il s’agissait d’un Springfield modèle 1903 et Hubert n’avait pas de munitions pour le recharger. Mais ce n’était guère important. L’essentiel était de faire croire à l’adversaire qu’il y avait une balle dans le canon.
  
  Hubert sauta le fossé et s’éloigna de quelques pas dans la terre grasse et rouge d’un champ fraîchement labouré. La voiture suiveuse approchait. Hubert s’accroupit, afin d’être moins visible. La voiture passa au ralenti. Il y avait deux hommes à bord, deux silhouettes non identifiables. Elle continua une centaine de mètres encore, puis s’immobilisa.
  
  Les deux hommes mirent pied à terre, mais un seul d’entre eux revint vers la Fiat. Il marchait avec une évidente circonspection. Hubert attendit qu’il fût assez près et lança sans élever la voix, afin de ne pas être entendu du second :
  
  — Les mains en l’air, ne bougez plus ou vous êtes mort.
  
  L’homme s’immobilisa. Hubert se redressa, tenant son fusil braqué. Il avança, veillant à ne pas trébucher dans la terre molle.
  
  — Tournez-moi le dos, ordonna-t-il encore. Les mains à hauteur des épaules.
  
  L’autre obéit. Hubert franchit le fossé, jeta un bref regard vers la voiture de l’adversaire. Rien ne bougeait de ce côté-là. Il approcha encore.
  
  — Restez bien tranquille, ou vous êtes mort.
  
  Il désarma l’inconnu et se trouva en possession d’un Smith & Wesson 44 Magnum. Il recula, s’assura que le revolver était, lui, réellement chargé, et jeta son fusil dans le fossé.
  
  — Maintenant, nous pouvons discuter, reprit-il, je vous écoute.
  
  — Nous avons enlevé la jeune femme, répondit l’inconnu. Si vous ne faites pas ce que nous voulons, elle mourra… Mais, avant, nous en profiterons au maximum…
  
  Il s’exprimait en français, avec l’accent libanais. Par rapport au Borgne, il était certainement d’une classe au-dessus, plus cultivé.
  
  — Si vous osez seulement la toucher, répliqua doucement Hubert, il vous restera peu de temps pour le regretter. Je vous en donne ma parole…
  
  — Donnez-moi le dossier Ferguson et nous vous la ramènerons à l’hôtel dans moins d’une demi-heure.
  
  — Quelle garantie me donnez-vous ?
  
  — Aucune. Quand nous aurons le dossier, nous n’aurons plus aucun intérêt à garder cette jeune femme. Elle est simplement pour nous une monnaie d’échange…
  
  — Qui vous a fait croire que j’avais le dossier ?
  
  — C’est le Borgne qui vous l’a remis. Vous l’avez payé très cher sans doute… Mais il le paiera encore plus cher. Demain il sera mort.
  
  Hubert eut envie de lui dire que le Borgne était déjà mort et qu’il était mort avant d’avoir pu lui remettre le fameux dossier ; mais il se retint de le faire. Tant que l’adversaire serait persuadé qu’il possédait le dossier et tant qu’il ne refuserait pas nettement de le « restituer », Rima ne risquerait probablement pas grand-chose.
  
  — Votre proposition est inacceptable, reprit-il. Toutes les affaires d’enlèvement se terminent presque toujours de la même façon, par la mort de la personne enlevée, à moins qu’il ne s’agisse d’un très jeune enfant ou d’un aveugle, incapables de reconnaître les ravisseurs. Je veux des garanties, sinon je ne marche pas.
  
  — Eh bien, n’en parlons plus, riposta l’inconnu. Nous allons tuer cette jeune femme, après en avoir profité comme je vous l’ai dit, et vous garderez le dossier. Je vous souhaite aussi de garder bonne conscience.
  
  Hubert rit ostensiblement.
  
  — C’est bien à vous de parler de bonne conscience, ironisa-t-il. De toute façon, je suis persuadé que vous ne me rendriez pas ma jeune amie, alors…
  
  Il baissa la voix.
  
  — Mais, dans ce cas précis, vous me permettrez de prendre une petite vengeance anticipée et de vous tuer maintenant.
  
  Il y eut un silence. Hubert avait froid, malgré le chandail sous sa veste. À cette altitude, plus de mille mètres, les nuits étaient fraîches.
  
  — Que proposez-vous ? demanda l’autre.
  
  La voix légèrement altérée.
  
  — Il faut réfléchir, dit Hubert. Rien ne presse.
  
  Il devait gagner du temps.
  
  — Ce n’est sûrement pas l’avis de votre amie, persifla l’inconnu.
  
  — Nous avons chacun nos problèmes, répliqua Hubert. Elle n’est pas TOUT mon problème. Rappelez-moi demain soir au Park Hôtel, je vous proposerai un plan.
  
  — Demain soir, vous êtes fou ?
  
  — Non. Il ne m’est pas possible de faire mieux.
  
  Brusquement, une angoisse brutale saisit Hubert à la gorge. La simple idée de laisser Rima vingt-quatre heures entre les mains de ces gens-là lui fut insupportable. Il se rapprocha, retourna le revolver dans sa main et l’abattit sur la tête de son adversaire qui s’écroula sans un mot. Aussitôt, espérant que l’autre, à près de cent mètres n’avait rien vu, Hubert marcha vers lui d’un pas régulier.
  
  Il voulait simplement arriver assez près pour tirer avec une précision suffisante. Son intention était de blesser le deuxième homme, à l’épaule droite si possible, puis de l’interroger pour lui faire dire où se trouvait Rima Ensuite…
  
  À plus de cinquante mètres, l’autre voiture démarra, ses pneus hurlant sur l’asphalte et prit rapidement de la vitesse. Hubert faillit tirer, mais à cette distance il avait trop peu de chances de faire mouche. Il renonça, furieux, car l’autre voiture était plus puissante que la sienne et il ne pouvait espérer la rattraper.
  
  Il revint à grands pas vers l’homme qu’il avait assommé, l’éclaira au moyen de sa lampe-stylo, mit un genou en terre près de lui pour l’examiner. Un filet de sang coulait d’une oreille et la mort avait déjà fait son œuvre. Hubert avait frappé trop fort ou bien l’homme avait le crâne particulièrement fragile.
  
  À la fois bouleversé et fâché contre lui-même, car il avait horreur de tuer sans raison impérieuse et parce que sa victime ne pourrait plus parler, il fouilla les poches. Un couteau, une lampe électrique, un mouchoir sale, quatre billets de dix livres libanaises, de la menue monnaie… Rien de plus. Aucun papier d’identité.
  
  Hubert tira le corps dans le fossé. Des phares éclairaient l’horizon, du côté de Baalbek. Hubert reprit le volant de la Fiat et partit.
  
  Tout allait mal. Il n’avait pas le dossier, Rima était aux mains de l’adversaire, et il venait de rompre, par excès de fougue, le seul fil conducteur vers celui-ci. Le seul ?
  
  Peut-être pas… Restait le Bédouin, qui devait être maintenant calmé. Hubert pouvait l’embarquer jusqu’à Beyrouth où il aurait la possibilité de trouver un interprète sûr.
  
  Il croisa bientôt la voiture qui se dirigeait vers Zahlé, une Mercédès 220 qui transportait toute une famille, puis atteignit l’embranchement et prit la petite route de gauche.
  
  Hubert possédait une excellente mémoire visuelle et il savait à peu de choses près la distance parcourue derrière la voiture du Borgne pour atteindre le campement des Bédouins. Il eut très vite l’impression d’en avoir fait beaucoup plus et lorsqu’il dépassa un carrefour, qu’il était sûr de n’avoir jamais vu, il en fut tout à fait certain.
  
  Il freina, fit demi-tour, revint sur ses traces au ralenti, et se retrouva quelques minutes plus tard sur la grande route. La tente des Bédouins avait disparu et les Bédouins aussi. Quant au cadavre du Borgne, même s’il était encore dans le fossé, il ne présentait vraiment plus aucun intérêt.
  
  Hubert respira profondément plusieurs fois de suite afin de relâcher ses nerfs trop tendus, puis il fonça de nouveau vers Chtaura. Il pensait au mauvais jeu de mots qu’il avait adressé à Rima : « À Chtaura, j’t’aurai. » C’était l’adversaire qui les avait eus.
  
  Si les ravisseurs de Rima n’avaient plus le dossier, on pouvait supposer que le Borgne le leur avait subtilisé ; mais quelqu’un l’avait ensuite repris au Borgne. Qui ? Hubert n’en avait pas la moindre idée et pour cause. En attendant qu’une lueur apparût de ce côté-là, il décida de s’occuper de sauver Rima…
  
  Mais comment s’y prendre ? Le seul individu qu’il pût soupçonner d’appartenir au parti qui avait employé le Borgne, était l’albinos et la piste de l’albinos repartait du bain turc de Souk Al-Haraj, à Tripoli.
  
  Il traversa Zahlé en trombe, atteignit très rapidement Chtaura, arrêta la voiture dans la cour du Park Hôtel. Il était onze heures trente-cinq. Le bar était plein et il y avait encore du monde dans la salle à manger.
  
  L’employé de service à la réception l’appela dès qu’il le vit entrer.
  
  — Monsieur Farr, on vous demande au téléphone… Nous allions dire que vous étiez parti.
  
  Hubert fonça vers la cabine, décrocha le combiné, dit : « Allô, j’écoute » et referma la porte. Une voix inconnue, une voix d’homme, s’enquit :
  
  — M. Farr ?
  
  — C’est moi, oui. Que voulez-vous ?
  
  — Je suppose, M. Farr, que vous êtes toujours intéressé par un certain dossier ?
  
  — Cela dépend quel dossier…
  
  — Ferguson.
  
  — En effet. Vous avez ce dossier ?
  
  — Oui, M. Farr. J’ai aussi un certain nombre d’images coupées en deux… Si vous pouviez me donner les autres moitiés, je vous remettrais volontiers le dossier en échange…
  
  — Ah ! fit Hubert. C’est vous qui…
  
  — C’est moi qui… Oui.
  
  — Où êtes-vous actuellement ?
  
  — Dans un café de Beyrouth.
  
  Hubert regarda sa montre. Le Borgne avait été tué à dix heures vingt, il était maintenant onze heures quarante. L’homme avait eu largement le temps de gagner Beyrouth.
  
  — Où puis-je vous joindre ?
  
  — Vous connaissez Byblos, Djébail ?
  
  — C’est sur la route de Beyrouth à Tripoli, plus loin que le casino ?
  
  — Exactement. Dans la ville, vous prendrez à gauche la rue des souks et vous arriverez sur une petite place. Vous verrez là un café avec terrasse. À gauche du café, il y a un chemin qui conduit aux ruines. Vous le prendrez et vous arriverez au château des Croisés. Vous entrerez dans le donjon et vous monterez par l’escalier jusqu’en haut, sur la terrasse. Je serai là.
  
  Hubert pensa que ce rendez-vous archéologique avait toutes les apparences d’un traquenard. Mais il n’avait pas le choix et il pourrait toujours aviser sur place.
  
  — À quelle heure ? demanda-t-il simplement.
  
  — À une heure un quart, très exactement. Vous avez tout juste le temps.
  
  — O.K., fit Hubert.
  
  Il raccrocha. Le dossier Ferguson devait tout de même rester son problème numéro un et Byblos avait le mérite de se trouver sur la route de Tripoli. De plus la possession du dossier pourrait être utile pour récupérer Rima. Non qu’il eût l’intention de le rendre en échange de la jeune femme… Il pensait seulement pouvoir s’en servir comme appât et s’en tirer ensuite par un tour de passe-passe.
  
  Il sortit de la cabine, rejoignit la réception.
  
  — Il faut que je rentre à Beyrouth, annonça-t-il, mais je garde les chambres et j’y laisse les affaires. Je reviendrai demain. Voulez-vous une provision ?
  
  — Inutile, monsieur Farr, protesta l’employé.
  
  Hubert quitta l’hôtel et reprit la Fiat. Quelques secondes plus tard, il fonçait sur la route de Beyrouth. Ce fut seulement au premier contrôle militaire qu’il se rendit compte qu’il n’avait pas les papiers de la voiture restés dans le sac de Rima, probablement dans la chambre de celle-ci. Mais il n’avait pas le temps de retourner, et, par ailleurs, il possédait maintenant la technique pour franchir les barrages sans contrôle : dire « Bonsoir » en français aux soldats, avec un aimable sourire.
  
  Il décida tout de même de passer au « Phœnicia » reprendre sa voiture américaine de louage, dont il avait les documents sur lui. Cet échange aurait aussi l’avantage de brouiller quelque peu sa piste, la petite Fiat blanche commençant à être un peu trop connue…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Elias Koussa immobilisa la voiture sur le bas-côté de la rue principale de Djébail, en direction de Tripoli. D’un coup de pouce, il enfonça l’allume-cigares dans le tableau de bord, puis sortit une cigarette d’un paquet qu’il remit aussitôt dans sa poche.
  
  Sa montre indiquait une heure moins le quart. Il avait donc une demi-heure d’avance et c’était bien, puisqu’il était ainsi assuré de se trouver le premier au rendez-vous.
  
  L’allume-cigare revint avec un léger claquement. Elias Koussa le saisit et alluma consciencieusement sa cigarette. Une fenêtre était éclairée de l’autre côté de la rue, mais tout le reste de la petite ville semblait endormi.
  
  Il remit l’allume-cigare en place, ôta les clés de contact et sortit de la voiture. Le khamsin soufflait toujours, brûlant, chargé de sable et de poussière. Elias Koussa referma doucement la portière, sans bruit, puis revint en arrière et s’engagea dans une rue, bordée d’entrepôts fermés de hautes et anciennes portes de bois, qui conduisaient aux ruines.
  
  Elias Koussa était très content de lui et il n’était pas éloigné de se prendre pour un nouveau Machiavel. Mahmoud Nagib l’avait cruellement giflé lorsqu’il l’avait retrouvé après l’affaire de la résidence de l’ambassadeur des « U.S.A. », sous prétexte qu’il l’avait abandonné en plein danger. Elias Koussa avait encaissé, le Borgne étant le plus fort, mais lorsque celui-ci lui avait demandé son aide pour la réussite de la tractation amorcée avec l’Américain, il avait entrevu sa vengeance.
  
  Maintenant, c’était fait. Mahmoud Nagib était mort et c’était lui, Elias Koussa, qui possédait les mille moitiés de coupures de vingt dollars et le dossier, qu’il sentait dans son dos, entre la chemise et la peau.
  
  Sur le chemin du retour, Koussa avait informé un « contact » de l’Organisation à Zahlé que Mahmoud Nagib avait livré le dossier Ferguson à un Américain répondant au nom de Farr, mais que lui, Elias Koussa, avait peut-être une chance de récupérer ce fameux dossier dans les heures à venir…
  
  Sans plus. Car, Elias Koussa n’était pas du tout décidé à donner le dossier en échange des mille autres moitiés de coupures de vingt dollars. Son intention était tout simplement d’abattre l’Américain, de lui prendre le complément de l’argent, puis de ramener triomphalement le dossier à l’albinos en racontant une histoire digne des anciennes chansons de geste. Il gagnerait ainsi sur tous les tableaux : vingt mille dollars et un avancement, assuré, dans la hiérarchie de l’Organisation.
  
  Il arriva sur la petite place devant le café. La nuit était très claire. Le vent du sud soulevait du sol une épaisse poussière.
  
  Il s’engagea dans le chemin qui longe la Boutique de souvenirs attenante au café. Un chemin montant, malaisé, qui conduisait tout droit à l’ancienne forteresse des Croisés. À vingt mètres de l’entrée, Elias Koussa se dissimula derrière un massif de bougainvillées. Il prépara sa fronde, et les billes d’acier, puis attendit…
  
  
  - : -
  
  Byblos a la réputation d’être la ville la plus vieille du monde. Quatre mille ans avant Jésus-Christ, elle était déjà le grand centre commercial et religieux de la côte syrienne. Les fouilles y ont mis à jour des cités antiques au nombre de six, superposées sur vingt-six mètres d’épaisseur. On y a retrouvé les traces les plus anciennes de l’alphabet phénicien, dont dérivent presque tous les alphabets actuellement en usage. Après les Phéniciens, les Romains, puis les Francs des croisades s’y installèrent, suivis des Arabes. Tous y ont laissé d’importants vestiges.
  
  Hubert arrêta la Chevrolet sur la petite place et regarda autour de lui. Cet endroit ne lui disait rien qui vaille, car une seule voiture en travers de la porte fortifiée qui terminait la rue étroite pourrait lui interdire la retraite. Il eut envie de faire demi-tour pour aller garer son véhicule sur la grand-route, mais la distance était assez longue pour revenir à pied et il était déjà en retard.
  
  Il vérifia une dernière fois le chargement du gros Smith & Wesson pris à l’ennemi et descendit, emportant la clé de contact. À Beyrouth, ayant retrouvé l’atmosphère brûlante due au khamsin, il avait ôté son chandail. Il avait aussi déposé dans le coffre du « Phœnicia » les moitiés de billets. Il avait de moins en moins confiance dans ses interlocuteurs. Il s’engagea prudemment dans le chemin à gauche du café-magasin de souvenirs, l’arme au poing, avançant avec une lenteur calculée et pivotant fréquemment sur lui-même.
  
  Il arriva sans encombre à l’entrée de la forteresse dont l’énorme masse se découpait avec netteté sur le fond clair du ciel. Il monta l’escalier extérieur, rasant la muraille du donjon, prêt à tirer dès la première menace. Puis, il passa sous une porte basse et alluma sa lampe électrique, un bref instant.
  
  Un escalier de pierre, aux marches hautes et inégales, s’élevait à gauche dans le donjon. Hubert écouta. Il n’entendait que le sifflement du khamsin et parfois le bruit du ressac sur la côte toute proche. Il monta.
  
  Parce qu’il prenait mille précautions, l’ascension fut longue et pénible. Enfin, il aperçut le ciel au-dessus de lui et sa tête atteignit le niveau de la terrasse.
  
  Il regarda soigneusement dans tous les sens avant de continuer. Apparemment, il était le premier. L’endroit semblait désert. Il franchit les dernières marches et prit pied sur le sommet de la tour carrée, dans le souffle chaud du vent du sud.
  
  Il fit lentement le tour, refusant de se laisser fasciner par l’admirable panorama sur la montagne et sur la mer. Puis, il s’allongea sur le ventre, au bord du vide, afin de pouvoir surveiller à la fois l’entrée du donjon et le débouché de l’escalier…
  
  
  - : -
  
  Elias Koussa sortit soudain de l’ombre et marcha vers le donjon. Son intention était d’assommer l’Américain, là-haut, au moyen d’une bille d’acier lancée avec sa fronde, de lui prendre le complément des vingt mille dollars, puis de jeter son corps par-dessus bord afin de faire croire à un accident.
  
  Il se hissa le long de l’escalier extérieur, franchit la porte basse et reçut en plein visage la lumière d’une lampe-torche. Une voix qu’il connaissait bien le salua en arabe :
  
  — Marhaba, Elias.
  
  Elias Koussa eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Il resta muet, incapable d’articuler un mot. L’albinos, car c’était lui, enchaîna :
  
  — Entre ici un instant. N’aie pas peur.
  
  Médusé, Elias Koussa entra dans la salle basse du donjon. L’albinos n’y était pas seul. Un autre homme l’accompagnait. Quand la lumière de la lampe éclaira son visage, Elias Koussa ne put s’empêcher de tressaillir. Cet homme, qu’il connaissait sous le nom de Zouhair, était un des tueurs de l’Organisation. Plus cruel, plus redouté encore que ne l’avait été Mahmoud Nagib, dit le Borgne.
  
  L’albinos tapota les omoplates de Koussa qui s’écarta vivement.
  
  — Qu’est-ce que tu as dans le dos, Elias ? Questionna l’albinos.
  
  Koussa voulut fuir. Mais les deux autres avaient maintenant sorti leurs armes, de longs pistolets munis de silencieux.
  
  — Ne fais pas l’imbécile, conseilla l’albinos. Il pourrait t’arriver malheur… Laisse tomber ta fronde et déshabille-toi.
  
  Koussa cherchait désespérément une explication. Il demanda, la voix étranglée par la peur :
  
  — Par où êtes-vous venus ?
  
  — Par la mer, répondit l’albinos. Jusqu’à Beyrouth par la route et ensuite par la mer… Nous savions te retrouver ici.
  
  — Vous… Vous saviez ?
  
  — Pauvre imbécile. Tu as téléphoné à l’Américain de chez Salah, à Beyrouth… Tu ignorais que Salah est un des nôtres. Il a entendu ce que tu disais et il nous a prévenus aussitôt… Donne le dossier.
  
  Accablé, Elias Koussa ôta sa veste, puis tira le pan de sa chemise par-derrière pour sortir l’enveloppe jaune contenant le dossier. Il le tendit à l’albinos.
  
  — Je n’avais pas l’intention de le donner à l’Américain, bredouilla-t-il. Je voulais seulement avoir de l’argent et je vous aurais rendu le dossier…
  
  — Bien sûr, répliqua l’albinos.
  
  Il serra son arme sous son bras gauche, prit le dossier, s’éloigna de quelques pas et le posa sur le sol pour en vérifier le contenu sous la lumière de la lampe. Elias Koussa, parce qu’il n’était plus directement éclairé, eut l’impression qu’il se trouvait dans une obscurité propice à toutes les audaces et il voulut en profiter. Il se rua vers la porte.
  
  Un coup de feu claqua, très amorti par le silencieux. Elias Koussa eut l’impression d’avoir reçu un coup de marteau dans le dos. Il partit en déséquilibre avant et plongea malgré lui du haut de l’escalier extérieur.
  
  Il tomba rudement dans le chemin, mais de telle façon qu’il roula sans rien se casser. Tout étonné, il se remit debout et courut, sans bien savoir pourquoi, en direction de la mer.
  
  Zouhair le poursuivait. Elias Koussa l’entendait derrière lui. Il y eut de nouveau une détonation, comme un coup de fouet. La balle percuta une grosse pierre à droite de Koussa qui obliqua instinctivement à gauche.
  
  Le dos lui faisait de plus en plus mal et il avait maintenant l’impression de respirer presque à vide, comme un soufflet percé. Il franchit les anciens remparts phéniciens. Un liquide chaud lui montait à la bouche, mais il ne savait pas encore que c’était du sang provenant de son poumon perforé. La terreur lui donnait des ailes.
  
  Il dépassa la colonnade romaine. Une balle siffla près de son oreille gauche, il dévia légèrement de l’autre côté. Brusquement, le sol se déroba sous ses pieds et il tomba en avant, avec un hurlement de terreur. Il se releva presque immédiatement, ayant compris qu’il était dans l’escalier très raide conduisant à la nécropole phénicienne. Il dégringola jusqu’à la chambre funéraire du prince Abichmou (1) et s’écroula sur le sol, les bras en croix, vomissant le sang.
  
  Zouhair arriva quelques instants plus tard, ayant allumé sa lampe. Tranquillement, comme s’il ne s’agissait là que d’une simple formalité, il acheva le blessé d’une balle dans la nuque.
  
  
  - : -
  
  Hubert, ayant vu Elias Koussa pénétrer dans le donjon, avait ensuite concentré toute son attention sur l’aboutissement de l’escalier. Il savait que l’ascension n’était pas aisée et il ne s’était pas inquiété du temps qui passait. Jusqu’à ce qu’il eût entendu, très amorti, le claquement du coup de feu, suivi de peu par le bruit de la chute de Koussa du haut de l’escalier extérieur.
  
  De nouveau, Hubert avait avancé la tête au-dessus du vide. Il avait vu un homme s’enfuir vers la colonnade romaine, poursuivi par un autre homme qui tirait avec une arme certainement pourvue d’un silencieux. Il avait alors compris que l’affaire se corsait une fois de plus et que le dossier était encore en train de lui échapper.
  
  Il s’était relevé d’un bond et avait rejoint l’escalier. Pour ne pas se rompre les os, il avait dû allumer sa lampe. Il tenait toujours dans sa main droite le Smith & Wesson 44 Magnum, sécurité ôtée.
  
  Il faillit dix fois se tordre les chevilles et tomber. Il arriva tout de même en bas sain et sauf, éteignit sa lampe, et sortit sur le palier sans garde-fou de l’escalier extérieur.
  
  À vingt mètres, un troisième homme s’en allait rapidement, mais sans courir. Les deux autres avaient disparu. Hubert fonça, bondissant par-dessus les pierres qui encombraient le terrain.
  
  — Stop ! cria-t-il. Les mains en l’air et ne bougez plus.
  
  L’homme fit un brusque écart, puis se sauva en direction de la colonnade romaine. Hubert se retint de tirer. Il n’avait aucune envie d’ameuter les populations. Son 44 Magnum devait faire un bruit de tonnerre et il n’avait pas de silencieux. Il entama la poursuite, mais le terrain semé de ruines était très inégal, plein d’embûches, et Hubert devait constamment regarder où il allait poser les pieds. Ce fut ainsi qu’il perdit soudain de vue son adversaire.
  
  Il s’arrêta, prêtant l’oreille, mais il n’entendait plus rien que le sifflement du vent dans la colonnade et le grondement sourd et rythmé de la mer.
  
  Il repartit, prudent, craignant un piège. À sa droite étaient les vieux remparts phéniciens, devant lui les colonnes romaines et au-delà les sépultures royales et le petit théâtre. Des groupes d’arbustes de deux à trois mètres de hauteur avaient poussé au milieu des ruines…
  
  Un claquement sec, un miaulement déchirant. Hubert sauta de côté, se mit à l’abri d’une colonne tronquée. Il avait vu la flamme de départ et savait où était son adversaire, à gauche du théâtre. Il se plia en deux, courut derrière un bouquet d’arbustes, puis longea le mur, arriva entre les sépultures et le théâtre.
  
  L’autre lui apparut, de l’autre côté du théâtre en forme de demi-lune. Il ne se méfiait pas, surveillant toujours la direction dans laquelle il avait tiré.
  
  Hubert décida de se glisser derrière le mur qui fermait la scène, vers la falaise. Il fit un pas. Une voix, avec un fort accent, lui parvint soudain avec une grande netteté.
  
  — Levez les bras, s’il vous plaît.
  
  L’inconnu devait se trouver en arrière, au milieu des sépultures. Hubert descendit vivement sur un genou en pivotant sur lui-même et tira dans le même temps, bloquant son poignet droit avec sa main gauche qui tenait toujours la lampe.
  
  Un véritable coup de canon. Hubert vit son adversaire plonger. Il se redressa et se jeta littéralement dans le creux du petit théâtre, dégringolant les gradins en catastrophe. Il se retrouva assis sur les mosaïques, adossé au mur, sous une niche qui avait dû contenir autrefois une statuette. Son cœur battait vite et sa respiration s’était accélérée. Il était pris entre deux feux et si ses adversaires se concertaient pour une attaque, il risquait fort d’y laisser sa peau.
  
  Il restait rigoureusement immobile dans l’ombre du mur, tournant sans cesse la tête de droite à gauche et de gauche à droite.
  
  Il entendit quelqu’un siffler. Un autre sifflement, de même modulation, répondit. Puis, les deux hommes se parlèrent en arabe. Enfin, le vent et la mer furent de nouveau les seuls à troubler le silence de la nuit.
  
  Un long moment passa, puis une brusque pétarade fit tressaillir Hubert. Quelques secondes plus tard, il identifia le ronflement caractéristique d’un canot automobile qui s’éloignait.
  
  Il patienta encore un peu, puis se redressa lentement le long du mur. Il avait la quasi-certitude que ses adversaires avaient quitté la place, mais il ne voulait commettre aucune imprudence…
  
  Il remonta les gradins, retrouva le niveau du sol. Rien ne se produisit. Il tendit son bras gauche à l’horizontale, de manière à éloigner la lampe de son corps, l’alluma un bref instant et s’accroupit sur ses talons. Pas de réaction.
  
  Il réfléchissait. L’homme qui l’avait surpris par-derrière devait être celui qu’il avait vu, en poursuivant un autre, depuis le donjon, lequel autre semblait avoir disparu. Hubert ralluma sa lampe et se mit à chercher dans les ruines. Mais il ne descendit pas dans les souterrains menant aux sépultures et il ne trouva rien.
  
  Certain que le dossier venait de lui échapper pour la seconde fois, il décida de foncer sur Tripoli pour y reprendre la piste de l’albinos. Il pourrait ainsi concilier le devoir et le sentiment, car il pensait maintenant que les ravisseurs de Rima avaient repris le dossier Ferguson et tout ce qui pouvait le conduire à la jeune femme le conduirait en même temps au dossier…
  
  Il s’orienta pour rejoindre la place où il avait laissé sa voiture.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Hubert Bonisseur de La Bath atteignit Tripoli vers deux heures un quart, ayant franchi sans encombre quelques barrages routiers. Les forces de sécurité intérieure étant chargées de retrouver deux des instigateurs du complot « P.P.S. » encore en fuite, ne s’intéressaient guère aux étrangers qui n’étaient pas visiblement de souche méditerranéenne.
  
  Il rangea la voiture sur la petite place, à l’entrée du souk, où il avait déjà garé le matin précédent la petite Fiat blanche de Rima Sabbag.
  
  Il descendit, emportant avec lui le « Smith & Wesson » et une lampe électrique. La nuit était claire et chaude, mais les ruelles étroites du souk endormi étaient relativement obscures. Hubert avança sans bruit sur les dalles de pierre grasses et glissantes.
  
  Son sens aigu de l’orientation lui servait une fois de plus. Il n’hésitait pas aux carrefours et quand il lui arrivait de s’arrêter ou de se retourner, c’était uniquement pour s’assurer qu’il n’était pas suivi.
  
  De temps à autre, son approche dérangeait quelque animal occupé à fouiner dans les ordures. Il y avait alors un bruit rapide, qui restait sans effet sur les nerfs d’Hubert.
  
  Il passa devant le bain turc obscur et fermé, continua jusqu’à une zone d’ombre épaisse et se glissa dans l’encoignure d’une porte d’un vieil immeuble en pierre, dont la façade était ornée à l’étage de deux moucharabièh (2).
  
  Il attendit là quelques instants, parfaitement immobile, très détendu. Il entendait quelqu’un ronfler, pas très loin. Un chat au pelage clair, maigre et sale, approcha soudain, regarda Hubert puis vint se frotter à ses jambes en ronronnant. Hubert le chassa, sans brutalité, peu désireux de voir sa présence trahie par un animal en quête d’affection.
  
  Il allait bouger, revenir vers le bain turc avec l’intention de forcer la porte, lorsque celle-ci s’ouvrit en grinçant, laissant couler sur les dalles qui pavaient le sol une flaque de lumière jaune dans laquelle se découpaient avec netteté deux silhouettes humaines.
  
  Un homme sortit soudain la tête pour regarder à droite et à gauche dans la ruelle. Puis, il rentra. La porte toujours ouverte, ils discutaient à voix basse.
  
  Souple et silencieux, Hubert traversa et longea rapidement les murs jusqu’à l’entrée du bain. Le « Smith & Wesson » bien en main, il arriva sans que les autres aient seulement soupçonné son approche.
  
  — Poussez-vous et ne faites pas les imbéciles, dit-il en français.
  
  Surprise totale. Les deux hommes dégagèrent l’entrée et levèrent les mains à hauteur des épaules. Hubert franchit le seuil et referma la porte, poussant le verrou par mesure de sécurité, sans cesser de surveiller ses adversaires.
  
  Une lampe à pétrole dont la mèche fumait était posée sur la margelle du grand bac en pierre destiné aux ablutions, au centre de la pièce. Hubert, d’un geste, fit déplacer les deux hommes afin que leurs visages fussent éclairés.
  
  Ils étaient tous les deux à peu près du même âge, probablement la quarantaine, et de condition sociale modeste s’il fallait en juger par la pauvreté de leurs vêtements occidentaux, par ailleurs très propres. L’un d’eux portait au-dessus de l’oreille gauche un pansement tenu par du sparadrap et Hubert pensa qu’il s’agissait peut-être d’un des lascars estourbis la veille au matin, dans l’établissement, par le banc « échappé » des mains du Borgne.
  
  Il passa derrière eux :
  
  — Ne bougez pas, recommanda-t-il.
  
  D’un geste vif et précis, il assomma le premier avec le canon de son arme. L’autre voulut fuir, mais Hubert qui avait prévu cette réaction, lui fit un croc-en-jambe. L’homme tomba en tournant sur lui-même et son crâne heurta le bac de pierre, ce qui permit à Hubert d’en rester là.
  
  Maintenant, tout était calme et silencieux. Hubert jeta un coup d’œil circulaire sur les banquettes de repos couvertes d’épais coussins et sur les murs tendus de tapis. Il passa la porte du fond, sous le portrait de Nasser et alluma sa lampe électrique pour éclairer la salle. Il fit le tour des installations et revint, assuré qu’il ne risquait plus d’être surpris par un troisième larron dissimulé quelque part.
  
  Il prit des serviettes dans la réserve et les découpa en lanières dont il se servit pour attacher les poignets et les chevilles des deux hommes toujours sans connaissance. Lorsqu’il retourna le second, celui dont la tête avait heurté le bac de pierre, il vit un filet de sang couler de l’oreille.
  
  Un rapide examen, recherche du pouls, de la sensibilité de l’œil à l’ongle, le convainquit que le malheureux était mort ou qu’il n’en valait guère mieux. Décidément, tous ces gens-là avaient le crâne bien fragile.
  
  Il entreprit de ranimer le survivant. Ce fut assez long et il commençait à s’inquiéter lorsque le bonhomme ouvrit les yeux et se mit à bouger, puis à se plaindre.
  
  — J’ai interrogé ton petit camarade, dit Hubert. Il ne voulait pas répondre et je l’ai un peu bousculé… Il n’avait pas le cœur très solide…
  
  Il regarda le corps d’un air dégoûté.
  
  — J’espère que tu ne vas pas me faire le coup de claquer, toi aussi. Ce serait tout de même trop bête…
  
  Il avait ramené son attention sur son interlocuteur et la lueur d’effroi qu’il vit dans les yeux de celui-ci le rassura. Il n’aurait pas besoin d’employer les grands moyens…
  
  — Ne me tue pas, supplia l’homme. Je te dirai tout ce que tu veux savoir… Je t’assure.
  
  Il grimaçait affreusement en parlant, car l’effort devait réveiller la douleur qui lui vrillait la tête.
  
  — Dis-moi où je peux trouver l’albinos, demanda Hubert.
  
  — Il n’est pas ici.
  
  — Je ne te demande pas où il n’est pas, je te demande où il est…
  
  — Si je te le dis et s’il sait que je te l’ai dit, il me tuera.
  
  — Si tu ne me le dis pas, c’est moi qui vais te tuer. Mais, si tu me le dis, je tuerai l’albinos et lui ne pourra plus te tuer.
  
  L’homme essayait visiblement de réfléchir, mais le coup qu’il avait reçu sur la tête ne lui facilitait pas la tâche. Hubert lui tapota doucement le sommet du crâne avec l’extrémité du canon de son arme. L’homme hurla.
  
  — Dépêche-toi, conseilla Hubert, je n’ai pas de temps à perdre.
  
  — Il doit être dans la maison de Baalbek… C’est là qu’ils ont emmené la fille qui était avec toi. C’est Ziad qui me l’a dit…
  
  — Qui est Ziad ?
  
  — Lui.
  
  Avec un regard vers le cadavre.
  
  — Où est la maison de Baalbek ?
  
  — À Baalbek.
  
  — Je veux bien te croire, mais il existe de nombreuses maisons à Baalbek.
  
  — Tu demandes la maison de Kanaan, c’est comme ça qu’on l’appelle.
  
  — Je n’ai pas l’intention de demander quoi que ce soit. Peux-tu faire un plan, un dessin ?…
  
  — Je veux bien…
  
  — Je vais te délier les mains, n’essaie pas de faire l’idiot, tu le regretterais…
  
  Hubert lui détacha les poignets, le mit en position assise, puis lui confia son carnet ouvert à une page blanche et un stylo à bille.
  
  — Tu connais Baalbek ? s’enquit l’homme.
  
  Il se mit à tracer des lignes sur le papier.
  
  — Ça, c’est la route qui vient de Beyrouth… Ça, c’est le boulevard Râs el Aïn… Ça, c’est les ruines… Ça, c’est la colline de Cheikh Abdallah… Ça, c’est la rue que les touristes prennent pour aller voir l’escalier du temple de Mercure, là… Au milieu, c’est une autre rue, qui coupe comme ça… La maison de Kanaan elle est à droite, c’est la troisième en partant du carrefour…
  
  — Du côté droit ou du côté gauche ?
  
  — Du côté droit.
  
  — O.K., fit Hubert en reprenant le carnet et le crayon. Comment peut-on entrer dans la maison…
  
  — Il y a des gardiens toujours dans le jardin. Tu ne peux pas entrer…
  
  — Vous n’avez pas un mot de passe ?
  
  L’homme fit un geste de dénégation, mais Hubert fut aussitôt persuadé qu’il mentait. Il laissa retomber délicatement le canon de son arme sur le crâne douloureux de son interlocuteur qui poussa aussitôt un cri de souffrance.
  
  — Le mot de passe, ou je recommence.
  
  — Hassoun.
  
  Hubert se souvint du récit que Rima lui avait fait de la tentative de putsch du 30 décembre et que le mot de passe des comploteurs du « P.P.S. » était déjà ce jour-là : Hassoun. Manque d’imagination ?
  
  Hubert alla chercher une autre serviette et s’en servit pour bâillonner l’homme dont il attacha de nouveau les mains dans le dos. Puis, il éteignit la lampe à pétrole, entrouvrit la porte, jeta un regard circonspect des deux côtés de la ruelle.
  
  Personne. Il sortit tranquillement, referma et repartit pour reprendre la voiture. Lorsqu’il fut installé dedans, il examina la carte routière prise dans la boîte à gants. Il existait une route presque directe pour Baalbek, passant par « Les Cèdres », mais c’était une route de montagne signalée en mauvais état. Il estima plus prudent de refaire le tour par Beyrouth. Il prendrait de l’essence à la station-service devant le Saint-Georges, ouverte toute la nuit.
  
  Il démarra. La montre du tableau de bord indiquait trois heures moins vingt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  À trois heures et demie, très exactement, Hubert arrêta la Chevrolet devant le poste à essence de la rue Minet-el-Hosn. L’employé replia le journal qu’il était en train de lire et vint prendre les ordres.
  
  — Les nouvelles sont bonnes ? demanda Hubert.
  
  — Y en a une formidable, répliqua l’homme, mais qu’est pas dans le journal. J’ai entendu ce soir à la radio, le colonel Sarraj s’est évadé. Vous savez qui c’est ?
  
  — Sûr.
  
  — Je fais le plein.
  
  — En super, oui…
  
  Pendant que l’employé s’affairait à remplir le réservoir, Hubert digérait la nouvelle. Il savait tellement bien qui était le colonel Abdel Hamid Sarraj qu’il aurait pu en dresser sur-le-champ une fiche signalétique ainsi conçue :
  
  — Né à Hama (Syrie) en 1925.
  
  — Admis à l’École militaire de Homs en 1947.
  
  — Quitte l’armée régulière lors de la campagne de Palestine en 1948 pour s’enrôler dans les forces de secours qui engagent le combat avant l’entrée officielle en campagne des armées arabes.
  
  — Prend part à la première insurrection militaire, menée en mars 1949 par le colonel Husni Zaïmu II est alors capitaine et commande l’unité blindée qui permet la réussite du coup d’État.
  
  — Le général Adib Chichakly étant au pouvoir, il assume la direction du bureau d’administration dans l’armée syrienne.
  
  — En mars 1955, il est nommé chef du Deuxième Bureau à l’État-Major de l’armée syrienne, poste qu’il occupe jusqu’à la proclamation de la République Arabe Unie, en 1958.
  
  — Le 5 avril 1959, devient ministre de l’intérieur de la province syrienne de la RAU.
  
  — Le 11 octobre 1959, est chargé de la direction générale de la propagande et de l’information.
  
  — Le 31 décembre 1959, est nommé ministre par intérim du Travail et des Affaires Sociales.
  
  — Le 14 janvier 1960, devient secrétaire général de l’Union Nationale en province syrienne.
  
  — Le 19 septembre 1960, président du conseil exécutif et de nouveau ministre de l’intérieur de la province syrienne.
  
  — Le 16 août 1961 est vice-président de la RAU pour les affaires intérieures.
  
  — Il démissionne le 26 septembre 1961 et rentre à Damas où il est arrêté à la suite du coup d’État qui met fin à l’union syro-égyptienne.
  
  — Détenu à la prison militaire de Mezzé, il devait comparaître devant le tribunal spécial chargé de juger les crimes contre le pays sous le régime de l’union (3).
  
  Quelque chose bougeait en Syrie, de nouveau. Ce n’était pas sans raison que les autorités de Damas avaient interdit depuis vingt-quatre heures l’entrée des journalistes étrangers dans le pays. Et maintenant Sarraj s’était évadé… Avec l’ouverture imminente du procès « P.P.S. » à Beyrouth, le climat était sûrement en train de se détériorer.
  
  L’employé revint.
  
  — C’est fait. Je nettoie le pare-brise.
  
  — Pas le temps, répondit Hubert. Je suis pressé.
  
  — Votre femme vous attend à la maison, plaisanta l’homme en riant.
  
  — Exactement.
  
  Hubert jeta un coup d’œil au compteur et paya. La vue de l’argent agit comme un déclic sur la mémoire de l’employé qui se rappela brusquement :
  
  — Si vous rencontrez Sarraj, faites-moi signe. Damas offre vingt mille livres à celui qui le ramènera…
  
  Et il se mit à rire. Hubert démarra et prit aussitôt de la vitesse. Il était quatre heures moins vingt-cinq et il lui restait encore quatre-vingt-cinq kilomètres à couvrir jusqu’à Baalbek.
  
  
  - : -
  
  Il mena un train d’enfer dans la montagne, mais sans prendre de risques. Puis, sur la longue ligne droite après Zahlé, dans la plaine de la Békaa, il maintint régulièrement l’aiguille du compteur sur le 150. Plusieurs fois, il avait frôlé l’accident grave à cause de grosses pierres abandonnées sur la chaussée par des automobilistes ayant été en panne. Il atteignit néanmoins Baalbek sans ennui, quelques minutes avant la demie de quatre heures.
  
  Il s’orienta sans trop de difficulté, grâce au plan dessiné par l’homme du bain turc de Tripoli. Il passa devant la maison où devait se trouver l’albinos, arrêta sa voiture tous feux éteints cent mètres plus loin.
  
  Il vérifia son revolver, sa lampe et descendit. Le ciel commençait à blanchir vers l’est, au-dessus de la chaîne de l’Anti-Liban, et le jour allait bientôt se lever.
  
  Hubert se sentait un peu fatigué, mais il avait des nerfs à toute épreuve, et la perspective de toucher maintenant au but lui donnait une vigueur nouvelle.
  
  Il marcha vers la maison, très décontracté. La première partie de son plan ne pouvait réussir que s’il parvenait à tromper les guetteurs par le naturel de son approche.
  
  Il s’arrêta devant la grille et vit une allée sablée qui s’enfonçait entre deux bosquets vers une grande maison à étage, typiquement libanaise avec son balcon couvert à sept colonnes. Il siffla doucement et attendit. Quelques secondes passèrent. Il siffla de nouveau. Des branches remuèrent dans les bosquets, une silhouette apparut sous un tamaris. Quelqu’un parla en arabe.
  
  — Hassoun, répliqua simplement Hubert.
  
  L’homme approcha. Il était armé d’une carabine qu’il laissait pendre au bout de son bras droit. Il parla de nouveau en arabe.
  
  — Parlez-vous français ? demanda Hubert.
  
  Pas de résultat.
  
  — Do you speak english ?
  
  Sans plus de résultat.
  
  — Hassoun, répéta Hubert.
  
  L’autre sortit une clé de la poche gauche de son pantalon et ouvrit la grille. Hubert entra sans se presser, se retourna pour attendre que l’homme ait refermé la porte. Il ne voulait rien déclencher avant d’être vraiment dans la place, c’est-à-dire dans la maison, et d’avoir fait le compte approximatif des forces de l’adversaire.
  
  L’homme se retourna. C’était probablement un Kurde, la tête enturbannée. Au même instant, Hubert sentit quelque chose de dur lui toucher les côtes, sous l’omoplate gauche. Il ne bougea pas. Il aurait pu facilement se dégager, mais deux autres gardes venaient de sortir de l’ombre, doublant ainsi l’effectif. Hubert dut se laisser désarmer sans réagir, car il n’aurait eu aucune chance de s’en tirer.
  
  La perte de son Smith & Wesson fit baisser légèrement son optimisme et il commença de craindre pour la suite des événements. Deux hommes l’encadrèrent et le poussèrent vers la maison. Ils contournèrent la grande bâtisse et y pénétrèrent par une porte latérale.
  
  Des montagnards armés jusqu’aux dents jouaient au trictrac dans une grande pièce aux murs nus. Ils lancèrent des regards farouches au prisonnier, sans toutefois interrompre les parties. Un des hommes qui avaient amené Hubert ressortit, laissant celui-ci sous la surveillance de son camarade.
  
  Hubert essayait de faire bonne figure et il y parvenait assez bien. Très décontracté, il fit semblant de s’intéresser au trictrac, bien qu’il n’eût jamais rien compris à aucun jeu de ce genre. Dans le même temps, il faisait l’inventaire des hommes et des armes.
  
  Quinze hommes, plus trois à l’extérieur, cela faisait dix-huit, tous armés de carabines américaines à répétition ou de colts de calibre 45, visiblement bien entretenus. Le moral d’Hubert baissa de plusieurs crans. En admettant que l’homme du bain de Tripoli ait dit la vérité et que Rima fût prisonnière quelque part dans cette maison, cela ne serait pas une partie de plaisir de sortir la jeune femme saine et sauve de cet endroit plutôt mal et trop fréquenté…
  
  Quant au dossier, s’il était également là, il suffirait de pouvoir le détruire.
  
  Celui qui s’était absenté revint et Hubert fut de nouveau entraîné. Cette concentration de farouches guerriers l’intriguait décidément. À moins que l’albinos ne fût particulièrement dépensier, un pareil déploiement ne se justifiait guère.
  
  On le fit entrer dans un bureau sommairement meublé, sans la moindre décoration. Une porte au fond à gauche était ouverte et des gens parlaient en arabe de l’autre côté. Hubert examina le décor en attendant, toujours solidement maintenu aux bras par ses gardiens.
  
  Enfin, un homme arriva de la pièce voisine, aussitôt suivi d’un autre. Le second, Hubert le reconnut immédiatement et pour cause, c’était l’albinos. Le premier, il le reconnut quelques secondes plus tard, malgré la moustache postiche et il pensa, non sans ironie, aux vingt mille livres offertes par Damas…
  
  L’albinos, découvrant Hubert, eut un haut-le-corps.
  
  — Vous ? s’étonna-t-il.
  
  Hubert s’inclina, autant que le lui permettaient les poignes de ses gardiens. Aimable et souriant. Mais, déjà, l’albinos ne le regardait plus, parlant avec volubilité au colonel syrien qui, lui, observait Hubert avec une attention croissante.
  
  Quand l’albinos eut terminé, le Syrien, regardant toujours Hubert, demanda :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  Hubert répondit sans se faire prier.
  
  — Je possède un passeport établi au nom de John Farr, journaliste…
  
  Glacé, volontaire, le Syrien rectifia :
  
  — Je voulais dire : qui êtes-vous réellement M. Farr.
  
  — Mon nom véritable importe peu, je suis un agent des services spéciaux américains.
  
  — Nous le savions. Pourquoi êtes-vous ici ?
  
  On me dit que vous êtes arrivé seul et apparemment sans mauvaises intentions, avec toutefois le mot de passe, ce qui nous inquiète.
  
  Très courtois, Hubert expliqua :
  
  — J’arrive de Tripoli. J’ai trouvé au bain turc que dirige votre ami ici présent, deux hommes dont j’ai pu tirer quelques renseignements.
  
  Le Syrien et l’albinos échangèrent deux ou trois phrases en arabe. Le premier s’adressa de nouveau à Hubert :
  
  — Je comprends ; de toute façon, ces imbéciles savaient peu de choses…
  
  — Peu de choses, en effet, reconnut Hubert.
  
  — Alors, que voulez-vous ?
  
  — Je suis venu chercher un certain dossier Ferguson, vous le savez certainement. Je suis aussi venu chercher une jeune personne répondant au nom de Rima Sabbag, qui a été enlevée au début de la nuit, dans un hôtel de Chtaura…
  
  Un sourire à peine moqueur au coin des lèvres, le Syrien questionna :
  
  — C’est tout ?
  
  — Oui.
  
  — Vous ne voulez pas m’emmener, moi aussi ? Ma tête est mise à prix…
  
  — Je sais. Mais l’argent ne fait pas le bonheur.
  
  — C’est ce que l’on dit…
  
  — Maintenant, reprit Hubert d’un ton parfaitement angélique, nous pouvons faire un marché : vous me rendez le dossier et la jeune femme sans rouspéter et je vous laisse tranquille…
  
  Le Syrien alla s’asseoir derrière le bureau sur lequel il posa ses coudes afin de pouvoir appuyer son menton sur ses mains jointes.
  
  — Parlons sérieusement, voulez-vous… Moi, je vous propose un marché… On m’a dit que vous teniez beaucoup à cette jeune personne, cette Rima Sabbag…
  
  — Beaucoup, répéta légèrement Hubert, c’est sûrement beaucoup dire. Mettons qu’elle me soit sympathique, mais si vous me donnez à choisir, je préfère ramener le dossier…
  
  Le Syrien eut un sourire sceptique.
  
  — Je ne vous donne pas à choisir, je vous propose de ramener les deux, sans coup férir.
  
  Hubert fronça les sourcils.
  
  — Oh ! fit-il. Vous m’inquiétez.
  
  — Bien sûr, reconnut le Syrien, il existe une contrepartie… Cela vous rassure ?
  
  — Pas tellement.
  
  — C’est simple. Dans la matinée, nous allons avoir ici un photographe spécialiste des photocopies. Je vais lui demander de photocopier toutes les pièces du dossier… Le temps du développement, afin de nous assurer que tout est conforme, je pense que vous pourriez être libres, avec madame Sabbag, dans le courant de l’après-midi… Au besoin, nous organiserons, si vous le désirez, une petite mise en scène afin que vous puissiez faire croire à vos patrons que vous avez tout de même éprouvé quelques petites difficultés pour mener à bien votre mission…
  
  — Vous êtes trop gentil, apprécia Hubert. Si j’ai bien compris, vous désirez que j’oublie, c’est bien ça ? que des photocopies auront été prises du dossier Ferguson et que je le ramène en assurant le contraire afin que la bombe éclate en surprenant tout le monde ?
  
  — Exactement.
  
  — Excusez-moi, reprit Hubert, je sais qui vous êtes et quelles tendances vous représentez au Proche-Orient. Je pensais jusqu’à maintenant et tout le monde le pensait, que le vol du dossier Ferguson était une initiative du « P.P.S. ». Or, les gens du « P.P.S. » sont vos adversaires… Quel intérêt avez-vous à sortir ce dossier ?
  
  Le Syrien accentua son sourire ironique.
  
  — Nous sommes, nous l’avons prouvé, contre toute ingérence de l’Occident dans les affaires des pays arabes. Le Liban, à notre avis, est beaucoup trop tourné vers l’Occident et tout ce qui peut provoquer des brouilles entre ce pays et les nations occidentales nous semble bon à saisir… Si vous savez ce que contient ce dossier Ferguson, vous ne pouvez pas douter que les relations américano-libanaises soient pour un temps sérieusement perturbées.
  
  — Il s’agit des élucubrations d’un demi-fou, sans aucune caution officielle.
  
  — Je sais, mais c’est absolument sans importance. Vous pourrez toujours le clamer à tous les vents, personne ne vous croira…
  
  — C’est à voir, répliqua Hubert, simplement pour le principe.
  
  Le Syrien baissa ses mains, redressa la tête.
  
  — Bien entendu, vous acceptez ?
  
  — Je ne sais pas encore… Admettons que je refuse ?
  
  Le Syrien prit un air ennuyé.
  
  — Comme vous ne pourrez plus nous être de la moindre utilité et que nous n’avons pas les moyens de vous garder ici le temps nécessaire, nous serions dans la triste obligation de vous supprimer, Mme Sabbag et vous.
  
  Hubert fit la moue.
  
  — Ce serait bien triste, en effet.
  
  — Je ne vous le fais pas dire.
  
  Hubert savait déjà ce qu’il devait faire. Refuser, c’était la mort certaine et sûrement immédiate, la disproportion des forces étant vraiment trop à son désavantage. Accepter, c’était gagner du temps, au moins une douzaine d’heures et pendant ces douze heures-là, bien des choses pouvaient arriver… Tout au moins pouvait-on l’espérer.
  
  — Puisque vous me prenez par les sentiments, répliqua-t-il, j’accepte. À une condition : je voudrais voir le dossier.
  
  Le Syrien parut surpris. Méfiant, il s’enquit :
  
  — Pourquoi ?
  
  — Simplement pour m’assurer qu’il s’agit bien du dossier Ferguson et qu’il est bien complet… Vous n’ignorez pas que ce dossier a subi quelques tribulations et j’ai des raisons de me méfier… Je ne tiens pas à être traduit devant un tribunal militaire, encore moins à passer pour un imbécile.
  
  Le Syrien réfléchit quelques instants, puis discuta en arabe avec l’albinos qui n’avait pas bougé, debout près de la porte. L’albinos ne semblait pas d’accord. Finalement, il parut s’incliner, tira des clés de sa poche et se dirigea vers un classeur métallique, placé en coin, du côté opposé. Il ouvrit un tiroir, en sortit une grande enveloppe de papier jaune, froissée et salie, portant l’inscription :
  
  « TOP SECRET – DOSSIER FERGUSON. »
  
  Hubert sentit les battements de son cœur s’accélérer. Son tempérament combatif le poussait à l’action immédiate. Il pouvait précipiter crâne contre crâne, les deux imbéciles qui lui tenaient les bras. Mais il ne pourrait pas enchaîner son attaque vers les deux autres avant quatre ou cinq secondes, plus qu’il ne leur en faudrait pour dégainer… En admettant même qu’il pût neutraliser les quatre hommes présents, l’affaire ne se déroulerait pas sans bruit et le gros de la troupe arriverait sûrement avant que le dossier ne soit brûlé. De toute façon, Hubert estimait avoir environ neuf chances sur dix d’y laisser sa peau, sans compter celle de Rima, plus douce et plus jolie, qui ne vaudrait plus une piastre.
  
  La raison commandait de s’abstenir. Il savait déjà où retrouver le dossier si des circonstances meilleures se présentaient et c’était beaucoup.
  
  Le Syrien prit l’enveloppe des mains de l’albinos et la décacheta. Il en sortit une liasse de feuillets pliés en deux et les posa devant lui. Puis, il regarda Hubert.
  
  — Vous allez approcher, dit-il, et je vais vous montrer les pièces une à une.
  
  Il dégaina un gros Colt 45 et le conserva dans sa main droite.
  
  — Bien entendu, vous n’avez pas le droit de toucher. Si vous essayez quoi que ce soit, je vous abats aussitôt.
  
  — D’accord, fit Hubert.
  
  Il avança, toujours maintenu par ses anges gardiens.
  
  Le Syrien lui montra les feuillets, un à un. Hubert n’avait jamais vu le dossier, mais l’ambassadeur lui en avait expliqué le contenu et il n’était guère possible de conserver le moindre doute quant à son authenticité.
  
  — Je crois que c’est ça, admit-il.
  
  Le Syrien parut vaguement soulagé, peut-être avait-il eu une inquiétude. Il remit les feuilles dans l’enveloppe, referma celle-ci et la rendit à l’albinos qui la replaça dans le classeur métallique.
  
  — Eh bien ! dit Hubert, je n’ai guère le choix… Mais, je voudrais aussi être certain que Mme Sabbag est bien vivante et… indemne.
  
  Le Syrien sourit.
  
  — Vos vœux vont être comblés, car vous allez la rejoindre. De toute façon, l’attente vous paraîtra sûrement moins longue…
  
  Hubert s’inclina.
  
  — C’est trop aimable à vous, vraiment.
  
  — J’ai été content de vous connaître, reprit le Syrien. Nous ne nous reverrons sans doute pas, je suis obligé de partir et je m’en excuse… Mais, vous pouvez faire confiance à mon ami ici présent pour tenir mes engagements.
  
  — Je l’espère, répondit Hubert. Mais si nous avons quelque chose à mettre au point, cela ne sera pas facile. Il ne parle qu’arabe et…
  
  — Mon ami comprend et parle très bien le français, comme la plupart des Libanais, répondit le Syrien en souriant. Admettons qu’il n’ait pas jugé utile de vous le faire savoir…
  
  Il se tourna vers l’affreux albinos et lui donna des instructions. L’albinos répercuta des ordres sur les deux hommes qui tenaient Hubert et qui l’emmenèrent aussitôt.
  
  — Je vous souhaite bonne chance, colonel, dit Hubert en sortant.
  
  On le descendit à la cave, dont les murs paraissaient très anciens. On le poussa vers un trou circulaire dans le sol. Un des hommes, éclairant le trou avec sa lampe, lui fit comprendre qu’il devait sauter.
  
  Hubert connut alors un court instant de panique et il fut de nouveau prêt à déclencher la bagarre. Mais celle-ci était toujours sans espoir. Il choisit de sauter. Il croyait que le Syrien ne lui avait pas menti, au moins pas totalement et qu’il disposerait vraiment d’une douzaine d’heures.
  
  Il s’assit au bord du trou, les jambes pendantes, puis cria :
  
  — Rima, êtes-vous là ?
  
  Un cri inarticulé lui répondit, et la voix de la jeune femme.
  
  — Oh ! Non… Ce n’est pas possible !
  
  — Eh si ! répliqua Hubert. Attention, je vais sauter…
  
  — Prenez garde, c’est très haut.
  
  Il se laissa glisser en tournant et se tint quelques secondes à bout de bras. Puis, il lâcha tout…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  Hubert se reçut en souplesse au terme d’une chute dont la longueur l’avait un instant inquiété. Il resta pendant quelques secondes accroupi, en appui sur les mains. Déjà, en haut, les autres s’éloignaient et l’obscurité fut très vite totale.
  
  Il faisait froid et humide. Hubert se redressa.
  
  — Où êtes-vous ? questionna-t-il.
  
  — Ici…
  
  Une main le toucha. Il tendit les bras, reçut la jeune femme contre lui. Elle était en peignoir de bain et tremblait.
  
  — Oh ! Pacha, gémit-elle. J’ai cru que vous veniez me chercher…
  
  — Je suis venu vous chercher, mon cœur, répliqua-t-il. Ce n’est qu’un simple contretemps…
  
  Elle se mit à sangloter. Il la consola, lui caressant doucement les épaules et la nuque. Elle finit par se calmer.
  
  — Excusez-moi, bredouilla-t-elle. Vous avez un mouchoir ?
  
  Il fouilla dans sa poche et se rendit compte alors que ses geôliers lui avaient simplement pris son revolver, lui laissant sa lampe, son couteau et tout ce qu’il avait sur lui. Pendant que Rima se mouchait, il sortit sa lampe et l’alluma pour éclairer leur prison.
  
  C’était une sorte de caveau de trois mètres sur deux environ, taillé dans le roc. Le toit était en forme de dôme percé au sommet. Il y avait des inscriptions en caractères romains sur une des parois et dans une autre une niche avait été creusée. Hubert n’accorda qu’une attention distraite au matelas pneumatique posé sur le sol.
  
  — Où sommes-nous ? questionna-t-il. C’est une ancienne citerne ?
  
  — Je crois plutôt que c’est une ancienne sépulture romaine, répondit la jeune femme. J’en ai vu de semblables à Baalbek, au pied de la colline de Cheikh Abdallah…
  
  — C’est précisément là que nous sommes, dit Hubert.
  
  — Alors, c’est ça. Toute la colline est truffée de cavernes funéraires et le quartier en bas est construit sur une véritable nécropole.
  
  Hubert s’éloigna de la jeune femme pour mieux examiner leur prison. Des morceaux de pierre taillée qui pouvaient provenir d’un sarcophage étaient entassés dans un coin. Dans un autre angle un tuyau de plomb qui descendait de la voûte intrigua Hubert. C’était un tuyau de forte section, environ quatre centimètres, dont l’extrémité, à un mètre du sol, avait été matée.
  
  — Qu’est-ce que c’est que ça ?
  
  Rima vint près de lui.
  
  — Le gaz ? suggéra-t-elle.
  
  — Le gaz de ville existe-t-il à Baalbek ?
  
  — Je n’en sais rien, avoua-t-elle.
  
  — Je ne vois pas pourquoi on aurait installé le gaz ici. Je pencherais plutôt pour l’eau…
  
  Il s’en désintéressa, puis montra le matelas pneumatique.
  
  — C’était là quand vous êtes arrivée ?
  
  — Je me suis réveillée là-dessus. Je ne sais pas comment ils m’ont descendue…
  
  — Racontez-moi comment s’est passé votre enlèvement.
  
  — Excusez-moi, mais je suis pieds nus. Je retourne sur mon matelas.
  
  Elle alla s’allonger, plia les jambes et enveloppa ses pieds glacés dans les pans de son peignoir. Puis, elle se mit à raconter. Quand elle eut terminé, elle répéta…
  
  — Je ne sais pas comment ils m’ont descendue… Peut-être selon la vieille technique des Phéniciens…
  
  — Vous voulez parler de la façon dont ils descendaient les sarcophages sur du sable ?
  
  — Oui, ils remplissaient les sépultures souterraines avec du sable. Ils amenaient le sarcophage sur le sable et ils enlevaient ensuite le sable avec des pelles tout autour du sarcophage qui descendait ainsi lentement jusqu’au fond…
  
  Hubert regarda vers le trou, tout en haut.
  
  — Dommage que nous ne puissions pas faire l’opération inverse, remarqua-t-il.
  
  Il devait tout de même trouver un moyen de sortir de là avant que ne fussent prises les photocopies du dossier Ferguson. Il éteignit un instant sa lampe. Au-dessus, tout était obscur et silencieux. Les hommes étaient partis, assurés que leurs prisonniers ne pouvaient pas s’évader.
  
  — Si vous me montiez sur la tête, suggéra-t-il, vous pourriez peut-être atteindre le bord du trou, faire un rétablissement et trouver là-haut une corde ou autre chose pour me permettre de monter à mon tour.
  
  — Je veux bien essayer, répondit-elle.
  
  Sans grand enthousiasme. Elle se leva. Le matelas de caoutchouc grinça.
  
  — Serrez la lampe dans votre ceinture, reprit-il en la lui donnant.
  
  Elle s’y prenait mal et il arrangea cela lui-même. Les revers du peignoir bâillaient sur deux seins fermes, juste assez gros pour remplir les mains d’un honnête homme. Mais Hubert avait d’autres chats à fouetter et il ne voulait pas se laisser troubler.
  
  Il s’accroupit, leva les mains au-dessus des épaules.
  
  — Montez par-derrière, dit-il.
  
  Elle lui prit les mains et lui monta sur les épaules, ajusta ses pieds nus.
  
  — Attention, je me redresse.
  
  — Allez-y.
  
  Il se releva lentement. L’échafaudage tremblait un peu, mais tenait. Hubert donna de nouvelles instructions :
  
  — Maintenant, il faut que vous vous mettiez debout. Je vais vous tenir les chevilles. N’ayez pas peur…
  
  — Je n’ai pas peur, assura-t-elle.
  
  L’une après l’autre, il lui lâcha les mains pour lui saisir les chevilles. Elle s’appuya un instant sur sa tête, chercha son équilibre, puis se redressa prudemment. Après un instant, Hubert questionna :
  
  — Vous levez les bras ?
  
  — Oui.
  
  — Et alors ?
  
  — Je crois qu’il manque une cinquantaine de centimètres…
  
  — Vous êtes sûre ?
  
  — Au moins, oui…
  
  C’était sans espoir. Même s’il parvenait à la faire monter sur sa tête, elle ne pourrait y arriver. D’autant moins, qu’il y avait aussi l’épaisseur de la voûte et l’assurance nécessaire d’une demi-main…
  
  — Tant pis, dit-il. Descendez.
  
  Il leva son bras droit. Elle se pencha, mais son pied droit qui n’était plus maintenu glissa et elle tomba… à cheval sur le cou d’Hubert. Elle était nue sous le peignoir et Hubert ne trouva pas cette prise d’un nouveau genre particulièrement désagréable. Sans se hâter outre-mesure, il se courba en avant jusqu’à lui faire prendre pied et se sortit d’affaire en reculant, éprouvant sur ses joues la douceur de deux cuisses satinées…
  
  — On recommence, plaisanta-t-il.
  
  — Satyre ! riposta-t-elle, vous aimeriez bien !
  
  — J’avoue.
  
  — Pensez plutôt à nous faire évader. Ce sera plus utile…
  
  — Vous avez raison, admit-il. D’autant plus que les conditions de confort sont plutôt rudimentaires… Il n’y a même pas l’eau courante.
  
  Elle soupira, sans répondre, retourna s’allonger sur son matelas, Hubert avait repris la lampe. Il s’en servit pour examiner les parois de roche de leur prison, espérant un miracle. Il remarqua soudain des traces horizontales superposées qui faisaient tout le tour.
  
  — Ce trou a contenu de l’eau il n’y a pas si longtemps, observa-t-il. On a dû l’utiliser comme citerne…
  
  — Ne regrettez rien, répliqua-t-elle. Je suis peut-être une allumeuse, on le dit, mais je ne couche pas…
  
  — Taisez-vous, vous m’empêchez de réfléchir.
  
  Il retourna vers le tuyau de plomb qui l’avait précédemment intrigué et sortit son couteau.
  
  Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire ? S’inquiéta-t-elle. Si c’était du gaz ?
  
  — Vous n’avez pas envie de mourir avec moi, tendrement enlacés, nous deux, rien que nous deux ?
  
  — S’il faut absolument que je fasse quelque chose avec vous, riposta-t-elle, je préfère tout de même autre chose…
  
  Il fit sortir une lame de son couteau.
  
  — Ah ! Tout de même ! Vous me rassurez.
  
  — Je ne suis quand même pas folle.
  
  Il enfonça la pointe de la lame dans le plomb, doucement. Une goutte d’eau apparut, puis un filet.
  
  — C’est de l’eau, annonça-t-il. Ils avaient installé ça pour faire une réserve pendant les périodes de sécheresse.
  
  — Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Protégez-moi.
  
  — Taisez-vous ! Je crois que j’ai une idée…
  
  Il avait pensé au truc du sable. L’eau pouvait leur permettre de réaliser le même truc à l’envers.
  
  — L’eau, reprit-il, ça porte.
  
  — Vous n’êtes pas de bois, répliqua-t-elle.
  
  Décidément en forme.
  
  — Vous savez nager ?
  
  — Oui, mais au bord d’une plage ou dans une vraie piscine et avec du soleil.
  
  — Eh bien, dit-il, vous resterez sur votre matelas. Un matelas pneumatique, ça flotte…
  
  Cette fois, elle s’assit, vraiment inquiète.
  
  — Qu’est-ce que nous allons faire ?
  
  — Ouvrir l’eau. Quand ce trou sera plein, nous serons en haut, sans effort.
  
  — Vous êtes fou ?
  
  — Pas du tout.
  
  — Mais, ça va demander des heures.
  
  — Probablement.
  
  — Et on ne tiendra jamais tous les deux sur ce matelas…
  
  — … flottant ? Sûrement pas. Je nagerai. Et, puis, cessez de discuter. C’est moi qui commande.
  
  — Bon, fit-elle en se reposant sur un coude.
  
  Il revint vers elle.
  
  — Ne regardez pas, je vais me déshabiller.
  
  — Pourquoi faire ?
  
  — Vous garderez mes vêtements au sec sur votre matelas, que je puisse les reprendre quand nous serons sortis.
  
  — Allez-y, fit-elle. Ça ne me gêne pas. À condition que vous gardiez votre slip.
  
  — Pas question. Je déteste porter un pantalon sans rien dessous.
  
  Elle lui tourna le dos en grognant. Il se dévêtit, enveloppa le tout dans sa chemise, excepté sa veste qu’il remit sur ses épaules, sa montre qu’il confia à la jeune femme, sa lampe et son couteau.
  
  Il retourna vers le tuyau et le trancha nettement. L’eau jaillit aussitôt avec une grande force, l’éclaboussant. Il recula, referma son couteau et le porta sur le matelas, avec la lampe.
  
  L’eau, promptement, recouvrit le sol. Hubert conseilla :
  
  — Vous devriez vous installer sur le dos, bien en équilibre, et quand vous flotterez, il ne faudra plus bouger. En tout cas, pas de mouvements brusques…
  
  — Je m’imaginerai que je prends un bain de soleil, répliqua-t-elle.
  
  Elle fixait le chronomètre-bracelet d’Hubert à son poignet.
  
  — Quelle heure ? demanda-t-il.
  
  — Cinq heures dix.
  
  — Quelle nuit.
  
  — Ne m’en parlez pas. Je m’en souviendrai de toute façon.
  
  Les pieds dans l’eau glacée, il éternua.
  
  — À vos souhaits, dit-elle. Vous allez sûrement vous enrhumer.
  
  — Mieux vaut être enrhumé que mort, répliqua-t-il.
  
  — Du point de vue purement esthétique, je ne crois pas, dit-elle. Il y a de beaux morts, il n’y a jamais de beaux enrhumés. Vous me direz que le rhume, ça n’est pas éternel, d’accord…
  
  Il sourit.
  
  — Vous me plaisez bien, assura-t-il.
  
  — Vous me l’avez déjà dit.
  
  — Je vous le dirai encore, à moins que ça ne vous embête vraiment…
  
  — Ça ne m’embête pas…
  
  Ils restèrent silencieux un moment, l’eau montait et Hubert pensait qu’il pourrait bientôt faire une mesure sérieuse et savoir à quelque chose près dans combien de temps ils atteindraient la sortie…
  
  — Racontez-moi ce que vous avez fait cette nuit, exigea-t-elle.
  
  Il le lui raconta, dans les grandes lignes, évitant certains détails pour diverses raisons. Quand il en vint au mot de passe, elle s’étonna :
  
  — C’est drôle, c’est le même que la nuit du putsch…
  
  — Oui, mais comme le « P.P.S. », cette fois, n’est pas dans le coup, je suppose qu’ils l’ont employé pour brouiller les pistes.
  
  Il savait que, sa main ouverte, les doigts aussi largement écartés que possible, vingt centimètres séparaient l’extrémité de son pouce et l’extrémité de son petit doigt. Lorsqu’il y eut vingt centimètres d’eau, il demanda l’heure exacte à Rima et fit un rapide calcul.
  
  — Nous serons en haut vers les onze heures, onze heures et demie.
  
  — Vous serez mort avant. Jamais vous ne tiendrez six heures dans cette eau glacée…
  
  — Ce n’est pas ça qui m’inquiète, répliqua-t-il. Je crains plutôt que nos hôtes n’aient la mauvaise idée de nous apporter à manger…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  À dix heures, accroché au matelas pneumatique comme à une bouée de sauvetage, Hubert n’en pouvait plus. Ils étaient encore à un mètre cinquante du sommet.
  
  — Essayez de sortir maintenant, murmura-t-il les mâchoires bloquées par le froid, et trouvez un moyen pour m’aider. Je suis complètement paralysé… Jamais je ne pourrai m’en tirer tout seul.
  
  — Je vais essayer, dit Rima.
  
  Elle prit la veste d’Hubert, qu’il lui avait confiée dès que le niveau de l’eau ne lui avait plus permis de la garder sur le dos, la roula en boule et la projeta comme un ballon par le trou.
  
  — Bravo, chuchota-t-il.
  
  — J’ai été championne de volley-ball. Vous ne le saviez pas ?
  
  Elle saisit le reste des vêtements enveloppés dans la chemise et leur fit suivre le même chemin. Le matelas bougea, pas trop.
  
  — Tenez bon, prévint-elle, je vais me tourner sur le ventre, puis me mettre à genoux, je crois que c’est le bon système…
  
  Il approuva et mobilisa ses dernières forces pour stabiliser le radeau pendant cette délicate opération. Rima prit la lampe entre ses dents, mit le couteau dans la poche de son peignoir et entreprit de se retourner.
  
  Plusieurs fois, ils frôlèrent la catastrophe.
  
  — Si je tombe, je remonterai, dit la jeune femme.
  
  Elle réussit enfin, leva lentement les fesses et se redressa pour se retrouver à genoux. Le matelas oscillait dangereusement et se déplaçait. Hubert dut faire quelques mouvements de jambes pour le ramener avec lenteur en bonne position. Il ne sentait plus ses membres.
  
  Enfin, Rima agrippa le bord du trou. Quand elle voulut se hisser, ses pieds glissèrent et le matelas se retourna. Hubert avala de l’eau malgré lui, revint à la surface, réussit à rattraper le matelas qui s’éloignait. Rima, les pieds dans l’eau, se hissait à la force des bras, respirant bruyamment, gênée par la lampe entre ses dents et qu’elle ne voulait pas lâcher. Hubert vit deux jambes trempées s’agiter dans la corolle d’un peignoir dégoulinant, puis disparaître.
  
  C’était gagné, au moins jusque-là. Quelques secondes plus tard, elle reparut, éclairant Hubert qui dut fermer les yeux, ébloui.
  
  — Si vous pouviez monter sur le matelas, suggéra-t-elle.
  
  — Pas possible, bégaya-t-il. Je peux tout juste me tenir… Cherchez dans la cave. Ils ont sûrement utilisé une échelle pour vous descendre…
  
  — C’est vrai, s’exclama-t-elle.
  
  Elle se releva. Hubert avait l’impression de mourir et seule sa volonté de fer le soutenait encore. Il ferma les yeux, les dents serrées. Il n’était plus qu’un bloc de glace et il ne percevait même plus le battement de son sang dans ses veines. Il entendit Rima s’exclamer.
  
  — J’ai trouvé !
  
  Il eût voulu lui intimer de se taire. Elle pouvait en faisant du bruit alerter l’adversaire. Elle revint, traînant une échelle de fer, posa la lampe sur le sol, fit glisser l’échelle dans l’ouverture.
  
  — Attention, prévint-elle.
  
  L’échelle buta sur le matelas puis glissa et s’enfonça dans l’eau. Quand elle eut touché le fond, Hubert s’en approcha et saisit un barreau, lâchant le matelas. Ses pieds trouvèrent péniblement un autre barreau, mais ses muscles engourdis refusèrent tout effort supplémentaire.
  
  Rima comprit qu’il était à bout de forces, elle descendit jusqu’à lui, s’accroupit et le prit par une main. Puis, elle le hissa…
  
  Ce fut très long et très difficile. Quand elle l’eût enfin étendu sur le sol de la cave, trempé, blême et glacé jusqu’aux os, elle était épuisée et elle se mit brusquement à pleurer. Il claquait des dents. Elle se ressaisit et se rendit compte qu’elle devait employer les grands moyens. L’effort qu’elle venait de fournir lui avait donné chaud et sans hésiter elle ôta son peignoir et enveloppa Hubert dedans.
  
  Puis, avec une sorte de rage, elle entreprit de le frictionner.
  
  De longues minutes plus tard, Hubert sentit que la circulation de son sang se rétablissait. Tout son corps se mit à trembler, ce qui était une bonne réaction. Rima continuait de le frictionner avec ardeur. Enfin, il réussit à dire :
  
  — Reprenez votre peignoir et aidez-moi à me rhabiller. Je crois que ça ira.
  
  Elle obéit. Un instant, ils furent nus l’un près de l’autre mais sans la moindre gêne. Elle remit son peignoir et rhabilla Hubert, ce qui n’alla pas sans mal car il ne pouvait guère l’aider.
  
  — Une heure de plus et j’étais mort, murmura-t-il.
  
  — J’avais bien raison de trouver votre idée mauvaise…
  
  — Elle n’était pas mauvaise… C’est le tuyau qui était trop petit.
  
  Elle le soutint pour le mettre debout. Il trébucha jusqu’au mur, s’y adossa et commença des mouvements de culture physique soigneusement choisis et gradués…
  
  Lorsqu’il fut réchauffé et capable de se mouvoir presque normalement, il lui demanda l’heure.
  
  — Dix heures trente-cinq, répondit-elle.
  
  Il ramassa la lampe restée sur le sol et regarda autour d’eux dans la cave. Il trouva un vieux manche à balai et une bouteille vide qui portait encore l’étiquette d’un délicieux vin rosé libanais fabriqué par les Jésuites français. Il donna la bouteille à Rima et lui montra comment l’utiliser en guise de casse-tête.
  
  — Je garde le manche à balai… Restez ici un instant, je vais pousser une reconnaissance jusqu’à la porte…
  
  Il monta l’escalier, prêta l’oreille. Quelqu’un frottait de l’autre côté. Il approcha un œil du trou de la serrure et vit un morceau de femme de ménage occupée à laver le sol.
  
  La porte n’était pas fermée à clé. Hubert l’ouvrit sans bruit. La femme, qui était voilée, continuait de frotter, lui tournant à demi le dos.
  
  Il leva le manche à balai et l’abattit sur la tête de la femme, essayant de mesurer le coup. Elle s’écroula sur le carrelage mouillé, près d’un seau plein d’eau de lessive. Hubert la ramassa, l’emporta dans l’escalier, referma la porte et descendit avec son fardeau…
  
  — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Rima.
  
  — Une gentille petite femme qui accepte bien volontiers de changer de vêtements avec vous.
  
  Rima fit un grimace.
  
  — J’espère qu’ils sont propres…
  
  — Ne faites pas la fine bouche, ce n’est pas le moment. De toute façon, vous ne pouvez pas sortir d’ici en peignoir.
  
  Ils déshabillèrent la femme évanouie. Elle était jeune, avec des hanches lourdes et des seins tombants.
  
  — Vous vous rincez l’œil, cochon ! reprocha Rima.
  
  Hubert soupira.
  
  — Maintenant que je vous ai vue nue, mon cœur, plus aucune femme ne trouvera jamais grâce à mes yeux…
  
  — Merci. Mais, vous m’avez vue une fois, ça suffit. Retournez-vous.
  
  Elle ôta son peignoir et revêtit la longue robe paysanne de la femme. Hubert passa le peignoir à l’autre. Rima se couvrit la tête avec le voile.
  
  — Vous êtes méconnaissable, admira Hubert.
  
  Elle se tortilla, une main sur la hanche.
  
  — Je vous plais, Pacha ?
  
  — Vous êtes ravissante. Mais, ne perdons pas de temps. Je vais ranimer cette jeune personne et vous allez me faire le plaisir de l’interroger, car je suppose qu’elle ne connaît pas d’autre langue que l’arabe…
  
  Il s’agenouilla près de sa victime et entreprit de lui faire reprendre conscience. En même temps, il expliquait à Rima ce qu’il avait besoin de savoir…
  
  La femme de ménage rouvrit les yeux, effarée, puis très vite épouvantée. Rima se mit à lui parler en arabe, doucement. Elle répondit aussitôt, sans se faire prier. Après quelques minutes de conversation, Rima traduisit pour Hubert.
  
  — Elle dit qu’il y a quatre hommes dans le jardin, mais que dans la maison il n’y a plus que l’albinos et son garde du corps. En plus d’elle, il y a une autre femme aux cuisines.
  
  — Dites-lui que si elle nous trompe, je la tuerai.
  
  Rima transmit la menace. La femme se tordit les mains et se lança dans des protestations véhémentes.
  
  — Faites-la taire, ordonna Hubert, elle va ameuter tout le quartier.
  
  Rima lui mit la main sur la bouche et lui dit quelques mots sur un ton sans réplique. La femme se tut.
  
  — Il faut l’attacher et la bâillonner, décida Hubert. Nous ne pouvons prendre aucun risque…
  
  Il utilisa la ceinture du peignoir avec tant d’habileté qu’il réussit sans rien de plus à bâillonner leur prisonnière et à lui attacher les chevilles et les mains dans le dos. Il pensait que le colonel syrien était reparti comme il l’avait dit et que le gros de la troupe dénombrée dans la nuit devait former sa garde personnelle. Maintenant, le rapport des forces était tout de même plus encourageant.
  
  — J’ai une idée, dit Rima. J’espère que vous la trouverez bonne.
  
  — Dites toujours.
  
  — C’est vrai que je suis méconnaissable ?
  
  — Avec le voile, absolument.
  
  — Bon. Eh bien, je vais monter faire une reconnaissance dans la maison et voir un peu ce qui s’y passe…
  
  Hubert n’était pas très chaud, mais il savait évidemment combien le renseignement préalable est important pour le lancement de n’importe quelle entreprise.
  
  — D’accord, accepta-t-il. Mais, au moindre ennui, vous m’appelez au secours. N’ayez pas peur de hurler.
  
  — J’y vais.
  
  — Il y a un seau et un balai-brosse en haut de l’escalier. Prenez-les, ça vous donnera une contenance…
  
  Il la regarda monter l’escalier, pas très rassuré.
  
  
  - : -
  
  Rima referma la porte de la cave et prit le balai-brosse échappé des mains de la femme de ménage. Son cœur battait à grands coups et une boule d’angoisse lui emplissait l’estomac. Elle trempa la brosse dans le seau plein d’eau savonneuse et se mit à frotter le carrelage.
  
  Quelques instants plus tard, elle entendit des voix derrière elle, dans un couloir perpendiculaire. Elle déplaça le seau et accéléra le mouvement en reculant, puis tourna l’angle pour s’engager dans l’autre couloir. Jamais sans doute le carrelage de cette maison n’avait été lavé aussi vite…
  
  Deux hommes parlaient en arabe dans une pièce voisine dont la porte était ouverte. Rima tendit l’oreille, essayant de faire le moins de bruit possible, avec son balai sans toutefois cesser de travailler. Elle avait peur, une peur abominable. L’impression que le premier venu s’apercevrait instantanément de la substitution de personnes.
  
  — Tu penses que c’est réussi, demandait une voix.
  
  — Il n’y a pas de raison…
  
  — Quand auras-tu fini de développer ça…
  
  — Je vais m’y mettre tout de suite en rentrant… Vers quatre heures peut-être… Je les apporte ici.
  
  — Non… J’ai peur que la maison ne soit surveillée. Il y a eu beaucoup d’allées et venues cette nuit… Et je ne peux pas aller chez toi non plus… Écoute, retrouvons-nous à quatre heures et demie dans les ruines, en haut de la tour mamelouk. D’accord ?
  
  — D’accord.
  
  — Zouhair, raccompagne-le jusqu’à la grille. Après, tu iras jeter deux pains et quelques tomates à nos pensionnaires… Si tu as besoin de moi, je suis là-haut, dans ma chambre.
  
  Ils sortaient. Rima, terrifiée, se redressa contre le mur pour les laisser passer. Elle reconnut l’albinos. Un homme qui portait un appareil photographique marchait près de lui. Un troisième homme, qui avait une belle allure de guerrier montagnard, les suivait.
  
  L’albinos insulta Rima au passage parce qu’elle ne pensait pas à ôter le seau posé au milieu du couloir. Par réflexe, elle le tira vivement. Sans plus lui prêter attention, les hommes s’éloignèrent.
  
  Plus morte que vive, Rima entendit l’albinos monter l’escalier qui conduisait à l’étage et dont les marches grinçaient sinistrement sous ses pas. Elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir, puis se refermer. Elle abandonna le balai et le seau et se mit à courir pour rejoindre Hubert. On allait venir leur apporter, à manger et il fallait aviser.
  
  Elle arriva tout essoufflée dans la cave et fit rapidement son rapport à Hubert, s’efforçant de ne rien oublier. Très vite, Hubert déplaça leur prisonnière qui roulait des yeux effarés, chargea Rima de la surveiller et se posta en bas de l’escalier, à l’angle du mur, la bouteille à la main.
  
  Ils n’attendirent pas longtemps, quelques minutes à peine, mais ces quelques minutes leur parurent des heures. Enfin, la porte du couloir s’ouvrit, quelqu’un descendit… Hubert, le bras levé, vit soudain apparaître le grand Zouhair. Il abattit la bouteille, de toutes ses forces, le verre se brisa.
  
  Zouhair resta un moment immobile, figé, les yeux dilatés, la bouche grande ouverte. Les deux pains et les tomates qu’il tenait dans ses mains lui échappèrent. Puis, il plia les genoux, baissant la tête. Hubert l’acheva d’un atemi en coup de sabre sur la nuque offerte.
  
  Zouhair s’écroula d’un bloc et son visage s’écrasa sur une tomate bien mûre. Hubert le regarda un instant, puis s’accroupit, le retourna et lui prit son arme, un colt 45 automatique. Il le fouilla, trouva un silencieux adaptable sur le colt, plus un poignard à lancer, un très bel objet.
  
  Il lui ôta sa chemise, la découpa en lanières qu’il utilisa pour le bâillonner et pour le ficeler. Il le porta ensuite près de la femme de ménage.
  
  — Nos actions remontent, dit-il à Rima qui approuva d’un vigoureux signe de tête.
  
  Il vérifia le chargement du colt, vissa le silencieux au bout du canon, et reprit :
  
  — Récapitulons, mon cœur. D’après nos renseignements, il y a encore une femme à la cuisine, l’albinos en haut dans sa chambre et quatre hommes, sûrement armés, dans le jardin autour de la maison. Je peux récupérer le dossier, mais des photocopies en ont été prises et le photographe est parti. Tout ce que nous savons de lui est qu’il sera cet après-midi à quatre heures et demie dans les ruines, au sommet de la tour mamelouk où il doit remettre les photocopies à l’albinos… Bon, je vois ce qu’il faut faire.
  
  Rima espérait sans doute qu’il allait le lui expliquer, mais il n’en fit rien.
  
  — Nous y allons, dit-il seulement. Vous resterez dans le couloir et vous m’y attendrez…
  
  Ils montèrent. Tout était silencieux. Rima, sur un signe d’Hubert, retourna prendre le balai-brosse et se remit à laver le carrelage. Hubert trouva sans difficulté l’escalier conduisant à l’étage. Le colt bien en main, il monta sans prendre de précautions particulières. Si l’albinos l’entendait ; il croirait que c’était son garde du corps.
  
  Il arriva en haut. Un long couloir s’enfonçait dans la maison dans le sens de la longueur. Un poste radio marchait quelque part diffusant de la musique arabe. Hubert se guida sur ce bruit et s’arrêta devant une porte. C’était là, sûrement.
  
  De la main gauche, il ouvrit puis entra, l’automatique pointé. Assis dans un fauteuil près de la fenêtre, l’albinos fumait un narguilé. Une bonne odeur de tabac blond emplissait la pièce. Sans se retourner, l’albinos posa une question en arabe. Hubert ne comprit pas, mais il dit très poliment :
  
  — As-salâm alek.
  
  Surpris, l’albinos tourna la tête et une intense stupéfaction déforma ses traits. Hubert eut l’impression qu’il pâlissait encore, ce qui pourtant devait être impossible.
  
  — Ne bougez pas, conseilla-t-il. Vous seriez mort avant d’avoir compris pourquoi et je serais le premier à le regretter.
  
  Instinctivement, l’albinos laissa tomber l’embout buccal du narguilé et leva ses mains livides. Hubert referma la porte et approcha de l’affreux bonhomme.
  
  — Levez-vous, ordonna-t-il. Mais faites en sorte que je ne perde jamais vos mains de vue…
  
  L’albinos obéit. Il était visiblement dépassé par les événements et il avait peur. Hubert crut bon d’expliquer, pour lui ôter toute envie de faire des bêtises :
  
  — Votre garde du corps est en bas dans la cave, incapable de vous rendre le moindre service avant longtemps. Ne comptez plus sur lui… D’autre part, si vous m’obligez à vous tuer, les hommes qui sont dans le jardin n’entendront probablement rien. Je connais ce type de silencieux, il est très efficace. Ceci dit, allez vous appuyer du bout des doigts contre le mur et reculez vos pieds jusqu’à être complètement à bout de bras…
  
  Docile, l’albinos fit ce qui lui était demandé. Dans cette position, en porte à faux et en déséquilibre, un homme devient pratiquement inoffensif. Hubert tâta l’albinos un peu partout et le délesta d’un colt exactement semblable à celui pris à Zouhair, d’un silencieux et d’un poignard à lancer. À croire que l’armement était standardisé dans l’Organisation. Il trouva aussi un trousseau de clés qu’il reconnut et dans lequel était la clé du classeur métallique contenant le dossier Ferguson.
  
  — Redressez-vous, ordonna-t-il en reculant. Parfait… Nous allons descendre chercher le dossier dans le bureau en bas, vous marchez devant, je vous suis à bonne distance. Et dites-vous bien que si quelque chose accroche vous serez le premier mort… Allons-y.
  
  Ils quittèrent la chambre et descendirent. Hubert restait prudemment à trois pas derrière l’albinos. Ils arrivèrent dans le couloir. Rima brossait le carrelage. L’albinos la prit pour la femme de ménage et lui parla en arabe, au passage.
  
  — Qu’est-ce qu’il vous a dit, mon cœur ? s’enquit Hubert.
  
  — Il m’a dit d’aller prévenir les hommes dans le jardin, répondit Rima en français.
  
  De saisissement, l’albinos s’arrêta et son visage blafard se colora d’un rose malsain.
  
  — Ne vous laissez pas impressionner, ironisa Hubert. Continuez.
  
  Ils entrèrent dans le bureau. Par la fenêtre, Hubert aperçut un des hommes qui assuraient la protection dans le jardin, mais il ne regardait pas vers eux. Hubert lança les clés sur le bureau.
  
  — Prenez-les et sortez le dossier Ferguson.
  
  L’albinos prit les clés, ouvrit le bon tiroir, en tira l’enveloppe jaune.
  
  — Posez-la sur le bureau et retournez près du mur…
  
  L’albinos posa l’enveloppe sur le bureau, puis recula. Hubert vint prendre l’enveloppe, l’ouvrit d’une main et en vérifia le contenu sans cesser pour autant de surveiller son adversaire. Satisfait, il mit le tout dans une poche et dit d’un ton détaché :
  
  — Votre garde du corps m’a dit que le photographe n’était pas encore venu… J’en suis navré pour vous.
  
  Une brève lueur traversa les yeux roses de l’albinos. Hubert enchaîna :
  
  — Maintenant, vous allez nous aider à sortir…
  
  Il savait que l’albinos obéirait jusqu’au bout. Car le risque que les photocopies fussent ratées était si mince que cela ne pouvait en aucun cas valoir le sacrifice de sa vie. De toute façon, il était prévu que Hubert devait repartir avec le dossier et l’albinos, le voyant convaincu qu’aucune photocopie n’avait été prise, croirait lui jouer un bon tour…
  
  — Vous avez la clé de la grille ? questionna Hubert.
  
  L’albinos fit un signe affirmatif, reprit le trousseau qui pendait à la serrure du tiroir, isola une grosse clé et la montra.
  
  — C’est celle-ci, mais vous ne pourrez pas sortir. Il y a des hommes armés dans le jardin…
  
  — Quatre, je sais, répliqua Hubert. Reculez-vous.
  
  L’albinos obéit. Hubert vint prendre les clés.
  
  — Écoute-moi bien… Vous allez ouvrir la fenêtre et appeler vos quatre hommes ensemble pour les envoyer à la cave. Vous direz que votre garde du corps a des difficultés avec nous et qu’ils doivent tous aller lui prêter main-forte… Un instant !
  
  Il appela :
  
  — Rima, venez ici.
  
  La jeune femme apparut dans le cadre de la porte ouverte.
  
  — Vous avez entendu ce que je viens de lui dire ? s’enquit Hubert.
  
  — Oui.
  
  — Parfait.
  
  Il s’adressa de nouveau à l’albinos.
  
  — Si vous faites la moindre fausse manœuvre, si vous dites un mot de travers ou de trop, elle me préviendra et je vous tuerai aussitôt. Compris ? Allez-y.
  
  Hubert se déplaça pour ne pas être vu des hommes dans le jardin. L’albinos, avec une évidente bonne volonté, ouvrit la fenêtre et se mit à brailler dans sa langue maternelle…
  
  Hubert observait le visage de Rima, mais tout se passa bien. Quand l’albinos se tut, la jeune femme fit un signe de tête approbatif.
  
  Ils entendirent la porte d’entrée s’ouvrir, violemment poussée, puis la cavalcade des quatre hommes dans le couloir, en direction de la cave. En quelques enjambées, Hubert fut près de l’albinos qui ne se méfiait pas et l’assomma d’une terrible manchette.
  
  — Filons, dit-il à Rima.
  
  Ils sortirent en courant, traversèrent le jardin, atteignirent la grille, Hubert passa son arme dans la main gauche et mit la clé dans la serrure. Il y eut un léger accrochage et Hubert craignit pendant une seconde que l’albinos ne l’ait trompé, mais la clé tourna, la grille s’ouvrit.
  
  — Par ici, indiqua Hubert en partant à droite.
  
  Sa voiture était cent mètres plus loin, à l’endroit où il l’avait laissée en arrivant au milieu de la nuit. Il retrouva la clé de contact sous le siège. Rima s’installait en voltige. Il s’assit au volant, lança le moteur, surveillant dans le rétroviseur la grille de la maison de Kanaan. Il démarra et vira au premier carrefour sans avoir revu aucun des sbires de l’albinos. Sans doute ces imbéciles étaient-ils occupés à déficeler leur camarade et la femme de ménage qu’ils avaient retrouvés dans la cave…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  Une demi-heure plus tard, Hubert arrêta la voiture devant le « Park Hôtel », à Chtaura. Rima, toujours vêtue comme une paysanne musulmane, hésitait à descendre.
  
  — Ils ne me donneront sûrement pas votre clé, dit Hubert, et je ne peux donc pas vous apporter d’autres vêtements. Enlevez votre voile et allons-y gaiement. Nous n’avons qu’à dire que nous revenons d’un bal costumé…
  
  — À midi ? Comme c’est vraisemblable !
  
  — Alors, trouvez un autre truc, riposta Hubert agacé.
  
  — Bon, céda-t-elle. Allons-y.
  
  Ils sortirent de la voiture, sous les regards intéressés de deux chasseurs et d’un groupe de touristes américains. Très digne, Hubert prit les devants.
  
  — La femme musulmane marche toujours derrière son homme, murmura-t-il juste assez haut pour être entendu de Rima.
  
  Elle protesta, indignée :
  
  — Vous n’êtes pas mon homme et je ne suis pas musulmane.
  
  — Ça ne fait rien, décida Hubert avec superbe. Faisons semblant.
  
  Ils entrèrent dans le hall où d’autres clients de l’hôtel interrompirent leurs conversations pour les observer. Ils se dirigèrent à droite vers le bureau du concierge. L’employé reconnut Hubert et lui donna sa clé. Rima réclama la sienne. L’employé resta sans réaction. Alors, la jeune femme écarta son voile, découvrant son visage.
  
  — Mademoiselle Sabbag ! s’exclama le concierge.
  
  — Nous… Nous revenons d’un bal masqué, dit Hubert avec un clin d’œil entendu. Nous… Nous nous sommes un peu attardés.
  
  — Je… J’espère que vous vous êtes bien amusés, bredouilla le concierge.
  
  — Comme des petits fous, répliqua Rima en saisissant sa clé. Il y avait un type déguisé en albinos qui nous a fait rire aux larmes toute la nuit.
  
  — En albinos, tiens, s’étonna le concierge.
  
  — Oui, insista Rima. Même que celui-là (elle montra Hubert d’un pouce désinvolte) riait tellement qu’on a dû le plonger dans un bain froid.
  
  — Brrr ! fit Hubert. Ne m’en parlez plus.
  
  Ils marchèrent vers l’ascenseur et montèrent à l’étage. Rima réprimait mal une folle envie de rire.
  
  — Vous avez vu la tête du concierge ? C’était à mourir !
  
  Elle prit tout ce qu’il lui fallait dans sa chambre et rejoignit Hubert dans la sienne. Ils usèrent de la salle de bains, l’un après l’autre, et mirent des vêtements propres.
  
  — Nous avons déjà l’air d’un vieux couple, observa Rima, l’œil en coulisse.
  
  Hubert ne répondit pas. Ils descendirent. Hubert déposa l’enveloppe contenant le dossier Ferguson dans le coffre de l’hôtel. Surtout pour s’en débarrasser, car il ne croyait plus que les autres feraient quoi que ce soit pour le récupérer, puisqu’ils en avaient pris des photocopies.
  
  Ils allèrent au bar et burent respectivement un Old Crow-soda et un gin-tonic. Puis, ils s’installèrent pour déjeuner sur la terrasse face aux jardins de l’hôtel, avec une vue magnifique sur l’Anti-Liban. C’était le printemps et le soleil était déjà chaud.
  
  Quand ils en furent au dessert, Rima demanda :
  
  — On repart à quelle heure ?
  
  — Pour aller où ?
  
  — À Baalbek, quelle question ! Je suppose que vous n’avez pas l’intention de leur laisser les photocopies ?
  
  — Je n’en ai pas l’intention, en effet. Mais vous allez me faire le plaisir de m’attendre ici.
  
  Elle explosa.
  
  — Jamais de la vie ! Chaque fois que vous me quittez, il m’arrive des ennuis.
  
  Il haussa légèrement les épaules.
  
  — Oh ! n’exagérons rien. De toute façon, c’est terminé.
  
  Elle était indignée, ses yeux de gazelle lançaient des éclairs.
  
  — Bien sûr ! fit-elle. Vous supposez qu’ils vont se tenir tranquilles quand vous aurez repris les photocopies… Vous croyez ça… Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ils vont venir enlever de nouveau la petite Rima pour vous proposer encore un échange…
  
  — Ils pourront toujours courir, riposta-t-il.
  
  Elle pâlit.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez dire ?
  
  — Je veux dire, précisa-t-il tranquillement, que s’ils vous enlèvent encore je ne leur rendrai ni le dossier ni les photocopies pour vous récupérer.
  
  Elle devint rouge de colère.
  
  — Salaud ! siffla-t-elle. Vous me laisseriez torturer, assassiner, peut-être même violer… Oh !
  
  — Je n’ai pas dit ça, précisa Hubert avec un léger sourire. Je mettrais les documents à l’abri et après je m’occuperais de ces braves gens jusqu’à les convaincre de vous remettre en circulation. Je… Je sais me montrer assez persuasif, à l’occasion.
  
  Elle respira profondément, visiblement soulagée.
  
  — Excusez-moi, je retire ce que j’ai dit.
  
  — J’aime bien vous voir en colère.
  
  On leur apporta le café. Elle insista :
  
  — Alors, vous m’emmenez ?
  
  — Non.
  
  Elle parut accepter le refus. Hubert consulta sa montre. Il était deux heures un quart.
  
  — Je vais monter me reposer une heure, décida-t-il. Ce sera toujours ça de pris.
  
  Il avait la faculté de pouvoir dormir à n’importe quel moment, n’importe où et pour n’importe quelle durée. Une heure de sommeil lui permettait souvent de retrouver sa forme habituelle après vingt-quatre heures sans dormir. Il but son café, signa la note. Rima le suivit. Jusque dans sa chambre.
  
  — Allez chez vous, dit-il. Si vous êtes là, je ne pourrai pas dormir.
  
  — Pourquoi ? s’étonna-t-elle.
  
  — Parce que votre présence n’incite pas au sommeil. On ne vous l’a jamais dit ?
  
  Les yeux largement ouverts, très ingénue, elle s’étonna :
  
  — Non, c’est drôle ce que vous me racontez là… Et, peut-on savoir à quoi ma présence vous incite ?
  
  — Pas maintenant. J’ai besoin de toutes mes forces pour tout à l’heure.
  
  La porte était ouverte. Elle entra. Hubert décida brusquement d’en finir. Elle ne courait plus le moindre risque, il en était persuadé. Il pouvait donc couper les ponts et le plus tôt serait le mieux, avant que l’on ne commence, de part et d’autre, à faire du sentiment.
  
  — Rima !
  
  Elle fronça les sourcils, inquiète.
  
  — Qu’est-ce que je vous ai fait ?… C’est la première fois que vous m’appelez Rima.
  
  — Il faut que je vous avoue quelque chose… Avant-hier soir, votre enlèvement, votre exécution interrompue à la dernière seconde… C’était de la comédie.
  
  Effarée, elle répéta, retenant son souffle :
  
  — De la comédie ?
  
  — Oui… Vous ne vouliez pas parler… J’ai monté ça moi-même pour vous mettre en condition… C’est moi qui ai payé vos agresseurs et… ils ne sont pas enterrés sur la plage… Ils sont bien vivants.
  
  Elle hésitait encore à comprendre. Elle était devenue très pâle. Brusquement, ses beaux yeux de gazelle se remplirent de larmes.
  
  — Vous… Vous avez fait cela, bredouilla-t-elle. Et… Et j’ai cru que… que… Oh !
  
  — Je ne vous connaissais pas, reprit-il. Dans mon métier, tous les coups sont permis…
  
  Elle le regardait, horrifiée.
  
  — Et moi, et moi qui étais presque… presque amoureuse de vous. Oh ! Jamais je ne vous pardonnerai !
  
  Elle tourna les talons et sortit en claquant la porte. Il l’entendit courir dans le couloir, entrer chez elle, flanquer la porte. Il n’était pas très fier mais un léger pinçon qu’il éprouvait au cœur le confirma dans l’idée que l’opération était nécessaire, même pour lui.
  
  Il poussa le verrou pour être tranquille, s’allongea sur le lit, fit le vide dans son esprit et s’endormit presque instantanément.
  
  
  - : -
  
  Il était un peu moins de quatre heures lorsque Hubert prit un ticket pour la visite des ruines de Baalbek à l’entrée devant les propylées. Il était en pantalon de toile et polo de lin écru, la tête protégée par une casquette élégamment enfoncée sur les yeux, eux-mêmes abrités derrière de larges lunettes à verre fumé. Il tenait à la main gauche un sac de toile bleue, semblable à ceux que distribuent les compagnies de transports aériens et s’appuyait de la droite sur une canne solide. Il marchait en boitant, la jambe droite complètement raide, s’aidant de la canne. Ce n’était pas un accident, simplement un camouflage. On reconnaît les gens plus à leur allure générale qu’à leur visage. Dans le sac, il transportait le colt 45 muni de son silencieux et un des poignards à lancer pris à l’ennemi.
  
  Il monta péniblement l’escalier monumental, franchit les propylées et déboucha dans la grande cour hexagonale. Il y avait beaucoup de touristes, dont certains agglutinés par groupes autour de guides braillant pour se faire entendre. Tous usaient de la pellicule à gogo, mitraillant tout ce qui se présentait dans l’objectif.
  
  Hubert contourna la cour hexagonale par la gauche et arriva dans la cour de l’autel. Il était très impressionné par le côté colossal de l’ensemble des ruines, mais il ne voulait pas se laisser distraire. Il avançait régulièrement, tirant derrière lui sa jambe raide. Il évita le grand escalier du temple de Jupiter et descendit à gauche, jetant un coup d’œil au passage sur les six colonnes encore debout.
  
  En bas, des touristes américains se faisaient filmer devant un panneau représentant deux mains enlacées, avec une inscription en arabe exaltant la contribution des États-Unis d’Amérique au relèvement et à la conservation des antiquités libanaises. Hubert s’arrêta un instant pour admirer le temple de Bacchus, le mieux conservé de tout l’ensemble.
  
  Il repartit, redoublant d’attention, prit encore à gauche. Un échafaudage était en place le long du temple avec un gigantesque élément de colonne suspendu en son centre, prêt à être remis en place sur son soubassement.
  
  Des gens étaient assis sur l’herbe, à l’ombre des arbres, dans la cour, face au temple où se déroulent chaque année les spectacles folkloriques du célèbre festival de Baalbek.
  
  Hubert regarda la tour mamelouk, partie de l’enceinte construite par les Arabes autour des monuments transformés par eux en forteresse, au XIIIe siècle.
  
  Il continua tout droit et alla s’asseoir assez loin sur une vieille pierre, derrière un groupe de touristes français réduits au silence par la majesté des lieux, ou par une fatigue excessive.
  
  Des gens pénétraient dans la tour, d’autres en ressortaient. De temps à autre, une silhouette apparaissait au sommet, sur la terrasse. En fait, très peu de visiteurs y montaient.
  
  L’albinos arriva très exactement à quatre heures vingt-sept. Hubert le vit entrer dans la tour. Il se leva aussitôt, et, renonçant à boiter, oubliant même sa canne, marcha sur les traces de l’adversaire.
  
  Il monta, jetant en passant un regard sans intérêt sur la grande salle qui sert chaque année de vestiaire aux artistes du Festival. Il atteignit rapidement le sommet, d’où l’on a une très jolie vue sur la ville et sur la montagne. Des fleurs jaunes poussaient dans les pierres. Hubert pivota sur lui-même et ne vit rien, tout d’abord.
  
  Il y avait à droite une petite construction sur la terrasse. Hubert marcha dans cette direction, vers le temple de Bacchus. L’albinos était là, près d’un homme qui avait une main posée sur un gros appareil photographique monté sur trépied.
  
  L’albinos comptait des billets de banque. Le photographe sortit d’une poche une petite boîte cylindrique en carton. Ils parlaient en arabe. Mais Hubert n’avait pas besoin de les comprendre pour savoir que les photocopies du dossier Ferguson se trouvaient dans la petite boîte. Il sortit le colt de son sac et le braqua sur les deux hommes.
  
  — Ne bougez pas, ou vous êtes mort.
  
  Surprise totale. Visiblement, l’albinos le croyait à cent lieues de là et le photographe, ne le connaissant pas, se posait des questions.
  
  — Lancez la petite boîte à mes pieds, lui ordonna Hubert.
  
  Il crut un instant que l’homme allait obéir, mais l’albinos qui s’était ressaisi prononça rapidement quelques mots en arabe. Dans la seconde qui suivit, le photographe jeta la petite boîte, de toutes ses forces, dans le vide. L’albinos voulut mettre à profit la diversion et sortit une arme de sous sa veste.
  
  Les réflexes d’Hubert étaient trop bien conditionnés pour qu’il pût se laisser surprendre de pareille façon. Son doigt pressa instinctivement la gâchette. Il y eut un « plouf » dérisoire et une petite étoile rouge se forma entre les yeux roses de l’albinos qui laissa tomber son automatique.
  
  L’albinos vacilla et tomba vers le photographe. Celui-ci, épouvanté, eut un mouvement de répulsion qui le jeta en arrière. Hubert le vit partir, mais ne put rien faire pour le retenir. Il y eut un hurlement terrible, puis le bruit atroce de l’écrasement, tout en bas, et les cris hystériques des touristes du sexe faible…
  
  Le cœur battant follement, Hubert pensa que ce n’était pas le moment de perdre son sang-froid. Il essuya très vite la crosse de son arme et la jeta près du cadavre de l’albinos. Il abandonna de même son sac et revint aussitôt par l’escalier…
  
  Des voix… Des gens montaient… Hubert recula, cherchant une cachette. Il faillit buter sur un petit mur protégeant une ouverture dans la terrasse. Il regarda, découvrit la salle vue en montant, avec ses loges de fortune formées de toiles tendues entre des piquets.
  
  Sans hésiter, il se glissa dans l’ouverture, se suspendit à bout de bras. Les gens arrivaient. Il lâcha tout.
  
  Une chute interminable. Il se reçut aussi bien que possible, tous ses muscles bandés, boula, se déploya, frappa le sol pour amortir l’onde de choc.
  
  Lorsqu’il se releva, il boitait vraiment, une cheville froissée, mais il était très satisfait de s’en sortir à si bon compte. Il quitta la salle, descendit. Un attroupement considérable s’était formé autour du corps. Hubert se glissa dans la foule, sans que personne fît attention à lui.
  
  Dans quelques instants, les gens sur la terrasse allaient voir l’autre cadavre. Ils pourraient témoigner qu’ils n’avaient rencontré personne en montant et la police croirait sans doute au début que le photographe avait lui-même tué l’albinos avant de tomber dans le vide, peut-être accidentellement.
  
  Mais, ce problème provisoirement réglé, il en restait un autre. La boîte contenant les photocopies devait se trouver quelque part dans les environs immédiats, peut-être sous les pieds de la foule. Hubert entreprit de contourner lentement la masse humaine, sondant le sol du regard. Soudain, quelqu’un lui toucha le bras. Il se retourna. C’était Rima, les yeux protégés, elle aussi, par des lunettes de soleil.
  
  — C’est ça que vous cherchez ? s’enquit-elle.
  
  Sa voix était plus basse, plus voilée encore que d’habitude. Elle lui tendait une petite boîte cylindrique en carton. Sans un mot, il prit la boîte, l’ouvrit, déroula vingt centimètres du film 24 X 36 qu’elle contenait…
  
  — C’est bien ça, reconnut-il, je ne sais comment vous remercier.
  
  Elle lui tendit la canne qu’il avait abandonnée sur le terre-plein avant de monter derrière l’albinos.
  
  — Prenez ça aussi. Je pense que ça vous aidera…
  
  Il prit la canne.
  
  — Merci, dit-il encore.
  
  Elle haussa les épaules, avec une désinvolture forcée.
  
  — Y a vraiment pas de quoi, répliqua-t-elle. Puis, elle tourna les talons et s’en alla. Il eut envie de la rappeler, mais il n’en fit rien.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  Hubert arrêta la Chevrolet devant le « Phœnicia-Intercontinental », descendit et laissa le voiturier faire son travail. C’était fini. Les documents avaient été détruits en présence de l’ambassadeur et les élucubrations de M. Ferguson ne présentaient plus aucun danger pour l’amitié libano-américaine. Le procès « P.P.S. » pouvait s’ouvrir…
  
  Hubert prit l’escalier roulant et arriva dans le hall, très animé. Il alla chercher sa clé, puis se rendit à la librairie où opérait une vendeuse pleine de charme. Il acheta plusieurs journaux, puis revint jusqu’au bureau de voyage afin de retenir une place dans le prochain « Jet » à destination de Washington.
  
  Il expliquait son cas à l’hôtesse lorsqu’il vit un chasseur se balader dans le hall en brandissant une pancarte portant son nom inscrit à la craie. On le demandait au téléphone. Il y alla. C’était Rima.
  
  — Bonsoir, dit-elle de sa belle voix basse, vous êtes bien rentré ?
  
  — Très bien, merci.
  
  — Comment avez-vous trouvé Baalbek ?
  
  — Extraordinaire ! L’Acropole d’Athènes est peut-être plus élégant, mais Baalbek… c’est fantastique.
  
  — Je suis contente que ça vous ait plu… Très contente… Et le Liban, comment avez-vous trouvé le Liban ?
  
  — Heu… J’ai été un peu bousculé depuis mon arrivée, mais je pense que le Liban est un des rares pays au monde où l’on peut se sentir heureux de vivre…
  
  Rima toussota.
  
  — C’est gentil… Et, les Libanaises… Que pensez-vous des Libanaises ?
  
  Nous y voilà, se dit Hubert. Il toussota, lui aussi.
  
  — Heu… Je n’en ai pas connu tellement et… depuis si peu de temps.
  
  — Il faudrait compléter votre information… Je veux bien vous aider. J’avais justement envie d’aller au casino, ce soir, et je n’ai personne pour m’emmener…
  
  Hubert soupira. Elle enchaîna :
  
  — J’étais sûre que vous accepteriez avec plaisir. Vous êtes très gentil. Nous dînerons au « Baccarat », vous connaissez ?
  
  — Heu… non.
  
  — C’est le « Night Club » du casino… C’est très joli… Des lumières tamisées, un orchestre.
  
  — Twist ? Ma cheville…
  
  — Plutôt « slow », si vous voyez ce que je veux dire…
  
  — Je vois, répliqua Hubert. Mais…
  
  — Je mets ma plus jolie robe et je passe vous prendre dans une demi-heure. OK. ?
  
  — O.K., capitula Hubert.
  
  Il raccrocha, souriant, puis marcha vers les ascenseurs pour monter se changer. L’hôtesse du bureau de voyage l’appela :
  
  — Monsieur… Votre réservation, que fait-on ?
  
  Hubert eut un geste qui en disait long sur les imprévus de l’existence.
  
  — On en reparlera demain, répondit-il, il sera bien temps.
  
  Au fond de lui-même, il était plutôt content.
  
  FIN
  
  Saint-Hubert
  
  Chantilly
  
  Juin 1962
  
  
  
  
  
  1 Dix-neuvième siècle avant Jésus-Christ.
  
  2 Grillage en bois fermant des fenêtres en encorbellement et permettant de voir la rue sans être vu.
  
  3 Extrait d'un récent numéro du journal « L’ORIENT », de Beyrouth.
  
  
  
  
  
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