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The Ouster Conspiracy

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  Titre original américain :
  
  
  
  THE OUSTER CONSPIRACY
  
  
  
  ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  
  
  
  
  No Condé Nast Publications, Inc. 1981.
  
  No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc.
  
  
  
  ISBN : 0-441-64426-0
  
  ISBN : 2-258-01230-9
  
  
  
  
  
  PROLOGUE
  
  
  Un petit homme sec coiffé d’un feutre gris sortit du building de l’Amalgamated Press, une épaisse serviette à la main, et prit place dans la Cadillac noire où l’attendait le général Stewart LeMans de l’US Air Force.
  
  Le chauffeur ferma la portière et retourna s’installer au volant. L’œil sur son rétroviseur, il glissa expertement la grosse automobile dans la circulation de Dupont Circle.
  
  Le silence fut rompu par le général LeMans qui, se retournant, lança un regard par la lunette arrière et dit :
  
  — Nous sommes suivis.
  
  — Escorte de protection. Ce sont nos hommes, répondit le petit homme.
  
  LeMans le fixa un long moment.
  
  — Herbert, fit-il, vous êtes sûr de ce que vous avancez ? Absolument sûr ?
  
  Une moue pincée se dessina sur la bouche sans lèvres d’Herbert Mandel, directeur administratif et responsable en second de l’AXE, le service le plus secret de l’US Intelligence.
  
  — Sûr et certain, affirma-t-il avec un petit hochement de tête. Et si vous croyez que j’en tire de la satisfaction, vous vous trompez, LeMans.
  
  — Bon Dieu de bon Dieu…, grommela le général en se tassant sur la banquette rembourrée. C’est… c’est incroyable…
  
  La Cadillac venait de couper Connecticut Avenue et approchait de Lafayette Square. D’un doigt décharné, Mandel tapota sa serviette.
  
  — Bien des gens auront du mal à le croire. Et pourtant…
  
  Détaché au siège de l’OTAN en tant que conseiller, LeMans avait été rappelé la veille sur la demande expresse de Mandel et n’avait été informé de la nouvelle que le matin.
  
  — Et qui est au courant en dehors de vous et moi ? questionna-t-il.
  
  — Personne. Je tiens à rendre personnellement compte au Président avant d’aller plus loin.
  
  — Il n’a donné aucun signe de vie ?
  
  — Aucun. Voici plusieurs mois que je m’emploie à rassembler les indices. Je l’avais interrogé il y a environ six semaines.
  
  — Et c’est pour cela qu’il a filé…
  
  — Exactement, confirma Mandel.
  
  Le chauffeur bifurqua dans Pennsylvania Avenue. Il fit encore deux cents mètres et vira pour engager son véhicule dans l’entrée de la Maison-Blanche puis s’arrêta en douceur devant le poste de garde. L’escorte poursuivit tout droit et alla se ranger à l’angle de la rue.
  
  Mandel actionna la vitre électrique, exhiba une carte officielle et annonça :
  
  — Nous sommes attendus par le Président.
  
  — Très bien, Sir, dit le garde en esquissant un salut.
  
  Quelques secondes plus tard, les grilles métalliques s’ouvrirent et la voiture pénétra dans l’enceinte.
  
  Les deux hommes furent immédiatement reçus dans le Bureau Ovale. Mandel ouvrit sa serviette et étala sur la table de travail présidentielle une demi-douzaine de documents portant l’en-tête : ORGANISATION DU TRAITÉ DE L’ATLANTIQUE NORD. ULTRA-CONFIDENTIEL. DIFFUSION RESTREINTE.
  
  — Ce lot est le dernier en date, monsieur le Président, déclara-t-il. Comme vous pouvez le constater, tous ces documents font partie de la série 700.
  
  Visiblement, LeMans ne s’attendait pas à ce coup de théâtre. Il resta un instant sans voix, le regard rivé sur les feuilles de papier.
  
  — Reconnaissez-vous ces pièces, Général ? demanda le Président.
  
  LeMans releva les yeux.
  
  — Oui, monsieur le Président, dit-il. C’est… confondant.
  
  — Ces documents sont bien classés top secret, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, monsieur le Président, fit à son tour Mandel.
  
  — Et où ont-ils été retrouvés ?
  
  — À Paris. Sur le corps d’un courrier du KGB, répondit le petit homme.
  
  Il feuilleta plusieurs liasses, cherchant l’emplacement des signatures. Le Président suivit des yeux les mouvements de son petit index parcheminé, puis demanda :
  
  — Quelles sont précisément vos conclusions, Mandel ?
  
  — Que David Hawk, directeur de l’AXE, vend ces documents aux Soviétiques, monsieur le Président. Et, d’après ce que j’ai pu établir, ce commerce dure depuis un an et demi.
  
  Le Président s’assit, fit pivoter son fauteuil vers la porte-fenêtre et laissa son regard errer sur la roseraie.
  
  — Monsieur le Président, reprit Mandel, j’estime qu’il faut agir de toute urgence !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  — Nous allons nous poser dans quelques minutes à l’aéroport national de Washington, annonce une voix d’hôtesse filtrée par un sirupo-diffuseur électronique. Mesdames et messieurs les passagers sont priés de bien vouloir éteindre leurs cigarettes et attacher leurs ceintures. La compagnie Southern Airways vous remercie de l’avoir choisie et vous souhaite un agréable séjour dans notre capitale.
  
  J’écrase sagement ma NC dans le mégotier de l’accoudoir et je laisse ma pauvre nuque fatiguée prendre un peu de bon temps contre l’appuie-tête. Comment vais-je lâcher le morceau à Hawk ? C’est la deux cent quatre-vingt-dix-septième fois que je me pose cette question. Et elle se termine toujours sur le même point d’interrogation. Et puis bof… Avec ou sans gants, de toute façon, il le prendra mal, c’est sûr.
  
  Une autre chose est sûre : avec la bombe que je m’apprête à faire péter dans le siège de l’AXE, les cancans de bureau vont avoir de quoi s’alimenter pendant un bon bout de temps. Et, malgré les vœux de notre charmante hôtesse, je sais que mon séjour à Washington sera loin d’être agréable. Quant au voyage, n’en parlons pas… Un calvaire ! Oh, je n’en veux pas plus à la Southern Airways qu’à une autre compagnie mais, avec cette nouvelle manie de fouiller tout le monde, je suis obligé de laisser mes armes dans la soute à bagages et je ne supporte plus de prendre l’avion. C’est bien simple, je me sens tout nu. Et, sur des sièges en skaï, ça n’est pas le grand confort…
  
  
  Ça fait quelque chose comme six semaines que ma belle mécanique à cogiter est occupée à temps plein par des considérations intéressant les deux personnes qui tiennent la tête de mon hit-parade amoureux. À savoir, moi-même et Kazuka Akiyama, une demoiselle que j’ai connue à Tokyo.
  
  Kazuka… adorable Kazuka. Elle était fiancée à l’un de mes meilleurs amis, Owen Nashima, directeur des opérations de l’AXE au Moyen-Orient. Il y a quelques années, Owen s’est fait liquider et Hawk m’a chargé de l’enquête. C’est à cette occasion que j’ai rencontré Kazuka. D’abord, j’ai simplement cherché à la réconforter, parole de scout ! Et puis, de fil en aiguille…
  
  Qu’est-ce qui me tombe dessus ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que j’en pince comme jamais. Elle me hante. Je la vois, délicieuse à croquer, devant le petit temple shintoïste, près de chez son oncle. C’est là qu’on a fait connaissance. Quand je dis qu’on a fait connaissance, on a fait connaissance. À fond. Ça nous a pris cinq jours pleins. Et cinq nuits.
  
  Où j’en étais, déjà ? Ah oui. La semaine dernière, je l’ai appelée à Tokyo, où elle dirige l’antenne de l’AXE. Vous me croirez si je vous dis que je lui ai demandé sa main ? Non, bien sûr, ça n’est pas du N3, ça. C’est pourtant la vérité vraie, parole de moi ! Y a plus de N3. Fini. Vous allez bientôt le rencontrer dans les grands magasins, au rayon layette, en train de regarder les prix.
  
  Et si encore elle avait eu le bon goût de m’envoyer balader… Mais pas du tout. Je devinais ses larmes zaux zyeux quand elle m’a répondu d’une voix zémue :
  
  — D’accord, Nick. À une condition seulement. Mais j’y tiens.
  
  — Je t’écoute, ma geisha d’amour. Tu sais que je suis prêt à tout pour toi.
  
  — Voilà : on lâche le business tous les deux.
  
  Et pan ! Gobe ça ! Sur le coup, ça m’est resté un peu en travers et je n’ai rien répondu. Et puis, tout doucement, ma manufacture à coups de génie s’est remise à produire, et je me suis dit : « Bon sang mais c’est bien sûr ! C’est ça que tu attendais, Nick ! Et rien d’autre. » Voilà où j’en suis. Je crois qu’elle a raison, ma petite poupée nippone. Ça commence à bien faire. Je me suis payé plus de cent tours du monde. Et pas en touriste. Combien de fois ai-je failli décrocher une médaille posthume ? Impossible à dire. Combien de croque-morts me doivent leur prospérité ? Je n’ose même pas essayer de le savoir.
  
  En plus de ça, au check-up de l’an dernier, le toubib de l’AXE m’a passé aux rayons X des doigts de pied à la racine des cheveux et m’a déclaré en se marrant que ça lui faisait penser à une termitière. Je me suis marré aussi. Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ? Seulement je me disais que l’heure de la retraite sans flambeau était peut-être arrivée…
  
  Revoilà Kazuka qui vient se promener devant moi en panavision. La vache ! Ça me cogne partout en dedans. Et puis pouf ! court-circuit et c’est la tête de Hawk qui apparaît. Beuh… malgré toute l’estime que j’ai pour le boss, c’est quand même beaucoup moins enthousiasmant.
  
  — Très bien, Carter, me dit-il. Si c’est ce que vous voulez, allez-y, partez ! Je ne peux pas vous retenir. Sachez seulement que vous me décevez beaucoup et que je ne veux plus jamais entendre parler de vous.
  
  Bon Dieu ! Et voilà le célèbre N3 qui se met à transpirer comme un gras-du-bide dans un sauna…
  
  Les pneus du DC9 frappent le revêtement de la piste. J’ouvre les paupières. Et la question est toujours là. Hawk ou Kazuka ? Quand même, si je commence par accepter ça d’elle, jusqu’où ça va aller ? Est-ce que ça n’est pas mettre le doigt dans l’engrenage ?
  
  Je suis en train d’agiter tout ça dans ma pauvre tête malade en traversant la zone d’embarquement bourrée de passagers qui attendent qu’on leur ait vidé l’avion. Je me dirige vers l’arrivée des bagages un peu comme un zombie, sans faire attention à ce qui se passe autour de moi. Erreur, Nick. Jusqu’à nouvel ordre, tu es encore le tueur d’élite N3 et tu aurais dû repérer ce grand type qui s’écarte de la foule et te fonce dessus avec une canne à pommeau ouvragé.
  
  — Monsieur Carter ! Monsieur Carter !
  
  Je me retourne. L’hôtesse court à ma rencontre en me tendant un bouquin que j’ai oublié dans l’avion.
  
  Et vlac ! La voilà qui embrasse le type à la canne. L’ennui c’est que ce n’est plus une canne qu’il a dans la main mais une longue épée effilée.
  
  Le type essaie de l’écarter. Elle le regarde avec de grands yeux ronds. Il la pousse d’un coup sec mais elle perd l’équilibre et lui tombe dans les bras. Qu’est-ce qui lui passe par la tête ? Il panique ? Il pense qu’elle cherche à s’interposer ? En tout cas, il lui plante sa lame dans le corps.
  
  — Monsieur Carter…, bredouille encore la fille.
  
  Puis ses jambes se dérobent sous elle. Elle tombe.
  
  Le tueur fait demi-tour et déguerpit comme s’il avait le feu aux fesses. Et il l’a, par mon intermédiaire. Manque de chance, une demi-douzaine de curieux attirés par le foin rappliquent sur les lieux. Je me retrouve nez à nez avec une impressionnante dondon. J’essaie de l’esquiver par la droite mais c’est justement de l’autre côté qu’elle comptait me libérer le passage. Un bang supersonique dans mes oreilles et je me retrouve en train de flirter avec la matrone au milieu d’un fatras de sacs de boustifaille en papier brun.
  
  Le temps de m’extraire et de me remettre les yeux en face des trous, l’autre a disparu. Je sais que ce n’est pas la peine de le chercher dans le terminal bondé. Je retourne vers l’hôtesse.
  
  Un agent au sol de la compagnie est déjà là. Il l’a prise dans ses bras. De grosses larmes coulent de ses yeux éberlués.
  
  — Susan… Susan, sanglote-t-il, la voix étranglée. Mais pourquoi ? Pourquoi ?
  
  Inutile d’aller regarder de plus près. Elle est morte. Le fer lui a visiblement traversé le cœur. De toute évidence, le repasseur à la canne-épée n’est pas venu ici pour refroidir une belle hôtesse. Normalement, c’est moi qui devrais être par terre, étalé dans une flaque de sang.
  
  Apparemment, je ne suis pas le seul à avoir tiré cette conclusion car on commence à me reluquer avec un mélange de crainte et de curiosité.
  
  La police va arriver d’un instant à l’autre et je n’ai aucune envie d’être la vedette de la corrida qui va suivre. Les gens qui n’ont pas l’habitude de ce genre de situation mettent toujours un bon moment à réagir ; je le sais par expérience. Aussi, je me fais la tronche du badaud qui en a assez vu et je m’éloigne dans le couloir.
  
  Comme je m’y attendais, personne n’intervient. Quand les enquêteurs seront là, ils auront droit à une douzaine de descriptions différentes de moi et de l’homme à la canne.
  
  Quant à moi, j’ai eu largement le temps de le photographier avant qu’il ne s’éclipse. Il a une tête que je ne suis pas près d’oublier. Des traits massifs et sinistres. J’ai aussi remarqué ses sourcils épais et ses yeux enfoncés. Un Balte ? Un Hongrois ? Un Allemand de l’Est ? Peut-être même un Soviétique européen…
  
  Un flic passe en courant, suivi d’un autre qui cause dans un talkie-walkie avec un débit qui ferait blêmir d’envie un commissaire-priseur de foire aux bestiaux. Une seconde plus tard, j’ai franchi le poste de sécurité de la zone d’embarquement et je prends l’escalier roulant qui descend vers le hall.
  
  À mi-chemin, je mets ma cravate dans ma poche et j’enlève ma veste, que je pose négligemment sur mon avant-bras. Puis je me colle des lunettes de soleil sur le nez. Même si, par un hasard extraordinaire, un des témoins donne un signalement à peu près correct, ce léger changement va me permettre d’être tranquille le temps de récupérer mes bagages et de prendre un taxi.
  
  Je viens tout juste d’arriver en bas quand je repère Herbert Mandel, le second de Hawk, en train de tailler la bavette avec un type de la sécurité de l’aéroport. Il se retourne, me voit et me fait signe.
  
  Ça fait dix ans que Mandel est entré à l’AXE. D’après ce que je sais, il sortait de Harvard et a été pistonné par Henry Kissinger dont il est l’ami. Pendant un temps, il a dirigé le service du personnel, puis la supervision des services et il a fini par être nommé directeur-adjoint des opérations. C’est le sous-dabe après Hawk.
  
  A priori, je n’ai rien contre lui, mais ça n’a jamais vraiment accroché entre nous. Je crois que ça remonte à l’époque où il était à la tête du service du personnel et se croyait obligé de pinailler sur ma façon de dépenser les sous de l’AXE.
  
  Mandel finit par me rejoindre et on opère la jonction par l’intermédiaire d’une poignée de main.
  
  — Content de vous revoir ici, Carter. Avez-vous fait bon voyage ? demande le petit bonhomme.
  
  Moi, je me demande pourquoi il est venu m’attendre. Mais j’ai d’autres soucis pour l’instant que de lui poser la question ou de lui confier mes impressions sur le vol.
  
  — L’accueil a été un peu dur. Un individu a essayé de me faire la peau.
  
  Mandel devient bleu comme un Schtroumpf. Il se hausse sur la pointe des pieds et jette un coup d’œil par-dessus mon épaule.
  
  — Il a filé, dis-je. Mais il a tué une jeune hôtesse qui se trouvait entre nous. Dès que nous serons au siège, j’établirai une fiche signalétique et je ferai un croquis descriptif. Ce salaud ne s’en tirera pas comme ça, c’est moi qui vous le dis ! Il se passe quelque chose de spécial dont vous venez m’informer ?
  
  C’est à ce moment-là seulement que je remarque les traits tirés de Sa Majesté. C’est comme ça qu’on l’a surnommé dans le service, à cause de ses initiales. Chez nous, HM, ça veut dire His Majesty.
  
  — Quelque chose de très spécial, répond-il. Mais ne restons pas ici. Ma voiture attend dehors. On fera suivre vos bagages.
  
  Sans plus d’explications, il démarre vers la sortie. Je lui emboîte le pas. Une curieuse sensation commence à me tire-bouchonner les boyaux. Qu’est-ce qui se passe encore par ici ? Je ne sais pas, mais j’ai dans l’idée qu’il va y avoir du vilain…
  
  *
  
  * *
  
  — Que savez-vous sur l’OTAN ? questionne Sa Majesté dès qu’on s’est posés sur la banquette arrière de sa limousine.
  
  Intrigué, je le défrime du coin de l’œil. Est-ce qu’il a l’intention de jouer à vingt questions avant d’annoncer la couleur de la mission qu’on entendait me confier ? Je réponds quand même. Histoire de voir.
  
  — C’est l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, Chef. Le Pacte Atlantique a été conclu en 48, je crois.
  
  Il a horreur qu’on l’appelle chef. Je rigole dans ma barbe en le regardant froncer les sourcils. C’est bête mais ça me change un peu les idées.
  
  — En 49, rectifie-t-il d’un ton sévère.
  
  — Très juste, Chef. Notre agent de liaison là-bas est Bob Burns. J’ai fait équipe avec lui il y a quelques années. Un type comme ça !
  
  Mandel approuve d’un hochement de tête renfrogné.
  
  — Mais l’organisation proprement dite ? Qu’en connaissez-vous ?
  
  Ça commence à titiller sérieusement le baroudeur endormi, toutes ces petites questions. J’ai comme qui dirait l’impression que je vais repiquer au truc. Oh, juste une toute petite dernière fois… Ça ne mange pas de pain…
  
  — Pas grand-chose, fais-je. Les grosses huiles de l’organisation forment ce qu’on appelle le Conseil de l’Atlantique Nord. En dessous, il y a le Secrétaire-Général de l’OTAN, son équipe, et puis la Commission militaire. Ma science s’arrête à peu près là, Chef.
  
  — Et les documents classés ? interroge le sous-dabe.
  
  Je hausse les épaules.
  
  — La série 100 concerne la coopération avec le bloc communiste. La série 200 la répartition des forces armées de ce même bloc communiste…
  
  Il me coupe.
  
  — Et la série 700 ?
  
  Là, je déglutis une demi-douzaine de fois et je me tourne vers lui avec des yeux en boules de loto. Une petite goutte de sueur perle au-dessus du trait gris qui lui sert de lèvre supérieure. Je ne peux pas m’empêcher de penser que, s’il est amateur de tequila, il ne doit pas avoir besoin de réclamer la salière. Hop ! un petit coup de langue et ça remplace. Je reviens vite à la gravité de la situation :
  
  — C’est la plus importante, Chef. Les numéros inférieurs concernent la puissance de frappe nucléaire de l’OTAN, et les chiffres supérieurs la capacité des États membres à soutenir une agression atomique.
  
  — Exact, confirme Mandel. Et la diffusion ?
  
  — Aux pays membres. Les chefs d’État.
  
  — Et aux USA ?
  
  Je redéglutis.
  
  — Le Président, pour commencer. Euh… tous les documents sont bien classés ultra-confidentiels ?
  
  Sa Majesté hoche la tête.
  
  — Alors, d’abord le Président. Puis les membres du commandement suprême interarmées. Les secrétaires d’État à la Défense et à l’Intérieur. Les chefs de la CIA et de l’AXE. Peut-être le conseiller à la Sécurité nationale. Et sûrement notre représentant à la commission militaire de l’OTAN.
  
  Sa Majesté rehoche la tête. Et c’est seulement là que je remarque une chose : on n’a pas tourné dans la Trente-troisième Rue après le pont du Mémorial d’Arlington. Tiens, on ne va pas au siège. Bizarre, bizarre… Le chauffeur remonte Bacon Drive puis bifurque dans Constitution Avenue. Je m’enquiers :
  
  — Où allons-nous, Chef ?
  
  — À la Maison-Blanche, chuchote l’interpellé comme s’il me racontait son dernier coup de canif dans le contrat. Le Président veut vous voir.
  
  — Mazette ! fais-je.
  
  Et je le pense. C’est sûr, ça va chauffer. Surtout s’il s’agit d’une embrouille autour des documents de la série 700, les plus farouchement protégés par l’OTAN.
  
  Je me cale confortablement dans le dossier, j’allume une cigarette et je tire une grande bouffée. Pas la peine d’user ma salive à cuisiner Sa Majesté. S’il avait eu envie de m’en dire plus, ce serait déjà fait.
  
  *
  
  * *
  
  Le Président préside – et c’est bien normal – au milieu de la grande table de la salle du Conseil. Il est encadré par le conseiller à la Sécurité nationale, le commandant en chef des armées et les secrétaires d’État à la Défense et à l’Intérieur.
  
  Face à lui, sont assis l’amiral Walter Haiger, directeur de la CIA, et le général de l’US Air Force Stewart LeMans. Il y a deux chaises libres à la droite de Haiger. Il nous fait signe de les prendre.
  
  — Qu’avez-vous déjà dit à Carter, Herbert ? demande-t-il.
  
  — Rien, monsieur le Président. Je lui ai simplement demandé ce qu’il savait sur l’OTAN et les documents classés.
  
  J’interviens :
  
  — J’ignore encore de quoi il s’agit, monsieur le Président. Mais je pense que vous devriez savoir une chose : on a essayé de me tuer à mon arrivée à l’aéroport.
  
  Tout le monde a l’air estomaqué. Sauf Mandel, qui est déjà au parfum, et le Président, qui a l’air plutôt contrarié.
  
  — Savait-il que vous aviez convoqué Carter ? demande ce dernier.
  
  — Cela va de soi, monsieur le Président, fait Sa Majesté.
  
  — Diable ! commente le Président.
  
  Il se cale bien contre le dossier de sa chaise, et enchaîne :
  
  — Une liasse de documents de la série 700 a été retrouvée en France sur le cadavre d’un courrier du KGB. Cela remonte à trente-six heures. L’homme a été tué par une voiture, visiblement en se rendant à l’aéroport d’Orly. Il avait une réservation sur un vol à destination de Helsinki. De Finlande, il lui était facile de franchir la frontière.
  
  — Avec le contingent de diplomates soviétiques que le gouvernement français vient d’expulser, on aurait pu croire que le réseau mettrait un certain temps à se reconstituer…
  
  — On aurait pu le croire, Carter, acquiesce le Président. Mais vous pensez bien que les agents du KGB ne vont pas eux-mêmes chercher leurs renseignements à Bruxelles.
  
  — Naturellement, fais-je. Donc quelqu’un vend les documents de l’OTAN aux Russes.
  
  Le Président hoche la tête.
  
  — Exact. Et, d’après l’enquête réalisée par Mr Mandel, cela dure depuis environ un an et demi.
  
  Mon petit doigt ne m’avait pas menti. Ça chauffe dur.
  
  — Et ma mission consiste à découvrir le coupable, dis-je.
  
  Cette fois, le Président secoue la tête :
  
  — Nous connaissons son identité.
  
  — Qui est-ce, monsieur le Président ?
  
  Il ne répond pas tout de suite. Je le regarde. Il a l’air mal à l’aise, hésitant. Le Président ! Ça m’en bouche un sacré coin. Houlala, ça sent le roussi ! Qu’est-ce qu’il va bien m’annoncer pour faire une tête pareille ? Ça y est, il me balance :
  
  — Nous avons la preuve indiscutable que David Hawk vend des documents de la série 700 aux Soviétiques. Mr Mandel le soupçonnait depuis déjà un certain temps et, il y a douze heures, votre ancien directeur a disparu.
  
  J’ai l’impression que le lustre vient de me dégringoler sur le crâne. J’ai des points lumineux devant les yeux. Ça cogne contre mes tempes et dans mes oreilles. Je m’accroche à ma chaise pour ne pas basculer. Le Président continue de parler.
  
  Il raconte quelque chose comme quoi Mandel est venu le trouver personnellement pour qu’on ne puisse pas penser à une machination visant à détrôner Hawk. Mais je ne l’entends pas vraiment.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Il est un peu plus de quatorze heures quand on ressort de la salle du conseil. Mandel trottine d’un pas ferme vers sa limousine. Je marche derrière lui, hébété comme un boxeur qui vient de se relever d’un KO.
  
  Pour la première fois de ma vie, je prends conscience que le père Soleil se trouve bien à cent cinquante millions de kilomètres. Il en met un sacré rayon, pourtant. Il fait beau, et bleu comme jamais. Mais moi, j’ai l’impression d’avoir été parachuté en T-shirt et boxer short à quelques encablures du cercle polaire.
  
  Je me racle la gorge et je demande :
  
  — Quelqu’un est au courant, au siège, à part vous et moi ?
  
  — Personne, répond Mandel en prenant place dans la voiture. Et j’entends que cela reste ainsi. Tout au moins, jusqu’à nouvel ordre.
  
  — Et quelle est l’explication officielle ?
  
  Mandel presse un bouton. Une paroi de verre insonorisant s’élève entre le chauffeur et nous.
  
  — Il n’y en a pas, fait-il. Il est en mission, voilà tout.
  
  Je regarde à l’extérieur. Hawk ! Le boss ! Retourner sa veste ! Non, impossible. Ça ne colle pas. Il doit y avoir un coup fourré quelque part.
  
  Comme s’il lisait mes pensées dans une boule de cristal, Mandel reprend :
  
  — Vous avez vu les documents de vos yeux, N3. Tous portent la signature de Hawk.
  
  — Comment êtes-vous sûr que ce ne sont pas des faux ? dis-je en me retournant vers lui.
  
  — Nous les avons fait comparer par le labo avec d’autres papiers signés de sa main.
  
  — Je croyais que nous étions les seuls à être au courant…
  
  — J’ai présenté la chose comme un exercice. J’ai découpé les signatures en les numérotant et je leur ai demandé de détecter les contrefaçons. Résultat négatif. Elles étaient toutes authentiques.
  
  — Et que suis-je censé faire ? Lui extorquer des aveux ? Le torturer, peut-être…
  
  — Non, répond posément Mandel, l’éliminer.
  
  Pendant une seconde, je me demande si j’ai bien entendu. Mais le petit homme balaie vite toute forme de doute de mon esprit :
  
  — Si vous le ramenez et qu’il avoue – ce dont je doute fort –, c’en est fini du service. Évidemment, nous éviterions le procès public mais jamais l’AXE ne résisterait aux retombées d’une affaire de cette envergure.
  
  — Vous me demandez de tuer l’homme pour qui j’ai travaillé toute ma vie ?
  
  — C’est pour votre pays que vous travaillez. Et puis j’ai rappelé Robert Burns de Bruxelles. Si vous ne pouvez vous résoudre à exécuter Hawk vous-même, il vous aidera.
  
  C’est la meilleure de l’année, celle-là ! Il faut que j’aille débusquer Hawk comme un chien de meute pour que Bob s’offre un carton sur lui… Je sens la moutarde me monter au nez :
  
  — Quoi ! Vous voulez que je prenne Bob par la main pour l’emmener descendre le boss !
  
  — Écoutez, N3, d’abord cessez de l’appeler le boss. Cela fait, euh… mauvais effet. Ensuite, calmez-vous. C’est la seule solution propre. Et je ne vois que vous pour réussir cette mission. Vous le connaissez mieux que quiconque. Le Président et moi lui avons déjà envoyé plusieurs limiers aux trousses. Chou blanc total. Il est trop fort.
  
  J’approuve d’un air absent :
  
  — C’est le meilleur.
  
  — Si un homme a une chance de le dénicher, c’est vous. Et il est indispensable de le faire disparaître. Soyez prudent, N3. Pas de bavure. Efforcez-vous de balayer vos sentiments. Examinez la situation froidement, uniquement avec votre esprit.
  
  Froidement… Là, Votre Majesté, vous m’en demandez un peu beaucoup.
  
  On reste silencieux pendant le reste du trajet. Arrivé à mon appartement de Chevy Chase, j’ouvre la portière et je descends. C’est seulement à ce moment que Mandel m’expose :
  
  — Burns devrait arriver chez vous d’ici une heure au plus. Vous avez un budget illimité pour cette opération. Et un seul impératif : faire le plus vite possible.
  
  — Et mes affaires ?
  
  — Elles sont déjà là-haut, me dit Mandel.
  
  La voiture s’éloigne du trottoir. Il baisse la vitre et ajoute :
  
  — Bonne chance !
  
  Bizarre, j’ai l’impression qu’il a crié ça pour la forme. Sans conviction. Si ça se trouve, il pense aussi qu’il y a quelque chose de pas clair là-dessous. C’est sûrement ça, il m’a transmis l’ordre parce que sa position l’y oblige mais, dans le fond, il espère que je vais me planter.
  
  Je regarde la grosse bagnole s’en aller lentement. Elle me fait penser à un corbillard. Puis je rentre dans l’immeuble et je monte chez moi.
  
  Ça pue le renfermé dans la turne. Normal, depuis un mois et demi que je n’y ai pas mis les pieds. Ma valise est posée par terre, au milieu de la salle de séjour. Je la cueille et j’entre dans la chambre. Le gars Burns est peinardement installé sur mon lit en train de lire un canard. Il porte un costard gris souris, style vieux continent, et des bottines lustrées comme c’est pas permis. Une vraie gravure de mode.
  
  — Salut, vieille branche ! fait-il. Désolé d’être entré comme ça mais il paraît qu’on ne te fait pas entièrement confiance pour ce business. Tu sais ce que c’est que les ordres… Note que j’ai quand même sonné avant. On ne sait jamais. Au cas où tu aurais oublié ta fiancée en partant.
  
  Et il se met à rigoler. Moi, j’ai le boyau de la rigolade un peu coincé. Je pose ma valise sur le lit et j’en sors la mallette de cuir qui contient mes trois meilleurs copains : Wilhelmina, mon Lüger de 9 mm, Hugo, mon stylet à détente automatique, dans son étui de chamois, et Pierre, une petite bombe à gaz en forme d’œuf que je trimballe comme un troisième bijou de famille, si vous voyez ce que je veux dire…
  
  Je me dirige vers la salle de bains en lui demandant d’un ton détaché quand on l’a mis au parfum.
  
  — Cette nuit, répond Burns.
  
  J’installe mon petit monde en place après avoir vérifié que tout est en état de marche et je me sens beaucoup mieux.
  
  Je rentre dans la chambre à coucher et j’annonce :
  
  — Confiance ou pas, Bob, sur ce business-là, je travaille en solo. Tu me suis ?
  
  Il ouvre une grande bouche idiote. Puis il lâche son canard et glisse rapidement la main dans sa veste.
  
  — Tu fais du retard à l’allumage, Bobbie, dis-je en le visant entre les deux yeux. Bouge pas, j’aurais des remords. J’ai dit que je travaillais seul. Et je crois être assez convaincant.
  
  Burns hésite un long moment puis, lentement, il retire la main de sa veste. Il hausse les épaules.
  
  — OK. Tu m’as eu. Pour cette fois.
  
  Je m’informe :
  
  — Quels sont tes ordres ?
  
  — De te coller au train jusqu’à ce qu’on ait retrouvé Hawk.
  
  — Et ensuite ?
  
  — De le descendre, si tu ne veux pas le faire.
  
  — Si je refuse de coopérer ?
  
  Burns lève la main gauche et se frotte le sourcil. Brusquement il a l’air très mal à l’aise dans ses bottines.
  
  Je fais un pas vers le lit.
  
  — Alors, Bob ? Si je refuse de coopérer, quels sont tes ordres ?
  
  — Si tu refuses de coopérer, ça veut dire que sois tu défends Hawk, soit tu es de connivence avec lui. C’est ce qu’on m’a dit.
  
  — Et, dans ce cas-là, tu as l’ordre de me descendre aussi.
  
  — Ben ouais, admet-il en hochant la tête.
  
  Je fais un signe vers la porte d’entrée.
  
  — Je suppose qu’il y a un ange gardien dehors.
  
  — Trois, m’apprend Burns. Enfin trois équipes… Un tandem devant, un tandem par-derrière et le dernier sur le toit.
  
  Hé, je vois qu’on fait les choses en grand pour N3.
  
  — Tu as une idée de l’endroit où se planque le vieux ?
  
  — Non. On comptait sur toi pour ça. On est pratiquement sûrs qu’il n’est pas sorti du pays. En tout cas pas par des moyens normaux.
  
  C’est tout ce que je voulais savoir. J’ai une petite idée, moi, sur l’endroit où il pourrait se trouver. Et mon nez me dit qu’il s’attend sans doute à me voir débarquer. Seul, bien entendu.
  
  Je demande quelques précisions :
  
  — Ceux du dehors, qu’est-ce qu’ils savent au juste ?
  
  — Rien en ce qui concerne Hawk, fait Burns, de plus en plus dans ses petits souliers. On leur a raconté qu’on avait des doutes sur toi et qu’on montait une opération pour tester ta loyauté. Si tu essaies de te tirer, ils ont l’ordre de te coincer. C’est tout.
  
  — Parfait. Je vais te fausser compagnie. Si ça peut te faire plaisir, je crois savoir où il est. Déboutonne ta veste. Tout doucement.
  
  Il me regarde d’abord d’un air ahuri puis une lueur traverse ses yeux et il plisse les paupières.
  
  — Fais pas le con, Bob ! Je t’ai toujours considéré comme un pote et, comme je t’ai dit, ça me ferait vraiment mal au cœur de te refroidir. Tu crois que ça vaut la peine de jouer les héros pour récolter une dragée au milieu du front ?
  
  Je le fixe droit dans les yeux, surveillant ses mouvements. À son air, j’ai l’impression qu’il ne va pas tenir compte de mon avertissement. Puis il me grimace un grand sourire jaune et déboutonne sa veste. Il écarte le pan de gauche pour me montrer un Police Spécial 38 engoncé dans un gros holster réglementaire. Sacré Bob. Un brave type. Capable même. Mais ce n’est pas l’imagination qui l’étouffe.
  
  Je lui ordonne :
  
  — Pose ton soufflant sur le lit et lève-toi lentement.
  
  Il s’exécute. J’aime autant, ça m’évite de le faire moi-même. Mais en se levant, il me déclare :
  
  — Tu ne sortiras pas d’ici seul. Et ne compte pas sur moi pour t’accompagner dehors. Pas question.
  
  — Je n’en demande pas tant, Bob. Tout ce que je veux, c’est que tu passes tranquillement dans la salle de séjour.
  
  — OK, Nick. Mais, je te le redis, je n’irai pas plus loin !
  
  — Arrête ta chanson et va dans la salle de séjour. Ça me suffit.
  
  J’empoche son arme et je le suis dans la pièce où je lui fais signe de s’asseoir dans un fauteuil. Quand il est installé, je vais écarter les rideaux. Effectivement, deux types dans une conduite intérieure bleue banalisée surveillent l’entrée de l’immeuble. Ils sont aussi discrets qu’un gratte-ciel au milieu du désert.
  
  Je fais le tour de la pièce en allumant toutes les lumières. Le beau Bob me regarde faire comme si j’étais le père Fouettard en personne. Mais il ne bouge pas et c’est très bien comme ça.
  
  Ensuite, je vais déverrouiller la porte et je retourne à la fenêtre pour ouvrir les rideaux en grand. Dans la voiture de surveillance, je vois un des deux types lever les yeux vers ma fenêtre.
  
  — Qu’est-ce que tu fous ? s’étonne Burns.
  
  J’attrape une lampe sur une petite table et la balance dans les vitres. Ça explose avec un barouf digne d’une collision en chaîne sur l’autoroute et la lampe atterrit dans la rue.
  
  — Maintenant, Bob, écoute-moi bien. Je n’ai qu’une minute devant moi alors je n’aurai pas le temps de te le répéter deux fois. Ça y est, tu t’es décrassé les feuilles ? Voilà. Je vais aller trouver le père Hawk. Si c’est lui le vendu, je lui réglerai son compte moi-même, je suis assez grand. Sinon, je rechercherai le pourri qui a fait ça et qui essaie de le charger. Vu ?
  
  Il hoche la tête sans répondre. Quelques secondes plus tard, on entend des bruits de pas sur le palier. Je m’assieds dans un fauteuil, face à la porte, le Lüger dans la main droite, planqué le long de ma cuisse. Burns se raidit et crispe les mains sur les accoudoirs. Je l’avertis, calmement et fermement :
  
  — Si tu mouftes, tu es un homme mort.
  
  La porte s’ouvre brusquement et un type fait irruption dans la pièce, l’arme au poing. Tête connue. Je l’ai déjà vu traîner dans les couloirs de l’AXE. Mais il était plus frais. Aujourd’hui, son nœud de cravate pendouille et il aurait bien besoin d’un coup de rasoir sur les joues. Je me demande depuis combien de temps il pique-nique dans sa bagnole devant ma porte.
  
  Comme personne ne dit rien, il se fige sur le seuil et nous regarde d’un œil bovin.
  
  — Qu’est-ce qui se passe là-d’dans ? beugle une voix sur le palier.
  
  — Ben, ch’ais pas, fait le mal rasé en zyeutant la fenêtre défoncée. Alors, qu’est-ce qui se passe ?
  
  Burns se tourne vers lui.
  
  — Je crois que Nick voulait vous voir.
  
  — C’est bon ! crie l’hirsute en abaissant son arme.
  
  Son copain vient le rejoindre. Il a dégainé, lui aussi, et tient un talkie-walkie dans la main gauche.
  
  — Dites-leur de ne pas s’affoler, fais-je le plus paisiblement du monde. Je voudrais simplement vous causer.
  
  Sans une hésitation, le gars appuie sur le bouton d’émission et lâche d’une voix de rogomme :
  
  — Unités deux et trois, pas de panique. Fausse alerte. Tout baigne dans l’huile. Regagnez vos positions et bougez pas.
  
  Les deux factionnaires entrent dans la pièce, rengainent leurs armes et ferment poliment la porte derrière eux. Je sors ma Wilhelmina de sa cachette.
  
  — Nom de Dieu ! Qu’est-ce que… ? commence le pied-plat au talkie-walkie.
  
  Je le coupe immédiatement :
  
  — Pose ton bouzin tout de suite et sans faire d’histoires. Si tu as le malheur d’appuyer sur le bouton, tu y as droit !
  
  — Bobo… Bob…
  
  Je le recoupe :
  
  — Pose-le par terre et écarte-toi. Tout de suite !
  
  — Tu ferais mieux de faire ce qu’il te dit, Jack, lui conseille Burns d’un ton avisé.
  
  Et Jack fait ce que je lui ai dit.
  
  Je me lève en les tenant en respect :
  
  — Maintenant, vous allez poser l’un après l’autre vos armes sur le tapis. Sans faire de bêtises. Ensuite, vous irez vous coucher à plat ventre à côté du divan, les mains dans le dos et les jambes croisées.
  
  Je n’ose pas penser à ce que je vais faire si l’un ou l’autre dit non. C’est quand même des collègues et ça me ferait un peu mal de les descendre froidement. Mais, apparemment, ça ne leur vient pas à l’esprit. Je fais ouf intérieurement et je récupère leurs armes ainsi que le talkie-walkie.
  
  Puis je file dans ma chambre où j’attrape ma valise au vol avant de ressortir. Ça m’a prit environ deux secondes et demie mais quand je regagne la salle de séjour, Burns a déjà la main sur la poignée de la porte. Je gueule :
  
  — Pas bouger, Bob ! Va te coucher à côté d’eux ! Si tu me cours après, je tire à la tête ! Tu m’as vu à l’entraînement, tu sais ce que je veux dire…
  
  La queue basse, Bob traverse la pièce et s’allonge près des autres. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je suis en train de dévaler l’escalier quatre à quatre.
  
  Il ne va pas leur falloir beaucoup de temps pour avertir leurs copains et donner l’alerte générale. Mais je n’ai pas besoin de beaucoup de temps.
  
  J’emprunte leur voiture de surveillance. Comme prévu, les clefs y étaient. Je démarre sur les chapeaux de roues pour aller me garer au coin de la rue suivante. Je descends et regagne rapidement Dorset Avenue où je m’engouffre dans un taxi.
  
  — À l’aéroport.
  
  Pendant le trajet, je fais un petit bilan de l’affaire. Des documents de l’OTAN portant la signature de Hawk ont été découverts sur le corps d’un courrier russe. Si ce n’est pas le vieux qui les a envoyés, qui cela peut-il être ? Mais, au fait, comment ont-ils mis la main sur ces fameux documents ?
  
  J’ai beau me triturer les méninges dans tous les sens, je n’arrive pas à voir comment ils ont pu faire sans que Hawk le sache. Bon, pas la peine de me crever à tourner en rond, on agitera ça plus tard.
  
  *
  
  * *
  
  David Hawk m’attendait bien, comme je l’avais prévu.
  
  L’après-midi tire à sa fin quand j’atteins son chalet de Little Moose Lake, dans le massif des Adirondacks, à cent trente kilomètres au nord d’Albany. Je me suis payé une nuit de route plus la plus grande partie de la journée pour venir de l’aéroport de Washington. Bien sûr, contrairement à ce que je m’étais promis, je n’ai pas cessé de tourner et de retourner la question dans mon crâne. Je suis claqué et ma cervelle doit ressembler à une béchamel qu’on a oubliée sur le gaz.
  
  Ça m’est revenu brusquement quand j’ai vu Burns. Il y a deux ans, Hawk m’a parlé de ce chalet.
  
  — Je l’ai acheté pour le jour où j’en aurai assez de tout cela et où je déciderai de prendre la quille, m’a-t-il dit.
  
  Il m’a tout décrit minutieusement, amoureusement, même les petits chemins tordus qu’il faut prendre pour y arriver. Il m’a raconté toute la magouille de transactions successives qu’il a faite sur des fonds fiduciaires anonymes pour acheter le terrain et la bicoque. Pour ça, je lui fais confiance, personne n’arrivera jamais à remonter la filière jusqu’à lui.
  
  J’aurais sûrement oublié cette discussion et même l’existence du chalet. Mais ce qui m’a frappé, c’est d’entendre Hawk parler de « la quille ». Ça ne fait pas partie de son vocabulaire usuel. Et, surtout, il ne m’était jamais venu à l’esprit que le boss puisse penser à ça, comme n’importe qui.
  
  Je me gare devant le chalet. Je l’aperçois, canne à pêche en main, au bout d’un appontement de bois branlant qui s’avance d’une trentaine de mètres au-dessus du lac. Au moment où je claque ma portière, il se retourne et me fait signe de le rejoindre, l’air pas plus étonné que ça.
  
  Après la chaleur humide de Washington, l’air piquant de la montagne me secoue un brin. Je m’en offre voluptueusement un grand bol gratis.
  
  — Eh bien, Sir, ça mord ?
  
  Il me regarde grimper sur le ponton, apparemment content de me voir, mais pas vraiment souriant. Comme d’habitude, il a un de ses infâmes cigares fiché au coin de la bouche, éteint par mesure de sécurité pour l’environnement local.
  
  — Pas fantastique, grommelle-t-il.
  
  Ça je m’en doutais. S’il a eu le malheur de laisser tomber une seule cendre dans les eaux du lac, ça a dû être le sauve-qui-peut parmi toutes les espèces non coprophages.
  
  — Avez-vous soigneusement brouillé les pistes, Nick ? interroge-t-il en me tendant la main.
  
  — Oui, Sir. J’ai pris trois billets d’avion pour des destinations différentes sous trois de mes alias courants. Ensuite, j’ai loué une voiture sous mon vrai nom en déclarant que je me rendais à Miami et j’ai téléphoné au Sheraton du centre-ville de me réserver une chambre à Tampa.
  
  Je m’accroupis près de lui et je me colle une cigarette entre les lèvres. Je dois m’y reprendre à trois fois pour arriver à l’allumer. Tu trembles carcasse. Tu as peur de découvrir qu’il est coupable, avoue-le. Tu as la trouille des conséquences que ça implique.
  
  — Personne ne vous a suivi à la sortie de la ville ?
  
  Je secoue la tête, un peu agacé. Quand même, je connais mon boulot, il devrait commencer à le savoir !
  
  — Non, Sir. Je suis parfaitement clair.
  
  Le boss me fixe dans les yeux pendant un long moment, puis il tourne son regard vers les gros bouquets de pins qui poussent sur la rive opposée.
  
  — Première chose, Nick, me dit-il dans un grognement. Je ne suis pas le traître pour lequel Mandel me prend. Je n’ai vendu aucun document aux Soviétiques ni à qui que ce soit.
  
  Il a une voix usée. Pour la première fois de ma vie, je le vois dans la peau d’un vieillard fatigué. Ça me fout carrément le bourdon.
  
  — Que vous ont-ils dit ? demande-t-il.
  
  Rapidement, je lui raconte l’entrevue avec Mandel, la réunion à la Maison-Blanche, les avatars avec Robert Burns.
  
  — Et Mandel, vous a ordonné de me tuer ?
  
  — Oui, Sir, mais je…
  
  — Il a eu raison, dit le vieux d’une voix rauque. J’aurais fait la même chose à sa place. Pour le bien du service.
  
  Je me tais.
  
  — Vous ne m’avez pas tout raconté, reprend Hawk. Que s’est-il passé d’autre ?
  
  Ma parole, il y a des moments où j’ai l’impression d’être un gamin quand il me sonde comme ça !
  
  — On a essayé de me tuer à l’aéroport quand je suis arrivé de Phoenix.
  
  Je lui brosse une description sommaire du type à la canne-épée.
  
  — Pas le temps d’établir un portrait-robot, j’imagine…
  
  — Non, Sir.
  
  Hawk observe un long silence. Ça turbine à mort sous sa calotte crânienne. J’entends presque le cliquetis des engrenages. Quand il relève les yeux vers moi, son expression n’est pas ce qu’on pourrait qualifier d’épanouie. Il a pris vingt ans en quelques minutes.
  
  — Vous allez être seul sur cette mission, Nick. Tout seul. Pas question de compter sur le service pour vous épauler. Si vous décidez de l’assumer, cela s’entend…
  
  — J’y suis décidé, Sir.
  
  Hawk hoche la tête.
  
  — Il y a quelques semaines, Mandel est venu m’exposer cette affaire concernant les documents de la série 700. J’ai compris à ses sous-entendus qu’il avait suffisamment d’éléments pour m’incriminer.
  
  — Et vous avez mis la clef sous le paillasson.
  
  — Comme vous dites. J’ai emporté avec moi le dernier arrivage de 700. S’il y a des fuites chez nous, je ne tenais pas à ce que cela continue. Si les fuites viennent d’ailleurs, cela se verra vite.
  
  — Je ne comprends pas votre réaction, Sir. Pourquoi n’êtes-vous pas resté sur place pour vous défendre ?
  
  — Tous les dossiers que j’ai sortis du coffre-fort de l’AXE portent ma signature, répond le boss en mesurant le ton de sa voix. Seulement, ce n’est pas ma vraie signature.
  
  — Quoi ?
  
  — Je signe les documents pendant la distribution. Ceux qui étaient dans le coffre ne sont pas ceux que j’ai signés.
  
  Vains dieux de vains dieux ! Là, ça se corse un chouïa ! Ou alors il ment avec un bel aplomb…
  
  Je demande :
  
  — Qui d’autre connaît la combinaison du coffre ? Mandel ?
  
  — Je suis le seul à la connaître. Et personne n’a joué avec le système d’ouverture, j’en suis certain.
  
  — Mais alors, comment…
  
  Il lève la main pour m’arrêter.
  
  — Un instant, Nick, je n’ai pas tout à fait fini. Le processus est le suivant : deux fois l’an, je me rends à Bruxelles pour signer les documents puis je les rapporte au siège. Naturellement, lorsque j’ai signé, je ne contrôle pas ma signature. C’est là-bas que les originaux ont été remplacés, je ne sais comment, par des faux portant une imitation de ma signature. Et, apparemment, cela dure depuis un moment.
  
  — Mais pourquoi ? fais-je. Ça ne ressemble à rien puisque celui qui fait ce trafic possède déjà les documents non signés…
  
  — Visiblement, explique le boss, quelqu’un veut ma peau à l’OTAN. On cherche à m’éliminer de l’AXE. Ils transmettent aux Russes des documents authentiques portant ma vraie signature. C’est très bien pensé.
  
  — C’est… c’est fou !
  
  Je reste assis, baba. J’ai l’impression d’avoir pris un coup de matraque derrière les oreilles.
  
  — Pire que ça, dit Hawk. C’est un complot pour me faire tomber. Enfin, j’espère que ce n’est que cela… Aux yeux de mon propre service, je suis un traître. Et vous aussi, maintenant, vu ce que vous avez fait. Vous êtes dans le bain jusqu’au cou, Nick. Désormais, toutes les forces du bloc Ouest vont se lancer dans la chasse aux espions. Et nous sommes les deux hommes à abattre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  North Springfield n’est pas vraiment la banlieue la plus huppée de Washington. Par contre, c’est très peinard. Surtout vers les quatre heures du matin.
  
  Je passe doucement devant la cité de studios de Carlton Arms et je vais me garer à l’angle de Braddock Road.
  
  C’est là qu’habite Sandry Triggs, l’artiste en chef de la maison. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est qu’elle en est aussi la commère en chef.
  
  Elle bosse aux archives. Et elle m’a confié qu’elle occupait une position clef pour connaître les bruits de couloirs. Elle m’a aussi confié que, si son académie pouvait occuper la même position clef entre mes draps, elle serait la plus heureuse des femmes.
  
  Moi, quand on me prend par les sentiments, je ne sais pas résister. J’ai chuté. Mea culpa. Faut avouer qu’elle a des arguments. Enfin, tout ça pour dire que, depuis cette époque, elle n’attend plus qu’une chose : qu’on remette ça.
  
  J’arrive à pied et en catimini devant son bloc. Une berline grise avec des plaques fédérales stationne devant l’entrée. Sinon, la rue est déserte, à l’exception d’une voiture qui fait le plein à une station-service de nuit, sur le trottoir d’en face, deux cents mètres plus loin.
  
  Les gars ont la comprenette rapide. Sûr que le comité d’accueil est prêt devant toutes les portes de Washington où je pourrais aller sonner.
  
  Je regagne ma voiture de location et je roule un peu plus de trois cents mètres avant de trouver une cabine téléphonique tout près de l’accès d’un parking. Impeccable.
  
  Je me déniche un emplacement valable pour vingt-quatre heures et je mets les sous appropriés dans la tirelire. Ensuite, j’efface bien toutes mes empreintes et je vide même le cendrier. On ne sait jamais.
  
  Au moment où je redescends au rez-de-chaussée, une voiture de flics passe à petite vitesse. Je me planque vite fait dans un coin d’ombre. Quand ses feux ont disparu, je fonce vers la cabine. J’empêche la porte de se refermer avec mon pied et je compose le numéro de Sandry.
  
  Son téléphone est certainement sur écoute. Mais, si elle accepte rapidement de collaborer, c’est sans importance. Ils n’auront pas le temps de localiser l’appel.
  
  Ça décroche à la quatrième sonnerie.
  
  — Allô ! fait la voix endormie de Sandry. Oui est-ce ?
  
  — C’est moi, mon chou.
  
  Ça la réveille dans la seconde.
  
  — Toi ! Ça alors ? Mais je croyais que tu…
  
  Je l’imagine en train de se mordre les lèvres.
  
  — J’ai besoin de toi. Il faut que tu m’aides.
  
  — Bien sûr. Si je peux faire quelque chose…
  
  — Tu peux. Saute dans ta bagnole et fonce au Washington Monument.
  
  — Tout de suite ? À cette heure ?
  
  — Oui ? Si tu es claire, je prendrai contact.
  
  — Et sinon ?
  
  — Sinon, recommence dans douze heures. Même processus.
  
  — C’est comme si j’y étais, répond-elle.
  
  Elle raccroche. C’est de l’or, cette nana.
  
  Deux minutes plus tard, je suis à la station-service. Je fais de la monnaie et j’achète un paquet de cigarettes au distributeur automatique.
  
  Bientôt, la Mustang II bleu nuit de Sandry sort par l’arrière de l’immeuble et disparaît sur les chapeaux de roues en direction du centre-ville. La voiture de surveillance démarre derrière elle.
  
  Je traverse tranquillement la rue et j’entre dans l’immeuble. Au quatrième, je me planque dans la cage d’escalier et j’attends.
  
  J’ai besoin de l’aide de Sandry mais je ne tiens pas à l’embarquer dans une sale histoire. Quand j’aurai ce que je veux, je compte la rappeler et lui dire que je ne l’ai pas contactée parce qu’elle était suivie. Elle s’en tirera avec une engueulade de Mandel pour ne pas avoir signalé mon premier coup de fil.
  
  Environ deux heures après, l’affichage mural de l’ascenseur s’allume. Quelqu’un vient d’ouvrir la porte au niveau du garage. J’attendais Sandry beaucoup plus tôt. Si c’est elle, elle a dû faire une douzaine de fois le tour du Washington Monument.
  
  La cabine s’arrête au quatrième. La porte s’ouvre. C’est elle. Elle a l’air crevée et fait une sale tête. Déçue, sûrement. Elle sort ses clefs de son sac et, d’un pas lent, se dirige vers sa porte.
  
  L’ascenseur s’éteint et reste à l’étage. Pas un bruit dans l’escalier. Les pieds-plats ont dû reprendre leur faction à l’extérieur. Décidément, il y en a pas mal qui auraient besoin de faire un peu travailler leur imagination.
  
  Au moment où Sandry va arriver à son appartement, je sors de ma cachette. Elle me regarde, l’air complètement soufflé. J’ai l’impression que ses jolies mirettes vont rouler sur le carrelage du couloir. Je pose l’index sur mes lèvres. Elle pige tout de suite, s’arrête et attend que je vienne la rejoindre.
  
  Je me fais cadeau d’un petit coup d’œil, le temps d’arriver jusqu’à elle. Elle est superbe malgré ses cheveux en bataille. Elle porte des espadrilles, un jean moulant et un corsage de coton fin sans rien dessous. Il faut dire qu’elle n’a besoin d’aucune aide pour soutenir ses arguments. Ils s’en sortent tout seuls comme des grands.
  
  Je la prends par le bras et je l’attire doucement à l’écart de sa porte.
  
  — Ton téléphone est sur table d’écoute et il y a sûrement des micros-espions chez toi.
  
  Une grimace se dessine sur sa petite frimousse.
  
  — Ils n’ont pas l’air d’être prêts à te lâcher, dit-elle. J’ai repéré deux types qui me collaient aux fesses.
  
  — Si elles n’ont pas changé depuis la dernière fois que je les ai vues, j’avoue que je les comprends.
  
  — Dis donc, vieux cochon ! Euh… tu as l’intention de rester un moment ? demande-t-elle, l’œil allumé.
  
  — Jusqu’à quatre heures cet après-midi. À ce moment-là, tu ressortiras comme pour aller au deuxième rendez-vous.
  
  — Waouh ! Super ! s’exclame-t-elle toute pétillante. Je vais téléphoner pour raconter que je suis malade. Ils doivent s’attendre à quelque chose comme ça puisqu’ils ont intercepté ton coup de fil. Je dirai que je reste au lit toute la journée. Ça ne sera pas vraiment mentir, hein mon gros chou ?
  
  Elle me balance un sourire en coin à faire rougir un trappiste et me montre ses petites quenottes humides. Si je ne la retiens pas, le gros chou va se faire croquer tout cru sur le palier. Je reviens aux choses sérieuses.
  
  — OK, dis-je. Mais pour l’instant, tu vas rentrer comme si de rien n’était. Quand tu seras dedans, tu feras couler l’eau. Lave-toi les mains, la figure, prends une douche si ça te fait envie. Enfin, fais autant de bruit que tu pourras pendant que je chercherai les mouchards.
  
  Elle introduit sa clef dans la serrure, ouvre bruyamment et entre en poussant un grand soupir. Elle est naturelle comme pas deux. Elle a aussi des talents pour la comédie, la poupée. Je la suis, mes chaussures à la main.
  
  Elle referme la porte, met la chaîne de sécurité, se retourne et m’embrasse sans bruit. Ensuite, elle enlève son corsage, le jette sur le sofa, et se dirige vers la salle de bains. Gagné. Elle n’avait rien dessous.
  
  Avant d’entrer, elle se retourne et me fait un clin d’œil coquin. Les petites pointes de ses seins ronds sont déjà dressées de désir.
  
  En principe, ça me rend malade d’être coincé quelque part contre mon gré. Mais, avec elle, j’ai l’impression qu’on va trouver mille et une manières de faire passer en douceur la réclusion forcée.
  
  Dès que j’entends la douche couler, je commence la tournée du living. Je passe tout en revue : les lampes, les tableaux, les encadrements des portes et des fenêtres. Finalement, c’est sous un coussin de sofa que je trouve le mouchard. Je n’y touche pas. Celui-là, tel qu’il est placé, il ne peut capter aucun bruit en provenance de la chambre, ou même de la salle de bains.
  
  Je passe à la chambre à coucher. Tiens, ça a changé depuis ma dernière visite. Papier rose pâle. Peintures roses plus soutenues. Des bibelots partout. On se croirait dans une bonbonnière. Ça me donne tout plein d’idées… Mais j’ai encore quelques formalités à remplir avant de joindre l’utile à l’agréable. Là, le mouchard est planqué derrière la glace de la coiffeuse. Le petit micro-ultra-sensible est pointé droit sur le lit. Je vois qu’on n’hésite pas.
  
  S’ils s’attendaient à s’offrir la bande sonore de L’Empire des sens, ils vont avoir une petite déception. Tout doucement, sans bruit, j’approche ma bouche à deux centimètres de l’appareil et je souffle dessus de toutes mes forces. À l’autre bout, ils ont dû entendre un énorme crachement de parasites, et puis plus rien. Ils vont penser que le petit émetteur incorporé a cramé à cause d’une brusque augmentation de la pression atmosphérique. Je ne peux pas m’empêcher de penser au gars de service. S’il n’a pas eu le réflexe d’enlever ses écouteurs à temps, il doit avoir quelques fissures à replâtrer dans les trompes d’Eustache.
  
  Ça m’étonnerait qu’ils aient été coller un micro dans la salle de bains. Mais, avec ma légendaire conscience professionnelle, je préfère quand même vérifier. J’y vais silencieusement. En essayant de ne pas trop loucher sur Sandry pour avoir l’esprit à ce que je fais, j’inspecte minutieusement le petit local. Je ne trouve rien.
  
  Mon devoir accompli, j’estime être en droit d’en accomplir un autre. Je me tourne vers la douche. Sandry, ruisselante, me fait un grand sourire.
  
  — Alors ? demande-t-elle prudemment d’une voix très basse. Tu as tout nettoyé de fond en comble ?
  
  — Presque tout, fais-je en commençant à me déshabiller. Ne bouge pas. Il me reste encore à te frotter le dos.
  
  
  Très loin au-dessous de moi, Hawk est étendu, inconscient, dans le sable. L’air surchauffé dessine des ondes argentées sur le sol du désert. Je plane en rond, au-dessus du corps inanimé, entouré par une douzaine d’autres vautours. Non, je ne peux pas faire ça ! Il faut que je lui vienne en aide. J’essaie de piquer mais les ailes de mes congénères m’en empêchent. Leurs plumes me balaient la tête, la poitrine, tout le corps.
  
  Il fait chaud. Leurs ailes m’entraînent au loin en m’effleurant avec une douceur infinie. Ils ne caquètent plus mais roucoulent voluptueusement. J’ouvre lentement les yeux.
  
  Sandry est agenouillée au-dessus de moi. Elle me caresse les yeux et la poitrine du bout de ses seins. Je la regarde, encore à demi endormi. Elle sourit.
  
  — Eh bien, superman, fait-elle d’un ton goguenard. Il faut en mettre un sacré coup pour éveiller ton intérêt.
  
  — Attends un peu, tu vas voir ! dis-je en lui embrassant les seins.
  
  Puis je la prends par les hanches et je l’allonge complètement sur moi. Mon intérêt, comme elle dit, est déjà complètement éveillé. Je la pénètre tout doucement. Elle ferme les yeux en laissant échapper un petit râle. C’est grandiose de faire l’amour comme ça, au réveil, comme si on avait l’éternité devant soi. C’est déjà la deuxième fois qu’elle me tire de mes rêves pour m’offrir ce genre de friandise en guise de petit déjeuner.
  
  Et on monte au septième ciel tous les deux. Soit dit en passant, je n’y croise pas un seul vautour. Quand on finit par redescendre, Sandry se laisse doucement rouler sur le côté et, du bout des doigts, s’amuse à tortiller les poils de mon buste tarzanesque. Machinalement, je jette un coup d’œil à ma montre. Bon Dieu ! Il est presque quinze heures. J’ai roupillé toute la matinée et la plus grande partie de l’après-midi.
  
  Il va bientôt falloir que Sandry file au deuxième rendez-vous bidon et je ne lui ai pas encore dit un mot du coup de main que j’attends d’elle.
  
  Je la prends par la taille, lui fais un gros poutou mouillé sur la bouche et je la secoue d’une solide claque sur le popotin.
  
  — Aïe ! Qu’est-ce qui te prend ?
  
  — Il me prend qu’il est temps de passer aux choses sérieuses, mon chapon d’amour, dis-je en me levant et en récupérant mes vêtements.
  
  Elle se retourne sur le lit et me fait des yeux de biche énamourée.
  
  — Allez, encore douze heures comme ça, Nick ! Juste douze heures. Ça ne te fait pas envie ?
  
  — Un peu que ça me fait envie, mon trognon. Seulement, c’est impossible. Est-ce que tu as un carnet à crobars ici ?
  
  Elle se redresse brusquement sur un coude et me regarde l’air outré, comme si je venais de lui demander ses tarifs.
  
  — Ben oui, évidemment, répond-elle suffoquée.
  
  — Sors-le. Dès que j’aurai pris ma douche, on se met au boulot.
  
  Là, elle le prend très mal.
  
  — Dis donc, salaud, c’est juste pour ça que tu es venu, hein ?
  
  — Écoute, Sandry, ne fais pas l’idiote ! Je suis venu pour ça, c’est vrai. Mais pour autre chose aussi. Tu ne t’es rendu compte de rien ?
  
  Elle pique un fard terrible. C’est la première fois que je la vois comme ça. Rouge jusqu’au blanc des yeux. J’enchaîne :
  
  — Ou bien je me suis complètement gouré sur ton compte, ou bien tu as une petite idée de ce qui s’est passé au cours des dernières quarante-huit heures…
  
  — Euh… oui, admet-elle, penaude.
  
  — Bon alors ? Il faut bien que j’aille remettre de l’ordre dans ce merdier, non ?
  
  J’ouvre doucement la porte et je vais prendre ma douche. Lorsque je suis astiqué, parfumé, frais comme une campanule, je m’habille et je rejoins Sandry dans sa chambre.
  
  Je la trouve assise sur une chaise près de la fenêtre, le carnet à la main.
  
  — Merci d’avoir pensé au rasoir et à la mousse, dis-je.
  
  — Tu m’avais fait remarquer que ça manquait, répond-elle sans se retourner.
  
  — Ah bon ! Parce que c’était uniquement pour moi ?
  
  Je vois ses oreilles devenir rouge tomate. Il doit encore faire soleil de l’autre côté.
  
  — Visage carré ? Rond ? Traits épais ? Fins ? questionne-t-elle d’un ton sec.
  
  Je m’approche et je la prends par les épaules. Elle est encore toute rose. Ce que je peux faire comme ravage sans le vouloir, quand même. Je réponds d’une voix douce :
  
  — Visage plutôt carré. Mastoc. Le genre bulgare. Peut-être russe, européen.
  
  Sandry se met à croquer rapidement, d’une main experte. En une dizaine de minutes, à coups de question et de correction, elle m’a tiré un portrait assez fidèle de l’infect qui a empalé l’hôtesse à l’aéroport.
  
  — Pas mal, dis-je. Je vois que tu n’as pas perdu ton talent.
  
  Elle s’apprête à arracher la page. Je l’arrête :
  
  — Non. Garde-la. Je voudrais que tu l’emportes au boulot pour mettre un nom dessus. Et un pedigree, si possible.
  
  — OK. Mais comment je te fais parvenir les renseignements ?
  
  — J’ai une boîte postale discrète à Paris. Chez Madame Rochard. Tiens, voilà l’adresse complète. Dès que tu as quelque chose, tu me l’envoies là-bas en exprès.
  
  — À votre service, môssieur Carter, fait-elle la bouche pincée. Ce sera tout ?
  
  — Oh, ça va comme ça, Sandry ! Arrête de croire que je te prends pour la cinquième roue du carrosse. Tu sais très bien que ce n’est pas vrai.
  
  — C’est vrai que ce n’est pas vrai ?
  
  — Vrai de vrai.
  
  Elle a un petit sourire pas très convaincu. J’ajoute :
  
  — Quand j’aurai remis de l’ordre dans ce foutoir, je m’arrangerai pour prendre quelques jours. On va s’organiser un super truc tous les deux. Tout seuls. Ça te va ?
  
  Son visage s’éclaire.
  
  — Évidemment que ça me va. Tu le sais bien.
  
  — Au fait, dis-je. Qu’est-ce qu’on raconte en ce moment dans les couloirs du siège ?
  
  — Oh, pas grand-chose, répond Sandry en haussant les épaules. Il paraît que tu as fait la bleue. Tous les Médors de la maison ont été lancés sur ta piste.
  
  — Et sur Hawk ?
  
  — Comment ça sur Hawk ? Il est en mission et c’est Mandel qui assure l’intérim. Pourquoi ?
  
  — Pour rien. Bon, il est temps d’y aller. Merci, Sandry. Merci… pour tout.
  
  Je l’embrasse.
  
  Ce coup-là, elle ne rougit pas. Elle me répond avec un petit sourire sensuel :
  
  — Tout le plaisir a été pour moi…
  
  *
  
  * *
  
  Même scénario que ce matin. Mais à l’envers. Dès que Sandry sort du garage, la voiture de surveillance la suit. Je n’ai plus qu’à regagner le parking.
  
  À cause de la circulation, il est quand même dix-huit heures bien sonnées quand je sors enfin de Washington. Passé Baltimore, je m’arrête dans un centre commercial. J’achète une teinture pour les cheveux, une brosse à dents et une paire de lunettes. De ces super-lunettes de soleil qui restent blanches quand il fait sombre et qui ressemblent à des binocles de correction. Elles me coûtent la peau des fesses.
  
  Vers vingt heures, nouvelle halte pour casser la croûte dans un routier. Avant de repartir, j’appelle Sandry et, comme prévu, je lui dis que je ne l’ai pas contactée parce que j’ai repéré la filature.
  
  Il est presque une heure du matin quand j’arrive à New York. J’abandonne la bagnole de location après avoir effacé toutes les empreintes et je me fais conduire en taxi jusqu’à un petit hôtel borgne, tout près de Broadway.
  
  Le lendemain, je lève le camp aux aurores. Je commence par dégotter un fripier qui me vend trois costards, quelques chemises, deux paires de pompes et un lot de cravates multicolores. Le tout d’occase, mité à souhait et à un prix défiant toute concurrence.
  
  Un peu plus loin, je trouve une boutique de prêts sur gage où je me procure une valise décorée d’étiquettes d’une douzaine de pays et un vieil appareil photo avec étui usé assorti.
  
  De retour à l’hôtel, j’emballe mes affaires dans la valise. Puis je descends à la réception et je paie la piaule pour une semaine en glissant un billet de cent dollars à l’employé. Dès qu’il a ramassé son dentier sur le comptoir, empoché le talbin et retrouvé un semblant de contenance, j’explique :
  
  — Je ne veux pas être dérangé pendant la semaine qui vient. D’ailleurs, vous ne m’avez jamais vu, OK ?
  
  Il me regarde avec les yeux d’un cachalot qui vient d’absorber par erreur une mine de la dernière guerre. Je le rassure :
  
  — Soyez tranquille, il n’y a rien d’illégal là-dedans.
  
  — Je… bien sûr, Monsieur. Très bien, Monsieur.
  
  Je remonte dans ma chambre où je me fais une belle toison poivre et sel. Avec la brosse à dents, je me passe un peu de teinture dans les sourcils. Ensuite, je mets un de mes « nouveaux » costumes et je parachève mon œuvre avec la cravate la plus colorée de ma collection. Le nœud bien de travers, comme il se doit. Je chausse mes lunettes, et je m’éclipse par l’escalier d’incendie.
  
  À trois cents mètres, il y a un photomaton. Je m’offre quatre clichés pour cinquante cents. Avant de rentrer à l’hôtel, je fais le crochet par un bar et je commande un café et un sandwich. Il y a une cabine téléphonique près de la porte. En attendant que ça vienne, j’appelle l’aéroport et je me réserve une place sur le vol de vingt heures pour Paris.
  
  Une fois dans ma chambre, je sors un passeport vierge de mon sac à malices. Photo, coup de tampon, et je m’appelle Albert Sutherland. D’après ma date de naissance, je vais bientôt souffler mes soixante bougies. Faudra s’y faire.
  
  Mes armes démontées, je mélange les pièces à celles de l’appareil photo. J’en glisse quelques-unes dans mon nécessaire de toilette. La crosse de mon Lüger rentre juste dans une grande boîte de crème à raser.
  
  Me voilà prêt. À quoi ? Ah ça…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  À Paris, je suis accueilli comme tous les visiteurs fauchés. Avec la plus parfaite indifférence. Le douanier d’Orly pose à peine les yeux sur mon passeport. Il a l’air de s’emmerder à cent sous de l’heure et marque mes bagages d’un coup de craie en regardant les mouches voler.
  
  Je prends un taxi et je me fais conduire boulevard Vincent-Auriol, devant un petit hôtel discret où je suis déjà descendu il y a quelques siècles.
  
  À la réception, l’employé est en train de se fouiller dans le nez avec un soin digne d’éloges. Il examine un instant sa trouvaille, la roule entre le pouce et l’index et la grignote d’un air absent.
  
  Il prend enfin conscience de ma présence et m’examine curieusement. Est-ce qu’il m’aurait reconnu ? En tout cas, il a le bon goût de changer d’expression en consultant mon passeport et en remplissant ma fiche.
  
  — Comptez-vous séjourner longtemps dans notre établissement, monsieur Sutherland ? questionne-t-il.
  
  — Probablement trois ou quatre jours.
  
  Avec un grand sourire en tranche de melon, le type me tend la clef d’une chambre au quatrième.
  
  — Le groom est sorti en courses pour un petit moment, expose-t-il. Si vous voulez me confier vos bagages, je les ferai monter à son retour.
  
  Tu parles. Pour que tu les fouilles dès que j’aurai le dos tourné… Je réponds avec un sourire à la hauteur du sien :
  
  — Vous allez me vexer. Malgré mes cheveux blancs, je suis parfaitement capable de m’en charger moi-même.
  
  — Comme vous voudrez, Monsieur, fait l’autre un peu déçu.
  
  Je ramasse ma valise, je traverse le petit vestibule et je m’engouffre dans l’ascenseur. Arrivé dans ma chambre, je me laisse tomber sur le lit. La partie fine avec Sandry, la nuit plutôt courte dans le coupe-gorge new-yorkais et le décalage horaire : il n’y a plus personne. Avant de m’accorder la ronflette que je mérite, je remonte mes armes. Ensuite, je découpe une autre photo d’identité et je me fabrique un permis de conduire international pour pouvoir louer une voiture quand le moment sera venu d’aller voir quel temps il fait à Bruxelles.
  
  
  Il est presque seize heures quand j’ouvre un premier œil. Cinq minutes plus tard, j’en ouvre un second. Je prends un bain rapide et je m’habille avec mes fringues personnelles. Je me sens beaucoup plus à l’aise dans ma peau.
  
  J’ai encore deux points à éclaircir avant de quitter Paris. Pour le premier, je compte sur Sandry. Pour le deuxième sur moi et je vais m’y mettre dare-dare.
  
  En bas, je retrouve le même réceptionniste, avec la même tranche de melon au milieu de la figure.
  
  — Alors, monsieur Sutherland, s’enquiert-il, êtes-vous satisfait de votre chambre ?
  
  — Ravi, fais-je aimablement. Connaissez-vous une bibliothèque où je pourrais trouver des ouvrages en langue anglaise près d’ici ?
  
  — Vous avez de la chance, il y en a deux pas très loin. Que cherchez-vous ? Un bon roman ?
  
  — Non. Des journaux récents.
  
  — Ah ! Alors, la meilleure pour ça se trouve juste après la place d’Italie.
  
  Et il me donne toutes les indications nécessaires.
  
  Il fait beau et je décide d’y aller à pied. Un petit quart d’heure plus tard, je pousse la porte vitrée de la bibliothèque.
  
  Une jeune femme est en train de bouquiner derrière un petit bureau bas. Elle me fait penser à la Marianne new style qui décore certaines mairies de France. Buste compris mais bonnet phrygien en moins. Elle me coule un regard de demoiselle qui en a marre de se tanner les fesses sur une chaise et aimerait bien les utiliser à d’autres fins.
  
  — Monsieur désire ? demande-t-elle d’une voix suave, presque chantante.
  
  — Avez-vous en archives le Herald Tribune, édition française ? J’aimerais en consulter quelques exemplaires.
  
  — Certainement, Monsieur. Jusqu’où aimeriez-vous remonter ? roucoule-t-elle avec juste ce qu’il faut de sous-entendu.
  
  — Simplement au début de la semaine dernière.
  
  Elle a l’air presque déçue. Sûr qu’elle aurait été contente d’en faire un peu plus pour m’être agréable…
  
  — Suivez-moi, propose-t-elle.
  
  Elle se lève et me pilote vers l’arrière-boutique de la bibliothèque. Je la suis, fasciné par les ondulations de la sienne. Arrivée à destination, elle se retourne en me balançant dans le nez un coup de queue de cheval et une bouffée de Guerlain. Une douzaine de journaux anglais et américains du jour sont étalés comme du linge qui sèche sur des étagères à claire-voie. Au-dessous de chacun, il y a des rayonnages contenant de grosses piles du même canard.
  
  — Vous avez l’édition d’aujourd’hui et, dessous, les trente derniers exemplaires, m’indique ma serviable accompagnatrice. Si vous voulez en consulter de plus anciens, n’hésitez pas. Nous descendrons dans les archives au sous-sol. Je pense posséder tout ce que vous pouvez désirer.
  
  Ça, il faudrait être difficile pour affirmer le contraire. Je me laisserais bien tenter par son aimable proposition. Une virée dans les sous-sols avec une palombe pareille, ça doit valoir le détour. Hélas, ça n’est pas le moment. D’abord, j’ai d’autres chats à fouetter. Ensuite, prudence et discrétion.
  
  — Je vous remercie, fais-je. Mais je pense trouver mon bonheur ici.
  
  — Très bien, Monsieur.
  
  Elle fait demi-tour, l’air un peu défrisé et repart vers l’autre salle. Un petit coup d’œil nostalgique sur le balancement de ses rotondités et je m’attaque au Herald Tribune.
  
  Il ne me faut pas longtemps pour trouver ce que je cherche, à la page 7 du journal de vendredi dernier. C’est un entrefilet qui a pour titre : MORT D’UN DIPLOMATE SOVIÉTIQUE DANS UN ACCIDENT DE LA CIRCULATION.
  
  Comme de juste, il n’y a aucune allusion aux documents de l’OTAN. En revanche, j’apprends le nom et la qualité du défunt : Youri Ivanovitch Noskov, quarante-trois ans, conseiller économique auprès de l’ambassade soviétique à Bruxelles.
  
  D’après le papier, il prenait quelques jours de vacances à Paris avant de rentrer en Union Soviétique pour y prendre une nouvelle affectation.
  
  Même pas attaché militaire. Désillusion. Un sous-fifre. Si ça se trouve, on lui avait simplement demandé de ramener les papiers au Kremlin sans lui dire de quoi il s’agissait. Il n’avait probablement aucune idée de leur importance. Et il est mort idiot.
  
  Il va quand même falloir que je trouve pour qui Noskov travaillait. Je ne rêve pas : je sais que leur cloisonnement est bien fait et qu’il n’avait certainement aucun contact avec les têtes. Mais Noskov est tout de même un petit point de départ.
  
  Je repose le tas de paperasses sur les étagères et je me propulse jusqu’au bureau de la gironde employée.
  
  — Avez-vous trouvé ce que vouliez ? s’enquiert-elle en me mangeant des yeux.
  
  — Oui. Je vous remercie. Combien vous dois-je ?
  
  — Rien. Pour les journaux, c’est gratuit.
  
  — Je vous remercie.
  
  Elle respire un grand coup et fait une dernière tentative :
  
  — Si par hasard, vous voulez voir autre chose… Nous avons des archives très complètes.
  
  — Pas aujourd’hui, merci. Une autre fois, peut-être…
  
  — Peut-être…, répète-t-elle, l’air tout tristounet. Au revoir, Monsieur.
  
  — Au revoir, Mademoiselle.
  
  En sortant, je me dis qu’il faudra penser à remettre mes vieilles frusques. Même avec des cheveux gris, sitôt que je suis un peu nippé, ma morphologie olympienne me joue des tours pendables. Casanova aussi a bien le droit de dire pouce de temps en temps, non ?
  
  J’ai besoin de me dérouiller un peu les gambettes et la cervelle. Arrivé place d’Italie, je prends l’avenue des Gobelins puis la rue Monge jusqu’au Quartier latin. Je redescends jusqu’à la Seine et je m’arrête dans un bistrot où je commande une omelette aux fines herbes avec une demi-bouteille de blanc de Loire. Un café par là-dessus, suivi de deux petits cognacs et ça va beaucoup mieux. Je prends un taxi pour rentrer.
  
  Arrivé à l’hôtel, je découvre une autre tête à la réception. Le gars me tend ma clef avec un sourire encore plus imposant que celui de son collègue de jour. Je le remercie et je grimpe chez moi.
  
  Le bout de peluche que j’ai coincé entre la porte et l’huisserie est toujours là. Apparemment on n’a pas visité ma chambre.
  
  J’entre. Rien n’a bougé.
  
  Je me sens relativement tranquille pour l’instant. Il va encore falloir quelques jours aux fins nez de l’AXE pour retrouver ma trace. C’est à Bruxelles que ça risque de se corser. Ils y ont sûrement envoyé un bataillon d’informateurs, de physionomistes et de pieds-plats qui portent ma photo sur leur cœur jour et nuit.
  
  Je me couche. Impossible de fermer l’œil. J’ai sans doute trop roupillé dans la journée. Et puis ça se bouscule dans tous les coins à l’intérieur de ma cafetière bouillante. Au bout d’une heure, ça commence à bien faire. Je me lève, je m’habille et je décide de m’offrir un peu de Paris by night en solitaire.
  
  Arrivé quai Saint-Bernard, je m’arrête un instant devant le port aux vins. Ça bosse encore à cette heure ! Sacrés Français, qu’est-ce qu’ils ne feraient pas pour leur pinard. Je remonte le quai de la Tournelle puis le quai de Montebello et je tourne à droite vers Notre-Dame. Ça a vraiment de la gueule la nuit, sous les projos. Je descends les marches de pierre jusqu’au bord de l’eau. Je trouve un banc et je me pose.
  
  Il commence à faire frisquet. Je relève mon col et j’allume une cigarette. Il n’est pas loin de minuit. Quelques couples d’amoureux se papouillent en gloussant dans les coins d’ombre. Je tire une grande taf que je souffle par le nez et j’essaie de faire le point.
  
  En principe, j’ai la réputation de savoir repérer les tenants et les aboutissants des imbroglios qu’on me demande de dépatouiller. Ça me permet de trouver des angles d’attaque et d’accomplir mes missions avec le brio que chacun sait. Mais pour celle-là, peau de balle. À part la piste Noskov, c’est le grand trou noir.
  
  Hawk a fait la bleue. Pas de doute là-dessus. Comme il me l’a dit lui-même, il a pris sa décision après avoir pigé que Mandel possédait assez d’éléments pour l’incriminer. Et ça, ça me chagrine un peu beaucoup.
  
  Il se doutait que c’était moi qu’on allait lui coller aux fesses. Alors il a payé un tueur à gages pour m’effacer à l’aéroport…
  
  Comme le coup a loupé, il a choisi de m’attendre à son chalet. C’était le meilleur moyen de se blanchir à mes yeux. Il savait que j’allais venir. Il me connaît comme s’il m’avait fait. Il ne lui restait plus qu’à me convaincre qu’il avait raison et que les autres avaient tort.
  
  Je tire une bouffée. Je l’avale profondément. La fumée soyeuse de ma NC me chatouille délicieusement l’épigastre.
  
  Logiquement, la deuxième phase de son plan devrait être de mettre les voiles. Il passe la frontière canadienne. D’Halifax, un bateau privé l’emmène discrètement en Islande, par exemple. Et, de là, Moscou sans escale par un avion de l’Aeroflot. À son arrivée, il ne lui restera plus qu’à recevoir le bécot passionné d’un camarade notable et les ovations générales.
  
  Si c’est bien ça qu’il a prévu, il doit avoir déjà vidé son chalet des Adirondacks. Tel que je le connais, il ne va pas y prendre racine en attendant que je fasse la lumière sur son petit trafic.
  
  Le vieux chacal ! Il m’a eu ! Et en beauté. Dans ma barbe, pour ne pas déranger les amoureux, je le couvre d’un chapelet de noms d’oiseaux.
  
  Écœuré, je me lève et je balance ma cigarette dans l’eau. L’œil maussade, je regarde le filtre doré s’éloigner tout doucement en direction du Havre via Rouen.
  
  Râpé pour ce soir. Il est trop tard, je ne peux plus rien faire. Mais demain, j’aurai ma réponse, je vais tirer ça au clair, et tant pis si la pilule est un peu dure à gober.
  
  *
  
  * *
  
  Dring ! Déjà ? Les calots en capotes de fiacre, je m’extrais de mon pucier et je vais tirer les rideaux. Un petit vent de sud-ouest est en train de disperser les derniers vestiges du brouillard matinal. Le soleil s’est mis en frais pour Paname, aujourd’hui. Ça me fouette un peu le moral.
  
  Je prends une douche express, j’enfile mes vieilles frusques et je descends. Une escale à la terrasse du troquet le plus proche me permet d’avaler un grand crème et quelques croissants frais.
  
  Il est temps d’aller aux renseignements. Le taxi ne me dit rien. Et puis, à cette heure, ce n’est sûrement pas le moyen de transport le plus rapide. J’ai envie d’aller respirer un peu les odeurs de sueur et pince-fesses du métro. Je remonte jusqu’à la station de la place d’Italie.
  
  À Châtelet, je change pour prendre la direction Clignancourt. Au bout de l’interminable tapis roulant, un aveugle s’égosille pour faire savoir à tout le monde qu’il ne regrette rien. Je laisse tomber cinq balles dans sa sébile en me disant qu’il a sûrement raison de le prendre comme ça.
  
  Je descends à Etienne-Marcel et je termine le trajet pedibus cum gambis.
  
  Il est à peu près neuf heures quand je pousse la porte du central téléphonique de la rue du Louvre. La téléphoniste me fait :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  Je lui donne le numéro que je voudrais appeler.
  
  — Monsieur Sutherland, cabine six, annonce-t-elle quelques instants plus tard.
  
  Je décroche presto. Ça sonne un coup. Deux coups.
  
  — Allô ! fait la voix caverneuse de Hawk.
  
  Il est trois heures du matin de son côté de l’Atlantique. Bon Dieu ! ça fait du bien de l’entendre. Il est toujours là-bas ! J’ai envie de gueuler de joie.
  
  — J’attendais votre coup de fil, Nick, fait-il.
  
  Du coup, je ne sais plus quoi dire.
  
  — Eh bien, Sir, euh… je…
  
  — Allons, ne vous en faites pas. Vous m’auriez déçu en n’appelant pas.
  
  Piteusement, j’arrive à lui sortir un :
  
  — Excusez-moi.
  
  — Vous êtes tout excusé, Nick. Mais vous devez bien comprendre que vous en êtes toujours au même point.
  
  — Pardon ?
  
  — Je pourrais parfaitement être resté ici pour attendre votre vérification. Qu’est-ce qui vous prouve que je ne vais pas filer dès que vous aurez raccroché ? Ce serait même une bonne manœuvre de ma part. Cela me donnerait quelques jours de sursis supplémentaire.
  
  — Je ne le crois plus, Sir. C’est fini. Excusez-moi d’avoir douté de vous.
  
  — Ne faites pas l’enfant, Nick ! jappe le vieux. Méfiez-vous de tout et de tous. Y compris de moi !
  
  Sacré lui. Je lui explique rapidement ce que j’ai appris dans le Herald Tribune et je lui dis que je reste à Paris juste le temps d’aller cueillir la lettre de Sandry Chez Madame Rochard.
  
  — Dès que j’ai les renseignements, conclus-je, je file à Bruxelles.
  
  — Méfiez-vous, m’avertit Hawk. Soyez sûr qu’ils vous attendront, là-bas.
  
  — Je le sais, Sir. Mais, si la réponse se trouve quelque part, ça ne peut être qu’au siège de l’OTAN.
  
  — Où êtes-vous descendu à Paris ? me demande le boss.
  
  Je lui donne le nom de mon hôtel et j’ajoute :
  
  — Je ne pense pas qu’ils vont me débusquer ici. C’est à Bruxelles qu’ils vont préparer le comité d’accueil.
  
  — Je partage votre avis, fait Hawk. Bonne chance, Nick.
  
  — Merci, Sir, dis-je.
  
  Et je raccroche.
  
  En sortant du central, j’attrape un taxi et je me fais déposer derrière les Champs-Élysées près d’une succursale de chez Hertz. Je loue une Fiat Spyder et je remonte les Champs jusqu’à l’Étoile. Ensuite, je redescends l’avenue Kléber, je contourne le Palais de Chaillot et je traverse la Seine. Arrivé au boulevard de Grenelle, je ralentis et je bifurque bientôt dans la petite rue où se trouve l’honorable établissement portant le nom de Chez Madame Rochard.
  
  Ça fait déjà pas mal d’années que j’utilise l’endroit comme boîte postale. Et je pense ne pas être le seul. Au siècle dernier c’était un bordel florissant. Et puis il y a eu la guerre de 14. Ç’a été un coup dur pour la maison. Petit à petit, elle s’est relevée de ses cendres en changeant complètement de style. Aujourd’hui, c’est une boîte très comme-il-faut, disons un club-cabaret-maison de rendez-vous. Et il n’y a pas de raison que ça change tant que les Rochard procréeront puisqu’ils se repassent la direction de l’affaire de génération en génération.
  
  Pourtant, ce matin, quand je passe à petite vitesse dans la rue, l’auvent est replié et les tables de fer forgé empilées derrière les portes closes. Une pancarte en carton informe les badauds que l’établissement a été définitivement fermé par décision des autorités. J’examine rapidement la façade. Un rideau bouge au deuxième étage. Le commerce est peut-être bouclé mais il y a du monde dans les appartements.
  
  Je rentre dans le 13e et je gare la Fiat dans un petit parking gardé à trois cents mètres de mon hôtel.
  
  Le réceptionniste de jour a repris son service mais le sourire d’hier a cédé la place à une tête de constipé. Tiens, quelque chose qui cloche ?
  
  Je le salue. Il me répond d’un ton franchement pas aimable :
  
  — Nous préférerions éviter les ennuis, monsieur Sutherland…
  
  Ça fait tilt sous mon cuir chevelu. Du coin de l’œil, j’examine rapidement la faune environnante. Non, il n’y a que deux petits vieux en train de discuter rhumatismes. Pas de danger de ce côté-là.
  
  — Les ennuis ? fais-je, étonné.
  
  — Les ennuis, répète l’autre en scandant les syllabes. La police a demandé à visiter votre chambre. Je pense que vous comprenez…
  
  — Ils sont là-haut ?
  
  — Non. Ils sont partis. Ils voulaient simplement inspecter les lieux. Ils n’ont pas donné d’autre explication.
  
  — Je vois.
  
  Je regarde ma montre. Il y a à peine plus d’une heure que j’ai donné mon adresse à Hawk et une vilaine idée me traverse la cervelle. Je la gomme aussitôt.
  
  Le réceptionniste me tend ma clef. Je la prends en lui assurant qu’il n’y a pas de problème mais je vais quand même faire mes bagages pour que tout le monde se sente plus à l’aise.
  
  Arrivé devant ma porte, je retrouve le bout de peluche à l’endroit où je l’ai coincé. Oh là là, ça sent très mauvais, ça. Il y a vraiment quelque chose de pas catholique là-dessous ! Je redescends sans rien toucher, et je demande à l’employé :
  
  — La police est bien entrée dans ma chambre ?
  
  — Je pense, oui.
  
  — Ils ont dû fausser la serrure, ma clef n’ouvre pas.
  
  — C’est bizarre, fait l’homme. Suivez-moi, je vais aller voir ça.
  
  Au quatrième, le réceptionniste s’arrête devant ma porte. Il la déverrouille sans difficulté. Je le regarde faire à environ deux mètres.
  
  Il se tourne vers moi, le sourire aux lèvres, et pousse la porte. Un bang énorme me défonce les tympans. Je saute en arrière juste au moment où le feu jaillit de ma chambre. Un pan de mur s’écroule dans le couloir. Je suis à moitié enseveli sous des gravats auxquels se mélangent des lambeaux de chair et des bouts d’os.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Le mur m’a protégé de l’onde de l’explosion qui était essentiellement dirigée vers la porte. L’employé de la réception n’a pas eu cette chance.
  
  Je me relève en m’époussetant et j’examine les dégâts. Ça n’est pas beau à voir. Le pauvre gars a été littéralement pulvérisé. À dix mètres de chaque côté de la porte, les murs, le sol et le plafond du couloir sont constellés de petits bouts de viande.
  
  Je suis salement secoué. Je me plie en deux et je dégobille ce qui me reste de café au lait dans l’estomac. Il me faut plusieurs secondes pour ramasser mes billes et réaliser que je n’entends plus rien, sauf une espèce de bourdonnement monocorde. Un peu de sang me coule du nez. Mais, à part ça, je crois qu’il n’y a pas de gros bobo.
  
  Il ne doit pas me rester plus de deux minutes avant que les autorités ne montrent le bout de leur nez. Je rentre dans ce qui était ma chambre. Ça fait très fouillis. Mon lit est dressé contre la cloison. La fenêtre s’est transformée en un grand trou béant. Si ma valise existe encore, il faut que je la trouve. Elle contient tout mon attirail et, surtout, mon petit nécessaire à fabriquer de faux papiers. Elle existe encore. Sacré coup de pot. Je dois faire verser le lit pour l’extirper des débris. Dès que je l’ai récupérée, je ressors dans le couloir.
  
  Je me sens très mal à l’aise parce que je n’entends toujours rien que ce foutu bourdonnement. Mais, ce qui me met le plus mal à l’aise, c’est de savoir que Hawk était le seul à connaître mon adresse. Si j’avais encore quelque chose dans le ventre, je crois que je l’expulserais rien que d’y penser.
  
  Ça commence à rappliquer. Un pèlerin pieds nus et torse nu, en pantalon de pyjama, cavale vers moi, la bouche grande ouverte. Je le stoppe d’un petit atemi (coup frappé) pas méchant. Il ferme la bouche et, comme dans une BD, je vois ses yeux se remplir de cercles concentriques. Je fonce vers la porte qui ferme la cage d’escalier. Deux rombières s’écartent prudemment de mon passage.
  
  Arrivé au rez-de-chaussée, le bourdonnement commence à s’atténuer. À la place, j’entends un martèlement sourd et rythmé. Il me faut un petit moment pour piger que c’est le bruit de mes pas qui résonne dans mon crâne.
  
  L’escalier débouche sur un couloir étroit. À droite, ça mène à la réception. À gauche, il y a les toilettes du personnel et, tout au fond, une porte qui donne sur une ruelle.
  
  Il y a un raffut de tous les diables du côté de la réception et j’ai l’impression d’entendre des sirènes. Je m’engouffre dans les toilettes. Mes oreilles se débouchent peu à peu. Ça gueule un peu partout, dedans comme dehors. Dans la rue, des camions et des voitures s’arrêtent dans des hurlements de pneus et les sirènes se taisent. J’ouvre rapidement ma valise et je me change. Ensuite, je me regarde dans la glace. J’ai du sang séché partout sur le visage et dans les cheveux. Le mien ? Le sien ? Les deux, sans doute. Je préfère ne pas m’attarder sur cette pensée. Je me colle la tête sous le robinet, je me tamponne avec une serviette et je me coiffe. Le résultat est presque présentable. Cela fait, je nettoie le lavabo à grande eau et je débarrasse le plancher.
  
  En rasant les murs, je rejoins le parking où j’ai laissé la Fiat. Apparemment, il n’y a rien d’anormal de ce côté.
  
  Ça n’arrête pas d’entrer et de sortir du parking. Et ça, je n’aime pas trop. De plus, rien ne me prouve qu’on ne me guette pas depuis l’immeuble d’en face.
  
  Je passe sans m’arrêter et je m’assieds à la terrasse du premier bistrot. Je commande un cognac et j’observe les allées et venues autour du parking.
  
  Le coup de l’explosion m’a pris complètement par surprise. Comme un bleu. Je suis persuadé que quelque chose d’important m’échappe dans tout ça. En tout cas, l’artiste qui a bricolé le piège n’est pas un rigolo et il a une longueur d’avance sur moi.
  
  Hawk ? Toutes mes petites voix intérieures se liguent pour crier non. Mais si c’est lui, chapeau ! Il a manœuvré de façon archi-rapide et archi-efficace. Quoique… S’il avait quelqu’un sur place, avec l’adresse de mon hôtel, il ne fallait pas plus de quelques minutes pour poser la bombe.
  
  Je laisse passer une bonne demi-heure puis je paie ma consommation et je retourne vers le parking. Mine de rien, je m’approche d’une Mercedes, garée à deux rangées de distance de ma voiture.
  
  Mon arrivée ne provoque aucune agitation. Pas de camionnette tôlée suspecte dans les parages. Pas de promeneur douteux dans la rue. Pas de reflet de jumelles sur le toit d’en face.
  
  Je marche jusqu’à la Fiat et j’ouvre la portière du passager. Je balance ma valise à l’arrière et je m’allonge sur le levier de vitesse pour jeter un coup d’œil à la portière du côté conducteur. Pas de piège à con.
  
  Avant de démarrer, je ressors quand même pour ouvrir le capot. Pas de boum-boum non plus. Je décolle lentement. Arrivé à la guérite, je paie le parking puis je prends la direction de la porte d’Italie. Là, je m’engouffre sur le périphérique Est.
  
  
  Ça ne roule pas trop mal et j’écrase un peu le champignon, histoire de penser à autre chose. Je me fais un demi-tour de Paris comme ça et je sors vers le nord. Je traverse les patelins de banlieue comme un dingue, sans même penser que je pourrais me faire arrêter pour excès de vitesse. Au bout d’une demi-heure, je suis un peu calmé et je lève le pied. Je finis par rencontrer l’Oise. Je la traverse et je la longe un moment. Passé Beaumont, je commence à avoir un creux à l’estomac et je m’arrête dans une auberge à peu près à mi-chemin entre Pontoise et Chantilly.
  
  Je déjeune en vidant une demi-bouteille de Mouton-Rothschild et je finis de me retremper avec un express serré.
  
  Si je m’écoutais, je laisserais tomber Paris et je filerais directement à Bruxelles. Seulement il reste encore un point à éclaircir : le mystère de Chez Madame Rochard.
  
  Je loue une chambre pour une seule nuit. J’y monte aussitôt. Je me prélasse un bon moment dans un bain moussant bien chaud, je m’essuie et je m’étale sur le lit.
  
  Autour de dix-huit heures, habillé, presque frais, je me fabrique un passeport et un permis de conduire tout neufs au nom de Mark Morgan.
  
  J’avale une petite collation et je prends la voiture jusqu’à Pontoise. Là, je la laisse près de la gare. Je ne tiens pas trop à retourner avec à Paris, des fois qu’elle aurait été signalée…
  
  À la Gare du Nord, je grimpe dans un taxi.
  
  — À la Tour Eiffel, s’il vous plaît.
  
  — Bien, Monsieur.
  
  Arrivé à destination, je casque la course. Il est à peu près vingt et une heures. Le Paris nocturne commence à s’animer. Je remonte l’avenue de Suffren à pied et je tourne à droite pour retrouver mon cabaret-boîte postale.
  
  Depuis une trentaine d’années, c’est Jacques Rochard, l’arrière-arrière-petit-fils de la fondatrice, qui fait tourner la boutique. Chaque fois que j’ai reçu un message, c’est toujours lui qui me l’a personnellement remis en main.
  
  Jacques est un petit bonhomme brun aux yeux noirs fuyants. Pour lui, tout est bon, du moment que ça rapporte.
  
  J’arrive à la boîte. Plus de pancarte en carton. Les tables et les chaises sont installées comme d’habitude. Et, si j’en crois les flonflons qui me parviennent de l’intérieur, ça a tout l’air de battre son plein là-dedans.
  
  De plus en plus étonnant. Il va falloir que je trouve un moyen d’agrafer Jacques discrètement. Je tiens beaucoup à ce qu’il m’explique deux choses : et d’une, pourquoi, il a bouclé sa tune ce matin, et de deux, où est passé le message de Sandry ?
  
  Je dépasse la boîte d’un air détaché. Personne ne me remarque. Au coin de la rue, je tombe sur une vieille marchande de fleurs comme on n’en fait plus. Je lui achète une douzaine de roses thé.
  
  Je continue jusqu’au coin suivant et je trouve l’entrée de l’immeuble accolé à celui de Rochard. Je choisis au pif une certaine Mlle Martine Villiers et je sonne.
  
  — Qui est-ce ? fait une voix féminine à l’interphone.
  
  — Mademoiselle Villiers ?
  
  — Oui.
  
  — Je viens vous livrer des fleurs.
  
  — Des fleurs ?
  
  — Des fleurs.
  
  — Montez.
  
  Une seconde plus tard, le loquet électrique fait bzzzt. Je pousse la porte et je monte jusqu’au deuxième.
  
  Elle m’attend sur le palier. Une toute petite quarantaine. Très regardable, la demoiselle. Qu’est-ce que c’est que le flair, quand même…
  
  Je sors le plus beau sourire de ma panoplie et je lui tends le bouquet.
  
  — Y a-t-il une carte ? demande-t-elle.
  
  — Non. On m’a simplement chargé de vous dire que c’était de la part d’un ami.
  
  Elle me glisse royalement cent balles de pourliche et rentre toute radieuse dans son appartement. Visiblement, elle a eu vite fait de trouver un nom à l’ami que je lui ai inventé.
  
  Je commence à redescendre l’escalier, comme si je partais. Mais, dès que j’entends les verrous se fermer, je remonte jusqu’au quatrième et dernier étage. Là, je ne tarde pas à trouver l’échelle et la trappe qui permettent aux ramoneurs d’aller se récolter des accidents de travail.
  
  Tous les toits du pâté de maisons se touchent. Ils sont en zinc et pas très pentus. Il me faut moins de cinq minutes pour trouver l’accès de la maison Rochard.
  
  J’ouvre le panneau et je me laisse glisser dans un local apparemment petit. Il fait frais et complètement noir. Très frais. Je hasarde un premier pied vers le sol et piaf ! mouillé jusqu’à la cheville. Merde ! J’ai dû atterrir dans un cagibi avec des seaux d’eau. Je pose le pied un peu plus loin. C’est sec. Il faut encore quelques secondes pour que mes yeux s’habituent à l’obscurité. OK, j’ai compris, la trappe donne sur les chiottes, à l’étage des chambres de bonnes. Ça commence très très fort !
  
  Je descends au deuxième. C’est là que se trouvent l’appartement et le bureau de Jacques.
  
  J’entends la musique et les éclats de rire qui s’élèvent des étages inférieurs.
  
  Tout doucement, j’ouvre la porte de l’antichambre de Rochard. Face à moi, il y a une porte en bois : celle de son logement. À ma gauche, une porte en verre dépoli : celle de son bureau.
  
  C’est allumé dans le burlingue. J’entends même que ça cause. Il n’est pas tout seul.
  
  Je dégaine ma Wilhelmina, je l’arme et je dégage la sûreté. C’est des voix d’hommes mais d’où je suis je n’arrive pas à les reconnaître ni à comprendre ce qu’ils disent. En tout cas, ça a l’air de s’engueuler.
  
  Je baisse silencieusement le bec de cane puis, d’un seul coup, je saute à l’intérieur, le Lüger au poing, et je me colle le dos à la cloison.
  
  Jacques Rochard est assis à son bureau, une petite enveloppe de papier bulle à la main. Et devant lui, qui ça ? Mais oui, mon copain Bob Burns.
  
  — Salut les potes !
  
  En une demi-seconde, Bob a porté la main à son holster.
  
  — Bouge pas ! dis-je en refermant la porte d’un coup de talon.
  
  — Bon Dieu ! s’exclame Rochard, nettement moins basané que d’habitude. Mais… mais il est mort !
  
  La main de Bob s’est arrêtée, juste à l’entrée du revers de son veston. Il me regarde avec des grands yeux incrédules et demande :
  
  — Qui c’était ?
  
  — Le type de l’hôtel.
  
  Il hoche la tête.
  
  — Mais tu devrais le savoir, Bob, si c’est tes gars qui ont fait le coup…
  
  — Ce n’est pas nous, Nick. Je savais bien qu’il y avait l’employé dedans. C’est de l’autre que je parle.
  
  — Il n’y avait qu’un cadavre, celui du réceptionniste.
  
  — Mais… les rapports de police, commence Burns.
  
  Je le coupe d’un ton sec :
  
  — Comment tu as su que j’étais à cet hôtel, Bob ?
  
  — On ne le savait pas, Nick. Je te jure. On ne l’a appris qu’après l’explosion. On se doutait simplement que tu étais à Paris, c’est tout. Après ton petit cinéma avec Sandry, on l’a mise sous surveillance serrée. Et, quand elle a envoyé une lettre ici pour toi, on est venus voir.
  
  — C’est vous qui avez fait fermer la boîte ce matin ?
  
  — Ils ont loué mon établissement pour la journée, intervient Rochard. C’est différent. Mais je n’ai pas accepté de leur remettre ton courrier.
  
  Il me tend l’enveloppe. Je m’approche de lui. Sans cesser de tenir Burns en respect, j’attrape la lettre et je la fourre dans une de mes poches.
  
  — Les journaux de cet après-midi racontaient qu’un certain Sutherland, touriste américain, avait été tué dans une explosion, reprend Burns. La description qu’ils faisaient était ressemblante et, comme le Département d’État n’avait aucune trace de passeport au nom d’Albert Sutherland, on a tout de suite pensé que c’était toi. Évidemment, à ce moment-là, toute la gabegie était nettoyée depuis belle lurette. Tous ceux qui te couraient après ont été rappelés dans leurs quartiers. Comme les miens sont à Bruxelles, Mandel m’a demandé de faire le crochet par ici pour récupérer la lettre de Sandry.
  
  Je prends mon portefeuille dans la poche de ma veste et j’en tire quatre billets de cinq cents francs que j’étale sur le bureau de Rochard.
  
  — On va se tirer, maintenant, Jacques. Et, tu vas oublier que tu nous as vu. C’est bien compris ?
  
  Il doit avoir un compte en banque avec plein de zéros avant la virgule. Pourtant, il ne peut pas s’empêcher de saliver en reluquant les deux cents sacs. Il y a des gens comme ça, c’est plus fort qu’eux.
  
  — Parfaitement bien, répond-il en raflant prestement les biftons. Mais bon Dieu ! on pourra dire que tu m’as fait une belle trouille en ouvrant cette porte. J’ai cru que je voyais un revenant.
  
  — C’est un peu ça, fais-je paisiblement. Et si j’apprends que tu n’as pas su tenir ta langue, tu peux t’attendre à une nouvelle apparition surprise et à un pruneau entre les deux yeux.
  
  — Ne t’inquiète pas, assure Rochard.
  
  — Oh, je ne m’inquiète pas. C’est toi qui devrais t’inquiéter.
  
  Je me tourne vers Burns :
  
  — Allez, debout, Bob. On va se promener.
  
  — Tu me prends en otage ? questionne mon collègue en se levant lentement.
  
  — Non. Je veux juste discuter un peu avec toi. Quand j’aurai fini, tu seras libre de repartir.
  
  Il acquiesce d’un hochement de tête.
  
  — Mais d’abord, passe-moi ton arme, Bob.
  
  Il me tend son Police Spécial. Je l’empoche et je rengaine Wilhelmina.
  
  Je laisse Burns sortir le premier. Dans le couloir, je lui indique de prendre l’escalier qui descend vers le club. Je demande :
  
  — Il n’y a personne en bas ?
  
  — Je t’ai dit que tout le monde avait été rappelé dans ses quartiers. D’ailleurs, c’était plutôt à Bruxelles qu’on avait tendu le filet. Pas ici.
  
  — Ta bagnole est loin ?
  
  — Au coin de la rue.
  
  — Et ta chambre d’hôtel ?
  
  — J’ai déjà casqué la note. Je n’avais plus rien à faire à Paris. En principe, j’étais censé cueillir le message de Sandry chez Rochard et tracer direct sur la Belgique.
  
  — Du nouveau en ce qui concerne Hawk ?
  
  — On a des enquêteurs en Europe. Et aux States, Mandel le fait rechercher par tout le service. Pour l’instant, je crois que c’est le bide total.
  
  — Tu n’es pas sûr ?
  
  — Officiellement, je ne suis plus sur le coup.
  
  J’ai envie de lui faire confiance. Bob n’est certainement pas le plus fin limier de l’AXE mais il m’a toujours paru réglo. Mon idée, c’est de lui raconter tout ce que je sais – sauf, bien sûr, l’endroit où se planque Hawk – et de voir comment il va réagir. S’il me dit la vérité, je vais peut-être pouvoir le décider à me donner un coup de main. S’il me monte un bateau…
  
  Je laisse ça en suspens pour le moment. J’aime mieux ne pas trop y penser. Si le beau Bob essaie de m’avoir, je vais bien être obligé de le neutraliser.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Effectivement, personne ne nous attend ni dans le club, ni dans la rue. Burns me pilote vers une Ford Cortina avec des plaques belges garée à cent cinquante mètres. Il s’installe au volant. Je me pose sur le siège du mort. Vu ma nouvelle situation aux yeux de l’état civil, c’est tout à fait dans le ton.
  
  — Où on va ? demande Bob.
  
  — Tu t’apprêtais à partir pour Bruxelles ? Parfait. C’est mon chemin. On causera sur la route.
  
  Il me regarde bizarrement.
  
  — Si je te pose une question, est-ce que tu répondras, Nick ?
  
  — Pose toujours.
  
  — Est-ce que tu as eu des contacts avec Hawk depuis ton arrivée à Paris ?
  
  Je pense, un peu mal à l’aise, au central de la rue du Louvre. Ils ont noté mon nom et le numéro du boss là-bas. Pourvu que personne ne fasse le rapprochement avec le soi-disant macchabée de l’hôtel.
  
  — Pourquoi tu me demandes ça ?
  
  Burns me fait un petit sourire grisâtre.
  
  — Tu ne t’en doutes pas ? Est-ce que Hawk connaissait l’adresse de ton hôtel ?
  
  — Ouais, fais-je. Mais ça ne veut rien dire. Quelqu’un aurait très bien pu me repérer à mon arrivée à Orly. Et puis, je suis presque sûr que le réceptionniste m’avait reconnu.
  
  — Si c’est lui qui t’a donné, il n’était sûrement pas au courant de la suite du programme. Ça lui a coûté cher. En ce qui nous concerne, personne n’a signalé ta présence…
  
  Je le coupe :
  
  — À ta connaissance, mon pote !
  
  — À ma connaissance, d’accord, admet Burns. J’étais quand même le responsable des opérations ici. Ça c’est le premier point. Le deuxième, c’est que, quand l’AXE a quelqu’un à liquider, il utilise des moyens un peu plus discrets. La bombe dans ta piaule, c’est le coup d’un type qui se sent acculé. Pas du boulot de professionnels prudents.
  
  — Ton équipe me cherchait tout de même dans Paris.
  
  — Évidemment. On a quadrillé toute la ville. D’abord les aéroports, les gares et même les docks. Ensuite tes points de chute connus. Et la boîte de Rochard, naturellement.
  
  — C’est pour ça que vous l’avez fermée ce matin ?
  
  Burns se tourne vers moi.
  
  — On savait que ça allait tourner au vinaigre si tu venais récupérer la lettre de Sandry. On ne voulait pas avoir trop de monde dans les pattes.
  
  Il se racle la gorge puis prend une profonde inspiration. Je me raidis un peu. Je sais ce qu’il va me balancer maintenant.
  
  — Réfléchis bien au truc, Nick. L’AXE savait que tu étais à Paris. Mais pas à quelle adresse. Le seul à être au parfum, c’était Hawk. Tu as eu des contacts avec quelqu’un d’autre ?
  
  Je réponds d’un signe de tête négatif.
  
  — Alors ? Qui pouvait te tomber sur le poil plus vite que nous ? Hein ? Qui ? Tu vois bien que le père Hawk est bavard !
  
  — Qu’est-ce que c’est que cette histoire de perroquet bavard ?
  
  — Le père Hawk. C’est lui qui a eu la langue trop longue, explicite Bob.
  
  — Démarre, fais-je d’une voix sourde.
  
  — On va à Bruxelles ? Cette nuit ?
  
  Je confirme. Burns fait partir son moteur et met le cap sur la porte de la Chapelle.
  
  On roule un bon moment en silence. La nuit est douce. Je baisse un peu ma vitre. On est à peu près à mi-chemin entre le Bourget et Roissy quand Burns se décide à la rouvrir :
  
  — C’est toi qui tires les ficelles, Nick. Qu’est-ce que tu attends de moi ?
  
  — Je ne veux pas te chercher de noises. Tu fais ton boulot. Dès qu’on sera à Bruxelles, on se sépare.
  
  — Il y a des moments où je me demande si tu n’as pas une araignée dans le plafond, me fait Bob. Comme en ce moment, par exemple. Tout le monde te croit dans un caisson réfrigéré à l’hôpital de la Pitié. Je suis le seul à savoir que tu es vivant, et tu es prêt à me larguer comme ça dans la nature ?
  
  — Ouais, fais-je. Je sais que tu ne penses pas que je bosse pour celui qui a vendu les documents de l’OTAN.
  
  — Peut-être, rectifie Burns. Seulement, je sais que tu es en cheville avec Hawk.
  
  — Et tu sais que je suis convaincu de son innocence…
  
  — Tu ferais peut-être mieux de jeter un coup d’œil aux papiers que t’a envoyés ta gazelle des archives.
  
  — Tu sais ce qu’ils disent ?
  
  — Évidemment. On ne l’a pas lâchée d’une semelle depuis ta disparition.
  
  — Mais alors pourquoi tu essayais de récupérer la bafouille chez Rochard.
  
  — On n’aime pas laisser ce genre d’information traîner dans n’importe quelles mains. Tu devrais le savoir.
  
  Je tire l’enveloppe de ma poche et je l’ouvre. Il y a deux feuilles de papier dedans. La première, je connais, c’est le crobar que m’a fait Sandry. Je déplie l’autre. C’est une fiche relativement détaillée concernant un certain Aleksandr Petrovitch Budakhine, 39, Leipzig, République démocratique allemande.
  
  J’y apprends que Budakhine a fait ses études à l’Université d’État de Moscou, qu’il y a décroché une peau d’âne en sciences politiques. On pense qu’ensuite, il a suivi les cours de l’École supérieure 101 du KGB et, qu’au début des années 70, il a été détaché à la délégation est-allemande aux Nations unies en tant qu’expert commercial.
  
  Il est célibataire, occupe un logement de fonction à New York et rentre deux fois par an en Allemagne de l’Est où il séjourne trois semaines avant de regagner les États-Unis.
  
  Le deuxième volet est consacré aux divers mouvements de l’intéressé depuis dix ans. Et la page se termine par la notation : REF. SOM. 1A000AA.
  
  Je lève les yeux de mon papelard et je me tourne vers Burns.
  
  — Qu’est-ce que c’est que cette référence de sommier ? Et pourquoi Sandry n’a pas pu m’obtenir le dossier complet ?
  
  — Le double A désigne les dossiers fermés. Ça aussi tu devrais le savoir.
  
  — Ah oui, c’est vrai ! Mais je connais Sandry. Ce n’est pas ça qui l’a arrêtée. Normalement, elle aurait dû mettre la main sur le responsable habilité à délivrer les renseignements. Ça m’aurait fait quelque chose de plus copieux à me mettre sous la dent. À moins que… Est-ce qu’on avait entamé une opération de retournement sur Machin-truc ?
  
  Je me tais brusquement. L’idée que je viens d’avoir me retourne les boyaux. Je demande :
  
  — Qui est le responsable habilité ?
  
  — David Hawk, répond Bob en me zyeutant à la dérobée.
  
  — Tu sais ce qu’il y a dans le dossier ?
  
  — Oui. Et je vais te le dire.
  
  J’aimerais redevenir aussi sourd que ce matin après le feu d’artifice dans ma chambre. Une image floue de Hawk, assis au bout de son quai de bois pourri, me passe devant les yeux.
  
  — Voilà, attaque Burns, il y a six mois, on a retourné Budakhine. Il a commencé à nous transmettre des informations de peu d’intérêt. C’était une opération menu fretin comme on en fait des tas. Mais, d’après ce que je crois comprendre, Hawk pensait qu’un jour où l’autre le gars ferait son chemin dans l’administration et deviendrait une source de renseignements de première classe.
  
  Je décortique le portrait fait par Sandry. Aucun doute possible : c’est bien le fumier qui a trucidé une hôtesse à ma place à l’aéroport de Washington. Et ce serait un homme à Hawk !
  
  — Comment tu t’es procuré ce portrait de Budakhine ? questionne Burns.
  
  — Ferme-la, Bob. J’ai besoin de me remettre les idées en place.
  
  Il la ferme et se concentre sur la trouée de ses phares.
  
  Je contemple le portrait, l’air abruti. J’ai la tête dans du coton et du brouillard devant les yeux.
  
  On a déjà avalé presque cent bornes d’autoroute quand mes neurones et mes synapses se rabibochent un chouïa. Je me tourne vers Bob. Ce n’est pas ce soir qu’il va faire une nouvelle conquête, le joli cœur. Il a l’air aussi frais qu’un croûton de pain qui prend la soupe dans une vespasienne.
  
  — Je voudrais encore te demander quelque chose, Bob.
  
  Il me jette un regard jaunâtre.
  
  — Vas-y, fait-il.
  
  — Tu as été sur place, à l’hôtel ? Tu as vraiment vu deux macchabées ?
  
  Il sursaute et fait presque un écart.
  
  — J’étais justement en train d’y penser, dit-il. Non. Quand on est arrivés sur place, tout était déjà nettoyé.
  
  — Alors comment tu sais qu’il y en avait deux ?
  
  — Le rapport des flics. Et j’ai été personnellement à la morgue. Le tas de bidoche que j’ai vu ne pouvait pas appartenir à un seul bonhomme. D’ailleurs l’employé a été rapidement identifié. On a retrouvé son portefeuille et son râtelier. L’autre n’avait pas de signe particulier repérable. Mais ça aurait très bien pu être toi. Même genre et même gabarit.
  
  Ça se remet à fonctionner du côté matière grise. Ça dérape encore un peu mais je suis presque sûr d’avoir trouvé ce qui ne colle pas dans la mécanique de la savante machination.
  
  — Il n’y avait que le réceptionniste et moi, Bob. Personne d’autre.
  
  Je lui raconte rapidement comment ça s’est passé à partir du moment où le gars m’a raconté que les flics étaient venus visiter ma chambre. Quand j’ai fini, il a l’air sérieusement secoué.
  
  — Je ne sais pas si tu me crois, Bob, fais-je, mais la présence de ce troisième type dans ma chambre veut forcément dire quelque chose pour moi. Et quelque chose d’important.
  
  — Je sais déjà ce que tu vas dire, déclare Burns en levant la main droite.
  
  J’attends qu’il continue.
  
  — Si Hawk est le vendu, enchaîne-t-il et qu’il était le seul à connaître ta crèche, si c’est lui qui a fait poser la bombe, qui est le numéro trois ? Et qu’est-ce qu’il foutait là ?
  
  — Qui c’est, je ne peux pas l’affirmer. Mais, je pense que, s’ils arrivent à l’identifier, ils vont s’apercevoir que c’est un Russkoff ou un Allemand de l’Est ! Mais, ça n’est pas ça le plus important. C’est que la présence du troisième homme veut dire une chose. Deux groupes distincts connaissaient mon repaire. L’un a posé la bombe et l’autre a monté un cinoche au réceptionniste pour qu’il aille se faire emplâtrer à ma place. (Je me tais une seconde en me disant qu’on avait probablement prévu ma réaction en replaçant le bout de peluche.) Demain, tu appelleras la préfecture de police de Paris. Officiellement. Tu demanderas une autopsie de l’autre mort.
  
  — Pour qu’ils cherchent quoi ?
  
  — Des traces de blessures par balle ou à l’arme blanche. Des marques de strangulation au cou…
  
  — Ça m’étonnerait que ça donne quelque chose, opine Burns. Ça n’est pas le genre de détail facile à retrouver dans quatre-vingts kilos de viande hachée.
  
  J’insiste :
  
  — Demande-leur d’essayer quand même.
  
  — OK. Je te fais ça dès demain matin, répond Burns.
  
  Puis il se tait. Il me regarde. On éclate de rire.
  
  — Ouais, Bob. Quelqu’un monte un coup contre Hawk.
  
  — Attends une seconde, pépère, s’insurge-t-il. Il en faut encore un peu plus pour me convaincre de ça, mais…
  
  — Mais ?
  
  — Mais toi, par contre, je suis convaincu de ta bonne foi, maintenant. Je sais que si tu découvres que Hawk est le coupable, tu l’effaceras.
  
  Je replie le portrait de Budakhine et les notes de Sandry. Puis je les glisse dans l’enveloppe que je tends à Burns.
  
  — Tiens. Tu pourras leur envoyer ça tout à l’heure en leur racontant que tu l’as récupéré chez Rochard.
  
  Il hésite un demi-quart de seconde puis empoche les papiers. Je sors son pistolet de ma poche et je le lui rends.
  
  Il sourit.
  
  — Tu ne crois pas que tu prends un gros risque, Nick ?
  
  — Non. Puisque je suis officiellement décédé, j’ai une certaine marge de manœuvre. En plus, maintenant, j’ai un collaborateur au siège de l’OTAN. À nous deux, on doit pouvoir trouver rapidement les réponses que je cherche.
  
  Burns rengaine sa pétoire dans son holster réglementaire puis il pousse un gros soupir et m’avoue :
  
  — J’ai l’impression d’être en train de me foutre dans la merde jusqu’au cou.
  
  — C’est très bon signe, ça. Ça prouve que tu as du flair.
  
  Il me décoche un coup d’œil mi-figue mi-raisin.
  
  — Dis donc, fait-il. Si on doit bosser ensemble, j’aimerais bien que tu m’en racontes un peu plus.
  
  — OK, dis-je.
  
  Et je lui fais un topo détaillé de tout de qui m’est arrivé depuis que Budakhine a essayé de me trucider. La seule chose que je ne lui confie pas – je n’arrive pas à m’y résoudre –, c’est l’adresse de Hawk dans les Adirondacks.
  
  Pendant une dizaine de minutes, il roule en fixant les lignes de l’autoroute. Sans rien dire. Il lui faut bien ça pour digérer tout ce que je viens de lui bonnir.
  
  — Il y a une fuite quelque part à l’OTAN, décrète-t-il finalement.
  
  Je me marre.
  
  — Tu vois que tu n’as pas perdu ton flair. Quelle puissance de déduction !
  
  — Oh, ça va, je commence à être crevé. Bon, dans la pratique, qu’est-ce que tu me demandes de faire ?
  
  — De me trouver une piaule à Bruxelles. Avec un pieu dedans, de préférence. Je te demanderai de me dénicher quelques renseignements. Il faudra qu’on mette un moyen pour prendre contact.
  
  — OK, Patron.
  
  Il est un peu plus de trois heures du matin lorsqu’on atteint la capitale belge. Burns me conduit directement à l’Holiday-Inn en bordure de l’autoroute Bruxelles-Zaventem. Mon nouveau QG se situe à trois kilomètres au sud-ouest de l’aéroport et à moins de sept kilomètres du siège de l’OTAN.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Ça fait déjà deux jours que je suis enfermé dans ma piaule ultra-moderne comme un camembert dans sa boîte. Et, à l’instar de cette planche de salut du commerce extérieur français, je commence à dégouliner de partout. Il faut que ça bouge et vite, sinon je vais refaire ma grosse déprime.
  
  On est convenus avec Bob d’attendre que les choses se tassent un peu avant de passer à l’action. Mais ça commence à devenir dur dur. Aucune chaîne de télé, ni en flamand ni en français, n’a parlé de moi. Idem pour les journaux que je me fais monter d’en bas. On me croit bel et bien crevé. C’est sûr.
  
  Il est presque dix-huit heures quand mon téléphone se décide enfin à sonner pour la première fois. Je suis vautré sur mon balcon du deuxième étage, une bière hollandaise à la main. La piscine est juste au-dessous de moi et je contemple, fasciné, les évolutions de deux carabosses en bikini. Moi, à leur place, j’irais passer mes vacances dans le Grand Nord, le col de la canadienne relevé jusqu’aux oreilles pour qu’on n’en voie pas trop. Elles, non. Elles ont l’air de prendre leur pied à faire frémir tout le monde.
  
  Je me lève d’un bond, je referme rapidement la porte-fenêtre et je cueille le combiné juste à la troisième sonnerie.
  
  — Oui ? fais-je sans me mouiller.
  
  — Le car du City rama vous attend en bas, Monsieur.
  
  C’est le mot de passe prévu. Bob m’annonce que sa ligne est blanche.
  
  — Parfait. Ma migraine va beaucoup mieux.
  
  — Je t’appelle d’une cabine dans le centre-ville, reprend Burns à voix basse. De mon côté, tout à l’air OK. Officiellement, tu es enterré. Mais j’ai peur que ça ne dure pas longtemps.
  
  — Merde ! Qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  — J’ai fait une connerie, me confesse Burns. Il fallait que je donne une bonne raison pour justifier ma demande d’autopsie aux flics parisiens…
  
  — Qu’est-ce que tu leur as dit ?
  
  — Que je pensais qu’il était peut-être mort avant l’explosion.
  
  Pour une connerie, c’est une connerie. Je pousse un grognement mais je m’abstiens de lui communiquer mes impressions. Il est peut-être un peu obtus mais il est brave. Et c’est mon seul collègue sûr pour le moment.
  
  — Ils ont trouvé, enchaîne Bob. Accroche-toi, ça fait mal ! Le type n’est toujours pas identifié mais il a été descendu avec un PA 45 de l’armée américaine. Ils ont failli en avaler leur râtelier, là-bas. Et maintenant, ils veulent savoir ce que l’OTAN a à voir là-dedans…
  
  — Ça va revenir aux oreilles de Mandel…
  
  — Eh oui, fait Bob. Il va venir me poser quelques questions. Et je ne sais pas ce que je vais pouvoir lui répondre.
  
  Il faut que je cogite sérieusement là-dessus. En admettant que Hawk a fait coller l’occis dans ma chambre pour que les autres croient que c’est moi, qui était ce type ? Et, surtout, pourquoi l’a-t-il fait descendre froidement comme ça ?
  
  — Pas de signe particulier sur le corps ?
  
  — Aucun, répond Burns, l’air un peu égaré.
  
  — Et pour le reste ?
  
  — Je l’ai. Mais il faut que je fasse attention, je crois qu’on me suit.
  
  — Alors ne monte pas dans ma chambre. Prends-en une sous un faux nom et appelle-moi quand tu seras là.
  
  — D’ac, conclut Burns.
  
  Et il raccroche.
  
  Je repose lentement le combiné, perplexe. Bob pris en filature ? Pourquoi ? Je m’installe dans mon transat, je me fais cadeau d’une autre bière et d’une cigarette, puis j’essaie de coller les bouts ensemble.
  
  À 7 h 30, je vais prendre une douche puis je téléphone au service. Je demande qu’on me monte deux sandwiches au poulet avec une bouteille de blanc.
  
  Je viens de finir de manger quand le téléphone se remet à dringuer. C’est Burns.
  
  — On est au 308, m’annonce-t-il.
  
  — Comment ça, on ?
  
  — On me file le train, c’est sûr. Je pense que c’est des types de chez nous. Ils m’ont suivi jusqu’à la maison et ils m’ont attendu devant la porte. Alors j’ai appelé ma poupée et je lui ai dit que je l’emmenais dans un motel. Ça me fait un alibi.
  
  Une souris ! Ça n’est pas possible, un type pareil. Je gueule :
  
  — Qu’est-ce qu’elle sait ?
  
  — Rien du tout. Calme-toi. Elle est sous la douche en ce moment.
  
  Il hésite un petit moment et ajoute en baissant la voix :
  
  — Elle est mariée aussi, tu comprends. Je suis sûr qu’elle la fermera. Je lui ai seulement expliqué que je devais aller discuter quelques minutes avec un collègue et que je viendrais la rejoindre.
  
  — Bon. C’est plutôt foireux, ton truc. Mais avec un peu de chance… Est-ce que tu as été suivi jusqu’ici ?
  
  — Oui. Ils sont en bas. Alors, surtout, ne te montre sous aucun prétexte.
  
  — T’inquiète, fais-je, un peu nerveusement. Tu rappliques ?
  
  — Je suis chez toi dans deux minutes.
  
  Ça commence à devenir très inconfortable. Quelqu’un se méfie de Burns. Pourquoi ? À cause de sa curiosité concernant le cadavre de l’hôtel ?
  
  Je vais à la porte-fenêtre fermer les doubles rideaux. Puis j’arme mon Lüger et je débloque le cran de sûreté.
  
  Ensuite, je vais déverrouiller la porte et je m’assieds au milieu de la pièce.
  
  Environ deux minutes après, on toque. Je lève Wilhelmina en direction de la porte et je réponds :
  
  — Entrez !
  
  Burns, chargé d’une grosse valbombe, se glisse à l’intérieur et referme à double tour. Il s’approche de la petite table, pousse les vestiges de mon casse-croûte, pose sa valise et l’ouvre.
  
  Dedans, il y a un lecteur de microfilms portatif et une bonne douzaine de bobines. Il me pousse le tout sous le nez, visiblement nerveux, en déclarant :
  
  — Voilà tout ce que tu m’as demandé.
  
  — Tu as eu le temps d’y jeter un coup d’œil ?
  
  — Rapide. Franchement, Nick, je crois que tu te raccroches à des planches pourries. À mon avis, tu ne trouveras rien là-dedans. Si au moins, tu me disais exactement ce que tu cherches… Enfin…
  
  — Je ne sais pas moi-même ce que je cherche, figure-toi. Mais il faut bien que je commence par un bout.
  
  — En ce qui me concerne, c’est le bout du début et celui de la fin. Je te laisse te démerder en solo, tout au moins pendant quelque temps. Je n’ai pas envie qu’ils se mettent à me chercher des poux dans la tête !
  
  — Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
  
  — J’ai une femme, mon vieux ! Et deux gosses. J’y tiens.
  
  J’éclate de rire.
  
  — Tu ne changeras jamais, Bobbie ! Tu as la trouille qu’on aille raconter tes frasques à bobonne.
  
  Il ne se marre pas du tout.
  
  — Exactement, Nick. Ça te paraît peut-être con, mais je me sens vulnérable de ce côté-là.
  
  Là, il me déçoit un peu, le super-agent Robert Burns.
  
  — Je vois, fais-je. Moi, à ta place, soit je dirais tout à ma régulière – c’est des choses qui se font, tu sais –, soit je m’abstiendrais de sauter les femmes des autres.
  
  J’examine l’appareil et les films et j’ajoute :
  
  — Tu as autre chose à me dire ?
  
  Burns suit mon regard.
  
  — Non. En principe, tout ce que tu voulais doit être là.
  
  — Allez, arrête de faire cette tronche ! On dirait le vilain mari démasqué dans une mauvaise pièce de boulevard. Si je trouve quelque chose d’intéressant dans tout ce fourbi, je disparais de la circulation. Et de tes pattes par la même occasion.
  
  — Bon, fait-il laconiquement avant de s’éclipser.
  
  Je fais semblant de prendre ça à la rigolade mais la défection subite de Burns me chagrine tout plein. D’abord, me revoilà tout seul. Secundo, jusqu’à quel point est-ce que je peux encore lui faire confiance ?
  
  N’écoutant que ma sagesse, je fais mes bagages pour pouvoir prendre la fille de l’air en quatrième vitesse au cas où ce serait utile. Ensuite, j’appelle la réception et je demande qu’on mette une voiture de location à ma disposition à partir de maintenant, que le plein soit fait, les papiers remplis et que je n’aie plus qu’à signer en bas de la page et à dire au revoir.
  
  Ensuite j’installe l’appareil et je me mets au boulot. Ça va être ma longue nuit. À moins d’un bon coup de chance…
  
  La commission de planification de la Défense du Conseil de l’Atlantique Nord se compose de quinze sous-commissions, dont chacune compte entre douze et trente-six personnes. Et c’est tous les dossiers personnels de ces braves bipèdes que j’ai à me farcir par le menu.
  
  En dehors de deux facteurs, j’opère complètement à l’aveuglette. Le premier facteur est évident. C’est que le véreux, quel qu’il soit, a forcément accès aux docs de la série 700. Et ces docs, c’est justement la commission qui les établit.
  
  Le deuxième facteur tiendrait plus de la spéculation hautement hypothétique. J’espère que l’espion – si espion il y a – a commis une erreur quelque part. Et une erreur qui soit visible dans son dossier, bien entendu.
  
  Sur le coup des huit heures du matin, j’ai épluché à peu près la moitié de ce merdier de paperasserie miniaturisée. Je commence à avoir les yeux au milieu des joues et je n’ai encore trouvé aucun détail bizarroïde.
  
  J’appelle le service et je me fais monter un petit déjeuner sérieux. Œufs sur le plat, saucisses et spinach, plus une grande cafetière fumante. Je m’avale tout ça avec un enthousiasme non dissimulé et je m’affale sur mon pieu pour quelques heures.
  
  À midi, je me recasse une solide croûte et rebelote.
  
  Vers vingt et une heures, j’ai pratiquement tout passé en revue. Je suis en train de placer l’avant-dernière bobine dans l’appareil quand un truc qui m’est passé sous les yeux sans que j’y fasse attention me saute brusquement à la figure.
  
  Fébrilement, je fouille dans la boîte de bobines examinées. Je retrouve vite celle qui m’intéresse. Elle contient les dossiers de la sous-commission scientifique.
  
  Et, plus précisément, le dossier d’un Allemand. Bruno Dieter Heinzman.
  
  Ce citoyen est né à Berlin en 1929. De 1949 à 1954, il a suivi des études de maths à l’université de Göttingen. Il en est sorti avec une maîtrise dans la poche.
  
  Ensuite, dans le cadre d’un programme d’échanges culturels, il est allé faire un stage de sciences politiques à l’université Harvard. Puis il est rentré à Bonn où il a été embauché dans l’administration gouvernementale.
  
  En 1972, il a été détaché à la délégation allemande à l’OTAN et, petit à petit, il a fini par devenir le numéro 2 de la commission scientifique.
  
  Il retourne à Bonn plusieurs fois par an aux frais de son gouvernement.
  
  Comme tous les fonctionnaires, ce n’est pas avec sa paye qu’il doit aller bien loin. Et c’est là que le bât blesse. Je retrouve très vite ce qui m’a intrigué. Heinzman possède un appartement à Bonn, un autre à Bruxelles et une grande baraque à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de la capitale belge.
  
  Je réexamine les dossiers des sous-dabes des quatorze autres sous-commissions. Je n’en trouve que deux qui ont une maison ici : un citoyen belge et un Canadien qui possède une fortune personnelle assez importante.
  
  Tous les autres, sauf Heinzman, ont leur appartement en ville. Et rien de plus. Certains habitent même dans des quartiers pas particulièrement reluisants de la ville.
  
  Je me cale dans mon dossier de fauteuil et j’allume une NC que je savoure sensuellement.
  
  Elle a un petit goût de début d’embryon de victoire.
  
  J’ai dans l’idée que je viens de mettre le doigt sur ce que je cherchais. L’erreur bête et méchante inscrite noir sur blanc dans le dossier.
  
  Je prends une douche en me frottant énergiquement la couenne pour me mettre en forme et je m’habille en sombre. À vingt-deux heures, je descends à la réception. Je demande qu’on me donne un carton et je remonte à ma chambre. Je sangle et holstérise mes petites armes, sans oublier quelques chargeurs de rechange, et j’emballe l’appareil et les microfilms dans le carton.
  
  Ensuite, je redescends et je fais boucler la boîte dans le coffre de l’hôtel.
  
  Je me tourne vers l’employée, une blondinette délicieuse comme un bonbon fondant, et je lui décoche mon sourire grand luxe.
  
  — Un monsieur du nom de Robert Burns va venir vous réclamer ce paquet demain ou après-demain. Vous serez aimable de le lui remettre.
  
  — Certainement, monsieur Morgan, répond-elle en me rendant mon sourire.
  
  Elle prend un feutre et, d’une petite écriture soignée, note le message.
  
  — Désirez-vous autre chose ? s’enquiert-elle ensuite.
  
  — Oui. Une voiture pour quelques jours. J’ai une réservation permanente.
  
  — Oui. Que préférez-vous ? Une grosse voiture ou une petite ?
  
  — Plutôt petite.
  
  Elle prend une liste, y jette un coup d’œil et demande :
  
  — Une Triumph, conduite intérieure vous conviendrait-elle ?
  
  — Parfait, dis-je.
  
  Et elle me tend un papier à signer.
  
  Je règle la caution, montre mon permis de conduire international et elle demande à un groom de m’avancer le véhicule.
  
  C’est un coupé gris à deux portes. Elle a l’air presque toute neuve. Je glisse un talbin au jeune préposé, je m’installe au volant et je fais le tour de l’hôtel.
  
  Là, je me gare dans un coin d’ombre et j’ouvre la boîte à gants. J’y trouve un paquet de cartes routières. J’en déplie une et je repère la tanière campagnarde du sieur Heinzman. Elle se situe près d’un petit patelin du nom de Herselt.
  
  Je remonte ensuite à ma chambre, j’inspecte tout pour vérifier que je ne laisse rien derrière moi, j’attrape ma valise et je redescends à mon automobile.
  
  *
  
  * *
  
  La région entourant Herselt est très boisée, avec, ici et là, quelques champs, visiblement défrichés sur la forêt. Les routes sont très étroites, pavées par endroits, et complètement désertes à cette heure de la nuit.
  
  Arrivé sur les lieux, je constate que la maison de Heinzman n’est pas visible de la route. Je ne connais pas la superficie de la propriété et je ne sais pas exactement à quelle distance la construction se trouve.
  
  J’éteins mes lumières, je roule encore sur cinq ou six cents mètres et je m’arrête en me serrant au maximum sur le bas-côté. J’ouvre ma valise et j’en sors une trousse contenant tournevis, pinces, cisailles et un jeu de passe-partout. Je la fourre dans la poche de ma veste et je m’enfonce en diagonale dans les bois, espérant rencontrer sur mon chemin l’allée d’accès à la propriété.
  
  Au bout d’une cinquantaine de mètres, je tombe sur une haute clôture grillagée, absolument invisible de la route. Tous les cent mètres, il y a une pancarte qui indique en anglais, en allemand, en français et en flamand : DANGER ! HAUTE TENSION !
  
  Heinzman aime qu’on lui foute la paix. Et, apparemment, il ne tient pas à ce que les automobilistes de passage aperçoivent les limites de son terrain. Très intéressant, ça.
  
  Je marche un peu et je finis par trouver trois gros arbres, tout près de la clôture. J’en escalade un et je joue les funambules sur une branche qui s’avance au-dessus de la propriété. Brusquement, elle plie sans avertir. J’ai la plante des pieds à quelques centimètres du grillage électrifié ! Je saute.
  
  J’atterris à quatre pattes dans la terre molle. Je reste immobile pendant plusieurs secondes à essayer de repérer les bruits. L’air de la nuit est parfaitement immobile. J’écoute attentivement. Rien.
  
  Il n’y a plus de lune. Dans un sens, ça m’arrange, pour la discrétion. Dans l’autre, ça me dérange, pour le repérage des lieux. Je remonte un petit remblai et, à une centaine de mètres, j’aperçois une bande claire dans l’obscurité : l’allée qui mène à la maison.
  
  Je me véhicule dans cette direction et, un quart d’heure plus tard, j’atteins le bord d’une belle pelouse. Derrière, il y a un chouette jardin fleuri et, encore derrière, une énorme villa de trois étages. Je ne savais pas trop bien ce que j’allais trouver mais, en tout cas, je ne m’attendais pas à quelque chose d’aussi cossu.
  
  Une grande véranda de granit court sur presque toute la longueur de la façade. Au milieu, elle forme une arcade, au fond de laquelle s’ouvre une porte de chêne sculptée. Des lumières éclairent le devant de la maison et je vois je ne sais combien de balcons, une bonne douzaine de cheminées et des tas de fenêtres ornées de marquises.
  
  Tout le terrain entourant la villa est illuminé, comme si Heinzman attendait de la visite.
  
  À l’intérieur, en revanche, c’est le noir complet. Logique, ma tocante me fait savoir qu’il est une heure du matin largement passée.
  
  Je regagne la zone boisée et, silencieux comme un grand fauve à l’affût, je décris un large cercle autour de la résidence pour aller voir à quoi ça ressemble de dos. À l’arrière, je découvre un vaste garage et plusieurs dépendances.
  
  Il y a vraiment quelque chose qui ne colle pas. La baraque et le terrain doivent valoir un beau paquet de millions de dollars. Les espions, surtout au niveau de Heinzman, ne gagnent pas autant de fric. Et même, ceux qui palpent bien ne font pas un étalage pareil de leur pognon.
  
  Je sors de l’abri des arbres et je pique un sprint en terrain découvert jusque derrière le garage.
  
  Ce côté-ci de la maison est moins éclairé que l’autre. Toujours pas de lumière à l’intérieur. Il y a une autre grande véranda et une porte-fenêtre.
  
  Je dégaine ma Wilhelmina et je la prépare à une intervention immédiate, puis j’y vais. Il y a une cinquantaine de mètres de cour pavée pour atteindre la maison. Je gravis les degrés du perron et je me colle au mur à côté de la porte-fenêtre.
  
  Pas de sonnerie d’alarme. Pas de réaction. J’avance le nez jusqu’à la vitre et je jette un coup d’œil. Dedans, il y a un grand couloir, flanqué d’un tas de portes. Il aboutit à une immense pièce qui a l’air d’être une salle à manger de réception. Le seul éclairage, à l’intérieur, vient de la lumière qui filtre par les carreaux.
  
  Je fais passer mon Lüger dans ma main gauche et j’appuie sur le bec-de-cane. Ça s’ouvre tout seul, sans rouspétance.
  
  J’entre dans le couloir et je referme tout doucement derrière moi. Houlala ! C’est beaucoup trop facile. Ça sent mauvais. Quelque chose me dit que je suis en train de me jeter dans la gueule du loup. Mais j’y vais quand même. C’est peut-être ici que je vais trouver la clef des fuites dans les secrets de l’OTAN. Je m’arrête une seconde au bas d’un grand escalier qui monte en tournant jusqu’à une mezzanine. Il n’y a pas un bruit, sauf le battement régulier d’une grosse horloge ancienne.
  
  Je fais quelques pas. À ma gauche, je trouve une double porte. L’un des battants est entrouvert. Dans le clair-obscur, je distingue un immense bureau. Les murs sont tapissés du sol au plafond de rayonnages chargés de bouquins. Sûrement la salle de travail de Heinzman.
  
  J’entre. Il y a un bureau, deux chaises et un grand divan de cuir, devant lequel se trouve une table basse massive.
  
  Je mets le cap sur la table de travail. Je m’assieds, je rengaine Wilhelmina et je déballe ma trousse à outils. Je choisis l’un de mes rossignols et en deux temps trois mouvements j’ai crocheté le tiroir. Je commence aussitôt à fouiller dedans comme un mal élevé.
  
  Je ne tarde pas à dénicher un carnet relié en cuir avec une étiquette sur laquelle est calligraphié en gothique le mot : VERABREDUNGS. C’est le carnet de rendez-vous du maître de céans.
  
  En le feuilletant, je trouve un papier libre couvert de signatures. J’écarquille les yeux, baba comme il n’est pas possible de l’être.
  
  Quelqu’un – probablement Heinzman lui-même – s’est exercé à copier la signature de Hawk. Et c’est sacrément bien imité.
  
  Je referme le carnet et je le colle dans ma poche. Je préfère aller consulter ça dans un endroit plus tranquille.
  
  J’ai enfin trouvé un indice, peut-être pas totalement probant, mais c’est un sérieux point de départ. Maintenant, si je pouvais mettre la main sur les documents avec la griffe de Hawk…
  
  Au moment où je me baisse pour ouvrir le tiroir du dessous, je prends conscience d’un mouvement du côté de la porte. Avant même que j’aie pu me redresser, les lumières s’allument en grand.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Si c’était un arbre ? Un baobab. Si c’était un animal ? Un taureau. Si c’était un outil ? Un marteau-pilon. Si c’était un véhicule ? Un bulldozer. C’est marrant comme ces vieux réflexes de défense enfantins nous remontent du fond de l’inconscient quand on a la trouille. La trouille. La vraie.
  
  Je fais un gros effort pour redevenir grand et j’arrête de jouer au portrait chinois pour examiner la chose qui vient d’apparaître à la porte. Ça doit être le produit d’un croisement entre King Kong et un bison femelle. Ça mesure à peu près deux mètres vingt de haut et, à vue de nez, ça doit peser dans les cent cinquante kilos.
  
  Cette espèce de monstre me regarde avec un sourire de débile profond. Il a une énorme barbe broussailleuse et deux petits yeux engoncés dans la boîte crânienne. Sa tronche me fait penser à l’Australopithèque de Java tel que je le voyais dans mes cauchemars quand j’étais mioche. Le plus gênant, dans tout ça, c’est le pistolet de 45 qu’il pointe dans ma direction. Le gros pétard à l’air d’un revolver de salon dans son énorme pogne.
  
  Je m’accroupis derrière le bureau, juste au moment où il presse la détente. Le projectile traverse une fenêtre dans un fracas de verre éclaté.
  
  D’un petit coup de pied, j’écarte la chaise du bureau et je fais prendre l’air à Wilhelmina.
  
  Il y a un long silence. Et puis l’énorme truc éclate de rire. C’est sinistre. Ça roule entre les murs de la pièce comme une avalanche de haute montagne. J’entends le poum-poum lourd de ses pas sur le plancher. Il s’approche. Mon doigt se crispe sur la détente.
  
  Le bureau, qui fait la taille d’un terrain de foot et doit peser entre trois et quatre cents kilos s’écarte brusquement dans un vacarme effarant. Comme avec un zoom, je vois la grosse paluche s’avancer vers ma figure. Avec mon mètre quatre-vingts, j’ai l’impression d’être le petit Poucet face à l’ogre qui veut le manger. Je roule in extremis sur le côté. J’ai juste le temps de tirer deux pruneaux avant qu’un coup de battoir fasse voler Wilhelmina dans les airs.
  
  L’énorme m’empoigne par le col. J’entends le tissu craquer. Il me soulève comme une marionnette et m’expédie à travers la pièce. J’atterris brutalement dans un rayonnage, contre lequel je me démonte les vertèbres et la nuque.
  
  Deux taches rouges grandissent sur sa chemise au-dessous de son épaule droite. Je l’ai touché à bout portant. Mais ça n’a pas l’air de le déranger beaucoup plus qu’un coup de règle sur les doigts.
  
  Le bruit de grosse caisse recommence. Il vient doucement vers moi, en prenant tout son temps.
  
  D’un coup de poignet, je fais sauter mon stylet dans ma paume et je le garde prudemment caché dans ma manche. Je me relève et je me rebaisse aussitôt pour éviter son coup de poing titanesque. Il pousse un grognement et j’ai l’impression de voir deux jets de vapeur jaillir de ses naseaux.
  
  Je fais un bond en arrière. Il se retourne et redémarre dans ma direction. Puis il s’arrête, hésitant. Il vient de voir la lame effilée de Hugo que je fais vivement passer d’une main dans l’autre.
  
  Je me dis que, même avec beaucoup de chance, je n’ai aucun espoir de battre cette espèce de cyclope à double orbite en combat régulier.
  
  Je n’ai qu’un avantage contre lui, la rapidité. Mais si on s’amuse trop longtemps, c’est moi qui vais fatiguer le premier. Si un seul de ses coups de poing atteint son but, il m’éclate la tête. J’en suis tout à fait conscient. Et ce n’est pas comme ça que j’entends achever ma brillante carrière.
  
  Je recule vivement vers la porte. Une nouvelle cascade de rires lui secoue le bide.
  
  — Il n’y a pas de retraite, fait la bête dans un allemand guttural.
  
  Ça alors ? Ça cause ! À première vue, je n’en aurais pas juré.
  
  Il est à environ trois mètres de moi, le dos tourné à l’autre porte. Celle qui doit donner sur le vestibule d’entrée, je suppose.
  
  À ma gauche, le bureau disloqué gît, les quatre pieds en l’air. Tout à coup, j’ai une idée. Si ça marche, je vais peut-être pouvoir m’en tirer…
  
  Comme je viens de le noter, cet organisme primitif a quand même deux facultés :
  
  a) de se marrer, donc de donner un sens au rire d’autrui.
  
  b) d’émettre des paroles, donc de donner un sens aux paroles d’autrui. Et dans une langue que je connais : l’allemand.
  
  Je vais me servir de ça pour essayer de le faire enrager. Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Je le regarde bien en face et je commence à me bidonner. Je lui balance :
  
  — Hé, gros porc nazi, je voudrais te demander quèque chose !
  
  Il se fige sur place en ouvrant un clapoir qui doit lui permettre d’avaler un rosbif de deux kilos sans mâcher.
  
  Sans cesser de le surveiller, je pointe le doigt vers lui et je recommence à me boyauter.
  
  Là, ses quelques rares bouts de hure non couverts de poils prennent une vilaine couleur aubergine. Ça a l’air de marcher. J’enfonce le clou :
  
  — Ta mère, c’est bien la pute qui s’est fait sauter par tout Berlin, hein ?
  
  Le clapoir s’ouvre tout grand. Il pousse un rugissement de fureur et charge, tête baissée. J’esquive au dernier moment en lançant en avant mon bras, prolongé par Hugo. Je lui ai ouvert une longue boutonnière béante au bras droit. Je cherche un abri derrière le bureau renversé.
  
  Il pousse un gueulement énorme, pivote sur la droite, me fonce dessus et se casse presque immédiatement la gueule entre les pieds du bureau. Je recule d’un pas. Il s’étale devant moi. Je prends mon stylet à deux mains et je le lui plante sous l’omoplate droite. Jusqu’à la garde.
  
  Il beugle de douleur, se relève et s’ébroue comme un buffle enragé. Mais j’ai déjà contourné le bureau. Je cavale à l’autre bout de la pièce et je récupère Wilhelmina.
  
  Deux balles dans l’épaule, un abreuvoir à mouches sur toute la longueur du bras et un stylet de 22 centimètres enfoncé dans le dos, en principe personne ne devrait y résister. Mais ce n’est pas un homme normal. Peut-être même pas un homme du tout. Le seul résultat visible, c’est de le rendre dingue de fureur.
  
  Il me charge à nouveau, les deux mains tendues en avant. Adossé à la bibliothèque, je lui vide mon Lüger dans la poitrine.
  
  Les trois premières balles semblent n’avoir aucun effet. Les deux suivantes lui coupent un peu son élan. Je continue à tirer, le doigt crispé sur la détente. Ça fait un foin du tonnerre entre les murs de la grande pièce. On se croirait à l’intérieur d’une grosse caisse.
  
  — Aaaaarrgghhh ! éructe le monstre.
  
  Il finit quand même par reculer d’un pas. Il fait sa génuflexion. Du sang se met à lui pisser par le nez et la bouche. Mais il en veut encore. Je le vois porter la main derrière son dos et essayer d’en extraire Hugo.
  
  Tout à coup, une sirène se met à hurler dans le couloir. J’entends des éclats de voix et des bruits de pas qui rappliquent.
  
  Vite fait, je pêche un chargeur neuf dans ma poche et je nourris Wilhelmina. Je balaie rapidement la pièce du regard. Le fauteuil de bureau ! Je l’attrape par un accoudoir et je le balance dans la fenêtre qui se volatilise.
  
  Je suis en train de calculer mon coup pour sauter sur la terrasse extérieure quand je sens comme un fer à repasser s’appliquer sur mon épaule gauche. Ça me brûle, ça me déchire ! Instantanément, ma tête tourne et je manque perdre l’équilibre. Un voile de brouillard rougeâtre me passe devant les yeux. Je me secoue. Ce n’est pas le moment de tourner de l’œil !
  
  Je fais volte-face. Le monstre a réussi à extraire Hugo de son dos. Il me l’a balancé. C’est mon propre stylet que je viens de cueillir dans l’épaule. Je dois avoir le trapèze percé sur quatre centimètres. Incroyable, ce King Kong ! Il se relève ! Il s’avance vers moi en titubant. Je vise soigneusement entre les yeux. Je tire. Sa tête disparaît dans une éruption écarlate qui projette de la cervelle et des bouts de barbaque dans tous les azimuts.
  
  Je grimpe sur l’appui de la fenêtre. Juste à ce moment-là, la porte s’ouvre. Je saute sur la terrasse.
  
  Quatre types dans un genre d’uniforme militaire arrivent par la gauche. Je tourne à droite et je traverse la pelouse tête baissée. Ça me brûle de plus en plus à l’épaule. Ma vue commence à se brouiller. Le bois est encore à cinquante mètres. Une voix germanique gueule « halte ! » dans mon dos. Des chiens aboient.
  
  Je suis à dix mètres des arbres quand ils ouvrent le feu. Les projectiles de leurs armes automatiques déchiquètent l’écorce et les branches autour de moi.
  
  Ça y est, voilà le taillis, je trébuche, je continue à courir. Ça crie, ça aboie, ça tire toujours derrière moi mais je suis hors de vue.
  
  Je m’arrête un instant et je m’appuie à un tronc pour récupérer mon souffle. La douleur est de plus en plus intenable. Ça se met à me cogner jusque dans le crâne. Je tire sur le manche de Hugo. Ça vient. Je pose le stylet par terre, j’enlève ma veste, mon holster, ma chemise.
  
  Mes doigts sont mous, insensibles et boursouflés comme de grosses saucisses. Maladroitement, je roule ma chemise en boule. Je l’applique tant bien que mal sur la plaie sanglante. Je remets mon holster en place, ça maintient à peu près le bandage de fortune. Je récupère Hugo, j’enfile ma veste et je repars au pas de course.
  
  Je cavale comme ça une bonne dizaine de minutes. Les aboiements des chiens s’éloignent ou se rapprochent par intermittence. Tout à coup, je m’aperçois que j’ai les pieds dans l’eau, je glisse et je manque de m’étaler de tout mon long. Dans l’obscurité, je n’ai pas vu la petite rivière.
  
  J’avance dans l’eau. J’en ai jusqu’à la taille. J’essaie de nager mais le courant est trop fort. Il m’emporte. Ma tête cogne contre un obstacle. Je m’y agrippe. Je me hisse dessus.
  
  Quand je reviens à moi, les premières lueurs du jour commencent à pointer. Il pleut. Un petit crachin très mouillant. Je claque des dents.
  
  Je m’aperçois que je suis à plat ventre sur un petit bateau en bois grossier. Je ne sais pas comment je trouve la force de tirer Hugo de son étui pour trancher l’amarre mais j’y parviens.
  
  Mon embarcation part lentement au fil du courant. J’essaie de m’asseoir mais je retombe dans les pommes.
  
  *
  
  * *
  
  J’émerge, par paliers successifs, d’un sommeil sans rêves. Les rayons du soleil filtrent par les carreaux d’une grande fenêtre. Je suis allongé sur le ventre, à poil, dans un lit moelleux. Je suis bien. Il fait chaud.
  
  Je me goberge un moment et puis, tout à coup, ça fait tilt : Heinzman, bagarre avec l’horrible créature, la rivière, le bateau. Je vire les cou-bardes et je saute en bas du lit. Waouh ! J’ai les guibolles qui flageolent et la ligne d’horizon refuse de se stabiliser, comme le voudrait le bon sens.
  
  Mon épaule a été soigneusement bandée. C’est encore un peu raide, mais je ne souffre presque pas. J’attends que mon gyroscope intérieur ait fait son boulot et je m’aventure prudemment jusqu’à la fenêtre. Je me trouve au deuxième étage de ce qui me semble être une grande maison, au moins aussi grande que celle de Heinzman. Une vaste pelouse descend en pente assez raide jusqu’à une rivière. Les yeux encore mal ouverts, je regarde passer un train de péniches tiré par un remorqueur en me demandant ce que je peux faire là et comment j’y suis arrivé.
  
  — Si c’est ce qui vous intrigue, fait une voix féminine dans mon dos, cette rivière porte le nom de Demer. Accessoirement, je vous signale que vous avez un fort beau derrière.
  
  Je pirouette sur place. Une femme époustouflante, d’une trente-cinquaine d’années, referme la porte, s’y adosse nonchalamment et me reluque. Elle porte des vêtements de cheval.
  
  — Le devant est encore plus intéressant, précise-t-elle en souriant.
  
  Je me sens un peu couillon, nu comme un ver, devant cette superbe pouliche. Mais bon, je ne vais quand même pas attraper l’oreiller pour planquer mes avantages…
  
  — Qui êtes-vous ? fais-je d’une voix éraillée.
  
  C’est tout sec, là-dedans. J’ai l’impression qu’on m’a opéré des amygdales il y a à peine quelques heures.
  
  — Officiellement, je suis la comtesse Maria Élisabeth Anne Giscard d’Amberville. Anne pour les amis. Et vous, monsieur Morgan ? Malfaiteur ou policier ?
  
  — Ni l’un ni l’autre. Disons que policier serait plus près de la réalité.
  
  Elle fait une petite lippe déçue.
  
  — Oh, que c’est banal ! J’avais espéré découvrir en vous un mystérieux perceur de coffres-forts, peut-être même un tueur à gages…
  
  Je demande :
  
  — Comment suis-je parvenu chez vous ?
  
  Elle évacue ma question d’un petit geste aérien et dit :
  
  — Vous trouverez dans le placard des vêtements qui devraient à peu près vous aller. Vous y trouverez également vos affaires, vos affreux engins de guerre et l’agenda de monsieur Heinzman… Il est presque midi, ajoute-t-elle en consultant une petite montre en or, et je suppose que vous devez mourir de faim. Dès que vous vous serez rendu présentable, venez donc me rejoindre pour le déjeuner sur la terrasse de derrière.
  
  Elle se rince paisiblement l’œil, en prenant tout son temps, fait demi-tour et puis s’en va.
  
  Ça, c’est le genre de souris qui commence par te faire les points noirs d’un air détaché et la seconde d’après, hop ! tu passes à la casserole sans avoir eu le temps de piger ce qui t’arrive.
  
  Le placard est plein de frusques masculines. Effectivement, leur proprio doit être à peu près de mon gabarit. Je choisis un pantalon beige, un pull léger et un blazer crème. La poche est ornée d’un liséré d’or. J’ai remarqué que la comtesse de Machinville avait le même à la poche de sa veste de cheval.
  
  Comme promis, tout le reste est là. Armes, portefeuille, passeport et autres papiers. Et le carnet de Heinzman. Je remplis mes poches et je file retrouver la comtesse.
  
  Elle m’attend à l’endroit convenu, devant une table de fer forgé chargée de tout plein de bonnes choses.
  
  — Comment va votre épaule ? interroge-t-elle en me faisant signe de m’asseoir.
  
  — Encore un peu raide mais ça semble bien se remettre. Qui m’a soigné ?
  
  — Un médecin bruxellois, m’apprend ma ravissante mais néanmoins étrange hôtesse. N’ayez crainte, c’est un excellent ami. Et il est particulièrement discret.
  
  Nous déjeunons rapidement, en silence. Au café, je reprends mes questions :
  
  — Depuis combien de temps suis-je chez vous ?
  
  — Cela fait cinq jours, répond la comtesse.
  
  Je manque d’en laisser tomber ma tasse.
  
  — Henri tenait absolument à vous faire hospitaliser, précise-t-elle. Je suis parvenue à le faire changer d’avis.
  
  Cinq jours ! Ça me paraît fou. Impensable !
  
  — D’autres personnes savent que je suis ici ?
  
  — Mes domestiques et moi-même, bien sûr. Et Henri, le médecin. C’est tout.
  
  — Excusez-moi, fais-je, mais… je crois comprendre que vous avez un mari…
  
  Elle se met à rire à gorge déployée. Avec une parfaite impudeur.
  
  — Mon mari, parlons-en. Il n’a que deux passions. D’abord ses fleurs, qui sont censées m’adoucir les mœurs. Ensuite, le jeu, qui lui sert de caution pour courir les jupons. Il a passé sa semaine au casino de Spa. Dans une quinzaine, il poursuivra probablement sa tournée en passant par Baden-Baden. Peut-être par Monte-Carlo, si le temps se gâte.
  
  Cinq jours ! Je n’en reviens pas encore. Il a dû s’en passer des choses depuis tout ce temps. Il faut absolument que je décampe au plus vite. Surtout si la belle délaissée se met dans l’idée de me chercher des points noirs sur le dos.
  
  Comme si elle lisait mes pensées, la belle en question demande d’une voix suave :
  
  — Avant de partir, seriez-vous assez gentil pour me dire pourquoi vous avez volé ce carnet à monsieur Heinzman ? Est-ce à cause de ses rencontres avec les Russes ? Parce que c’est un espion ?
  
  Elle me sidère, celle-là.
  
  — Les Russes ? fais-je.
  
  Madame la comtesse me lance un regard aiguisé et insistant.
  
  — Les Russes, reprend-elle. Bien entendu, vous n’avez pas eu le temps de lire son agenda. Vous avez été blessé au cours de votre fuite.
  
  Je me tais. J’attends qu’elle poursuive.
  
  — C’est mon jardinier qui vous a découvert, enchaîne-t-elle. Vous étiez à moitié mort, au fond d’une barque qui s’est échouée près de notre ponton. Il vous a ramené à la maison. Naturellement – j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur – j’ai fouillé vos affaires. Après avoir appelé mon ami médecin, j’ai feuilleté le carnet de monsieur Heinzman. Il a des entrevues régulières – au moins une fois par mois – avec un certain Anatoli Oleg Grechko à l’usine de montage Skaldia-Volga, près de Bruxelles.
  
  — Vous connaissez Heinzman ?
  
  Une petite moue acide se dessine sur son minois tandis qu’elle confirme le fait d’un hochement de tête.
  
  — Je le connais. Sachez même que je ne le porte pas particulièrement dans mon cœur, me confie-t-elle. Les Russes non plus, si vous voulez tout savoir.
  
  Elle se penche en avant et ajoute :
  
  — Ne trouvez-vous pas cela délicieux qu’un haut fonctionnaire de l’OTAN ait des entretiens réguliers avec un Russe ?
  
  — Si, si, tout à fait, dis-je faute de trouver mieux.
  
  — Extraordinaire, n’est-ce pas ? approuve la comtesse en se rasseyant normalement. Conclusion : si vous n’êtes pas un malfaiteur, vous êtes un chasseur d’espions. Et, dans ce cas, je suis prête à vous aider.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  La comtesse repose lentement le combiné. Je suis assis, face à elle, de l’autre côté de son bureau. Elle est blanche comme un linge. Un tremblement nerveux fait vibrer sa lèvre inférieure.
  
  — Sa femme était complètement déchirée, dit-elle.
  
  Je suis bien embêté pour elle, mais elle l’a un peu cherché. Malgré toutes mes protestations, elle a menacé d’appeler la police si je refusais son aide. C’était le grand jeu, pour elle. Elle bichait à mort. Seulement le grand jeu vient de tourner à la farce macabre…
  
  — Ainsi donc Burns est mort, fais-je.
  
  Elle hoche la tête.
  
  — À votre avis, c’est Heinzman qui l’a fait tuer ?
  
  Je ne lui ai raconté que quelques bribes de l’histoire. Le minimum indispensable pour satisfaire son avidité.
  
  — C’est probablement beaucoup plus compliqué que ça, Anne, dis-je en lui tapotant doucement la main. Robert Burns était un policier dans mon genre et nous travaillions ensemble sur cette affaire.
  
  — Mais votre travail sur le territoire belge est illégal ?
  
  — Si on prend la loi au pied de la lettre, oui.
  
  — Cette fameuse affaire… est-ce que Heinzman y est impliqué ? s’informe-t-elle.
  
  — Selon toutes les apparences. Mais il y a d’autres hommes beaucoup plus dangereux parce que placés dans une situation très critique.
  
  — Comme le Russe Grechko de l’usine de voitures.
  
  Je hoche la tête. Les deux coups de fils qu’elle vient de passer pour tenter de joindre Burns, d’abord au siège de l’OTAN, ensuite, à son domicile, ont sans aucun doute été enregistrés. En temps normal, ça ne mangerait pas de pain. Une femme de plus demandant des nouvelles du beau Bob, ça n’étonnerait personne. Mais là, on risque de se poser des questions…
  
  Il n’y a pas de doute, les hommes de Heinzman ont retrouvé ma voiture de location. Ça leur a permis de remonter à l’Holiday-Inn. Ce même Holiday-Inn où Burns a pris une chambre avec sa maîtresse l’autre soir. Ajoutons à ça les contacts de Bob avec la police parisienne à propos du cadavre trouvé dans ma chambre d’hôtel et ils font vite fait le rapprochement. Ils ont compris qu’il me donnait un coup de main.
  
  Ils l’ont descendu.
  
  La propriété de Heinzman se trouve à moins de trente kilomètres. D’ici à ce qu’ils fassent encore un rapprochement entre le coup de fil de la comtesse et mon inexplicable disparition, il n’y a vraiment pas loin.
  
  Je me lève, je la prends par le bras et je l’entraîne dans le couloir.
  
  — Faites vos bagages, dis-je. Vous partez d’ici le plus vite possible.
  
  — Je pars ? Où ? Pourquoi ?
  
  — Vous allez retrouver votre mari à Spa.
  
  Elle fait « non » de la tête.
  
  — Pas question, décrète-t-elle d’un ton décidé. Heinzman est dans le bain jusqu’au cou et je vais vous aider !
  
  — Mais qu’avez-vous donc contre Heinzman ?
  
  Elle devient toute rouge.
  
  — C’est un porc ! s’exclame-t-elle, furieuse.
  
  — Mais que vous a-t-il fait, Anne ?
  
  — Un jour, je me promenais à cheval et j’ai empiété sur sa propriété. Il m’a fait emmener de force dans sa maison où une sorte de brute à peine humaine m’a fouettée avec une badine. J’ai tout raconté à mon mari mais il s’est contenté de rire en disant qu’une fessée de temps en temps me faisait le plus grand bien !
  
  Je n’en reviens pas.
  
  — Mais enfin, c’est insensé ! Simplement parce que vous étiez passée sur sa propriété ? Il doit être fou !
  
  — J’y passais souvent. Il m’avait déjà menacée plusieurs fois par téléphone. Mais je ne vois pas pourquoi j’aurais changé mes habitudes. Je me promène sur ces terres depuis ma plus tendre enfance.
  
  Joyeux voisinage, me dis-je intérieurement. Une sale gamine gâtée qui s’entête à braver les interdits et un malade qui fait fouetter les femmes par son gorille… Je comprends maintenant pourquoi Madame la comtesse Giscard d’Amberville s’acharne tant à me rendre service. Ce serait de la folie douce de continuer à accepter l’aide de ce genre de déplafonnée. Il faut à tout prix que je me tire de ses pattes. Je demande :
  
  — Avez-vous une automobile que je puisse utiliser ?
  
  — Oui. Il y en a plusieurs dans le garage. Vous n’avez qu’à faire votre choix.
  
  — Très bien. Finalement, je pense que vous pouvez m’aider. À nous deux, nous parviendrons peut-être à coincer Heinzman.
  
  Toute sa figure s’illumine.
  
  — Vraiment ? fait-elle. Allez-vous le tuer cette nuit ?
  
  Je hoche la tête.
  
  — C’est très probable. Mais les autres hommes dont je vous ai parlés. Ceux qui dirigent l’opération… Ils se trouvent tous à Zurich…
  
  — Zurich ? questionne-t-elle, interloquée.
  
  Je confirme :
  
  — Oui, Zurich. Je vais vous conduire à l’aéroport. Vous prendrez l’avion pour la Suisse et vous m’attendrez là-bas dans un hôtel que je vous indiquerai.
  
  — Je veux rester avec vous, commence-t-elle.
  
  Je la coupe :
  
  — Je croyais que vous teniez à m’aider. Écoutez, j’ai besoin d’un miroir aux alouettes. C’est vous qui jouerez ce rôle. À l’heure qu’il est, ils savent probablement que je suis ici. Si vous filez à Zurich – c’est là qu’ils ont leur quartier-général –, ils penseront que je ne suis pas loin derrière. Peut-être parviendrez-vous à les attirer en terrain découvert. Vous me suivez ?
  
  — Oui. Est-ce que ce sera dangereux ?
  
  Je fais un effort maximum pour ne pas pouffer.
  
  — Très dangereux. Je compte sur vous pour être prudente. Mais il faut faire très vite. Ils sont peut-être déjà en route pour venir nous cueillir ici !
  
  — Très bien, fait-elle tout émoustillée.
  
  Et elle déguerpit vers sa chambre. Je crie :
  
  — Je vais prendre une voiture au garage !
  
  — J’en ai pour une seconde, répond-elle du haut de l’escalier.
  
  Le garage est assez spacieux pour accueillir une demi-douzaine de grosses bagnoles. Il y en a quatre : une Rolls, une grosse limousine Mercedes, une MG-TD remarquablement conservée, et un coupé Alfa Romeo.
  
  Je choisis l’Alfa. Ce sera sans doute la moins repérable. Je la sors du garage et je fonce vers la maison.
  
  Je monte à la chambre de la comtesse. Elle est en train de refermer deux valises qu’elle a bourrées en quatrième vitesse.
  
  Je demande :
  
  — Vous avez pensé à prendre de l’argent ?
  
  Elle hoche la tête.
  
  — Votre passeport ?
  
  Elle rehoche et demande :
  
  — Dites, vous viendrez vraiment me retrouver à Zurich ?
  
  — Bien sûr. Mais, surtout, attendez-moi. Cela durera peut-être une semaine entière.
  
  — J’attendrai, promet-elle.
  
  J’attrape les poignées de ses deux valises et je la précède à fond de train dans l’escalier.
  
  — J’ai croisé le jardinier en allant au garage, dis-je. Je lui ai raconté que nous partions tous les deux pour Paris. Je l’ai aussi remercié de m’avoir repêché.
  
  Elle glousse comme une collégienne chatouillée.
  
  — Exquise votre idée de la fugue à Paris. Cela reviendra aux oreilles de mon mari. Je me demande ce qu’il va faire… Probablement écumer la ville pour essayer de nous retrouver.
  
  *
  
  * *
  
  Pendant tout le trajet jusqu’à l’aéroport de Zaventem, la comtesse jacasse et ricane comme une gamine excitée qui part en vacances.
  
  Je prends un gros risque à me pointer à Bruxelles en plein jour. Mais, en fait, je crois qu’ils ne s’attendent pas à me voir réapparaître. Tout au moins, pas si vite.
  
  Lorsque j’ai fait enregistrer ses bagages, j’entraîne mon aristocratique compagne à la table la plus discrète d’un bar de l’aéroport. Elle parle. Elle reparle. Elle rereparle. De sa vie ennuyeuse. De sa maison ennuyeuse. De son mari ennuyeux. Et de ce vilain Heinzman qui mérite fichtrement le traitement que je vais lui infliger. Et ça dure comme ça plus de deux heures, jusqu’à ce que l’appel du vol pour Zurich retentisse dans les haut-parleurs.
  
  Elle se lève, m’embrasse avec passion, comme si on était de vieux amants. Enfin, elle disparaît vers la zone d’embarquement. Ouf ! je suis sur les rotules. J’espère quand même qu’il ne va pas lui arriver de pépin…
  
  Il est presque dix-neuf heures quand je vais récupérer l’Alfa au parking.
  
  Maintenant que j’ai épluché le carnet de rendez-vous de Herr Heinzman, je sais très exactement ce qui me reste à faire.
  
  La comtesse avait bien vu. Heinzman rencontrait régulièrement un nommé Grechko qui travaille à l’usine automobile Skaldia-Volga de Bruxelles.
  
  Les entrevues ont lieu à intervalles irréguliers, depuis dix-huit mois. Jamais dans les locaux de l’usine mais toujours dans la ville. En général dans un restaurant, une bibliothèque ou un musée.
  
  Évidemment, la comtesse savait que l’usine est une entreprise soviétique. C’est là que les Moskvitch sont montées pour la vente en Europe. Mais, ce qu’elle ne savait pas, c’est que l’usine S-V est un tout petit peu plus qu’une façade pour les opérations du KGB.
  
  Cette usine n’est pas très loin de l’aéroport et à moins de trois kilomètres du siège de l’OTAN. La circulation n’est pas trop dense à cette heure de la journée. Je suis rapidement sur la route de Steenweg et, bientôt, j’aperçois les bâtiments. C’est un grand ensemble de constructions grisâtres et basses, plantées au milieu d’un terrain herbu. Le centre administratif, par contre, est un édifice de quatre étages, de verre et d’acier, situé au terminus d’une longue allée bitumée. Tout le complexe est entouré par une haute clôture de grillage. À chacun des angles, il y a un poste de sécurité de taille respectable.
  
  En m’approchant, je distingue la forêt d’antennes qui se dressent au sommet du bâtiment administratif. Le centre de transmissions doit probablement se trouver dans les sous-sols.
  
  Derrière le complexe industriel, s’étend un patelin de banlieue du nom de Machelen. J’y fais mon entrée sur le coup de vingt heures. Je m’installe à une table accueillante dans un bierstube et je commence à siroter une bière allemande en attendant l’arrivée de mon dîner.
  
  De toute évidence, Heinzman est le fournisseur des documents de la série 700. Il les emporte probablement chez lui, un par un, à mesure que sa commission les rédige, et en fait deux copies. Sur l’une de ces copies, il imite la signature de Hawk.
  
  Je suis pratiquement sûr que les dates auxquelles Heinzman a rencontré Grechko coïncident avec celles où les documents ont été distribués dans tout le système. Et à Hawk, entre autres.
  
  Heinzman restitue les documents originaux, qui sont normalement polycopiés et distribués.
  
  L’une des copies qu’il fait va à Grechko. L’autre exemplaire, celui qui porte la fausse griffe de Hawk, est substitué à l’original lorsque le boss l’a signé.
  
  Et là, deux questions se posent immédiatement : Comment Heinzman réalise-t-il la substitution ? Que deviennent les originaux signés par Hawk quand l’espion en a repris possession ?
  
  Je sais qu’une série a été retrouvée sur le cadavre du courrier soviétique à Paris. Mais les autres ? Il doit y avoir une cachette quelque part, avec dix-huit mois de documents à l’intérieur. À moins que Heinzman ne les ait détruits… Je finis de dîner, et de cogiter par la même occasion.
  
  Je reprends ma bagnole et je file à Bruxelles, où je fais halte à l’hôtel Hilton. Je demande à un employé de me fournir une grande enveloppe. J’y glisse le carnet de Heinzman, je l’adresse au directeur des opérations, Amalgamated Press, Washington, et je la rends à l’employé, accompagnée d’un billet de vingt francs. Il me promet qu’il la postera demain matin à la première heure.
  
  Je ne veux pas savoir ce que Mandel pense personnellement de l’innocence ou de la culpabilité de Hawk. Le carnet de Heinzman et le bout de papier bourré de signatures contrefaites vont bien le forcer à réfléchir. À réfléchir et à se pencher de plus près sur le pedigree de Heinzman.
  
  À 10 h 30, je suis de retour à Machelen et, à vingt-trois heures, j’ai trouvé ce que je cherchais : un endroit discret pour planquer mon Alfa derrière l’usine S-V.
  
  C’est un parking adjacent à un quelconque immeuble de bureaux. Il est perché au sommet d’un remblai. Au bout du parking, ça descend en pente raide vers un fossé de drainage. De l’autre côté du fossé, se trouve le grillage qui entoure l’usine S-V.
  
  À environ deux cents mètres sur ma droite, il y a une porte en fer dans le grillage. À gauche, il n’y a rien d’autre que de la clôture sur près d’un kilomètre, avec, tous les cinquante mètres, un gros projecteur.
  
  Au bout d’une demi-heure, j’entends un coup de sifflet retentir dans l’usine. Quelques minutes plus tard, la porte déverse un flot d’ouvriers qui se dirigent vers le parking où les attendent leur voiture et les bus de ramassage. Les gardes sont très occupés à l’heure du changement d’équipe.
  
  Je sors de ma bagnole et je descends prudemment au fond du fossé. Ensuite, je remonte jusqu’au grillage. J’estime que le changement d’équipe va durer dix ou quinze minutes. Et pendant ce temps-là, les gardes auront autre chose à faire que de s’intéresser à la clôture.
  
  De l’autre côté, à moins de dix mètres, il y a des rangées et des rangées de Moskvitch toutes neuves. Un peu plus loin, je vois un quai de chemin de fer qui court sur toute la longueur d’un bâtiment de montage. Plusieurs wagons à étage attendent d’être chargés. Mais, de mon poste d’observation, je ne remarque pas un travailleur.
  
  Le bâtiment administratif se trouve sur ma gauche.
  
  Je sors ma pince coupante de ma trousse et je m’attaque au grillage. Ça rentre dedans comme dans du beurre. En moins de deux minutes, j’ai fait un trou suffisant pour laisser passer mon impressionnante carrure. J’entre sans frapper et je bidouille les fils de fer pour que ça ne se voie pas trop. Évidemment, si on regarde à la loupe…
  
  Ça se bouscule encore au portillon du côté de la sortie. Je traverse le parking des voitures neuves les doigts dans le nez. Je fonce vers les voies de chemin de fer. Un peu de ramping sous un wagon et je touche le quai.
  
  Personne en vue. Je me hisse, et j’entre dans l’entrepôt. À l’intérieur, c’est caisses de bois à droite, caisses de bois à gauche sur je ne sais combien de rangées.
  
  Un second coup de sifflet déchire la nuit et, quelques secondes plus tard, un bruit sourd de machines fait trépider le sol. L’équipe de nuit vient de se mettre au boulot.
  
  À droite, de l’autre côté de la porte, une échelle métallique grimpe jusqu’au toit. Elle est éclairée, à intervalles réguliers, par des lampes fluorescentes suspendues à la rambarde.
  
  C’est hyper-éblouissant. Je mets la main en visière devant mes yeux et je regarde ce que ça raconte. Je ne distingue pas très bien mais, apparemment, l’échelle conduit à un genre de trappe qui doit donner accès au système de ventilation.
  
  Je respire tout doucement et j’écoute les bruits de l’usine. Rien de suspect. Je sprinte jusqu’à l’échelle et je commence immédiatement l’escalade.
  
  Arrivé au niveau du plafond, je tends la main vers le haut. C’est bien ce que je pensais. Une trappe. Je m’apprête à la soulever quand je remarque deux petits fils raccordés aux charnières. Je bloque mon geste. La vache ! J’ai eu chaud !
  
  C’est un système d’alarme tout con. Il doit se déclencher quand on ouvre la trappe. Je repère le contacteur miniature sur la charnière centrale.
  
  Du bras gauche, je m’accroche à un barreau de l’échelle. De l’autre, j’attrape ma trousse à outils. En cinquante-huit secondes et quatre dixièmes (environ), j’ai attaché ensemble les lamelles du contacteur. C’est en s’écartant qu’elles donnent l’alerte. Je peux ouvrir peinardement la trappe. C’est ce que je fais sans l’ombre d’une hésitation. Hop ! Qui voilà sur le toit ? Le beau Nick. Je referme la trappe avec le plus grand soin et la plus remarquable discrétion.
  
  Vue d’ici, l’usine paraît beaucoup plus grande que de l’autoroute. La ligne irrégulière des toits à l’air de s’étendre à perte de vue dans toutes les directions.
  
  Je cavale rapidement jusqu’au milieu du bâtiment. J’aurai moins de chance de me faire remarquer si quelqu’un passe en bas. L’échine courbée, je m’avance prudemment vers le bâtiment administratif qui se trouve juste de l’autre côté, à pas loin de neuf cents mètres. Sur la façade qui me regarde, aucune fenêtre n’est éclairée.
  
  Je redescends par une échelle placée là exprès pour moi. Coup d’œil à droite, coup d’œil à gauche, et je fonce me coller le dos contre le bâtiment administratif.
  
  À trois mètres de moi, se trouve une colonne métallique de section carrée qui grimpe sur la hauteur de la construction. Sans doute la conduite d’accès aux antennes. Avec un peu de chance, ça va communiquer avec l’intérieur. Je regarde rapidement s’il n’y a pas de système d’alarme ici. Je ne trouve rien. En cinq secs, je crochète la porte. J’ai de la chance : ça communique. Je crochète la deuxième porte. En cinq secs, ça va de soi, puisque je me suis fait la main sur sa copine.
  
  Me voilà dans un couloir obscur qui a l’air de traverser la maison de part en part.
  
  Je pénètre et je tâte la poignée de la première lourde qui passe à ma portée. Derrière, il y a un petit local meublé d’un bureau et de deux armoires de classement métalliques… Des papiers sont épinglés sur un panneau de liège. Des notes de service, probablement.
  
  Je fouille les tiroirs du bureau et je trouve rapidement le bigophonogramme de la boutique. Ce précieux document m’enseigne que le camarade Grechko occupe les fonctions de chef du service des relations commerciales et le burlingue N® 407.
  
  Je tire Wilhelmina de son écrin en épiderme de bovidé, je débloque le cran de sûreté et je ressors dans le couloir.
  
  Pourquoi ? Parce que Heinzman sait que j’ai mis la main sur son carnet. Il doit bien se douter que j’ai fait le rapprochement avec Grechko. Normalement, s’il a prévenu le camarade chef de service, ils ont dû prendre un certain nombre de mesures de sécurité en ces lieux.
  
  Et puis – l’avouerai-je ? –, je me sens un peu nerveux. Va savoir pourquoi… Peut-être parce que tout s’est trop bien passé jusqu’à maintenant.
  
  Au quatrième, le couloir est le frère jumeau de celui du rez-de-bitume. Il ne me faut pas une minute pour trouver le 407. Fermé à clef. Qu’à cela ne tienne, je ressors mon attirail et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je te me vous crochète une serrure de plus.
  
  À côté de ce que j’ai visité en bas, les quartiers de Grechko, c’est tout simplement grandiose. Bureau monumental. Bataillon complet d’armoires de classement. Mais pas du n’importe quoi, du tout plein beau. Et encastré dans le mur, siouplaît. Une table basse, entourée de deux fauteuils robustes et – un instant que je les essaie… – robustes et confortables, ainsi que d’un canapé en peau de yak du Kouen-Louen parce que, c’est bien connu, y a pas de yaks en Yakoutie. Et, pour finir, tenez-vous bien : une reproduction de Picasso. Carrément. C’est bien la première fois de ma carrière que je mets les pieds dans un bureau socialiste comme celui-là. Ça renifle le révisionnisme décadent, tout ça. Et le portrait de Lénine ? Où il est le portrait de Lénine ? Je me sens presque perdu.
  
  Quelle heure est-il, à propos ? J’interroge ma montre.
  
  — Minuit et quart, me répond-elle d’un petit clin d’œil fluorescent.
  
  Ça fait quarante-cinq minutes que je suis arrivé. Si tout tourne rond, je m’éclipserai par le même chemin. Mais en beaucoup moins de temps.
  
  L’arrivée de la prochaine équipe de travail doit être prévue pour sept heures et ça m’étonnerait que les ronds de cuir viennent faire grincer leurs fauteuils avant ce moment-là.
  
  J’ai tout mon temps.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Quatre heures du matin ont sonné depuis déjà un moment, Ça commence à faire une paye que je m’égratigne les prunelles sur des dossiers à faire roupiller un taupin bourré de Maxiton. Je commence à en avoir ma claque, et c’est justement là que je décroche le cocotier en bois du Japon.
  
  Sur le coup d’une heure, j’avais épuisé toutes les possibilités de routine. Je me suis résigné à fouiller tous les classeurs de Grechko, en commençant par le premier classeur de la première armoire de classement. Faut bien commencer quelque part. Le plus dur, en l’occurrence, a été de définir laquelle était la première armoire. La plus à droite ou la plus à gauche ? J’ai opté pour celle de gauche, ça allait de soi.
  
  La plupart des papiers trouvés dans les classeurs concernent l’état des ventes en Europe. Il y en a quelques-uns en russe mais la majorité est en allemand et en français. J’ai aussi trouvé des commandes de pièces détachées et des directives en provenance des grands bureaux de Leningrad et de Moscou.
  
  Au bout de trois heures, j’en suis à m’attaquer aux dossiers des gens qui travaillent à la S-V ou qui sont en relation avec elle. Et voilà-t-y pas que je tombe sur un dossier au nom de Youri Ivanovitch Noskov. Le défunt courrier sur lequel on a découvert les documents de la série 700. Voilà une trouvaille qui chatouille mon intérêt.
  
  Le premier feuillet indique qu’il bossait ici comme conseiller technique délégué par la maison mère de Moscou. Mais, derrière, il y a un autre feuillet marqué : DIFFUSION AUX ORGANES D’INFORMATION. Celui-là dit qu’il était conseillé financier à l’ambassade.
  
  Le dossier se termine par les lettres MD en rouge, suivies de la signature de Grechko. MD, ça veut dire mokrie dela. Mokrie dela, en russe, ça veut dire affaire humide. Et affaire humide, pour le KGB, ça veut dire liquidation physique.
  
  De plus en plus intéressant. Je ne regrette pas d’avoir fait le voyage. La mort de Noskov était programmée. Ça n’était pas un accident. Ils l’ont doublé après lui avoir collé dans les bras les documents de l’OTAN. Là, je n’ai vraiment plus de doute : toute cette mise en scène dégueulasse a été montée pour incriminer Hawk.
  
  Mais il reste un détail que j’aimerais bien éclaircir. J’ai remarqué au passage que la référence des dossiers personnels commençait presque toujours par les lettres A, B ou C. Sur celui de Noskov, elle commence par GB.
  
  Les grosses armoires de Grechko contiennent au moins deux cents dossiers. Je les feuillette tous rapidement en regardant seulement les références. J’en trouve quatre autres avec les lettres GB. Je les étale sur le bureau.
  
  À part la mention MD sur celui de Noskov, les cinq dossiers sont quasiment identiques. Les cinq hommes ont tous été officiellement détachés à la S-V, à quinze jours d’intervalle, il y a environ un an et demi. Tous sont inscrits comme conseillers techniques à l’usine et conseillers financiers à l’ambassade d’Union soviétique. Leurs antécédents sont presque les mêmes.
  
  Chacun d’eux possède un passeport A, ce qui leur permet d’entrer en Union soviétique ou d’en sortir sans avoir à subir la paperasserie habituelle.
  
  Le jour même où l’assassinat de Noskov a été commandé, ses quatre copains ont été rappelés en poste à Moscou.
  
  Pourquoi ont-ils tué Noskov et pourquoi ont-ils renvoyé les quatre autres ?
  
  Il y a un bloc-notes sur le bureau de Grechko. Je lui emprunte une page et je griffonne rapidement le nom, l’adresse, la situation de famille de tous ces messieurs ainsi que les points importants de leur curriculum.
  
  Avec tout ça, plus le carnet de Heinzman, Mandel aura quand même de quoi concevoir des doutes sur la complicité de Hawk. Je pense qu’il va communiquer les informations au Président et que Hawk sera réhabilité. Le boss revenu à la tête du service, on va pouvoir recommencer à faire du bon boulot et débroussailler cette salade. Comment a-t-on réussi à faucher les exemplaires de Hawk ? Qui s’en est chargé ? Le KGB, sûrement. Mais on n’a encore aucune preuve solide. De plus, il n’est pas impossible que les archives de l’AXE arrivent à identifier l’un ou l’autre des quatre citoyens qui figurent sur ma liste.
  
  Je fais un grand rangement et je m’en vais. Personne dans le couloir. Personne dehors. Une minute et demie plus tard, je suis en train de jouer les chats de gouttière sur le toit de l’entrepôt.
  
  Sitôt sorti d’ici, je passe un coup de fil à Mandel pour le prévenir de l’arrivée du carnet et des renseignements glanés à la S-V. J’ai l’intention de rester à Bruxelles le temps que Sa Majesté fasse ses vérifications à Washington. J’ai encore deux mots à dire au camarade Grechko.
  
  Il fait chaud et, en arrivant à la trappe, je commence à transpirer. Je m’agenouille et j’ouvre le panneau en prenant garde à ne pas tomber dedans. Et c’est la tuile. Il y a du monde dans le hangar. Une douzaine d’hommes sont en train de décharger un wagon et d’empiler les caisses à l’intérieur. Il est presque 5 h 30. Dans une heure et demie, l’équipe de jour vient pointer. Mais auparavant, le soleil aura pris son service, lui aussi, et je ne sais pas comment je pourrai sortir inaperçu.
  
  L’extrémité du toit est à une trentaine de mètres. Je cavale jusque-là, je me mets à plat ventre et j’examine la situation. Le toit surplombe une partie du quai. Le wagon ne se trouve pas à plus de quatre mètres cinquante de distance, avec une chute d’environ deux mètres. Des manutentionnaires disposent d’énormes caisses sur des palettes qu’un chariot élévateur vient chercher au fur et à mesure pour les transporter dans l’entrepôt.
  
  Je m’apprête à faire machine arrière pour chercher un autre moyen de m’éclipser quand un ouvrier lève le nez et aperçoit ma bouille. Nos regards se croisent un instant. Il fait une drôle de binette puis réalise et pousse un cri. Pour ce qui est de filer à l’anglaise, c’est râpé. Je fonce jusqu’à la trappe, je l’ouvre et je descends les premiers échelons. Là, je pousse le cri de Tarzan en tirant trois coups de feu dans les caisses qui sont juste au-dessous de moi.
  
  Une sirène se met à hurler et tout le monde rapplique à l’intérieur pour voir ce qui se passe. Je pique un sprint vers le bord du toit et je saute.
  
  Tout va très vite. J’ai à peine le temps de m’angoisser en me demandant si je n’ai pas mal calculé mon coup. Le toit du wagon se rapproche à une vitesse supersonique et le bang ne tarde pas à suivre au moment où j’atterris dessus. Sur ma lancée, je roule de côté, déséquilibré. J’ai beau essayer de m’agripper à tout ce qui dépasse, je dégringole de l’autre côté et je me retrouve le cul par terre près de la voie.
  
  Je me suis esquinté le genou droit. Je fonce tête baissée vers les rangées de voitures neuves. J’en bave des ronds de chapeau, mais ça n’est pas le moment de faire des chichis. On verra ça plus tard. Si j’arrive à atteindre le trou que j’ai fait dans la clôture…
  
  Une fois hors de l’enceinte, je ne pense pas qu’ils oseront me tirer dessus. Ils auront peur de créer un incident. Enfin, c’est ce que j’espère…
  
  Toutes les sirènes de l’usine se mettent en branle. Ça ne doit pas être triste à Machelen pour ceux qui avaient l’intention de s’octroyer encore quelques heures de ronflette. J’arrive derrière la dernière ligne de voitures et je me laisse tomber à genoux. Aïe ! J’avais oublié ma rotule endommagée. Oh la vache ! Bobo !
  
  Sur ma gauche, près de la porte, une demi-douzaine de gardes équipés d’armes automatiques se groupent autour du poste de contrôle. Sur ma droite, en voilà trois autres qui rappliquent directement sur moi.
  
  Je me fais tout petit pendant une seconde, le temps de chercher des yeux l’endroit où j’ai fait mon trou, et puis banzaï ! Je démarre comme une bête pour essayer de franchir le plus vite possible le terrain découvert. Des gueulements s’élèvent du côté du poste :
  
  — Halte ! Halte !
  
  Ils m’ont repéré.
  
  Je trouve le trou. Au moment où je tire sur le grillage, les premiers coups de feu claquent. Des mottes de terre et quelques touffes d’herbe voltigent en l’air à deux ou trois mètres.
  
  Je me retourne en vitesse et je tire deux balles vers la guérite. Tout le monde s’aplatit. Je plonge dans le trou et je roule cul par-dessus tête jusqu’au fond du fossé.
  
  J’entends encore tirer dans l’enceinte. Mais je suis à l’abri. Et ils ne peuvent plus me voir de leur guérite.
  
  Le bain de pieds dans la flotte bouillasseuse qui stagne au fond de la rigole, ça n’est pas vraiment le grand confort. Encore une paire de pompes qui n’iront pas loin. Quand je pense que je les avais achetées pour qu’elles me fassent de l’usage…
  
  Je renouvelle de mon mieux le contenu de mes alvéoles pulmonaires tout en me demandant ce qu’ils vont faire là-haut. Ils doivent avoir atteint la clôture, maintenant. Est-ce qu’ils vont tirer quand je remonterai, au risque d’avoir des pépins avec la police belge ? Ou est-ce qu’ils vont se dégonfler ? That is the question…
  
  Je suis sûr que les habitants du coin ont déjà appelé les flics. L’idée de me faire prendre en sandwich entre les forces de l’ordre et les vigiles de l’usine ne m’enchante pas des masses. Moralité, je dois me tirer au plus vite.
  
  Je m’oxygène un dernier coup, bien à fond. Quand faut y aller, faut y aller. J’y vais. À quatre pattes, en m’activant au maximum, j’escalade l’autre versant du fossé. J’entends déjà le jappement féroce des armes. Je sens les morsures cuisantes des projectiles dans ma chair. Mais non, rien. Arrivé en haut, je me retourne. Juste à temps pour voir les gardes regagner leur poste au pas de course. Une grosse Mercedes noire franchit la porte sur les chapeaux de roues.
  
  Des sirènes de police se font entendre dans le lointain. Ça se rapproche très vite. Mais en quelques secondes, je suis au volant de l’Alfa. Je sors du parking. J’avais bien planqué la voiture. Je ne pense pas qu’on ait pu la repérer depuis l’usine.
  
  
  Le soleil commence à montrer le bout de son nez quand je m’arrête à une station Esso, à l’ouest de Bruxelles. Pendant que le pompiste me fait le plein, je vais aux toilettes essayer de me redonner une apparence plus humaine.
  
  Je n’ai vraiment pas eu de pot. Quand je pense que si cet imbécile d’ouvrier n’avait pas levé les yeux au lieu de faire son boulot…
  
  Maintenant, Heinzman a probablement filé. Et, dans quelques heures, Grechko se sera envolé pour Moscou. Et j’avais besoin de lui. D’abord pour savoir s’il s’agit bien d’une opération du KGB. Ensuite pour éclaircir les points d’ombre. Par exemple, comment ses hommes ont fait pour me retrouver aussi vite à Paris…
  
  Le coup de couteau que j’ai pris dans l’épaule recommence à me lancer. Mon genou droit, n’en parlons pas. J’ai l’impression qu’il est en purée. Mais, quand je me regarde dans la glace, c’est le bouquet. Crotté. Mal rasé. La gueule d’un pochard en bordée depuis au moins une semaine.
  
  Quand j’ai terminé, je ressors, je paie et je démarre.
  
  Je suis crevé. Je vais bientôt être à court d’argent. Je ne suis même pas certain que mon passeport au nom de Morgan soit encore sûr. Enfin, tout va bien quoi. C’est la frite et le moral est au beau fixe.
  
  Je roule en essayant de remettre de l’ordre dans mes idées. Impossible. Alors j’avale des kilomètres en direction du sud. Pourquoi le sud ? Ce n’est pas moi qui vous répondrai. Je n’en sais rien. Je n’ai plus rien à faire à Bruxelles ni à Paris. Je n’ai certainement rien à gagner en rentrant à Washington. Alors…
  
  Burns, mon seul lien avec l’OTAN, est mort. Je vois encore quatre personnes qui accepteraient de m’aider. Mais ça ne m’avance pas à grand-chose.
  
  Hawk est bouclé dans son chalet de Little Moose Lake. Sandry ne peut pas éternuer sans que les services de surveillance de l’AXE soient au courant. La comtesse est éliminée d’office : je ne veux pas avoir affaire à elle. Quant à Kazuka, deux continents nous séparent.
  
  Sur le coup de huit heures et demie, j’entre dans Mons, une petite ville, à une quinzaine de kilomètres de la frontière française. Sans bien savoir ce que je fais, je gare ma voiture dans la rue principale et j’entre dans un restaurant, près de la place du marché.
  
  Je m’installe à la terrasse vitrée et je regarde les étalages colorés. C’est la vie, ici. Les ménagères, insouciantes, font leurs emplettes en papotant avec les commerçants.
  
  Je suis le seul client. J’attends un petit moment avant de voir une serveuse bien roulée débarquer de l’arrière-salle.
  
  — Bonjour, Monsieur. Vous désirez ?
  
  — Un café. Et un cognac, tiens…
  
  Elle me zyeute avec des sourcils en accent circonflexe.
  
  — Un cognac ?
  
  — Oui, un cognac.
  
  Elle fait demi-tour et revient deux minutes plus tard avec ma commande. L’air un peu chose, elle pose la tasse et le verre devant moi. Apparemment, ses clients n’ont pas l’habitude de prendre du cognac à cette heure de la journée.
  
  Je lève les yeux vers elle, je souris et j’explique :
  
  — Je ne me suis pas encore couché.
  
  Elle hoche la tête d’un air compréhensif, et s’apprête à repartir quand je lui demande :
  
  — Puis-je utiliser le téléphone ?
  
  — Certainement, Monsieur, répond-elle en m’indiquant l’appareil derrière le comptoir.
  
  — Il faudrait que j’appelle les États-Unis.
  
  Si ma demande l’étonne, elle n’en montre rien.
  
  — Aucun problème, Monsieur, répond-elle.
  
  Je me lève, le verre à la main, et je traverse la salle pour aller jusqu’au téléphone. Il n’y a pas l’automatique. Je compose l’indicatif de l’international et je demande l’État de New York en précisant à l’opératrice de m’indiquer le minutage et le prix en fin de communication.
  
  En attendant que l’opératrice opère, je tourne les yeux vers la place en sirotant quelques petits coups de cognac. Je suis fasciné par les gens du dehors. Ils sont heureux. Ils se font leurs petites courses, la conscience tranquille, avant de rentrer chez eux. Parce que eux, ils savent où rentrer.
  
  Ça y est, j’obtiens l’opératrice du central d’Utica, je lui donne mon numéro et, quelques instants plus tard, ça sonne à l’autre bout.
  
  On décroche à la quatrième sonnerie.
  
  — Je sais que c’est vous, Carter, fait la voix de Sa Majesté.
  
  Mandel au chalet de Hawk ! Ça me coupe la chique. Sans me laisser le temps de récupérer, il reprend immédiatement :
  
  — Ne raccrochez pas. Écoutez-moi. Hawk est mort. Il a tout avoué et s’est tiré une balle dans la bouche.
  
  J’entends courir dans mon dos. Je me retourne, ahuri. La serveuse se précipite vers moi, me prend le bras droit et ouvre ma main crispée. Il y a encore quelques bouts de verre dedans. Mélangé au reste du cognac, mon sang commence à couler sur le carrelage. Je ne m’étais rendu compte de rien. Au téléphone, Mandel s’époumone :
  
  — Allons, Carter ! Je comprends votre réaction mais il faut regarder la réalité en face. Tout est fini, vous m’entendez ? Hawk est mort. C’était bien lui le traître. Rentrez, Carter. Dites-moi simplement par quel vol vous arrivez. Nous viendrons vous attendre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Sans savoir comment je suis arrivé là, je me retrouve les fesses sur ma chaise, la main bandée, un nouveau cognac devant le nez.
  
  La jeune serveuse est penchée sur moi. Dans un demi-brouillard, je vois deux autres femmes qui me défriment, l’air préoccupé.
  
  — C’est très dur de perdre sa maman, fait l’une.
  
  — Oui, approuve l’autre. Et ce doit être encore plus dur de l’apprendre de cette manière.
  
  Je lève les yeux. Un bonhomme rondouillard, avec un long tablier bleu autour de la taille, sort de derrière le comptoir. Il s’avance vers ma table et me tend un bout de papier.
  
  — Cela fait soixante-dix-huit francs, Monsieur, annonce-t-il.
  
  Je dois avoir l’air de débarquer d’une autre planète. Le gros type me tapote l’épaule avec une gueule d’enterrement.
  
  — Je comprends, dit-il. Ah ! On est bien peu de choses…
  
  Je regarde la serveuse, les deux matrones, le bonhomme.
  
  — Votre note de téléphone, Monsieur, insiste ce dernier. Elle s’élève à soixante-dix-huit francs.
  
  — Ah ! Oui, oui, bien sûr !
  
  La purée se dissipe un peu dans mon crâne. Je sors cent francs de ma poche. Il prend le billet et regagne son comptoir.
  
  — Maria ! fait-il en se retournant. Emmène Monsieur là-haut. Il sera mieux qu’ici pour attendre.
  
  Je repousse ma chaise et je lève péniblement. La serveuse me prend le bras pour m’aider. Et puis, tout à coup, je réalise ce que vient de dire le patron.
  
  — Attendre quoi ?
  
  — J’ai eu votre frère au téléphone après la terrible nouvelle, explique-t-il. Il regrettait beaucoup de vous avoir annoncé la mort de votre mère de façon aussi directe. Il m’a dit que vous lui étiez très attaché…
  
  — Quoi d’autre ?
  
  — Pardon ? demande le bonhomme, interloqué.
  
  — Vous me dites d’aller attendre en haut. Attendre quoi ?
  
  — Eh bien, votre frère m’a dit qu’il ne tenait pas à vous voir prendre le volant dans cet état. Ne vous inquiétez pas. Je lui ai donné notre adresse. Des amis bruxellois vont venir vous prendre ici.
  
  Ça me fait l’effet d’un seau d’eau froide en pleine figure. Ça me réveille complètement et, en un quart de seconde, tous les engrenages se remettent en service. Ils ont tué Hawk. Maintenant, c’est ma peau qu’ils veulent !
  
  J’essaie de prendre un ton naturel. De toute manière, si ma voix tremblote, ils attribueront ça à la « terrible nouvelle ».
  
  — Merci beaucoup de votre gentillesse mais je préfère rentrer tout de suite à Bruxelles.
  
  Maria tente de protester :
  
  — Voyons, Monsieur, ce ne serait pas raisonn…
  
  Je la coupe :
  
  — Allons, allons, cela va beaucoup mieux. Je m’en vais. Je tiens à être là-bas le plus rapidement possible. Je pense que vous comprenez…
  
  La jeune fille hoche la tête, l’air pas très convaincu.
  
  — Merci pour tout, dis-je. Lorsque les amis de mon frère arriveront, dites-leur que je suis reparti pour Bruxelles et que je les verrai là-bas.
  
  — Comme vous voudrez, Monsieur, capitule l’homme au tablier bleu. Je suppose que vous savez ce que vous faites. Un petit moment. Je vous fais la monnaie.
  
  — Gardez tout. Ce sera pour les consommations, le verre que j’ai cassé et… le dérangement.
  
  Il bafouille quelque chose. Mais je ne prends pas le temps de l’écouter. Je suis déjà à la porte et, deux secondes plus tard, je tourne la clef de contact de l’Alfa.
  
  Mandel ne va sûrement pas perdre de temps. Ce n’est pas son genre. Il a déjà dû contacter l’antenne de l’AXE à Bruxelles. C’est à moins de quarante kilomètres. Et ils vont envoyer tous les hommes qu’ils ont sous la main. Ensuite, pour le cas où je leur échapperais, il a certainement alerté la DST à Paris. Je pense qu’il me reste une demi-heure à tout casser avant que mon signalement n’arrive aux postes-frontière. Je risque quand même le coup.
  
  À 9 h 07, je suis au poste le plus proche. Il y a trois voitures devant moi et un gros bahut qui transporte des poulets.
  
  Les voitures passent presque immédiatement. Mais, arrivé au camion, le douanier à l’air d’avoir quelques problèmes de paperasses à éclaircir avec le chauffeur. Ça discutaille un moment. Puis le gars sort de sa cabine. C’est le genre routier musclé. Il se plante devant le douanier et se met à agiter les bras dans tous les sens en gueulant comme un âne.
  
  Je le regarde faire pendant cinq bonnes minutes puis je descends de voiture. Un autre douanier sort du poste et s’avance vers moi.
  
  — Désolé, Monsieur. Il va falloir patienter quelques minutes, déclare-t-il.
  
  Il me regarde de la tête aux pieds. On dirait que je ne lui inspire pas confiance avec ma tronche mal rasée, mes yeux de lapin russe, mes chaussures crottées et mon froc flagada. Je sors mon passeport et mon portefeuille tout en cherchant une explication.
  
  — J’ai eu des ennuis de voiture, dis-je. Je me suis sali et je me suis même blessé à la main. Regardez. Mais, je vous en prie, soyez compréhensif. Je dois rejoindre la comtesse Giscard d’Amberville à Paris le plus rapidement possible.
  
  Le gars jette un coup d’œil à l’Alfa puis prend mon passeport et l’épluche scrupuleusement.
  
  — Vous voulez dire que cette voiture ne vous appartient pas ? questionne-t-il.
  
  — Non. Je vais tout vous expliquer. La comtesse devait attendre son mari à Paris. Mais, euh… – comment dire ? – elle était avec moi à Bruxelles. Vous me comprenez ?
  
  Un petit sourire se dessine sur ses lèvres. Il hoche la tête. J’enchaîne :
  
  — Elle a appris par hasard que son mari regagnait Paris plus tôt que prévu. Elle a immédiatement pris l’avion et m’a laissé le soin de ramener la voiture.
  
  — Avez-vous les papiers du véhicule ? demande le douanier.
  
  — Malheureusement non. Dans sa précipitation, la comtesse a oublié de me les donner.
  
  Je sors un billet de cent francs de mon portefeuille et j’ajoute :
  
  — Tenez. Je pense que ça suffira pour téléphoner chez elle, vérifier que cette Alfa Romeo lui appartient bien et qu’elle me l’a bien confiée. Elle vous confirmera tout. Soyez compréhensif. Laissez-moi passer, s’il vous plaît.
  
  Le gars lance un rapide regard autour de lui et empoche le talbin. Ça va marcher, ouf ! Avant de ranger mon portefeuille, je compte rapidement ce qui me reste en argent. Sept cent cinquante francs et cinquante dollars américains. Ça fait plutôt léger.
  
  — Avez-vous quelque chose à déclarer ?
  
  — Non.
  
  — Pour quelle raison vous rendez-vous en France ?
  
  Je souris.
  
  — Je vous l’ai dit. Je ramène cette voiture à Paris pour sauver un ménage. Et peut-être ma vie par la même occasion. Parce que, si le comte apprend ce qui s’est passé, il est capable de venir me trouver avec un revolver.
  
  Le douanier se marre ouvertement.
  
  — Ah ! les affaires de cœur…, fait-il d’un ton entendu. Allez, dépêchez-vous de passer. Mais n’y revenez pas ! Et… bonne chance !
  
  — Merci.
  
  Au moment où je claque la portière, un autre douanier sort sur le seuil du poste.
  
  — Lebel ! crie-t-il.
  
  Le fonctionnaire qui vient de s’occuper de moi se retourne.
  
  — Un instant ! répond-il.
  
  — C’est Valenciennes, dit l’autre. Ils veulent te parler immédiatement.
  
  — J’arrive, fait mon douanier.
  
  Je démarre et je dépasse le camion. La barrière rayée se lève. Au prix d’un gros effort, je passe tout doucement et, en serrant les fesses, je roule à allure modérée jusqu’à ce que le poste frontière ait disparu dans mon rétro. Quand je ne le vois plus, j’écrase le champignon si brutalement qu’il en sort presque du jus.
  
  Quelle va être la réaction des autres en voyant que je leur ai grillé la politesse ? En principe, ils devraient m’attendre à Paris. Il est facile de se perdre dans la foule d’une grande ville et de brouiller ses traces. C’est ce que ferait n’importe quel fuyard. Donc ils vont organiser le comité d’accueil là-bas. Mais, comme je ne suis pas n’importe quel fuyard, je vais faire autre chose.
  
  À Valenciennes, je tourne à droite, direction Orchies. Je ne tarde pas à découvrir les charmes des carreaux de mines et des complexes sidérurgiques. Il y a quand même une petite ferme, ici et là, entre deux crassiers.
  
  Tout en roulant, je fais un petit bilan. Pas question de gober le coup de la confession de Hawk. Je ne sais pas comment ils se sont débrouillés, mais ils ont découvert sa planque dans les Adirondacks. C’est eux qui l’ont descendu. L’histoire de Mandel avait simplement pour but de me faire rentrer au bercail. Maintenant, il est convaincu que j’étais de mèche avec le boss et il veut me faire effacer tout pareil.
  
  Il est 10 h 30 passées quand j’atteins le centre de Lille. Je trouve un parking souterrain. Je gare l’Alfa au dernier niveau, je ressors et j’entre dans un café où je commande un repas rapide. La grisaille lilloise est tout à fait adaptée à mon état d’esprit.
  
  Je sirote mon verre de vin en attendant que le casse-croûte arrive et j’essaie de voir ce que je vais pouvoir faire maintenant.
  
  Pour commencer, il faut que je me remette les idées en place. La mort de Hawk m’a fichu un sale coup. Je réalise que, depuis le coup de fil de Sa Majesté, j’ai agi mécaniquement, comme un robot. Il faut te secouer un peu les puces, Carter ! C’est pas du boulot, ça !
  
  Pas question de me rendre aux gars de l’AXE. Burns et Hawk, ça suffit comme ça. Je ne vois pas pourquoi ils feraient deux poids deux mesures en ce qui me concerne. J’imagine déjà le cortège de veuves affligées venues de tous les coins du monde pour pleurer à chaudes larmes sur ma dernière demeure. Je les préfère nettement quand elles pleurent entre mes draps. Mais pas de chagrin, si vous voyez ce que je veux dire.
  
  Pas question non plus de jouer Le Fugitif jusqu’à la fin de mes jours. Je ne me vois pas en train de me faire faire une chirurgie esthétique. Et encore moins en train de passer mon temps à me demander si le voisin de palier, le garçon de café, ou l’employé de la banque, ne sont pas des tueurs payés pour me faire la peau.
  
  Conclusion : je prends le taureau par les cornes.
  
  Le serveur m’apporte mon assiette de saucisses-frites et me verse un deuxième verre de gros-qui-tache. Quand il est retourné à ses occupations, je sors la feuille de papier que j’ai empruntée au bloc-notes de Grechko.
  
  Plus de Heinzman. Plus de Grechko. Sûr qu’ils ont filé. Mais il me reste le nom de quatre personnages intéressants ainsi que leur adresse. À Moscou.
  
  La zone rouge… C’est le petit nom qu’on donne à l’Union soviétique dans le service. Et Moscou, on l’appelle le QG de la zone rouge. Ma tête et mon signalement figurent sur des dizaines de fiches place Dzerjinski, au siège du KGB, exactement comme celles des principaux agents soviétiques figurent dans les sommiers de l’AXE.
  
  Mes copains de l’AXE me prennent pour un Judas. Ils vont quadriller l’Europe entière pour me mettre la main sur le poil. Sans oublier qu’ils vont sûrement mettre la CIA dans le coup. Et sans doute le SDECE, puisqu’ils me croient à Paris.
  
  De son côté, le KGB va me courir aux fesses parce qu’il sait que je suis en train de remonter la filière par laquelle il se procure les documents secrets de l’OTAN.
  
  La police française et Interpol ont sans doute été alertés. Si ça se trouve, je suis accusé du meurtre du type qui a été retrouvé dans ma chambre d’hôtel.
  
  En un mot comme en cent, le tableau est gai, gai, gai. Je n’ai pas le choix. Il faut que j’aille jusqu’au bout. Si je m’en tire, Sa Majesté aura du souci à se faire. Il aura à répondre des meurtres de Hawk et de Burns. J’y veillerai. Ensuite, quand tout sera réglé, je donne ma démission. Je me tire du service.
  
  Quand j’ai avalé mon en-cas, je paie ma note et je vais à pied jusqu’au central téléphonique. Là, je donne deux numéros à la dame du guichet. Un à Hambourg et l’autre à Tokyo.
  
  J’obtiens très rapidement ma première communication.
  
  — Hôtel Intercontinental, j’écoute, fait une voix d’homme, en anglais mais avec un fort accent allemand.
  
  — Je voudrais réserver une chambre pour une personne. J’arriverai demain en fin d’après-midi.
  
  — Très bien, Monsieur. À quel nom ?
  
  — Morgan. Mark Morgan.
  
  — Passeport ?
  
  — Américain.
  
  — Ce sera fait, Monsieur.
  
  — Je dois également recevoir une somme assez importante par mandat télégraphique de l’American Express. Pourrez-vous vous charger du change ?
  
  — Certainement, Monsieur, répond d’homme d’un ton nettement plus déférent. Vous voulez des marks ?
  
  — Des francs suisses.
  
  — Nous vous arrangerons cela, Monsieur. Ce sera tout ?
  
  — Oui. Merci, réponds-je.
  
  — Aufwiedersehen, conclut poliment mon interlocuteur.
  
  — Aufwiedersehen.
  
  Avant que j’aie raccroché, la voix de l’opératrice intervient pour m’annoncer que la communication avec Tokyo ne pourra pas être établie avant deux heures.
  
  Je sors de ma cabine, je paie et je fais savoir à la charmante préposée que je reviendrai à l’heure dite, c’est-à-dire à 14 h 30. Il sera 11 h 30 du soir là-bas.
  
  Pas très loin du central, je trouve un grand magasin. Je vais y acheter un pantalon pas trop cher, une liquette, un veston, une valise en skaï, un rasoir jetable et une bombe de mousse.
  
  En sortant, je prends un taxi jusqu’à la gare. Je me change dans les toilettes et je bourre les vêtements du comte d’Amberville dans la valise. Je crois qu’il ferait une drôle de binette s’il voyait ses belles frusques dans cet état. Ensuite, je me rase devant la glace et je décrasse mes chaussures. Tout un paquet de Kleenex y passe. J’abandonne le rasoir et la bombe sur la tablette du lavabo – ça fera sûrement le bonheur de quelqu’un – et je vais placer ma valise dans une consigne automatique. Bien propre, rasé de frais, je me pointe au guichet et je prends un aller Hambourg en deuxième classe pour le train de sept heures du soir.
  
  Tout ça n’a pas duré plus d’une demi-heure mais mon pécule a pris une sacrée claque. Il ne me reste plus que mes cinquante dollars et un assortiment de pièces françaises et belges qui doivent à peu près s’élever à trente francs.
  
  Maintenant, seconde phase des opérations. Une phase délicate mais nécessaire. Il faut d’abord que je fasse disparaître l’Alfa. Je suis sûr qu’elle est recherchée. Et le douanier de tout à l’heure a noté le numéro. Si les flics la retrouvent dans le parking, il risque de faire chaud pour mes plumes.
  
  En plus de ça, il me faut un passeport pour franchir la frontière. Ce n’est pas avec le passeport Morgan que je peux compter sortir de France. Et mon petit nécessaire est resté dans la Triumph, près de chez Heinzman.
  
  Dernier point : il me faut un peu de cash pour le voyage. Et je ne me sens pas vraiment d’humeur à faire un hold-up.
  
  Je passe en revue les quelques taxis alignés devant la gare et je choisis le plus pourri. Une vieille 403 diesel à peu près aussi fraîche que celle de Colombo. J’ouvre la portière et je m’installe à l’arrière, sur une banquette grise qui va montrer ses ressorts avant longtemps. Le chauffeur est un vieux pépère décati, coiffé d’une gapette marron-kaki qui devait être du dernier chic, il y a une quarantaine d’années. Une Gitane maïs pendouille au coin de sa bouche. Elle a l’air de s’y être momifiée. Il relève sa visière et me reluque dans le rétro.
  
  — Monsieur ? demande-t-il d’une voix de mêlé-casse.
  
  Je sors mon billet de cinquante dollars et je l’agite dans les airs.
  
  — Un ami à moi voudrait vendre sa voiture. Très vite et discrètement. Savez-vous à qui il pourrait s’adresser ?
  
  Le vieux se retourne et me balance un coup d’œil méfiant.
  
  — Aucune idée, assure-t-il.
  
  Je lui colle le billet sous le nez. Il hésite encore un moment puis happe le fric et démarre. La première passe avec un craquement hargneux et la caisse s’ébranle dans d’impressionnantes trépidations.
  
  — Je vais vous conduire chez Fernand, grommelle le bonhomme.
  
  Dix minutes plus tard, il m’arrête face à une casse.
  
  — Il y a un camion derrière la palissade, m’informe-t-il. C’est le bureau de Fernand.
  
  Je sors la voix la plus méchante de mon répertoire et je lui dis :
  
  — J’espère que vous ne vous êtes pas foutu de moi. Sinon, vous allez le regretter !
  
  Le pépé blêmit et secoue énergiquement la tête. Je descends. Je n’ai pas encore mis le pied sur le terrain de la casse, que le taxi repart. Visiblement, mon pilote ne tient pas à moisir ici. Il déguerpit en poussant son tacot au maximum de ce qu’il peut encore faire. Bientôt, je suis seul dans la rue, entouré d’un nuage de fumée puante.
  
  Il n’y a pratiquement que des tas de ferraille rouillés dans la casse. Je me demande comment le type qui tient ça arrive à joindre les deux bouts. Mais j’ai une surprise en toquant à la porte du vieux camion Mercedes. Le nommé Fernand, la cinquantaine bien tapée, est vêtu d’un costume italien blanc comme neige. Ses pompes sont des Gucci ou je ne m’y connais pas. Apparemment, ça ne va pas trop mal pour lui. Je m’enquiers :
  
  — Monsieur Fernand ?
  
  — C’est moi-même, répond l’homme dans un anglais de gens de lettres. Vous êtes américain ?
  
  — Oui. Et j’ai besoin de vos services.
  
  — Entrez donc. Je vais voir ce que je puis faire pour vous.
  
  Vu du dedans, le camion est beaucoup plus coquet. Il y a un bureau et même un bar avec frigo. Fernand s’apprête à me servir un verre mais je l’arrête d’un geste de la main.
  
  — J’ai très peu de temps, dis-je.
  
  — Je vois, fait-il. Vous êtes en cavale. Vous êtes très pressé et il vous faut un passeport pour quitter le pays.
  
  Je souris.
  
  — Plus cinq cents dollars en liquide.
  
  Fernand éclate de rire.
  
  — Hé là ! En principe, c’est le client qui paie, pas le fournisseur. À moins que vous n’ayez de la marchandise intéressante à me proposer…
  
  — Une Alfa GTV, toute neuve.
  
  — Avez-vous les papiers ?
  
  Je secoue la tête. Il s’assombrit.
  
  — C’est une voiture qui vaut son prix, bien sûr, mais je vais avoir des frais… Où se trouve-t-elle ?
  
  Je lui donne les coordonnées du parking.
  
  — Quand voulez-vous avoir l’argent et le passeport ?
  
  — Avant ce soir six heures.
  
  — Difficile, annonce Fernand en se grattant le sommet du crâne.
  
  — Bon, très bien, fais-je.
  
  Je me lève et je me dirige vers la porte.
  
  — Attendez ! intervient-il. J’ai dit difficile. Pas impossible.
  
  Je me rassieds, je sors le ticket de parking et les clefs de la voiture et, pour le mettre à son aise, j’expose en français :
  
  — Il me faut cent dollars tout de suite. Le passeport et le reste à six heures au café Trémaine. Tenez, voici les clefs et le ticket de parking.
  
  — C’est tout ce que vous me proposez et vous voulez cent dollars sur la table ?
  
  — Qui. Un peu de confiance de part et d’autre. C’est normal.
  
  Il se marre encore une fois mais il prend le ticket et les clefs, sort de sa poche un portefeuille de marchand de chevaux et me tend sept billets de cent francs.
  
  — Une précision, monsieur, précise-t-il, je n’aime pas qu’on me refasse. J’ai des relations dans la police.
  
  — Moi non plus, je n’aime pas être doublé, réponds-je en empochant le fric. Je n’ai pas de relations dans la police mais j’ai la gâchette facile.
  
  — Je vois que nous sommes faits pour nous entendre, apprécie Fernand. Six heures au café Trémaine. Mais vous devez comprendre une chose : en si peu de temps, je ne pourrai pas vous obtenir un passeport parfait. La ressemblance et l’âge ne seront qu’approximatifs.
  
  — Ça me suffira, dis-je.
  
  Je le salue et je quitte le bureau Mercedes.
  
  Je dois me taper huit cents mètres à pied pour dénicher un taxi dans ce quartier sordide. Du coup, j’arrive au central avec cinq minutes de retard.
  
  La dame du guichet est dans tous ses états. Ça fait quatre minutes qu’elle bloque la ligne pour moi. Mais je m’excuse bien comme il faut, je lui fais mon grand sourire spécial, celui auquel elles ne résistent pas, et elle me désigne une cabine.
  
  Quelques instants plus tard, j’ai l’appartement de Kazuka à Tokyo. Elle a l’air plutôt estomaquée sur les bords.
  
  — Nick ! s’exclame-t-elle. Mais qu’est-ce qui se passe ? Le siège envoie des instructions pratiquement d’heure en heure pour dire qu’il faut t’abattre à vue. Qu’est-ce que tu as fait ?
  
  — Ta ligne est sûre ?
  
  — Évidemment, réplique-t-elle.
  
  Puis elle se tait un instant.
  
  — Euh… Attends un peu, ajoute-t-elle.
  
  Je m’apprête à raccrocher immédiatement. C’est vraiment à contrecœur que je la mets dans le coup. Mais, en dehors d’elle, je ne vois vraiment pas à qui je pourrais m’adresser.
  
  Elle revient quelques secondes plus tard.
  
  — C’est bon, annonce-t-elle. Tu peux parler. Alors ?
  
  Je lui fais un topo rapide.
  
  — Mandel est un dur, commente-t-elle, l’air profondément choqué. Mais jamais il ne commanderait l’élimination de Hawk !
  
  — Il me l’a commandée. À moi.
  
  — Où es-tu ? questionne-t-elle après une courte pause. J’arrive !
  
  — Non, Kazuka. Tu restes où tu es. Si tu quittes Tokyo, tu les auras immédiatement aux trousses. Mais j’ai quand même besoin de toi.
  
  C’est une pro, la petite Kazuka. Elle pige instantanément. Pas besoin de lui faire un dessin.
  
  — Tu as raison. Bien, qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
  
  — J’ai besoin d’argent. Vingt mille dollars américains.
  
  — Où et quand ?
  
  — Tu me les fais envoyer des States par l’American Express. Sans laisser de trace, inutile de te le préciser. Je serai à Hambourg demain après-midi à l’hôtel Intercontinental. Il me les faudra absolument à ce moment-là parce que je ne pourrai pas rester longtemps. Je m’appelle Mark Morgan.
  
  — Ça fait un gros paquet. Qu’est-ce que tu projettes ?
  
  — Je ne peux pas t’expliquer, Kazuka. Il faut que tu me fasses confiance.
  
  — Tu sais bien que je te fais confiance.
  
  — Bien sûr que je le sais.
  
  — Je m’en occupe tout de suite. Je t’embrasse. Et, bonne chance.
  
  — Merci. Ce coup-ci, je crois que je vais vraiment en avoir besoin. Je t’embrasse aussi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Sur le coup de dix heures, l’ami Fernand stoppe sa Chevrolet noire devant le café Trémaine. Il me cherche un instant des yeux, me rejoint à la terrasse et me tend la main.
  
  Je lui en écrase cinq en demandant :
  
  — Vous avez tout ? L’argent et le passeport ?
  
  — Oui, répond-il en me tendant une enveloppe.
  
  Je l’ouvre. Je compte les billets. Les deux mille huit cents francs sont là. Je regarde le passeport. Il appartient à un certain Robert Wilcox de Bear Run en Pennsylvanie. La photo me fait découvrir une bouille rondouillarde avec des cheveux en brosse. D’après sa date de naissance, le monsieur a quarante-deux ans.
  
  Fernand m’avait dit que ce serait de l’approximatif. Et c’est de l’approximatif. Enfin, il fera nuit et j’espère que les douaniers n’auront pas l’œil trop vif. Je me lève et je hèle un taxi qui passe. Le chauffeur s’arrête.
  
  — Si je peux encore faire quelque chose pour vous, propose courtoisement Fernand.
  
  Je lui dis que ça ira comme ça. Avant d’ouvrir ma portière, je demande bien distinctement au chauffeur de me conduire à l’aéroport. Puis je grimpe dans la voiture.
  
  Dès qu’on a tourné le premier coin de rue, je me retourne. Plus de Fernand en vue. Je me penche vers mon chauffeur :
  
  — Où vous ai-je demandé de me conduire ?
  
  Il me décoche un regard sidéré par l’intermédiaire de son rétroviseur et répond :
  
  — À l’aéroport, Monsieur ?
  
  — C’est bien ce que je pensais… Mais où ai-je la tête en ce moment ? C’est à la gare que je vais. Vraiment, je fais du surmenage. Il va falloir que je prenne deux bonnes semaines de repos avant peu.
  
  Le bonhomme hausse les épaules et, d’un ton indulgent, me fait :
  
  — Oh, ça peut arriver à tout le monde, mon pauv’ monsieur. Faut pas vous frapper pour ça.
  
  L’idée c’est que, si Fernand a l’intention de me moucharder, c’est à l’aéroport qu’il enverra le comité d’accueil. Quand il comprendra que je lui ai fait la pige, ce sera trop tard. Mon train sera parti.
  
  Arrivé à la gare, j’achète un billet de première. Toujours pour Hambourg. Pourquoi ? Hein, pourquoi ? Un peu de patience, vous allez voir ce que vous allez voir !
  
  Je cherche mon quai et je monte dans un wagon de deuxième classe. À sept heures tapantes, le train s’ébranle. Peu après, le contrôleur vient vérifier les billets. Je lui montre mon billet de deuxième classe – celui que j’ai acheté dans l’après-midi – et je lui présente mon passeport Morgan.
  
  Quelques minutes plus tard, je sors dans le couloir. Pour aller faire pipi ? Pas du tout. Je marche jusqu’aux couchettes de première, je vais voir le contrôleur, je lui montre mon billet et ma réservation et je lui présente mon passeport Wilcox. Bien pensé, non ?
  
  Le monsieur à la casquette m’indique un compartiment. Il n’y a personne d’autre. J’enlève mes souliers, je tire la couchette du bas, j’accroche ma veste et m’allonge sous les couvertures. On passe bientôt la gare de Roubaix, puis c’est la frontière belge. J’ai allumé la veilleuse tamisée. Le train ralentit et s’arrête pour permettre aux autorités belges de faire leur office.
  
  Toc-toc, fait un doigt à la porte de mon compartiment.
  
  — Qu’est-ce que c’est ? fais-je de ma voix la plus endormie.
  
  — Passeport, siouplaît.
  
  — ’trez.
  
  Deux douaniers belges s’introduisent. Je leur tends la pièce demandée en me frottant les yeux. L’un des gars me reluque, puis me rend le passeport en disant :
  
  — ’scusez-nous, m’sieur. Bonne nuit.
  
  — Merci.
  
  Ils se tirent et je me repieute en poussant un gros soupir.
  
  J’attends qu’ils soient bien partis, je me lève et je baisse ma fenêtre. Sur le quai, une douzaine d’hommes sont massés près du wagon de deuxième classe où je suis monté. Apparemment, ça discutaille ferme avec le contrôleur.
  
  Ils ont bien lancé un avis de recherche. Et les autorités belges se demandent où est passé Mark Morgan.
  
  S’ils comptent sur moi pour le leur dire, ils peuvent se brosser. Je remonte la fenêtre, je me recouche et je dégaine Wilhelmina en la laissant bien cachée sous les couvrantes.
  
  De deux choses l’une : soit ils vont penser que Morgan a sauté du train avant l’arrêt et ils vont organiser une battue dans la cambrousse, une fois. Soit ils vont penser qu’il se planque dans le train et ils vont fouiller tous les compartiments. Vingt minutes plus tard, le train repart sans que j’aie vu personne.
  
  Un crochet par Bruxelles, on redescend sur Liège puis c’est Aix-la-Chapelle. L’Allemagne. Et bientôt, Düsseldorf. En principe, les autorités allemandes ne devraient pas me rechercher. Sauf si Kazuka s’est fait pincer en essayant de m’envoyer les sous que je lui ai demandés. Sauf si Fernand s’est fait piquer avec l’Alfa et qu’il l’a ouvert au sujet de mon passeport. Sauf si…
  
  Oh, et puis, ras le bol ! Il y a tellement de « si » dans cette affaire depuis le début, que je commence à en avoir plein les bottes. Au lieu de me tenir aux aguets, je me fais cadeau du gros dodo dont j’ai besoin.
  
  J’ai eu bien raison. Les douaniers allemands font un passage encore plus éclair que celui des Belges.
  
  
  Il est un peu plus de sept heures du matin quand le train fait halte à la gare centrale de Hambourg. Je change mes francs en marks puis je prends un taxi qui me fait traverser l’Alster au pont Kennedy et je m’inscris à l’hôtel Prem. Sous le nom de Wilcox.
  
  Je monte à ma chambre et j’appelle l’hôtel Intercontinental. Je demande si l’American Express m’a fait envoyer mon argent. On me répond que oui et qu’on me le changera en francs suisses un peu plus tard dans la matinée.
  
  Je prends une douchette, un supplément de ronflette et je ressors. Autour de dix heures, j’entre dans un magasin d’habillement. J’achète un costume, une chemise et une cravate. Au coin de la même rue, je trouve une maroquinerie. Là, j’achète un attaché-case à bon marché.
  
  De retour à mon hôtel, je m’habille en propre et, l’attaché-case à la main, je reprends un taxi en direction de l’hôtel Intercontinental.
  
  Le gérant m’accueille en se courbaturant à coups de courbettes, compte devant moi les liasses d’argent suisse qu’il a été changer personnellement, et me regarde les empiler dans mon attaché-case.
  
  — Comptez-vous utiliser la chambre que vous avez réservée, monsieur Morgan ? me demande-t-il.
  
  — Mais certainement. Je reste plusieurs jours à Hambourg pour mes affaires. Je ferai envoyer mes bagages dans le courant de l’après-midi.
  
  — Très bien, monsieur Morgan. À votre service, monsieur Morgan.
  
  Je me lève. Je boucle l’attaché-case et je m’informe :
  
  — M’a-t-on demandé depuis le début de la matinée. Il se pourrait que des gens avec qui je suis en affaire cherchent à me contacter ici.
  
  — Non, monsieur Morgan. Désirez-vous laisser un message ?
  
  — C’est inutile. Si quelqu’un me demande, dites que je rentrerai en fin d’après-midi.
  
  Je prends un taxi et je rentre à l’hôtel Prem. Je règle ma chambre d’avance pour une semaine puis je prends une poignée d’enveloppes disposées près de l’écritoire et je monte dans mes quartiers.
  
  Là, je répartis les billets dans six enveloppes. Ensuite, j’appelle la Lufthansa et je prends une réservation au nom de Morgan pour le dernier vol de la journée en direction de Washington.
  
  Je vais à la gare où je prends un billet de première pour le premier train du lendemain à destination de Paris, avec une réservation au nom de Wilcox. En sortant, je déchire le billet et je jette les morceaux dans une poubelle.
  
  Après ça, je passe successivement dans cinq banques et je change mes francs suisses en markka finlandais. Je remets les billets dans leurs enveloppes respectives.
  
  Vers quatorze heures, on peut me voir chez Hertz, où je loue une Porsche, en payant la caution au nom de Morgan.
  
  À 2 h 30, c’est dans une bagagerie que l’on peut me croiser. J’y achète une belle valise de cuir avec une grosse doublure bien costaud. Dans une petite mercerie située à deux pas, je me procure un nécessaire à couture. Ensuite, je sors de la ville et je prends l’autoroute E4.
  
  Si on me cherche, entre les deux noms et mes réservations, je pense qu’on va avoir de quoi s’occuper pendant quelques heures.
  
  Mais je tiens quand même à brouiller les pistes un peu plus sérieusement avant de quitter l’Allemagne.
  
  Sur le coup de seize heures, j’ai franchi les cent cinquante kilomètres qui séparent Hambourg de Hanovre. Je me gare à l’aéroport dans un parking réservé au stationnement de longue durée.
  
  Ils vont mettre pas mal de temps avant de découvrir la Porsche.
  
  Je sors à pied et je prends un taxi pour la gare. Là, j’achète un billet de première à destination de Copenhague. J’ai deux heures à tuer avant le départ du train et j’en profite pour aller me remplir l’estomac dans une brasserie proche.
  
  Une fois installé dans mon compartiment, je couds mes armes dans la doublure de ma valise. Aucun problème avec les douanes. Je m’arrête pour passer la nuit dans un hôtel de Copenhague.
  
  Demain, je mets le cap sur Helsinki. Avec toutes les fausses pistes que je leur ai balancées dans les pattes, j’estime avoir au moins trente-six heures d’avance. C’est tout ce que je demande.
  
  Allongé sur mon lit, les yeux fermés, je n’arrive pas à m’endormir immédiatement. Je revois la vieille silhouette de Hawk assis sur ses planches… Je pense aux fumiers qui l’ont minutieusement habillé pendant dix-huit mois pour le faire descendre. Mais ça, ils vont le payer. Et le payer cher ou je ne m’appelle plus Nick Carter !
  
  *
  
  * *
  
  Je connais bien Helsinki. J’y suis déjà venu plusieurs fois. Il y a quelques années, entre autres, pour aider un transfuge à s’extraire d’URSS.
  
  Au départ, c’était la mission de routine. Je pensais régler ça en vingt-quatre heures. Et puis finalement, ça n’a pas tourné comme je l’avais prévu. Ça a traîné pendant six bonnes semaines. Et ça a pas mal saigné.
  
  C’est à cette époque que j’ai fait la connaissance de Jaakko Toivonen. C’était déjà un vieux bonhomme mais, parole de moi, je n’avais encore jamais rencontré de faussaire aussi habile. Pourtant Dieu sait que j’en ai connus. Pépé Jaakko, c’était le roi, l’empereur du maquillage. Les autorités, y compris la branche spéciale de la police de Helsinki, le toléraient à cause de sa haine farouche pour tout ce qui, de près ou de loin, sentait le Soviétique. Un statu quo tacite s’était instauré. Jaakko évitait de faire trop de foin dans Helsinki et on le laissait faire sa petite cuisine peinard.
  
  À seize heures de l’après-midi, je descends dans un hôtel, dans une petite rue adjacente à Kalevankatu, à quelques centaines de mètres de l’Opéra national finlandais. Je commence par me faire cadeau d’une longue douche bien chaude, je me shampouine, je frictionne vigoureusement ma musculeuse anatomie, et je ressors de là frais comme une aurore de printemps. Je m’habille et je descends prendre quelque nourriture. Je me sirote tranquillement un petit alcool pas piqué des hannetons et je vais faire boucler mon attaché-case dans le coffre-fort de l’hôtel. J’ai pris soin, auparavant, d’y prélever deux enveloppes pleines de coupures finlandaises que j’ai glissées dans la poche intérieure de ma veste.
  
  À 7 h 30, je suis paré. Je prends un taxi et je m’arrête près du Port Sud, pas loin d’un estancot de marins que je connais bien. C’est l’un des établissements les moins recommandables de la ville et c’est le quartier général de Jaakko.
  
  Je rentre. Ça sent la bière et la sueur animale. Un gros nuage de fumée stagne entre les têtes des clients et les lumières du plafond. Ça beugle, ça meugle, ça picole, ça rigole. Le zinc est bourré de matelots à la gueule boucanée. Il y a aussi quelques femelles qui doivent vous soupeser le morlingue avant de vous faire tâter de leurs charmes douteux.
  
  Je repère un tabouret libre. Je m’y propulse et je commande une bière. Pendant une vingtaine de minutes, je m’humecte les papilles sans rien demander à personne, en prenant un bain de couleur locale.
  
  Quand ma deuxième mousse arrive, je paie avec de la petite monnaie puis je pose un talbin de vingt markkaa sur le rade. Le bistrot m’interroge du regard. Je réponds discrètement :
  
  — Où est-ce que je peux trouver Jaakko Toivonen ?
  
  Il rafle le billet en se tire-bouchonnant à se faire péter la rate.
  
  — Ça, c’est du pognon bien gagné. Tu veux savoir où est le vieux Jaakko, hein ? Là où il est, il risque pas de s’envoler. Ça fait déjà deux ans qu’il en a pas bougé. C’est à moins de deux kilomètres d’ici.
  
  Je sais déjà ce qui va suivre. Ça suit :
  
  — Il est six pieds sous terre, juste derrière la vieille église de Lonnrotinkatu. Pour vingt markkaa de supplément, j’ peux même t’indiquer la route.
  
  Personne ne s’intéresse à nous. Je sors un billet de cent markkaa et je le pose sur le comptoir. Le bonhomme écarquille les yeux.
  
  — Jaakko était un type comme ça ! dis-je en levant le pouce en l’air. Un vrai pro !
  
  — Un vrai de vrai, opine le bistrotier en hochant la tête d’un air convaincu.
  
  — Je comptais faire une affaire avec lui. Une affaire très juteuse. Ça urge !
  
  Le gars louche sur le billet puis me regarde.
  
  — Des titres de voyage ? s’enquiert-il d’une voix si basse que c’est tout juste si je l’entends.
  
  Je hoche la tête.
  
  Le bonhomme cligne de l’œil puis, doucement, ramasse le billet et l’empoche.
  
  — Va t’asseoir à la table du fond, là-bas, me dit-il.
  
  Sans répondre, je descends du haut tabouret et, ma chope à la main, je vais m’installer à la table indiquée.
  
  Contrairement aux coutumes culinaires de la région, on ne me fait pas trop mariner. J’ai juste eu le temps d’avaler une gorgée de bibine quand un petit loustic tout maigre vient se poser en face de moi. Vu la taille de son pif, je me demande comment il fait pour garder la tête haute. L’appendice en question me fait penser à une aubergine adulte après le passage d’un escadron de limaces. Un deuxième coup d’œil me permet d’éclaircir le mystère. Avec les escalopes qu’il a, en marchant face au vent, ça doit compenser le déséquilibre. Il a un pantalon bleu et une vareuse de marin. Sans rien demander, il attrape mon clope dans le cendrier, tire une taf et le repose.
  
  — Alors, comme ça, paraît que tu demandes après mon vieux, fait-il enfin.
  
  — J’ignorais que Jaakko avait un fils.
  
  — Lui aussi t’inquiète. J’étais son fils spirituel, réplique le petit bonhomme, hilare. C’est lui qui m’a tout appris. Tu vois que j’ai été à bonne école. Ces dernières années, c’était moi qui faisais les boulots délicats à sa place. La tremblote. Quèsse je peux faire pour toi ?
  
  — J’ai besoin d’aller à Moscou. Et je suis connu du KGB.
  
  Il se renfrogne.
  
  — Pas facile, pas facile… Et dangereux, pour tout le monde. Qu’est-ce que tu veux aller faire à Moscou ?
  
  Ça, c’est l’occasion de savoir si celui-là est vraiment le fils spirituel de Toivonen. Très cool, je laisse tomber :
  
  — Bouffer du Russkoff. J’ai un compte à régler avec des pourris qui ont descendu deux amis à moi.
  
  Ça démarre au quart de tour. Il laisse tomber son poing sur la table en me montrant deux rangées de chicots passés au brou de noix.
  
  — Là, je discute plus, amerikkalainen, fait-il. Mais ça va quand même te coûter un gros paquet.
  
  — J’ai de quoi. Il me faut les documents dans vingt-quatre heures au plus tard. J’ai aussi besoin d’une voiture pour aller à Simola prendre le train.
  
  Il hoche la tête d’un air approbateur.
  
  — Je vais te préparer ça. Mais tu ne pourras pas rester plus d’une nuit à Moscou. Sans quoi, tu seras démasqué et arrêté.
  
  — Je n’en demande pas plus.
  
  — Tu m’as dit que tu avais les moyens de bien payer…
  
  J’acquiesce d’un hochement de tête.
  
  Le petit bonhomme me donne une adresse sur le front de mer, pas loin du bistrot, et me conseille de rentrer rapidement à mon hôtel.
  
  — Dis-leur que tu as été rappelé d’urgence et que tu dois quitter Helsinki. Rapplique chez moi avec ton fric. Je t’attendrai.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Tout est OK. Ça tourne comme sur des roulettes. Je donne au moins trente-six heures à l’AXE et à la CIA pour me retrouver et je me sens peinard comme un chanoine en pleine digestion.
  
  Erreur. Je rentre en sifflotant dans mon hôtel et je ne remarque pas le type en complet foncé planqué dans un coin du hall. Il me regarde marcher jusqu’à la réception. J’explique à l’employé que j’ai reçu un coup de fil urgent et que je dois quitter la ville dans la soirée.
  
  — Vous nous en voyez navrés, monsieur Morgan, répond l’homme. Je vais préparer votre note. Descendez me voir dès que vous aurez fait vos bagages.
  
  — J’y vais tout de suite, dis-je.
  
  J’entre dans l’ascenseur et j’appuie sur le bouton du quatrième. Avant que les portes se referment, je vois l’homme au complet s’avancer vers le comptoir et parler au réceptionniste, mais je n’y fais pas plus attention que ça.
  
  Arrivé à ma porte, je jette le coup d’œil de routine pour vérifier qu’on ne m’a pas visité en douce. Rien de bizarre. Je fais un rapide tour des lieux, j’attrape ma valise et je redescends.
  
  Environ quatre minutes plus tard, je sors de l’ascenseur au rez-de-chaussée et là, ça fait immédiatement pin-pon pin-pon dans ma tête. Quand je suis arrivé tout à l’heure, c’était plein comme un œuf. Maintenant il n’y a plus que trois paroissiens en vue. Le type au complet foncé est assis sur une banquette et s’intéresse de très près aux petites annonces d’un canard. De l’autre côté du hall, un chasseur est à son poste. Il a l’air d’apprendre par cœur le registre des pensionnaires. Et, à la porte, un homme vêtu de l’uniforme du service d’entretien est en train d’interviewer une charnière.
  
  Pas besoin de me faire un dessin. C’est un coup fourré. Heureusement que cette bande de gros malins n’a pas eu l’idée de prévoir quelques figurants.
  
  Le nez en l’air, la main dans la poche, je m’approche du comptoir et je sonne. La porte du bureau s’ouvre et le réceptionniste apparaît, mon attaché-case sous le bras. Il le pose sur le comptoir et l’ouvre. Je vérifie. Rien ne manque. C’est tout bon. Je demande ma note. Elle est prête. Je règle. Je prends ma mallette et, pour que tout le monde m’entende bien, je clame que j’ai oublié quelque chose dans ma chambre.
  
  Au moment où je m’éloigne du comptoir, l’homme au complet lève, comme par hasard, les yeux de son journal, le chasseur, se tourne vers l’ascenseur et le réparateur cesse de triturer sa charnière pour s’avancer dans ma direction d’un air vachement dégagé.
  
  Je fais deux pas vers l’ascenseur puis brusquement, je reviens en arrière et je saute par-dessus le comptoir. L’employé s’étale par terre avec des yeux de merlan frit et je lui retombe dessus juste au moment où un coup de feu claque. La balle siffle. Une petite gerbe de plâtre tombe du mur.
  
  — Tous sur lui ! gueule une voix dans le hall.
  
  À quatre pattes, je fonce dans le bureau et je referme la porte d’un coup de talon. Quatre coups de feu claquent et quatre trous s’alignent dans la porte à hauteur d’homme.
  
  De l’autre côté, il y a encore une porte, en ferraille. Je me relève et je fonce. Je l’ouvre, je la referme. Je suis dans un petit couloir au fond duquel brille un panneau de sortie électrique.
  
  La réception doit être prévue de ce côté-là aussi, ça ne fait pas un pli. Moralité, ce n’est pas mon chemin. Je retourne vers la porte du bureau. Il faut que je sache qui sont ces types. Si c’est la CIA, l’AXE ou la police finlandaise, j’ai dans l’idée que je vais avoir du mal à caresser la détente de Wilhelmina. Par contre, si c’est des camarades, qu’ils ne comptent pas sur moi pour me gêner.
  
  Clic ! La porte s’ouvre. L’homme au complet arrive tête baissée. Je m’efface gentiment pour lui céder le passage. Déséquilibré, il essaie de tourner son pistolet dans ma direction. D’un coup de talon sous la rotule droite, je l’aide un peu à se casser la gueule puis je l’endors d’un crochet à la tempe avant même qu’il n’ait touché le sol.
  
  Tout en me massant le poing, j’attends l’arrivée des autres loustics. Ça dure, ça dure. Et rien. Bon, ils ont dû aller bloquer les issues. Rapidement, je palpe mon dormeur et je le soulage de son portefeuille. Je ne tarde pas à trouver ce que je cherche. Bien rangée dans une pochette de plastique, une carte m’apprend que je viens de me livrer à des voies de fait sur Charles Brodley, attaché à l’ambassade des États-Unis. Il n’y a que deux catégories de personnels armés dans les ambassades : les Marines et les moustaches de la CIA. Celui-là n’a pas l’air d’un Marine.
  
  Conclusion, ils m’ont repéré à l’aéroport. Honnête comme pas deux, je replace le portefeuille de Brodley dans la poche de Brodley et je réintègre le bureau. Pas un chat. Tout le monde doit me préparer un accueil triomphal dans l’arrière-cour. Ils peuvent attendre. Je saute par-dessus le comptoir et me revoilà dans le hall désert.
  
  Le dos collé à la paroi, je jette un coup d’œil dans la rue. Plusieurs hommes en armes montent la garde. L’un d’eux parle dans un talkie-walkie. Une demi-douzaine de voitures sont garées devant la sortie et, à chaque bout de rue, des éclats bleus intermittents éclairent les façades. Les gyrophares de la police finlandaise.
  
  Bon, regardons la réalité en face : ça ne va pas être du gâteau. Toujours plaqué contre le comptoir, je fais plusieurs pas sur ma gauche, en glissant tout doucement. Personne ne me repère. Je suis maintenant face à l’entrée de la taverne.
  
  Je me pique un sprint de toute beauté à travers le hall et j’entre sans m’annoncer. L’employé qui m’a rendu mon attaché-case est assis au bout du bar, en train de récupérer de ses émotions en compagnie de deux ravissantes serveuses blondes, longues, fines et finlandaises. Je dégaine mon Lüger. Six yeux ronds comme des billes se tournent vers moi. Je crie :
  
  — Dehors tout le monde, et que ça saute !
  
  Ils se lèvent et, en file indienne, se dirigent vers la porte qui donne sur la rue. Mais mon index autoritaire les arrête immédiatement en leur indiquant le hall.
  
  — Par la grande porte, Messieurs-dames, s’il vous plaît !
  
  Ça n’a pas l’air de leur dire grand-chose. Ils hésitent.
  
  — Grouillez-vous où je vous descends tous un par un.
  
  Ça les décide. Ils passent devant moi, l’air pas très à l’aise, et poussent les battants de la porte du hall. Je fonce vers celle de la rue et je l’ouvre de deux centimètres. Deux types qui étaient postés devant décollent en quatrième et se précipitent vers l’entrée principale, d’où me parvient un ramdam de tous les diables.
  
  Je rengaine et je m’esquive en me faisant le plus petit possible.
  
  La voiture de police au coin de la rue est aussi vide que mes chaussures quand je prends une douche. Je passe devant en me tamponnant le front. J’ai eu un peu peur qu’un nerveux ne s’offre un carton sur le personnel de l’hôtel. Mais non. Pas un coup de feu n’a été tiré.
  
  Deux minutes plus tard, je suis dans la foule d’Albertinkatu. Un taxi s’arrête devant ma main levée et je donne une adresse à deux cents mètres de chez mon faussaire au tarin fleuri.
  
  Au moment où le gars met son clignotant pour repartir, une voiture de flics passe en trombe dans un gueulement de sirène. Ils ont compris que j’étais passé à travers les mailles de leur filet et mon petit doigt me dit que ça va être la chaude nuit d’Helsinki.
  
  Dix minutes après, je paie mon chauffeur. Je fais mine d’entrer dans un vieil immeuble délabré mais, dès que ses feux ont disparu, je continue à pied vers la zone du Port Sud.
  
  Gros-Blair ne m’a donné qu’une adresse et un numéro d’appartement. Il ne m’a pas dit son nom. J’arrive rapidement à son immeuble et je me penche sur les boîtes aux lettres. Sur chaque boîte, il y a une carte avec un nom et un étage. Sauf sur la sienne. Elle ne porte que le numéro qu’il m’a donné : 121.
  
  Le couloir est tout noir. J’y fais quelques pas, cherchant à tâtons le bouton d’une minuterie quand la voix de Pif résonne dans l’obscurité :
  
  — Bouge pas, Carter. Tu es braqué. Je distingue parfaitement ta silhouette et je sais tirer.
  
  — Carter ! Qui t’a dit mon nom ?
  
  — Il faudrait être sourd pour ne pas le connaître. Ton nom et ton signalement sont diffusés sur tous les canaux de la police. Il paraît que tu es un traître.
  
  — C’est un coup monté pour me faire tomber.
  
  — Ben voyons, c’est ce qu’ils disent tous.
  
  — Écoute, tu dois me croire ! Et puis, je ne sais pas quel prix tu comptais me demander mais je suis prêt à te donner le double.
  
  J’entends un genre de déglutissement à cinq ou six mètres de moi.
  
  — Je pensais de demander dix mille markkaa. Tu as vingt mille ?
  
  — Ouais, fais-je. J’ai pas loin de cinquante mille marka.
  
  Je sais que je prends un gros risque. Il peut me tirer comme un lapin et empocher le fric ni vu ni connu. Mais je sais aussi que les faussaires sont des artistes et qu’ils répugnent à utiliser ce genre de procédé.
  
  La lumière s’allume et le petit homme s’avance vers moi. Je cligne un instant des yeux et je le vois empocher un Colt 45.
  
  — Dans le fond, confesse Pif, je me fous pas mal de savoir qui tu es du moment que tu vas bousiller des Popov. Je vais t’aider. Tu prendras le train pour Moscou demain. Ou après-demain au plus tard. J’attendrai ton retour. Tu auras vingt-quatre heures, plus le temps de l’aller et retour en train pour réapparaître. Si je ne te vois pas à ce moment-là, je préviens les flics et je m’en lave les mains.
  
  — Tu sais que je connaissais bien Jaakko et qu’il m’a aidé il y a plusieurs années.
  
  — Ouais, grommelle le petit homme. Et c’est simplement pour ça que je t’aide aujourd’hui. Je vais même te faire faire des économies. Tu n’auras pas besoin de voiture pour aller à Simola. Ma sœur habite là-bas. Je vais t’y emmener. Ensuite, je fabriquerai tes documents et je préparerai ton départ pour Moscou.
  
  *
  
  * *
  
  Il est environ minuit quand une vieille Simca 1100 se gare tous feux éteints devant l’entrée de l’immeuble. Le petit homme en descend, m’appelle d’un « pssstt » discret et, d’un geste, me fait signe de me tasser dans le coffre.
  
  Après quelques kilomètres de route, la voiture s’arrête. Il vient me libérer et je m’installe près de lui. J’apprends qu’il se nomme Kaarlo Hakkala et que sa sœur habite à la sortie de Simola.
  
  Simola, c’est le dernier arrêt du train avant le passage de la frontière. Lorsque nous y sommes, Hakkala me dit :
  
  — Tu n’auras pas de problème ici. Tu embarqueras à la gare mais ton billet sera poinçonné depuis Helsinki. Je te donnerai un billet de retour valable pour quinze jours plus tard.
  
  — Mais je ne peux rester qu’une nuit !
  
  — Je sais, fait Hakkala, l’air agacé. Je te donnerai aussi un autre billet de retour valable pour le lendemain. Celui-là indiquera que tu es entré en Union soviétique deux semaines plus tôt. Je te donnerai aussi deux séries de papiers. Tu laisseras la première à ton hôtel. Ça t’évitera des tas de questions gênantes. Comme par exemple pourquoi tu ne restes qu’une nuit à Moscou.
  
  Futé le petit faussaire. On voit qu’il sort de l’école du vieux Jaakko.
  
  Ça fait plus de quatre heures qu’on a quitté Helsinki quand, d’un geste du pouce, Hakkala me montre la gare. C’est un long bâtiment plat, tout en bois. Quelques minutes plus tard, on s’arrête devant chez sa sœur. La maison est petite, en bois, elle aussi. Il fait encore nuit et aucune lumière ne brille à l’intérieur.
  
  Avant d’entrer, Hakkala m’explique :
  
  — Ma sœur est jeune et très belle. Elle a perdu son mari. Fais attention à toi. Si tu la regardes d’un peu trop près, je te descends.
  
  — Non mais tu rigoles ! fais-je. Je suis venu ici pour avoir des papiers. Pas pour faire du gringue à ta sœur !
  
  Hakkala me regarde un long moment puis grimpe les marches du perron de bois, frappe et entre. Ça donne directement dans la cuisine. Il fait noir comme dans un four.
  
  — Ursula ! crie le petit faussaire. C’est Kaarlo !
  
  J’entends une voix féminine répondre quelque chose derrière une porte en haut de l’escalier.
  
  Hakkala va fermer les rideaux de la cuisine. Puis il allume. Une table et quatre chaises occupent le centre de la pièce. Il me fait signe de m’asseoir.
  
  — Tu as faim ? demande-t-il.
  
  — Un peu, réponds-je en installant l’attaché-case sous la table, entre mes jambes.
  
  Il me balance un regard de biais.
  
  — Je fais dans le maquillage, pas dans l’arnaque, lance-t-il l’air pas très content.
  
  Je m’apprête à répondre quand Ursula apparaît dans l’escalier. Ça m’en coupe le sifflet. Je me demande comment un couple de parents ont pu donner naissance à des enfants aussi différents. C’est un authentique prix de Diane, et je mâche mes mots. Elle porte une longue robe de chambre orange éclatant, sagement boutonnée jusqu’au cou mais on devine dessous deux petites pommes d’amour qui doivent être délicieuses à croquer. Elle a un petit menton, des pommettes haut placées et une peau diaphane. Ses grands yeux brun foncé font un curieux mariage avec les longs cheveux platine qui lui descendent jusqu’à la taille.
  
  Elle s’arrête, visiblement étonnée de découvrir un inconnu dans sa cuisine, se tourne vers son frère et pose une question en finnois.
  
  Hakkala a l’air irrité.
  
  — Est-ce que tu parles autre chose que l’anglais, Carter ? s’informe-t-il.
  
  Sans décoller les yeux de sa sœur, je réponds d’un air absent :
  
  — Français, allemand, italien, espagnol, un peu de japonais…
  
  — Je te présente, Nick Carter, coupe le petit homme en français.
  
  — Enchantée, fait la jeune femme dans la même langue. Et qu’est-ce qui vous amène à Simola, monsieur Carter ?
  
  — J’ai une affaire à conclure avec Kaarlo.
  
  Hakkala réintervient :
  
  — Il part à Moscou pour tuer quelqu’un. Il a besoin de papiers.
  
  Ursula paraît d’abord étonnée puis elle sourit et demande :
  
  — Êtes-vous un homme dangereux ?
  
  — Ursula ! jappe son frère.
  
  Elle se tourne vers lui. Je ne sais pas ce qu’il lui débite en finnois mais ça ressemble à un savon ou je ne m’y connais pas.
  
  Elle attend patiemment qu’il ait terminé, hoche la tête et, en évitant de me regarder, s’éloigne vers une armoire avec un bruit de claquettes. Je la vois prendre des assiettes puis commencer à préparer quelque chose.
  
  — On va d’abord manger. Ensuite, je me mets tout de suite au travail. Je ne veux pas te voir traîner longtemps par ici, Carter ! déclare Hakkala.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Il est 10 h 15. Une neige fine tombe. J’attends près de la Simca. Hakkala est entré dans le bâtiment de bois pour parler au chef de gare.
  
  Le train est déjà là. Le départ est prévu pour 10 h 35 et l’arrivée à Moscou demain à seize heures. J’ai tous mes documents en poche.
  
  Dieu sait si j’ai eu l’occasion de voir des faux papiers depuis que je travaille pour l’AXE, mais jamais je n’en ai trouvé d’aussi impeccables. Pas même ceux du vieux Jaakko.
  
  Passeport, permis de conduire, cartes de crédit, de sécurité sociale, permis de travail, carte de résident et titres de transport, tout est parfait. Hakkala a même poussé la minutie jusqu’à me les salir un peu pour leur donner un air usagé. Je suis désormais Robert Eklund, directeur adjoint du service de maintenance de la John Deere Farm Equipment Company.
  
  Hakkala m’a procuré deux valises dans lesquelles il a mis des vêtements de rechange et une bonne provision de saucisses, sucre, café et petits jambons en conserve.
  
  — Tous les Américains qui vont à Moscou pour affaires emportent ce genre de truc, m’a-t-il expliqué. On a un mal fou à trouver ces produits dans les magasins russes. Tu apportes ça pour tes collègues de chez John Deere. Ils vont sûrement te faire casquer un maximum en droits de douane mais, si tu n’avais que des frusques dans tes valises et pas de bouffe, crois-moi que ça leur mettrait la puce à l’oreille. Tu serais bon pour la fouille complète. À poil.
  
  Deux minutes plus tard, Hakkala sort de la gare, hoche la tête pour indiquer que tout baigne dans le beurre et, sans un mot prend les poignées de mes valises.
  
  Avant d’arriver au train, il m’arrête pour me passer soigneusement en revue. Il hoche la tête une deuxième fois.
  
  — C’est le mieux qu’on ait pu faire vu le délai. Mais ça va marcher.
  
  Je porte un costume classique made in USA, un manteau de fourrure, des bottes fourrées et une toque de vison.
  
  Hakkala m’a complètement rasé le dôme, ne laissant qu’une couronne clairsemée et soigneusement teintée en blanc. Il m’a donné une moustache blanche, des lunettes à gros carreaux et m’a conseillé de boiter.
  
  Avec ses petits doigts de fée et une boîte de maquillage de théâtre, Ursula m’a fait une tronche de vieillard saisissante. J’ai de belles valoches mauves sous les yeux, des bajoues naissantes et même quelques veinules bleues sur le front.
  
  Je m’avance sur le quai en clopinant. Hakkala me tient le bras et m’aide à grimper dans un wagon de première classe où il me donne les dernières consignes.
  
  — Le train va s’arrêter juste après la frontière pour embarquer du personnel russe et pour les formalités douanières. Ils font descendre les passagers avec leurs valises. Laisse tes armes dans le train.
  
  — Et si j’ai des pépins pendant le contrôle.
  
  — Tu n’auras pas de pépins, m’assure Hakkala avec un sourire édenté.
  
  Facile d’être aussi confiant, mon petit pépère. On voit bien que ce n’est pas toi qui passes en zone rouge. Je me contente de hocher la tête sans rien dire.
  
  — Si tu n’es pas là au train de vingt-deux heures après-demain soir, je conclus que tu es un traître, enchaîne le jeune faussaire. Tu m’as compris, Carter ? Je vais aux flics et je leur dis que tu es à Moscou.
  
  — T’en fais pas. Et merci pour tout.
  
  Il se retourne et s’arrache rapidement, sans commentaire. Je cherche le contrôleur et j’exhibe mon billet plus vrai que nature.
  
  — Compartiment Six B, me fait-il.
  
  — Y aura-t-il d’autres passagers dans ce compartiment.
  
  — Non, répond le contrôleur. À l’aller, vous l’aurez pour vous seul.
  
  Je le remercie, je trouve mon compartiment et je m’installe. Je pose mes valises près de la porte et je vais à la fenêtre. Hakkala a avancé son carrosse de quelques mètres. Il s’est garé au niveau de mon wagon mais il regarde de l’autre côté. Au bout d’un moment, je ferme les rideaux et je vais tirer ma couchette. Avec mon stylet, je coupe une fente sous le matelas et j’y glisse Wilhelmina. Contrairement à ce que m’a conseillé mon sponsor finlandais, je garde mes autres armes sur moi. Même si on me palpe à la frontière, Hugo et Pierre passeront inaperçus. Et, même si on les découvre, j’ai bien l’intention de m’en servir avant qu’ils aient eu le temps de comprendre et d’essayer de sauver ma peau. Tant pis pour le risque. Il n’est pas question que je descende de ce train sans rien pour me défendre si ça tourne au vinaigre.
  
  À 10 h 35, deux coups de sifflet donnent le signal du départ. Le train s’ébranle lentement et je sens une grosse boule me descendre le long de l’œsophage pour s’installer sans honte au creux de mon estomac.
  
  Il vaudrait mieux que je m’active un peu pour essayer d’évacuer ça. J’entre dans le cabinet de toilette et me plante devant la glace.
  
  Un vieil homme me renvoie mon regard. Je crois encore sentir les caresses d’Ursula sur ma peau. Ça va déjà mieux. Je regarde si tout va bien. Rien n’a bougé. Elle m’a donné deux petits crayons de maquillage, transformés en stylos à bille pour faire les retouches nécessaires. Et, surtout, elle m’a bien conseillé de ne pas me frotter la figure pour ne pas bousiller son travail.
  
  J’éteins la lumière du cabinet de toilette et je regagne le compartiment. J’écarte les rideaux.
  
  On vient juste de sortir d’un petit bois et on entre dans un immense champ. Ça neige beaucoup plus fort qu’au départ. Dans le lointain, j’aperçois un mirador dont le puissant projecteur éclaire une clôture grillagée.
  
  La frontière soviétique…
  
  Quelques instants plus tard, le contrôleur finlandais passe devant ma porte en criant :
  
  — Frontière soviétique ! Frontière soviétique ! Veuillez préparer vos papiers et vos bagages pour la vérification !
  
  J’enfile mon manteau. Le bonhomme continue à parcourir le couloir en faisant la même annonce devant toutes les portes. Le train aborde une courbe puis commence à ralentir.
  
  Je sors de mon compartiment et je suis les autres passagers de première classe qui se dirigent vers la queue du wagon. Le contrôleur y est déjà, sa propre valise à la main.
  
  Le train s’arrête. Le contrôleur ouvre la porte, abaisse le marchepied, saute sur le quai et aide les passagers à débarquer.
  
  Un autre train attend sur une voie parallèle. Le personnel finlandais va repartir vers la Finlande et le personnel soviétique de ce train va prendre sa place dans le nôtre.
  
  Je suis le sixième de la file. Le contrôleur me prend par le coude pour me faire descendre le marchepied avec les égards dus à mon âge. Puis il m’indique une baraque en bois au pied du mirador en disant :
  
  — Pour le contrôle, c’est là-bas, Monsieur.
  
  Il ajoute rapidement à voix basse :
  
  — Bonne chance et à après-demain soir.
  
  En boitant avec application, je me traîne vers la bicoque. Six soldats soviétiques surveillent d’un œil de cerbère l’arrivée des voyageurs.
  
  Je passe la porte. Il fait une chaleur à crever à l’intérieur. Sale coup. J’espère que ça ne va pas durer trop longtemps parce que, si je transpire, ça risque de faire des coulées sur mon maquillage. Je me dirige vers l’une des tables. Une grosse bonne femme d’âge mûr, vêtue d’un uniforme fripé, tend une main calleuse.
  
  Je pose mes valises et je lui donne mes papiers. Elle feuillette rapidement mon passeport, fait subir le même sort aux autres paperasses puis me regarde et me fait signe d’enlever ma toque. Je m’exécute. Ses yeux font plusieurs aller et retour entre ma tête et la photo.
  
  Elle m’indique ensuite de mettre mes valises sur la table et de les ouvrir.
  
  Elle fouille soigneusement le contenu de mes bagages et en sort deux boîtes de jambon qu’elle montre à son voisin. Ils se mettent à se marrer. Sans se douter une seconde que je comprends le russe, la grosse fait :
  
  — Il n’a pas l’air fauché celui-là. On va pouvoir lui demander le paquet.
  
  Elle se tourne vers moi et, sur sa lancée, m’annonce :
  
  — Vous allez avoir un droit important à acquitter sur ces produits.
  
  — I’m sorry. I don’t understand.
  
  Elle rigole et me rebalance la même phrase en anglais.
  
  Je hoche la tête. Je pêche mon portefeuille dans ma poche intérieure et j’en sors trois cents markkaa que je lui tends en demandant le plus innocemment du monde :
  
  — Est-ce que ce sera suffisant ?
  
  Elle ouvre une grande bouche hébétée. Celle de son compère se distend dans un immense sourire dentu.
  
  — Oui, dit-elle en raflant les talbins. Ça ira.
  
  Un coup de tampon sur mon passeport, un autre sur mon titre de voyage et elle me rend le tout. Pendant que je range mes papiers et que je me recoiffe de ma toque, elle colle une étiquette sur mes valises.
  
  — Vous pouvez regagner le train, conclut-elle.
  
  De retour dans mon compartiment, je pousse un grand ouf, je me déshabille et je me glisse entre les toiles. Avant de m’endormir, je sors mon Lüger du matelas et je le glisse sous l’oreiller en compagnie de mon chargeur de rechange.
  
  Ça y est, dans seize heures et demie, je serai en plein QG de la zone rouge. Une fois là-bas, il me faudra agir en moins de quinze heures. Et sans me faire prendre, de préférence.
  
  Je m’allonge sur le dos, les bras croisés derrière la tête. J’ai du mal à dormir. Le visage de Hawk se promène devant mes yeux. Et puis, c’est au tour de la blonde Ursula. Je me prends à me demander ce qu’elle donne quand elle n’a pas sa robe de chambre orange. Et ça ne m’aide pas beaucoup à dormir.
  
  Le lendemain vers midi, j’ouvre ma valise pour m’offrir un petit casse-croûte.
  
  Un peu plus tard dans l’après-midi, je m’accorde une sieste. Je fais un sale rêve. Mandel colle un revolver sur la tempe de Hawk. Je vois son doigt se crisper sur la détente. Juste au moment où le coup va partir, je me réveille en sursaut, assis sur ma couchette et mouillé de sueurs froides.
  
  Je passe dans le cabinet de toilette où j’avale un verre d’eau. Elle a un horrible goût métallique. Je m’examine dans la glace et je sors les petits stylos d’Ursula pour me refaire une fraise. Satisfait, je rentre dans le compartiment et je m’installe à la fenêtre.
  
  Le terrain est plat. La voie traverse une forêt de sapins clairsemée. J’aperçois une route derrière les arbres et quelques maisons. Des camions agricoles passent. De temps en temps, une automobile.
  
  Hakkala m’a réservé une chambre au Métropole, le plus renommé des hôtels touristiques de Moscou. Mais, dans le courant de la nuit, j’ai décidé d’aller voir ailleurs.
  
  Je suis sûr que l’hôtel est surveillé. Et, si on me pose des questions, je ne sais pas bien comment je pourrai expliquer pourquoi je ne contacte pas immédiatement ma société, par exemple, puisque la succursale est à Moscou.
  
  De là à ce qu’ils téléphonent chez John Deere pour demander s’ils attendent bien un certain Robert Eklund, il n’y a pas loin. Et je suis cuit.
  
  Je sangle mon holster et j’y installe ma Wilhelmina, soigneusement passée en revue. Ensuite, je mets ma veste, j’ajuste mon nœud de cravate et je gamberge sur la suite des opérations.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Lorsque je sors de la gare centrale de Moscou, le soleil est déjà bas et jette des ombres allongées sur les trottoirs. Des paquets de nuages se ramassent dans le ciel. Une bise mordante balaie les rues. Je frissonne.
  
  Après avoir remonté mon col, je marche vers la station de taxis où attendent une demi-douzaine de Mercedes et de Moskvitch délabrées. J’ai acheté un plan de ville pour quelques kopecks et mes valises sont bouclées dans une consigne automatique.
  
  Je m’installe à l’arrière du premier taxi, espérant y trouver un brin de chaleur. C’est raté. Il fait aussi froid que dehors. Je m’engonce dans mon manteau de fourrure et je demande au chauffeur de me conduire au Café Crystal, Perspective Kutuzovsky.
  
  — Excellent choix, apprécie ce dernier.
  
  Et il démarre en sifflotant un truc de Benny Goodman.
  
  Au passage, je jette un coup d’œil au GUM, l’énorme grand magasin de Moscou, près de la Place Rouge et, quelques minutes plus tard, mon taxi fait halte au pied d’une construction grisâtre. Le Café Crystal se loge derrière une grande façade vitrée.
  
  Je paie la course et j’entre.
  
  L’intérieur est plein de populo, de bruit et de fumée. On me conduit dans un coin, à une petite table écartée, et on me donne un menu.
  
  Je commande un pichet de vodka, du saumon fumé et du caviar. Le garçon me rapporte le tout accompagné de pain noir et très dur et d’un bol de soupe au chou qui, m’assure-t-il, est la spécialité de la maison.
  
  La plupart des clients sont de jeunes Russes. Mais je repère quelques paroissiens qui pourraient bien venir de chez moi. Probablement des gens de l’ambassade. Tout ce beau monde discute avec flamme, qui de religion, qui de la Chine, qui encore du problème iranien. J’ai l’impression que tout le monde hurle. Je me demande si c’est une hallucination. La fatigue du voyage, le dépaysement, peut-être…
  
  Et puis, tout à coup, je constate que je ne m’étais pas trompé. Ça gueule tant que ça peut et je comprends pourquoi. L’orchestre de cinq musiciens qui devait être en train de faire son break quand je suis entré se réinstalle sur une petite scène surélevée. Bientôt, des dzim-boum-boum terrifiants me transpercent les tympans.
  
  C’est effroyable. Mais ça fait du bruit. Au bout de quelques minutes, la piste se peuple de corps gesticulants.
  
  Je suis arrivé vers 5 heures, j’ai fini de manger autour de 6 h 30. Il est maintenant 8 heures et je commence à avoir une tête au carré à cause de la musique.
  
  Plusieurs jeunes femmes sont venues m’inviter à danser. J’ai refusé. Poliment pour ne pas vexer. À chaque fois, elles ont haussé les épaules avec l’air de me prendre pour une nave et sont reparties chercher un autre partenaire.
  
  Je me lève. Je vais aux toilettes. Je m’enferme et je vérifie mon Lüger. Puis je déplie mon plan de ville et je localise l’endroit de ma première visite.
  
  À 8 h 30, je paie mon addition et je sors. Après la lumière et le vacarme du club, l’obscurité glaciale du dehors me tombe sur le poil comme une chape et me donne une impression de surdité totale.
  
  Je me sens vraiment seul, tout seul, largué au milieu de Moscou. Bien qu’excellent, mon repas me reste sur l’estomac et le pichet de vodka m’a un peu tourné la tête.
  
  Les mains serrées au fond de mes poches, je m’enfonce dans la nuit en me demandant ce que je vais pouvoir tirer de l’homme qui tient la tête de ma liste.
  
  C’est un certain Yevgenni Aleksandr Aladkov, quarante-quatre ans, célibataire. Il habite au 1207 place Pitkin. Comme Noskov, il était inscrit dans les dossiers de Grechko en tant que conseiller financier à l’ambassade soviétique de Bruxelles et conseiller technique à l’usine S-V.
  
  Un trollyebus presque vide, illuminé comme un ver luisant, me dépasse dans un fracas de ferraille. J’arrive sur une grande place pavée, au centre de laquelle un monsieur en pierre frime comme c’est pas permis sur le dos d’un cheval cabré.
  
  Je m’arrête un moment pour jeter un coup d’œil dans les quatre rues qui débouchent sur la place. Aussi loin que je puisse voir, il n’y pas un piéton ni une lueur de phares. Les fenêtres éclairées se comptent sur les doigts de la main. Et, un instant, j’ai l’impression paniquante d’être seul au cœur d’une immense cité déserte. Je m’offre une petite parano à bon marché en m’imaginant que c’est la guerre et que tous les habitants sont partis, ou morts.
  
  J’enfonce la tête dans les épaules et je m’engouffre dans une petite rue. À deux cents mètres, elle bifurque brusquement à gauche et se termine en cul-de-sac sur un vaste parking. Place Pitkin. Au centre, se dresse un immeuble d’allure moderne.
  
  Je me planque à l’entrée d’une boutique éteinte et je surveille les lieux pendant dix bonnes minutes. Personne ne passe, ni à pied, ni en voiture. À part une lumière blafarde à la porte de l’immeuble et quatre fenêtres éclairées sur la façade, il n’y a aucune trace de vie sur la place.
  
  Je commence à grelotter comme un cheval de traîneau, et je décide qu’il est temps d’y aller.
  
  Le bâtiment est neuf. Il règne dans l’entrée une odeur de poussière et de plâtre, à laquelle se mêle de forts relents de bortsh. Une petite ampoule nue pend à un fil et jette une faible lumière blanche sur un alignement de boîtes aux lettres. Un couloir traverse la maison sur toute sa longueur. Il n’y a qu’un ascenseur et le tableau indique que la cabine est arrêtée au quatrième. Je trouve rapidement la boîte d’Aladkov. Je la crochète. Il n’y a rien dedans. Je referme et je vais appeler l’ascenseur.
  
  Pendant que la cabine descend lentement, je retourne à la porte et je regarde dehors. La petite place est déserte. Très haut dans le ciel, un avion passe.
  
  L’ascenseur arrive, les portes s’ouvrent. J’entre et j’appuie sur le bouton du douzième.
  
  J’ai l’impression que l’ascension ne va jamais finir. J’enlève mon manteau et je plie sur mon bras gauche. Je veux avoir la main droite parfaitement libre pour utiliser Hugo ou Wilhelmina en cas de besoin.
  
  L’ascenseur finit par s’arrêter et les portes s’ouvrent sur le couloir du douzième. Vu la largeur du passage, il doit y avoir des problèmes aux heures d’affluence quand il s’agit de croiser un voisin de palier ventripotent. On ne peut pas dire non plus qu’ils fassent des dépenses superflues pour l’éclairage. C’est tout juste si on voit le bout de ses souliers. Je regarde à droite et à gauche. Il n’y a personne. Avant de quitter l’ascenseur, je soulève le panneau de contrôle et je bloque le levier d’arrêt d’urgence. Pour deux raisons : si quelqu’un m’a repéré et suivi, ça l’obligera à prendre l’escalier et, au moment de repartir, je n’ai pas envie d’être obligé d’attendre l’ascenseur.
  
  Arrivé à la porte 1207, je m’arrête. J’entends de la musique douce à l’intérieur. Parfait. Pas besoin de réveiller Aladkov. Je dégaine mon Lüger, je débloque la sûreté et je frappe.
  
  La musique s’arrête et j’entends des pas approcher.
  
  — Da ? fait une voix derrière la porte.
  
  — Le camarade Grechko veut te parler.
  
  La porte s’ouvre. Je la pousse un grand coup et je me retrouve face à un petit homme étonné, nu-pied et simplement vêtu d’un pantalon et d’une chemise déboutonnée.
  
  Les yeux écarquillés, il regarde le Lüger que je lui pointe sous le nez. Je referme la porte. Je demande d’une voix claquante :
  
  — Est-ce que nous sommes seuls, camarade Aladkov ?
  
  — Je… oui, oui, bégaie-t-il. Je suis célibaba… célibataire.
  
  Je lui fais signe d’aller s’asseoir sur le canapé. Il obtempère en silence.
  
  Pour autant que je puisse voir, l’appartement est petit. Il se compose en tout et pour tout d’un studio avec coin-cuisine et cabinet de toilette. Une fenêtre sans rideaux domine la ville et, dans le lointain, j’aperçois, les dômes et les spires de Saint-Basile-le-Bienheureux.
  
  Aladkov, lui, n’a pas l’air heureux de tout. En revanche, il semble s’être remis de sa surprise.
  
  — Qui êtes-vous ? interroge-t-il.
  
  Sans répondre, je pose mon manteau sur l’accoudoir. Je vais ensuite chercher une chaise rangée contre la petite table de cuisine et je m’assieds face à lui.
  
  Je pose le Lüger sur ma cuisse et je m’allume une Lucky Strike en espérant que ça va me porter chance. J’ai dû laisser les trois paquets de NC qui me restaient à Kaarlo et Ursula. À cause de la marque un peu trop voyante. J’aspire une longue bouffée. Ça me secoue un peu la boîte à idées. Je m’éclaircis la voix et j’annonce :
  
  — Qui je suis, tovaritch Aladkov ? Un homme qui joue une de ses dernières cartes avec toi. Et j’ai la ferme intention de te liquider ce soir si tu ne me donnes pas les réponses que j’attends.
  
  Je reprends Wilhelmina et je la lève dans sa direction. Il me regarde avec des yeux de batracien et hoche la tête.
  
  — Et qu’attendez-vous ? s’enquiert-il.
  
  — Que tu me dises pour qui tu travailles.
  
  — Pour le colonel Grechko… euh, enfin, pour le camarade Grechko.
  
  — Et l’usine Skaldia-Volga de Bruxelles, ça te dit quelque chose ?
  
  Il hoche la tête. Je demande calmement :
  
  — Parle-moi du camarade Noskov.
  
  Le camarade Aladkov sursaute.
  
  — Je ne connais pas, affirme-t-il.
  
  — Et Bruno Heinzman ?
  
  Il secoue la tête. Il a l’air d’avoir perdu sa langue. Je répète d’un ton nettement plus menaçant :
  
  — Bruno Heinzman, l’OTAN, Bruxelles…
  
  — Non, je ne vois pas, dit Aladkov d’une voix étranglée.
  
  Je lève mon Lüger un peu plus haut en articulant lentement et distinctement :
  
  — Bruno… Dieter… Heinzman…
  
  — Je ne connais pas, je ne sais pas, je ne sais rien !
  
  Lentement, de la main gauche, je tire sur l’éjecteur de mon Lüger et je le relâche brusquement. Aladkov rentre la tête dans les épaules et cligne des yeux au moment du clac.
  
  — Grechko le rencontrait de temps à autre, répond-il précipitamment. C’est tout ce que je sais. Je le jure !
  
  — Quel était ton travail à Bruxelles ?
  
  Il commence à transpirer et se passe la main droite sur le front. Ma parole, il me fait une crise d’hypoglycémie, le pauvre chou !
  
  — Je faisais un travail de courrier. Rien d’autre. On me donnait des papiers que je rapportais ici par la valise diplomatique.
  
  — Je croyais que tu travaillais à la S-V ?
  
  — Oui, oui, c’est vrai. Mais nous… je… enfin, je faisais aussi le courrier pour l’ambassade, voilà.
  
  — Et le colonel Grechko, il est colonel dans quoi ? Dans l’armée ?
  
  — Oui… c’est ça, dans l’armée.
  
  — Au service des missiles stratégiques ?
  
  — Non. Dans l’armée.
  
  — Ça ne serait pas plutôt dans le KGB, par hasard ?
  
  — Non, non ! Dans l’armée !
  
  Ça commence à sentir très très fort la panique dans la turne. Aladkov ruisselle. Sans dire un mot, je me penche en avant sur ma chaise et je le fixe. Il regarde la petite gueule noire de Wilhelmina puis lève les yeux vers moi.
  
  — Je… je vous en prie… fait-il d’une voix implorante.
  
  — Quel service, Aladkov ?
  
  Il capitule.
  
  — Oui, c’est vrai le KGB. La direction générale.
  
  — Quel département ?
  
  — S, répond le petit homme d’une voix presque inaudible.
  
  Ça me fait l’effet d’un coup de matraque derrière les oreilles. Le département S est celui des affaires irrégulières. C’est lui qui organise les opérations d’infiltration secrète à l’étranger. Ce n’est pas celui-là qui s’est chargé de voler les documents de l’OTAN. Ça ne fait pas partie de ses attributions. Mais, si Aladkov ment, pourquoi me raconte-t-il que Grechko travaille pour le département S ! Ça n’a aucun sens !
  
  — Tu me mens, camarade…
  
  — Non. C’est la vérité. Je vous jure !
  
  — Quelle était la mission de Grechko à Bruxelles ?
  
  — Je ne sais pas.
  
  — Tu le sais, Aladkov. Exactement comme tu connais Heinzman !
  
  — Grechko le rencontrait régulièrement, je ne sais rien d’autre.
  
  Brusquement, je bondis de ma chaise. Je saute sur le canapé j’empoigne Aladkov par le col et je lui applique le canon de mon arme sur la tempe gauche. Je lui gueule presque dans l’oreille :
  
  — Fini de rigoler, tovaritch ! Maintenant tu vas tout me dire. Et grouille-toi. Sinon je te fais sauter la cervelle.
  
  Les yeux lui sortent de la tête. Un filet de salive coule au coin de sa bouche. D’une voix rauque et affolée il récite :
  
  — Heinzman procurait les documents de l’OTAN à Grechko.
  
  — Ces documents étaient signés ?
  
  — Non… euh, si, répond Aladkov.
  
  — Par qui ?
  
  — David Hawk. De l’AXE.
  
  Ça, c’est un deuxième coup de matraque.
  
  — Et Noskov ?
  
  — On lui a remis des documents à rapporter ici.
  
  — Pourquoi a-t-il été tué ?
  
  Aladkov se tait. Je répète :
  
  — Pourquoi a-t-il été tué ?
  
  — On… on, bégaie Aladkov. On avait déjà les dodo… les docucu… les documents.
  
  Troisième coup derrière les oreilles. Si ça continue comme ça, c’est moi qui vais tourner de l’œil. Je poursuis :
  
  — Qui l’a tué ?
  
  — Moi.
  
  — Pourquoi ? Qui t’en a donné l’ordre ?
  
  — Grechko.
  
  — Pourquoi, Aladkov ? Pourquoi a-t-il été tué ?
  
  — Nous voulions qu’il soit identifié comme membre du KGB et que les documents soient retrouvés sur son corps.
  
  — Pour incriminer David Hawk ?
  
  — Oui, éructe le petit homme d’une voix brisée.
  
  Je fais un gros effort pour me contenir et je demande d’une voix relativement calme :
  
  — Encore une question. Qui a monté cette opération ? Qui était le cerveau ?
  
  — Je ne sais pas. Je travaillais seulement pour Grechko.
  
  — De qui recevait-il ses ordres ?
  
  — Je ne sais pas. Je le jure, Carter ! Je ne…
  
  Il se tait brusquement au milieu de sa phrase. Ses traits se crispent.
  
  Carter. Ça m’achève. Il sait qui je suis. Il savait que j’allais venir ! Il m’attendait, peut-être…
  
  Le coup ne peut pas venir d’Hakkala. Il n’a pas eu le temps. Mais la CIA sait que j’étais à Helsinki et, par conséquent l’AXE aussi. Il y a eu échange de renseignements. De là à se douter que j’allais passer en URSS…
  
  Et puis, ça y est. Tout s’éclaire d’un coup. J’ai pigé ! Non, je ne peux pas le croire. Mais si, c’est bien ça. Ça turbine à toute vapeur sous ma coupole et les pièces du puzzle se rassemblent. La tentative d’assassinat à l’aéroport de Washington. La bombe dans ma chambre d’hôtel. Le cadavre. La mort de Burns. Grechko. Heinzman. Tout s’emboîte sans une bavure.
  
  — Nous vous attendions, Carter, grommelle Aladkov d’une voix sourde et méchante. Nous ne savions pas lequel des quatre vous alliez visiter en premier. Mais nous étions sûrs que vous alliez venir. Les quatre maisons sont gardées ainsi que celle de Grechko. Mes hommes sont en bas et bloquent toutes les issues. Vous êtes fait comme un rat !
  
  — Peut-être pas si tu m’accompagnes, camarade.
  
  Il faut à tout prix que je rentre à Washington pour démanteler leur truc. Les vols de documents à l’OTAN, c’est de la rigolade à côté de ce qui nous attend si je rate mon coup…
  
  Je me recule d’un poil pour laisser Aladkov se lever. Il en profite pour essayer d’écarter mon Lüger d’un coup de poing. Surpris, j’écrase la détente par réflexe.
  
  L’imbécile ! La balle a fait un tout petit trou en entrant dans sa tempe mais, de l’autre côté, ça n’est pas beau à voir. Il ne lui reste plus que la moitié de la tête. Il se tasse sur lui-même et s’effondre du canapé. Un filet de sang s’écoule de ses narines. Le mur opposé est constellé de débris de cervelle. Je remarque qu’il avait la matière grise bien grise. Ça laisse des doutes sur la qualité de leurs lavages de cerveau…
  
  En vitesse, je me lève et je vais ouvrir la porte. Il n’y a toujours personne dans le couloir. Les portes de l’ascenseur sont ouvertes comme je les ai laissées.
  
  L’escalier ? Pas bon. S’ils ont entendu le coup de feu, c’est par là qu’ils vont arriver. L’ascenseur ? Pas meilleur. À moins d’être complètement obtus, ils vont comprendre que je l’ai bloqué ici et ils vont laisser quelqu’un devant la porte du rez-de-chaussée.
  
  J’hésite une seconde. Il faut trouver quelque chose. Vite ! J’ai trouvé. Je fonce dans l’ascenseur. Je débloque l’arrêt d’urgence. Immédiatement les portes se ferment. Je rengaine Wilhelmina et je déverrouille le plus vite possible le panneau d’ouverture du haut. En me hissant sur la pointe des pieds, j’arrive à trouver une prise sur les bords. Je m’extirpe de la cage, j’attire le panneau et je le maintiens en position fermée.
  
  Au moment où j’ai fini mon bricolage, la porte du troisième étage passe devant mes yeux.
  
  Au deuxième, j’ai sorti mon Lüger. J’attends. Quelques instants plus tard, secousse : l’ascenseur s’arrête. Terminus.
  
  Pendant quelques secondes, qui me paraissent une éternité, il ne se passe rien. Puis une voix résonne dans le hall.
  
  — L’ascenseur est vide. Il a dû le renvoyer d’en haut. Il est dans l’escalier !
  
  — Attention, Commandant ! crie une autre voix. Il peut être à n’importe quel étage, maintenant.
  
  — Bloquez l’ascenseur au rez-de-chaussée. Nous allons ratisser l’escalier et tous les étages en partant du bas.
  
  À travers la grille, je vois un jeune militaire entrer dans l’ascenseur, un Kalashnikov à la main. J’envoie une dépêche à ma fée protectrice pour lui demander qu’il ne lève pas le nez. Non. Il se contente de verrouiller le système de bloquage et repart satisfait. J’ai rarement été si content de voir quelqu’un prendre congé.
  
  Bientôt, des bottes cloutées claquent dans la cage d’escalier. J’attends encore un petit moment et, prudemment, je rabaisse le panneau d’ouverture. Je le remets en place.
  
  Coup d’œil rapide dans le couloir. La voie est libre. Je m’éclipse, discret comme un courant d’air.
  
  Quelques minutes plus tard, je suis devant le Café Crystal. On ne peut pas dire que ça manque d’ambiance. La musique tonitrue pire que tout à l’heure dans la boîte. Je m’arrête sur le trottoir et j’avale une grande goulée d’air socialiste. Il n’y a rien de tel pour vous recolorer les globules rouges.
  
  À gauche de la porte, un couple de jeunes est en train de se bécoter en gloussant. Un peu plus loin, un groupe d’hommes et de femmes fument en taillant le bout de gras. Je fais un petit bilan rapide de ma situation.
  
  Impossible de reprendre le train. Quand ils s’apercevront que je ne suis pas dans l’immeuble de feu Aladkov, ils vont immédiatement faire contrôler tous les voyageurs. Même avec mon déguisement, je n’ai aucune chance de passer au travers.
  
  Idem pour l’avion. Pire même. Je n’ai pas de billet. Et les aéroports sont toujours mieux surveillés que les gares ferroviaires.
  
  Moralité, il va falloir que je concocte une sortie digne de La Grande Évasion. Et je viens de trouver le point de départ de mon scénario : une limousine Zil noire, avec des plaques gouvernementales.
  
  Le Lüger au fond de la poche, le doigt sur la détente, je m’approche du couple d’amoureux.
  
  — Vous connaissez le propriétaire de cette limousine.
  
  Le garçon se tourne vers moi et répond d’un hochement de tête affirmatif. Je lui demande si l’intéressé se trouve dans la boîte.
  
  De nouveau, il me répond d’un simple hochement de tête. Je lance d’un ton autoritaire :
  
  — Va me le chercher tout de suite.
  
  Il se contente de me reluquer d’un œil insolent. J’insiste :
  
  — Il y a eu un accident chez lui. Va me le chercher et dis-lui que je l’attends. Si tu n’y vas pas tout de suite, je te signale à la police !
  
  Sans un mot, le gamin se retourne, l’air pas content de laisser sa dulcinée, et rentre dans le club. La fille me fusille d’un regard noir.
  
  Je fais demi-tour et je grimpe dans la voiture. Deux minutes plus tard, le garçon ressort suivi d’un homme baraqué, vêtu d’un costume sombre mal coupé. Il pointe le doigt dans ma direction et le balèze vient me rejoindre d’un pas alerte.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? grogne-t-il en arrivant.
  
  J’ouvre la portière en lui montrant Wilhelmina. Son corps massif empêche le jeune couple de me voir.
  
  — Voilà ce qui arrive, camarade ! Si tu n’exécutes pas mes ordres, rapidement, exactement, et sans broncher, tu es un homme mort.
  
  Le grand type pâlit tellement que je crois voir un Russe blanc.
  
  — Vous êtes américain, fait-il d’une voix tremblante.
  
  — Gagné ! Et on va aller faire une petite promenade tous les deux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  À 10 h 30, on passe devant l’aérodrome central de Frunze et on bifurque vers le nord-ouest. À onze heures, on est sortis sans encombre de l’agglomération et on fonce vers Leningrad, à plus de huit cents kilomètres.
  
  J’ai eu le temps de me renseigner sur la qualité de mon chauffeur. Je lui ai expliqué que je n’avais rien à perdre et que j’étais prêt à tout. Il n’a pas cherché à discuter mais s’est montré plutôt curieux à mon sujet. L’athlète travaille au ministère des Travaux Publics où il occupe un poste assez élevé.
  
  Au début, ce que j’ai pigé chez Aladkov m’a laissé complètement dans le cirage. Mais maintenant, sur la route, j’ai tout mon temps pour réfléchir et, plus je réfléchis, plus je constate que tout s’emboîte au quart de poil.
  
  Je sais pourquoi ils m’ont trouvé aussi rapidement à Paris. Je sais pourquoi Burns a été tué. Le seul point d’interrogation, c’est le cadavre retrouvé dans ma chambre. De toute évidence, c’est un coup de Hawk, ça. Mais qui était ce type ?
  
  De retour à Simola, il va falloir convaincre Hakkala de me fournir d’autres billets et des papiers pour sortir de Finlande…
  
  Mon chauffeur, qui se nomme Mikhaïl Pavlovitch Baturin, vient m’interrompre dans mes cogitations.
  
  — Vous êtes un espion ? demande-t-il.
  
  — Non. Je suis venu à Moscou pour neutraliser des espions de chez vous. Ils avaient assassiné deux de mes amis.
  
  — Vous les avez tués ?
  
  — Un seul. Et par accident, réponds-je en me demandant pourquoi je lui raconte tout ça.
  
  — Et quand ce sera terminé, vous me tuerez aussi, naturellement, fait Baturin. Soit vous avez un bateau qui vous attend près de Leningrad, soit vous allez vous faire conduire à Vyborg pour passer en Finlande par les bois.
  
  — C’est quelque chose dans ce genre, dis-je. Mais, non, je n’ai pas l’intention de vous tuer. Sauf si vous m’y forcez.
  
  À 2 h 30 du matin on traverse Kalinine. À la sortie de la ville, Baturin réclame un arrêt pipi. Près de Novgorod, on s’arrête à nouveau. Baturin va acheter du pain, du fromage et deux verres de kvas, une boisson acidulée pire que de la pisse de singe. Il en profite pour compléter le plein à l’aide d’un des deux bidons de vingt litres qu’il transporte dans son coffre.
  
  Finalement autour de treize heures, on fait notre entrée dans Leningrad. J’ouvre l’œil. Si Baturin a l’intention de tenter quelque chose, c’est ici qu’il va le faire. La ville est importante. Il y a du monde, des tas de flics et de militaires.
  
  Mais en sortant de la banlieue de Detskoe Seloe, pour entrer dans la ville proprement dite, il se met plutôt à jouer les guides touristiques que les otages.
  
  — Je sais que vous avez de grandes villes à l’Ouest, Paris, Londres, New York. Mais j’ai entendu dire qu’aucune d’elles n’atteignait la beauté de notre Leningrad.
  
  Après avoir franchi une douzaine de ponts, au-dessus de la Neva et d’un tas de canaux, on passe devant un groupe de bâtiments à la décoration chargée. Baturin m’apprend qu’ils ont été construits au début du XVIIIe siècle et qu’ils abritent l’Amirauté soviétique.
  
  La circulation est relativement dense dans toute la ville. Il fait moche, le ciel est nuageux mais les gens semblent vivants, heureux. Ça change sacrément de ce que j’ai vu à Moscou.
  
  Au nord de la grande ville, on traverse encore des banlieues. Baturin m’explique que les terres appartenaient jadis à la noblesse russe. Il y a de grandes bâtisses, transformées en musées. D’immenses parcs, qui servaient de chasses aux tsars et à leurs familles, ont été conservés telles des cartes postales, dans leur état d’origine.
  
  Je suis complètement détendu. J’ai presque oublié ce que je fais là. On me dirait que je suis en train de me balader avec un copain que j’arriverais presque à le croire…
  
  Il nous faut deux bonnes heures pour traverser l’agglomération. À seize heures, on atteint un patelin du nom de Sestrorestsk. Baturin s’arrête devant un petit restaurant avec vue sur le golfe de Finlande.
  
  — Je ne peux pas aller plus loin sans faire d’arrêt, déclare-t-il. Nous pouvons manger quelque chose dans ce restaurant et nous reposer un moment. Faites-moi confiance.
  
  Le village a l’air tranquille. Le restau est pittoresque. Je me laisserais presque tenter. Je me tâte un moment.
  
  Baturin retire les clefs du contact, ouvre sa portière et sort.
  
  — Faites ce que vous voulez, dit-il. Restez dans la voiture, venez avec moi, abattez-moi sur place. Mais prenez une décision.
  
  Je me marre, je rengaine Wilhelmina et je le suis dans le restaurant.
  
  On nous indique une table dans un coin, près d’un vieillard. Un instant plus tard, la serveuse nous apporte deux menus.
  
  Je m’apprête à consulter le mien quand je m’aperçois que Baturin regarde quelque chose par-dessus mon épaule. Je me retourne. Un flic municipal s’avance vers nous en dégainant son arme.
  
  En une demi-seconde, je renverse la table sur Baturin, je pirouette et je pointe Wilhelmina sur le flic.
  
  — Ne bougez pas.
  
  Il continue à avancer en m’ajustant avec son pistolet. Je tire. À l’épaule. Le bonhomme fait la toupie et s’écroule. Tous les clients ont plongé sous les tables. Baturin s’est levé. Je lui colle un solide coup de crosse à la tempe et il s’effondre comme un bœuf à l’abattoir.
  
  Je lui fauche rapidement ses clefs et je fonce vers la Zil. Je ne saurai jamais si Baturin m’a doublé ou non. Il avait peut-être vu le flic près du restaurant et s’est débrouillé pour attirer son attention. Il est aussi possible qu’on ait lancé un avis de recherche contre lui puisqu’il avait disparu avec la limousine.
  
  Le compteur indique plus de 160 km/h. Je m’accroche au volant comme une bernique à son rocher pour maintenir la grosse bagnole sur la route cabossée et étroite.
  
  Je ne me donne pas longtemps avant que l’alerte générale soit sonnée. À la frontière, et aussi à Vyborg. L’armée va installer des barrages sur les routes.
  
  À une vingtaine de bornes, je traverse un petit village. Je double quatre camions agricoles à la file et je manque de m’emplafonner deux cyclistes avant de me retrouver sur la grand-route.
  
  Un peu plus loin, la route se sépare en deux. À gauche, ça a l’air de longer la côte, à droite ça rentre dans les terres. Je prends à gauche. Juste au moment où je passe, j’aperçois du coin de l’œil le panneau indiquant Vyborg à droite. J’écrase le frein. La limousine s’arrête dans un gueulement de pneus et une odeur de caoutchouc brûlé.
  
  Je fais rapidement demi-tour et je prends la bonne direction. Dans mon rétro, je vois l’un des camions qui a gagné sur moi pendant mon avatar. Il prend la même route que moi et ça me donne une petite idée.
  
  À cinq ou six kilomètres, je remarque un petit chemin de terre qui descend vers la gauche en traversant d’épais fourrés. Je ralentis, j’y engage la limousine et je l’arrête à cent mètres de la route. Je la fais sortir du chemin et, moyennant force coups d’accélérateur et d’embrayage, j’arrive à l’enfoncer dans les taillis.
  
  Je remonte à la route. Deux minutes plus tard, le camion arrive. Je me plante au milieu de la chaussée en agitant les bras.
  
  Le chauffeur fait halte. C’est un vieux paysan. Il est seul.
  
  — Vous allez à Vyborg ?
  
  — Oui, répond le bonhomme d’un ton soupçonneux.
  
  Je regarde des deux côtés. Personne en vue. Je sors Wilhelmina.
  
  — Dehors, fais-je.
  
  Le vieux sort de sa cabine, les mains sur la tête. Je le pousse dans le chemin. Je lui enlève son manteau et je le ficelle avec ma cravate et sa ceinture. Ensuite je le prends dans mes bras comme un gros bébé et je le dépose délicatement sur le siège arrière de la Zil.
  
  Je suis un peu à l’étroit dans son manteau. Mais ce n’est pas le moment de chipoter. Je lui ai aussi piqué son chapeau. Là c’est beaucoup mieux. Il me descend au milieu du front sans que je lui demande rien. Parfait, ça va me planquer un maximum.
  
  Je monte dans le camion et je démarre.
  
  À environ seize kilomètres du village, une jeep de l’armée me double à tombeau ouvert. J’arrive au sommet d’une petite montée. Je lève les yeux. Deux hélicos planent au-dessus de la route à proximité de Vyborg.
  
  Vyborg occupe une vallée peu profonde, juste sur le golfe de Finlande. Derrière les collines, de l’autre côté de la ville, c’est la frontière.
  
  Avant d’y arriver, il y a un pont. Barré. De loin, je vois une demi-douzaine de jeeps, deux half-tracks et les hélicoptères, là-haut. C’est ça qu’ils surveillaient.
  
  Un autre camion chargé de fumier et de paille arrive au barrage. Un soldat lui fait signe de passer sans le contrôler.
  
  Je me détends un peu et j’y vais. Arrivé à trois mètres du barrage, je baisse ma vitre et je crie d’une voix gutturale :
  
  — Qu’est-ce qui se passe ?
  
  Les soldats s’écartent et me font signe de rouler, sans répondre. C’est clair : ils sont toujours à la recherche de la limousine noire. Et de rien d’autre.
  
  Je traverse la ville en dix minutes et j’attaque le début de la colline. Je commence à respirer un peu plus, librement.
  
  Il ne me reste plus qu’un obstacle à franchir maintenant, mais c’est le plus dur : la frontière.
  
  Il est à peu près dix-neuf heures quand je passe devant un panneau indiquant POSTE-FRONTIÈRE 2 KILOMETRES.
  
  Plus que deux kilomètres. Évidemment, il y aura une barrière et des gardes. Mais il fait noir. Et froid. Avec un peu de chance de mon côté…
  
  J’ai un gros atout, quand même : ils ne doivent pas se douter que je suis arrivé si loin.
  
  Je fais encore cinq cents mètres et j’abandonne le camion dans un chemin. Si quelqu’un le voit, il pensera probablement qu’il est en panne. Je commence à marcher dans les bois quand une petite neige se met à tomber. Avec le bruit du vent dans la cime des arbres on dirait que mille bébés pleurent dans le lointain.
  
  Je traverse un petit ruisseau. J’escalade une rive escarpée de l’autre côté et j’entends un cri d’animal. Frissons dans le dos. Je dégaine ma Wilhelmina.
  
  Quelqu’un gueule quelque chose sur ma droite. Je m’arrête et je m’agenouille pour écouter. Ce ne sont pas des animaux. C’est idiot, mais je préfère. Nouveau cri. C’est au moins à deux cents mètres. Ça à l’air d’être du russe mais, avec le vent, je ne comprends rien.
  
  Courbé en deux, je continue à avancer, tout doucement, le plus discrètement possible.
  
  Environ cinq minutes plus tard, j’aperçois une lumière. Je fais encore cent mètres et je me planque derrière un gros arbre pour examiner le paysage.
  
  C’est déboisé sur une cinquantaine de mètres. Ensuite, il y a une haute clôture de grillage. La lumière vient du projecteur d’un mirador, à deux cents mètres sur ma gauche. Sur ma droite, à peu près à un kilomètre, je vois un autre mirador avec un gros projecteur.
  
  Il n’y a pas de patrouilles le long de la clôture mais, sous le mirador, quatre soldats sont rassemblés autour d’une jeep embourbée. C’était ça les cris.
  
  C’est le moment d’y aller. Je range Wilhelmina et je sors ma pince coupante de ma trousse à outils. Je me la colle entre les dents et je commence à ramper en direction de la clôture.
  
  De ce côté, c’est déboisé à cinquante mètres.
  
  Mais, de l’autre, c’est la même chose. Sur vingt-cinq mètres seulement.
  
  Ça veut dire que, même si je passe, j’ai encore vingt-cinq mètres de terrain découvert à me taper avant d’être tranquille.
  
  Je suis à quinze mètres du grillage quand le moteur de la jeep se met à gueuler. J’entends les roues patiner tandis que le chauffeur essaie d’imprimer un mouvement de va-et-vient à son véhicule pour essayer de le tirer du trou.
  
  J’attends un petit moment puis je repars. La neige se met à tomber de plus belle. Je jette un coup d’œil vers le mirador. C’est sacrément haut et bien éclairé. Ça craint pour tes os, mon vieux Nick. Heureusement, les gardes ont l’air occupés à regarder leurs copains faire mumuse avec la jeep.
  
  Je suis au grillage. Je commence à couper les fils de fer, un par un.
  
  La jeep redémarre. Le moteur hurle et, au bout de quelques secondes de dérapage, elle sort du bourbier.
  
  J’ai fait un trou juste à ma taille quand une sirène déchire le silence de la nuit. Je me crapahute de l’autre côté et je fais deux roulés-boulés rapides en dégainant Wilhelmina dans le même mouvement. Une arme automatique crépite. Les projectiles frappent le grillage avec des « pzzoiing » qui me hérissent tous les poils du corps.
  
  La jeep arrive sur moi à toute vitesse. Visiblement, le chauffeur est prêt à foncer sur le grillage pour essayer de m’avoir. Je roule sur le dos et je vise soigneusement. Deux balles dans les phares de la jeep. Une troisième éteint la lumière en haut du mirador.
  
  Je me relève et je prends ma course vers le bois. Ils continuent à tirer à l’aveuglette. Les balles volent partout avec des bruits de frelons furieux.
  
  Juste au moment où je plonge dans les premiers taillis quelque chose de brûlant me poignarde le dos avec une violence inouïe. Je tombe en avant et je roule au bas de la colline. Je roule, je roule, je roule…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  Je donne un dollar de pourliche au porteur de l’aéroport et je m’installe à l’arrière du taxi. Ça craque dans mon dos. La douleur fulgurante me remonte dans la nuque et ma vue se brouille un instant.
  
  Le chauffeur m’observe dans son rétro. Quand j’ai fermé la porte, il se retourne et me dit :
  
  — Hé ! Ça va, mon gars ?
  
  Je hoche la tête.
  
  — Ça ira. Conduisez à l’Amalgamated Press. Dupont Circle.
  
  La balle m’est passée juste sous le poumon gauche. Elle m’a cassé deux côtes et s’est logée entre la rate et le rein. Ça ne doit pas être joli-joli, là-dedans.
  
  À Simola, le toubib voulait absolument m’opérer. J’ai refusé à cor et à cri. Le voyage jusqu’à l’aéroport d’Helsinki, le lendemain, a été un cauchemar. Ensuite, je me rappelle vaguement le changement d’avion à Paris et le long vol de nuit pour franchir l’Atlantique.
  
  Mais maintenant, c’est presque fini. J’ai réussi à me traîner jusqu’ici grâce au coup de main d’Hakkala et d’Ursula, et plus rien ne m’empêchera de faire ce que j’ai à faire.
  
  Pendant qu’on roule vers le pont d’Arlington, j’arrive à ouvrir ma valise. Dedans, il y a une collection de vêtements, des vieilles nippes rapidement emballées par Ursula pour que je puisse passer la frontière sans me faire remarquer.
  
  Le gars continue à me zyeuter dans son rétro.
  
  — Hélà ! Quèsse vous faites ?
  
  — Vous occupez pas ! Roulez ! Il y aura un gros pourboire à l’arrivée.
  
  Je tire sur la doublure du fond et je décolle les bandes adhésives qui maintiennent les pièces de Wilhelmina. Je la remonte rapidement, je fais claquer tout ça une ou deux fois pour voir si ça fonctionne bien et j’y insère mon chargeur de balles de 9 mm.
  
  — Je ne sais pas ce que vous êtes en train de fabriquer, mais maintenant, pourboire ou pas pourboire, vous descendez de mon taxi ! gueule le type.
  
  Je lui montre mon petit joujou.
  
  — Amalgamated Press. Dupont Circle. Compris ?
  
  — Je… mais…, commence le chauffeur.
  
  Il n’a pas l’air de trouver de conclusion.
  
  Il reprend son volant et fonce comme un damné. Ça y est, on traverse bientôt le Potomac au pont d’Arlington. J’enlève ma perruque blonde, ma grosse moustache et mes binocles. À Washington Circle, le chauffeur prend New Hampshire Avenue. Je pose le Lüger sur ma cuisse. Je tire de mon portefeuille le dernier des billets de cent dollars que m’a procurés Hakkala et je le laisse tomber sur le siège avant.
  
  — Vous garderez la monnaie, dis-je.
  
  Il ne répond rien. Deux minutes plus tard, il m’arrête devant le bâtiment de l’Amalgamated Press.
  
  — Merci pour le bout de conduite, dis-je en m’extirpant péniblement du carrosse.
  
  — Et votre valise ? Et le bazar que vous avez mis dans ma voiture ? fait le bonhomme.
  
  Je ne réponds pas. J’entre dans le hall.
  
  Tom Briggs, le chef du service de sécurité de ce jour, est en train de rectifier quelque chose dans son registre d’entrées. Devant l’ascenseur, deux nanas que je ne connais pas mais qui doivent travailler en bas, aux archives, sont en train de discuter chiffons.
  
  — Veuillez signer ici, me fait Briggs.
  
  Puis il lève les yeux vers moi.
  
  — Nom de D…, commence-t-il.
  
  Le reste s’étrangle dans sa gorge.
  
  — Ne faites pas l’imbécile, Tom. Levez-vous et venez avec moi. On prend l’ascenseur.
  
  Les deux souris ont déguerpi. Après une brève hésitation, Briggs juge plus sage de faire ce que je lui dis.
  
  — Dernier étage.
  
  Il appuie sur le bouton.
  
  J’ajoute rapidement :
  
  — Vous restez avec moi, Tom. Et surtout, vous écoutez bien tout ce qui va se dire. Ouvrez vos oreilles !
  
  Il hoche la tête. Je vois sa pomme d’Adam se balader de haut en bas.
  
  Moins d’une minute plus tard, l’ascenseur s’arrête. Les portes s’ouvrent. Briggs sort. Mandel attendait à la porte de son bureau, un pistolet à la main. Il fait feu, touchant Briggs à la poitrine.
  
  Dans la fraction de seconde qui suit, je tire deux projectiles. Le premier le touche au ventre. Le second à la gorge. Son cou se transforme en une purée sanglante, d’où jaillit bientôt un flot écarlate et saccadé.
  
  Ensuite, le sol pirouette. J’ai l’impression qu’une main de géant vient de retourner le building. Et puis plus rien.
  
  *
  
  * *
  
  — Mandel était une mouche, dit David Hawk, assis à une table en bordure de la piscine du centre de convalescence de l’AXE, à Phœnix.
  
  D’une voix encore faiblarde, je m’informe :
  
  — Comment l’avez-vous soupçonné, Sir ?
  
  Le boss hausse les épaules.
  
  — Oh, je m’en suis douté presque tout de suite… Et, plus ça a été, plus ma conviction s’est raffermie. Qui aurait pu vous retrouver aussi vite à Paris, pour placer une bombe dans votre chambre ? Jamais nos hommes n’auraient pu faire aussi rapidement. Malgré tous leurs talents, ils ne sont pas assez nombreux. Mais Mandel avait non seulement le commandement de l’AXE et de la CIA, mais aussi celui du KGB. Il s’est trouvé que le KGB vous a découvert le premier.
  
  — Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé quand je vous ai téléphoné ?
  
  — Je n’en étais pas encore tout à fait sûr. Et puis, si je vous avais dit que je soupçonnais Mandel, m’auriez-vous cru ?
  
  Je m’apprête à protester mais Hawk m’arrête d’un geste de la main. Il a raison.
  
  — J’ai deux vieux amis à Paris, enchaîne-t-il. Nous avons collaboré pendant la guerre. Nous avons fait la résistance. Je leur ai demandé de subtiliser un corps frais dans une morgue et de le déposer dans votre chambre. Simple manœuvre de diversion, pour retarder Mandel et vous donner le temps de respirer.
  
  Ça y est. Le dernier point d’interrogation vient de tomber.
  
  — Et, ensuite, Sir, que s’est-il passé à votre chalet ?
  
  — Après votre coup de fil de Paris, j’ai compris que le chalet ne serait plus sûr. Je me suis caché dans les bois et j’ai attendu, pour voir qui arriverait en premier.
  
  — Le KGB ?
  
  Hawk hoche la tête. Il allume un cigare et, sans aucun égard pour mon état encore précaire, me souffle la fumée dans le nez.
  
  Je tousse violemment pendant qu’il ajoute :
  
  — Je les connaissais. Ils faisaient partie du personnel de l’ambassade. Ne m’ayant pas trouvé, ils sont repartis. Ensuite, une équipe de techniciens de l’AXE est arrivée. Ils ont nettoyé les empreintes et ont bricolé le téléphone de manière que les communications soient directement détournées sur le bureau de Mandel.
  
  — À ce moment, vous étiez certain que Mandel était la mouche…
  
  — Oui, mais ça n’aurait servi à rien de le démasquer si tôt. Nous n’avions pas de preuve. Il fallait que je vous attende. C’est ce que je suis allé faire au Dupont Plaza Hotel, juste en face de l’AXE. Pendant dix jours avant votre arrivée, je n’ai cessé de surveiller les entrées et les sorties à la jumelle. Et vous, Nick, quand avez-vous compris que c’était Mandel ?
  
  J’avoue :
  
  — Je ne l’ai soupçonné que sur la fin, Sir. La CIA m’était tombée sur le dos à Helsinki. Quand je me suis rendu compte à Moscou que le KGB était au courant de ma venue, j’ai fait le rapprochement. Il fallait qu’il y ait une fuite. La CIA a informé Mandel et Mandel a informé ses patrons de la place Dzerjinski. C’était la seule possibilité.
  
  Nous restons un long moment silencieux. C’était une opération montée de main de maître. Si elle avait réussi – et elle a presque réussi –, nous serions morts tous les deux, le vieux et moi. Quant à nos petits secrets de service, n’en parlons pas. Que quelqu’un éternue dans les couloirs de l’AXE et Moscou aurait immédiatement été averti. Je me demande : « Et maintenant ? L’AXE encore ? Ou la quille, comme dit le vieux. »
  
  Sans parler de deux questions douloureuses à régler. Sandry Triggs ou Kazuka Akiyama. Peut-être les deux, dans le fond…
  
  Mais il faudra que je déploie un sacré paquet d’arguments diplomatiques pour faire passer la pilule d’un côté comme de l’autre.
  
  Parce que la première question est d’ores et déjà réglée. L’AXE avant tout.
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer le 14 juin 1983
  
  sur les presses de l’Imprimerie Bussière
  
  à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
  N® d’édit. 4714 – N® d’imp. 1099
  
  Dépôt légal : juin 1983.
  
  
  
  Imprimé en France
  
  
  
  
  
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