Kenny, Paul : другие произведения.

Les rendez - vous de Coplan

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Il était quatre heures et demie du matin. Les énormes battants du sas « aval » des écluses de Sainte-Catherine, sur le Saint-Laurent, venaient de se refermer, emprisonnant dans le bassin le cargo soviétique Djambul, en route d'Arkhangelsk aux ports américains des Grands Lacs.
  
  Les abords de l'écluse étaient déserts, aucun véhicule n'attendait devant les tabliers relevés du pont qui l'enjambait. En bordure du canal, sur une aire de béton, s'érigeait une tour de contrôle hexagonale, trapue, d'où le maître éclusier dominait toutes les opérations de transit. Il actionna, sur le pupitre de commande, les touches du clavier destinées à l'admission des eaux dans le bassin, et un bruit de cascade naquit.
  
  La clarté assez vive des projecteurs alignés de part et d'autre des installations ne révélait aucune présence humaine à bord du navire. Pourtant, un homme se tenait, tapi dans l'ombre, au bas de l'escalier qui montait du pont à l'arrière du château. Et cet homme, en manches de chemise, l'oreille aux aguets, surveillait les alentours avec une attention aiguisée.
  
  S'il ratait son coup, il devrait attendre deux mois de plus. En mettant les choses au mieux.
  
  Lentement, d'une manière presque imperceptible, le cargo était soulevé par l'élévation du niveau de l'eau. Ses rambardes n'atteignaient pas encore — il s'en fallait d'un bon mètre —, la hauteur du sol ferme. De plus, il existait un intervalle prohibitif entre la coque et la paroi du bassin.
  
  Malgré son sang-froid et sa détermination, Youri Tatosov maîtrisait avec peine sa nervosité. Son sort était à la merci du hasard, pendant ces interminables minutes. Il pouvait dépendre de l'insomnie d'un matelot, de l'apparition d'un badaud, d'une soudaine lubie du capitaine Kelov.
  
  Tout semblait si simple, cependant. Un pas à franchir, pour passer d'un monde dans un autre. Du pesant univers soviétique, matérialisé sous les pieds de Tatosov par les structures du navire, à l'exaltante liberté que représentait ce quai rectiligne longeant la rive du majestueux fleuve canadien.
  
  Il faisait doux, des étoiles brillaient dans le ciel. De l'autre côté de l'immense voie d'eau, en aval et presque à l'horizon, les lumières de Montréal créaient un halo laiteux.
  
  Cette fois, le Djambul n'y avait pas fait escale. Ceci avait fortement contrarié Youri, dérangé ses plans. Mais pas assez pour le détourner de son projet.
  
  Par plusieurs bouches, des torrents d'eau continuaient à se déverser dans le sas. Le pont du cargo arrivait à peu près au niveau des esplanades de béton. Les feux rouges indiquant que la circulation routière était interrompue continuaient de clignoter.
  
  Tatosov, crispé, tâta machinalement l'enveloppe en plastique qu'il portait sur sa poitrine, sous sa chemise, et il évalua la distance qui séparait le bastingage du quai. S'assura que, de la tour de contrôle, on ne pourrait observer ses mouvements. Écouta si, sur le navire, quelqu'un n'avait pas la fantaisie de se balader hors de sa cabine, comme Fédor Redkine une demi-heure plus tôt.
  
  Toutes les conditions souhaitables paraissant réunies, Tatosov se résolut à tenter sa chance. Après une profonde inspiration, il quitta son refuge, enjamba la rambarde puis, d'une puissante détente de ses jarrets, il sauta sur la terre ferme, y tomba silencieusement à pieds joints, courut, le buste plié et les coudes au corps, jusqu'à la base de la tour, qu'il contourna en partie. Alors, un peu haletant, aussi bien dissimulé à la vue des hommes d'équipage du Djambul qu'à celle du maître éclusier, il tint à vérifier si sa fuite n'avait pas eu d'autre témoin.
  
  Une vaste étendue plate s'étalait devant lui, piquetée de-ci, de-là, par des lumières fixes ou mobiles. La seule construction proche se dressait à quelque deux cents mètres du pont-levis : c'était un édifice en bois, un magasin de campagne fermé à cette heure de la nuit et où, lors du voyage précédent, Youri s'était arrêté pour boire un Coca-Cola.
  
  Il se souvenait du nom de ce point de repère : « Marché Longtin ». A l'époque, une inscription bilingue apposée sur un panneau à l'extérieur l'avait même fait sourire : « Open. Hot-dog Patate frite. Ouvert ».
  
  Mais Youri n'avait plus envie de sourire à présent. Au Canada comme aux États-Unis, un individu se déplaçant à pied en dehors d'une agglomération est suspect d'office, et il se trouvait à une dizaine de kilomètres de Caughnawaga.
  
  Rien ne bougeait sur le navire. Ailleurs, personne ne se manifestait. Le jour, déjà, cet endroit était peu fréquenté, et c'était un des facteurs qui avaient influencé la décision de Youri. Mais, sur la grand-route qui court parallèlement au Saint-Laurent, des voitures passaient de temps à autre.
  
  Son évasion n'ayant pas été décelée, Tatosov reprit confiance. Il avait l'expérience et l'entraînement voulus pour circuler clandestinement dans un pays étranger. Néanmoins, et bien que sa position resterait précaire aussi longtemps qu'il stationnerait au pied de la tour, il ne jugea pas opportun de se mettre en route tant que le Djambul n'aurait pas quitté l'écluse.
  
  Le bruit de cascade s'était progressivement éteint. Maintenant, le gros navire dominait le quai de toute sa masse. Il y eut bientôt une sonnerie annonçant l'ouverture des portes « amont » du sas.
  
  Quelques minutes plus tard, le bâtiment soviétique glissa en silence entre les murailles du bassin. Abrité derrière le polyèdre de la tour, Tatosov le regarda défiler sous les échafaudages métalliques du pont-levis, puis s'éloigner dans le chenal du fleuve, au large des rapides de Lachine, vers le lac Saint-Louis.
  
  Il ne sut s'il devait lui dédier un adieu sarcastique ou fataliste. Comme tout marin, il avait aimé son bateau, mais celui-ci symbolisait à ses yeux un système qu'il avait appris à détester.
  
  Les deux moitiés du tablier du pont commencèrent à s'abaisser lentement. Tatosov, se disant que l'attention du préposé aux manœuvres devait être absorbée par son travail, en profita pour filer vers la grand-route en empruntant une zone non éclairée.
  
  Évidemment, il ne se hasarda pas sur le bas-côté du ruban de macadam : il longea ce dernier en marchant sur des terrains en contrebas, entre la route et la berge du fleuve.
  
  Un sentiment étrange, fait de crainte et de jubilation, lui gonflait la poitrine. Sa liberté toute neuve lui montait à la tête, bien qu'il sût que de multiples dangers le menaçaient. Mais il avait bien combiné son affaire, lui semblait-il, et il s'estimait capable de surmonter tous les obstacles.
  
  L'aube se levait quand il parvint à proximité de la réserve indienne de Caughnawaga. Disséminés dans un paysage boisé, les cabanes et les cottages où vivaient des Mohawks, du peuple des Iroquois, apparaissaient dans la fade clarté du jour naissant. De nombreuses antennes de télévision étaient plantées sur les toits faiblement inclinés de ces pauvres demeures, près desquelles séchait du linge pendu à des cordes tendues entre des piquets.
  
  Tatosov accéléra le pas, subitement étreint par une appréhension. Bien des choses avaient pu changer, en deux mois, si le décor était resté semblable. Et la mentalité de ces Indiens, parqués dans ce village en marge de la population blanche, pouvait toujours réserver des surprises.
  
  Le Russe n'eut pas trop de mal à retrouver son chemin. Après avoir suivi pendant quelques minutes la route principale qui mène au sanctuaire de Kateri Tekakhwitha, il bifurqua dans une allée sur la gauche, avança encore d'une centaine de mètres et traversa une cour de terre battue pour accéder au porche d'une maison en brique.
  
  II frappa au carreau de la porte, qu'un rideau masquait à l'intérieur. Après un délai d'attente, il insista. Finalement, le battant s'ouvrit et un homme au teint bistre, de taille moyenne, ne devant pas avoir plus de vingt-cinq ans, posa un regard indéchiffrable sur le visiteur.
  
  Soulagé, Tatosov prononça en français :
  
  C'est moi, Joseph... Es-tu toujours prêt à m'accueillir ?
  
  L'Indien, en blue-jean et pull-over, le fixa un instant, puis il répondit, laconique :
  
  Entre.
  
  
  
  
  
  A bord du Djambul, ce ne fut qu'après huit heures, au petit déjeuner, qu'on s'avisa de l'absence de Youri Tatosov. Fédor Redkine, le second mécanicien, en fit la remarque à ses compagnons, la place de Youri restant vide. Ils prièrent le steward d'aller secouer leur collègue et de le prévenir que son café serait froid.
  
  Quand il revint, le steward déclara que le lieutenant Tatosov n'était pas dans sa cabine. Les occupants du mess en déduisirent qu'il devait être aux toilettes et la conversation dévia.
  
  Pourtant, à la fin du repas, ils finirent par trouver que cette absence devenait anormale, et deux d'entre eux se mirent à la recherche de l'officier manquant.
  
  Celui-ci n'était ni à la passerelle, ni dans une des salles de bains. Le maître d'équipage ne l'avait pas aperçu. Le docteur certifia que Tatosov n'avait pas été admis à l'infirmerie. En bas, aux machines, personne ne l'avait vu.
  
  Bizarre. Fédor Redkine se décida à signaler la chose au commandant, lequel prescrivit une fouille complète du navire. Ce dernier pénétrait précisément dans les eaux internationales du Saint-Laurent, où le fleuve constitue la frontière entre le Canada et les États-Unis.
  
  Après des recherches infructueuses et quelques palabres, le capitaine Kelov, extrêmement ennuyé, dut admettre que Tatosov avait bel et bien disparu. Accident ou fuite ?
  
  Quoi qu'il en fût, Kelov devait mettre sa responsabilité à couvert, sans quoi il s'exposerait à une foule de désagréments, aussi bien au Canada, quand il le retraverserait dans l'autre sens, qu'en Union soviétique.
  
  Le commandant se rendit à la cabine de la radio et dicta trois messages à l'opérateur. Le premier télégramme était adressé à la police de Montréal, Division Maritime des Grands Lacs et du Saint-Laurent. Son texte : Signale disparition d'un membre de l'équipage, l'officier Youri Tatosov, âgé de 35 ans, entre Montréal et Cornwall. Accident probable. Prière m'aviser en cas de découverte du corps. Capitaine Kelov.
  
  Le second message, destiné à l'ambassade d'U.R.S.S. à Ottawa, était plus bref encore : il ne mentionnait que la première phrase du précédent et ne soulevait pas l'hypothèse d'un accident.
  
  Quant au troisième, il devait être codé et envoyé sur ondes courtes à la Direction de la Navigation à Leningrad. Plus circonstancié, il évoquait la possibilité d'une désertion, et soulignait le fait que l'officier Fédor Redkine avait échangé quelques mots avec le disparu à quatre heures du matin, sur le pont arrière, alors que Tatosov venait de terminer son quart. A ce moment-là, le navire croisait devant Montréal et, sortant de l'écluse Saint-Lambert, il faisait route vers celle de Sainte-Catherine. Redkine était le dernier à avoir vu Tatosov en vie.
  
  En fait, Tatosov n'était pas un officier comme les autres, et c'est ce qui déterminait le capitaine du Djambul à expédier ce troisième radiogramme.
  
  
  
  
  
  Lorsque la police de Montréal reçut le Master Service Message (Télégrammes spéciaux et gratuits réservés aux capitaines de navires ) envoyé par le commandant du cargo soviétique, elle le retransmit séance tenante au Quartier Général de la Division Maritime de la Royal Canadian mounted police à Ottawa.
  
  Cette force fédérale, dont la compétence s'étend aux régions côtières de l'Atlantique et du Pacifique ainsi qu'à l'immense voie d'eau qui unit le lac Ontario à l'océan, devait être informée de l'éventualité d'une immigration illégale d'un marin russe.
  
  Elle déclencha aussitôt, dans la province du Québec, un dispositif de recherches terrestres, concurremment aux investigations déjà entreprises par la brigade fluviale. Des renseignements complémentaires concernant la personnalité du disparu pouvaient être trouvés dans les documents de bord que le capitaine du cargo avait dû remettre aux autorités maritimes de Québec quand il avait remonté l'estuaire du Saint-Laurent. L'identité de tous les hommes d'équipage était largement détaillée sur la liste.
  
  
  
  
  
  A la station côtière de Rochester, dans l'État de New York, l'opérateur de garde avait capté le télégramme lancé par le Djambul à destination de la Police Maritime du pays voisin. Ce cargo, qui devait faire escale à Detroit, allait bientôt déboucher dans le lac Ontario.
  
  « Encore un gars de l'Est qui s'est taillé », songea le télégraphiste américain, qui avait fait son service militaire dans un régiment des Transmissions stationné en Allemagne. Puis, après réflexion, il se dit que ce type essayerait peut-être de franchir la frontière toute proche afin de chercher refuge aux États-Unis, où les transfuges d'U.R.S.S. ne sont en général pas trop mal reçus.
  
  Il est vrai que, si telle était son intention, il aurait mieux fait de déguerpir à Detroit.
  
  Au bout d'un certain temps, l'opérateur crut cependant de son devoir de refiler l'information à la Coast Guard. A elle de juger si une suite devait être donnée.
  
  La Coast Guard était déjà au courant. Elle avait transmis sans attendre ce renseignement au F.B.I. dont les agents, parfois, s'égarent un peu en territoire canadien. Et qui sont friands de fugitifs venant de l'Arctique.
  
  Il arrive que ceux-ci soient des espions.
  
  
  
  
  
  A l'ambassade d'U.R.S.S., l'annonce de la disparition d'un officier du navire de charge Djambul n'avait tout d'abord provoqué qu'une réaction molle et désabusée.
  
  Des incidents de ce genre, sans être fréquents, se produisaient tout de même deux ou trois fois dans l'année. Tantôt, on retrouvait promptement l'intéressé, honteux de s'être saoulé ou d'avoir oublié, en compagnie d'une fille, l'heure de l'appareillage. Tantôt, la police découvrait que l'individu avait été matraqué, dépouillé et laissé pour mort dans une rue des quartiers mal famés.
  
  Mais cette fois, l'affaire prit une autre tournure quand, dans le courant de l'après-midi, parvint au service du Chiffre un télégramme désigné comme « secret » et originaire de Leningrad.
  
  Après déchiffrement, le chef du service de sécurité de l'ambassade fut immédiatement alerté. D'emblée, l'atmosphère changea car le message contenait des directives assez spéciales. Ordre était donné de capturer discrètement le fuyard si on parvenait à le repérer avant la police canadienne. Et, s'il était arrêté par elle, de tenter de l'abattre.
  
  
  
  
  
  Dans la petite maison de Caughnawaga, un conciliabule réunissait autour d'une table ses trois locataires et le déserteur. Youri Tatosov connaissait ses hôtes. Outre Joseph Desrivières, qui l'avait accueilli, il y avait Jacques, son frère aîné, et l'épouse de ce dernier, Marguerite. Des Indiens christianisés, vêtus comme des Blancs des classes défavorisées.
  
  Joseph et Jacques, de beaux gaillards bien bâtis, aux yeux noirs et à la chevelure aile de corbeau, n'avaient pas le faciès typique qu'on prête à leur race. On aurait pu les prendre pour des Portoricains ou des Mexicains. La femme âgée de 28 ans, était bien en chair, plutôt petite de taille. Elle avait un visage ovale aux traits réguliers, des yeux splendides et une expression réfléchie, soumise.
  
  Les deux hommes, des artisans, confectionnaient des mocassins, des arcs, des tomahawks et des coiffures à plumes qu'on vendait aux touristes dans l'enclos où l'on avait reconstitué un village de tentes de la tribu.
  
  Marguerite tenait le ménage et, tous les après-midi, elle s'habillait d'une tunique de daim à franges, avec ceinture de cuir, maintenait sa longue et belle chevelure par un serre-tête aux motifs colorés, y plantait une plume à l'arrière et s'en allait, pour un maigre bénéfice, participer aux danses de guerre que le chef Poking Fire organisait à l'intention des visiteurs étrangers.
  
  Tatosov, blond, les yeux très clairs mais le teint bronzé, était grand et bien découplé. Sa figure ovale, peu caractéristique, révélait cependant un mélange de ruse et d'énergie que voilait un regard empreint de scepticisme, comme celui des hommes qu'une vie aventureuse a longuement édifiés sur leurs semblables.
  
  Le Russe relança la conversation, dans un français des plus corrects qu'il parlait avec une aisance déconcertante.
  
  Donc, mes amis, résumons-nous : personne, à Caughnawaga, ne doit se douter que vous m'hébergez. Je ne sais pas encore pendant combien de temps je devrai me tenir caché, mais cela ne dépassera certainement pas un mois. Pour cela, je vous verse immédiatement 500 dollars et je vous en donnerai autant lorsque je vous quitterai. D'accord ?
  
  Les deux frères se consultèrent des yeux, puis l'aîné opina :
  
  D'accord.
  
  Tatosov défit deux boutons de sa chemise, dégagea le sachet en plastique qu'il portait à même la peau et en sortit cinq banknotes qu'il étala sur la table.
  
  Voilà, dit-il. Je n'ai plus ici que 200 dollars, mais j'ai planqué de l'argent à Montréal lors du voyage précédent. Évitez de changer ces billets dans la réserve, cela pourrait éveiller l'attention.
  
  Joseph acquiesça.
  
  Je m'en chargerai, quand j'irai à Pointe-Claire ou à Valleyfields. Mais qu'est-ce que vous comptez faire, après ?
  
  Sois tranquille, je me débrouillerai. Je sais bien que j'aurai la police à mes trousses tant que je serai dans le pays. Le problème, ce sera de le quitter. Là encore, j'espère que tu m'aideras. Rassure-toi : il n'y aura aucun risque pour vous.
  
  Marguerite contemplait le Russe avec un soupçon d'effarement. Mille dollars... Cet homme était-il un héros ou un bandit ? Elle ne pouvait se défendre d'une certaine anxiété à l'idée qu'il allait vivre, jour et nuit, sous leur toit. Et qu'elle devrait lui porter à manger dans le réduit contigu à l'atelier.
  
  Tatosov reprit :
  
  Il me faudrait de la teinture pour les cheveux, quelques vêtements, des objets de toilette, une paire de chaussures. Cela, je le paierai en supplément, bien sûr.
  
  Derechef, ses interlocuteurs opinèrent. Le gain qu'allait leur procurer l'hébergement de ce marin était providentiel, inespéré. Cela représentait des années d'économies, des possibilités aussi diverses qu'attrayantes. Mais que fuyait cet étrange personnage ?
  
  Comment faudra-t-il vous aider ? s'enquit Jacques, prudent. Tatosov balaya l'air d'un geste insouciant.
  
  Bah... Ce sera peu de chose. Simplement donner quelques coups de téléphone.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, vers onze heures, le standardiste de l'ambassade de France, à Ottawa, abaissa négligemment une manette pour répondre à un appel de l'extérieur. Bien qu'il eût énoncé spontanément le nom de la représentation diplomatique, le correspondant voulut en avoir la confirmation.
  
  Mais oui, vous êtes bien à l'ambassade de France, assura le préposé. Que désirez-vous ?
  
  A l'autre bout du fil, l'homme marqua un temps d'hésitation puis, sur un ton feutré, il dit :
  
  Heu... Je veux vous passer un message. Prenez note et transmettez-le à une personne compétente. Vous m'écoutez ?
  
  Le standardiste, expérimenté, appuya sur le bouton de mise en marche d'un enregistreur. S'il avait affaire à un maniaque, il suffirait d'effacer la bande.
  
  Oui, parlez, je vous prie, invita-t-il.
  
  C'est de la part de quelqu'un qui se cache actuellement au Canada et qui voudrait obtenir votre protection. L'intéressé pourrait vous communiquer des renseignements très importants.
  
  Très bien. Mais nous ne sommes pas autorisés à prêter assistance à un individu vivant en marge de la légalité. S'agit-il d'un Français ?
  
  Non.
  
  Alors, nous ne pouvons rien faire, je regrette.
  
  Attendez... On m'a chargé de vous narrer ceci : il n'est pas question, pour l'instant, de vous demander asile. Il faudrait qu'un contact soit ménagé. Et pas avec n'importe qui. Celui qui m'a confié cette commission dit qu'il veut entrer en rapport avec un nommé Coplan, qui appartient aux services spéciaux français. Il vous laisse donc du temps pour étudier sa proposition. Et il m'a recommandé de vous répéter cette phrase : « Viper a rejoint Stanavforland. » Je vous rappellerai dans trois jours.
  
  Un déclic rompit la communication.
  
  Le standardiste se gratta la tête avant d'arrêter le magnétophone. Périodiquement, des exaltés ou des mauvais plaisants transmettaient des messages saugrenus à l'ambassade, par lettre ou par téléphone. D'ordinaire, il était assez facile de déceler le caractère fantaisiste de leurs « révélations » mais, en l'occurrence, il y avait de quoi être perplexe.
  
  Le correspondant avait parlé avec un accent canadien très prononcé, sur un ton mesuré. Il s'était exprimé comme un homme de condition modeste, n'avait pas sollicité de récompense en argent.
  
  Dans le bâtiment de l'ambassade, un fonctionnaire portant le titre de conseiller était consulté par les employés chaque fois qu'ils se trouvaient devant un problème embarrassant. Ses connaissances semblaient illimitées, au point que les attachés recouraient à lui pour certaines indications relatives à leur propre domaine. De plus, cet aimable quinquagénaire à la mise soignée témoignait d'une égalité d'humeur absolument remarquable.
  
  Le standardiste pensa tout naturellement à lui. II l'appela :
  
  Monsieur Payette ?
  
  Oui.
  
  Je viens de recevoir une communication particulière et je ne sais trop s'il convient de la prendre au sérieux. Puis-je vous la faire entendre ? Je l'ai enregistrée.
  
  Faites donc, Félix.
  
  Celui-ci approcha le combiné du haut-parleur du magnétophone, fit revenir la bande en arrière, puis appuya sur la touche de reproduction. Lorsque le ruban magnétique eut restitué la conversation, Félix articula dans le micro :
  
  Voilà, c'est tout. Croyez-vous que cela puisse intéresser quelqu'un de la maison ?
  
  C'est bien possible, dit le conseiller, méditatif. Otez cette bobine de votre appareil et dites à un huissier de me l'apporter.
  
  Tout de suite, monsieur le conseiller.
  
  Quelques minutes plus tard, ayant été mis en possession de la bande, Payette la plaça sur son propre enregistreur et la réécouta.
  
  Grisonnant, le teint couperosé, le diplomate avait un visage empâté de père noble, amateur de bonne chère. De taille moyenne, large de carrure et alourdi par un léger embonpoint, on devinait en lui la tranquille autorité des gens de bonne éducation qui ont accédé aux fonctions qu'ils désiraient assumer.
  
  Assis, accoudé à son bureau les mains croisées, il tenta de se former une opinion sur la valeur de ce document sonore dont chaque mot pouvait avoir un sens plus profond qu'il n'y paraissait de prime abord.
  
  Après cette seconde audition, Payette arrêta le mécanisme du magnétophone. Il préleva une cigarette dans un élégant coffret, l'alluma à l'aide d'un briquet de grande marque qu'il reglissa ensuite dans une pochette intérieure de son veston.
  
  Viper a rejoint Stanavforland :
  
  L'individu qui avait introduit cette phrase clé dans le dialogue devait avoir estimé qu'elle serait comprise par un initié, et qu'elle donnerait ainsi du poids à sa requête. Mais que signifiait-elle?
  
  Était-ce un mot de passe ou une information ?
  
  Ou un simple appât ?
  
  Non, ce rébus devait être assez aisément compréhensible puisqu'il constituait, en quelque sorte, un gage, une offre en contrepartie de laquelle l'homme espérait qu'on établirait un contact.
  
  Viper était le nom de l'un des sous-marins nucléaires britanniques. Il avait relâché à Halifax, en Nouvelle-Écosse, quelques mois auparavant. En supposant qu'il s'agisse de lui, qu'avait-il pu rejoindre ? Une base ou une formation navale ?
  
  Stanavforland, cela ressemblait à un sigle. Le monde moderne en utilise en telle quantité qu'on en a dressé des répertoires à l'usage des fonctionnaires internationaux.
  
  Payette préleva dans un rayon de la bibliothèque un petit livre à couverture cartonnée brune ; c'était un index des organisations officielles édifiées par les nations du Pacte Atlantique.
  
  Stanavforland s'y trouvait : c'était l'abréviation de Standing Naval Force Atlantic, l'escadre mise au service de l'O.T.A.N. et composée d'unités américaines, canadiennes, anglaises et ouest-allemandes (Authentique).
  
  Payette referma le répertoire, le remit en place et vint se rasseoir à son bureau. Il décrocha le téléphone intérieur, forma le numéro de l'attaché naval.
  
  Capitaine Beaulieu ? ici Payette. Dites-moi : saviez-vous que le Viper avait rejoint la force navale permanente de l'O.T.A.N. ?
  
  Un silence, puis l'attaché s'exclama :
  
  Grand Dieu, non ! D'où tenez-vous cette nouvelle ?
  
  Ce n'est pas encore une nouvelle. Ce n'est qu'une probabilité. Je vous remercie, cher ami.
  
  Hé ! non, ne raccrochez pas ! Elle m'intéresse, votre histoire ! Si votre assertion est vraie, cela peut être très grave. Qu'est-ce qui vous a donné l'idée de me poser cette question ?
  
  Qu'a-t-elle donc de si extraordinaire ?
  
  Eh bien, vous devez vous en douter, je présume ? Les mouvements des sous-marins nucléaires sont ultra-secrets. Le fait de savoir que le Viper a rallié des bâtiments de surface repérables, dans l'Atlantique, est un renseignement qui ne doit être connu que d'un nombre très restreint de grands chefs responsables. Qu'il soit parvenu à vos oreilles me paraît plutôt surprenant ! Quelqu'un cherche-t-il à vous vendre des tuyaux ?
  
  Payette répondit calmement :
  
  Ne vous excitez pas, capitaine. J'essaie de vérifier une hypothèse et je voulais connaître votre réaction, sans plus. Considérez que ma phrase n'avait aucune valeur réelle en soi, sinon celle d'un signe de reconnaissance. Oubliez-la et n'en parlons plus. Encore merci.
  
  Il raccrocha, satisfait.
  
  Ainsi, ce message téléphonique n'émanait pas d'un plaisantin. L'homme avait voulu démontrer qu'il possédait des renseignements « top secret » vérifiables, et que par conséquent il n'était pas le premier venu.
  
  C'était donc une affaire à suivre.
  
  Seconde étape : s'informer si un certain Coplan travaillait effectivement pour les services spéciaux.
  
  Avant d'entamer cette procédure, Payette écrasa sa cigarette dans un cendrier, puis il rappela le standardiste pour lui dire :
  
  Félix. Quand l'auteur de ce coup de téléphone anonyme se manifestera de nouveau, ayez l'obligeance de le brancher sur ma ligne, je vous prie.
  
  
  
  
  
  Comme annoncé, le mystérieux correspondant fit entendre sa voix trois jours plus tard. Dès les premiers mots, Félix reconnut son timbre feutré.
  
  Oui, je vous écoute, dit-il, tout en appuyant sur l'interrupteur du magnétophone.
  
  Mon ami voudrait savoir si vous êtes disposés à le prendre en charge, déclara Joseph Desrivières, enfermé dans une cabine publique du faubourg de Lachine.
  
  Un petit moment. Je vais vous passer la personne compétente.
  
  Félix, coupant le circuit, appela le conseiller Payette et lui glissa :
  
  Voilà notre homme, celui de l'autre jour. Je vous mets en rapport avec lui.
  
  Lorsque la ligne ville fut raccordée à son appareil, Payette prononça :
  
  Que puis-je pour vous, monsieur ?
  
  Joseph renouvela sa demande.
  
  Eh bien, dit le conseiller, nous pourrions envisager le problème. Mais, sous certaines conditions, bien entendu. Nous aimerions avoir quelques éclaircissements sur la personnalité de votre ami, entre autres. De quelle nationalité est-il ?
  
  Russe, avoua Joseph, qui se tenait strictement aux consignes de Youri.
  
  Le fonctionnaire d'ambassade se remémora l'entrefilet qu'il avait vu dans le quotidien Le Devoir, quarante-huit heures auparavant, et qui relatait la disparition d'un marin soviétique.
  
  Installé depuis longtemps au Canada ? s'enquit-il.
  
  Non.
  
  Est-il à Montréal ou à Ottawa ?
  
  Je ne suis pas autorisé à vous le dire. Avez-vous pu entrer en liaison avec Coplan ?
  
  Oui, mais pourquoi faudrait-il le faire venir d'Europe ? Je puis m'occuper moi-même de...
  
  Non, coupa Joseph, catégorique. Il faut que ce soit lui, même si cela doit entraîner un certain retard.
  
  Payette sentit qu'il n'y avait pas à revenir là-dessus. L'homme devait avoir de sérieux atouts dans son jeu puisque, se trouvant dans une situation épineuse, il n'en émettait pas moins des prétentions.
  
  Bon, fit le conseiller. Mais pourquoi votre ami russe ne vient-il pas se présenter ici, s'il est persuadé que les renseignements qu'il peut fournir en valent la peine? Ce serait tellement plus simple, et plus rapide.
  
  Il ne veut pas venir à Ottawa sans un accord préalable. En se montrant, il s'exposerait à de graves dangers, vous comprenez. Que dois-je lui dire ?
  
  Rien. Retéléphonez-moi dans trois jours, après cinq heures. Au revoir, monsieur.
  
  Payette déposa le combiné. Il comptait bien que ce délai d'attente supplémentaire userait les nerfs de l'intéressé et le rendrait plus malléable.
  
  Moins exigeant, surtout.
  
  
  
  
  
  Non loin de là, à l'ambassade d'U.R.S.S., une discussion serrée opposait deux hommes, dans un local insonorisé, préservé de toute indiscrétion par un générateur de parasites électriques en fonctionnement continu.
  
  L'un des deux interlocuteurs, un chauve barbichu au masque buriné, portant lunettes, admonestait vigoureusement son vis-à-vis.
  
  Enfin, Oleg Litchak, vous n'allez pas me faire croire que ce traître s'est volatilisé ! Votre service est en dessous de tout ! Vous n'êtes même pas capable de m'apporter le moindre indice après trois jours d'enquête ?
  
  L'interpellé, massif, court sur pattes, au lourd faciès renfrogné, rétorqua aigrement :
  
  Il semble que la Police Montée, malgré ses énormes moyens, ne soit pas plus avancée que moi. Comment pourriez-vous préjuger du comportement d'un tel individu, vous, Boris Donskoï? C'est un spécialiste, ne perdez pas cela de vue !
  
  Donskoï, les mains derrière le dos, continua d'arpenter la pièce de long en large. D'une voix subitement plus douce, il articula :
  
  Précisément, Oleg, c'est un spécialiste... Dès lors, si l'on écarte l'hypothèse invraisemblable d'un accident banal, car si tel était le cas, le corps aurait été retrouvé depuis longtemps dans le chenal de navigation entre les deux écluses, que reste-t-il ? Essayez de vous mettre à sa place.
  
  Je sais, je sais, bougonna Litchak. Ou bien, il pouvait se rendre aux autorités canadiennes et demander asile. Mais il ne l'a pas fait : les journaux de ce pays ne se priveraient pas de le tonitruer à longueur de colonnes. Ou bien, utilisant la formation qu'il a reçue, il se terre quelque part avec de faux papiers et attend que l'orage soit passé. Alors, s'il réussit à échapper à la police, ce n'est pas moi qui le dénicherai, avec la dizaine d'hommes que j'ai sous mes ordres et quelques indicateurs locaux.
  
  Boris Donskoï s'immobilisa face à Litchak, le transperça du regard.
  
  Vous ne vous figurez pas qu'il a déserté pour mener une existence d'animal traqué? objecta-t-il avec un sourire cauteleux. Il avait un plan, un objectif. S'il ne s'est pas rendu aux Canadiens, c'est qu'il médite de monnayer sa trahison d'une autre manière. Et qui sait si, provisoirement, il n'a pas le culot d'exploiter la crédulité de certains de nos propres agents !
  
  Le gros Litchak haussa les épaules, secoua la tête.
  
  Dans cette éventualité, il n'y aurait qu'à attendre, grommela-t-il. Le cloisonnement qui existe entre nos réseaux m'empêche d'intervenir : positivement, je ne pourrais rien faire. Mais vous pensez bien que le G.R.U. a diffusé des instructions! Si Tatosov se pointe auprès d'un de nos agents, nous en serons avisés sur l'heure.
  
  Puis, désireux de se justifier, il reprit :
  
  Savez-vous combien il y a de représentations diplomatiques à Ottawa ? Quatre-vingt-seize, pas une de moins. Sans tenir compte des consulats qui sont ouverts à Montréal : trente-cinq. Je n'avais pas assez de personnel pour poster des observateurs devant chaque porte, non ? J'en ai disposé quelques-uns, au petit bonheur, notamment près des ambassades des États-Unis, d'Allemagne Fédérale, de France et d'Israël.
  
  Pourquoi d'Israël, bon sang?
  
  Parce que Leningrad m'a envoyé le curriculum vitae de ce salopard. Autrefois, au cours de sa carrière, il a eu des relations avec le S.R. israélien. Par ordre, je dois le souligner. Mais il faut bien admettre que c'est encore dans ce pays-là qu'il serait le mieux à l'abri.
  
  Est-il juif ?
  
  Non.
  
  Un silence régna. Donskoï, préoccupé, reprit ses allées et venues. S'arrêtant de nouveau devant son compatriote, il questionna :
  
  Vous a-t-on révélé pourquoi il avait été embarqué à bord du Djambul?
  
  Litchak, avec une lippe sardonique, soupira :
  
  Vous savez comment ils sont, à Moscou. Ils estiment que cela ne me regarde pas.
  
  Hum, fit Donskoï, le front barré de rides.
  
  Honnêtement, il ne voyait pas ce que Litchak aurait pu faire de plus pour retrouver la piste du fugitif.
  
  Il dédia un regard oblique à l'homme de la sécurité.
  
  Je suppose que vous n'avez pas omis de recourir aux bons offices de Karine ? Il n'y a rien de tel qu'une femme pour rattraper un déserteur.
  
  Elle prospecte les mauvais lieux de Montréal, ce qui lui permet de rencontrer des journalistes, persifla Litchak.
  
  Il y avait songé sur-le-champ : un marin qui abandonne son navire n'a généralement rien de plus pressé que d'aller coucher avec une fille.
  
  Mais Tatosov ?
  
  
  
  
  
  Tatosov supportait assez allégrement son inconfortable réclusion. Et même sa chasteté. Il s'était teint les cheveux et les sourcils en brun foncé, avait revêtu un pantalon de velours côtelé, une chemise à carreaux d'un ton gris soutenu, et des chaussures basses, sans lacets, en cuir acajou.
  
  Pour tuer le temps, il lisait de la première à la dernière ligne un quotidien de langue française et un autre en anglais, chaque jour. Ceci le familiarisait avec les mœurs et la vie politique du Québec, tout comme les émissions de radio qu'il écoutait sur un transistor.
  
  La presse n'avait guère parlé de son évasion. Elle avait cependant publié un communiqué de l'ambassade soviétique qui avait fait ricaner le transfuge : « Une récompense de 500 dollars serait offerte à quiconque pourrait donner une indication permettant de retrouver le marin Youri Tatosov, âgé de 35 ans, etc. (suivait un signalement assez complet.) Le « malheureux », sujet à des crises d'amnésie, nécessitait les plus grands soins. Il ne fallait pas tenter de le raisonner, et encore moins le brutaliser. Simplement faire savoir à l'ambassade où et quand on l'avait aperçu. Cette offre était également valable pour les agents des forces de police canadiennes, au cas où l'un d'eux, ayant repéré le malade, l'aurait régulièrement appréhendé.
  
  C'était bien dans leur manière, songea Tatosov. D'un coup de pouce, ils s'adjugeaient la coopération d'une foule de gens bien intentionnés.
  
  Pour le descendre.
  
  Il se demanda si Joseph ou Jacques avaient vu cette annonce. En principe, ils ne lisaient pas les journaux qu'ils lui apportaient. Ni aucun autre, d'ailleurs.
  
  Quant à Marguerite, la pauvre fille, elle paraissait le redouter, alors qu'il la traitait avec les plus grands égards. Il veillait particulièrement à ne pas la regarder dans le blanc des yeux, ou d'avoir l'air de s'intéresser à ses formes plantureuses et saines.
  
  C'était des gens taciturnes, ces descendants des Mohawks. Quand, assis en tailleur dans l'atelier des deux frères, et toujours prêt à plonger dans son réduit, il les interrogeait sur leurs anciennes coutumes ou sur leur vie actuelle, il avait toutes les peines du monde à leur arracher quelques confidences.
  
  Oui, dans la réserve ils étaient exonérés d'impôts. Ils n'étaient pas obligés d'y rester, mais s'ils allaient habiter ailleurs ils perdaient le bénéfice de leur statut spécial.
  
  Un Indien avait le droit d'épouser une Blanche et de vivre avec elle dans la réserve, mais une fille indienne épousant un Blanc devait quitter la réserve et ne plus jamais y revenir.
  
  Ils étaient chrétiens, catholiques, depuis bientôt trois cents ans. Avaient-ils envie de changer, de se mélanger à la population d'origine européenne, de voyager à l'étranger ?
  
  Non, ils étaient satisfaits de leur sort, du moment qu'ils pouvaient se payer une télé et une bagnole d'occasion. Certains d'entre eux travaillaient d'ailleurs hors de la réserve, mais en plein air : dans la construction de bâtiments ou d'ouvrages d'art.
  
  Les impressions antérieures de Tatosov se trouvaient renforcées : ces gens, repliés sur eux-mêmes, se fichaient totalement de la civilisation et, à fortiori, des querelles idéologiques ou autres qui pouvaient diviser les Blancs de diverses nationalités. Ils ne leur étaient pas hostiles : ils les ignoraient, sauf pour tirer d'eux quelque subsistance.
  
  Quand Joseph rentra de Lachine, le Russe le questionna avec un peu d'anxiété.
  
  Que t'ont-ils dit ?
  
  L'Indien laissa tomber :
  
  Rien. Il faudra rappeler dans trois jours. Tatosov se frotta les mains, puis il lui décerna une tape sur le biceps.
  
  Tout va bien, conclut-il, rasséréné. Ils ont mordu. Je ne vous encombrerai plus longtemps. Si on buvait un whisky ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Avez-vous fait bon voyage ? s'informa Payette en se levant, la main tendue vers son visiteur. Je suis ravi de vous connaître, monsieur Coplan.
  
  Celui-ci, grand et bien charpenté, doté d'un visage viril qui eût été rude s'il n'avait été éclairé par une bienveillance naturelle, fit deux pas dans la direction du conseiller pour lui rendre sa poignée de main.
  
  Je ne suis pas mécontent de revenir au Canada, avoua-t-il. Enfin, vous voyez, je ne suis pas un mythe.
  
  Les phalanges meurtries du fonctionnaire en témoignaient. Le regard direct de l'arrivant dénotait une assurance tranquille, un caractère bien trempé.
  
  Payette, après avoir examiné le personnage, ressentit pour lui de la sympathie. A son corps défendant, presque, car il était assez psychologue pour se rendre compte que l'homme n'était pas aussi ouvert qu'il y paraissait, et que des tendances contradictoires, mais équilibrées, sommeillaient en lui.
  
  Non, dit Payette. Vous n'êtes pas un mythe, en effet. Je m'en aperçois. Vos chefs ont donc estimé que cette histoire méritait de vous faire traverser l'Atlantique ? J'en déduis que le renseignement était bon.
  
  Coplan, tout en s'asseyant, approuva de la tête.
  
  Oui, et il a fait sursauter pas mal de gens, révéla-t-il. La destination du Viper n'était censée être connue que d'un nombre très limité d'officiers supérieurs, à l'Amirauté britannique et dans l'entourage de Saclant.
  
  Qui est Saclant ?
  
  L'amiral commandant en chef des Forces navales de l'Atlantique. Saclant est l'abréviation de Supreme Allied Commander Atlantic. Qu'un individu réfugié au Canada ait pu livrer une telle information prouve qu'il existe une fuite désastreuse au sein de l'O.T.A.N. Mais que cet individu, par surcroît, me connaisse personnellement, n'est pas moins ahurissant.
  
  Payette, se caressant le menton, les yeux fixés sur son interlocuteur, demanda posément :
  
  Ne vous est-il pas venu à l'idée qu'on pouvait chercher à vous attirer dans un piège ?
  
  Oui, bien sûr. Ce serait une raison supplémentaire pour voir de quoi il retourne, ne pensez-vous pas ?
  
  Le conseiller hocha la tête.
  
  Je vous conseille quand même d'être prudent, avança-t-il tout en s'avisant que son visiteur n'avait certes pas besoin de cette recommandation. Ne soupçonnez-vous pas qui pourrait être ce Russe ?
  
  J'en ai connu quelques-uns, vous savez. Je parle le russe comme ma langue maternelle, et ceci m'a évidemment désigné pour de nombreuses missions en territoire soviétique. Et puis, j'ai fréquenté des Slaves en plusieurs endroits du monde. Non, pour l'instant, je ne devine pas qui cela pourrait être.
  
  Même si je vous dis qu'il y a de très fortes chances pour que l'homme en question soit un officier de marine ?
  
  Cela ne fait qu'élargir le mystère. Moi-même, j'ai bourlingué beaucoup en tant qu'officier de la marine de commerce. Il m'est arrivé maintes fois de tirer une bordée avec des camarades soviétiques.
  
  Payette afficha sa perplexité en se massant le front.
  
  Puis il déclara :
  
  Cet inconnu demande notre protection. C'est assez vague. Quelles instructions avez-vous reçues à cet égard ?
  
  On m'a laissé une grande liberté de manœuvre. Tout dépend, évidemment, de la personnalité de ce type et de ce qu'il a dans la manche. Peut-être déballera-t-il ce qu'il sait moyennant une somme d'argent, peut-être devrai-je le convoyer en Europe. Il m'appartiendra d'en décider quand j'aurai eu un contact avec lui.
  
  Coplan extirpa de sa poche un paquet de Gitanes qu'il tendit, ouvert, à son hôte. Le conseiller en prit une, accepta du feu, dissipa d'un geste le nuage qu'il avait produit.
  
  A propos de ce contact, enchaîna-t-il, je vous signale que si notre quidam est, comme je le suppose, un nommé Youri Tatosov, il doit être recherché par la police canadienne. Ce nom ne vous dit rien ?
  
  Coplan ayant fait un signe de dénégation, Payette poursuivit :
  
  De plus, l'ambassade d'U.R.S.S. à Ottawa a offert une prime de 500 dollars à quiconque permettrait de le retrouver. Ces deux éléments rendent votre tâche encore plus délicate.
  
  Sauf erreur, dit Coplan, l'intéressé n'est pas un apprenti. La manière dont il a engagé la négociation le démontre. S'il se sait pourchassé, il prendra les précautions adéquates.
  
  N'allez-vous pas lui imposer les conditions d'une entrevue ? Ce serait peut-être plus sage.
  
  Je ne partage pas votre opinion. Il a dû y réfléchir longtemps, élaborer un système adapté à son mode de vie actuel et offrant à ses yeux toute garantie de sécurité. Moi, je ne pourrais qu'improviser. Le cas échéant, et si cela me paraît indiqué, j'apporterai quelques correctifs à ce qu'il me proposera.
  
  Très bien, dit Payette. Je vois que vous avez déjà creusé le problème. Sachez que mon concours le plus entier vous est acquis, mais pas officiellement, cela va de soi. A aucun prix, vous ne devez mouiller l'ambassade, si je puis utiliser ce terme.
  
  Un demi-sourire pinça les lèvres de Coplan. Toute sa vie, on lui avait seriné ce leitmotiv. Il ne devait jamais mouiller personne, ni à Paris ni ailleurs. Pas même lui. Exécuter le boulot, quel qu'il fût, sans éclaboussures.
  
  Pratiquement, reprit-il après avoir rejeté de la fumée, comment les choses se présentent-elles ? Avez-vous prévenu le gars que j'arrivais ?
  
  Non, mais je vais en avoir l'occasion tout à l'heure. L'homme qui nous téléphone agit, prétend-il, comme intermédiaire. Je l'ai prié de me rappeler cet après-midi, après cinq heures. Il vous sera loisible de lui parler. Au fait, quelle heure est-il ?
  
  Il était quatre heures trente-cinq.
  
  Entendu, dit Coplan. Je prendrai la communication. A votre avis, ce zèbre qui paraît avoir en moi une confiance sans bornes se cache-t-il dans la ville d'Ottawa ou loin d'ici ?
  
  S'il est bien le marin déserteur qu'a mentionné la presse, il doit se cacher à Montréal, où il avait plus de chances de se ménager des complicités. Enfin, en attendant que notre correspondant se manifeste, je vais vous faire écouter l'enregistrement des deux conversations que nous avons eues.
  
  Payette n'eut qu'à mettre le magnétophone en marche : il avait procédé au repérage une heure plus tôt, en prévision.
  
  Après l'audition, Coplan remarqua :
  
  Un accent terrible... A croire qu'il force la dose.
  
  Non : c'est le langage des classes pauvres, mal instruites. Et je ne serais pas surpris si cet homme était un Indien. Ils ont beaucoup de mal à prononcer les diphtongues ; leur idiome, l'iroquois, ne comporte que quatre voyelles : a, é, i et o.
  
  La sonnerie du téléphone l'interrompit. I1 adressa un battement de paupières à Coplan tandis qu'il portait le combiné à son oreille.
  
  Pour vous, monsieur le conseiller, annonça Félix.
  
  Payette fit démarrer son enregistreur, dont l'entrée était branchée sur la ligne.
  
  Oui ? lança-t-il. Puis, après un temps :
  
  Parfaitement, c'est bien moi. Oui, il y a du nouveau. M. Coplan est arrivé d'Europe. Il consent à voir votre ami. Je vous le passe.
  
  Coplan s'était levé pour prendre l'appareil. Il déclina son nom, ajouta :
  
  Je vous écoute. Qu'attendez-vous de moi ?
  
  Que vous disiez tout d'abord votre prénom, murmura la voix contenue de Joseph Desrivières.
  
  Francis.
  
  Etes-vous allé à Aden ?
  
  Oui. Pourquoi ?
  
  Parce que je veux être sûr que vous n'êtes pas un autre homme. Quand étiez-vous là-bas ?
  
  Il y a quatorze mois, environ.
  
  Joseph se livra à un calcul mental, puis il dit :
  
  C'est correct.
  
  Payette, muni du second écouteur, arqua les sourcils tandis que l'Indien continuait :
  
  Seriez-vous libre après-demain ?
  
  Oui. A quel moment ?
  
  Voilà : vous devriez prendre un billet pour l'excursion en car organisée par la Gray Line de Montréal. L'excursion appelée Saint-Lawrence Seaway Tour à 3 dollars, et qui part de Dominion Square à deux heures P.M. Compris ?
  
  Compris. Et alors ?
  
  C'est tout. Mon ami s'arrangera pour vous contacter à un certain endroit du circuit. Bonsoir.
  
  Coplan et Payette se regardèrent. L'homme avait raccroché si vite qu'aucune question n'avait pu lui être posée.
  
  Le conseiller marmonna :
  
  Je pourrais vous faire accompagner par deux ou trois « touristes » de la maison.
  
  Non, ce ne sera pas nécessaire, dit Coplan, pensif. Si on voulait me tendre un piège, on ne me prescrirait pas de me joindre à un groupe d'une quarantaine de personnes. En second lieu, la méthode me paraît habile, de la part d'un type qui joue serré : il ne fixe pas un rendez-vous précis où on pourrait lui tendre une souricière, et il se donne la possibilité de n'apparaître qu'au moment de son choix.
  
  D'accord, convint Payette. Mais cela lui octroie aussi la faculté de vous jouer un mauvais tour quand vous vous y attendrez le moins.
  
  Coplan secoua la tête et se rassit.
  
  Non, dit-il. Nous avons vraiment affaire à un transfuge, à un professionnel du Renseignement qui sait qu'il joue sa peau. Maintenant, je crois deviner qui il est.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, Coplan descendit au Sheraton Mount-Royal, un grand hôtel situé dans Peel Street, au cœur de Montréal. Sachant combien les employés de réception sont physionomistes, il avait préféré ne pas retourner au Windsor, à quelque trois cents mètres de là, où il avait séjourné sous un autre nom quelques années auparavant (Voir Coplan se venge, même collection).
  
  L'atmosphère de cette ville, avec son décor anglo-saxon et sa culture française, lui plaisait. Il avait tout à la fois le sentiment d'être étranger et d'y être à l'aise comme chez lui.
  
  Il passa le plus clair de sa journée à accomplir, à pied, en métro et en taxi, une sorte de pèlerinage aux quatre coins de la cité, des hauteurs du quartier fortuné de Mont-Royal à la place d'Armes, et du port aux îles où avait été construite l'Exposition.
  
  En passant à Dominion Square, avant le dîner, il se munit d'un billet d'excursion auprès d'un vendeur qui faisait les cent pas devant l'arrêt des cars de la Gray Line. Il reçut un dépliant qui détaillait sommairement l'itinéraire qu'il allait suivre ; la promenade durait trois heures et suivait presque constamment le cours du fleuve, en amont de la ville. Le point le plus éloigné était le bourg de Caughnawaga.
  
  Coplan mangea au restaurant polynésien de l'hôtel et monta se coucher, indifférent aux tentations pourtant nombreuses d'une intense vie nocturne. Il aurait tout le temps d'y succomber quand il saurait à quoi s'en tenir au sujet de l'homme qui l'avait convoqué dans ce pays.
  
  Un temps merveilleux, le jour suivant, illuminait la façade grise du Sun-Life Building quand il monta dans le car, occupé déjà par une majorité d'Américains des deux sexes. Connaissant leur propension à se lier rapidement avec des compagnons de voyage, Coplan choisit délibérément d'aller s'asseoir tout à l'arrière, où plusieurs places restaient vacantes.
  
  A l'heure dite, le car démarra. Par Dorchester Street, il rejoignit le pont Jacques-Cartier qui surplombe les îles de Sainte-Hélène et Notre-Dame puis, par un échangeur, il gagna l'autoroute de la rive sud du fleuve.
  
  Assez indifférent au paysage, Coplan, en polo à manches courtes, ayant sur les genoux un sac qui était censé contenir une caméra et des accessoires photographiques, se demanda de quelle manière allait se dérouler l'entrevue. Ses supputations concernèrent aussi l'identité de l'homme qui avait fait appel à lui. Les questions se rapportant à Aden ne suffisaient pas à le situer avec précision, bien qu'elles eussent réduit considérablement le cercle des possibilités.
  
  Le premier arrêt se produisit aux écluses de Sainte-Catherine, où le chauffeur-guide fit un laïus sur les grands travaux d'aménagement du fleuve, tant pour faciliter la navigation que pour édifier des centrales hydroélectriques. Il présenta comme un spectacle digne d'intérêt le passage d'un navire dans le sas, opération qui dura une vingtaine de minutes.
  
  Coplan, pour se maintenir à l'écart du groupe, alla boire une bière à l'épicerie-self-service peu distante du car. Il fut le premier à réembarquer quand le pont-levis commença à se rabaisser.
  
  Le périple se poursuivit, dénué de pittoresque, dans un paysage plat où les champs étaient rares.
  
  Le guide annonça dans le micro que la prochaine escale se ferait dans une réserve indienne, au Centre de Kateri, créé par des missionnaires jésuites.
  
  Là, Coplan dressa l'oreille, sa conversation avec Payette lui revenant à l'esprit. Ses regards se firent plus attentifs.
  
  L'autocar ne tarda pas à pénétrer dans une bourgade dont les maisons très dispersées, hétéroclites, s'étaient édifiées dans un bois. Il y en avait davantage de part et d'autre de la rue principale. La plupart, en planches, auraient pu servir de décor à un western, avec leur escalier à trois marches menant à une terrasse abritée longeant leur façade. Debout ou assis sur les balustrades, des hommes à l'allure négligée décernaient un coup d’œil railleur aux touristes qui, par les fenêtres du car, les dévoraient du regard.
  
  Le véhicule finit par stopper à une vingtaine de mètres d'un édifice en pierre jouxtant une chapelle, dédié à la mémoire de la vertueuse Mohawk, la vénérable Kateri Tekakwitha, morte à 24 ans le 17 avril 1680 après avoir prononcé ses vœux de virginité.
  
  Pénétrés de respect à l'annonce de tant de mortification, les voyageurs mirent pied à terre afin d'en apprendre un peu plus sur cette héroïque Indienne.
  
  Coplan, sortant bon dernier, jeta un regard circulaire avant de leur emboîter le pas. Il avisa un type en chemise grise, affublé de lunettes solaires, un appareil Instamatic à la main. Un gars qui ne faisait pas partie du groupe, et qu'il reconnut malgré son accoutrement.
  
  Très naturel, l'homme se rapprocha de lui, impassible, comme s'ils avaient fait la route ensemble.
  
  Vous souvenez-vous de moi ? marmonna-t-il entre ses dents, sans regarder Coplan, tandis qu'ils gagnaient de conserve l'entrée du sanctuaire.
  
  Alexis Basoufian, cita Francis sur le même ton.
  
  C'est le nom que je portais à l'époque.
  
  Et celui que vous portez maintenant a été imprimé dans les journaux ?
  
  Tatosov fit un signe approbateur. Ils entrèrent à leur tour dans le musée commémoratif. Un ecclésiastique en veston noir souhaita la bienvenue aux visiteurs et entreprit de leur raconter succinctement l'histoire de la Mission Saint François-Xavier.
  
  Du coude, le Russe fit comprendre à l'agent français qu'ils pourraient poursuivre leur dialogue un peu plus tard.
  
  Tous deux, leurs traits reflétant un grand désir de s'instruire, écoutèrent avec une componction exemplaire le discours du prêtre. Ce dernier, lorsque sa causerie fut terminée, montra la chapelle, puis la salle dans laquelle on vendait des objets de piété et des souvenirs au bénéfice du Centre.
  
  Tatosov entraîna discrètement Coplan à l'extérieur.
  
  Ils en ont pour une demi-heure, glissa-t-il. C'est plus qu'il ne nous en faut.
  
  Ils se retrouvèrent dans un petit jardin monacal, derrière l'édifice, et parurent attendre, tout en devisant, le moment de repartir. Youri Tatosov murmura :
  
  Vous comprenez sans doute pourquoi je vous ai réclamé avec insistance ?
  
  Parce que, à Aden, vous aviez protégé Michel Bernard, que nous avons une dette envers vous et que je suis le seul à le savoir (Voir Coplan fait coup double, même collection).
  
  Il y a de ça, mais aussi autre chose : je vous ai vu à l’œuvre et je sais qu'on peut compter sur vous quand on est dans le pétrin. Or, je veux décamper au plus vite de ce pays.
  
  Pour aller où ?
  
  En France, naturellement. Seul, je n'y arriverai pas.
  
  Qu'avez-vous sur les cornes ? Pourquoi voulez-vous changer de camp ?
  
  Le ton uni de Coplan ne recelait pas une sympathie excessive. Le Russe le fixa droit dans les yeux.
  
  J'en avais assez, dit-il. Marre, marre, marre. Vous n'avez jamais ressenti ça, vous, dans ce boulot ?
  
  Oui, parfois. Mais jamais au point de filer de l'autre côté du Rideau de fer.
  
  Seriez-vous jamais en sécurité si, après avoir plaqué le métier, vous restiez du même côté ? Il n'y a pas trente-six façons. Ou on reste dans le bain, ou on passe dans les lignes adverses. Vous le savez aussi bien que moi.
  
  Qu'étiez-vous, exactement ?
  
  Officier attaché à la Division navale du G.R.U. (Service de Renseignement de l'Armée Rouge). C'est pourquoi on m'avait envoyé à Aden : contrôle des mouvements des unités britanniques. Et c'est aussi pourquoi on m'avait embarqué sur le Djambul : j'avais des renseignements à recueillir auprès d'informateurs de Detroit et de Chicago.
  
  Coplan l'observa sans rien laisser transparaître de son intérêt.
  
  Dans ce cas, pourquoi ne choisissez-vous pas les Américains ? s'enquit-il. Ils vous recevraient à bras ouverts.
  
  Je me fous des Américains, rétorqua calmement Tatosov. Je n'ai aucune envie de vivre chez eux. En cas de bagarre atomique, il n'en restera pas un sur quatre. Je préfère l'Europe : elle aurait une chance de s'en tirer. Et puis, j'aime sa cuisine.
  
  Coplan fit avec lui quelques pas. Des oiseaux pépiaient autour d'eux.
  
  D'où provient ce tuyau, au sujet du Viper? questionna Francis en sortant de sa poche un paquet de cigarettes canadiennes.
  
  Tatosov plissa les lèvres en un maigre sourire, prit une cigarette.
  
  Voilà le nœud du problème, dit-il. Emmenez-moi de l'autre côté de l'Atlantique, permettez-moi de vivre en France sous une nouvelle identité, procurez-moi un travail honorable et je vous dirai d'où je tiens ce renseignement.
  
  Francis alluma les deux cigarettes.
  
  Dans votre position, vous êtes trop gourmand, souligna-t-il. Vous faire sortir du Canada, en dépit des meutes que vous avez à vos trousses, n'est pas une mince affaire. N'auriez-vous pas d'autres marchandises à proposer ?
  
  La voix de Tatosov baissa encore d'un ton quand il répondit :
  
  Oh ! si... Je peux vous révéler un certain nombre de choses qu'on connaît au G.R.U. De quoi foudroyer de crise cardiaque quelques amiraux.
  
  Peut-être, mais c'est là une simple affirmation. Précisez un peu.
  
  Eh bien, disons que cela concerne les balises sous-marines immergées à l'usage des submersibles nucléaires. Tout ce que je divulguerai sera contrôlable.
  
  Coplan ne broncha pas, mais la température de l'air lui parut subitement trop fraîche. L'effet était le même que si on lui avait mis un glaçon dans le dos, sous son polo.
  
  Il ne put se défendre de jeter un regard au Russe. Celui-ci, impavide, garda la tête tournée vers lui, puis il laissa tomber :
  
  Votre arme de dissuasion, c'est zéro.
  
  Un premier groupe de trois personnes sortait du musée. Puis survinrent un homme et un jeune garçon de quinze ans, rieurs. La visite touchait à sa fin.
  
  Coplan reprit sa promenade. Il était convaincu que le fugitif ne bluffait pas. Il avait aussi pu le jauger, au Yémen.
  
  J'ai l'impression que je vais vous emmener en voyage, déclara-t-il à mi-voix. Est-ce dans la réserve que vous êtes planqué ?
  
  Oui.
  
  Je reviendrai vous pêcher ici, ce soir, à onze heures, avec une voiture. Où faudra-t-il vous embarquer?
  
  A la bifurcation de la grand-route et du chemin qui mène à Caughnawaga. Vous y êtes passé avec le car.
  
  Bon, d'accord. Mais comment allez-vous vous éclipser, maintenant ? Vous vous baladez dans ce village ?
  
  Aujourd'hui, pour la première fois. J'ai fait courir le bruit que je suis un marchand de curios, et que je viens traiter avec des artisans. Je filerai quand tout le monde remontera dans le car.
  
  Les deux hommes se contemplèrent avec cette étrange connivence qui, dans le Renseignement, rapproche parfois des adversaires, l'un exerçant sur l'autre une secrète fascination.
  
  Puis Coplan, ayant jeté par terre sa cigarette, l'écrasa sous sa semelle et se dirigea lentement vers la sortie du jardin. Ce type valait d'être dépanné, sans aucun doute, mais...
  
  Le gros des touristes débouchait du Centre. Des enfants indiens essayaient furtivement de leur soutirer une pièce de monnaie.
  
  Tatosov dissimulait sous un masque de marbre l'exultation qui l'emplissait. Tout se passait comme il l'avait prévu, point par point.
  
  A ce soir, émit-il sans tendre la main. Coplan marcha vers le car en silence.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Pendant la suite de l'excursion, Coplan ne fut plus très sensible à ce qu'elle offrait de folklorique. Entraîné avec son groupe à l'enclos où un haut totem grimaçant dominait quelques wigwams et un feu de bûches, il ne prêta guère attention aux danses en rond qu'exécutaient sans trop d'enthousiasme quelques jeunes femmes indiennes costumées à l'iroquoise, devant un grand chef abondamment emplumé qui, les bras croisés à l'horizontale, les observait avec une fausse cruauté.
  
  Si les allégations de Tatosov, alias Basoufian, ne contenaient même qu'une part de vérité, elles avaient de quoi faire frémir.
  
  Les balises sous-marines auxquelles il avait fait allusion permettent à des submersibles nucléaires naviguant à grande profondeur pendant des jours ou des semaines, sans aucun contact radio et sans relèvements astronomiques, de connaître leur position avec une précision absolue. Or, destinés à lancer des missiles sur des objectifs dont l'emplacement géographique est parfaitement déterminé, on ne peut régler le système d'autoguidage de leurs engins qu'en connaissant avec une certitude mathématique le lieu d'où ceux-ci vont jaillir des flots pour se ruer vers leur cible, éloignée de milliers de kilomètres.
  
  Si les Soviétiques étaient parvenus à localiser les balises mises en place par les Américains, les Anglais et les Français, il leur était possible de réduire dans de fortes proportions l'efficacité de la force de frappe navale des nations du Pacte Atlantique. Voilà ce qu'avait laissé entendre Tatosov.
  
  Mais quels pouvaient être ses mobiles fonciers, en trahissant son pays ? Effondrement nerveux consécutif à une trop longue période de tension, souci humanitaire de maintenir entre les deux Blocs un équilibre favorable au maintien de la paix, ou fuite devant des sanctions qui risquaient de s'abattre sur lui à la suite d'une faute grave ?
  
  En fait, ceci était secondaire en regard des dispositions qui étaient à prendre dans l'immédiat pour évacuer hors du pays, clandestinement, l'officier des services de renseignements soviétiques.
  
  Lorsque le car eut abouti au terminus du périple, une gare routière proche de Dominion Square, Coplan avait virtuellement arrêté les modalités du transfert.
  
  De l'hôtel, il passa un coup de fil à Payette, à Ottawa. Il se fit comprendre à demi-mot :
  
  Je vais emmener notre ami, annonça-t-il. Ce sera une bonne recrue pour la firme. J'ai rendez-vous avec lui ce soir et je compte l'inviter dans ma propriété. Ensuite, et dès demain, j'aimerais lui faire accomplir un circuit aérien. N'avez-vous pas un avion d'affaire à votre disposition ?
  
  Hum... Oui. A la rigueur, je pourrais vous en procurer un. Mais où voudriez-vous aller ?
  
  A Halifax, en Nouvelle-Écosse, puis à Terre-Neuve.
  
  Bigre... Enfin, je crois que c'est réalisable. Vous faut-il un pilote?
  
  Ce serait préférable.
  
  Le conseiller, qui réfléchissait, articula :
  
  Vous me prenez de court. Il est déjà près de six heures du soir. N'auriez-vous pas le temps de faire un saut jusqu'ici ? Il n'y a que 150 km entre les deux villes.
  
  Coplan, jugeant que s'il se rendait à Ottawa, il aurait du mal à se trouver à Caughnawaga à l'heure dite, suggéra :
  
  Voulez-vous que je vous rappelle vers minuit ou demain en début de matinée ?
  
  Oui, plutôt demain matin. Votre formule comporte des aléas. Je vais songer à la manière d'y remédier. En tout état de cause, je veillerai à ce qu'un Cessna quadriplace soit dès onze heures à l'aéroport de Cartierville, près du bâtiment réservé aux vols privés.
  
  Puis, après un temps :
  
  Vous le connaissiez effectivement, ce monsieur ?
  
  Figurez-vous qu'il nous a rendu un très grand service, il y a quelques mois, et qu'il pourrait encore nous en rendre d'autres, inestimables, ceux-là. Il vaut son pesant d'or, croyez-moi.
  
  Eh bien tant mieux. Mais n'oubliez pas de me téléphoner.
  
  Soyez tranquille. Bonsoir.
  
  Coplan raccrocha.
  
  Il ressortit de l'hôtel, se mit en devoir de louer une voiture dans une agence de Sherbrooke Street. Il stipula qu'il n'en aurait besoin que pendant 24 heures et qu'il l'abandonnerait au parking de l'aérogare de Cartierville. Après paiement, il se vit attribuer une Chevrolet de couleur tabac, pratiquement neuve.
  
  
  
  
  
  Ponctuel, il stoppa sa voiture à l'endroit convenu, sur le bas-côté de la route, à l'embranchement. A peine était-elle arrêtée que Tatosov, émergeant de derrière des arbrisseaux, approcha à grands pas.
  
  Francis lui ouvrit la portière. Le Russe monta dans le véhicule sans dire un mot. La Chevrolet décrivit un demi-tour et, quand elle eut repris le chemin de Montréal, Tatosov sortit de son mutisme.
  
  J'ai eu plus le trac ce soir que la nuit où j'ai quitté mon navire, avoua-t-il. Peut-être parce que je sens que je touche au but.
  
  Les yeux fixés sur la route, Coplan lui répondit :
  
  Nous n'y sommes pas encore... Qu'avez-vous dit aux gens qui vous ont hébergé ?
  
  Rien, naturellement. Que je les quittais, sans plus.
  
  Pourquoi ont-ils consenti à vous cacher ? Sont-ce des communistes ?
  
  Nullement... Je n'aurais pas commis l'imprudence de me réfugier chez des affiliés ou des sympathisants. Tout ce que le Canada compte comme membres du Parti doit être en ébullition... Non, j'étais chez des Indiens, et ils l'ont fait pour du fric. Ils ne m'ont jamais posé de questions. Nos histoires, ils s'en soucient comme d'une guigne.
  
  Coplan voulait bien l'admettre, mais cela ne le dispensa pas de surveiller fréquemment son rétroviseur.
  
  Le fugitif demanda :
  
  Comment allez-vous me conduire en Europe ?
  
  La voie des airs est évidemment celle qui permet de déjouer le plus d'embûches, mais il ne saurait être question d'emprunter, même avec d'excellents faux papiers, un Boeing d'une ligne régulière. Je vais donc vous déposer dans le territoire français le plus proche, celui de Saint-Pierre-et-Miquelon, avec un avion privé. Ces deux îles sont à moins de 300 km des côtes de la Nouvelle-Écosse et sur le trajet normal entre Halifax et Saint-John, à Terre-Neuve. De là, il nous sera plus facile de gagner la France.
  
  Tatosov s'anima.
  
  Nous nous envolerons ce soir même ? s'enquit-il, tourné vers Coplan.
  
  Non, pas avant demain. Cette nuit, vous logerez dans un cottage de la proche banlieue de Montréal. La seule blague qui nous guette en ce moment, ce serait d'être arrêtés par un contrôle routier.
  
  L'agent russe, étreint par une appréhension, cilla.
  
  Je ferais mieux de m'installer dans le coffre, proposa-t-il.
  
  Oui, mais attendez encore quelques minutes. Je veux m'assurer que nous ne sommes pas suivis.
  
  Hein ? Comment pourrions-nous l'être ?
  
  Je n'en sais rien. Mais nous sommes deux, et je ne perds jamais de vue que mes mouvements peuvent être observés, où que j'aille.
  
  C'est ce qui me plaît en vous, railla Tatosov. J'avais constaté que vous ne preniez jamais de risques inutiles. Vous vous souvenez, quand vous êtes entré chez moi pistolet au poing après avoir allongé ma servante sur le carrelage ?
  
  J'avais de sérieuses chances d'être mal reçu, non ? Après tout, c'est vous qui teniez prisonnier ce pauvre Michel Bernard... et qui aviez partie liée avec les forbans d'Hafiz. Êtes-vous encore resté longtemps au Yémen ?
  
  Il ne roulait pas vite, expressément et demeurait loin en deçà de la limite de vitesse autorisée. Les feux d'une voiture scintillaient dans son rétroviseur; leur intensité croissante montrait que le véhicule, marchant à vive allure, ne tarderait pas à le doubler.
  
  Non, dit Tatosov, à demi tourné sur la banquette pour regarder par la lunette arrière. Je ne suis plus resté que deux mois, jusqu'à ce que le nouveau gouvernement républicain ait repris la population en main. Après, on m'a rappelé à Leningrad où, après un stage d'instruction, j'ai servi dans les bureaux du G.R.U.
  
  Et c'est là que vous avez été mis au courant de pas mal de choses ? avança Coplan tout en serrant sa droite pour se laisser dépasser.
  
  Tellement de choses que j'en ai attrapé le cafard. Pour moi qui revenais d'Arabie, où j'avais connu une existence facile, la transition était brutale. Mes chefs s'en doutaient, d'ailleurs, et ils tenaient à me rééduquer avant de m'affecter à d'autres missions. Mais cette cure de désintoxication a abouti à un résultat inverse : je n'ai plus pu supporter leur organisation granitique, implacable.
  
  Une Ford Galaxie défila sur leur côté gauche, les gagna de vitesse et les éclaboussa bientôt de la lumière sanglante de ses multiples feux rouges. Elle s'éloigna rapidement.
  
  Où donc avez-vous appris le français, pour le parler si couramment ? demanda Francis en russe.
  
  Ébahi, Tatosov le considéra, puis se mit à rire d'une façon fracassante, comme il ne l'avait plus fait depuis Aden.
  
  Ça, alors ! s'exclama-t-il. Vous ne me l'aviez pas dit, que vous connaissiez ma langue natale. Je pourrais vous retourner la question !
  
  Mon grand-père maternel était né à Kharkov. Il a toujours prétendu que le russe était appelé à devenir une langue mondiale et il me menaçait du knout quand j'avais mal appris ma leçon. Il m'a battu souvent.
  
  Il a eu raison. Vous auriez pu me tromper sur votre nationalité. Moi, j'ai suivi les cours de l'école spéciale du Service. On me destinait au Proche-Orient et j'ai vécu deux ans à Djibouti.
  
  Encore une nouvelle qui ferait plaisir au Vieux.
  
  Coplan ne distinguait plus de lueur de phares dans son rétroviseur. Le moment lui parut opportun pour un court arrêt.
  
  Préparez-vous à déménager, dit-il à son compagnon. Il n'y a plus rien en vue.
  
  Ils étaient en rase campagne, à moins d'un kilomètre de l'écluse de Sainte-Catherine, dont on voyait le kiosque éclairé de la tour de contrôle.
  
  Alors que la Chevrolet ralentissait, Tatosov indiqua :
  
  C'est là-bas que je me suis débiné, en pleine nuit. Mon bateau doit être à Detroit, et le capitaine Kelov n'a pas fini d'avoir des ennuis.
  
  Nous ne sommes pas mieux lotis que lui, rappela Francis en calant le frein à main. Venez, faisons vite.
  
  Ils descendirent, se rejoignirent près du coffre à bagages. Il était fermé à clé. Coplan l'ouvrit, souleva le couvercle. On aurait pu loger deux hommes dans cet espace. Tatosov s'y coucha en chien de fusil, plaisanta :
  
  Le cadavre dans la malle.
  
  Dormez bien, jeta Francis en rabattant le couvercle.
  
  Il regagna son siège et démarra.
  
  Au bourg de Laprairie, un quart d'heure plus tard, il quitta la route riveraine pour rallier le boulevard Taschereau, l'autoroute qui constitue la meilleure voie d'accès à la ville de Montréal parce qu'elle conduit aux deux grands ponts (le Victoria et le Jacques-Cartier) permettant de passer de l'autre côté du fleuve.
  
  Coplan se fit la réflexion que les gens de l'ambassade soviétique avaient manié une arme à deux tranchants, en promettant une récompense pour la capture de leur ressortissant.
  
  Alors que les Canadiens n'auraient vu dans la désertion de ce marin qu'un incident banal, cette publicité dans la presse pouvait leur avoir mis la puce à l'oreille quant à l'importance réelle qu'avait le fugitif. Sans doute déploieraient-ils plus d'efforts pour le rattraper.
  
  Payette avait dû y songer, d'où ses réticences au projet d'un vol vers Terre-Neuve. C'était évidemment la phase de l'embarquement, à l'aérogare, qui le préoccupait. Si Tatosov se faisait repérer à cet endroit, ils seraient tous dans une vilaine situation.
  
  La Chevrolet, progressant toujours à une allure de promenade, fut encore fréquemment doublée par des conducteurs plus pressés. Une limousine de la police routière n'inquiéta pas Francis : elle roulait en sens inverse.
  
  Il franchit bientôt l'immense pont qui aboutissait dans la ville plus d'un demi-mile au-delà de la rive du Saint-Laurent. Allant toujours tout droit, il ne vira sur la droite que lorsqu'il eut atteint l'angle de Beaubien Street, et il enfila celle-ci pour se diriger vers des quartiers résidentiels périphériques.
  
  Aux environs de minuit, il remonta le chemin dallé menant à la porte du garage d'un bungalow en briques, carré, sans étage, doté de grandes fenêtres encadrées de blanc. Cette maison était toute pareille à celles qui s'érigeaient de part et d'autre de l'avenue, légèrement surélevées sur un tertre gazonné, séparées d'une trentaine de mètres. De hauts lampadaires diffusaient sur la voie publique déserte une lumière froide qui laissait les demeures dans l'ombre.
  
  Mue par une cellule photoélectrique, la porte du garage se leva automatiquement quand le capot de la voiture se présenta devant elle. Quand la Chevrolet eut pénétré dans son alvéole, Coplan alla délivrer Youri Tatosov. Celui-ci s'extirpa du coffre puis, debout, il s'étira, frictionna ses coudes en grimaçant.
  
  Sur du velours, ironisa-t-il, content d'être arrivé à destination sans anicroche. Vais-je pouvoir dormir dans un vrai lit ?
  
  Je l'espère, dit Coplan tout en appuyant sur un bouton pour rabaisser la porte. Je n'ai pas encore visité cette maison. Il paraît qu'elle comporte deux chambres.
  
  Il sortit de sa poche un trousseau de deux clés. La première, par hasard, fut la bonne, et il put pénétrer dans les pièces d'habitation par la porte intérieure qui communiquait avec le garage. De l'extérieur, il avait remarqué que les baies vitrées étaient masquées par des stores vénitiens. D'épais rideaux dissimulaient ceux-ci à l'intérieur. Francis actionna un interrupteur, puis un autre, à mesure qu'il avançait. Au gré de son exploration, il découvrit une petite chaufferie, une salle de séjour dont un angle formait cuisine, puis une chambre, une salle de bains et une seconde chambre, le tout meublé à l'américaine avec un modernisme dénué d'agressivité, plaisant et confortable.
  
  Aucune chance de mettre la main sur une bouteille ? S'enquit Tatosov, impressionné par l'ordre qui régnait dans toutes ces pièces.
  
  Voyez dans le réfrigérateur, invita Francis, désireux de bavarder encore avec son protégé avant de se mettre au lit.
  
  Il ne laissa de la lumière que dans le living, vint s'affaler sur un long canapé à quatre places, exhiba son paquet de cigarettes alors que le Russe, triomphant, brandissait vers lui une bouteille de William Lawson's non entamée, avant même de refermer le battant du frigo.
  
  Tatosov prit aussi deux verres dans un placard, amena son butin sur le guéridon.
  
  Si vous désirez de l'eau dans votre whisky, il faudra la prendre au robinet, prévint-il. Moi, je le préfère sec, aujourd'hui surtout. A la bonne vôtre !
  
  Ils burent, puis l'agent soviétique, assis dans un fauteuil en face de Coplan, fixa sur celui-ci un regard acéré et murmura :
  
  Vous ne pouvez pas vous empêcher de me considérer comme un salaud, n'est-ce pas ?
  
  Il y eut un silence. Coplan, son verre dans la main, prononça :
  
  Ce n'est pas sûr. Tout dépend de ce qui vous a fait agir. Ne le sachant pas, je me garde de vous juger.
  
  Tatosov, les coudes sur les genoux, arrondit les épaules. Deux plis d'amertume se creusèrent aux coins de sa bouche. Il dit, comme se parlant à lui-même :
  
  Pourquoi s'engage-t-on dans des activités d'espionnage ? Et pourquoi, un jour, recule-t-on ? Je crois que la réponse est la même : parce que la réalité n'est pas conforme à l'image que nous nous en étions faite. Ni celle que nous découvrons chez l'adversaire, ni celle que nous découvrons dans notre propre camp. Il faut être un fanatique pour résister indéfiniment à cette révélation car, si vous êtes lucide et objectif, elle sape tout : votre foi, votre sens du devoir, votre raison d'être.
  
  Relevant les yeux vers Coplan, il questionna :
  
  Croyez-vous encore qu'une idéologie, un nationalisme ou un système économique vaille une hécatombe ?
  
  Coplan avait trop souvent réfléchi à ces problèmes pour être pris au dépourvu. Il expliqua :
  
  Non, mais à la base de tout, il y a l'agressivité fondamentale du genre humain. Elle cherche, et trouve des prétextes dans les conceptions que vous avez citées, et aussi dans quelques autres : la religion, la race, les catégories sociales. L'homme, qui ambitionne de conquérir les étoiles, a simultanément le vertige d'exterminer ses semblables. Nous, dans le Renseignement, nous trouvons notre justification dans le fait que nous essayons de limiter les dégâts pour la communauté à laquelle nous appartenons...
  
  C'est-à-dire, en provoquant un maximum de dégâts dans une autre communauté ? suggéra Tatosov sur un ton sarcastique. Eh bien, c'était peut-être valable il y a un quart de siècle, mais ce ne l'est plus de nos jours, car un conflit risque d'entraîner la dévastation de la planète entière. Moi, c'est fini, je tire mon épingle du jeu.
  
  D'un trait, il s'expédia au fond du gosier le contenu de son verre, puis il se servit une autre dose.
  
  En somme, dit Coplan, vous êtes prêt à vendre votre neutralité ?
  
  Tatosov lui expédia un regard hostile.
  
  Je n'ai pas d'autre ressource, gronda-t-il. Sinon, il ne me resterait qu'à me faire sauter la cervelle, et cela, je n'y tiens pas : ce serait encore une victoire pour eux. Pour ceux du Kremlin, d'abord, et puis ceux de la Maison-Blanche, et tous les fauteurs de trouble dans le monde, tous les fomenteurs de guerre. Ils m'auraient eu, moi aussi.
  
  La tournure de cette conversation donnait à penser à Coplan que son interlocuteur avait vu de près, pendant longtemps, les armes de destruction massive dont l'efficacité s'exprime en mégamorts et qui emplissent les arsenaux des grandes puissances.
  
  Tatosov n'était pas le premier à craquer. Des savants atomistes, chimistes et bactériologistes avaient aussi montré leur révolte en se réfugiant chez l'ennemi présumé. Le courant s'était établi dans les deux sens, chacun fuyant le pays qu'il avait servi, en proie à la même panique morale, terrifié par ses propres responsabilités.
  
  Où était le droit chemin ? Dans la participation au génocide ou dans le refus ?
  
  Coplan reprit :
  
  Ne commencez pas à vous saouler, Youri. Cela ne résout rien. Puisque la thèse à la mode est qu'on peut maintenir la paix en instaurant l'équilibre de la terreur, apportez votre quote-part à cette coexistence sur le bord de l'abîme. Que savez-vous, à propos de ces balises ?
  
  L'officier fit un signe de dénégation narquois.
  
  Ne tentez pas de me tirer les vers du nez, persifla-t-il. Vous ne saurez rien avant que nous soyons à Paris. Je me mettrai à table quand des engagements auront été pris.
  
  D'accord, mais vous n'êtes pas né d'hier. Certains renseignements se démonétisent très vite, ils ne valent que dans la mesure où on peut les exploiter sur-le-champ. D'autre part, vos chefs vont essayer de parer le coup. Ils savent ce que vous pouvez nous livrer, et ils en tireront les conséquences.
  
  Pas tant qu'ils n'auront pas élucidé si je suis mort ou vivant, riposta Tatosov. Ils y regarderont à deux fois avant de remanier certains dispositifs : cela prendrait beaucoup de temps et coûterait très cher. En outre, je possède plus d'informations qu'ils ne le soupçonnent, et ils ignorent donc ce que je puis divulguer.
  
  Coplan vit qu'il ne convaincrait pas le Russe, celui-ci devinant qu'on veillerait sur sa sécurité avec d'autant plus de vigilance qu'il s'abstiendrait de révéler des faits précis. Après...
  
  Francis, ses jambes écartées allongées devant lui, en revint à l'immédiat :
  
  Demain matin, je devrai aller régler ma note d'hôtel et téléphoner à quelqu'un de l'ambassade. Si tout va bien, nous monterons dans l'avion vers onze heures. Qu'avez-vous comme papiers d'identité ?
  
  Un sourire sibyllin se peignit sur les traits de Tatosov.
  
  Je n'en ai pas. Ni de vrais, ni de faux. A quoi bon ?
  
  En effet, je vous aurais prié de les détruire. Mais moi, je vous ai apporté de France un passeport authentique au nom d'un certain Belmont. Il n'y manque que la photo et un cachet. La photo, je vais la faire au Polaroid. Il doit y en avoir un ici. Quant au cachet, j'ai ce qu'il faut dans ma poche. Attendez que je déniche cet appareil.
  
  Alors qu'il s'arrachait au trop moelleux canapé, une sonnette de téléphone rompit le silence.
  
  Étonné, le transfuge considéra Coplan, qui semblait également surpris, et lui demanda :
  
  Vous attendez une communication ?
  
  Non, dit Francis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Personne, au Canada, n'était censé savoir que Coplan passerait la nuit dans cette maison, pas même Payette. Mais l'appel pouvait provenir d'ailleurs. D'Europe, puisque le Vieux était au courant. C'était lui qui avait désigné ce cottage comme retraite passagère.
  
  Le front plissé, Coplan alla décrocher.
  
  Allô ? fit-il, plutôt enclin à croire qu'il s'agissait d'une erreur.
  
  Bonsoir, maugréa une voix enrouée. Voulez-vous me passer Tatosov ?
  
  Coplan ne mit qu'une fraction de seconde à recouvrer sa présence d'esprit. L'homme lui ayant parlé en anglais, il répondit dans cette langue :
  
  De qui parlez-vous ? Vous devez avoir formé un faux numéro.
  
  Non, rétorqua l'autre avec une assurance pesante. Je ne commets pas d'erreur. Mais qu'il vienne à l'appareil ou non, cela revient au même. Dites-lui que nous lui laissons un délai d'un quart d'heure pour se rendre. Il n'aura qu'à sortir de la maison et à descendre dans l'avenue. Un bon conseil : n'essayez pas de l'en dissuader. Salut.
  
  Il n'y eut pas de déclic. Coplan reposa lentement le combiné sur son socle, tourna vers son compagnon un visage durci.
  
  Ils sont après vous, déclara-t-il sourdement. ils vous invitent à vous rendre.
  
  Tatosov avait blêmi. Sidéré, il contemplait son interlocuteur comme si ce dernier était devenu fou. Puis, il murmura :
  
  C'est impossible.
  
  Les poings sur les hanches, Francis hocha la tête.
  
  Impossible ou pas, ils sont à proximité d'ici. Nous sommes pris au piège.
  
  Il le constatait avec une stupéfaction rentrée, plus contrarié par l'événement qu'intrigué par son explication.
  
  Le Russe s'était mis debout, le faciès contracté. Il interrogea :
  
  Que comptez-vous faire ? Me laisser tomber ? Coplan lui décocha un coup d’œil excédé.
  
  Ne soyez pas idiot, bougonna-t-il. Vous m'appartenez. Il fit volte-face, redécrocha le téléphone sans trop d'espoir, par acquit de conscience. Il n'entendit pas la tonalité.
  
  Naturellement, le correspondant avait bloqué la ligne en ne raccrochant pas, ou en calant le crochet de suspension. Et comme il devait avoir appelé d'une cabine publique, il y avait peu de chances pour qu'un passant utilisât la cabine à cette heure tardive.
  
  Qu'a dit le type, exactement ? s'enquit Tatosov, tendu.
  
  Qu'il vous accordait un quart d'heure pour sortir d'ici. Ce qui signifie qu'au-delà de ce délai, une action quelconque sera menée contre nous.
  
  L'agent soviétique, fébrile, versa du whisky dans son verre. Avant de boire, il proféra :
  
  Ils veulent ma peau, c'est clair. Que je sorte ou non, ça ne fera pas de différence. Sauf pour vous. Peut-être.
  
  Énerve, Coplan haussa les épaules et fourra ses deux mains dans ses poches.
  
  Ils supposent que vous en avez déjà trop dit, souligna-t-il. Que feriez-vous à leur place ?
  
  Cette pièce, qui leur avait paru si accueillante, revêtait soudain un aspect sinistre. De l'autre côté de ces murs, de ces fenêtres, des tueurs rôdaient.
  
  Avez-vous une arme ? demanda le Russe.
  
  Oui, évidemment, et il doit y en avoir une autre ici. Mais tâchons d'abord de trouver une solution. Une sortie en force nous exposerait trop.
  
  Il regarda de travers, les sourcils froncés, l'homme dont il devait protéger l'existence, et il jeta d'un ton bref :
  
  Vous ne songez toujours pas à vous suicider, j'espère ?
  
  Je l'aurais fait pour vous tirer du guêpier dans lequel je vous ai mis, mais vous avez raison : ils ne vous lâcheraient pas.
  
  Coplan, revenant vers le guéridon, alluma une cigarette à celle qu'il avait abandonnée dans le cendrier. Mille éventualités affluaient dans son esprit. Attendre l'attaque ou prendre les devants ?
  
  La maison était des plus vulnérables. Ses fenêtres, dont le bord inférieur n'était qu'à un bon mètre du sol, n'avaient même pas de persiennes. Pour des assaillants, lancer de l'extérieur une grenade explosive, incendiaire ou toxique ne présenterait pas la moindre difficulté.
  
  Tatosov, une main dans la nuque et le front penché, cherchait éperdument l'idée qui assurerait leur salut commun. Confronté brutalement avec le danger mortel auquel il avait cru échapper, il brûlait de rage impuissante, sa peur étant obnubilée par la volonté farouche de ne pas se laisser abattre comme un fauve acculé.
  
  Mieux vaudrait encore tomber aux mains de la police canadienne, articula-t-il entre ses dents. Tirons dans les carreaux des maisons voisines.
  
  Ça ne me sourit pas, dit sèchement Francis, talonné par les minutes qui passaient. Vos petits copains ne sont pas des imbéciles : ils comprendraient tout de suite et frapperaient sans plus attendre.
  
  A contrecœur, Tatosov dut admettre que sa suggestion n'était pas bonne ; il continua de se creuser la cervelle pour en échafauder une meilleure. Persuadé que ses ennemis iraient jusqu'à la plus folle audace pour le liquider, il aboutit à la conclusion qu'il fallait les provoquer au combat, quelles qu'en fussent les conséquences.
  
  Si, au moins, nous les localisions, marmonna-t-il. Il y avait peut-être une part de bluff dans leur mise en demeure... Combien sont-ils ?
  
  C'était une des questions que se posait Coplan tandis que, pressé, il entreprenait de regarder dans les meubles pour trouver le pistolet qui, invariablement, est dissimulé dans une habitation achetée ou louée par un homme de paille du Service.
  
  Faites comme moi et grouillez-vous, invita Francis. Dès que nous aurons une seconde arme à feu, nous essayerons de repérer les types qui nous assiègent. Je préférerais ne pas avoir à me bagarrer avec eux. Mais tant pis.
  
  Tatosov, tout en fonçant vers une des chambres, grommela :
  
  Ne vous faites pas d'illusions, nous n'en sortirons pas autrement !
  
  Un travail mental accéléré accompagnait les recherches de Coplan. Opiniâtre, il s'efforçait d'imaginer ce que les individus, postés à l'extérieur redoutaient le plus. D'être atteints par une balle ou d'être contraints de renoncer, pour une autre raison, à leur tentative d'assassiner les deux occupants du cottage ?
  
  Il mit à jour l'appareil Polaroïd et son flash, les déposa distraitement sur la tablette du dressoir ; à peine reprenait-il ses investigations qu'il entendit s'écrier l'ex-officier :
  
  Je l'ai ! Un Colt avec silencieux.
  
  Bon ! Amenez-vous.
  
  Tatosov, la figure marquée par la détermination de ceux qui n'ont plus rien à perdre, réapparut dans le living et prononça :
  
  Il y a sûrement une ouverture donnant sur la face arrière de la maison. Défilons-nous par-là.
  
  Oui, et ensuite ? Allez-vous jouer à la guérilla, et puis déguerpir au pas de course ?
  
  Interloqué, le Russe contempla bouche bée son garde du corps.
  
  Coplan reprit, les yeux baissés sur sa montre :
  
  Il nous reste cinq minutes, et peut-être davantage car nos adversaires ne se résigneront à entrer en action qu'à la toute dernière extrémité, quand ils seront certains que nous ne capitulerons pas. Voyons où ils ont arrêté leur voiture. Il marcha vers la chambre d'où avait débouché Tatosov et, du seuil il en éteignit la lumière.
  
  Enfin, protesta Youri, qu'est-ce que vous espérez ? De vous évader d'ici en douceur, sans qu'il y ait un échange de coups de feu ?
  
  Oui, affirma Francis en écartant un coin du rideau. Toute autre solution me paraît inacceptable.
  
  Alors, bon Dieu, pourquoi vouliez-vous un deuxième pistolet?
  
  Pour faire face au danger s'il se présente avant que nous ayons fignolé notre fuite. Maintenant, fichez-moi la paix. Allez derrière et regardez aussi à l'extérieur, prudemment; et si vous distinguez une silhouette suspecte, venez me le dire. Surtout, ne tirez pas.
  
  Il avait légèrement fait pivoter les lames du store vénitien afin d'agrandir l'interstice qui les séparait ; il balaya du regard toute la longueur visible de l'avenue, de part et d'autre du cottage.
  
  Dans cette banlieue, où chaque bâtisse est dotée d'un garage, ne devaient normalement stationner que les véhicules de personnes venues passer la soirée chez des amis, c'est-à-dire fort peu.
  
  De fait, Coplan n'en aperçut que trois. L'une, trop éloignée pour être redoutable, et deux autres, garées à une dizaine de mètres l'une de l'autre, feux éteints, le long du trottoir d'en face et à la gauche du cottage.
  
  Francis ne put discerner si elles étaient occupées. Placé trop en biais, il ne voyait que leur carrosserie luisante et les reflets de l'éclairage public sur leurs vitres. La position de leur capot indiquait qu'elles étaient arrivées sur les lieux par le même chemin que la Chevrolet. Pourtant, Coplan aurait juré que pendant le trajet de Caughnawaga à l'entrée de la ville, aucun véhicule ne l'avait pris en filature : il s'en était assuré constamment. Renseigné, il relâcha les lamelles du store et retourna dans la salle de séjour où, précisément, Tatosov rappliquait aussi. Ce dernier annonça :
  
  Je n'ai rien vu. Et vous ?
  
  Moi si... Il y a deux bagnoles qui pourraient être celles de nos assiégeants. Mais sont-ils dedans ou dehors, je n'en sais rien. A mon avis, un ou deux types doivent être embusqués dans l'ombre du perron de l'entrée. C'est ce que je ferais dans une situation analogue.
  
  Son calme exaspéra l'agent russe, qui vitupéra :
  
  La seule chose qui m'intéresse, c'est ce que vous feriez dans la nôtre ! Décidez-vous, sacrénom !
  
  C'est fait. Rengainez ce pistolet et courez au garage : vous y trouverez sûrement un jerrycan d'essence. Apportez-le ici.
  
  Ce disant, il marcha vers le guéridon, empoigna la bouteille de William Lawson's et se mit à asperger les rideaux avec l'alcool.
  
  Qu'est-ce qui vous prend ? gronda Tatosov. Vous allez faire flamber la baraque ?
  
  Pour sûr. Ça s'appelle « brûler ses vaisseaux »... Allons, cavalez !
  
  Renonçant à discuter, parce qu'il se fiait malgré tout au bon sens du Français, Youri se précipita vers la porte de la chaufferie.
  
  Coplan alla répandre le fond de la bouteille de scotch sur le lit de la chambre à coucher, mit avec son briquet le feu à la tache qui s'était répandue sur la courtepointe. Puis, il reflua dans le living et ferma la porte derrière lui.
  
  Tatosov revenait, un jerrycan en plastique tenu à bout de bras.
  
  Passez-le-moi, invita Francis.
  
  Il en dévissa le bouchon, vérifia si le réservoir contenait bien de l'essence d'auto, puis il le transporta jusqu'à la chambre, le déposa contre la cloison à deux pas du lit qui s'enflammait progressivement, et laissa cette fois la porte ouverte. Ensuite, il incendia les rideaux.
  
  Au garage, au trot ! enjoignit-il tout en raflant sur le dressoir l'appareil de photo et son flash.
  
  Ils décampèrent, parvinrent dans le local où stationnait la Chevrolet.
  
  Montons dans la voiture et abaissons toutes les vitres, dit encore Francis.
  
  Lorsqu'ils se furent tous deux installés sur la banquette avant, il mit la clé de contact mais ne fit pas démarrer le moteur.
  
  Qu'attendez-vous ? demanda le Russe, au comble de l'énervement.
  
  Que vos gars réfléchissent. Nous leur posons un problème imprévisible. Un incendie, ça peut être un signal. Nous n'en avions pas d'autre pour appeler des secours extérieurs.
  
  Tatosov réalisa soudain. Transfiguré, il jeta :
  
  Vous vouliez attirer les pompiers et la police ?
  
  Oui, mais pas au moyen d'une fusillade. Par un accident des plus ordinaires, ce qui change tout. Ils ne vont pas aimer ça, vos...
  
  Un épouvantable fracas lui coupa la parole : le jerrycan explosait. Tout l'angle opposé du cottage fut transformé en une énorme torche qui inonda de lueurs dansantes les habitations les plus proches. De la fumée et une odeur piquante se propagèrent dans les autres pièces du rez-de-chaussée, parvinrent au garage. La déflagration avait assourdi les deux passagers de la Chevrolet, mais dans les secondes qui suivirent, ils perçurent le ronflement de l'incendie.
  
  Remontons les vitres, à présent, dit Coplan. Je craignais qu'elles soient démolies par l'onde de choc.
  
  Tatosov, appuyant sur les boutons situés de son côté, plissa ses yeux irrités et déclara :
  
  Je crois qu'il est temps de filer, non ?
  
  Pas encore. Tendez l'oreille plutôt. Quand nous entendrons une sirène, ce sera le moment.
  
  Si nous tenons le coup jusque-là. Nous risquons l'asphyxie !
  
  C'est pourquoi je n'ai pas mis le moteur en marche.
  
  Aux aguets, ils tentèrent de se représenter comment les individus acharnés à leur perte réagissaient. Pour ceux-ci, il ne pouvait plus être question de pénétrer dans la maison en feu, et l'embrasement de l'immeuble dispensait aux alentours une clarté fâcheuse, paralysante. Car des voisins devaient, d'ores et déjà, observer de leurs demeures le développement des flammes.
  
  La clameur ondulante d'une sirène retentit au loin, s'amplifia peu à peu.
  
  Coplan tourna la clé de contact, donna un petit coup d'accélérateur, fit avancer la voiture d'un mètre afin de déclencher l'automatisme des cellules photoélectriques. La porte du garage se leva en se rabattant contre le plafond, puis la Chevrolet bondit en avant. Elle fonça vers la chaussée, vira sur les chapeaux de roues pour enfiler l'avenue dans le sens opposé à celui où Francis avait localisé les deux limousines. Au vol, il constata qu'elles n'étaient plus là.
  
  Vos collègues n'ont pas attendu non plus ! clama-t-il à l'intention de Youri, que ce virage échevelé projetait contre lui.
  
  Après l'obscurité du garage, l'éclairage ambiant les éblouissait presque. Le meuglement de la sirène devenait plus cinglant à mesure que le véhicule approchait du sinistre.
  
  Il n'était pas exclu que les émissaires du service secret soviétique eussent deviné comment le transfuge et son garde du corps méditaient de leur échapper. Dans cette hypothèse, ils patrouillaient peut-être dans les environs, à l'affût, prêts à s'élancer sur les traces de la Chevrolet.
  
  Ouvrez l’œil, de tous côtés, conseilla Coplan à Tatosov, tout en roulant à une vitesse effarante de chauffard ivre. Dans ce secteur de la ville, les artères à angle droit s'étiraient d'une façon rectiligne sur des milliers de mètres. Aussi Coplan s'ingénia-t-il à brouiller sa piste en virant sec, tantôt à droite, tantôt à gauche, à divers croisements. Ballotté de droite et de gauche. Tatosov ne cessait de tourner la tête en tout sens, les traits altérés par un mélange de crainte et d'âpre rancune. A maintes reprises, il aperçut, soudain crispé, des voitures qui semblaient emprunter le même itinéraire qu'eux et qui, peu après, disparaissaient dans une voie transversale. Au bout de quelques minutes de cette course en dents de scie, il déclara, les lèvres sèches :
  
  Nous avons dû les semer. Il n'y a plus rien derrière nous.
  
  Coplan jugea qu'il était encore prématuré de chanter victoire. Il modéra cependant son allure, assailli par une nouvelle préoccupation.
  
  Il ne pourrait pas rouler toute la nuit. Où emmènerait-il Tatosov ?
  
  Ce type allait coûter cher au Service. Le Vieux ferait la gueule, quand il saurait que le cottage avait dû être incendié.
  
  Il n'était pas loin d'une heure du matin. L'immensité de cette agglomération ne faisait qu'accentuer l'isolement des deux hommes voués à la clandestinité. Bien qu'ils eussent esquivé une menace, leur position restait précaire, Coplan ne pouvant tabler sur aucun concours, sur aucune complicité.
  
  Mettre le cap sur Ottawa ? Payette l'avait nettement précisé : il n'entendait pas se mouiller dans cette histoire.
  
  Tatosov, partagé entre le soulagement et l'anxiété, maugréa sombrement:
  
  C'est tout de même assez fantastique, qu'ils soient parvenus à connaître l'adresse de cette maison où nous devions passer la nuit. Qui était au courant, en dehors de vous ?
  
  Strictement personne, je vous l'ai dit. Puis, Francis corrigea:
  
  Du moins, au Canada.
  
  L'idée que des espions russes avaient pu découvrir que le cottage avait été acquis pour les besoins du S.D.E.C. lui parut impensable. Il dit:
  
  Quoi qu'il en soit, nous n'allons pas tourner indéfiniment dans Montréal. Des cars de police circulent en plus grand nombre la nuit. Il nous faut trouver un refuge. Quasi involontairement, il prenait la direction du cœur de la cité.
  
  Sans enthousiasme, Tatosov émit une proposition :
  
  Regagnons Caughnawaga. Moyennant quelques dollars, mes amis nous accueilleraient.
  
  Et la voiture, qu'en ferions-nous ? Elle aurait du succès, dans la réserve ! Non, tout compte fait, je vais carrément vous amener à mon hôtel, le Sheraton.
  
  Vous dites ? fit Tatosov, incrédule. Ce serait la plus grande gaffe que vous pourriez commettre !
  
  Justement, elle est tellement énorme que personne n'y croira. On vous cherchera partout, sauf dans un palace. D'ailleurs, l'aménagement de l'hôtel se prête à merveille à l'introduction d'un invité de contrebande.
  
  Ah ? Comment ça ?
  
  L'établissement comporte deux issues donnant sur des rues différentes, les cabines d'ascenseur sont de l'autre côté du hall, vis-à-vis des guichets, et séparées d'eux par des vitrines. Enfin, il n'y a pas de garçons pour vous mener à l'étage : l'usage des cabines est laissé aux soins de la clientèle.
  
  Les sourcils rapprochés, le Russe considéra ce projet avec moins de réticence. Cette randonnée nocturne n'atténuait pas sa tension intérieure, et il aspirait à se tapir dans un abri, quel qu'il fût.
  
  A vous de savoir, céda-t-il, exténué. Il y a une semaine que je vis sur les nerfs, et ce soir ç'à été le bouquet.
  
  Ne vous plaignez pas, nous l'avons échappé belle. Provisoirement, nous pouvons respirer. Songez qu'il y a plusieurs centaines de chambres dans cet hôtel, et que les pensionnaires changent continuellement, d'un jour à l'autre. Même le détective privé attaché à la maison n'arrive à les distinguer que s'ils restent quelque temps. C'est lors de l'inscription et du paiement de la note qu'on vous repère, pas autrement. Voici comment vous entrerez...
  
  Coplan, méthodique, lui fournit toutes les explications nécessaires. La mise de Tatosov, à l'américaine, ne le desservirait pas dans un palace où les tenues les plus discordantes, de Texans, de gens de couleur et d'Anglaises, n'émouvaient plus les grooms et les bagagistes.
  
  Dans le centre, si les gratte-ciel étaient éteints, une multitude d'enseignes lumineuses étincelaient de toutes leurs couleurs dans l'enfilade des rues.
  
  La Chevrolet remonta Peel Street; Francis déposa Tatosov à l'angle de l'hôtel, afin qu'il pût gagner l'ascenseur par l'entrée latérale, moins utilisée la nuit, puis il continua jusqu'au perron principal où se tenait un portier. Se munissant de l'appareil photographique, Coplan descendit de voiture. Il tendit deux pièces d'un dollar au portier en lui disant :
  
  Soyez gentil, conduisez-là au garage. Et laissez dessus la clé de contact.
  
  Il escalada les marches vers le hall, alla retirer la clé de sa chambre, dont il cita le numéro au préposé. Celui-ci parcourut des yeux les rangées de casier, tendit la main vers l'un d'eux. Il prit une enveloppe en même temps que la clé, en vérifia la suscription.
  
  Mister Coplan ? s'enquit-il. Voici un message pour vous.
  
  Francis accepta le pli sans broncher. Payette s'était peut-être ravisé.
  
  Tout en marchant vers les ascenseurs, il décacheta l'enveloppe. Celle-ci contenait un feuillet sur lequel était écrit : Message reçu à 00 h 15. Prière de téléphoner d'urgence au 866-45-71.
  
  Coplan eut une petite mimique perplexe tandis qu'il s'engouffrait dans la cabine.
  
  Tatosov l'attendait sur le palier du 6ème étage. Ensemble, ils gagnèrent le 612, y pénétrèrent.
  
  Vous voyez, murmura Coplan, pas de problème. Quand j'aurai pris cette photo pour votre passeport, nous pourrons dormir tranquilles.
  
  Qu'est-ce que c'est que cette lettre ? demanda Youri, prompt à s'alarmer, en désignant de la tête le pli que tenait son hôte.
  
  Je vais le savoir tout de suite. Il se laissa tomber sur l'oreiller pour empoigner le combiné, forma le zéro, puis les chiffres du numéro.
  
  Allô ! dit-il dans le micro. Est-ce vous qui m'avez prié d'appeler d'urgence ?
  
  Le correspondant émit un rire grinçant.
  
  Oui, admit-il. C'est bien moi. Je n'en demandais pas plus. A présent, vous pouvez raccrocher. Bonne nuit, mister Coplan. Et la communication fut coupée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Tatosov, les traits creusés, tourna vers Coplan un regard interrogateur.
  
  C'était quoi ? s'enquit-il.
  
  Francis, la main toujours posée sur l'appareil et l'air absent, resta silencieux. Puis, il saisit l'annuaire rangé dans la table de chevet, y releva le numéro des renseignements téléphoniques.
  
  Eh bien, êtes-vous sourd ? reprit le Russe, impatient.
  
  Négligeant de lui répondre, Coplan forma le numéro, attendit.
  
  Pouvez-vous me dire à quelle adresse correspond le 866-45-71 ? s'informa-t-il, le front baissé.
  
  Un instant...
  
  De longues secondes s'écoulèrent. L'employé dit enfin :
  
  C'est un des numéros de l'hôtel Laurentien, situé à Dominion Square.
  
  Merci
  
  Un hôtel de la même catégorie que celui où Coplan logeait, et possédant aussi des centaines de chambres.
  
  Francis parut s'aviser de la présence de Tatosov, qui bouillonnait à nouveau.
  
  Quelqu'un désirait savoir si j'étais bien rentré, mais ne m'a pas cité son nom, dévoila-t-il. Tout ce que je peux vous dire, c'est que ce type est au Laurentien, à trois cents mètres d'ici.
  
  L'agent soviétique, affichant une mine consternée, se laissa choir dans un des fauteuils.
  
  Décidément, vous ne pouvez pas faire un pas sans qu'on sache où vous êtes, grommela-t-il. Je n'ai pas eu la main heureuse en faisant appel à vous !
  
  Coplan se pétrit le menton. Vraiment, il ne voyait pas à quoi rimait cette communication. L'inconnu avait-il voulu s'assurer qu'il occupait sa chambre ou bien, le sachant parfaitement, avait-il tenu à l'avertir qu'on surveillait ses mouvements ?
  
  Écœuré, il s'ébroua.
  
  Je ne sais pas qui de nous deux porte la poisse à l'autre, répliqua-t-il. Quoi qu'il en soit, nous ferons bien de ne dormir que d'un oeil. Vous l'avez constaté : un étranger à l'hôtel peut facilement accéder à l'une des chambres.
  
  Tatosov tira de la poche de son pantalon le Colt qu'il avait emporté, et dont il avait dévissé le silencieux. Tandis qu'il remettait celui-ci sur le canon, il maugréa :
  
  Il faudrait un damné culot pour venir nous attaquer ici, mais vous avez raison : nous devrons veiller à tour de rôle.
  
  Un silence régna, au cours duquel les deux hommes, taraudés par la sensation que des ennemis insaisissables tissaient autour d'eux un filet de plus en plus serré, s'enfermèrent dans leurs réflexions.
  
  Coplan quitta le lit et dit sur un ton raffermi :
  
  Coûte que coûte, nous devrons atteindre cet avion demain. Quand j'aurai pris une photo de vous, vous dormirez quelques heures.
  
  Il procéda à la mise en batterie du Polaroid, déclencha l'obturateur, en visant le Russe, provoqua ensuite le développement et l'impression en retirant de l'appareil la pellicule utilisée.
  
  Pendant qu'il détachait le négatif de son support, Tatosov alla s'allonger tout habillé sur le second lit, les mains nouées dans sa nuque. Bien que tous ces événements l'eussent harassé, il n'avait plus sommeil.
  
  L'individu qui avait téléphoné le message à la réception de l'hôtel appartenait-il à la bande qui avait exigé sa reddition ?
  
  En définitive, cela paraissait peu vraisemblable. A l'heure où le standardiste avait noté le texte, Coplan et son compagnon devisaient encore paisiblement au cottage et s'y croyaient en sûreté. Donc, avant l'injonction ordonnant à Tatosov de sortir. Le même groupe ne pouvait avoir suspecté les deux intéressés d'être, à cet instant, en deux endroits différents.
  
  Alors, qui ?
  
  Les pensées de Coplan suivaient un cours analogue. Avec, toutefois une source d'incertitude supplémentaire, car il ne pouvait manquer de trouver singulière la facilité avec laquelle on le localisait depuis qu'il avait contacté l'agent russe.
  
  Celui-ci eût trimbalé sur lui un micro-émetteur qu'on ne les eût pas mieux dépistés.
  
  Et si toutes ces manœuvres n'avaient d'autre but que de convaincre Coplan de la valeur exceptionnelle que représentait Tatosov pour le G.R.U. ?
  
  Si l'affaire n'avait été qu'un coup monté pour refiler un faux transfuge aux services de renseignements occidentaux, en vue de les intoxiquer par des révélations soigneusement calculées ?
  
  Cette hypothèse avait déjà effleuré l'esprit de Francis. En matière d'espionnage, le procédé est classique : par un canal judicieusement déterminé, on fait parvenir à l'adversaire des informations tendancieuses dont l'authenticité paraît d'autant plus certaine que, par avance, on a créé un climat de vindicte autour de la personne du pseudo traître.
  
  Coplan, occupé à appliquer sur le passeport une rondelle de caoutchouc qui reproduisait un cachet officiel, dédia un coup d’œil pénétrant à Tatosov. Ce dernier était-il un comédien hors de pair ou un véritable déserteur?
  
  De toute façon, à Paris, ses propos seraient recueillis avec la plus grande circonspection, analysés, recoupés, passés au crible.
  
  Le Russe, les paupières à demi fermées, s'aperçut que son garde du corps l'examinait, méditatif.
  
  Vous craignez qu'ils finissent par m'avoir? murmura-t-il avec une ironie funèbre qui dénonçait son propre pessimisme.
  
  Je suis là pour empêcher qu'il en soit ainsi, dit Coplan, dissimulant ses doutes. Reposez-vous car, à cinq heures, vous prendrez la relève.
  
  Lorsqu'il eut rangé le passeport, il éteignit les appliques. Ses cigarettes et un cendrier à portée de la main, il s'installa dans un fauteuil dont il avait calé le dossier contre la porte.
  
  
  
  
  
  Aucune alerte ne vint troubler cette nuit.
  
  Coplan se réveilla vers huit heures et demie, alors que Tatosov, écroulé, somnolait sur son siège.
  
  Francis se leva sans bruit et passa dans la salle de bains. A peine avait-il ouvert les robinets du lavabo que l'agent soviétique vint le rejoindre, les yeux papillotants.
  
  Je meurs de faim, prononça Youri en se frottant la joue.
  
  Commandez le petit déjeuner. Un seul, bien entendu. Nous le partagerons.
  
  Après une hésitation, Tatosov alla décrocher le téléphone. Il énuméra tous les aliments qu'il désirait, si bien qu'au « Room Service » on en conclut que le client du 612 devait avoir un très robuste appétit.
  
  Quand le garçon d'étage frappa à la porte, Tatosov s'esquiva dans la salle de bains tandis que Coplan, enveloppé d'un peignoir, allait ouvrir.
  
  Le plateau déposé, le garçon ressortit et Francis remit le verrou.
  
  Cassez la croûte, suggéra-t-il. J'en ai encore pour un quart d'heure.
  
  Tatosov ne se le fit pas dire deux fois. Tout en dévorant à belles dents du pain avec les œufs au jambon, il se remémora l'énigmatique communication de la veille.
  
  Comment comptez-vous quitter l'hôtel ? demanda-t-il à la cantonade, la bouche pleine. Ne pourrions-nous pas filer par une entrée de service ?
  
  Avec ma valise ? Pour se faire remarquer, ce serait l'idéal. Non, il y a un meilleur moyen, qui interdira toute tentative d'agression ou de kidnapping lors de notre sortie.
  
  Ah oui ? Par le toit et les échelles de secours ?
  
  Vous êtes trop romanesque, Youri. Nous allons emprunter tout bêtement un des cars verts. Car il n'est plus question d'utiliser la Chevrolet, évidemment.
  
  Les cars verts ? C'est quoi ?
  
  Un service spécial de l'hôtel, pour conduire les voyageurs à l'aéroport de Dorval. Il en part un tous les quarts d'heure, et en général ils sont bourrés de monde. Pressés dans la cohue, nous ne serons pas vulnérables. Les départs ont lieu devant la marquise du portail secondaire par lequel vous n'êtes entré hier soir.
  
  Mais ce n'est pas à Dorval que nous attend l'avion.
  
  Non. Nous irons en taxi d'un aéroport à l'autre. Pour autant qu'il n'y ait pas de changement de programme, bien sûr : je dois passer un coup de fil à Ottawa, au préalable. Ouvrez donc les rideaux, qu'on voie le temps qu'il fait.
  
  Tatosov s'exécuta, sans cesser de manger. Le ciel était brumeux, d'un gris uniforme, sans nuages.
  
  Il pourrait pleuvoir, supputa l'officier. Ce n'est plus le temps d'hier.
  
  Subitement, il apprécia la quiétude et le confort de cette chambre, et la perspective d'affronter de nouveaux dangers assombrit son moral.
  
  Cette constatation le surprit. Il avait maintes fois défié des services de contre-espionnage, participé à des actes de terrorisme et accompli des missions périlleuses, et maintenant qu'il avait résolu de franchir la barricade, il se sentait devenir peureux, frileux.
  
  L 'autre, pourtant logé à la même enseigne que lui, ne semblait pas nourrir d'inquiétudes. Il vaquait à sa toilette comme s'il entamait une journée ordinaire.
  
  Qu'en eût-il été si les rôles avaient été inversés ? Si Tatosov avait eu la charge de ramener en Union soviétique un agent de l'Ouest pourchassé par son propre service ?
  
  Sans doute aurait-il fait front avec plus d'énergie aux dangers qui les guettaient. Et pourquoi ? Dans les deux cas, il aurait assumé ce qu'il considérait comme son devoir.
  
  Comment était-on parvenu à incruster dans l'homme cette notion de loyauté obligatoire à un régime, à un drapeau, au point de lui faire apparaître comme immorale la responsabilité qu'il encourt à l'égard de l'humanité tout entière ?
  
  Rassasié, Tatosov préleva une cigarette dans le paquet que Francis avait laissé traîner sur sa table de chevet.
  
  Coplan, le torse nu et le teint frais, sortit de la salle de bains.
  
  J'espère que vous n'avez pas tout boulotté ? lança-t-il en allant revêtir sa chemise.
  
  Puis :
  
  Vous n'avez pas l'air très en forme, ce matin. Ça ne va pas ?
  
  Ne faites pas attention. C'est ce message d'hier qui continue de me tracasser. Je suis sûr qu'il n'émanait pas d'un type de mon bord.
  
  Je le souhaite. Seuls des gens de votre Service ont intérêt à nous supprimer. Un autre adversaire serait moins à redouter, quel qu'il soit. Pourquoi se casser la tête ? Fonçons, c'est la seule chose à faire.
  
  Vainquant son apathie, le Russe se décida à commencer sa toilette.
  
  Quand Coplan eut expédié son maigre petit déjeuner, il appela Payette. Le conseiller, affable comme à son habitude, s'informa :
  
  Avez-vous passé une bonne nuit ?
  
  Excellente, affirma Francis, imperturbable. N'y a-t-il pas d'entorse au programme prévu ?
  
  Eh bien, à vrai dire, si. J'ai eu un entretien avec le capitaine Beaulieu, qui est attaché à l'ambassade, et il m'a proposé une formule plus attrayante. Mais, en ce qui vous concerne, cela ne modifiera guère votre projet initial. Vous aurez, à l'heure fixée, un avion et un pilote à votre disposition. L'appareil ne sera pas un Cessna, mais un « Antilope » à turbopropulseur, qui a une autonomie de vol de 1 900 km. Cela vous évitera une escale de ravitaillement à Halifax.
  
  Bravo ! Rallier notre destination d'un seul coup d'aile réduira les aléas.
  
  Plus encore que vous ne le pensez. Soyez donc à onze heures à l'aéroport et entrez, non pas dans le hall, mais au bar du Club de Tourisme aérien. Le pilote se présentera à vous.
  
  Parfait. Merci encore, et au revoir !
  
  Bon voyage.
  
  Francis alla séance tenante raconter à Tatosov qu'ils voleraient d'un trait jusqu'à Saint-Pierre, ce qui ragaillardit légèrement son interlocuteur. Puis, il se soucia de la mise en ordre des autres points en suspens.
  
  A l'agence de location de voitures, il fit savoir qu'il abandonnait la Chevrolet au garage de l'hôtel et non à Cartierville. Il descendit ensuite à la caisse pour régler sa note, se rendit à un autre guichet pour acquérir deux billets donnant droit à un trajet en car vert. Non, il n'aurait pas besoin de bagagiste.
  
  Revenu dans la chambre, il dit en transférant ses effets dans la valise :
  
  Nous descendrons séparément. C'est vous qui porterez mon bagage, et vous monterez le premier dans le car. Jusqu'à Dorval, nous ferons semblant de ne pas nous connaître. Je mets le Colt dans la serviette que je conserverai. Votre passeport et le billet de transport, je les dépose sur votre table.
  
  Okay, acquiesça Youri, de loin.
  
  Un quart d'heure plus tard, ils furent prêts à partir, Tatosov, avant d'ouvrir la porte, fixa Francis et déclara :
  
  Je voudrais être plus vieux d'un jour. Pas vous ?
  
  Dans vingt-quatre heures, vous regretterez peut-être ce vœu, persifla Coplan. Entre la tombe et la liberté, il y a une troisième alternative : la taule.
  
  Le regard du Russe vacilla.
  
  Vous avez le don de me réconforter, marmonna-t-il, hésitant sur l'interprétation qu'il convenait d'attribuer à cette boutade.
  
  Coplan se garda de préciser sa pensée.
  
  Je suis moins sceptique que vous quant à nos chances de réussite, se borna-t-il à dire. Allez, prenez les devants. Si on m'observe, on se figurera que j'ouvre la voie pour vous, et à ce moment-là vous serez déjà dans le car.
  
  Empruntant des ascenseurs différents, ils se succédèrent à quelques secondes d'écart dans la rue latérale.
  
  Effectivement, il y avait foule. Non seulement les voyageurs en partance étaient agglutinés devant la soute à bagages du car vert, mais il en descendait d'autres de deux autocars amenant une cargaison de touristes à l'hôtel. Rien ne pouvait être plus propice à un départ discret que ce tohu-bohu dans lequel se coudoyaient une centaine de personnes.
  
  Tatosov était allé s'asseoir à l'arrière et Coplan prit place vers le milieu des rangées de fauteuils, à côté d'une Américaine opulente dans tous les sens du terme, dotée d'un double menton formant bourrelet.
  
  Le démarrage du bus allégea les appréhensions des deux hommes. Lorsque le véhicule se fut mêlé à l'intense circulation de Peel Street, Francis envisagea l'avenir avec plus de sérénité.
  
  Par des boulevards et une autoroute, le car mit une vingtaine de minutes pour atteindre l'aéroport. Quand il eut stoppé devant le long bâtiment gris de la gare, ses occupants se bousculèrent quelque peu, dans l'allée centrale, pour être les premiers à récupérer leurs valises.
  
  Coplan, s'étant dégagé de la masse des voyageurs affairés, se dirigea sans hâte vers la zone de stationnement des taxis. Il monta dans l'un d'eux et dit au chauffeur :
  
  J'attends un ami, ne partez pas tout de suite. Nous devons nous rendre à l'aéroport de Cartierville. Le conducteur fit un signe d'assentiment.
  
  Peu après, Tatosov s'amena, lesté du bagage qu'il avait désigné parmi les autres. Sa figure ne reflétait aucune contrariété. Très normal, il confia son lourd colis au chauffeur afin que ce dernier le plaçât dans le coffre, puis il vint s'installer à côté de Coplan.
  
  Le car n'a pas été pris en filature, annonça-t-il à mi-voix. Nous sommes presque sauvés.
  
  Le chauffeur du taxi vint se rasseoir à son volant et mit le contact. Quelqu'un, surgissant près de sa vitre ouverte, exhiba un insigne et jeta d'un ton sans réplique :
  
  Ne bougez pas. Provincial Police. J'ai deux mots à dire à vos clients.
  
  L'homme, bâti en hercule, un feutre posé sur sa grosse tête aux traits lourds, ouvrit la porte arrière et s'adressa aux passagers :
  
  Descendez de là, l'un et l'autre. Je vous ordonne de m'accompagner pour vérification d'identité. Son faciès agressif dénotait une nature brutale, peu encline aux accommodements.
  
  Tatosov parvint à ne pas changer de figure en dépit du choc qu'il venait de ressentir. Quant à Coplan, il rétorqua d'une voix unie en regardant l'intrus dans le blanc des yeux :
  
  Nous pouvons vous montrer nos passeports. Pourquoi nous retarderiez-vous ?
  
  Le masque du policier se durcit encore quand il proféra :
  
  Je me moque de vos passeports, ils sont certainement faux. Je vous ai dit de sortir de là.
  
  Sa détermination attestait qu'il avait les moyens de recourir à la force en cas de besoin.
  
  « Faits comme des rats », fulmina Francis en réalisant que toute tentative de rébellion ne mènerait qu'à un plus grand désastre.
  
  L'agent russe, pénétré de la même conviction, voyait s'effondrer comme un château de cartes le résultat de trois mois d'efforts. Atterré, il consulta des yeux son garde du corps en devinant que ce dernier ne se résoudrait pas à se défaire par la violence du policier qui les interceptait.
  
  Le chauffeur, décontenancé, avait arrêté le moteur. Un coude appuyé sur le rebord de la portière, il contemplait en oblique le colosse à la nuque de taureau qui annulait malencontreusement sa course.
  
  Coplan, avec un faible haussement d'épaules, dit à son compagnon :
  
  Bon. Prêtons-nous à cette formalité stupide. Nous sommes en règle, après tout.
  
  Tatosov ne crut pas un quart de seconde qu'ils étaient victimes d'une coïncidence et que leurs papiers d'identité les tireraient d'affaire. Ce fut avec une répugnance visible qu'il se résigna à mettre pied à terre, suivi par Coplan qui, payant d'audace, ne se dessaisit pas de la serviette dont il était porteur.
  
  Si ça ne vous dérange pas, j'aimerais autant conserver ma valise, dit-il au flic. Elle est dans le coffre.
  
  Je le sais, fit l'autre d'un ton rogue. Le chauffeur va vous la restituer. A vous, pas à votre copain. Lui voyage sans bagages.
  
  Ces paroles aggravèrent le désarroi du Russe et détruisirent ses dernières illusions. Il dut refréner la folle envie de courir qui lui mordait les mollets, alors que le chauffeur allait reprendre la valise.
  
  Par là, intima l'hercule en montrant du menton une limousine noire arrivant à leur rencontre. Cette Dodge, pilotée par un civil, stoppa non loin du trio.
  
  Un à l'avant, l'autre derrière, décréta encore l'inspecteur avant d'ouvrir lui-même les deux portes. Coplan et Youri obtempérèrent, la rage au ventre, tandis que le policier se chargeait de placer la valise dans le coffre de la Dodge.
  
  A cet instant, deux hommes venant de directions opposées apparurent à proximité de la voiture. Ils s'y enfournèrent presque simultanément, de sorte que Tatosov et Francis se trouvèrent encadrés, chacun sur leur banquette, par deux Canadiens. A tout le moins, ce déploiement de forces prouvait qu'on les avait attendus... Et qu'on ne se méprenait pas sur leur apparence pacifique.
  
  La limousine s'ébranla, accéléra rapidement. A l'échangeur proche de l'aéroport, elle enfila la route par laquelle le car vert avait rejoint Dorval. Coplan, le cerveau enfiévré, réfléchit au système de défense qu'il adopterait. On avait dû les livrer à la police, de toute évidence.
  
  Tatosov, coincé entre le conducteur et un autre des inspecteurs, se morfondait, perdu dans des tas de conjectures. A la rigueur, il pourrait acheter sa liberté au Canada comme en France. Il écoperait de quelques semaines de prison pour immigration illégale, mais on ne le remettrait sûrement pas aux mains de l'ambassade soviétique s'il réclamait le droit d'asile. Sa déconvenue n'en était pas moins profonde, car il avait toujours rêvé de vivre au soleil de la Côte d'Azur, en toute sécurité.
  
  Aboutissant à un autre embranchement, la Dodge vira sur la droite. Des panonceaux verts à lettres blanches, suspendus au-dessus de la voie indiquaient « Mercier Bridge - Caughnawaga ».
  
  Apercevant ces inscriptions, les prisonniers en conclurent qu'on les conduisait immédiatement à la réserve indienne, en vue d'une confrontation. Peu après, la limousine franchit le pont sur le Saint-Laurent, puis elle roula vers Caughnawaga mais, contrairement aux prévisions, elle dépassa cette localité et poursuivit à bonne vitesse son chemin vers le sud.
  
  Envahi par une fâcheuse impression, Coplan articula :
  
  Pourquoi ne retournez-vous pas à Montréal ?
  
  Le costaud qui les avait interpellés dans le taxi lui répondit avec une bonhomie surprenante :
  
  Parce que nous vous emmenons aux États-Unis, mister Coplan. Y voyez-vous une objection ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  A vol d'oiseau, Montréal n'est qu'à une cinquantaine de kilomètres de la frontière des Etats-Unis. Par la route que suivait la Dodge, et qui menait à Malone, il y en avait dix de plus.
  
  A tout prendre, Coplan préférait avoir affaire à des Américains plutôt qu'à des Canadiens : juridiquement, il n'avait pas de comptes à leur rendre. Mais il ne pouvait voir d'un bon œil que Tatosov lui fût arraché par les uns ou par les autres.
  
  Félicitations, dit-il à son voisin de gauche, avec une nuance de sarcasme. Vous jouez trop bien le flic pour ne pas en être un. Ne seriez-vous pas des G'men en balade ?
  
  Tout juste, avoua le colosse. Mon nom est Clark. Nous avons quelques facilités pour faire passer la frontière à des individus récalcitrants, mais je suppose que vous n'aurez pas le mauvais goût de faire un esclandre.
  
  Il se pencha en avant pour administrer une tape sur l'épaule de Tatosov et ajouta, railleur :
  
  Ni vous non plus, hein, le Ruski déserteur ? Vous verrez comme vous serez bien chez nous, aux States. Beaucoup mieux qu'en Europe, croyez-moi. Les Français sont des fauchés. Pas vrai, Coplan ?
  
  Les trois autres Américains avaient perdu de leur rigidité. Ils parurent apprécier l'humour de leur collègue, et l'un d'eux émit un petit rire caractéristique. C'était l'homme qui était assis devant, à la droite de Youri.
  
  C'est vous qui logiez à l'hôtel Laurentien ? lui demanda Francis, décontracté. L'interpellé tourna la tête vers lui.
  
  Bien visé, opina-t-il. Vous avez dû être épaté, non ?
  
  Assez, admit Coplan. Quelle raison aviez-vous de me faire téléphoner ?
  
  C'était simplement pour savoir, sans trop me fatiguer, si vous aviez échappé aux Soviétiques. C'est très commode, dans ces grands hôtels : pour peu que vous louiez une suite, vous avez une ligne spéciale indépendante du standard. Incidemment, je m'appelle Starnes.
  
  Ces agents du F.B.I. avaient l'écrasante assurance d'un char d'assaut, épaulés qu'ils étaient par les moyens formidables d'une nation surpuissante.
  
  Et comment saviez-vous que des gens de l'Est étaient à nos trousses ? s'enquit Francis.
  
  Ce fut le nommé Clark qui lui répondit, beau joueur :
  
  N'allez pas vous figurer que nous avons des micros dans leur ambassade. Non. Il y a un gars plutôt malin qui nous a refilé un tuyau. Il a passé un coup de fil à notre ambassade d'Ottawa, en nous disant que si les Russes offraient 500 dollars pour rattraper un certain Tatosov, nous serions peut-être prêts à en donner 1000.
  
  L'officier du G.R.U., tassé entre ses gardiens, eut un accès de fureur froide, car il discernait déjà tous les arrière-plans de leur kidnapping.
  
  Coplan, édifié lui aussi, réprima un geste d'agacement : Youri, malgré toute son expérience, s'était proprement fait rouler.
  
  Clark poursuivit :
  
  Ce type ne manquait pas d'estomac : il a froidement reconnu qu'il avait prévenu les Russes d'abord, et qu'il était donc bien placé pour nous renseigner.
  
  A quelle heure vous a-t-il appelés ? coupa Francis.
  
  A Ottawa, ils ont reçu la communication à onze heures vingt-cinq et ils nous l'ont répercutée immédiatement à Montréal. Mais il était déjà trop tard pour nous mettre en piste puisque vous aviez quitté Caughnawaga à onze heures. Alors, nous avons contacté par téléphone les principaux hôtels pour savoir si vous n'étiez pas descendu dans l'un d'eux, par hasard.
  
  Tatosov, sortant de son mutisme, prononça d'une voix enrouée :
  
  Pour avoir la récompense, éventuellement, l'homme a dû citer son nom... Qui était-ce ? Joseph ou Jacques Desrivières ?
  
  Starnes le révéla sans difficulté :
  
  Il a fait inscrire « Jacques ».
  
  Un silence s'instaura dans la voiture. Les prisonniers n'imaginaient que trop bien, à présent, ce qui s'était passé la veille. L'un des deux Indiens avait pris Tatosov en filature quand devait avoir lieu l'entrevue au sanctuaire de Kateri. Il avait donc vu en plein jour ce Coplan que le fugitif voulait contacter. Le soir, il avait opéré de même pour observer la Chevrolet, noter son numéro de plaque et voir la direction qu'elle empruntait. Ensuite, il avait communiqué tous ces renseignements aux Soviétiques et ceux-ci avaient dépêché des guetteurs aux deux seuls ponts qui, de la rive droite du fleuve, donnent accès au centre de Montréal.
  
  La Chevrolet n'avait donc pas été suivie sur la route, mais « encadrée » dans la ville. Pour des gens de métier, disposant de voitures ou de motos avec équipement radio, rien n'était plus simple.
  
  Tatosov avait eu raison de dire que ces Mohawks se souciaient comme d'une guigne des démêlés des Blancs. Ils l'avaient trahi sans le moindre scrupule, doublement, dès qu'ils avaient compris qu'ils pouvaient en tirer profit.
  
  Coplan, requis par le sort qui l'attendait au-delà de la frontière, songea au pilote qui, maintenant, devait se trouver au bar de l'aéro-club de Cartierville. Combien de temps poireauterait-il avant d'avertir Payette ?
  
  Clark dit benoîtement :
  
  Vous n'aurez pas trop de rancune, j'espère ? Ce Russe nous intéresse beaucoup. Que venait-il manigancer dans nos ports des Grands Lacs, auparavant ? Pourquoi ses compatriotes sont-ils si anxieux de le récupérer ? Et pourquoi êtes-vous venu spécialement d'Europe pour l'aider à leur échapper ?
  
  Je peux répondre d'emblée à votre troisième question : il m'a rencontré en Arabie et, eu égard à certaines circonstances, il a estimé que je ne refuserais pas de le dépanner en cas de coup dur. Quand il a eu l'intention de fuir à l'Ouest, il a pensé à moi, c'est tout.
  
  Tatosov, remâchant sa hargne à l'encontre des Indiens et maudissant l'erreur psychologique qu'il avait commise, se tenait coi. Avait-il, par surcroît, surestimé les capacités du Français auquel il avait confié sa destinée ?
  
  Coplan reprit :
  
  Je conçois parfaitement que vous désiriez vous emparer d'un transfuge, mais quel intérêt avez-vous à me traîner aux Etats-Unis ? Séquestrer arbitrairement un honorable citoyen français ne peut vous valoir que des désagréments.
  
  Oh mais, fit Clark en remuant un peu. Personne ne vous oblige à nous accompagner à Malone. Nous vous avons embarqué en même temps que le Russe parce qu'on ne voulait pas vous laisser les coudées franches à l'aéroport. Mais ici, en rase campagne, je ne vois aucun inconvénient à vous déposer sur le bord de la route. En marchant d'un bon pas, vous arriveriez à Gaughnawaga au bout d'une heure. Qu'est-ce que vous en dites ?
  
  Son ironie doucereuse n'influença pas Francis.
  
  Eh bien, ma foi, j'aime autant descendre, assura-t-il.
  
  J'ai essayé de payer ma dette à votre prisonnier, c'est raté, tant pis. A quoi bon perdre mon temps dans l'Etat de New York ?
  
  Tatosov, ulcéré, se mordit la lèvre inférieure pour contenir l'insulte qui lui montait à la bouche. Et cependant, de quel droit eût-il condamné l'attitude de son protecteur ? Ce dernier l'avait déjà soustrait aux griffes des émissaires du G.R.U. et il n'avait aucune raison, en effet, de fournir des explications plus détaillées aux membres du F.B.I. affectés au contre-espionnage.
  
  Okay, approuva Starnes. Je souhaite que vous ayez de bonnes chaussures...Au chauffeur :
  
  Tu peux t'arrêter, Frank. Mister Coplan préfère se taper une belle promenade.
  
  Clark, en veine d'amabilité, renchérit :
  
  On pourrait vous laisser près d'un arrêt de car.
  
  Non, merci, je me débrouillerai. N'oubliez pas de me rendre ma valise.
  
  A cet endroit, la route s'étirait dans une région agricole où des champs de blé et de maïs s'étalaient à perte de vue, avec quelques boqueteaux de loin en loin, le tout dominé par un ciel plombé qui se couvrait davantage. Le trafic routier, très restreint en comparaison de celui qui sévit en Europe, se limitait aux passages intermittents d'énormes semi-remorques et de rares voitures privées. La Dodge, ayant ralenti, obliqua vers le bas-côté, puis elle s'immobilisa sur de la terre meuble.
  
  Salut, Youri ! lança Coplan avec philosophie. J'ai fait ce que j'ai pu. Peut-être pourrez-vous venir chez nous dans quelque temps.
  
  Le Russe lui renvoya méchamment, sans même le regarder :
  
  Adieu. Je m'installerai en Floride.
  
  Clark dut sortir de la limousine pour permettre à Coplan d'en descendre.
  
  Le coffre n'est pas fermé à clé, signala-t-il. Reprenez votre bagage et bon retour ! Il remonta aussitôt en voiture, claqua la portière. Francis, indifférent aux gestes moqueurs que lui adressaient les policiers fédéraux, souleva le couvercle.
  
  Profitant de ce que celui-ci le dérobait à la vue des occupants de la Dodge, il dégaina l'automatique qu'il avait dans sa poche intérieure, le logea dans sa main droite de telle sorte que l'arme fût masquée par la serviette, puis il extirpa de la main gauche sa valise, la déposa sur le sol pour rabattre le couvercle. Aussitôt après le bruit sourd qui en ponctuait la fermeture, la superbe bagnole démarra en souplesse.
  
  Elle venait tout juste de remonter sur le macadam quand deux détonations retentirent. Coplan, bien campé sur ses jambes écartées, avait expédié une balle dans le pneu de chacune des roues arrière, et il avait atteint ses cibles. Il remit tranquillement son pistolet dans sa poche en gardant les yeux fixés sur la voiture. Les projectiles avaient causé de jolis dégâts : les enveloppes étaient déchirées et les jantes achevaient de les réduire en lambeaux. Ceci avait eu pour effet, bien entendu, de casser l'élan de la Dodge. Elle se rangea derechef sur le bas-côté.
  
  Deux de ses occupants, Frank le chauffeur et Clark, en débouchèrent, furibonds, la main plongeant dans leur veston.
  
  Coplan, qui approchait paisiblement d'eux, leva les bras et leur cria, goguenard :
  
  Vous n'allez pas m'assassiner, non ? Vous n'arriveriez pas à la frontière.
  
  Des reflets meurtriers passaient cependant dans les regards d'acier des Américains. Mais ils étaient tellement conditionnés par leur entraînement qu'ils eussent été incapables de tirer sur un homme qui ne les menaçait pas d'une arme : leurs réflexes pouvaient jouer avec une rapidité fulgurante, mais seulement en état de légitime défense. Cela, Francis le savait.
  
  Quelle est votre idée ? brailla Clark, la face mauvaise. A quoi ça vous avance-t-il ?
  
  A vous empêcher de continuer, pardi ! Si vous devez gagner les États-Unis à pied, en portant Tatosov sur votre dos, vous en aurez pour un bout de temps.
  
  Clark et Frank, médusés, réalisèrent soudain dans quel inextricable pétrin ce damné Français les avait mis. En les privant de leur moyen de transport, il les avait dépouillés de toute supériorité : eux aussi devenaient des clandestins, coupables de vouloir acheminer hors du pays un étranger recherché par la Justice. Un troisième G'man à la figure courroucée vint rejoindre ses collègues; sans réfléchir, il grommela :
  
  Qu'est-ce que vous attendez pour assommer ce gangster ?
  
  Et après ? lui rétorqua Coplan, narquois. Vous m'abandonnerez dans le gazon, vous irez appeler au téléphone le plus proche une station-service et vous expliquerez que vous avez tiré vous-mêmes dans vos pneus pour vous amuser ?
  
  Un coup d'avertisseur les fit tous tressaillir. Il venait de la Dodge. D'un bloc, les quatre hommes firent volte-face; à travers la lunette arrière, ils virent gesticuler le prisonnier et Starnes, aux prises sur la banquette avant. D'instinct, les Américains se ruèrent au secours de leur compatriote; Coplan courut à leur suite. Les deux combattants cherchaient à s'étrangler mutuellement. Clark empoigna Tatosov par son col de chemise pour le planquer de biais sur le siège. Starnes décerna dans les côtes du Russe un coup de poing rageur en beuglant :
  
  Il a démoli la radio, ce salopard ! On ne peut même plus prévenir le head office du District !
  
  Coplan respira. Youri avait compris, dès les coups de feu, que c'était pour lui la seule chose à faire.
  
  L'agent soviétique ne montrant plus de velléité de se battre ou de casser le matériel, Clark le relâcha. Tatosov se redressa, haletant, la bouche plissée par un rictus. Les Américains, au comble de l'embarras, se creusèrent les méninges pour sortir de l'impasse où les bouclait l'impossibilité de communiquer avec leur Service. S'ils roulaient sur deux roues à plat, ou même une, ils se feraient repérer au bout de quelques minutes.
  
  Eh bien, dit Coplan, je crois que nous allons nous quitter. Séparons-nous bons amis.
  
  Les G'men le fixèrent d'un air abasourdi, complètement incrédules. Starnes, qui s'était extirpé de la voiture et rajustait son veston, maugréa :
  
  Vous n'êtes pas dingue, des fois ? Vous ne vous figurez pas qu'on va lâcher votre copain, quand même ?
  
  Je ne vois surtout pas comment vous le garderiez, riposta Francis. Y avez-vous réfléchi ?
  
  Les quatre policiers ne faisaient que ça ! Le problème sortait nettement des normes traditionnelles. Ils étaient hors de leur territoire et leur prisonnier n'avait pas violé la loi américaine. Un recours aux autorités locales était exclu, l'emploi des armes impraticable.
  
  Venez, Youri, ordonna Coplan. Nous en serons quittes pour faire de l'auto-stop.
  
  Tatosov se glissa sur la banquette et posa les pieds par terre.
  
  Restez où vous êtes, gronda Clark, les babines retroussées comme un molosse auquel on veut retirer sa pâtée.
  
  Relaxez-vous, conseilla aussitôt Coplan au G'man. Vous allez avoir du mal à nous maîtriser tous les deux, je vous préviens. Certains d'entre vous resteront sur le carreau. Et ensuite, que ferez-vous ?
  
  Starnes, pas plus que ses collègues, ne parvenait à se résigner à laisser le champ libre à leurs captifs. La logique de son adversaire attisait autant sa colère qu'elle soulignait l'aspect fragile de leur position à tous. Un car de la police canadienne ou des motards pouvaient surgir inopinément. N'importe quel automobiliste ou chauffeur routier passant à point nommé remarquerait immanquablement une bagarre..., ce qui serait préjudiciable aux deux clans.
  
  Européens et Yankees, à cran, se mesuraient du regard, cherchant à évaluer jusqu'où irait la hardiesse des autres.
  
  Venez me rejoindre, Youri, répéta Coplan d'une voix ferme, tout en tenant à l’œil les trois hommes les plus proches de lui.
  
  L'interpellé, pas trop rassuré, acheva de prendre pied sur le sol. Des véhicules, encore éloignés, arrivaient dans les deux sens, ce qui contraignit les Américains à l'inaction alors que l'agent soviétique se frayait un chemin parmi eux.
  
  Si vous osez partir, nous vous dénoncerons aux Canadiens dès que vous aurez le dos tourné, menaça Starnes. Il y a un téléphone à moins d'un demi-mile.
  
  Ne vous gênez pas, grinça Coplan. Je leur raconterai comment vous vous étiez emparés de nous.
  
  Mais Clark, exaspéré, ne supportait pas l'idée d'être dépossédé aussi aisément de son gibier. Il n'y avait plus qu'une solution, extrême et hasardeuse : assommer ces deux types et les fourrer dans le coffre de la Dodge. Après, son équipe aurait le temps de se retourner. Il attendit que le camion et la voiture se fussent croisés sur la route puis, d'un geste impératif, il convia Starnes et les deux autres Fédéraux à capturer le Français et Tatosov, qui se dirigeaient vers la serviette et la valise abandonnées dans l'herbe.
  
  Bien qu'ayant tourné le dos aux Américains, Coplan et le Russe étaient trop sur leurs gardes pour ne pas percevoir l'élan pris par leurs antagonistes. Instantanément sur la défensive, ils firent front à leurs agresseurs. Ces derniers, attaquant par paire chacun des Européens, voulurent appliquer les techniques d'immobilisation que les inspecteurs de police ont coutume d'utiliser contre les malfaiteurs chevronnés : paralysie des bras par une clé de judo, puis abaissement du veston dans le dos de manière qu'il remplisse l'office de camisole de force. S'amenant les mains pendantes et la mâchoire soudée, Clark et Starnes fondirent sur Coplan. Le premier fut accueilli par un coup de talon sur la rotule expédié en rase-mottes. Francis, presque assis sur sa jambe fléchie, le buste en biais, releva de la main gauche le bras de Starnes et lui assena sous les côtes un coup du tranchant de sa main droite, horizontalement.
  
  Le gros Clark, qui avait chargé comme un rhinocéros, fut bloqué sur place par une douleur si aiguë qu'il crut sa jambe brisée. Sa bouche large ouverte laissa échapper une exclamation angoissée tandis que sa lourde masse pivotait sur elle-même. Quant à son collègue, il accusa réception en grimaçant un rictus muet, son souffle lui faisant affreusement défaut.
  
  
  
  
  
  Coplan, dans ces sortes de circonstances, ne s'accommodait jamais de demi-mesures. Ne se préoccupant pas de Tatosov, en train d'en découdre avec ses propres agresseurs, il exploita son avantage en achevant Starnes d'un atemi sur la carotide et gratifia Clark, par la même occasion, d'une deuxième décharge de son pied gauche qui, cette fois, visa le niveau de la ceinture. Cela s'était passé en moins de deux secondes ; les deux G'men titubants, chancelants, parurent tenir debout par miracle. Starnes, le regard fixe, pliant soudain des genoux, s'écroula comme un spaghetti qu'on déposerait dans une assiette. Clark, courbé en deux, un bras serrant son ventre et le masque frappé de stupidité, vacillait sur sa jambe valide. Une chiquenaude aurait suffi à l'expédier au sol, mais une voiture apparaissant dans le lointain dissuada Francis de renverser le détective.
  
  Hey ! Ne bougez plus ! clama-t-il à l'intention des assaillants de Tatosov. Il arrive du monde.
  
  Le Russe et les Américains se tapaient dessus avec une ardeur toute patriotique, les uns cherchant à l'envoyer dans les songes par un direct péremptoire, l'autre esquivant avec habileté, plaçant parfois un crochet d'une efficacité détonante.
  
  L'appel de Coplan produisit une trêve quasi magique. Clark parvint même à redresser son torse et à prendre une attitude presque normale. Par une entente tacite, le groupe se resserra pour dissimuler le corps de Starnes aux yeux du conducteur de l'auto qui approchait. Profitant de cette pause obligatoire, Coplan dit aux trois policiers :
  
  N'insistez pas, ça va mal finir. Si on se fait tous piquer ici, c'est moi qui courrai le moins de risques. Et si vous avez le malheur de blesser l'un de nous, vous ne passerez plus de l'autre côté de la frontière. Alors quoi ?
  
  Le chuintement des pneus de la voiture décrut aussi brusquement qu'il s'était amplifié. L'occupant du roadster n'avait adressé qu'un regard morne aux hommes qui semblaient bavarder très naturellement sur le bord de la route.
  
  Essoufflés, les Américains auraient sans doute repris la bagarre si Starnes avait encore été en mesure d'y participer. Mais ils avaient eu un échantillon du savoir-faire des deux agents secrets et les paroles de Coplan les ramenaient à la raison. Désormais, tenter d'amener contre leur gré les deux fugitifs aux États-Unis relevait de l'utopie. L'erreur avait été de laisser débarquer l'un d'eux car, dans la limousine, ils étaient réduits à l'impuissance.
  
  Okay, capitula Clark, sûr qu'il boiterait pendant trois jours. Fichez le camp, vous avez gagné.
  
  Il lui en coûtait horriblement de l'admettre, mais un incident avec les autorités du Québec, au sujet d'un Français, entraînerait des conséquences plus désagréables encore.
  
  So long, dit Francis en guise d'adieu. Et sans rancune, bien entendu.
  
  Tatosov frémissait de satisfaction. Insolent, il esquissa un geste obscène signifiant universellement que ses adversaires pouvaient aller se faire empaler. A la suite de Coplan, il traversa la route en oblique, non sans jeter des coups d’œil par-dessus son épaule. Les hommes du F.B.I., fatalistes, se désintéressaient déjà d'eux : ils relevaient Starnes en lui tapotant le dos.
  
  Cinq minutes plus tard, un automobiliste complaisant voulut bien s'arrêter pour prendre à son bord les deux rescapés.
  
  Je m'en vais à Lachine, dit-il. Ça vous convient-il ?
  
  D'accord, acquiesça Francis.
  
  La dernière vision qu'il eut, en montant dans la voiture, fut Clark, débout devant la Dodge, et qui levait le pouce en montrant la direction opposée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  A Lachine, un faubourg de la banlieue ouest de Montréal, les deux complices sautèrent dans un taxi; ils atteignirent l'aéroport de Cartierville avec un retard de plus de trois quarts d'heure sur l'horaire prévu. Le bar du club aéronautique étant à front de rue, ils purent se faire déposer en face de la porte et pénétrer en coup de vent dans l'établissement.
  
  Il n'y avait que cinq ou six consommateurs, dont un juché sur un tabouret et dont l'expression tourmentée se modifia dès qu'il aperçut les arrivants. C'était un homme d'une quarantaine d'années, en veste de daim et chemise à col ouvert, à la figure burinée que durcissaient encore des cheveux bruns taillés en brosse. Ses joues plates, entaillées d'une ride verticale, sa bouche mince, son nez fort et droit lui composaient un visage sérieux, imprégné de cette énergie qu'accompagne, chez des êtres intelligents, une compréhension profonde d'autrui. Il descendit lentement de son tabouret, fit deux pas vers Coplan et dit, la main tendue :
  
  Capitaine Beaulieu. Heureux de vous rencontrer. Puis, à Tatosov, avec une aisance tranquille :
  
  Bonjour, monsieur. Je commençais à m'inquiéter, mais je vois que vous n'avez pas eu d'accident fâcheux.
  
  Le Russe, lui serrant la main, dit sans sourciller :
  
  Pardonnez-nous notre retard. Il était dû à des circonstances indépendantes de notre volonté.
  
  Beaulieu, surpris de l'entendre s'exprimer en français, arqua les sourcils. Il leva les yeux vers Coplan, faillit poser une question, se ravisa et enchaîna :
  
  Désirez-vous boire quelque chose ou partons-nous tout de suite ?
  
  Je vais acheter deux bouteilles de bière, mais j'aime autant décamper, marmonna Francis qui, entre-temps, avait jeté un regard circulaire dans la salle.
  
  Attendez, je m'en occupe, fit le capitaine. Il retourna au bar, régla sa consommation et prit un petit carton de six bouteilles puis, revenant à ses interlocuteurs, il confia :
  
  L'avion est au parking, tout est prêt.
  
  Ils s'y rendirent en file indienne, le Russe se préparant à un éventuel contrôle de police. Mais l'embarquement dans le quadriplace « Antilope » s'opéra de la manière la plus simple, sans aucune formalité. Tatosov s'assit dans un fauteuil du second rang et Coplan s'installa à côté du pilote. Par radio, Beaulieu demanda à la tour l'autorisation de décoller. Il dut patienter quelques minutes, reçut le feu vert. L'appareil, à aile basse et à train d'atterrissage escamotable, était équipé d'un turbopropulseur de 665 CV. Il s'envola avec une légèreté de libellule, grimpa jusqu'à l'altitude prescrite en effectuant un large virage, mit enfin le cap sur l'est. Le capitaine ôta ses écouteurs. Détendu, il avoua :
  
  Vous m'avez fichu la frousse, tous les deux. J'étais sur le point d'avertir le conseiller Payette. Que s'est-il produit, que vous ne soyez pas venus à l'aérodrome à l'heure prévue ?
  
  Oh ! dit Coplan. Nous avons eu quelques ennuis. En fait, ça n'a pas arrêté depuis hier soir. Bien des gens se disputent le privilège d'héberger notre ami Tatosov.
  
  Ah bon ? s'étonna Beaulieu. Vous avez eu maille à partir avec des concurrents ?
  
  Plutôt, oui. Il n'y a pas une heure, nous étions prisonniers d'agents spéciaux du F.B.I. et, la nuit passée, des Soviétiques nous ont assiégés dans un cottage. Enfin, voilà, nous sommes en l'air, c'est l'essentiel.
  
  Ébahi, le capitaine tourna la tête vers son voisin.
  
  Et vous n'avez pas été poursuivis jusqu'à l'aéroport ? s'enquit-il avec une anxiété rétrospective.
  
  Non. La rupture a été brutale dans les deux cas.
  
  Tatosov, qui avait été contraint de se taire depuis qu'ils avaient faussé compagnie aux gars du F.B.I., intervint :
  
  J'ai bien cru que vous me laissiez tomber, Coplan. C'était d'ailleurs votre droit, mais j'ai drôlement sursauté quand vous avez crevé les pneus. Un instant, j'ai pensé que vous tiriez sur les types.
  
  Bigre ! dit Beaulieu. Il vous a même fallu jouer du pistolet ? Où cela s'est-il passé ?
  
  Sur la route de Montréal à Malone. Les Américains nous avaient kidnappés devant l'aérogare de Dorval en se faisant passer pour des inspecteurs de la police canadienne. Une péripétie parmi d'autres. Pour ma part, je craignais surtout que vous ne repartiez à Ottawa, croyant que nous nous étions fait arrêter. Nous aurions été dans de beaux draps.
  
  Non, je ne serais pas reparti, assura Beaulieu, catégorique. J'aurais attendu toute la journée, et même une partie de la nuit. Car le sort de Tatosov m'intéresse au premier chef : je suis l'attaché naval de l'ambassade et j'ai tenu à participer à votre mise en lieu sûr. Et cela, à cause de la fameuse phrase clé sur laquelle M. Payette m'avait interrogé : « Viper a rejoint Stanavforlant ». Comment avez-vous pu obtenir cette information, Tatosov ?
  
  Qui aurait pu la procurer au G.R.U., si ce n'est un des gros bonnets de l'O.T.A.N. ? répondit le Russe, sarcastique. Moi, je la tenais d'un de mes collègues du Chiffre, à Leningrad.
  
  Crénom, bougonna Beaulieu. Ce gros bonnet, connaissez-vous son identité ?
  
  Nous reparlerons de ça plus tard, si vous le voulez bien. En présence de personnes qualifiées, susceptibles de me donner des garanties.
  
  Seul le bruit du moteur meubla le silence. L'avion volait au-dessus de régions verdoyantes, sous un plafond de nuages obscurs aux contours bien délimités qui voguaient en troupeau vers l'intérieur du continent. Ayant remarqué qu'un fort vent debout diminuait la vitesse de l'appareil par rapport au sol, le pilote accrut la puissance du turbopropulseur.
  
  Nous n'allons pas à Saint-Pierre-et-Miquelon, annonça-t-il à ses passagers. Je préfère forcer l'allure car du gros temps arrive de l'Atlantique.
  
  Oui, je vois que vous gouvernez sud-est, dit Francis. Où diable avez-vous l'intention d'atterrir ?
  
  Eh bien, le hasard a voulu que je puisse profiter d'un ensemble de facteurs favorables. Quand j'ai su de quoi il s'agissait, j'ai relancé l’État-major de la Marine afin de savoir si un de nos bâtiments croisant dans l'Atlantique ne pouvait faciliter votre voyage vers la France. Or, il se trouve dans le porte-avions Clemenceau navigue dans le nord. En ce moment, il fonce à notre rencontre à la vitesse de 32 nœuds, et comme nous avons une heure de retard, nous aurons moins de chemin à parcourir.
  
  Coplan eut une mimique de satisfaction.
  
  Quel honneur ! apprécia-t-il. La Royale ne recule devant aucun sacrifice. Puis, méfiant :
  
  Ne méditeriez-vous pas de subtiliser mon protégé au profit du S.R. de la Marine, capitaine ? Je vous préviens que ses révélations appartiennent en exclusivité au S.D.E.C. et que je devrais m'opposer à tout interrogatoire qu'on voudrait lui faire subir.
  
  Beaulieu afficha une mine réservée.
  
  Heu... Il est vraisemblable que Tatosov possède quelques renseignements qui concernent plus spécialement la Marine, argua-t-il. Quel inconvénient y aurait-il à ce qu'il les divulgue ? Vous serez quand même amenés à nous les communiquer ultérieurement.
  
  Ultérieurement, oui, opina Francis. Mais pas tout de suite. Moi, j'ai des instructions précises et j'entends les suivre.
  
  Si vous êtes venu au Canada pour repêcher cet officier du Djambul, c'est en partie grâce à moi, riposta Beaulieu, légèrement acerbe. Payette n'a commencé à prendre cette histoire au sérieux qu'après une conversation que nous avons eue. J'estime donc que la Marine a autant de droits que le S.D.E.C. sur les confidences que pourrait faire l’intéressé.
  
  Le responsable de ce désaccord suivait le dialogue avec un amusement rentré. Enfin délivré de ses inquiétudes, Tatosov observait en arbitre cet échange de répliques. Peu lui importait, quant à lui, de vider son sac devant un service ou un autre pourvu qu'il fût français.
  
  Coplan rétorquait :
  
  Vous oubliez que si Tatosov a fait appel à moi, c'est en raison de relations antérieures, et parce qu'il en escomptait un traitement de faveur. Je doute qu'il y renonce maintenant ; or, c'est ce qui lui pend au nez s'il parle avant que je l'y autorise.
  
  L'espion russe comprit l'avertissement. Il intercala :
  
  Il est inutile de vous chamailler. Vous aurez la priorité, Coplan. Je vous dois bien ça, après les heures que nous venons de vivre.
  
  Beaulieu se dit qu'il y aurait sûrement du tirage à bord du porte-avions. Les officiers de renseignements n'admettraient pas sans renâcler qu'on les privât d'une si belle prise. Il voyait d'ici leur mine hautaine. S.D.E.C. ? Connaissons pas. Vous, monsieur Coplan, veuillez accompagner le lieutenant. Vous, Tatosov, par ici.
  
  Des rafales de vent secouaient parfois l'avion d'une façon assez rude. Déjà, en contrebas, se dessinait la ligne sinueuse de la côte. Sur l'océan, une houle moutonnante déferlait en longs rouleaux successifs. Coplan, soucieux de ne pas envenimer prématurément ses rapports avec Beaulieu, reprit sur un ton plus détaché :
  
  Combien de temps devrons-nous voler, approximativement, pour atteindre le Clemenceau ?
  
  Environ deux heures et demie. Le bâtiment est au sud de la Nouvelle-Écosse, à quelque six cents milles de la côte. Moi, je n'ai pas le moyen de le repérer, mais lui nous guidera.
  
  
  
  
  
  Le capitaine Beaulieu entra en liaison radio avec le porte-avions vers deux heures de l'après-midi. Il apprit que l'Antilope était déjà localisé par un des deux radars de veille aérienne du vaisseau et il reçut des indications pour un changement de cap.
  
  La visibilité était bonne, le vent ayant balayé les brumes qui, très souvent, encrassent l'horizon dans ce secteur de l'Atlantique.
  
  Les occupants de l'appareil ne tardèrent pas à découvrir le Clemenceau, bien que sa masse grise se confondît avec le vert sale des eaux : la longue traînée blanche de son sillage, tracé par des hélices animées d'une puissance de 126 000 CV, dénonçait sa présence.
  
  Beaulieu entama la procédure d'appontement, conformément aux directives qu'il recevait de l'îlot de navigation protégé contre les radiations atomiques.
  
  Vu du ciel, le bâtiment se présentait comme un rectangle très allongé dont le côté arrière était un peu désaxé. Avec sa masse de 31 000 tonnes et ses 258 mètres de long, il ne constituait cependant qu'un aéroport naval de dimensions restreintes. Il vira de bord afin que l'avion de tourisme pût apponter face au vent. Pour le capitaine Beaulieu, poser l'Antilope sur la piste du vaisseau ne constituait pas une performance exceptionnelle. La manœuvre, facilitée par le radar spécial et le miroir d'appontage, était moins délicate avec un petit avion à hélice qu'avec des appareils de combat à réacteur. Le train d'atterrissage tricycle toucha sans dureté le début de la piste et, bien que ne pouvant être freiné par les brins d'accrochage, le quadriplace s'immobilisa aux deux tiers de la longueur disponible.
  
  Aussitôt, des hommes en combinaison de l'aéronavale coururent vers lui afin de l'amarrer à une place de parking, près des « Étendards » monoplaces aux cocardes tricolores.
  
  Les trois voyageurs descendirent sur le pont blindé, furent accueillis par des officiers qui les menèrent à l'intérieur du bâtiment. Par un ascenseur, ils gagnèrent tous ensemble le niveau situé sous le hangar des appareils de combat et empruntèrent de longues coursives pour aboutir, finalement, au carré des officiers supérieurs.
  
  Tatosov, dévisagé avec curiosité, mais sans sympathie par leurs cicérones, pénétra derrière Beaulieu et Coplan dans une pièce confortable où les attendaient deux officiers en tenue bleu foncé à galons dorés et un civil qui ne semblait guère à sa place sur ce vaisseau de guerre : un homme d'une soixantaine d'années, corpulent et trapu, au faciès préoccupé, portant des lunettes et pourvu de gros sourcils grisonnants.
  
  Coplan n'exprima sa surprise que d'un battement de paupières : Il n'avait pas prévu du tout que son chef — le Vieux en personne — se porterait au-devant d'eux en plein Atlantique !
  
  Il y eut un chassé-croisé de présentations : le contre-amiral, commandant du bord, salué par le capitaine Beaulieu, lui fit connaître le capitaine Lacaze, puis le civil qu'il désigna sous le nom de « Monsieur Bourgeois », de Paris. Après quoi le Vieux présenta Coplan au contre-amiral et à Lacaze, en parant celui-ci de la qualité de « confrère de la Marine ».
  
  L'agent soviétique, laissé un peu à l'écart, n'en ressentait aucune acrimonie, sachant qu'il deviendrait bientôt le point de mire de l'assemblée, et se félicitant in petto qu'un des grands pontes des Services spéciaux français eût pris la peine de se déplacer pour lui.
  
  Le contre-amiral s'enquit auprès de Beaulieu s'il désirait se reposer à bord ou s'il voulait redécoller pour Ottawa sans délai.
  
  Le capitaine ayant manifesté l'intention de ne pas s'attarder, en raison de la tempête qui se levait peu à peu, des instructions furent données à l'un des officiers qui avaient amené au carré les trois arrivants ; Beaulieu prit congé.
  
  En serrant la main de Coplan, il lui glissa :
  
  Vous, n'aurez pas à défendre votre proie. La question a été résolue d'avance, à ce que je vois. Francis marmonna :
  
  On peut faire confiance à mon chef, pour ce genre de choses. Merci pour votre bonne coopération.
  
  A peine Beaulieu eut-il tourné les talons que le Vieux tira Coplan par la manche :
  
  Vous étiez en retard, FX-18, fit-il remarquer à mi-voix, avec son aigreur habituelle.
  
  Francis fut dispensé de lui répondre par une intervention du contre-amiral :
  
  Veuillez prendre place, messieurs. Aimeriez-vous boire un café ?
  
  Ses compatriotes acquiescèrent en souriant. S'adressant alors plus particulièrement à Tatosov, qui n'avait pas répondu parce qu'il se croyait exclu de cette offre, l'amiral demanda :
  
  Vous aussi ?
  
  Le Russe approuva de la tête. Visiblement, il ne savait où s'asseoir, ne devinant pas si les Français le considéraient comme un invité ou un prisonnier. Coplan lui dit :
  
  Venez de mon côté. Puis, aux autres :
  
  Tatosov connaît parfaitement notre langue. Je tiens à signaler qu'il a sauvé la vie d'un citoyen français chargé d'une mission diplomatique extrêmement délicate au Yémen, et que j'en ai été le témoin. Ne serait-ce que pour ce motif, il est digne d'égards.
  
  Le Vieux plissa le front. Ainsi, ce transfuge était bel et bien l'homme qui avait abrité Michel Bernard ? De fait, il avait alors rendu à la France un service dépassant largement la simple sauvegarde de l'existence d'un individu, et tiré du pied de Coplan une sérieuse épine.
  
  Les cinq hommes s'installèrent à la table, le contre-amiral à la tête, le Vieux et le capitaine Lacaze d'un côté, Coplan et l'agent soviétique de l'autre. Le maître du Clemenceau offrit des cigarettes, un matelot apporta bientôt les tasses de café.
  
  Ensuite, il y eut un flottement. A qui appartenait-il d'ouvrir le débat, dans cette singulière réunion ?
  
  Le Vieux, dont la patience n'était pas la qualité dominante quand il participait à un conciliabule, ouvrit le feu :
  
  Quelles étaient exactement vos fonctions en Union soviétique, Tatosov ?
  
  L'intéressé lui répéta ce qu'il avait déjà dit à Coplan et ajouta que, lors de son affectation au bureau de la section navale du G.R.U. à Leningrad, il avait notamment eu pour attributions de contacter des « courriers » venant de l'Europe de l'Ouest avec des renseignements recueillis tantôt en Allemagne fédérale, tantôt en France et au Benelux. Puis le Russe enchaîna :
  
  Mais avant d'aller plus loin, je précise que je ne ferai des révélations qu'à la condition de recevoir les assurances suivantes : octroi de la nationalité française sous une nouvelle identité, un travail normalement rétribué ne m'astreignant pas à de l'espionnage, et la faculté de m'établir dans le midi de la France dans une maison qui serait la mienne, en toute propriété. Cela ne me paraît pas exorbitant, en regard de ce que je peux vous apporter.
  
  Le Vieux, avec une moue assez sceptique, objecta :
  
  Nous avons aussi nos sources d'information. Peut-être surestimez-vous la valeur de vos renseignements, lesquels ont des chances d'être périmés. Si je suis venu ici, c'est justement pour en accélérer l'exploitation car, dans ce domaine, tout évolue très vite. Alors, si je suis d'accord en principe, je me réserve quant au troisième point que vous avez soulevé.
  
  Accoudé à la table, les épaules tassées, il dirigeait vers Tatosov un regard aigu, scrutateur et vaguement sardonique.
  
  Mais cet examen ne démonta pas l'agent russe, qui déclara :
  
  Vous aurez l'occasion de constater que mes prétentions sont très modestes. Je sais très bien qu'on ne roule pas des gens comme vous, et qu'il vous serait facile de vous débarrasser de moi si je vous racontais des balivernes. Mon sort est entre vos mains, vous avez toutes les cartes, sauf une : il vous est impossible de vérifier si je vous livre intégralement ce que j'ai dans la tête.
  
  C'était, en effet, le fond du problème. Pour tirer le maximum de profit du retournement d'un agent secret, il convient de ne pas le vexer par un marché trop inégal, sans quoi il garde pour lui un certain nombre d'éléments qu'il estime préférable de tenir en réserve.
  
  Le capitaine Lacaze, brûlant de curiosité, aurait volontiers souscrit aux demandes du Russe; il suivait cette passe d'arme préliminaire avec un feint détachement, tout en manipulant un stylo bille.
  
  Le « pacha » du porte-avions, impénétrable, engoncé dans la dignité de sa charge, laissait de bonne grâce aux spécialistes le soin de mener l'interrogatoire de cet auxiliaire inattendu.
  
  Coplan, lui, étudiait avec une attention concentrée les petites bulles que provoquait à la surface du café une quantité de deux morceaux de sucre.
  
  Le Vieux reprit, incisif :
  
  Étant de la partie, vous devez savoir que les allégations d'un agent adverse sont toujours sujettes à caution, au moins jusqu'à ce qu'on ait eu le temps de les vérifier. Donc, en tout état de cause, vous serez gardé à vue pendant quelques semaines, ce qui est d'ailleurs préférable pour votre sécurité.
  
  Ça, j'en suis persuadé, dit Tatosov avec un âcre sourire. Maintenant, allez-y, posez-moi des questions.
  
  Contrairement à ce qu'espérait Lacaze, le Vieux ne sollicita pas sur-le-champ de plus amples détails sur la manière dont le G.R.U. était informé des déplacements du submersible nucléaire britannique Viper. Il questionna longuement le Russe sur la situation, l'aménagement et l'organisation des bureaux du G.R.U. à Leningrad, comme s'il attachait la plus grande importance au fonctionnement administratif de cette branche des services soviétiques.
  
  Tatosov répondit à tout avec une apparente franchise, avouant parfois ignorer des points secondaires tels que le nombre de collaboratrices féminines opérant dans le bâtiment ou celui des gens ayant accès aux locaux du Chiffre.
  
  Puis, sans transition, le Vieux s'enquit :
  
  Et vous, comment ce renseignement concernant le Viper vous a-t-il été transmis ? Si je comprends bien, vous n'auriez pas dû en hériter; cela ne se rapportait pas à vos activités.
  
  Son interlocuteur le reconnut :
  
  C'est exact. Normalement, je n'avais pas à le savoir. Cela s'est produit l'avant-veille de mon embarquement sur le Djambul. J'étais allé porter des documents à un collègue qui procède au décryptage et, incidemment, il m'a annoncé cette nouvelle parce qu'il savait que j'allais naviguer dans l'Atlantique, sans plus.
  
  Est-ce la seule raison qui l'a poussé à commettre cette indiscrétion ? insista le Vieux, un sourcil levé.
  
  Non, avoua Tatosov. Il m'en a parlé parce que, précisément, ma mission était d'aller chercher en Amérique des fournitures rassemblées par nos correspondants au sujet des balises posées au fond des mers à l'usage des sous-marins atomiques.
  
  Lacaze et l'amiral eurent un léger haut-le-corps, dont le Russe s'avisa. Il les fixa successivement, puis poursuivit à leur adresse :
  
  Savez-vous ce qui a incité les chefs de notre espionnage naval à donner à nos agents aux U.S.A. l'ordre de se procurer le plus d'informations possible sur ces balises ?
  
  Les deux officiers faisant un signe de dénégation, il prononça :
  
  Parce qu'ils ont déjà réussi à en obtenir de capitales sur celles qu'on a immergées pour vos Redoutable, Terrible et Foudroyant. En cas de menace de conflit, ceux-ci pourraient être détruits avant d'avoir lancé un seul de leurs engins nucléaires.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Tatosov put se flatter d'avoir causé une certaine sensation.
  
  Si le Vieux et Coplan n'eurent qu'une réaction modérée, Lacaze et le contre-amiral attaquèrent à deux mains le rebord de la table et avancèrent le buste, interloqués.
  
  Voilà qui réclame des explications, grommela le commandant du porte-avions. Quelle corrélation établissez-vous entre les balises de position et une destruction éventuelle du submersible ?
  
  Au bout d'un temps, l'homme du G.R.U. répondit :
  
  A première vue, il n'y a pas de corrélation. Mais supposez qu'un adversaire connaisse le signal sonar secret par lequel on peut exciter ces bouées pour leur faire émettre l'indicatif autorisant leur repérage, et puis qu'on les double d'une mine à grande puissance dont le détonateur serait amorcé par l'appel sonar.
  
  Lacaze et l'amiral pincèrent leurs lèvres, leur visage reflétant une stupéfaction identique. Coplan, qui avait tourné la tête vers Youri, réalisa qu'il n'avait pas saisi toute la portée de la phrase que le Russe avait prononcée à Caughnawaga. C'était pire qu'il ne l'avait soupçonné.
  
  Le Vieux bougonna :
  
  Moi, la Marine n'est pas mon fort, je l'avoue. Soyez donc un peu plus explicite. Qu'est-ce que ça signifie, ces balises, ces signaux sonar qui peuvent faire sauter une mine ?
  
  L'amiral entreprit de le lui exposer sommairement :
  
  Voici : en divers endroits des océans, on immerge des balises secrètes qu'un sous-marin peut « activer » à distance quand il est dans les parages. La balise lance alors des trains d'ondes ultra-sonores grâce auxquels le S.N.L.E. (Sous-marin nucléaire lance-engins) peut déterminer sa position avec une précision absolue, sans faire surface. Il est alors en mesure de tirer ses engins M.S.B.S. (Engin Mer-Sol-balistique-stratégique) vers un objectif situé en territoire ennemi même si, après de longues pérégrinations en profondeur, il en a été réduit à chercher la balise pour refaire le point.
  
  Lacaze compléta :
  
  Le signal de télécommande qui « éveille » la balise pourrait engendrer simultanément l'explosion d'une mine, pour autant que celle-ci ait été dotée d'un récepteur ad hoc qui actionnerait le détonateur.
  
  Puis, à Tatosov, avec une incrédulité persistante :
  
  Vous prétendez que le S.R. soviétique a non seulement pu découvrir les emplacements de nos alises, mais aussi le moyen de les faire répondre ? Cela me paraît absolument invraisemblable.
  
  Attention, fit le Russe. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. J'ai déclaré que notre S.R. possédait des informations capitales sur vos balises. Grâce à elles, il peut les interroger, donc les repérer. Ce sont les caractéristiques du signal d'appel que les agents du G.R.U. se sont appropriées. La localisation des bouées n'est donc plus qu'une affaire de temps, et je peux vous dire qu'on en a déjà détecté quelques-unes, les recherches étant circonscrites par le rayon d'action de vos missiles : nos sous-marins patrouillent dans des régions distantes de moins de trois mille kilomètres des centres vitaux de notre territoire.
  
  La figure de Lacaze se renfrogna davantage. Les affirmations de Tatosov prenaient une consistance effrayante. Le Vieux en discernait pleinement la portée à présent : la détention d'un tel secret, par un ennemi éventuel, pouvait être exploitée de diverses manières, soit que les balises fussent réduites au silence en cas de tension grave, soit qu'elles devinssent un piège pour les submersibles qui tenteraient d'opérer un relèvement sur elles.
  
  L'amiral ne dissimulait pas sa consternation. Remplacer les balises existantes par d'autres, qui fonctionneraient sur des fréquences différentes en captant de nouveaux signaux, serait un travail coûteux et de longue haleine. Il faudrait modifier aussi les appareils émetteurs des sous-marins... et les Russes seraient capables de s'emparer encore de leurs schémas si, pour commencer, on n'éliminait pas leurs espions.
  
  Qu'ils se fussent lancés dans la même entreprise du côté américain, dont la flotte nucléaire sous-marine devait jouer un rôle primordial en matière de dissuasion, était une perspective proprement affolante.
  
  Lacaze, nerveux, questionna :
  
  Avez-vous les coordonnées des bouées qui ont été localisées déjà par vos unités ?
  
  Ah non, cela n'a pas été communiqué à mon service. Ces emplacements, notre Amirauté seule les connaît. Et puis, elle en a sûrement découvert d'autres depuis mon départ de Leningrad.
  
  Le Vieux, soucieux surtout d'obtenir du transfuge des indications immédiatement utilisables, tira sa pipe et une blague à tabac de sa poche avant de reprendre la parole.
  
  Procédons par ordre, dit-il en recourant à l'une de ses locutions favorites. Revenons d'abord à l'affaire du Viper. Si vous ne nous donnez pas des précisions sur l'antenne que le G.R.U. a placée à l'O.T.A.N., nous ne serons pas plus avancés. Il me faut des éléments tangibles, sans quoi vos aveux ne nous serviront à rien. Quelle est la filière entre l'Ouest et Leningrad ?
  
  Tatosov but une gorgée de café, déposa sa tasse. Il avait conscience que l'entretien atteignait sa phase cruciale, et que son avenir dépendait des réponses qu'il ferait. Coplan l'examinait de biais comme un fauve observe sa progéniture.
  
  Le Russe s'éclaircit la voix, articula :
  
  Eh bien, les renseignements concernant le Viper et ceux relatifs à vos balises proviennent d'un même expéditeur. A mon avis, et compte tenu de l'organisation type de nos réseaux, cet expéditeur doit centraliser des informations recueillies par diverses sources ; par de véritables espions, si vous préférez. Moi, j'ai contacté à plusieurs reprises dans la ville de Leningrad l'agent de liaison qui apportait les documents. Il voyage sous le nom de Grueling, et l'homme qui lui remet, à l'Ouest, le matériel codé est désigné sous le pseudonyme de Norman.
  
  Un instant, dit le Vieux en se munissant d'un stylo bille. Vous dites Grueling... Prénom, âge, signalement ?
  
  Théodore, un peu moins de 40 ans, taille moyenne. Il doit peser dans les 70 kg. Cheveux châtains, face glabre. Il a une figure banale : un front moyen, des joues plates sans rides, un menton assez étroit. Ses yeux sont bleu-vert, soulignés d'une poche peu accusée. Le nez droit, à l'arête relevée, est assez haut par rapport à la bouche. Celle-ci, aux commissures tombantes, donne à la physionomie de Grueling un aspect déprimé.
  
  La denture ?
  
  Normale.
  
  Oreilles ?
  
  Hautes, étroites; le lobe inférieur, charnu, est raccordé à la joue. C'est son seul signe particulier.
  
  Fait-il de fréquents voyages entre l'Ouest et l'Union soviétique ?
  
  Pendant la durée de mon stage, j'ai dû le rencontrer deux fois, à six semaines d'intervalle. Je ne sais pas si ses déplacements sont réguliers.
  
  Vous a-t-il parlé de Norman ?
  
  Très vaguement. Il n'avait pas à le faire, vous comprenez. C'est moi qui l'ai questionné, prudemment, quand l'idée m'est venue de choisir la liberté. Je m'étais dit que cela pouvait devenir un gage très important quand je serais de l'autre côté de la barrière. Mais je n'ai pas obtenu grand-chose. C'était dangereux de se montrer trop curieux.
  
  Enfin, qu'avez-vous appris ?
  
  Que Norman doit habiter en Belgique, dans la région de Bruxelles, qu'il échange sa serviette contre celle de Grueling pendant un trajet en taxi et qu'il a comme couverture la profession de dentiste. Rien de plus.
  
  Les regards des Français se croisèrent. Bien que ces indices ne fussent pas négligeables, ils ne menaient pas très loin.
  
  Contrairement aux espérances des officiers et du Vieux, les révélations de l'agent russe n'autorisaient pas un coup de filet spectaculaire.
  
  Déterminer quelle était la véritable personnalité de Norman, établir ses accointances avec un haut fonctionnaire de l'O.T.A.N. et d'autres « correspondants » domiciliés en France allait exiger une longue et patiente enquête.
  
  Le Vieux, devançant la suggestion que ne pouvait manquer de formuler le capitaine Lacaze, lui dit :
  
  Des recherches vont devoir être poursuivies conjointement : vous, à la Marine, il vous incombe de trouver l'individu qui a livré à Norman la clé des signaux sonar. Nous, au S.D.E.C., nous allons tâcher de repérer ce Grueling. Peut-être parviendrons-nous, les uns et les autres, à remonter jusqu'à Norman et à le prendre en tenaille.
  
  Lacaze, arborant un masque soucieux, murmura :
  
  L'ennui, c'est que nous n'avons pas de point de départ. Ces signaux d'interrogation sont émis automatiquement : il suffit d'appuyer sur un bouton. Ni les opérateurs, ni même les commandants de sous-marins n'en connaissent les particularités. Celles-ci ont été fixées dans les ateliers où sont construits les générateurs d'ondes ultrasonores et les récepteurs enfermés dans les bouées. Mais les fabricants ignorent, eux, à quoi sont destinés les appareils que la Marine leur commande. Alors, à quel échelon pourrait se situer la fuite ?
  
  Cela, il vous faudra un examen plus approfondi pour le déceler, estima le Vieux. Si les Soviets ont réussi à découvrir la faille du système, vous êtes mieux placé qu'eux pour cerner la question.
  
  L'amiral qui avait commandé auparavant un groupe d'action anti-sous-marine, continuait de frémir, à la pensée que des submersibles français risquaient, en cas de guerre, de se détruire eux-mêmes ou de lancer leurs engins à l'aveuglette.
  
  Il déclara, les deux poings sur la table :
  
  La toute première chose à faire, c'est de prévenir l'Amirauté que les balises ont cessé d'être opérationnelles. Même en temps de paix, nos bâtiments ne peuvent plus s'y fier. Supposez que l'ennemi en ait déplacé de trois ou quatre kilomètres : ce serait suffisant pour dérégler les tirs.
  
  Oui, bon sang ! s'écria Lacaze, mécontent de ne pas y avoir pensé. On ne saurait même pas d'où vient l'erreur ! Cela peut flanquer une pagaille terrible, car on aurait du mal à deviner ce qui est en cause ; la position du sous-marin ou les instruments de guidage du missile.
  
  Pour la première fois, Coplan fit entendre sa voix :
  
  Vous permettez, messieurs. Évitons les décisions hâtives. Je vous propose de soumettre Tatosov à un second interrogatoire dans la soirée. Ceci nous accordera un délai de réflexion indispensable après cette conversation qui nous a tous ébranlés. Amiral, peut-être serait-il bon de faire conduire notre hôte à la cabine qui lui a été réservée ? Je dois vous avouer que nous sommes assez fatigués, lui et moi, et que deux ou trois heures de sommeil ne nous feraient pas de mal.
  
  Cette requête inattendue suscita quelque surprise, tant elle paraissait tomber hors de propos. C'était si flagrant que le Vieux comprit illico qu'elle était justifiée par une raison majeure.
  
  Entrant dans le jeu de son subordonné, il l'appuya :
  
  Ma foi, je n'y vois pas d'inconvénient. Un peu de repos rafraîchira sans doute la mémoire de notre camarade ex-Basoufian.
  
  Le contre-amiral, perplexe, pressa de l'index un bouton. Un des matelots de garde à la porte du carré fit son apparition, se mit au garde-à-vous.
  
  Veuillez conduire monsieur à l'une des chambres de l'hôpital, lui dit le commandant de bord. Qu'on lui procure tout le nécessaire : linge, vêtements, objets de toilette. Et un repas, s'il le désire.
  
  Au Russe :
  
  Le quartier-maître Le Goff se tiendra à votre disposition. Nous nous reverrons tout à l'heure.
  
  Tatosov, aussi étonné par ce congé inopiné, n'en conçut pas une satisfaction sans mélange. Incertain, il se leva, salua tout le monde d'une brève inclinaison de tête, puis il se retira.
  
  Lorsque la porte se fut refermée derrière lui, Lacaze apostropha Coplan :
  
  Pourquoi l'avez-vous fait partir ? Il ne nous a pas encore dit le quart de ce qu'il sait !
  
  Francis prit une cigarette, son visage reflétant une complète sérénité.
  
  Je l'ai éloigné parce que je ne pouvais pas, devant lui, m'opposer à des mesures que je crois prématurées, déclara-t-il. Notamment l'envoi de ce message à l'Amirauté.
  
  Ah ? fit l'amiral, les traits lourds. Pourquoi donc ?
  
  Parce que nous ne sommes pas certains que Tatosov dise la vérité.
  
  Un silence régna pendant que Coplan allumait sa cigarette. Le Vieux, accoudé, se tournait les pouces, sa pipe fichée au coin de sa bouche. Les deux officiers semblaient désorientés.
  
  Lacaze s'enquit finalement :
  
  Avez-vous des doutes à son sujet ?
  
  Moi ? Non, pas spécialement. Mais nous sommes obligés d'en avoir. Devant des assertions aussi stupéfiantes, la méfiance est de rigueur. Je pense qu'avant d'aller plus loin, il convient d'examiner cette histoire par tous les bouts. Le Vieux hocha la tête approbativement.
  
  C'est aussi mon avis. Plus la mariée est belle, plus l'époux a de chances de porter des cornes. Et quand on m'expédie un beau cadeau, j'ai tendance à étudier la ficelle avant d'ouvrir le paquet. Première hypothèse de travail : qu'arriverait-il si nous prenions pour argent comptant les allégations de Tatosov alors qu'elles seraient fausses ?
  
  L'amiral et le capitaine réfléchirent un moment.
  
  Coplan avança :
  
  Nous réagirions comme si elles étaient vraies. C'est-à-dire que nous interdirions à nos sous-marins de recourir aux balises déjà posées puisqu'on ne pourrait plus s'y fier.
  
  Oui, dit l'amiral. En outre, nous hésiterions à en immerger d'autres, attendu que le nouveau signal d'appel pourrait être communiqué aux Russes comme le précédent.
  
  Lacaze renchérit :
  
  Et nous vivrions dans un état d'incertitude permanente que des enquêtes ne pourraient dissiper puisqu'elles n'aboutiraient pas.
  
  Voilà, opina le Vieux. Nous serions dans un tel embarras que, pendant des mois, l'efficacité de notre force de frappe stratégique subirait un sérieux handicap. Et que serait-ce si nous introduisions le même doute chez les Américains en leur refilant les confidences de notre transfuge !...
  
  Pour les Soviétiques, la perte d'un agent importerait peu, en regard des résultats d'une intoxication aussi colossale.
  
  Il y eut un silence. Il apparaissait clairement aux quatre hommes que, si le Russe avait menti, les investigations qu'ils déclencheraient constitueraient un énorme gaspillage de temps, d'efforts et de crédits.
  
  Comment en avoir le cœur net ? demanda Lacaze à Coplan. Quels arguments pouvez-vous faire valoir pour ou contre la sincérité de Tatosov ? Vous êtes le seul à le connaître..., si tant est qu'on puisse se targuer de connaître un spécialiste du Renseignement.
  
  L'intéressé arbora une mine dubitative.
  
  Dans ce domaine, les impressions personnelles ne valent pas lourd, en effet, concéda-t-il. On doit essayer de se former une opinion en se basant sur des faits. A l'actif de l'intéressé, on peut retenir que son comportement en Arabie, vis-à-vis de Michel Bernard, frisait l'insubordination : il avait soustrait à des agents égyptiens qui étaient ses alliés un otage auquel ils attachaient un grand prix. Et cela, de sa propre initiative, par humanité.
  
  Je veux bien l'admettre, dit le Vieux, entouré d'un nuage de fumée. Mais je vous ferai remarquer que s'il a raconté plus tard cette histoire à ses chefs, ceux-ci ont dû voir immédiatement le parti qu'ils pouvaient en tirer. Quelle aubaine, que d'avoir sous la main un agent colporteur de bobards qui s'est acquis des droits à notre gratitude !
  
  En joueur d'échecs rompu à toutes les astuces, il plissait des yeux sarcastiques révélant que de semblables manigances ne lui déplaisaient pas. L'amiral questionna Coplan :
  
  L'avez-vous interrogé sur les raisons qui l'ont poussé à trahir son pays ?
  
  Oui, bien sûr, mais nous ne pouvons ajouter foi à ce qu'il prétend. Si cela fait partie d'un scénario, il joue le rôle d'un personnage dont les ressorts ont été soigneusement agencés. Non, il faut chercher ailleurs. Dans ses actes.
  
  Coplan relata succinctement l'épisode du cottage, quand des émissaires de l'ambassade soviétique avaient tenté de s'emparer du déserteur. Puis il souligna :
  
  Il m'est impossible d'interpréter son attitude, en cette occasion. Qu'il soit un imposteur ou un authentique renégat, il ne pouvait agir autrement qu'il ne l'a fait, c'est-à-dire se montrer prêt à se battre à outrance. Mais, ensuite, quand nous avons été aux prises avec des Américains qui voulaient lui mettre le grappin dessus, je dois convenir qu'il a tout mis en œuvre pour favoriser mes projets. Or, s'il méditait uniquement de nous empoisonner avec de fausses nouvelles, il pouvait aussi bien s'accommoder de son sort et les refiler aux Américains. Ceci, à mon sens, plaide en faveur de sa sincérité.
  
  Hum, fit le Vieux, d'un air pas très convaincu. Vous fournissez deux raisons de croire à la véracité de son retournement, et pourtant vous avez été le premier à mettre ses paroles en doute. Qu'est-ce qui vous chiffonne ?
  
  Coplan contempla le bout de sa cigarette comme si cette petite surface rougeoyante recelait les mystères d'une boule de cristal.
  
  Le fait que nous ayons pu fausser compagnie à cette équipe de Russes de Montréal m'a paru bizarre par la suite, avoua-t-il. Ces gens-là cernaient le cottage. Le feu les a surpris, certes, mais ils devaient se douter que nous l'avions allumé pour nous évader. S'ils redoutaient d'être aperçus dans les lueurs de l'incendie, il leur suffisait de se replier à quelque distance de là. Je ne comprends pas pourquoi ils ne nous ont pas repris en chasse après notre sortie. Moi, à la place de leur chef, je vous garantis que j'aurais eu la peau du traître..., si c'en était un. Les Américains, pourtant moins bien renseignés, ont retrouvé notre piste, et ces types-là, non !
  
  Le Vieux articula, sans retirer sa pipe de sa bouche :
  
  Oui, ce point est troublant, je vous l'accorde. Cependant, il y a autre chose, qui ne l'est pas moins : le sous-marin anglais Viper a bien rejoint le gros de la force navale de Stanavforlant. C'était vrai, indéniable. Les Soviétiques auraient-ils été retors au point de nous informer qu'ils possèdent un espion dans les hautes sphères de l'O.T.A.N. ? Si l'on envisage la possibilité d'une intoxication, ce présent n'était pas indispensable.
  
  Le capitaine Lacaze objecta :
  
  Voire ! C'était un merveilleux appât. La preuve, c'est qu'il vous a incité à envoyer Coplan au Canada. Et que risquait le G.R.U. ? Peut-être a-t-il déjà retiré du circuit le personnage en cause ?
  
  Bref, conclut l'amiral avec un robuste bon sens, nous ne pouvons trancher ni dans un sens ni dans l'autre. Le mieux serait donc de vérifier les assertions de Tatosov car si, par hasard, ce qu'il affirme est vrai, l'affaire est considérable. Elle signifierait un affaiblissement, invisible mais réel, de la puissance nucléaire de l'Occident, le pointage des missiles devenant aléatoire.
  
  Coplan, qui ne détestait pas user de la manière forte pour lever une incertitude, suggéra :
  
  Que pensez-vous d'un interrogatoire au troisième degré, assez prolongé ? Même avec les plus coriaces, ça finit par donner des résultats.
  
  Son chef secoua négativement la tête.
  
  Si votre bonhomme est animé d'intentions louables, des sévices le feront plutôt rentrer dans sa coquille. Et ça, c'est ce qui pourrait nous arriver de pire. Je suis plutôt partisan de la douceur : essayons d'extraire de lui le maximum. Sa franchise ou sa fourberie ne manqueront pas d'être mis en lumière, tôt ou tard, par les recoupements que nous opérerons.
  
  Coplan, pensif, se gratta la tête. Puis il regarda successivement ses interlocuteurs.
  
  Il y aurait un moyen d'être fixés, mais sans doute l'estimerez-vous trop radical...
  
  Dites toujours, invita le Vieux.
  
  Selon Tatosov, des sous-marins russes s'emploieraient à localiser nos balises en vue de les piéger dans l'avenir, en cas de crise aiguë ou avant qu'ils lancent une offensive-éclair. Retournons le procédé contre eux : dotons nous-mêmes quelques-unes de nos bouées d'une mine à détonateur piézoélectrique et prescrivons à nos commandants de bord de s'en tenir à l'écart. Si un submersible adverse déclenche le signal d'interrogation pour situer une de ces balises, il fera exploser la mine. Pour peu qu'on introduise un système de retardement dans le détonateur, ce submersible sera arrivé si près qu'il sera détruit par la déflagration.
  
  L'amiral et Lacaze, presque scandalisés, arquèrent les sourcils. Il allait fort, l'agent du S.D.E.C. ! Envoyer par le fond, en temps de paix, une unité inconnue qui chercherait simplement à repérer une bouée...Mais si la sécurité future des sous-marins nucléaires français et américains dépendait de cette expérience, en définitive ?
  
  Lacaze, sceptique, concéda :
  
  Je vais soumettre cette proposition à l'Amirauté.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le porte-avions cinglait vers les côtes d'Europe à sa vitesse de combat, en dehors des voies maritimes suivies par les navires de commerce entre les deux continents. Bourré de bombes, de roquettes, d'obus, de torpilles, de grenades et d'autres munitions, portant trois flottilles d'avions à réaction (spécialisées dans l'interception, l'attaque et la lutte sous-marine) pouvant être catapultés à la cadence d'un appareil toutes les trente secondes, équipé de six radars, ce volcan flottant qu'était le Clemenceau n'accomplissait ce soir-là qu'une croisière pacifique dont le but essentiel était de ramener au plus tôt, en France, trois passagers civils.
  
  Tatosov avait été cuisiné longuement par le Vieux et par le capitaine Lacaze, le rôle de Coplan se limitant à celui de témoin.
  
  Francis avait constamment surveillé le jeu de physionomie du Russe et il continuait à se demander si ce dernier les induisait en erreur avec une habileté diabolique ou s'il déballait à cœur ouvert ce que ses fonctions lui avaient permis d'apprendre.
  
  Au demeurant, Tatosov inspirait la sympathie, mais c'était encore là un des traits communs à tous les as de l'espionnage : sans qu'on sache pourquoi, ils forcent l'amitié.
  
  Coplan s'évertuait surtout à reconstituer la personnalité foncière du Russe en se remémorant ses souvenirs d'Aden. Alors, Tatosov s'était montré tel qu'il était, sans contrainte : flegmatique, aimant ses aises, hospitalier, traitant un peu par-dessous la jambe les affaires arabes et démontrant que la notion de solidarité européenne assouplissait, pour lui, les strictes consignes de Moscou.
  
  Oui, si quatorze mois ne s'étaient écoulés depuis cette époque, Coplan aurait cru sans restriction à la volte-face de l'agent soviétique. Il avait vu celui-ci blasé, jouisseur, insouciant. Mais qu'avait fait de lui ce stage de « rééducation » à Leningrad ? Un révolté ou un robot ?
  
  Tatosov avait fourni des détails complémentaires. Grueling était allé une fois chez Norman, comme client : ç'avait été leur premier contact. C'est ainsi qu'il avait su que Norman était dentiste. Il n'y était jamais retourné après. Grueling voyageait-il avec un passeport soviétique? Non, sûrement pas. Autrichien : le plus commode, pour des hommes devant se déplacer de part et d'autre du Rideau de fer. Quelle route empruntait-il ? Leningrad, Varsovie, Prague, Munich à l'aller, Stockholm au retour, ou vice versa. Plusieurs convoyeurs de documents utilisaient ces itinéraires jalonnés de relais. Non, il n'y avait pas de liaison radio clandestine directe entre Norman et la centrale de Leningrad.
  
  Questionné sur ses missions aux Etats-Unis, en tant que membre de l'équipage du Djambul, Tatosov cita les pseudonymes et les signalements des hommes qui, à Detroit et à Chicago, lui avaient remis des documents lors de son précédent voyage. Il dévoila aussi de quelle manière étaient organisées les rencontres.
  
  Connaissait-il, lui, la fréquence et la nature du signal ultra-sonore capable d'activer les balises françaises ? Avec précision, non, mais il savait que la fréquence se situait aux environs de 35 000 périodes par seconde et que le signal consistait en plusieurs signes de l'alphabet morse mis bout à bout.
  
  Ni l'amiral ni Lacaze ne pouvant juger de l'exactitude de ces indications, un radiogramme chiffré fut expédié séance tenante à l'Amirauté pour élucider ce point. La réponse parvint deux heures plus tard : c'était vrai, quoique trop vague. Cela ne prouvait pas de façon irréfutable que les Soviétiques possédaient la clé du système.
  
  A l'issue de l'entretien, le Vieux et Coplan eurent une conversation privée à la cafétéria du navire.
  
  Il va falloir creuser tout cela, bougonna le patron du S.D.E.C. Ce gaillard me déroute. Il est très décontracté, parle tant qu'on veut, semble n'avoir rien à cacher mais, manque de chance, aucun de ses propos ne peut être vérifié sur-le-champ. Malgré tout ce déballage, nous ne pouvons pas procéder à la plus petite arrestation, ni même saisir un fil comme début d'une enquête.
  
  Oui, je m'en rends bien compte, dit Coplan. Ce Grueling, par exemple. Ce serait prendre les Russes pour des imbéciles que de croire qu'après la désertion de Tatosov, ils ne se sont pas empressés de le ranger dans un placard. On ne le reverra jamais plus à l'Ouest.
  
  C'est couru d'avance. Enfin, il y a Norman. Celui-là, ils ne le mettront pas en veilleuse, attendu que Tatosov n'était pas censé avoir la moindre information à son sujet. Vous allez devoir vous occuper de lui, F.X.-18.
  
  Je sentais venir cette faveur, grimaça Francis. Aurai-je le privilège de me faire traiter chez tous les dentistes de l'agglomération bruxelloise ?
  
  Vous êtes trop malin pour user de cet expédient, renvoya le Vieux. Je vous accréditerai auprès de la Sûreté de l'État, à Bruxelles. Ces gars-là ne sont pas manchots en matière de contre-espionnage et ils surveillent d'assez près tout ce qui gravite autour de l'O.T.A.N. Vous trouverez auprès d'eux un précieux concours.
  
  J'en aurai besoin, soupira Coplan.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, il alla trouver Tatosov dans sa cabine, question de bavarder avec lui et de lui faire ses adieux.
  
  L'ex-agent du G.R.U. paraissait pleinement satisfait de sa nouvelle existence. On lui avait donné des livres, des cigarettes et même une bouteille d'alcool. Il pouvait quitter sa cabine et aller respirer l'air du large sur le pont, à la seule condition d'être accompagné d'un quartier-maître.
  
  Quand il vit entrer Coplan, son visage s'éclaira.
  
  Ça me fait plaisir de vous voir ailleurs qu'autour d'une table de conférence, déclara-t-il. Prenez le fauteuil, je m'assoirai sur le lit. Eh bien, maintenant, ne croyez-vous pas que vous avez bien fait de voler à mon secours ?
  
  Son visiteur, les jambes allongées et les mains croisées sur son estomac, lui décocha un regard teinté de bonhomie.
  
  Oui, admit-il. Vous nous avez apporté une kyrielle de renseignements du plus grand intérêt et très inquiétants pour nous. L'ennui, c'est que nous ne puissions pas en tirer une conséquence pratique, palpable. On m'envoie à Bruxelles pour identifier Norman, et je ne vois pas encore comment je pêcherai ce requin.
  
  Ah ! fit Tatosov. C'est à vous qu'on confie ce sale boulot ?
  
  Il en paraissait sincèrement navré. Attrapant un paquet de cigarettes, il le tendit à son hôte, qui en prit une. Lorsque les deux Gauloises eurent été allumées, il reprit :
  
  Évidemment, vous ne pouvez pas compter sur Grueling pour vous mener à lui. Mes anciens chefs doivent le considérer comme grillé.
  
  Cela va de soi. Mais êtes-vous sûr de ne plus avoir au fond d'un tiroir un détail quelconque concernant Norman ? Sur l'apparence ou l'emplacement de son domicile, sur une habitude, une particularité physique, que sais-je ?
  
  Tatosov s'absorba dans une intense réflexion. Puis, ne trouvant rien, il fixa Coplan et dit :
  
  Vous me soupçonnez de vous avoir raconté des blagues, hein ? C'est ça ? Vous essayez de me mettre à l'épreuve ?
  
  Coplan aspira une bouffée de sa cigarette, expulsa la fumée par ses narines et garda le silence.
  
  Tatosov, irrité, haussa les épaules.
  
  Bref, je suis un salaud de toute façon, poursuivit-il sur un ton grinçant. Ou bien parce que je trahis mon pays, ou bien parce que je vous trompe par des mensonges. Il n'y a pas de milieu.
  
  Francis ne broncha toujours pas, l'agent russe étant assez intelligent pour deviner ce qu'il pensait.
  
  Cédant soudain à un besoin de se justifier, Tatosov s'exclama :
  
  Est-ce que vous ne pouvez donc pas comprendre ? Dans votre esprit, je serais un individu parfaitement estimable si je fermais ma gueule tout en sachant que mon pays est en train d'acquérir une supériorité telle qu'il peut impunément volatiliser le vôtre ! Alors je mériterais votre considération la plus distinguée ! Mais si je tente de vous ouvrir les yeux et d'empêcher que vous ayez les mains ligotées avant qu'on vous administre le coup de grâce, je deviens méprisable, indigne de confiance, plus suspect qu'un malfaiteur! Le monde est-il devenu fou ? Qui est honnête, de celui qui s'associe servilement à la préparation d'une prochaine hécatombe ou celui qui cherche à l'éviter ?
  
  Impassible, Coplan laissa tomber :
  
  Le problème n'est pas là. Il est de savoir si vous cherchez réellement à l'éviter. Rien, dans ce que vous avez dit, ne me permet d'en être sûr.
  
  Tatosov explosa :
  
  Est-ce ma faute si nos services sont cloisonnés ? Si je ne peux vous livrer que des indications fragmentaires ? Vous, mieux que personne, devriez être au courant du fait que des précautions inimaginables sont prises dans les services spéciaux pour que chacun de leurs membres n'ait qu'une vision partielle d'une situation, et cela jusqu'au sommet ! Me reprochez-vous de n'avoir été qu'un subalterne ?
  
  Pour apaiser sa colère, Coplan se mit à lui parler en russe :
  
  Je ne vous reproche rien, Youri. Je constate simplement que vos déclarations, pour sensationnelles qu'elles soient, nous placent devant un sacré dilemme car elles ne sont étayées par aucune preuve. Vous devez cependant vous en être avisé, non ?
  
  Tatosov se calma aussi vite qu'il s'était emporté. Il posa sur Coplan un regard méditatif, inquisiteur. Il logea sa cigarette au coin de sa bouche et se croisa les bras.
  
  Bon, dit-il. D'accord. Je ne peux pas prouver que j'ai dit la vérité, mais je vais vous donner un tuyau par lequel vous pourrez vous assurer que Grueling existe, que je ne l'ai pas inventé...
  
  L'attention de Coplan s'aiguisa.
  
  Ce ne serait déjà pas si mal, concéda-t-il. Je vous écoute.
  
  Les traits de son interlocuteur se détendirent, et ce fut avec une sorte de gaieté intérieure qu'il murmura :
  
  Ceci n'a rien à voir avec le métier, c'est pourquoi je n'en ai pas dit un mot lors des interrogatoires. Il y a des choses qui ne regardent pas nos chefs, mais vous ce n'est pas pareil. Grueling m'a raconté un jour qu'à chacun de ses passages à Bruxelles, il allait coucher avec une fille appelée Mady.
  
  Le sourire malin de Tatosov s'accentua tandis qu'il reprenait en confidence :
  
  Une fille formidable. Vicieuse à en rêver, marchant dans toutes les combines. Elle lui avait fait des trucs inoubliables, à ce qu'il paraît. Tellement portée sur l'amour que, pendant les entractes, elle s'amusait avec un... un... Je ne sais pas comment on dit en français. Une fausse, quoi ! Il se tapa sur la cuisse au souvenir de ce que Grueling lui avait expliqué.
  
  Comme ça, précisa-t-il en montrant le poing, le tranchant de la main gauche posé droit sur la saignée du bras, et en hochant la tête pour confirmer ses dires au cas où Francis ne l'aurait pas cru. Un drôle de cinéma, qu'elle offrait avec cet engin. Ça réveillait Grueling, forcément, de la voir se passer de lui. Et elle lui tirait la langue, en plus. Alors il se précipitait de nouveau sur elle et la sérénade recommençait. Il partait crevé, au milieu de la nuit.
  
  Mignonne ? s'enquit Francis.
  
  Et comment ! Grueling n'est pas le type à exagérer ; quand il m'a affirmé que c'était une vraie beauté, il en avait l'air très convaincu. Une brune d'environ 25 ans, splendidement galbée, avec de longs cils, un nez de faunesse et une bouche sensuelle, aux lèvres toujours entrouvertes.
  
  Ouais, mais où habite-t-elle ?
  
  Elle travaille dans une boîte de nuit. Enfin non : un de ces petits cafés intimes comme ils en ont en Belgique. Celui-là s'appelle Le Neptune. Je n'en connais pas l'adresse mais il est situé dans une ruelle proche de la gare du Nord. Grueling m'avait recommandé d'y aller, si un jour je devais m'arrêter à Bruxelles. Profitez-en à ma place, veinard !
  
  Animé par d'autres objectifs que d'assister aux intéressantes performances de la demoiselle, Francis se promit de lui rendre visite. L'air égrillard de Tatosov montrait qu'il reléguait au second plan les choses sérieuses et qu'il n'était pas fâché de donner une tournure plus amicale à sa conversation avec Coplan. Souriant, ce dernier lui dit :
  
  Vous, malheureusement, vous allez encore être condamné au célibat pendant des semaines. J'ai entendu dire qu'il était question de vous garder à bord de ce vaisseau. Nulle part vous ne seriez plus en lieu sûr.
  
  Ça m'est égal, j'ai l'habitude de la mer, dit Tatosov. Je me rattraperai quand le danger sera passé.
  
  Puis, avec un regain de plaisir rétrospectif :
  
  Sacré Grueling ! Il était plus loquace sur le chapitre des filles qu'au sujet de son boulot. Il n'a pas que les oreilles d'un satyre, figurez-vous. La mentalité et l'instrument. Ses yeux luisaient quand, un jour, il m'a demandé si je ne m'étais pas payé une esclave, au Yémen.
  
  L'aviez-vous fait ?
  
  Oui. Pas vous ?
  
  Je n'ai pas eu le temps d'y penser. Mais je suis revenu de là-bas, à Djibouti, avec une Arabe du tonnerre. Une Égyptienne du clan opposé, pour qui j'ai eu des faiblesses.
  
  Le Russe, hilare, lui décocha un clin d’œil et prononça :
  
  Plus tard, je vous demanderai aussi des tuyaux. A Paris, il doit y avoir tout ce qu'on peut souhaiter de mieux au monde.
  
  Ils devisèrent encore quelques minutes comme larrons en foire, puis Coplan déclara :
  
  Je ne sais pas si je vous reverrai ici. Demain, un avion va m'emmener en Europe. Enfin, je tenais à vous dire que j'étais content d'avoir pu m'acquitter de ma dette.
  
  Tatosov fit un geste. Désinvolte.
  
  Je n'avais pas hébergé Michel Bernard pour vous faire plaisir, et encore moins dans l'espoir d'en être récompensé. Si les hommes de tous les bords mettaient un peu d'huile dans les rouages, on cesserait de se ruer vers l'abîme.
  
  « Amen », pensa Coplan, qui avait perdu depuis longtemps toute illusion sur ses contemporains.
  
  
  
  
  
  Le capitaine Lacaze ayant regagné Brest pour le déclenchement d'investigations auprès d'ingénieurs des fabrications militaires de la Marine, et le Vieux étant retourné à sa « tour de contrôle » dans l'ancienne caserne qui constitue le quartier général du Service, Coplan débarqua à Bruxelles trois jours après avoir abandonné le Clemenceau dans l'Atlantique.
  
  Muni par son chef de toutes les introductions voulues, tant auprès de la Sûreté de l'Etat de Belgique qu'auprès des hautes instances de l'O.T.A.N., il avait cependant été autorisé à agir comme il l'entendait.
  
  Coplan avait une répugnance innée à l'égard des grandes machineries administratives. En l'occurrence, il s'en méfiait d'autant plus que l'un des principaux « correspondants » de Norman devait occuper un poste à l'échelon le plus élevé du Conseil de l'Organisation Atlantique ou à l'état-major de Saclant. Une interférence accidentelle pourrait alerter l'espion et, par son intermédiaire, parvenir à Norman.
  
  Au volant de sa DS, Coplan se rendit à l'hôtel Westbury, un haut building incurvé, situé sur la pente qui s'étale entre le cœur de la ville et son boulevard de ceinture.
  
  Le temps était frais et ensoleillé. De la chambre qui lui fut dévolue, Francis put contempler le panorama de la cité dominé par trois monuments qui, par leur frappante dissemblance, évoquaient le passé, le présent et l'avenir de la capitale : la flèche gothique de l'hôtel de ville, le dôme d'une laide basilique érigée au cours du dernier demi-siècle et, dans le lointain, l'étrange construction futuriste de l'Atomium.
  
  Dans l'heure suivante, alors qu'il déambulait dans le bas de la ville, Coplan s'aperçut des prodigieux changements qu'elle avait subis depuis son séjour précédent. Des pâtés d'immeubles avaient été abattus, remplacés par des édifices ultra-modernes. D'énormes travaux compliquaient la circulation, des établissements naguère célèbres avaient été rasés. L'agglomération avait un aspect disparate en raison du voisinage permanent d'édifices anciens et de réalisations récentes; sur le plan architectural, elle était à mi-chemin entre la Belle Époque et Tokyo.
  
  A en juger par la vitesse à laquelle s'opérait cette gigantesque transformation, on était en droit de se demander si une indication topographique vieille de quelques mois était encore valable.
  
  A l'approche de la place Rogier, les appréhensions de Coplan grandirent. Le quartier qu'avait mentionné Tatosov n'avait pas été épargné, semblait-il, par cette fureur rénovatrice. Un immense chantier s'étendait à la gauche de la place, et on y bâtissait plusieurs gratte-ciel.
  
  Ennuyé, Coplan accéléra le pas. Il ne désirait pas seulement retrouver cette Mady pour se convaincre que Grueling existait. Entre les palissades du chantier et les immeubles subsistants, il y avait une rue assez étroite, à sens unique, qui avait de tous temps marqué la lisière d'un Pigalle de seconde catégorie. Au bout de quelques mètres, Coplan nota, avec soulagement, que cet îlot des plaisirs faciles avait été respecté par les bulldozers. De minuscules boîtes de nuit alternaient avec ces petits cafés dont les vitrines, drapées de rideaux à mailles de filet, laissaient entrevoir des filles en minijupe, aux sourires câlins.
  
  Indifférent aux invites que lui lançaient sournoisement ces troublantes créatures, Francis patrouilla dans le secteur en vue de localiser le Neptune. Il n'était pas exagérément optimiste, l'enseigne de ces bars se modifiant presque aussi vite que se succèdent leurs pensionnaires.
  
  Inopinément, il repéra dans une rue transversale, en face d'un garage, des fenêtres sur lesquelles figurait en oblique le nom du « café » désigné par Youri. Une jeune femme, assise dans un fauteuil en surélévation par rapport à la rue, capta le regard du promeneur et lui adressa une mimique éloquente. Apparemment subjugué par le charme de la tentatrice, Coplan traversa la chaussée et pénétra sans coup férir dans cette accueillante maison. La belle enfant qui s'exhibait en vitrine n'était pas seule. Elle avait deux collègues aux robes provocantes, très courtes et à large décolleté, affalées sur une banquette de velours rouge. L'une était en train de coudre, l'autre lisait. L'entrée d'un client ragaillardit ces dames. Toutes trois l'entourèrent aussitôt, chacune s'efforçant de mériter sa préférence.
  
  D'emblée, les yeux de Coplan s'étaient fixés sur l'une d'elles, une brune d'une classe nettement supérieure à celle de ses rivales.
  
  Mady ? S'enquit-il.
  
  Oui, acquiesça la fille, mutine, en scrutant sa mémoire pour se souvenir si elle avait déjà vu ce grand type. Tu m'offres un verre ?
  
  Elle aurait été sidérée si elle avait pu deviner tout ce qu'il était prêt à lui offrir.
  
  Bien sûr, fit Francis.
  
  Où ça ? Ici ou en haut ?
  
  Là-haut, évidemment.
  
  C'était ainsi quatre fois sur cinq : les copines de Mady avaient dû s'en faire une raison. Il n'y avait qu'elle qui gagnait honorablement sa vie dans cette taule. La blonde, désappointée, retourna à sa fenêtre pour pêcher un autre quidam torturé par le démon; l'autre évincée reprit maussadement sa couture.
  
  Mady précéda Coplan vers un escalier en colimaçon dont elle gravit les marches en se déhanchant avec une canaillerie prometteuse. Elle avait des jambes superbes, gainées de bas-dentelles gris clair qui, par contraste, rehaussaient le hâle du haut de ses cuisses. Elle n'ignorait pas que ce spectacle suffisait souvent à mettre en condition l'homme le plus désabusé.
  
  Francis, astreint à d'autres préoccupations, fut néanmoins captivé par l'ascension de son hôtesse. Il avait déjà un aperçu assez grandiose du contenu de son slip quand il arriva à l'étage. Grueling, en effet, n'avait pas embelli la réalité lorsqu'il avait décrit la fille au camarade Tatosov.
  
  Elle referma la porte de la chambre, proposa avec un sourire équivoque :
  
  Je nous sers du champagne ?
  
  Eh oui, pourquoi pas ? dit-il en se massant la nuque.
  
  La pièce ne comportait pas de lit. Elle était aménagée en studio, avec un cabinet de toilette masqué par un rideau. Un grand divan vert clair occupait toute la longueur d'un des murs. Une table basse et un large fauteuil-club, posés sur une moquette beige, limitaient l'ameublement à un strict minimum.
  
  Tu sais, on n'a pas le droit de faire l'amour, expliqua Mady. C'est pas autorisé par la loi. Mais si tu prenais une deuxième bouteille, on pourrait tricher.
  
  Coplan se pétrit le menton. Ses intentions initiales subissaient une bizarre distorsion.
  
  Il reporta les yeux sur Mady. La physionomie de celle-ci trahissait une attente perverse. Se méprenant sur l'expression réfléchie de son visiteur, elle insista :
  
  Tu verras, ça vaut le coup. Tu n'es jamais venu ?
  
  Non.
  
  Alors, comment connais-tu mon nom ?
  
  Mets-nous les deux bouteilles, décida Francis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Dès qu'elle eut fini de poser le seau à champagne et les verres sur la table, Mady se déshabilla en un tournemain. Nue, les seins offerts, elle mit ses mains derrière sa nuque et s'étira voluptueusement en creusant les reins. Elle avait la moue, les courbes et l'impudeur agressive de ces mangeuses d'hommes dont en voit des photos dans les magazines érotiques. Une chair ferme, d'une admirable matité.
  
  Je te plais ? s'enquit-elle. Tu peux faire de moi ce que tu veux, tu sais. J'aime tout.
  
  Coplan, les mains sur les hanches et l'air indéchiffrable, la détaillait à loisir. Grueling n'avait pas dû s'embêter, certainement.
  
  Elle pivota sur elle-même, alla s'agenouiller sur le divan, tendit une croupe rebondie et dit en tournant la tête vers Francis :
  
  Si tu préfères comme ça, je ne t'en empêche pas, chéri. Pour l'inciter, elle fit quelques mouvements suggestifs, d'une lascivité suffocante. Puis, avec une mine railleuse, elle se coucha sur le dos et releva presque jusqu'à ses épaules ses genoux largement écartés.
  
  Ou bien ainsi, suggéra-t-elle en simulant à nouveau une joute amoureuse.
  
  Dans le silence épais de la pièce, cette exhibition d'une rare obscénité créait une tension envoûtante à laquelle il était difficile de se soustraire entièrement. Mady, consciente de la fascination qu'elle exerçait, accrut le réalisme de sa parodie en la ponctuant de petits râles extasiés. Les yeux révulsés, elle semblait se livrer avec frénésie à un partenaire déchaîné. Puis, au bout de quelques secondes, comme Francis ne bougeait toujours pas, elle interrompit son manège et, d'un bond, vint se coller contre lui. Elle lui prit les poignets et le força à plaquer ses mains sur la chair tiède et lisse de sa chute de reins.
  
  Ne me fais plus attendre, souffla-t-elle. Fais-moi mal. Enlève ça. Fébrile, elle défit la boucle de la ceinture, puis des boutons. Coplan l'écarta soudain de lui, sentant qu'elle était en passe de submerger sa volonté.
  
  Non, pas encore, murmura-t-il.
  
  Interdite, tenue à distance par deux bras puissants, elle le questionna du regard.
  
  Pourquoi ? fit-elle, sincèrement étonnée. Veux-tu que je...
  
  Elle ouvrit la bouche et pointa une langue rose dont la mobilité traduisait parfaitement l'usage qu'elle désirait en faire.
  
  Il ne put réprimer un sourire amusé.
  
  Non. Montre-moi plutôt comment tu te fais plaisir quand on n'apaise pas ton ardeur.
  
  Il relâcha les rondes épaules soyeuses qu'enveloppaient ses paumes, le contact prolongé de cette merveilleuse peau féminine l'excitant malgré lui.
  
  Mady, se disant qu'elle avait affaire à un client vicieux, lui demanda d'une voix feutrée :
  
  Qui c'est qui t'a dit ça ?
  
  Un copain. Un gars qui, comme moi, ne vient à Bruxelles qu'à de longs intervalles.
  
  Elle réfléchit, un doigt posé sur le bout de son nez. Elle en connaissait beaucoup, de ces types qui venaient la voir périodiquement.
  
  Il est comment, ton copain ?
  
  Châtain, une quarantaine d'années, assez costaud. Il parle avec un accent étranger. C'est un Autrichien.
  
  Attends voir. Il n'aurait pas les oreilles collées, comme ça ? dit-elle en pinçant le lobe des siennes pour les rapprocher de ses joues.
  
  Oui. Et il a une tête un peu triste.
  
  Ah ! je vois qui c'est, ton bonhomme. Un drôle de mec. Lui, il est plus facile à dégeler que toi, je te jure. Qu'est-ce qu'y me fait, ce salaud-là ! Théo, qu'il s'appelle, non ?
  
  Si, c'est bien lui. Quand est-il venu pour la dernière fois ?
  
  Il y a une quinzaine de jours, par là. Elle fronça les sourcils, reprit :
  
  Alors, c'est ça qui t'intéresse ? Faire le voyeur ? Eh bien, si tu me laisses tomber, moi je veux bien. Avant qu'il eût esquissé un geste pour l'en dissuader, elle avait disparu derrière le rideau du cabinet de toilette, et elle en ressortit presque aussitôt en tenant un objet en matière plastique gros comme un cierge.
  
  Tant pis pour toi, opina-t-elle en s'asseyant sur le rebord du divan.
  
  Coplan, plus éberlué qu'autre chose, en perdit le fil de ses idées. Au prix d'un effort mental, il parvint à s'abstraire des sortilèges maléfiques que suscitait la vision des artifices utilisés par la prostituée. Car, maintenant, elle ne mimait plus. Elle s'adonnait avec une tendre application à satisfaire son désir.
  
  Il se racla la gorge, articula :
  
  Il m'a souvent parlé de toi, Théo. Je ne dois pas être le seul auquel il a conseillé de passer un moment avec toi.
  
  Elle chuchota entre ses dents, le regard noyé :
  
  Laisse-moi tranquille. Tu ne vois pas que je songe ? Aah, le voyou... le vilain... Ce qu'il m'aime...
  
  Francis, énervé, fit deux pas vers elle et, en lui saisissant le poignet, mit brusquement un terme à ses manigances.
  
  Arrête, enjoignit-il, les traits durcis. Je veux savoir : y a-t-il quelqu'un d'autre qui soit venu de la part de Théo ?
  
  Furieuse d'être immobilisée alors que des ondes de volupté commençaient à la parcourir, elle jeta :
  
  Mais qu'est-ce qui te prend ? Tu ne vas pas me faire croire que tu es jaloux, sans blague ?
  
  D'une poussée, il la renversa en arrière, sans brutalité.
  
  Non, je ne suis pas jaloux, affirma-t-il, penché sur elle. Mais je ne te laisserai continuer que si tu me réponds franchement. Et cela peut te permettre de gagner beaucoup plus qu'une commission sur deux bouteilles de champagne.
  
  Elle fut déconcertée par le sang-froid de son interlocuteur. Elle rencontrait souvent des clients libidineux aux singulières exigences, mais celui-ci n'avait rien d'un désaxé sexuel, elle le sentait intuitivement. Étendue sur le dos, sa main droite toujours captive, elle se décontracta. Ce visage rapproché du sien l'intrigua.
  
  Gagner du fric ? s'informa-t-elle, cupide.
  
  Francis, en se redressant, fit un signe d'assentiment.
  
  Beaucoup, assura-t-il avec sérieux. Et sans difficulté ni danger. Contente-toi de me dire ce qu'il en est, c'est la seule chose qui m'intéresse. Je n'ai pas la moindre intention de coucher avec toi.
  
  Non ? fit Mady, sarcastique. Tu n'en as peut-être pas l'intention, mais tu en as une folle envie, ne me dis pas le contraire. C'est quoi, dans ta poche ?
  
  Elle le considérait narquoisement et, en posant sa question, elle avait baissé les cils vers la ceinture défaite.
  
  Il en resserra la boucle.
  
  T'inquiète pas, rétorqua-t-il. Tu as ce qu'il faut sous la main, si j'ose dire. Oui ou non, as-tu reçu un autre gars qui s'est réclamé de Théo ?
  
  La fille s'assit en tailleur sans lâcher son ustensile. Après un instant, elle marmonna :
  
  Oui, j'en connais un. Et alors ?
  
  Coplan soupira d'aise. Il versa du champagne dans les deux coupes, en présenta une à son hôtesse, puis il alluma deux cigarettes, dont une pour elle.
  
  Alors ? enchaîna-t-il quand il se fut désaltéré. Pour moi, c'est très important. Vient-il souvent, ce type-là ?
  
  Une fois par semaine.
  
  Peux-tu me le décrire ? Tu es bien placée pour ne rien ignorer de son anatomie.
  
  Minute, mon loup. Il me semble que tu avais parlé de pépites. Pour me rafraîchir la mémoire, tu devrais citer des chiffres. Dix billets de mille, à prendre ou à laisser. Et ça comprend un petit service.
  
  La somme était rondelette; visiblement, l'homme ne se prêterait pas à un marchandage.
  
  Allonge les sacs, invita Mady.
  
  Cinq d'abord, précisa-t-il en plongeant la main dans sa poche-revolver pour en extraire son porte-billets. Les autres avant que je m'en aille, selon ce que tu m'auras dit.
  
  Il lui tendit cinq coupures de mille francs belges qu'elle attrapa prestement de sa main gauche. Puis, prenant pied sur la moquette, elle s'en fut les cacher dans un des bonnets de son soutien-gorge. Après quoi, elle consentit à ranger dans le bidet son accessoire superflu. La démarche ondulante, elle revint s'asseoir sur le divan et, repliant ses jambes, sous elle, prononça :
  
  Il ressemble à un bourgeois bien correct. Ça n'empêche qu'il en veut pour ses ronds, massage et tout. Il n'arrête pas de me peloter pendant que...
  
  Je ne te demande pas ça, coupa Francis, impatienté. Dis-moi plutôt son âge, sa taille, son aspect physique.
  
  Elle supputa :
  
  Entre 40 et 45 ans. La même taille que Théo, à peu près. Mais il a une figure plus ronde et il est presque chauve. Habillé, il paraît moins gros qu'il ne l'est en réalité, car il a déjà une belle brioche. Enfin, il fait plutôt distingué, dans l'ensemble.
  
  La propension de Grueling à raconter ses bonnes fortunes risquait de coûter très cher à Norman.
  
  Coplan, qui avait spéculé sur ce trait de caractère du convoyeur, se mit en devoir d'exploiter davantage les failles de la psychologie masculine.
  
  T'a-t-il dévoilé son prénom ? s'enquit-il, sachant que si un homme peut le taire la première qu'il couche avec une professionnelle, il finit l'avouer les fois suivantes.
  
  Gilbert, cita Mady, candide.
  
  Sais-tu ce qu'il fait, comme métier ?
  
  Non, mais il serait toubib que ça ne m'étonnerait pas. Il a la manie de regarder l'intérieur de ma bouche.
  
  Tiens ! fit Coplan, un sourcil haussé. N'as-tu pas une idée de l'endroit où il habite ?
  
  Mais tu es rigolo ! s'écria la belle hétaïre. Que lui veux-tu, à ce nounours ? Ce n'est pas le genre de type à se mettre une méchante affaire sur bras. Tu ne vas pas me l'abîmer, j'espère ?
  
  Non, sois tranquille, affirma Coplan avec on air paterne. Je veux simplement le retrouver car Théo n'a pas son adresse, et il y a peu de chances qu'il revienne à Bruxelles au cours des prochains mois. Ton Gilbert vient-il te faire des politesses à jour fixe ?
  
  Oh non, il est très irrégulier. Il s'amène n'importe quand, mais toujours après huit heures du soir.
  
  Francis, sa cigarette fumante serrée entre ses lèvres, médita un petit moment, les yeux vagues. Puis il questionna :
  
  Théo ne t'a-t-il jamais parlé de lui ?
  
  Heu... C'est plutôt moi. Je lui ai signalé qu'un de ses copains était monté avec moi, et que c'était gentil de sa part de m'avoir envoyé un bon client.
  
  N'a-t-il pas fait de commentaires ?
  
  Non. J'ai même eu l'impression que ça l'ennuyait, dis-moi pourquoi !
  
  Coplan s'en doutait un peu, pourquoi Grueling n'avait pas été content. Il n'avait sûrement pas « envoyé » Norman. Celui-ci était venu de sa propre initiative, alléché par les confidences de son agent de liaison.
  
  Mady avança :
  
  Tu ne serais pas un détective privé payé par la femme de Gilbert, par hasard ?
  
  Coplan rigola.
  
  Si c'était le cas, je n'aurais pas besoin de chercher son adresse, souligna-t-il. Maintenant, écoute-moi bien : le petit service dont il était question tout à l'heure, le voici. Il extirpa de la poche de son veston un briquet en laque noire, le montra à la fille.
  
  Je vais te laisser ce briquet; ce n'en est pas un, d'ailleurs. C'est un petit émetteur. Ici, il y a un onglet d'allumage. Il suffit de l'abaisser pour que l'appareil fonctionne. Je voudrais que tu le mettes en marche, dans cette chambre, quand Gilbert reviendra. Si tu le fais, tu toucheras encore 10000 F, en plus de ce que je t'aurai donné. D'accord ?
  
  Mady afficha sa perplexité.
  
  Rien que pour ça ? demanda-t-elle, un peu incrédule. Que pour ça.
  
  Mais attention : pas un mot à Gilbert. Tu aurais les pires embêtements si tu le prévenais, je t'avertis.
  
  Elle comprit que cette mise en garde n'était pas une plaisanterie. Le faciès de son interlocuteur exprimait une calme détermination, exempte de bluff.
  
  Quelle idée as-tu derrière la tête ? demanda-t-elle, les yeux baissés sur le briquet qu'elle avait accepté. Tu voudrais nous entendre faire l'amour ?
  
  Imperturbable, il saisit la perche qu'elle lui tendait innocemment :
  
  On ne peut rien te cacher: Je veux même enregistrer la scène pour la faire entendre à Théo. On avait parié, tous les deux.
  
  Parié ? Sur quoi ?
  
  Moi, que Gilbert n'est plus dans la course, point de vue femmes.
  
  Elle eut une mimique de dérision, affirma :
  
  Tu vas perdre. Tu regretteras ton pognon, crois-moi.
  
  C'est mon affaire. Je tiens l'enjeu. Alors, cache ce bidule, et n'oublie pas de l'allumer. Tu me reverras le lendemain de la visite de ton pigeon. Il reprit son porte-billets et en préleva cinq autres coupures.
  
  Voilà le reliquat. Que dois-je pour le champagne ?
  
  600 la bouteille.
  
  Il lui remit le complément, ajouta :
  
  Sur ce, je me débine.
  
  Mady, vaguement vexée du dédain qu'il manifestait pour ses charmes, quitta le divan où elle abandonna l'argent et le briquet. Plantée devant Francis, elle lui murmura sur un ton de reproche :
  
  Voyons, tu n'es pas forcé de partir. Il n'y a pas un quart d'heure qu'on est montés. Dis-moi ce qui te plairait ?
  
  Que tu cesses de m'aguicher. Une panthère comme toi, j'ai trop de mal à lui résister.
  
  Mais pourquoi ? se plaignit-elle, désemparée. Tu crains que je sois malade ? Si c'est ça, j'ai de quoi te préserver. Elle tenta de lui mettre les bras autour du cou afin de se frotter à lui, mais il l'écarta avec une douce fermeté.
  
  Un autre jour, peut-être, promit-il à mi-voix. Ce soir, je suis pressé.
  
  
  
  
  
  En regagnant son hôtel, il eut un soliloque où la jubilation le disputait à une âpre ironie. Youri Tatosov, prisonnier sur un porte-avions, et dont la liberté future était suspendue aux résultats de l'enquête; le Viper, voguant sous les eaux de l'Atlantique, ses mouvements étant épiés par un agent à la solde des communistes; enfin, des sous-marins nucléaires russes cherchant dans les profondeurs océaniques des balises adverses dont la seule présence constituait une menace pour l'Union soviétique...
  
  Imaginer que la clé de tous ces événements se trouvait entre les mains d'une prostituée, au premier étage d'un petit bar de Bruxelles, eût pu paraître risible, invraisemblable, si l'on omettait d'accorder leur juste valeur au curieux détours de la nature humaine. Une énigme d'essence purement technique risquait ainsi d'être résolue grâce à la réputation de perversité que s'était acquise une fille !
  
  Malgré sa longue expérience, Coplan ressentait un certain effarement devant ce caprice de la destinée. En fin de compte, Grueling, même s'il était retenu en U.R.S.S., avait trahi à retardement le maître espion dont il transportait les messages secrets, et cela par des propos inconsidérés qui n'avaient aucun rapport avec son travail.
  
  Momentanément, Coplan jugea préférable de ne pas faire part de sa découverte à la police belge. Celle-ci n'aurait probablement pas hésité à monter une souricière autour du Neptune.
  
  Avec un individu aussi rusé que Norman, c'eût été aventureux.
  
  
  
  
  
  Coplan prit l'écoute chaque soir à partir de huit heures. Sa chambre, à cet égard, était admirablement située. Dominant de haut les immeubles du centre de la ville, éloignée de deux kilomètres à peine du bar, elle ménageait d'excellentes conditions pour la réception d'ondes radio.
  
  Un minuscule écouteur logé dans son oreille, Francis, anxieux au plus haut degré, prenait son mal en patience, mais il ne pouvait se dispenser d'égrener toutes les éventualités qui seraient susceptibles de détourner Norman des attraits vénéneux de Mady.
  
  Avait-il été avisé par Leningrad que Grueling était retiré du circuit en raison de la disparition d'un agent du G.R.U. passé à l'Ouest ? La fille du Neptune, moins sotte qu'on aurait pu le supposer, n'aurait-elle pas l'inspiration d'essayer de gagner sur deux tableaux en dévoilant la combine au respectable Gilbert ?
  
  Ce ne fut qu'au terme d'une attente épuisante que, le cinquième jour vers dix heures du soir, Coplan perçut soudain du vacarme dans son écouteur: de l'eau qui coulait à grand débit, en cataracte.
  
  Sur le qui-vive, il enfila immédiatement son veston, garnit ses poches de tout ce qu'elles devaient contenir mais, craignant de prendre ses désirs pour des réalités et de démarrer sur une fausse alerte, il ne se précipita pas d'emblée vers la porte.
  
  L'écoulement torrentiel s'apaisa, puis une voix féminine résonna très distinctement :
  
  Laisse, mon gros nounours. Je préfère te laver moi-même. C'est'y pas un bon début, pour être en forme ?
  
  Une voix masculine, grondante et un peu enrouée, répondit :
  
  Oui, je veux bien, mais n'insiste pas trop.
  
  Coplan traversa la pièce sortit dans le couloir. Pendant la descente de l'ascenseur, il n'entendit plus rien, la réception était brouillée par les parasites des tubes luminescents. Elle s'améliora lorsqu'il fut parvenu à l'extrémité du hall et redevint parfaitement nette quand il rejoignit sa DS en stationnement.
  
  S'étant assis au volant, il mit le contact et partit en direction de la Grand Place pour être sûr de ne pas s'égarer dans les voies à sens unique que multipliaient les grands travaux.
  
  Mady et son hôte étaient entrés dans le vif du sujet. Ils n'échangeaient plus que des onomatopées, bassement complaisantes et empreintes de flagornerie quand elles provenaient de la fille, spontanées quand elles émanaient de l'homme.
  
  Ils furent tous deux si actifs que Francis fut saisi d'une trouille bleue à la pensée qu'il arriverait trop tard à proximité du bar.
  
  Des embarras de circulation, qui l'obligèrent à rouler au pas, accrurent encore son énervement. Mentalement, il traita d'imbéciles les conducteurs qui le précédaient, comme si ces derniers pouvaient se douter de l'urgence de sa démarche.
  
  Des criailleries éperdues retentirent dans son appareil auditif, et il n'y avait pas à se méprendre sur leur sens : les deux partenaires communiaient dans un spasme final. Et Francis n'atteignait que la place de Brouckère, à quelque six cents mètres de sa destination ! Des feux rouges le poussèrent aux limites de l'exaspération. La piste d'un des plus dangereux agents de l'Est était pour ainsi dire à la portée de sa main, et le respect du code de la route menaçait de l'effacer.
  
  La sérénité revint dans l'esprit de Coplan au moment précis où il perdait espoir, car il entendit une phrase prononcée par Mady :
  
  Si, si, je veux que tu recommences, mon chéri. Tu vas voir, je vais t'aider à reprendre des forces. Ne m'en empêche pas ou je vais chercher Arthur.
  
  Oh, tu peux faire deux choses à la fois, bougonna Gilbert. Moi, je ne déteste pas.
  
  « La garce, persifla intérieurement Francis. Elle veut me faire perdre mon pari. »
  
  De meilleure humeur, il freina de bonne grâce devant un troisième feu rouge. Quelques minutes plus tard, il enfila la rue bordée d'un côté par les palissades, vira sur la droite au premier croisement.
  
  Il dut réduire l'amplification de son récepteur quand il passa devant les fenêtres voilées du Neptune. Là-haut, Mady se surpassait dans l'exercice de ses fonctions. Elle devait jouer à la nymphe rattrapée. Une nymphe ravie qui, par-dessus son épaule, lançait à son assaillant des injures enamourées tendant à lui faire croire qu'il était un des mâles les plus lubriques de la création.
  
  Francis gara sa voiture le long du trottoir, une trentaine de mètres au-delà du garage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Au bout de quelques minutes, Coplan sortit de sa DS pour se dégourdir les jambes. Gilbert, alias Norman, n'était pas encore sur le point de sortir du petit bar. Par appât du gain, par conscience professionnelle ou par dépravation, Mady semblait déterminée à le vider jusqu'à la moelle des os.
  
  Le comportement de l'espion ne surprenait pas Francis outre mesure. Si habile soit-il, et quelle que soit sa force de caractère, un individu ayant des activités occultes a plus besoin que d'autres de plaisirs excessifs qui le délivrent passagèrement de ses hantises. Quelques personnages célèbres de l'Histoire du Renseignement ont montré des penchants pour la boisson, la drogue, les femmes ou la pédérastie... quand ils ne cultivaient pas tous ces vices à la fois !
  
  Gilbert, quand il s'en irait, rejoindrait-il sa propre voiture rangée quelque part dans le quartier ou prendrait-il un taxi ?
  
  Coplan se mit à baguenauder avec l'intention de localiser la station de taxis la plus proche. De part et d'autre de la rue, les fenêtres ou vitrines des boîtes de nuit étaient encadrées d'éclairages colorés à prédominance rouge.
  
  Il y avait peu de passants, presque pas de voitures. Lorsque Francis, déambulait devant une des boîtes, une main écartait le rideau et un visage féminin très maquillé se montrait discrètement, décochait une œillade magnétique.
  
  Tenu au courant, par son récepteur, de l'évolution des divertissements de Mady et de son client, Coplan ne risquait pas de rater la sortie de ce dernier.
  
  Il prolongea donc sa promenade dans ces rues chaudes où ne circulaient que des hommes. Au hasard de ses pas, il percevait des échos de juke-box, reniflait des odeurs de friture, croisait des Nord-Africains ou des Noirs.
  
  Il fit un tour complet du pâté de maisons, revint en longeant le chantier, bifurqua pour emprunter la rue du Neptune. La température fraîchissait bigrement. Parvenu près de sa DS, il hésita à en ouvrir la portière. Il lança un coup d’œil aux fenêtres de la chambre du premier étage alors qu'il entendait par radio un nouveau ruissellement d'eau. La séance allait-elle, finalement, se terminer ?
  
  Il dut se rapprocher de la carrosserie de sa voiture pour céder le passage à trois hommes qui avaient débouché du garage. Un violent coup de matraque s'abattit sur sa tête. Sonné, il s'appuya au toit de la DS pour ne pas s'effondrer. Un deuxième coup le rendit à demi inconscient. Dans des ténèbres ouatées qui obnubilaient la douleur, il se sentit empoigné par des mains vigoureuses et une voix contenue articula quelques mots qu'il ne comprit pas.
  
  Il fut poussé en hâte sur la banquette arrière, enregistra vaguement des bruits de claquements de portières. Un tampon humide fut plaqué sous ses narines et ses dernières lueurs de lucidité s'éteignirent.
  
  Après une suite de paroles confuses qu'on prononçait autour de lui, au sein d'un brouillard que perçait un point lumineux, il entendit grommeler :
  
  Allons, réveillez-vous.
  
  On le secouait rudement. Une paire de gifles lui fit balancer la tête de gauche à droite, ranimant ses perceptions. Il releva des paupières qui lui parurent d'une lourdeur accablante. Des silhouettes se mouvaient devant lui, encore imprécises. Un coup de pied sur sa jambe le mécontenta vivement mais améliora son sens des réalités. Il était affalé sur un canapé, la tête en arrière et la nuque reposant sur le rebord du dossier. Trois personnages l'entouraient en demi-cercle, leurs yeux fixés sur lui, arborant des masques hostiles.
  
  L'un d'eux manipulait le transistor et l'écouteur dont on l'avait délesté. Voyant cela, Coplan referma les yeux et plissa les lèvres. Il n'aurait pas à se creuser la cervelle pour raconter des calembredaines, les types étant déjà édifiés.
  
  Ne vous remettez pas à pioncer, maugréa l'un d'eux avant de lui allonger une autre baffe. Nous devons savoir des choses.
  
  Coplan humecta son palais, sec comme du carton. Où était-il, en définitive ? Comment était-il arrivé là ?
  
  Le souvenir de Mady lui traversa la mémoire, mais de façon diffuse, sans lui suggérer un rapprochement. Son regard devait devenir moins flou car le même individu l'interpella derechef :
  
  Comment êtes-vous remonté jusqu'à Norman ? grinça-t-il d'une voix vindicative, les traits crispés.
  
  Coplan le détailla. Il avait une face carrée, des maxillaires saillants, des yeux gris foncé, une bouche légèrement tordue. Une gueule de bagarreur.
  
  Norman ? dit Coplan, le cerveau encombré de purée de pois. Le gars qui était avec Mady ?
  
  Oui, et dont vous guettiez la sortie. Qui vous l'a dénoncé ?
  
  Après une brève réflexion, Francis déclara, sincère :
  
  Un certain Grueling.
  
  Tant mieux si cela pouvait causer des ennuis à l'agent de liaison. Il n'y avait rien à perdre à l'enfoncer. Les trois inconnus se mirent à parler en russe avec agitation, sans penser que le prisonnier pouvait les comprendre. Si deux d'entre eux acceptaient d'emblée l'hypothèse d'une trahison de Grueling, le troisième n'était pas d'accord.
  
  C'est faux, rétorqua ce dernier. Grueling ne peut pas être en cause. Si ç'avait été lui, Norman serait arrêté depuis longtemps. Non, je suis sûr et certain que c'est une conséquence de la désertion de Tatosov. D'ailleurs, cet individu (il s'agissait de Coplan) répond bien au signalement qui nous a été envoyé de Montréal.
  
  Se tournant vers Francis, l'homme au faciès de brute reprit en français :
  
  Avouez que c'est bien vous qui avez aidé Tatosov à quitter le Canada.
  
  Coplan ne voyait aucun inconvénient à le reconnaître.
  
  Oui, c'est moi, acquiesça-t-il. Et après ?
  
  Ses auditeurs eurent des rires ricanants.
  
  Vous n'avez jamais vu Grueling, accusa le chef du trio en martelant les syllabes. Donc, vous tenez le renseignement de Tatosov, donc cette crapule a parlé. Il ne lui a pas suffi de se réfugier à l'Ouest, il a vendu ses compatriotes ! Où est-il caché ?
  
  Coplan, dévisageant ironiquement le colosse, laissa tomber :
  
  Hors d'atteinte, soyez tranquille.
  
  Où ? brailla l'autre, menaçant, son poing droit solidement fermé.
  
  A bord d'un navire de guerre dont, bien entendu, j'ignore la position actuelle.
  
  Un nouveau conciliabule en russe réunit les trois agresseurs de Francis. La réponse du détenu était plausible, mais fallait-il la tenir pour exacte et s'en contenter ?
  
  Le nom de ce navire, exigea ensuite l'homme qui dirigeait l'interrogatoire.
  
  Le Clemenceau. Un porte-avions. Enfin, Tatosov se trouvait là il y a huit jours. Depuis, on a pu le transférer ailleurs.
  
  Les agents soviétiques se consultèrent du regard. Ils avaient espéré obtenir sur ce point une indication plus décisive.
  
  Ça ne fait rien, grogna le type à la mâchoire de dogue. Nous remettrons la main sur lui, même si nous devons le pourchasser pendant des années. Et il sera liquidé comme il le mérite.
  
  Puis, pointant l'index vers Coplan :
  
  Aimeriez-vous crever de la même façon ?
  
  Non, pas spécialement. Pourquoi ?
  
  Parce que c'est ce qui vous attend si vous ne déballez pas tout ce que Tatosov vous a raconté. Avez-vous bien compris ? Tout!
  
  Coplan releva la tête et se pétrit le cou. Cette matraque lui avait vraiment fait mal. Il examina à tour de rôle les gardiens, se demandant ce qui se produirait quand l'entrevue prendrait fin, qu'il révélât ou non les propos de Youri.
  
  En dépit des bonnes relations qui existaient entre Paris et Moscou, Coplan n'avait pas du tout l'impression qu'on le reconduirait courtoisement au Westbury.
  
  Ce n'est pas la peine d'attendre, prévint son antagoniste. Et ne tentez pas de nous faire avaler des couleuvres ou vous allez passer un vilain quart d'heure.
  
  Francis se racla la gorge.
  
  Eh bien, Tatosov nous a signalé qu'il y avait une fuite à l'état-major de l'O.T.A.N., dévoila-t-il. Une fuite importante. Il a divulgué comment Grueling venait prendre des mains de Norman, à Bruxelles, les documents à transmettre à Leningrad. Mais il ne savait pas qui était l'agent de Norman au sein de l'état-major. C'est ce qu'on m'avait chargé de découvrir.
  
  Nouvelle concertation entre les Russes. Cette fois, ils furent unanimes à constater que leurs craintes se vérifiaient. Tatosov, sombrant dans la plus basse ignominie, avait livré aux puissances du Bloc Atlantique un secret de belle taille.
  
  Coplan n'avait pas l'air de les écouter. Il se tâtait l'arrière du crâne, regardait ses doigts pour voir s'ils n'étaient pas tachés de sang. La pièce où il était enfermé avec ses ravisseurs avait d'assez grandes dimensions. Luxueusement meublée à l'ancienne, elle ressemblait à ces salons qu'on ne trouve que dans des hôtels de maître, décorée avec des toiles aux gros cadres ouvragés, des tapis fatigués mais de grande valeur et des appareils d'éclairage en bronze ciselé : lustre, appliques murales, torchère. Cette dernière, seulement, était allumée.
  
  S'adressant au prisonnier, le chef de l'équipe demanda :
  
  Qu'a-t-il dit d'autre ? Ne me prétendez pas qu'il s'en est tenu là... Par les emplois qu'il a occupés dans son service, il pouvait fournir pas mal de renseignements, et on n'a pas dû se priver de le mettre sur le gril.
  
  Évidemment, convint Francis. Il a aussi parlé de l'organisation de la Centrale de Leningrad, de sa mission aux États-Unis en tant qu'officier du Djambul, etc. Mais je n'ai pas assisté à tous les interrogatoires.
  
  L'attitude de ses geôliers refléta, outre une profonde contrariété, quelques signes d'embarras. Manifestement, ils s'étaient attendus à ce qu'il abordât l'affaire des balises, et comme il n'en avait pas fait mention à dessein, ils ne voyaient pas comment l'y amener.
  
  Au sujet de la guerre sous-marine, avança prudemment le Soviétique. Cette ordure de Tatosov n'a-t-il pas évoqué certains procédés de navigation ?
  
  Coplan commençait à ébaucher un singulier raisonnement. Certes, ces types avaient un intérêt majeur à mesurer les dégâts qu'avait provoqués la trahison d'un des leurs. En leur dévoilant l'étendue du désastre, il pouvait les contraindre à renoncer à leurs entreprises. En se taisant, il les laisserait nager dans un désarroi aussi grand que l'était celui du Vieux et du capitaine Lacaze. Mais il y avait une troisième possibilité, une hypothèse qui, si elle était fausse, risquait de lui coûter la vie.
  
  Un procédé de navigation ? fit-il, les sourcils froncés. Ses forces lui revenaient à vue d’œil, mais les autres étaient trois, et armés. Bien entendu, leur premier soin avait été de lui dérober son automatique; il n'en sentait plus le poids dans la poche intérieure de son veston.
  
  Oui, approuva son interlocuteur. Ne faites pas semblant de tomber des nues. Ce salopard a dû vous en toucher un mot, non ?Vous feriez bien de manger le morceau tout de suite.
  
  Avaient-ils envisagé qu'il oserait ruer dans les brancards ? Leur supériorité devait leur paraître tellement évidente qu'ils n'avaient même pas pris la précaution de le ligoter.
  
  Ou bien cela faisait-il partie de la mise en scène ?
  
  Pour gagner du temps, Francis relança le dialogue.
  
  Je vous ai mentionné ses principales déclarations. Je ne vois pas, en dehors d'un mouvement du sous-marin nucléaire britannique Viper, ce qui peut concerner la navigation des bâtiments de guerre alliés. Mais qu'avez-vous l'intention de faire de moi, à présent ? Je crois que vous seriez bien inspirés en me déposant quelque part dans la nature. Ma disparition va provoquer un terrible ramdam, vous devez vous en douter. Les Belges ont été mis dans le coup.
  
  Ses adversaires échangèrent des regards bas. Coplan les fixait à tour de rôle, quêtant leur opinion. Il était très curieux de voir comment ils allaient réagir, et pas seulement par désir d'être édifié sur ses chances d'en sortir sans trop de casse. Le catcheur répondit :
  
  Il serait encore plus imprudent de vous relâcher que de vous garder, camarade Coplan. Vous en avez appris trop sur Norman, par cette fille dont vous avez fait votre complice, et que nous allons retirer de la circulation cette nuit même.
  
  Coplan, agrippé des deux mains au bord du canapé, projeta ses pieds en avant avec une soudaineté effarante. Arc-bouté, il s'allongea horizontalement au-delà de toute prévision et atteignit de plein fouet, au plexus, l'homme qui lui parlait. L'impact fut tel que le destinataire se plia en deux avant de s'abattre en arrière et de rouler les quatre fers en l'air, alors que Coplan tombait à plat sur le tapis. D'une secousse de ses paumes, Francis se fit pivoter d'un quart de tour puis, prenant appui sur ses bras, il décocha une ruade dans les rotules d'un des comparses, ramena ses pieds au sol pour se propulser, d'une détente de ses jarrets, tête en avant, dans l'abdomen du second. Ce triplé avait été exécuté avec la fulgurante précision d'une attaque au karaté. Les trois bénéficiaires s'étaient écroulés à une fraction de seconde d'intervalle, chacun accusant d'un grognement de douleur l'arrivée du coup et allant dinguer contre des meubles.
  
  Coplan fut relevé avant eux. Évaluant d'un coup d’œil leurs capacités de récupération respectives, il fonça vers le plus costaud, le chef de la bande, qui se débattait sur le sol pour se remettre sur pied. Il le frappa du talon en plein milieu du front, l'étalant derechef les bras en croix, puis alla gratifier d'un épouvantable shot de sa chaussure, dans la face, le type qui se massait les genoux. Ce dernier eut la sensation que sa figure explosait. De plus, son crâne heurta violemment un tiroir de la commode devant laquelle il était assis et il s'affala de côté, une épaule sur le tapis, alors que du sang commençait à lui dégouliner du nez et de la bouche.
  
  Virevoltant sur lui-même, Coplan fit face au dernier des trois. Grinçant de rage, l'homme était en mauvaise posture pour dégainer son pistolet. Il avait cependant saisi la crosse de l'arme et il tentait de la dégager de son étui. Il y parvint juste au moment où un choc affreux, qu'on eût dit assené à l'aide d'une barre de fer, lui fracassa le coude, si bien que son pistolet valsa en l'air et s'abattit au terme de sa trajectoire au centre d'un magnifique miroir de style Empire, qu'il fit éclater.
  
  Francis, définitivement maître du champ de bataille, alla ramasser le Tokarev et s'assura que deux de ses ennemis étaient dans les pommes, puis il apostropha d'une voix rude le Russe dont il avait rendu le bras droit invalide.
  
  A moi de questionner, maintenant. Le vrai nom et l'adresse de Norman ?
  
  Un silence implacable s'installa dans la pièce. Coplan, l'oreille tendue, se tint à l'affût d'un signe qui eût dénoncé une présence dans un autre endroit de la maison. La bagarre, pourtant passablement bruyante, ne semblait pas avoir ému quelqu'un.
  
  Le handicapé, assis par terre, avait les traits altérés. C'était un individu peu corpulent, aux cheveux poivre et sel, au teint pâle. Sa figure allongée était celle de ces exécutants qu'aucune basse besogne ne rebute parce qu'ils ont la certitude inébranlable de servir une juste cause.
  
  Vite, gronda Coplan. Ou faut-il brûler la cervelle d'un de vos copains pour vous stimuler la voix ?
  
  Geste à l'appui, il alla braquer le canon de son arme vers le front de taureau de l'inconnu qui l'avait interrogé.
  
  L'interpellé passa sa langue sur ses lèvres. Continuant à se frotter le coude, il dirigea vers Francis un rictus empreint d'une animosité glaciale.
  
  Liquidez-nous tous les trois, vous ne le saurez pas, défia-t-il sur un ton sifflant.
  
  Je vous liquiderai tous et je l'apprendrai quand même, renvoya Coplan. Ne faites pas l'imbécile. Pour vous, Norman est perdu de toute manière, vous devez le comprendre.
  
  L'agent adverse, buté, secoua la tête.
  
  Il aura le temps de filer et de détruire les pièces compromettantes avant que vous n'arriviez à lui. Ce pays est petit.
  
  Une lueur de contentement sardonique brillait dans ses prunelles fauves.
  
  S'il n'a pas décampé déjà... ou s'il a jamais existé, riposta Coplan avec un haussement d'épaules. Avez-vous cru réellement que j'allais marcher dans cette combine ?
  
  La figure du personnage changea brusquement. Désarçonné, il maugréa :
  
  Quelle combine ?
  
  Tout. Norman, alias Gilbert. Ses visites à la fille, les confidences de Grueling, ma capture. Du bidon. Un conte de fées pour m'en mettre plein la vue. De même que vos apartés en russe, à trois. Et les questions dont vous m'avez bombardé. Une magnifique pièce de théâtre, de A jusqu'à Z.
  
  Si l'homme joua la comédie, il le fit avec un brio remarquable. L'air abasourdi, il contempla Coplan comme si les propos de ce dernier n'avaient pour lui aucun sens.
  
  A la fin, il parvint à dire :
  
  Alors, vous vous imaginez qu'on vous avait enlevé pour la frime ? Qu'on allait vous libérer ?
  
  Ben voyons ! Ce n'est pas de Montréal que vous aviez reçu mon signalement. Il était en votre possession avant que le Djambul quitte Arkhangelsk. L'opération a été admirablement combinée, j'en conviens. Vous m'attendiez dans cette ruelle parce que vous saviez que Tatosov m'y enverrait. Il m'a expédié avec un traquenard monté de longue date avec la participation du G.R.U., voilà le fin mot de l'histoire.
  
  Il en paraissait totalement persuadé, et c'était lui qui narguait maintenant sa victime.
  
  L'homme, ahuri, proféra :
  
  Mais... pourquoi aurions-nous échafaudé un pareil canular ?
  
  Pour mieux nous convaincre, moi et les services spéciaux alliés, que tout ce que racontait Tatosov était parole d’Évangile, parbleu ! Vous couvrez un Norman fabriqué de toutes pièces, qui n'a rien de commun avec votre véritable « résident », vous me kidnappez pour prouver que ce fantoche a une importance exceptionnelle, et du coup nous buvons comme du nectar les fariboles que Tatosov a été chargé de nous glisser dans le tuyau de l'oreille. Après quoi, votre manœuvre d'intoxication produit les effets désirés, dans toute leur splendeur ! Plus aucun sous-marin nucléaire de l'Alliance Atlantique n'ose se fier à ses balises.
  
  L'espèce de truand réfléchit un bon bout de temps puis, relevant les yeux, il articula :
  
  C'est donc cela que vous vous figurez ? Quel dommage que Karoujov (il désignait son supérieur) ne vous ait pas entendu !
  
  Il jubilerait, et reconnaîtrait sur-le-champ que vous avez raison. Rien de ce qu'a pu vous révéler Tatosov n'est vrai.
  
  Sa mine sarcastique indiquait que, quant à lui, il souhaitait vivement voir s'accréditer cette version dans les S.R. adverses.
  
  Coplan, qui avait espéré lever son incertitude à la faveur de cette explication, se retrouvait au même point qu'avant. Ces trois membres du service de sécurité soviétique ne savaient peut-être pas eux-mêmes quel rôle ils jouaient dans cette partie d'échecs. Ni quel en était le but.
  
  Bon, conclut Francis, rembruni. Que vous ayez obéi à des instructions venues d'en haut, c'est possible. Que vous preniez le Gilbert pour un authentique espion l'est aussi. Mais un fait est certain : moi, je dois agir comme s'il l'était vraiment. Oui ou non, me donnez-vous son adresse ?
  
  Pas question.
  
  Attention. Vous allez porter la responsabilité de la mort de vos collègues, pensez-y.
  
  Questionnez-les, avant de les tuer. Je n'assume de responsabilité que pour moi-même. Et, en ce qui me regarde, je refuse de dénoncer un de nos agents.
  
  Il dardait sur Coplan des yeux qui ne cillaient pas.
  
  Il est difficile d'abattre froidement un homme désarmé, surtout quand il témoigne d'un courage exemplaire. Et il y en avait deux autres, inanimés.
  
  Pistolet au poing, Coplan fléchit les jambes pour ramasser le récepteur que le nommé Karoujov avait laissé échapper lors de sa chute. Machinalement, il le replaça, avec fil et pastille auditive, dans la pochette de son veston.
  
  Une nécessité s'imposait à lui avec une force grandissante. A aucun prix, il ne devait permettre à ses gardes du corps de communiquer avec Norman. Mais ne l'avaient-ils pas fait, déjà?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  La pendule du salon égrena les douze coups de minuit. Coplan sourcilla, ayant cru que l'heure était beaucoup plus avancée. Un bref coup d’œil à sa montre confirma l'exactitude des tintements de l'horloge. Il se rapprocha de l'homme affalé qui continuait de se masser le bras tout en épiant Francis. L'agent soviétique, lisant une sombre résolution sur la figure de son adversaire, songea qu'il allait être ou torturé ou exécuté. Il rejeta son buste en arrière, ouvrit tout grands ses yeux.
  
  Vous l'aurez voulu, prononça Coplan.
  
  Avec une vivacité qui excluait une parade, il abattit le canon de son pistolet sur la tête du type. Ce dernier, assommé net, s'affaissa sur lui-même et ses bras s'amollirent.
  
  Ses collègues n'étaient pas près de sortir de leur évanouissement, semblait-il. Un silence de tombe persistait dans la maison.
  
  Coplan se mit en devoir de traîner les trois corps l'un près de l'autre, les disposa en étoile, puis, à l'aide des ceintures dont il les dépouilla, il attacha ensemble leurs poignets réunis comme les rayons partant du centre d'une roue. Les ayant solidement assujettis, de telle sorte qu'un mouvement éventuel d'un des prisonniers aggraverait l'inconfort des autres, il leur enfonça à chacun un mouchoir dans la bouche. Rassuré de ce côté, il se mit en quête d'un appareil téléphonique. Il en dénicha un dans la pièce contiguë, une bibliothèque renfermant un bureau dont la tablette était vierge de tout document.Prenant le combiné, Coplan actionna de la même main le disque d'appel et forma les six chiffres d'un numéro correspondant à un immeuble de la rue des Quatre-Bras.
  
  Sûreté de l’État, déclina une voix impersonnelle.
  
  Mon nom est Coplan. Je suis chargé, à Bruxelles, d'une mission pour la police française et j'ai une lettre d'introduction pour M. Vanden Ende. Mais j'ai besoin de votre assistance immédiate. Voulez-vous me passer le commissaire de garde ?
  
  Un moment, je vous prie. Quelques secondes s'écoulèrent, puis un organe plus mâle annonça :
  
  Oui, j'écoute. De quoi s'agit-il ?
  
  Voici : je suis séquestré dans un immeuble dont j'ignore l'emplacement. Voulez-vous vous enquérir d'où provient cette communication téléphonique ? Je garderai la ligne le temps qu'il faudra.
  
  Oh, fit le commissaire. Vous dites que vous êtes séquestré et vous avez un téléphone à votre disposition ?
  
  Oui, parce que j'ai mis mes gardiens hors d'état de nuire, et j'aimerais que vous veniez les coffrer le plus vite possible.
  
  Plutôt déconcerté, l'officier de police grommela :
  
  Pourquoi vous adressez-vous ici, et non au poste de police le plus proche ?
  
  Primo, parce qu'il s'agit d'une affaire d'espionnage. Secundo parce que, comme je viens de vous le dire, je ne sais pas où je me trouve. Agissez sans retard, c'est urgent.
  
  Bon. Restez à l'appareil.
  
  Coplan patienta derechef. Sa main libre tritura dans sa poche le récepteur qu'il avait récupéré. Mady avait-elle songé à éteindre le « domino » caché dans la chambre ?
  
  Francis amena l'écouteur à son oreille gauche, l'y fixa. Ses traits se figèrent. Il entendait crier une femme... Elle articulait des paroles véhémentes, à la fois colériques et désespérées.
  
  ...N'as-tu pas honte, à ton âge ? Dans ta situation... Tu plaquerais tout, moi, nos enfants... et ça pour courir les filles!
  
  Le sang de Coplan ne fit qu'un tour. Il concentra son attention sur cette diatribe dont il entrevit sur-le-champ l'effarante signification. La femme poursuivait sur le même ton :
  
  ... Eh bien, réponds! Tu croyais peut-être que j'allais éternellement gober tes mensonges? Jamais je n'avais imaginé que tu pouvais être un individu aussi répugnant! Après avoir exigé de moi les choses les plus abjectes, m'avoir abaissée de toutes les manières, tu veux fuir notre foyer et m'abandonner!
  
  Il vaut mieux que nous nous séparions, trancha une voix masculine dont le timbre était aisément reconnaissable. Epargne-moi tes jérémiades, elles ne serviront à rien. Ma décision est prise.
  
  Le commissaire de la Sûreté se manifesta au téléphone :
  
  Allô ?
  
  Oui, dit Coplan.
  
  C'est fait, la centrale a repéré l'endroit d'où vous m'avez appelé. Vous êtes au 28 de la rue du Lac, à Ixelles. J'envoie des hommes immédiatement.
  
  Bien, merci. Mais je ne vais pas pouvoir les attendre. Je dois m'en aller, pour une raison vitale. Vos inspecteurs trouveront trois gentlemen ligotés dans le grand salon de cette demeure. Je dépose contre eux une plainte pour coups et blessures, enlèvement et séquestration : nous remplirons les formalités demain.
  
  Comment ? Vous êtes plaignant et vous vous éclipsez avant que nous arrivions sur place ? Et les constatations, alors ?
  
  Vous les ferez sans moi. L'identité de ces bonshommes vous édifiera. Tout sera régularisé ultérieurement par M. Vanden Ende. Faites vite, et bonsoir !
  
  Coplan plaqua le combiné sur le socle, fonça illico vers le salon.
  
  Le puissant Karoujov revenait lentement à lui : soufflant comme un phoque, il remuait, mal à l'aise et ne réalisant pas encore que ses mains liées étaient retenues au-dessus de sa tête. Ficelé à ces acolytes comme il l'était, il ne se libérerait pas de sitôt.
  
  Tandis que Coplan filait vers la porte principale du salon, il suivait le dialogue acerbe qui, quelque part dans la ville, opposait violemment une épouse à son mari. L'altercation se poursuivait, impitoyable, et Coplan redoutait par-dessus tout qu'elle s'interrompe brusquement.
  
  Il dévala les marches d'un escalier de marbre, parvint devant la porte de la rue. Il n'eut qu'à tourner les boutons de deux verrous pour débloquer le battant. Ayant entrebâillé celui-ci, il passa sur le seuil, regarda de part et d'autre.
  
  L'immeuble était situé dans une artère à forte déclivité, déserte, passablement large, où les façades de maisons bourgeoises des années 20, à deux ou trois étages s'alignaient de part et d'autre sous la clarté bleuâtre des luminaires publics.
  
  La DS était rangée un peu en contrebas. Coplan alla vers elle, s'y installa. La clé de contact avait été laissée dans la serrure de l'antivol et cela ne le surprit qu'à demi. L'épigastre contracté, il fit démarrer le moteur, embraya.
  
  Que Mady eût délibérément glissé le domino dans une des poches de Gilbert, ou que ce dernier, l'ayant aperçu, s'en fût emparé pour voir plus tard ce qu'était cet objet, il y avait là un de ces fantastiques coups de chance dont la providence est avare. Si cette émission se prolongeait, découvrir son origine ne serait qu'une question de patience et de ténacité. Mais se prolongerait-elle suffisamment longtemps ?
  
  Coplan roula vite, droit devant lui, essayant de déterminer si l'intensité des phrases qu'il entendait avait tendance à faiblir ou à se renforcer.
  
  Tu m'as toujours trompée, larmoyait la femme. Je parie que, même dans ton cabinet, tu faisais des cochonneries avec des clientes... Oui, c'est ça, n'oublie rien ! Emporte ce cadeau que je t'avais donné pour un anniversaire de mariage... Mufle, hypocrite, immonde individu !
  
  La barbe ! Je vais te débarrasser de moi, puisque tu me méprises tellement. Tu n'auras qu'à refaire ta vie avec un eunuque, ainsi tu seras plus tranquille ! De l'argent, je t'en enverrai. Où sont mes autres paires de chaussures, sacré bon sang.
  
  Le volume sonore décroissant peu à peu, Coplan vira sur la droite et longea la rive d'un petit lac. Norman faisait sa valise, mais vraisemblablement pour des motifs fort différents de ce que suspectait son épouse. Il avait dû être prévenu par téléphone que Karoujov avait kidnappé un personnage inquiétant à deux pas du Neptune.
  
  Parvenu à l'abbaye de la Cambre, Coplan vira de nouveau sur la droite, enfila un grand boulevard. Aussi tendu qu'un chien de chasse reniflant une piste, il conduisait machinalement mais vite dans cette vaste agglomération endormie.
  
  Les Russes, aux mains des inspecteurs belges, se tairaient pendant plusieurs jours, le temps qu'il faudrait à Norman pour se réfugier de l'autre côté du Rideau de fer. Si le fil ténu que constituait cette émission se rompait, jamais on ne saurait si Norman avait été un dangereux espion ou un figurant de troisième ordre dans un imbroglio bien agencé.
  
  Et c'était ce qui tourmentait le plus Francis. Épingler Norman et fouiller ses bagages, puis sa maison, fournirait certainement des indices tangibles sur son rôle véritable. Or il était là, à portée de la main, dans ces quartiers résidentiels de la banlieue sud de la capitale. A deux ou trois kilomètres, au plus.
  
  Francis réduisit l'amplification du récepteur au minimum afin de pouvoir apprécier avec plus de finesse les variations d'intensité. Parfois, la direction que suivait la voiture ne les affectait pas. A d'autres moments, des sautes brusques dues à l'interposition d'un building en béton armé déroutaient le conducteur et le rendaient perplexe quant à la route à emprunter.
  
  Pendant une dizaine de minutes, Coplan effectua un trajet des plus fantaisistes, mais qui, indiscutablement, le rapprochait du domicile de Norman. Il avait la sensation de tournoyer comme un bourdon à proximité d'une source odorante mais invisible, et son énervement s'accroissait d'autant plus que, d'une seconde à l'autre, le singulier Gilbert pouvait sauter dans son auto ou dans un taxi et se perdre définitivement dans le brouillard. La DS errait à présent dans le haut de la commune d'Uccle, et alors qu'elle bifurquait dans une artère longeant un bois, une augmentation sensible de la puissance du signal radio se manifesta.
  
  Francis, appuyant sur l'accélérateur, distingua une plaque indiquant « Chaussée de Waterloo ». Il avait parcouru quelques centaines de mètres sur cette voie quand il eut la certitude que, cette fois, il se dirigeait tout droit vers le point d'origine des ondes.
  
  En tout cas, jetait la femme de Gilbert d'une voix vindicative, ne reviens plus jamais ! Puisque tu as provoqué cette rupture, sache que moi je ne reprendrai jamais la vie commune ! N'essaie même pas d'entrer en relation avec moi. J'exigerai le divorce, je ferai constater par huissier que tu as abandonné le foyer conjugal et tes fils te maudiront!
  
  La colère t'aveugle, rétorqua son mari. Un jour, tu me plaindras, et peut-être viendras-tu me rejoindre, figure-toi. Avec les enfants.
  
  Plutôt mourir...
  
  Au-delà d'une courbe, le renforcement des paroles devint encore plus marqué. La berline dévala une forte pente en arc de cercle et, dans l'échange de répliques virulentes qui se succédaient, Coplan enregistra un affaissement subit lorsqu'il eut dépassé un croisement à toute allure. Il freina si sec que les pneus gémirent, accomplit une marche arrière brutale pour revenir à l'avenue transversale qu'il avait discernée fugitivement sur sa droite. Une autre manœuvre lui permit de s'engager dans cette voie montante, bordée de grands arbres, plus obscure que toutes celles qu'il avait sillonnées auparavant. Il alluma ses phares au maximum et remonta l'avenue, les yeux aux aguets, les dents serrées.
  
  De magnifiques propriétés s'érigeaient de part et d'autre, juchées à flanc de coteau, précédées de jardins fortement inclinés. Mais leur niveau, élevé au début, diminuait à mesure que la voiture avançait et, au sommet de la côte, les résidences étaient presque de plain-pied avec les trottoirs. Or, devant l'une d'elles, un homme était en train d'ouvrir les deux battants d'un portail donnant accès à une villa. La lumière des phares l'éblouit et il détourna la tête. Il était presque chauve, assez replet. Par surcroît, une plaque en émail apposée près de l'entrée portait la mention "Dentiste".
  
  Coplan se rangea quelques mètres plus loin, éteignit ses feux et jaillit de la Citroën. Il avait son pistolet au poing quand il rejoignit le quadragénaire, à l'instant précis où celui-ci, le dos tourné, marchait vers une Buick dont le moteur était au ralenti.
  
  Halte, Norman, intima Francis d'une voix posée. Levez les bras et rentrez chez vous.
  
  L'interpellé, secoué par le saisissement, pivota d'un bloc. Les phares de sa voiture, en code, éclairaient le personnage qui avait formulé ces ordres.
  
  La face légèrement bouffie du dentiste revêtit une expression égarée. Cloué sur place, il semblait incapable d'esquisser le moindre mouvement.
  
  Allons, levez les bras, répéta Coplan pour le convaincre qu'il n'était pas le jouet d'une hallucination. Faites demi-tour et retournez dans votre maison. Il n'est plus question de filer.
  
  Gilbert se mordit la lèvre. Il était dans le même état d'esprit que si un rocher lui était dégringolé sur le crâne.
  
  Coplan fit deux pas vers lui.
  
  Faut-il que je vous encourage ? persifla-t-il. N'escomptez pas une aide de Karoujov et de ses gorilles, ils sont déjà coffrés.
  
  L'abattement du personnage s'aggrava encore, car il réalisa pleinement qu'il était perdu. Ses paumes se levèrent comme si elles échappaient à son contrôle. Sa gorge était trop serrée pour qu'il pût émettre un son. Anéanti, il reflua lentement vers l'escalier du perron tout en continuant à observer son adversaire, de biais. Que pouvait-il tenter contre un individu de cette trempe ? Et à quoi cela servirait-il ? Il gravit les marches de pierre avec le même alourdissement intérieur que s'il montait vers la plate-forme d'une potence. Coplan, qui le suivait à un bon mètre de distance, lui enjoignit :
  
  Ouvrez. Et surtout, pas de sottises !
  
  Gilbert abaissa sa main droite vers la béquille, la fit tourner et repoussa le battant, puis il entra dans le hall où sa femme, effondrée sur un coffre en bois sculpté faisant office de banquette, sanglotait à perdre haleine.
  
  Le bruit qu'avait fait la porte arracha subitement l'épouse à sa détresse. Elle se redressa, fixa son mari, puis l'homme qui lui succédait, avec une stupeur indicible. Coplan parla :
  
  Ne craignez rien, madame. Je ne suis pas un cambrioleur. Mais si je ramène votre mari au bercail, ce n'est pas pour longtemps. Il va avoir quelques ennuis avec la Justice. Son départ précipité n'avait pas d'autres raisons, quoi que vous ayez pu en penser. Le visage de la femme, tuméfié par ses pleurs, dénonça un mélange d'ébahissement, de désarroi et d'incrédulité. L'attitude apathique de Gilbert, son expression traquée ne démentaient pas les assertions de l'inconnu.
  
  La Justice ? souffla-t-elle. Qu'a-t-il donc fait ?
  
  Vous l'apprendrez bientôt. En attendant, n'intervenez pas. Avait-il déjà placé ses bagages dans la voiture ?
  
  Heu... Oui... Mais... qui êtes-vous ?
  
  Un inspecteur de police, en quelque sorte. Et si je tiens votre mari en respect, c'est parce qu'il est aux abois, prêt à commettre un acte irraisonné.
  
  Les yeux rougis de la maîtresse de maison se reportèrent sur Gilbert. Elle se mit debout, l'interrogea anxieusement sur un ton d'où toute animosité avait disparu :
  
  Que s'est-il passé, Gilbert ? Quelle bêtise as-tu faite ? Est-ce grave ?
  
  On eût dit qu'elle était plutôt soulagée, et qu'elle acceptait mieux l'idée d'un abandon motivé par un délit que celle d'une séparation déterminée par une mésentente conjugale. Le dentiste affichait un masque torturé, au teint livide. Il bredouilla : Je heu... non, j'aurais préféré que... Enfin, je m'en sortirai, Thérèse.
  
  Coplan s'interposa :
  
  Allez vous mettre face au mur, vos mains appuyées contre la cloison, au-dessus de la tête.
  
  Son prisonnier, avant d'obéir, lui lança un regard méditatif.
  
  Pourquoi ne me passez-vous pas les menottes ? s'enquit-il d'une voix un peu rauque.
  
  Parce que je n'en ai pas sur moi, dit Francis. Je n'espérais pas vous arrêter ce soir. Mais puisque vous avez eu l'obligeance de sortir de leur cachette les pièces compromettantes que vous déteniez, et que je vais les trouver dans vos bagages, l'occasion est trop belle. En outre, je désire fouiller vos poches. Au mur, Norman, ou je vous y colle moi-même.
  
  A contrecœur, le quadragénaire obtempéra. Il avança jusqu'à la paroi du hall qui était la plus proche de lui.
  
  Gilbert ! Tu n'as pas tué quelqu'un ? s'écria la femme, angoissée, en s'élançant dans sa direction.
  
  Madame, restez où vous êtes ! ordonna Coplan.
  
  Pendant la fraction de seconde où il la regarda, une détonation retentit, puis un hurlement jaillit de la gorge de l'épouse, qui porta ses mains à ses tempes, l'air horrifié.
  
  L'homme s'écroulait tandis que ses doigts laissaient tomber le petit browning avec lequel il venait de se tirer une balle sous le menton. Il s'affala mollement sur le tapis et bascula de côté, les yeux révulsés.
  
  Gil ! clama désespérément sa compagne, éperdue.
  
  Coplan rengaina son pistolet, s'accroupit près du corps. Le projectile avait transpercé de bas en haut la boîte crânienne et s'était logé dans le cerveau, provoquant une mort foudroyante.
  
  Francis serra les dents. Après un instant d'hésitation, il entreprit quand même d'explorer les poches du défunt. Vraiment, il n'avait pas cru que Norman recourrait au suicide.
  
  Après son éclat, la femme, à genoux près du cadavre, demeurait prostrée. Cette tragédie, survenant à la suite de toutes les émotions qu'elle avait endurées ce jour-là, la fit sombrer dans un évanouissement auquel elle ne voulut pas résister. A son tour, elle s'allongea sur le sol, et le heurta avec un bruit mat.
  
  Coplan, interrompu dans sa besogne, considéra la malheureuse puis, se disant que cette anesthésie naturelle était provisoirement le meilleur remède à sa douleur, il reprit sa fouille.
  
  Il posa sur le coffre de bois les objets dont il dépouillait le cadavre : passeport, portefeuille, le micro-émetteur logé dans la pochette du veston, de la monnaie, une clé.
  
  Crétin de Norman.
  
  Se doutait-il qu'il aurait fini par livrer, au cours d'interrogatoires éreintants et obstinés, les noms de ses informateurs ? Ou avait-il préféré la mort à une longue captivité que seul un échange eût pu abréger, s'il s'était tu ?
  
  Se souvenant soudain de la Buick dont le moteur tournait au ralenti, Coplan se redressa, fila vers la porte, sortit et dévala les marches.
  
  Le coup de feu n'avait pas alerté le voisinage. Aucune fenêtre n'était éclairée dans les environs et il n'y avait toujours personne dans l'avenue.
  
  Francis referma les deux vantaux du portail, éteignit les phares de la voiture et coupa le contact. Gilbert, tout à sa hâte de fuir, n'avait pas mis ses valises dans le coffre : il les avait déposées entre les banquettes. Francis s'en empara, les transporta dans le hall.
  
  Une flaque de sang s'élargissait sous la figure blême de l'espion. Quant à sa femme, elle gisait dans la même position contorsionnée.
  
  Normalement, Coplan aurait dû prévenir sur-le-champ la Sûreté de l'État, et l'associer à l'examen de son butin, mais il était dévoré par le besoin de vérifier, avant tout, si Norman n'avait été qu'un homme de paille ou le véritable agent de Leningrad. Il ouvrit la première des valises, en rejeta les vêtements qui lui tombaient sous la main. Sous la pile des chemises, il découvrit un étui en cuir noir, un nécessaire de voyage appelé à contenir de quoi écrire, fermé sur son pourtour par une glissière.
  
  Il fit coulisser la tirette, aperçut effectivement des enveloppes et du papier à lettre vierge. Mais, sous les feuillets, reposait une enveloppe blanche de grand format, légèrement gonflée. Avec un rien de fébrilité, Coplan en retira quelques papiers pliés en deux, couverts de caractères dactylographiés. Les textes, codés, étaient évidemment inintelligibles, mais leur seule existence revêtait déjà une signification.
  
  Le code, la grille ou la phrase clé qui eussent permis de traduire ces lignes ne se trouvait pas dans la trousse. Norman, comme tout espion se disposant à fuir, devait très probablement l'avoir détruit. Coplan n'en réexamina pas moins les cinq pages inégalement remplies. Chacune portait, en haut à gauche, une indication qui, elle, était lisible : un prénom. Le pseudonyme de l'informateur dont émanaient les renseignements transcrits en langage secret, selon toute vraisemblance.
  
  Songeur, Francis contempla successivement ces prénoms : Edgar, Pascal, Léo. L'un d'eux, Pascal, figurait sur trois des pages. Il désignait donc un individu qui, ces temps derniers, avait fourni à Norman une moisson plus abondante de « tuyaux » à faire parvenir en Union soviétique.
  
  Mais Norman s'était brûlé la cervelle.
  
  Des spécialistes arriveraient peut-être à déchiffrer ces messages après beaucoup d'efforts. Les pseudonymes, cependant, ne seraient pas percés à jour : ils préserveraient l'anonymat des espions que coiffait le « correspondant » de Bruxelles.
  
  Karoujov et ses acolytes, préposés à la sécurité de Norman depuis peu, ignoraient certainement l'identité réelle des membres de son réseau.
  
  Coplan, irrité, frustré par son demi-succès, jeta un coup d'œil rancunier au cadavre du dentiste. Il s'en voulait de ne pas l'avoir empêché de se tuer. A cause de cette mémère sentimentale.
  
  Il reglissait les feuillets dans l'enveloppe, décidé à appeler la police belge, quand une inspiration le fit soudain frémir. Il comprenait pourquoi Norman s'était suicidé.
  
  Parce que ce dernier s'était rendu compte que, même s'il gardait un silence absolu devant les enquêteurs, il avait vendu ses complices!
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Une heure dix. Coplan promena les yeux sur les quatre portes qui, outre celle de l'entrée, communiquaient avec les pièces entourant le hall. L'une d'elles, large ouverte, peinte en blanc laqué, devait donner accès au cabinet de soins dentaires. Francis pénétra dans ce local, pressa un interrupteur. Effectivement, c'était la salle où le dentiste traitait ses clients : le fauteuil habituel, environné par les bras mobiles du bloc opératoire, deux armoires vitrées et, plus loin, un bureau, meublaient très fonctionnellement cette pièce de travail. Il y régnait un ordre et une propreté méticuleux, une odeur d'antiseptique flottait dans l'air.
  
  En quelques enjambées, Coplan alla vers le bureau. Sur un coin de celui-ci était posé un gros agenda relié de cuir. Francis le prit, l'ouvrit au mois en cours, parcourut rapidement les pages journalières sur lesquelles étaient inscrits les rendez-vous.
  
  Il ne fut pas long à repérer, comme il l'avait supposé, deux des prénoms qui figuraient sur les documents que Norman voulait emporter : Pascal et, ailleurs, Edgar.
  
  Empli d'une satisfaction grinçante, il referma l'agenda d'un coup sec, le rejeta sur la tablette du bureau, puis agrippa l'appareil téléphonique, forma un numéro autre que celui de la Sûreté de l'État.
  
  A l'autre bout du fil, la sonnerie d'appel résonna longuement.
  
  Coplan, rongeant son frein, pria le ciel que quelqu'un finisse par s'éveiller dans cette maison. Enfin, on décrocha ; une voix bourrue aboya :
  
  Allô ! Qu'est-ce que c'est?
  
  Monsieur Vanden Ende, je présume ?
  
  Oui. A qui ai-je l'honneur ?
  
  La brièveté du ton révélait amplement la mauvaise humeur du haut fonctionnaire belge.
  
  Pardonnez-moi de vous déranger en pleine nuit, mais j'y suis contraint. Ici M. Coplan, de Paris. Ma visite vous avait été annoncée pour demain, n'est-ce pas ?
  
  Hum... Oui, c'est un fait, mais pourquoi me...
  
  Voici : l'affaire pour laquelle je devais vous rencontrer est pratiquement résolue. Peut-être ai-je un peu outrepassé mes droits mais la situation l'exigeait. Je suis en mesure de vous procurer tous les éléments utiles pour la destruction d'un réseau d'espionnage dont un des agents appartient aux plus hautes sphères de l'O.T.A.N. Je me trouve précisément au domicile du chef de ce réseau, et il vient de se suicider. Pourriez-vous venir immédiatement à cette adresse ?
  
  Un silence dénonça l'étonnement du Belge, qui mit quelques secondes à coordonner ses idées. Renonçant à poser la foule de questions qui déferlaient dans son esprit, il demanda :
  
  C'est bien vous qui, tout à l'heure, avez été en communication avec le commissaire Vlaminckx ? A propos d'arrestations à effectuer rue du Lac ?
  
  Parfaitement. Il vous a donc contacté ?
  
  Il y a moins de trois quarts d'heure.
  
  Eh bien, ceci découle de cela. C'est pourquoi je n'ai pas attendu les inspecteurs : il me fallait exploiter une piste toute chaude. L'homme était d'ailleurs sur le point de déguerpir quand je suis arrivé ici.
  
  Où est-ce ?
  
  Coplan consulta le bloc des feuillets d'ordonnances qu'il avait sous les yeux, il cita :
  
  Gilbert Nieuwenhoven, chirurgien-dentiste, 321 avenue Hamoir.
  
  Très bien. Je m'habille et je saute dans ma voiture.
  
  Avant de partir de chez vous, il serait souhaitable que vous preniez des dispositions pour évacuer discrètement le cadavre, cette nuit même, et pour emmener l'épouse du défunt dans une maison de repos. Elle vient d'éprouver une forte commotion.
  
  Entendu, je ferai le nécessaire, mais vous avez de curieuses méthodes, chez vous. C'est le moins qu'on puisse dire.
  
  Encore, si vous saviez tout, soupira Coplan. A bientôt.
  
  Vanden Ende s'amena une demi-heure plus tard. C'était un homme d'apparence pondérée,. corpulent mais sans graisse superflue, et qui devait friser la cinquantaine. Son visage rond, empreint de placidité, eût mieux convenu à un paisible commerçant qu'au chasseur d'espion tenace et rusé qu'était ce haut dirigeant de la police belge.
  
  Il fit son entrée dans le hall sans avoir sonné, s'immobilisa lorsqu'il eut soigneusement refermé le battant derrière lui. Ses yeux ternes allèrent de Coplan au corps étendu par terre, puis à la femme qui, sortie de l'inconscience, se tamponnait le front avec un mouchoir imbibé d'eau de Cologne.
  
  Bonsoir, fit alors l'arrivant, dont les lèvres se plissèrent en une mimique désapprobatrice. Vous êtes bien certain que cet individu (il désigna le cadavre d'un signe de tête) était coupable d'intelligence avec une puissance étrangère ?
  
  Coplan, qui grillait une Gitane, opina.
  
  Il l'était, incontestablement, affirma-t-il. Karoujov et ses adjoints assuraient sa protection. C'est pourquoi ils m'ont kidnappé dès qu'ils ont remarqué que je m'intéressais à lui.
  
  Vanden Ende cilla.
  
  Et vous êtes parvenu à leur faire dévoiler où il habitait ? s'enquit-il avec un soupçon d'incrédulité.
  
  Non, avoua Francis. J'ai bénéficié d'un autre concours. En tout cas, voici des documents que j'ai saisis. Bien qu'illisibles, ils vont nous mener aux subalternes de ce réseau.
  
  S'adressant à l'épouse du dentiste, il lui dit :
  
  Madame Nieuwenhoven, vous ne pourrez pas rester dans cette maison. Montez dans votre chambre et munissez-vous du minimum indispensable pour passer quelques jours au calme.
  
  Livide, le cœur broyé par ce qu'elle venait d'apprendre au cours d'une brève conversation avec l'homme qui avait empêché son mari de prendre la fuite, elle acquiesça docilement et se dirigea comme une somnambule vers l'escalier menant à l'étage.
  
  Quand elle fut entrée dans une des chambres, Coplan reprit à mi-voix :
  
  Le jour et l'heure auxquels vont se présenter ici les collaborateurs de Norman — c'était son pseudonyme au G.R.U. — sont indiqués dans son carnet de rendez-vous. Venez, je vais vous montrer.
  
  Ils passèrent dans le cabinet.
  
  Vanden Ende, après avoir examiné les feuillets couverts de signes cabalistiques, puis les pages de l'agenda, leva la tête vers son interlocuteur.
  
  La gaffe, murmura-t-il. Les plus forts en commettent au moins une.
  
  Il s'en est aperçu trop tard, d'où sa décision de se supprimer. Il avait oublié de brûler l'agenda.
  
  Vanden Ende, les poings sur les hanches, dévisagea Coplan.
  
  Nous allons monter une magnifique souricière, grommela-t-il avec une inquiétante bonhomie. Il faudra nous ménager la coopération de l'infirmière qui assistait ce gredin. Elle doit connaître de vue les gens qu'il recevait régulièrement.
  
  Coplan, secouant sa cendre dans la vasque du-crachoir, prononça :
  
  Comprenez-vous pourquoi ils se faisaient inscrire sous leur surnom ?
  
  Pour que la fille ignore leur véritable identité, naturellement.
  
  D'accord, mais pourquoi désiraient-ils qu'elle l'ignore ?
  
  Vanden Ende plissa le front. Oui, au fait. Ces types avaient le droit de se faire soigner les dents, comme tout le monde, et l'infirmière n'avait aucune raison de les suspecter d'entretenir avec le dentiste des relations occultes.
  
  Parce qu'elle ne devait pas faire de rapprochements avec les personnages haut placés qu'ils sont en réalité, reprit Francis. Soyez sûr qu'il s'agit de gros gibier : leurs noms ont dû être publiés dans la presse.
  
  Le représentant de la Sûreté de l’État le considéra d'un air pensif, se gratta la joue, puis ses lèvres dessinèrent un sourire ambigu.
  
  En somme, dit-il, vous commencez par où nous aurions dû terminer, vous et moi. Vous me livrez tout ficelés plusieurs individus que j'étais censé vous aider à découvrir. Franchement, je suis ravi de faire votre connaissance.
  
  Sans votre appui, j'aurais été incapable d'atteindre aussi vite ce résultat, renvoya Francis. Ces Russes de la rue du Lac m'ont posé un satané problème, et si j'avais perdu quelques minutes de plus, Norman nous glissait entre les doigts.
  
  Vanden Ende, hochant la tête, retourna dans le hall pour se pencher sur le corps du défunt. Étant donné l'emplacement du point de pénétration du projectile, le suicide ne pouvait faire aucun doute. L'arme gisait à l'endroit où elle était tombée de la main du traître. Le Belge la couvrit d'un mouchoir en papier avant de la ramasser.
  
  J'attends un fourgon spécial, indiqua-t-il. Personne ne saura, hormis la femme et l'infirmière, que ce particulier est mort. Un dentiste de notre service le remplacera dès demain matin. Mais vous, avez-vous l'intention de rester à Bruxelles jusqu'à ce que nous ayons capturé ses informateurs ?
  
  Coplan, justement, s'interrogeait sur cette éventualité. Or, maintenant que tout paraissait réglé, et alors qu'il aurait pu profiter de la détente qui succède à l'aboutissement d'une enquête, il ne se sentait pas pleinement rassuré.
  
  Non, dit-il. Je vais regagner Paris demain après-midi, si vous me le permettez.
  
  Vanden Ende, discernant une préoccupation sur les traits de l'envoyé des services spéciaux français, répondit avec amabilité :
  
  Pour ma part, je n'y vois pas d'inconvénient. Je vous demanderai seulement de remplir une déposition, dans le courant de la matinée, afin qu'on puisse inculper vos trois agresseurs. Le reste, je m'en charge. Mais qu'est-ce qui vous tracasse encore ?
  
  Coplan lui décocha un regard incertain, presque flou. Puis, se frottant la joue, il se décida à exprimer le fond de sa pensée :
  
  Le sacrifice de Norman pourrait avoir été superflu, figurez-vous.
  
  Hein ? fit le Belge, interloqué. Qu'entendez-vous par là ? Bien sûr, que son suicide était superflu, puisque nous allons, de toute façon, épingler les membres de son réseau.
  
  Les yeux fixés sur le mégot de sa cigarette, dont il ne savait que faire, Coplan déclara d'une voix contenue :
  
  Eh bien, voilà. A présent, je n'en suis plus tellement persuadé.
  
  Comme Vande Ende arquait ses sourcils, Francis expliqua :
  
  Voyez-vous, ce qui s'est déroulé ici n'est qu'un épisode d'une affaire beaucoup plus vaste dont les ficelles pourraient être tirées à Leningrad. Norman n'était qu'un pion sur un échiquier. Peut-être l'a-t-on délibérément mis en mauvaise posture pour que nous foncions tête baissée dans une chausse-trape subtilement édifiée. Qu'il ait été une plaque tournante de premier ordre, c'est incontestable. Mais il reste à voir si les agents qui lui transmettaient leurs renseignements n'ont pas été avisés par un autre canal que Norman était grillé. Auquel cas, ils ne montreront plus le bout de l'oreille.
  
  Le Belge, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, arbora une face rembrunie. Méditatif, il avança :
  
  Si je vous comprends bien, vous soupçonnez les Soviétiques de nous l'avoir donné, en quelque sorte ?
  
  Oh, ce n'est qu'une hypothèse, mais nous devons la garder en mémoire.
  
  Quel aurait été leur but, en montant cette opération ?
  
  Nous amener à tirer de fausses conclusions des déclarations que nous a faites un transfuge, un gars du G.R.U. passé à l'Ouest. Si, par suite de l'arrestation de Norman, nous en venions à penser que ce type a dit vrai sur toute la ligne, nous serions en passe de gober un hameçon infiniment plus gros. Et c'est là que le bât blesse.
  
  Après un temps de silence, Vanden Ende fit remarquer :
  
  Quoi qu'il en soit, l'heure de vérité sonnera bientôt. Le G.R.U. n'irait pas jusqu'à sacrifier une antenne située au sommet de la hiérarchie de l'O.T.A.N., j'imagine. Or, je suppose que vous l'avez noté : dans l'agenda, un rendez-vous avec « Pascal » est inscrit vendredi, c'est-à-dire dans trois jours. Et le nommé « Edgar » doit venir le lundi suivant.
  
  Un léger bruit leur fit lever la tête vers la galerie de l'étage. L'épouse du dentiste, vêtue d'un imperméable et munie d'un sac de voyage, apparaissait près de la rampe.
  
  Coplan conclut rapidement, entre ses dents :
  
  Qui vivra verra, mais ce sera le plus formidable pile ou face que j'aie connu dans ma carrière. Et si ce gars de Leningrad m'a possédé, je lui tirerai mon chapeau pour son prodigieux talent de cabotin.
  
  
  
  
  
  Le lendemain soir, à Paris, dans la « tour de contrôle » du S.D.E.C., Coplan relata au Vieux les singulières péripéties de sa mission à Bruxelles.
  
  Au terme de son exposé, il dévoila sur un ton uni :
  
  Avant de prendre le chemin du retour, j'ai revu cette Mady, d'abord pour lui verser la somme promise et ensuite pour savoir comment le transistor dont je l'avais dotée avait échoué dans la poche de Norman. Eh bien, c'était son client qui l'avait dérobé. Après son départ, la fille ne l'avait plus retrouvé.
  
  Il a donc tissé lui-même la corde qui allait le pendre, commenta le Vieux. Où donc cette attrayante personne avait-elle dissimulé l'émetteur ?
  
  Coplan toussota.
  
  Ce détail est secondaire, éluda-t-il avec un rien de gêne qui, chez lui, était plutôt rare. Norman a dû le découvrir alors qu'elle se rafraîchissait dans le cabinet de toilette. Puis, plus ferme, il enchaîna:
  
  Mais, provisoirement, l'énigme reste entière, du moins pour moi. Ces événements n'ont pas démontré d'une manière irréfutable si Tatosov a dit la vérité ou s'il se moque de nous. Nous ne pouvons pas plus le convaincre de mensonge que nous ne pouvons prouver sa bonne foi, et cela malgré l'accumulation des faits.
  
  Le Vieux, non moins indécis que son subordonné, se pétrit le front en cherchant, dans ce qui lui avait été rapporté, un élément susceptible de faire pencher la balance en faveur de l'une ou de l'autre thèse. Non, il ne voyait rien de déterminant, aucune interprétation inattaquable.
  
  Attendons des nouvelles de Vanden Ende, décréta-t-il soudain. Ce n'est pas la peine de nous casser la tête. La réponse, nous l'aurons dans 48 heures, et elle tranchera la question une fois pour toutes.
  
  Si Pascal vient au rendez-vous fixé, oui, mais dans le cas contraire ?
  
  Le Vieux braqua sur lui un regard désenchanté.
  
  Vous avez raison, reconnut-il. Si Pascal ne se présente pas, cela peut tout bonnement signifier qu'un signal d'alarme a fonctionné après l'arrestation des trois Russes. Et nous serions toujours logés à la même enseigne.
  
  Un silence plana. Coplan, qui masquait sous son air imperturbable un agacement intense, préleva son paquet de Gitanes dans sa poche et en retira une cigarette.
  
  Tatosov est-il encore à bord du Clemenceau ? s'enquit-il avant de prendre du feu.
  
  A ma connaissance, oui. Voudriez-vous le revoir ?
  
  Coplan fit un signe de tête négatif tout en soufflant de la fumée.
  
  J'aurais trop envie de l'étriper, articula-t-il. Jamais personne ne nous a fichus dans un pastis pareil. Volontairement ou non.
  
  Le Vieux, un coude sur son bureau, chipotait distraitement le lobe de son oreille. Il admit :
  
  Oui, c'est la première fois que je ne puis démêler si l'adversaire a marqué un point ou si c'est nous qui l'empêchons de dormir. Enfin, une telle situation ne saurait s'éterniser. Vous allez vous mettre en rapport avec le capitaine Lacaze. Ces messieurs de la Royale sont assez enclins à garder pour eux seuls des tuyaux que nous, terriens vulgaires, aurions intérêt à partager. Essayez de savoir s'ils n'ont pas levé un lièvre, depuis huit jours.
  
  D'accord. Où perche-t-il, Lacaze, en ce moment ?
  
  Je vais m'en informer, dit le Vieux avec une intonation agressive.
  
  
  
  
  
  Coplan rejoignit Lacaze le lendemain en fin de matinée dans un des bâtiments de la base des sous-marins nucléaires de l'île Longue, face au port de Brest. Un vent humide soufflait du large, charriant ces odeurs salines que les marins flairent gaiement à l'approche des côtes et que les terriens hument avec les mêmes délices parce qu'elles leur annoncent la mer.
  
  Le capitaine occupait un bureau ultra-moderne donnant vue sur l'océan et particulièrement bien équipé d'appareils de télécommunications : téléphones, interphones, radio-émetteurs, scope de radar, unité périphérique reliée à un ordinateur lointain, téléscripteur, rien n'y manquait. Pas même le walkie-talkie destiné à converser avec un collègue en déplacement dans l'enceinte de la base.
  
  La rencontre des deux hommes fut teintée de cordialité, en dépit des préjugés du Vieux qui, en raison de ses états de service dans l'armée de terre, persistait à considérer la Marine comme un club fermé, résolument antidémocratique.
  
  Après les banalités d'usage, Lacaze invita son visiteur à s'asseoir et lui demanda, curieux :
  
  Où en êtes-vous ? Avez-vous pu vérifier certaines allégations de notre... dissident ?
  
  Euh, oui. La piste qu'il m'a indiquée, pour remonter à Norman, s'est révélée profitable, mais les fruits ne sont pas encore cueillis. Nous espérons que le piège va bientôt se refermer sur une grosse prise. Et vous, vos recherches ont-elles débouché sur quelque chose de concret ?
  
  Le capitaine fit une mimique peu enthousiaste.
  
  Ce serait beaucoup dire, répondit-il. Établir la liste des gens qui connaissent les caractéristiques des récepteurs sonar des balises a déjà exigé un travail terriblement délicat. Un technicien qui a étudié à fond le schéma de ces appareils peut reconstituer le type de signal qui excitera l'émetteur de la bouée. Réciproquement, celui qui construit le poste interrogateur dont sont équipés les submersibles peut se représenter comment est conçu l'organe récepteur. Et puis, si l'on quitte le domaine des laboratoires et des ateliers, il y a encore les spécialistes appartenant aux équipages. Appelés à intervenir en cas de panne, ils n'ignorent rien des circuits de ces générateurs d'ultrasons.
  
  Au total, cela vous fait quelques bonnes dizaines de suspects, constata Francis.
  
  Plus que ça. Du moins en théorie, car, psychologiquement, je vois mal un individu faisant partie de l'équipage d'un sous-marin nucléaire livrer à l'ennemi un procédé qui, un jour, faciliterait la destruction du bâtiment. Non, la fuite doit provenir d'un établissement terrestre, ou...
  
  Lacaze hésitant à poursuivre, Coplan le relança :
  
  Ou?
  
  Le capitaine avoua, comme s'il lui en coûtait de citer cette éventualité :
  
  Ou des sous-marins qui posent les balises au fond des mers. Il n'y en a que deux, et ils transportent évidemment des techniciens chargés de faire des essais après l'ancrage à la position assignée. Si un traître s'était infiltré parmi eux, il ne s'exposerait pas au risque qui aurait menacé un submersible lance-engins.
  
  Coplan déclara :
  
  Je ne sais dans quelle mesure ce renseignement pourra vous être utile, mais retenez ceci : le coupable doit entretenir des relations, sans doute par correspondance, avec un dentiste installé à Bruxelles, un nommé Gilbert Nieuwenhove. En outre, il use d'un pseudonyme qui est, très probablement, « Léo ».
  
  Le capitaine scruta les traits de son interlocuteur tandis que deux rides profondes se creusaient entre ses sourcils.
  
  Un moment, pria-t-il d'une voix trop modérée pour être naturelle.
  
  Il sortit une petite clé de sa poche et alla vers un coffre-fort où il rangeait les documents confidentiels ou secrets. Lorsque le battant blindé eut pivoté, Lacaze saisit un dossier à couverture verte, revint le déposer sur son bureau. Tout en se rasseyent, il ouvrit le dossier et dit:
  
  J'ai ici les rapports concernant la vie privée de quelques hommes qui, après une première sélection, m'ont paru mériter plus d'attention que d'autres, pour des motifs divers. Il me semble que l'un d'eux...
  
  Il n'acheva pas, voulant d'abord s'assurer que son intuition ne le trompait pas. D'un index agile, il fit défiler les feuillets, s'attarda soudain sur l'un d'eux qu'il parcourut ligne par ligne.
  
  Coplan, les mains croisées, l'observa silencieusement. Dans sa vie, il avait éprouvé maintes fois ce mystérieux avertissement qui, venu du tréfonds des facultés cérébrales, signale une corrélation inattendue entre un souvenir diffus et une perception immédiate.
  
  Nous y voici, murmura Lacaze, les yeux rivés au texte. Léonide Béringuaud... 32 ans... ingénieur Arts et Métiers, etc., etc., époux de Marie Nieuwenhoven, née à Gand, Belgique, âgée de 26 ans. Son regard se leva vers Francis, qui questionna sèchement :
  
  Où est-il affecté, ce monsieur?
  
  Au sous-marin l’Émeraude, un poseur de mines. Brusquement, le téléscripteur se mit à crépiter.
  
  Excusez-moi, jeta Lacaze en quittant à nouveau son fauteuil. J'attendais ce message. Il alla se poster devant le capot gris clair de la machine à frappe automatique afin de lire les mots qui s'alignaient à vive cadence sur le rouleau de papier blanc.
  
  Coplan se serait précipité sur le dossier ouvert s'il avait cédé à sa seule impulsivité. Il se contraignit au calme bien que son siège lui parût transformé en fourmilière. Un comble, si finalement c'était à Brest que le dilemme serait résolu!
  
  Venez voir, invita le capitaine d'un ton agité. Des informations en provenance du Clemenceau.
  
  Francis, comme mû par un ressort, vint se placer à côté de lui. Il lut : 11.38 h. G.M.T. Bréguet Atlantic croisant par 62® 53' latitude Nord et 5® 24' longitude Ouest signale nappe blanchâtre parsemée de débris. Trafic maritime commercial non perturbé. Allons procéder à prélèvement d'échantillons pour mesure radioactivité. Plus amples détails suivront.
  
  Lacaze était devenu pâle. Sa main appuyée au capot le serrait si fort que les jointures de ses phalanges se décoloraient.
  
  En clair, ça signifie quoi ? grommela Coplan, inquiet.
  
  Que l'Amirauté a tenté l'expérience, lui révéla l'officier. Celle que vous aviez suggérée. La position indiquée correspond à celle d'une balise qui a été piégée par une mine, et un submersible de nationalité inconnue vient d'être détruit. Il n'y a pas eu d'appel de détresse sur les ondes.
  
  Les deux agents du contre-espionnage, écartelés entre des émotions contradictoires, se contemplèrent mutuellement. Ils imaginaient ce qui s'était produit, mesuraient le poids de leur responsabilité.
  
  Des dizaines de marins venaient de connaître une fin atroce, hélas, mais ils avaient été les victimes d'un traquenard que leur état-major méditait de réserver à des équipages français. Et surtout, surtout, cela prouvait que, depuis le début, Youri Tatosov avait dit la vérité !
  
  Coplan en ressentait une satisfaction bizarre, non seulement parce qu'une angoissante alternative était enfin levée, mais aussi parce que les rapports personnels qu'il avait entretenus avec l'agent soviétique cessaient d'être entachés par un doute. D'homme à homme, Youri ne l'avait pas escroqué. Cela, pour Francis, apparaissait comme presque aussi important que le succès final remporté par la Marine et le S.D.E.C.
  
  Bon Dieu, proféra le capitaine en tirant un mouchoir de sa poche pour s'essuyer le front. Maintenant, nous voilà édifiés sur toute la ligne !
  
  Les autres le seront aussi, dit Coplan, sans joie.
  
  
  
  
  
  Pascal, Edgar et Léo furent arrêtés l'un après l'autre dans les jours qui suivirent. Le premier était un contre-amiral allemand attaché au bureau des opérations de Saclant, le second un capitaine du service des transmissions du Shape, Américain...
  
  Tous trois, pour leur défense, invoquèrent le même mobile : leur refus d'une guerre atomique qu'un trop grand déséquilibre des forces provoquerait inéluctablement.
  
  Alors qu'il n'en était plus besoin, la sincérité de Youri Tatosov fut encore mise en évidence six mois plus tard. Un soir qu'il circulait en Provence à bord de sa voiture, sous une nouvelle identité, il fut tué dans un banal accident de la route.
  
  Banal en apparence. Coplan et le Vieux en jugèrent autrement. Mais ils n'entamèrent pas d'enquête.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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