Kenny, Paul : другие произведения.

La Guyane pour Coplan

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  I
  
  
  
  DEUX RENDEZ-VOUS NOCTURNES
  
  
  
  
  
  En ce samedi de décembre, à minuit moins cinq, une berline Renault bleu clair emprunta la rampe descendante du parking situé sous la tour du Manhattan Center, à Bruxelles.
  
  Épousant la courbe éclairée par des lampes à vapeur de sodium, la voiture stoppa devant le guichet automatique. Le bras tendu au-dessus de la vitre abaissée, le conducteur appuya sur le bouton lumineux, saisit ensuite la carte perforée qui apparut dans la fente, la posa sur le siège voisin et, la barrière s'étant levée, il effleura l'accélérateur.
  
  Comme prévu, il y avait peu de voitures au niveau - 4. Celui-ci occupait une grande surface, mais des cloisons et des piliers de soutènement empêchaient de l'apercevoir dans sa totalité. La Renault, respectant l'itinéraire indiqué par les flèches peintes sur le sol, entama un parcours jalonné de virages.
  
  Fred Wilber observa tout en roulant les véhicules à l'arrêt, pour s'assurer qu'aucun d'eux n'abritait un couple se livrant à des plaisirs érotiques. C'est toujours quand on le souhaite le moins que l'on tombe sur des excités.
  
  Le parking semblait parfaitement désert. L'embarras du choix. Wilber alla ranger sa berline sur un emplacement proche de l'enceinte de maçonnerie donnant accès aux ascenseurs. Ayant coupé le contact, il consulta sa montre et tendit l'oreille. Il ramassa la carte perforée, l'inséra dans son portefeuille, plongea la main dans la poche droite de son manteau de cuir à col de fourrure afin d'en tirer une paire de gants de coton qu'il enfila posément.
  
  Corpulent et massif, doté d'une forte tête rougeaude aux traits vulgaires qu'empâtait l'approche de la cinquantaine, Fred Wilber avait acquis, au cours d'une vie aventureuse, une énorme confiance en ses moyens. Sa vigueur peu commune, des nerfs d'acier, un esprit agile et une audace sans limite l'avaient souvent tiré d'un mauvais pas, si bien que son cynisme et son manque de scrupules s'étaient accrus au gré des ans. Ceci lui permettait de faire rémunérer très largement ses services.
  
  Un bruit de moteur ne tarda pas à mobiliser son attention. De l'endroit où il se trouvait, il ne pouvait voir la sortie de la rampe mais, au bout de quelques secondes, il repéra une Mercedes grise qui circulait entre les carrosseries miroitantes.
  
  Lorsqu'elle parvint dans l'allée le long de laquelle il s'était garé, il put se convaincre qu'il s'agissait bien de la voiture de Karl Lipsius. Avant qu'elle le dépassât, il fit un bref appel de phares pour signaler sa présence.
  
  La Mercedes ralentit aussitôt et alla s'aligner un peu plus loin sur le rectangle d'un emplacement. Alors Fred Wilber descendit de sa Renault 20, en referma sans brusquerie la portière, se dirigea vers la berline allemande et s'assit à côté de Lipsius.
  
  - Bonsoir, dit-il en lui serrant la main. Vous avez la marchandise ?
  
  - Sicher, acquiesça Lipsius, qui poursuivit en un français fortement coloré d'accent tudesque : zette troisième enveloppe est la ternière. Avec cela, fous saurez tout, et il ne faudra plus me contacter.
  
  Avant d'extraire le pli de sa poche intérieure, il posa sur Wilber un regard teinté de méfiance.
  
  - Fous afez les tollars, j'espère ?
  
  - Bien entendu, dit Wilber. 25 000. Vous savez que je suis régulier. Tenez, comptez-les pendant que je jette un coup d’œil sur vos documents.
  
  Ils échangèrent des enveloppes de papier brun. Lipsius alluma le plafonnier tandis que Wilber, épiant le silence, s'assurait qu'aucune arrivée importune ne menaçait de troubler leur entrevue.
  
  Il passa rapidement en revue le contenu du pli que Lipsius lui avait remis : des photocopies en format réduit des pages d'une notice technique, des schémas de circuits électroniques avec des annotations manuscrites.
  
  - Il ne manque rien, vous en êtes sûr ? demanda-t-il. Un... oubli pourrait avoir des conséquences regrettables pour vous, je dois vous le signaler.
  
  - Non, non, tout y est, affirma Lipsius avec empressement. Che vous carantis que fous pourrez fous téprouiller, pas te problème. Qui sait, peut-être plus tard, nous ferons t'autres avaires enzemble, pas vrai ?
  
  Fred Wilber en doutait.
  
  - Probable, admit-il cependant, évasif, tout en refermant l'enveloppe pour la glisser dans la poche intérieure de son manteau. Salut, Lipsius.
  
  Autre poignée de main, puis Wilber rouvrit la portière et sortit de la berline. Restant debout dans l'entrebâillement, il ajouta :
  
  - Faites gaffe. Ne dépensez pas trop de fric à la fois. Ça pourrait se remarquer.
  
  - Ne fous tracassez pas, répondit l'Allemand avec une grimace de connivence. Che connais la musique...
  
  - Heureusement pour toi, connard, railla Wilber en extirpant sa main de sa poche.
  
  L'objet qu'elle tenait émit la sourde vibration d'un ressort qui se détend. Le projectile s'enfonça dans le cou de Lipsius, juste sous son maxillaire. Une expression de douleur tordit ses traits alors qu'il ouvrait tout grands ses yeux et sa bouche, mais pas un son ne s'échappa de ses lèvres. Il eut une sorte de soubresaut désespéré en portant ses deux mains à sa gorge.
  
  Wilber n'attendit même pas qu'il eût fini de mourir pour lui dérober son portefeuille et récupérer l'enveloppe renfermant ses 25 000 dollars. Il vérifia aussi si la boîte à gants de la voiture ne contenait pas les papiers de bord.
  
  Puis il referma doucement la portière après un dernier regard décoché à sa victime. La face livide de Lipsius dénonçait une mort foudroyante, et une affreuse puanteur commençait à se dégager de ses vêtements.
  
  Wilber s'en fut d'un pas mesuré vers les cabines d'ascenseur. Il en appela une, monta au niveau zéro et déboucha dans la galerie marchande de la tour. Les vitrines de plusieurs boutiques étaient encore éclairées, mais seuls de rares piétons déambulaient entre elles.
  
  Le froid sauta au visage de Wilber lorsqu'il eut poussé les portes de verre donnant accès sur la Place Rogier. Il en éprouva une sensation bienfaisante. Tout s'était passé sans la moindre anicroche. Le pauvre con avait suivi les instructions à la lettre, sans même soupçonner le piège. Encore un qui fermerait sa gueule.
  
  Wilber traversa posément la place quasi déserte, parallèlement à la tour Martini dont la grande enseigne jetait des feux multicolores. Sur la droite, au loin, les arceaux lumineux de la Rue Neuve annonçaient la proximité des fêtes de Noël et de Nouvel An.
  
  Parvenu sur le trottoir opposé, Fred Wilber pénétra dans le couloir d'entrée de l'hôtel Palace ; ses pas absorbés par un épais tapis de laine, il arpenta une longue galerie décorée par de grandes toiles de maîtres du XIXè siècle, monta quelques marches pour arriver dans le hall du rez-de-chaussée en longeant un immense salon plongé dans la pénombre.
  
  C'est une des commodités de cet hôtel de luxe construit à la Belle Époque : son entrée principale, la réception et la conciergerie sont situées du côté du Jardin Botanique, au-delà des ascenseurs. De sorte qu'un quidam venant de la Place Rogier peut monter directement aux étages sans être vu par le personnel de garde, réduit au minimum.
  
  Wilber se rendit au 4e, emprunta de larges couloirs silencieux, s'immobilisa devant une des portes d'acajou et frappa discrètement.
  
  Peu après, le panneau s'écarta. Une très jeune femme en long déshabillé de satin fit signe au visiteur qu'il pouvait entrer.
  
  - ...'soir, marmonna-t-il, un peu contrarié qu'elle fût là.
  
  Mario Rascaux ne pouvait décidément plus faire un pas sans cette nana. Elle était bigrement mignonne, d'accord, mais Wilber se serait volontiers passé de sa présence.
  
  Rascaux, en robe de chambre, était vautré dans un fauteuil près d'une table garnie de deux bouteilles de champagne dans leur seau à glace et de deux coupes dont une seule était remplie. Il fumait un cigare, les pieds nus dans des pantoufles de voyage fourrées. Grand, une figure énergique de baroudeur, il avait des yeux clairs, la fausse nonchalance d'un seigneur. Et pourtant, alors qu'il semblait taillé dans le roc et doué d'une grande force de caractère, on avait l'intuition qu'il existait une faille dans sa personnalité. Wilber l'avait toujours ressenti, sans parvenir toutefois à déceler ce qui clochait chez cet homme indiscutablement viril. Ce qu'il éprouvait était assez analogue à l'impression gênante que provoque un individu ayant un penchant pour la pédérastie, mais ce ne pouvait être cela.
  
  - Débarrasse-toi, Fred, invita Rascaux. Il fait chaud à crever, dans cette piaule. Je te sers un peu de champagne ? Carine n'en boit pas.
  
  - C'est pas de refus, grommela Wilber en ôtant son manteau tandis que Carine allait s'allonger sur le lit et recommençait à feuilleter un magazine féminin.
  
  Il exhiba le pli qu'avait apporté Lipsius, le posa près du plateau.
  
  - Voilà, dit-il. Cette question-là est réglée.
  
  Il préféra ne rien ajouter, ne sachant pas dans quelle mesure la fille était au courant de l'objectif du voyage. De plus, bien que Mario Rascaux eût une dizaine d'années de moins que lui, le tutoiement était à sens unique, comme à l'armée, et ceci agaçait confusément Wilber quand il parlait avec son commanditaire.
  
  Rascaux, le cigare fiché entre ses dents, lui présenta une coupe avant d'inventorier le contenu de l'enveloppe. Un silence régna dans la pièce.
  
  Les yeux de Wilber dévièrent vers Carine, jolie brune de 22 ans au corps svelte, admirablement proportionné, et au minois sensuel. Elle fit mine d'ignorer qu'il la détaillait avec sans-gêne. Dès qu'il apparaissait, elle se sentait mal à l'aise. Il avait des façons de la regarder qui lui donnaient froid dans le dos.
  
  Mario déposa son cigare dans l'encoche du cendrier.
  
  - Oui, ceci complète les envois précédents, marmonna-t-il. Il y a de quoi faire...
  
  Wilber avait vidé sa coupe d'un trait. Il renifla, s'essuya la bouche du dos de la main. Puis il glissa d'une voix contenue :
  
  - Je voudrais aussi vous restituer le matériel. Momentanément, je n'en aurai plus besoin, je crois ?
  
  - Carine, dit Rascaux, tu ferais bien d'aller prendre ta douche.
  
  Sa maîtresse tourna la tête vers lui.
  
  - Mais je l'ai déjà prise, chéri.
  
  - Alors paie-t'en une deuxième, jeta Mario d'un ton sec.
  
  Docile, Carine referma son magazine, se redressa, posa ses pieds sur la moquette et se leva pour gagner la salle de bains, consciente que les deux hommes fixaient leurs yeux sur sa croupe, imaginant sa nudité sous le mince tissu soyeux.
  
  Lorsqu'elle eut refermé la porte de séparation, Wilber introduisit sa main dans la poche externe de son manteau et en retira l'arme dont il s'était servi au parking. Elle avait les dimensions d'un petit boîtier électrique.
  
  Rascaux s'en empara, la logea dans un attaché-case.
  
  - Aucun pépin ? s'informa-t-il à mi-voix, tandis que l'eau de la douche commençait à jaillir sous pression de l'autre côté de la cloison.
  
  - Aucun. J'ai raflé son portefeuille, question de compliquer un peu le boulot des flics. Mais il n'avait pas son passeport. Mieux vaut que je vous confie aussi ce portefeuille, non ?
  
  - D'accord. Ne prends pas le risque de le trimbaler sur toi.
  
  L'objet rejoignit l'arme et les papiers dans la mallette. Celle-ci était pourvue d'une serrure à secret dont Rascaux brouilla les chiffres. Puis il versa de nouveau du champagne dans les deux verres en arborant un faciès méditatif.
  
  - Pour l'instant, tu n'as qu'à retourner à Paris, prononça-t-il. Attends de mes nouvelles. Entre-temps, procure-toi un visa d'entrée touristique pour les U.S.A. Si les choses se déroulent comme je l'envisage, tu partiras en Floride au mois de janvier. Tu devras y louer un bungalow, au sud de Miami ou dans les Keys (Long chapelet d'îles au sud de la Floride), et un yacht d'une trentaine de mètres. Ou peut-être à Porto Rico. J'en déciderai plus tard.
  
  Wilber lampa aussi goulûment sa seconde coupe, dut contenir un renvoi.
  
  - Okay, acquiesça-t-il. Je reste à votre disposition. Mais... dites-moi : Carine, elle est au parfum ou non ? Ça m'embête un peu qu'elle m'ait vu ici, ce soir.
  
  Mario Rascaux haussa les épaules.
  
  - Ne t'en fais pas pour elle. Je lui raconte des bobards, et elle n'est pas du genre à se creuser la tête. Tu lui demanderais qui est Jean Paul II, elle te répondrait que c'est le roi du Danemark.
  
  Wilber hocha sa lourde tête. Viscéralement, il lui déplaisait qu'une femme soit mêlée de près ou de loin aux affaires qu'il traitait. En dehors du métier, il se rattrapait.
  
  Il se remit debout, enfila son manteau de cuir ; avant de resserrer la ceinture, il s'assura que l'enveloppe gonflée de banknotes n'avait pas glissé de sa poche.
  
  - Eh bien, je file, conclut-il. Je reprendrai la route demain matin.
  
  - Où loges-tu ?
  
  - Au Métropole, place de Brouckère.
  
  Rascaux le raccompagna jusqu'à la porte, lui ouvrit, remit le verrou après sa sortie. La douche continuait de couler. Sur le point d'entrer dans la salle de bains, il se ravisa, marcha vers le téléphone et forma un numéro de trois chiffres correspondant à une autre chambre dans l'hôtel.
  
  - Oui ? s'enquit une voix masculine bien timbrée.
  
  - Je suis en possession des documents, annonça Rascaux très près du micro. Si vous le permettez, je viendrai vous voir demain matin à huit heures et demie.
  
  - Entendu, laissa tomber l'autre, et il raccrocha.
  
  Rascaux fit de même, resta songeur deux ou trois secondes, puis il se rendit à la salle de bains. Fut plutôt éberlué de voir Carine assise sur le bidet, boudeuse, le menton posé sur son poing, alors que la douche fonctionnait à plein derrière le rideau entourant la baignoire.
  
  - Je n'en avais pas envie, déclara-t-elle sur un ton maussade. Deux fois par jour, c'est mauvais pour la peau.
  
  Il prit le parti de sourire et ferma les robinets.
  
  - Allons, viens, dit-il en lui prenant le poignet. Fred n'est plus là. Tout en le suivant, elle avoua :
  
  - Je ne peux pas le voir en peinture, ce bonhomme. Tu aurais pu lui donner rendez-vous ailleurs, non ?
  
  Il plaisanta :
  
  - Je croyais que tu n'aurais pas aimé que je sorte seul. Et puis, il n'y en avait que pour quelques minutes.
  
  Câlin, il l'allongea sur le lit, se coucha près d'elle et retroussa son déshabillé, la dénudant jusqu'à la taille. Le galbe parfait et la douceur de la chair des cuisses de cette fille l'envoûtaient mystérieusement. Il en arrivait à comprendre pourquoi des types se marient.
  
  - Qu'est-ce que tu lui reproches, à Fred ? reprit-il en caressant la toison frisée qui couvrait son pubis.
  
  Carine lui mit les bras autour du cou et l'embrassa.
  
  - Je ne sais pas, reconnut-elle, la bouche proche de la sienne. Il me fiche la frousse.
  
  Puis, s'écartant soudain pour regarder Mario en face :
  
  - Toi aussi, du reste, mais ce n'est pas pareil. Toi, j'aime.
  
  Elle frémit des pieds à la tête, électrisée par les sensations bouleversantes que lui prodiguaient les doigts experts de son amant. Depuis le premier jour elle avait été folle de lui, avide de satisfaire ses exigences ou même de les provoquer.
  
  Rascaux était de bonne humeur. Tant pis pour Lipsius... Une fripouille, après tout. Quant à Wilber, il mériterait une prime, un jour.
  
  Mario roula sur Carine et la prit. Figé en elle, il lui murmura à l'oreille :
  
  - Ne t'inquiète pas. Nous ne le verrons plus pendant quelques semaines.
  
  - Il avait du temps devant lui pour la mettre en condition.
  
  
  
  
  
  II
  
  
  
  UN MORT ENCOMBRANT
  
  
  
  
  
  L'accès aux niveaux inférieurs du parking avait été barré par une chaîne supportant en son milieu une plaque de sens interdit. Les automobilistes débarquant de l'ascenseur pour venir chercher leur voiture au quatrième tombaient littéralement dans les bras d'inspecteurs de police auxquels ils devaient montrer leur carte perforée et décliner leur identité.
  
  L'alerte avait été déclenchée vers deux heures du matin par un quidam qui, arrivé de Liège par le train à la Gare du Nord, voulait regagner son domicile de banlieue au volant de sa Taunus, garée à proximité immédiate de la Mercedes. Épouvanté par la vue du corps affalé sur le siège de celle-ci, il était monté dans sa voiture pour aller prévenir le caissier. Ce dernier avait immédiatement avisé par téléphone le commissariat le plus proche et, moins d'un quart d'heure plus tard, des agents en tenue et d'autres en civil s'étaient amenés sur les lieux.
  
  Après un examen sommaire du cadavre, sans le déplacer, l'inspecteur Verbeek avait conclu un meurtre, la blessure causée par l'impact du projectile, près de la carotide, étant très apparente.
  
  Alors Verbeek avait pris la direction des opérations : photographies, fouille des vêtements de la victime et du véhicule, relevés d'empreintes digitales, toute la routine habituelle.
  
  A première vue, le vol pouvait être le mobile du crime, attendu que le défunt avait été dépouillé de son portefeuille, mais cette hypothèse ne cadrait pas avec d'autres aspects de l'affaire. Un vulgaire pickpocket n'assassine pas à l'aide d'un pistolet au cyanure. En outre, le projectile n'ayant pas traversé la vitre de la portière droite, il avait dû être tiré à l'intérieur même de la berline. Et celle-ci avait une plaque d'immatriculation de la République fédérale d'Allemagne.
  
  Le commissaire Janssens, de la Sûreté, fit son apparition vers sept heures du matin. C'était un homme élégant, aux traits paisibles, âgé d'une bonne quarantaine d'années, aux manières courtoises. Son premier soin fut de questionner l'inspecteur Verbeek.
  
  - Alors, comment cela se présente-t-il ?
  
  - Mal, avoua son subordonné, soucieux. Ça ressemble à un règlement de comptes de services secrets. J'ai l'impression que la victime connaissait le meurtrier.
  
  - Ah oui ? Pourquoi ?
  
  - Si le conducteur de la Mercedes s'était senti menacé par un inconnu, il aurait au moins actionné son avertisseur. A mon sens, il a été tué à l'improviste par quelqu'un qui était monté dans sa voiture avec son consentement.
  
  Verbeek amena le commissaire près de la Mercedes pour développer son argumentation en l'appuyant sur les indices recueillis :
  
  - Le frein à main était calé, portière de gauche verrouillée mais pas celle de droite. Je suppose que si, à peine arrêté, vous voyiez surgir un individu à l'allure inquiétante, vous relâcheriez le frein pour redémarrer en vitesse. Moi c'est ce que je ferais, en tout cas.
  
  - Peut-être, mais avez-vous pu déterminer si la victime venait d'arriver dans le parking ou si elle y était descendue pour reprendre possession de sa voiture ?
  
  - Oui. La carte perforée retrouvée dans la poche droite de son imperméable prouve sans risque d'erreur que l'Allemand a franchi la barrière d'entrée à minuit deux. Son agresseur devait donc l'attendre à cet étage.
  
  Le commissaire Janssens alluma un cigarillo, émit quelques bouffées, s'informa :
  
  - Au fait quel est le nom du défunt ?
  
  - Lipsius. On lui a volé son portefeuille, mais l'assassin a omis de subtiliser un petit carton logé dans la pochette de son veston : celui qu'a délivré le réceptionnaire du Sheraton en y inscrivant le numéro de la chambre.
  
  - Eh bien, voilà au moins un bon point, soupira Janssens. Cela va nous faire gagner du temps. Êtes-vous allé consulter la fiche, là-haut ?
  
  - Pas encore. J'attendais votre venue, étant donné l'aspect des choses. Nous sommes devant un travail de professionnel, pas de doute. Le coupable a pu garer sa voiture ici dans le courant de la journée et repartir avec elle aussitôt le coup fait. Ou bien il a pu arriver et repartir par les ascenseurs sans être vu de quiconque. Vous savez comme ce parking est peu fréquenté pendant les week-ends.
  
  - Si le meurtrier est remonté à bord d'une voiture, le caissier a dû le voir, objecta Janssens. Commençons par éclaircir ce point-là.
  
  L'inspecteur Verbeek donna quelques instructions à ses collègues avant d'accompagner le commissaire. Le cadavre avait déjà été évacué par une ambulance de la police.
  
  Les deux hommes gravirent à pied la rampe interdite aux piétons. Le caissier de nuit, remplacé à sept heures par un autre employé, avait été gardé à disposition par deux agents qui se tenaient près de la cabine, avant la barrière mobile.
  
  Ce préposé, un nommé Vandeput, Bruxellois de l'ancienne génération, s'exprimait en un parler savoureux. Le commissaire lui demanda tout d'abord si un ou plusieurs véhicules avaient quitté le parking peu après minuit.
  
  - Ça je sais pas, décréta Vandeput. Tu crois sans doute que moi je fais que regarder l'heure... Moi je lis ma gazette jusqu'à ce qu'un client arrive devant mon guichet. Il me donne sa carte, je la passe dans la machine et je vois combien il me doit. Alors il paie et salut, moi je recommence à lire. Mais t'as qu'à regarder les cartes, hein... On les empile pour le controll.
  
  Janssens et Verbeek échangèrent un coup d’œil déprimé. Ce n'était pas sur ce paroissien-là qu'ils devaient compter pour obtenir un signalement. Mis en possession des cartes perforées des voitures qui étaient sorties depuis onze heures du soir, ils constatèrent aisément qu'après l'heure présumée du meurtre, la première s'était présentée devant la barrière à une heure moins le quart.
  
  En principe, il y avait donc fort peu de chance pour que ce fût celle de l'assassin. Ce dernier ne s'était sûrement pas attardé aussi longtemps après son forfait.
  
  Le commissaire eut alors une idée.
  
  - Pouvez-vous me dire s'il en est arrivé une juste avant la Mercedes ? s'enquit-il auprès de Vandeput.
  
  Celui-ci leva les bras et les yeux au ciel, apparemment désarmé par la stupidité d'une telle question.
  
  - Comment est-ce que moi je pourrais te dire ça, hein ? Quand un client rentre, ça est automatique ; moi je dois même pas lever ma tête. Et les bagnoles qui sont encore en bas, on ne saura quand elles sont descendues que quand le client voudra sortir. Ça n'est pourtant pas difficile à comprendre, hein ?
  
  Il avait raison, évidemment. L'inspecteur Verbeek signala à son supérieur :
  
  - C'est pourquoi j'ai installé un système de filtrage à la sortie des ascenseurs, à ce niveau. L'identité des arrivants, la marque et le numéro de leur voiture, ainsi que le numéro d'ordre de leur carte, sont consignés dans un cahier. Après, nous pourrons les collationner.
  
  - Oui, mais le ou les suspects risquent d'être déjà loin, fit valoir Janssens à mi-voix.
  
  - Je ne pouvais pas condamner indéfiniment tout l'étage, opposa Verbeek. D'autant plus que rien ne prouve que l'agresseur est venu avec sa voiture.
  
  - D'accord, opina le commissaire. Nous reverrons cela plus tard. Occupons-nous d'abord du nommé Lipsius. Venez, montons au Sheraton.
  
  Cet hôtel occupe la plus grande partie du Manhattan Center, sur toute sa hauteur. Il faut toutefois emprunter la galerie marchande et passer par l'extérieur de la tour pour pénétrer dans le hall par l'entrée principale.
  
  De bonne heure, ce dimanche matin, peu de gens circulaient aux alentours, et le trafic automobile était des plus réduits. Le jour n'était pas entièrement levé. Sous un ciel chargé de neige, il gelait ferme.
  
  Les deux policiers eurent une sensation agréable lorsqu'ils entrèrent dans les aménagements bien chauffés, baignés d'une lumière tamisée, du Sheraton. Un groupe de Japonais et leurs valises attendaient le car qui devait les conduire à l'aéroport.
  
  S'approchant du comptoir de réception, le commissaire montra discrètement sa carte officielle à l'employé tout en disant :
  
  - Je suppose que l'agent n'est pas encore venu prendre les fiches des voyageurs arrivés depuis hier midi ?
  
  - Non, il passe seulement vers dix heures.
  
  - Voulez-vous extraire celle d'un nommé Lipsius, un sujet allemand, et me la montrer ?
  
  - Certainement, acquiesça le réceptionnaire. A votre service, monsieur le commissaire. Vous permettez ?
  
  Il entreprit de feuilleter une liasse de formulaires classés dans l'ordre chronologique d'arrivée des titulaires, découvrit très vite celui rempli par l'intéressé, le posa sur le comptoir.
  
  - Voici...
  
  Puis, les sourcils froncés, il se déplaça du côté des casiers correspondant aux chambres, et dans lesquels la clé est déposée en l'absence du locataire. Le passeport de Lipsius s'y trouvait encore. L'employé le prit et revint près des policiers.
  
  - Il me semblait bien... murmura-t-il. Ce client est ressorti hier après avoir procédé à son inscription et fait monter sa valise, mais il n'a pas passé la nuit dans sa chambre.
  
  - Nous le savons, déclara Janssens. Il ne l'occupera jamais plus.
  
  - Il lui est arrivé quelque chose ? s'informa le préposé d'une voix anxieuse et intriguée.
  
  - Oui, un accident fatal. Au reste, donnez-moi la clé. Nous allons jeter un coup d’œil dans sa chambre et emporter ses bagages aux fins d'enquête. Je vous donnerai une décharge, évidemment. Prévenez le directeur pendant que nous serons là-haut.
  
  Guidés par un chasseur, Janssens et Verbeek prirent le chemin des ascenseurs. Dans la cabine, le commissaire consulta la fiche. Le domicile indiqué par Karl-Helmut Lipsius était à Brême. Profession : ingénieur. État civil : marié. Né le 15 avril 1946.
  
  Peu après, restés seuls dans la chambre dont le chasseur, en entrant, avait allumé toutes les lampes, les deux enquêteurs se rendirent compte que l'Allemand n'avait même pas pris le temps de défaire sa valise. Une serviette en cuir noir, assez usagée, était posée sur le secrétaire.
  
  - Cet homme venait de Brême, apprit Janssens à l'inspecteur. On peut supposer qu'il a mis le week-end à profit pour rencontrer l'individu qui allait le tuer. S'il était venu traiter à Bruxelles des affaires normales, il serait plutôt arrivé dans la soirée du dimanche.
  
  - Vraisemblablement, admit Verbeek tout en ouvrant par acquit de conscience les tiroirs de la commode. Tout de même, cela représente une jolie trotte, depuis Brême... Faut-il examiner dès maintenant le contenu de sa serviette ?
  
  - Non, puisque nous allons tout emporter. Ne perdons pas notre temps ici, nous ne récolterons aucun indice supplémentaire sur le mort.
  
  
  
  
  
  A ce moment-là, Fred Wilber, lesté d'un sac de voyage, entrait dans la galerie marchande et se dirigeait vers l'enclos des ascenseurs. Il appuya sur le bouton du 4e niveau inférieur.
  
  Lorsque les portes de la cabine coulissèrent, il arqua les sourcils : des policiers en uniforme bleu marine, talkie-walkie en sautoir, étaient plantés devant l'issue avec deux civils.
  
  Lorsqu'on lui demanda sa carte de parking et une pièce d'identité, Wilber ne broncha pas, bien qu'il n'eût pas prévu qu'une surveillance de ce genre serait instaurée.
  
  Un des civils inscrivit quelques indications dans un cahier, s'informa :
  
  - Quelle est la marque et l'immatriculation de votre voiture, monsieur ?
  
  - Renault 20 TS. La plaque porte le numéro 3852 SK 95.
  
  - Merci. Quand êtes-vous venu vous garer ici ?
  
  - Hier soir, peu avant minuit.
  
  - Vous n'avez rien constaté d'anormal ?
  
  - Ma foi non. J'étais tout seul. Il s'est passé quelque chose ?
  
  - N'avez-vous pas vu arriver une Mercedes grise ?
  
  Wilber secoua la tête, la bouche plissée.
  
  - Non. Je ne suis resté que quelques secondes, ma voiture étant tout près des ascenseurs.
  
  - Vous repartez en France à présent ?
  
  - Oui. Je dois être à Paris avant midi.
  
  - Très bien. Bon voyage, monsieur.
  
  Wilber reprit sa carte et son passeport, gagna l'emplacement de sa voiture. Il vit que d'autres policiers entouraient la Mercedes. Mentalement, il leur décerna un bras d'honneur. Ils pouvaient toujours aller se faire foutre...
  
  Néanmoins, il était embêté. Il aurait mieux fait de rester vingt-quatre heures de plus à Bruxelles, d'autant que rien ne le pressait.
  
  Il suivit lentement l'itinéraire de sortie, remonta la rampe courbe et stoppa devant le guichet de la caisse. Là, il y avait d'autres flics, également équipés d'un talkie-walkie. Impassible, Wilber tendit sa carte. Le préposé la glissa dans la machine, la consulta ensuite.
  
  - 125 francs, réclama-t-il.
  
  Pendant que Wilber prenait de l'argent dans sa poche, il se sentit dévisagé avec insistance par un autre bonhomme qu'encadraient les agents. Têtus, ces cons-là.
  
  Malgré sa certitude qu'on ne pouvait rien contre lui, Wilber éprouva un léger soulagement lorsque la barrière se leva. Sa voiture grimpa allègrement la rampe donnant sur l'extérieur.
  
  
  
  
  
  Revenant du Sheraton avec la valise et la serviette de Lipsius, Janssens et Verbeek redescendirent au quatrième étage du parking, question de voir si rien d'autre n'avait été découvert entre-temps.
  
  L'inspecteur chargé de la tenue du cahier interpella son collègue quand ce dernier déboucha de la cabine :
  
  - Ah, vous voilà ! Je voulais vous signaler quelque chose...
  
  - Quoi donc ? s'enquit Verbeek en déposant la valise, alors que le commissaire, sorti avant lui, s'immobilisait également.
  
  - Un type est passé ici, il y a un quart d'heure. Un Français. Il était venu ranger sa voiture un peu avant l'arrivée de la Mercedes.
  
  - Oui. Et alors ?
  
  - Il est reparti pour Paris. Vous ne trouvez pas ça bizarre, qu'il soit arrivé tard hier et qu'il retourne déjà chez lui ce matin ? Verbeek réfléchit deux secondes.
  
  - Il était peut-être à Bruxelles depuis plusieurs jours, supposa-t-il. Vous ne lui avez pas posé la question ?
  
  - Non. Comme j'ai relevé ses coordonnées, j'ai préféré ne pas insister. Le commissaire s'était rapproché.
  
  - Vous avez bien fait, approuva-t-il. Compte tenu du caractère un peu spécial de ce meurtre, nous devons agir avec prudence. A toutes fins utiles, recopiez-moi les informations que vous avez transcrites au sujet de ce particulier. Indiquez aussi son signalement.
  
  Pendant que l'inspecteur détachait une des dernières pages du cahier pour y porter les renseignements désirés, Verbeek demanda au commissaire :
  
  - Jusque quand faudra-t-il maintenir cette surveillance ?
  
  - Jusqu'à 18 heures, pas plus tard. Le 4e et le 5e niveau doivent être disponibles pour les retours de week-end. Mais les cartes perforées des automobilistes sortants devront nous être communiquées jusque mardi matin, de telle sorte que nous sachions quand sont arrivés les véhicules qui sont garés ici en ce moment. Faites aussi noter leur marque et leur numéro de plaque.
  
  - Et la Mercedes, faut-il la laisser sur place ?
  
  - Faites-la conduire à la fourrière dans le courant de la matinée. Maintenant, portons ces bagages dans ma voiture, à l'étage au-dessus.
  
  Une demi-heure plus tard, le commissaire Janssens entreprit d'examiner les affaires de feu Karl-Helmut Lipsius, aussi bien ce qu'on avait retiré de ses poches avant son transfert à l'institut médico-légal que ce qui était renfermé dans sa valise et sa serviette.
  
  Il ne put guère en tirer des conclusions intéressantes. D'après la qualité de son linge, le modèle de sa voiture et le fait qu'il était descendu au Sheraton, on pouvait certes affirmer que l'homme avait une situation aisée. Les brochures et publications qu'il avait emportées, toutes extrêmement techniques - exception faite d'un exemplaire de Playboy en édition allemande - établissaient que son domaine était l'électronique, et même plus spécialement celui des communications radio à ultra-hautes fréquences.
  
  Mais Janssens chercha en vain une carte professionnelle, un papier à lettres à en-tête Ou un autre document dévoilant la firme pour laquelle l'ingénieur travaillait.
  
  D'autre part, on n'assassine pas n'importe qui au cyanure. De là à imaginer que Lipsius avait eu des activités illicites, il n'y avait qu'un pas. Bruxelles étant le siège, entre autres, de la Communauté Économique Européenne, de la Communauté européenne de l’Énergie Atomique, de l'O.T.A.N. et du S.H.A.P.E., toute une faune d'individus aux attributions les plus douteuses et venant de tous les horizons y séjournaient passagèrement. Leurs allées et venues causaient pas mal de soucis à la Sûreté de l’État.
  
  En l'occurrence, faute d'indices, de témoignages ou d'un mobile discernable, seule la personnalité de la victime pouvait orienter les recherches de la police.
  
  Janssens, après avoir allumé un autre cigarillo, entama les procédures habituelles. La première, c'était de s'informer au fichier central si Lipsius n'avait pas été répertorié comme suspect lors de séjours précédents. On possédait plus d'éléments qu'il n'en fallait pour interroger l'ordinateur.
  
  Le commissaire s'en fut au terminal, son majeur voleta sur les touches du clavier. Après une dernière impulsion, la réponse s'inscrivit en lettres vertes sur l'écran de la console : « Inconnu ».
  
  Janssens recommença, en fournissant cette fois d'autres paramètres que les mentions d'identité du passeport, qui pouvaient être fausses. Il énuméra les caractéristiques physiques de l'individu, celles de sa voiture, sa formation professionnelle de technicien des communications sur ondes ultra-courtes, le fait qu'il était descendu au Sheraton et qu'il était déjà venu en Belgique deux fois auparavant, comme le prouvaient les tampons apposés sur son passeport à la frontière. La réponse fut, à nouveau, négative.
  
  Retournant alors dans son bureau, le commissaire vit devant sa porte un planton qui apportait les épreuves des photos du cadavre dans la Mercedes, ainsi que des clichés agrandis de ses empreintes digitales.
  
  Sur ces entrefaites apparut également l'inspecteur Verbeek, qui ramenait du parking un premier lot de cartes perforées.
  
  - Ce Lipsius ne figure pas au sommier, lui apprit Janssens. Je vais devoir demander de plus amples renseignements en Allemagne.
  
  Il promena les yeux sur les photos, étudiant la position du corps tel qu'on l'avait découvert, affalé en biais sur son siège.
  
  - Le meurtrier a dû le basculer pour lui faire les poches, remarqua-t-il, songeur. Sans quoi le torse serait resté appuyé sur le volant.
  
  - Oui, confirma Verbeek. D'ailleurs, l'échancrure des revers de l'imperméable et du veston le prouve.
  
  - N'a-t-on pas relevé d'empreintes digitales sur la poignée de porte de droite, à l'intérieur ou à l'extérieur ?
  
  - Si, mais elles appartenaient à la victime seulement. Son agresseur devait porter des gants.
  
  Les deux hommes se contemplèrent avec perplexité, se disant que Lipsius n'aurait pas mal fait d'aller se faire assassiner ailleurs qu'en Belgique.
  
  - A propos des cartes, reprit Verbeek, il y a quand même deux choses à noter : entre 11 heures 30 et minuit, une seule voiture est descendue dans le parking, celle de ce type nommé Wilber. Après l'arrivée de Lipsius, la seule qui soit ressortie est celle du témoin qui a vu le corps et prévenu le caissier. Avouez que ce Wilber forme un suspect très acceptable.
  
  Le commissaire, esquissant un signe négatif, objecta :
  
  - Vous auriez parfaitement raison si n'importe quel piéton n'avait pu accéder à ce niveau par l'ascenseur et filer par le même chemin. N'oubliez pas cela.
  
  Puis, se souvenant que ce point avait déjà été évoqué, il déclara :
  
  - Pour toute sécurité, nous allons cependant tâcher de savoir où Wilber a logé à Bruxelles, et depuis quand.
  
  Il était onze heures moins dix : la quasi-totalité des fiches d'hôtel remplies la veille devaient avoir abouti au service compétent. Par téléphone, Janssens s'informa si, parmi elles ou parmi celles récoltées les trois jours précédents, il en existait une au nom de Wilber. L'homme de service lui répondit qu'il allait s'en assurer et qu'il rappellerait dans un délai d'une heure environ.
  
  Après avoir raccroché, le commissaire se tourna vers l'inspecteur.
  
  - Eh bien, je crois que pour l'instant vous ne pouvez rien faire de plus... Moi, je vais contacter la police de Brême, et ensuite je rentrerai déjeuner chez moi. Nous verrons plus tard où cela nous mène.
  
  L'inspecteur Verbeek se promit, avant toute chose, d'aller boire une bonne tasse de café-crème et de manger quelques petits pains. Il prit congé et s'esquiva.
  
  Resté seul devant son bureau parsemé de documents, Janssens entreprit de rédiger à tête reposée le texte du message à expédier au commissariat central de Brême, via Interpol.
  
  En gros, il s'agissait de signaler que Karl-Helmut Lipsius était décédé de mort violente à Bruxelles, et d'obtenir à son sujet les éclaircissements suivants :
  
  1. De quoi tirait-il ses moyens d'existence ?
  
  2. Etait-il venu à Bruxelles à titre privé ou pour le compte de la firme qui l'employait ?
  
  3. Avait-il révélé à son entourage qu'il devait rencontrer quelqu'un dans cette ville et, dans l'affirmative, qui ?
  
  
  
  
  
  III
  
  
  
  RASCAUX NE TRAVAILLE QUE LE DIMANCHE
  
  
  
  
  
  Carine dormait encore lorsque Mario Rascaux revint dans la chambre. Il déposa son attaché-case sur la table, sans rien allumer, se défit du pardessus en poil de chameau qu'il avait revêtu pour faire croire à sa jeune maîtresse qu'il était sorti de l'hôtel, le jeta sur le dossier d'un fauteuil. Puis il actionna l'olive d'une des appliques murales.
  
  Cet éclairage discret n'ayant pas réveillé Carine, Rascaux entreprit de la découvrir précautionneusement. Elle était couchée sur le ventre, le visage enfoui dans l'oreiller, vêtue seulement d'une courte nuisette et d'un slip minuscule, tous deux diaphanes, d'un rouge vif bordé de noir.
  
  Amusé, il admira un instant les fesses joufflues et pulpeuses que le slip, se réduisant à un infime triangle entre les cuisses disjointes de la fille, ne recouvrait qu'au tiers. D'emblée, son esprit se mit à gamberger.
  
  Par jeu, il glissa deux doigts frôleurs sous l'entrejambe, curieux de voir comment elle allait réagir. Elle dormait si bien qu'il put la chipoter un temps mais, lorsque son attouchement devint plus appuyé, Carine remua en soupirant, se retourna d'un coup, les yeux papillotants et les traits crispés.
  
  Mario se mit à rire tandis qu'elle prononçait :
  
  - Ah ! C'est toi ? Je me demandais ce qui... (Fronçant soudain les sourcils) Tu sors ?
  
  - Non, je rentre, corrigea-t-il en promenant sa paume sur le ventre dénudé de la jeune femme. Encore heureux que ce ne soit pas le garçon d'étage... Tu pionçais tellement qu'il aurait pu t'enfiler par-derrière, et tu aurais cru que c'était moi.
  
  - Mario, protesta-t-elle sur un ton de reproche, offusquée. Tu inventes toujours de ces trucs...
  
  Elle se mit en position assise, les coudes sur ses genoux écartes, les cheveux en désordre, et fixa un regard plus aigu sur son amant tout en poursuivant d'une voix feutrée :
  
  - Comment t'arranges-tu, toi ? Je ne t'ai pas entendu faire ta toilette, ni partir. Où es-tu allé ?
  
  - Je devais voir quelqu'un, émit-il, évasif, en s'asseyant sur le bord du lit. Il fait un froid de canard, dehors. Heureusement, c'était à deux pas d'ici.
  
  Il lui enveloppa un sein d'une main amicale, le pressa et en taquina le bout durci. Elle sut qu'il avait à nouveau envie d'elle. Murmura :
  
  - Tu ne commandes pas le petit déjeuner ?
  
  - Oui.
  
  Il se pencha vers le téléphone, appela le service d'étage. Puis, la communication terminée, il raccrocha, se leva pour ouvrir sa braguette. Carine, bien qu'elle fût envahie par une soudaine faiblesse, chuchota :
  
  - Non, pas maintenant... On va venir.
  
  Rascaux, apparemment sourd, l'enlaça de ses bras puissants et la contraignit à lui tourner le dos. Agenouillée de force, la tête et les épaules poussées contre le matelas, elle céda à son désir, comme toujours.
  
  Le besoin de Mario, de la posséder, était dévorant, inextinguible. Égarée dès qu'il la pénétrait, Carine se soumettait avec une fervente docilité à ses caprices. Mario, agrippé à ses hanches, la traitait aussi cavalièrement que si elle avait été la femme dé son pire ennemi ou la dernière des prostituées.
  
  Pendant qu'il la prenait, mâchoires soudées et yeux fermés, il donnait libre cours à ses fantasmes. Il devenait tour à tour un tyran arabe, un guerrier sénégalais, un pirate victorieux ; elle, tantôt une vierge adolescente, tantôt une captive bâillonnée et ligotée en proie à l'épouvante, ou encore une aristocrate éperdue, rouge de honte d'être aussi odieusement malmenée par un rustre.
  
  Tous deux, haletants et râlants, furent bientôt soudés par le feu du plaisir. Puis le tumulte de leurs sens s'apaisa, et Mario libéra lentement sa partenaire. Elle avait exactement tout ce qu'il fallait pour exciter son imagination au plus haut point, mais elle manquait encore de vice.
  
  Pantelante et physiquement comblée, Carine devinait pourtant, au fond d'elle-même, que Mario ne l'aimait pas normalement, en dépit du terrible appétit sexuel qu'elle allumait en lui. Ils se connaissaient depuis deux mois à peine ; encore vierge, elle avait été subjuguée par sa forte personnalité. Mais elle se doutait qu'il devait nourrir, parfois, d'étranges arrière-pensées.
  
  Elle s'échappa du lit, légère comme une nymphe, redoutant l'arrivée du garçon. Rascaux, délivré, se rajusta et alluma une cigarette. Repris par des préoccupations plus terre à terre, il songea aux bobards qu'il allait encore devoir raconter à Carine.
  
  Ce fut au cours du déjeuner qu'il lança :
  
  - Il faudra que je te quitte cet après-midi. Je dois voir un type au Hilton.
  
  C'était la première fois qu'elle l'accompagnait dans un de ses voyages. Elle fit la moue.
  
  - Tu sais, ce n'est pas drôle... On dirait que tu ne travailles que le dimanche, toi. Que veux-tu que je fasse toute seule, dans cette ville que je ne connais pas et où il règne un temps de chien ?
  
  - Tu m'attendras, coupa-t-il sèchement.
  
  Comme elle baissait la tête, blessée par le ton de sa réplique, il bougonna :
  
  - Je n'en aurai pas pour longtemps. Une heure ou deux, pas davantage.
  
  - Tu ne me parles jamais de tes affaires, se plaignit-elle avec amertume. As-tu peur de m'ennuyer ou crois-tu que je suis trop sotte ?
  
  Il se renfrogna mais répondit en haussant les épaules :
  
  - Ni l'un ni l'autre. Ce sont des histoires compliquées qui ne t'intéresseraient pas du tout. Et, de plus, elles ont un côté confidentiel. Dans le commerce international, à l'heure actuelle, plus on se tait, mieux ça vaut.
  
  Carine avait le sentiment, sinon la conviction, que son amant trempait dans des combinaisons louches. Tout en lui dénonçait l'aventurier de haut vol, le personnage en marge, plein de fric et à la moralité douteuse. C'était d'ailleurs ce qui la fascinait, ce côté caïd aux volontés souveraines, dangereux, pouvant aller jusqu'aux extrêmes quand on ne lui obéissait pas.
  
  Éblouie par le luxe dont il l'entourait, elle ne concevait cependant plus de vivre sans lui.
  
  
  
  
  
  Il la quitta à la célèbre Grand'Place de la capitale belge à trois heures moins le quart, peu après qu'ils furent sortis d'un excellent restaurant de la petite rue des Bouchers.
  
  Mario décréta :
  
  - Je vais prendre un taxi. Toi, retourne à l'hôtel par la Rue Neuve. Tu y verras des boutiques.
  
  Elle secoua la tête, maussade.
  
  - Ça ne me dit rien, il y a trop de vent.
  
  - Alors, va voir un film porno, suggéra-t-il d'un air railleur. Il y a quelques salles spécialisées dans ce coin-là, à ce que j'ai vu. Des gars tenteront sûrement de te peloter.
  
  Vexée, elle rétorqua :
  
  - Méfie-toi, je pourrais te prendre au mot...
  
  - Chiche, fit-il en la plantant là.
  
  En moins de dix minutes, il parvint au Hilton, dans le haut de la ville, près de la Place Louise.
  
  Il laissa son manteau au vestiaire avant d'entrer dans le bar. Un regard circulaire lui permit de localiser Roy Lennon, un Anglais dégingandé qui contemplait son whisky en pensant à autre chose, assis dans un coin de la salle.
  
  Rascaux le rejoignit et s'assit en prononçant :
  
  - Hello, Roy ! Je vous en offre un autre ?
  
  Lennon acquiesça, vida ce qui restait dans son verre avant de poser sur Rascaux des yeux interrogateurs. Ce dernier extirpa d'une poche intérieure les documents que lui avait fournis Fred Wilber.
  
  - Jetez un coup d’œil là-dessus, invita-t-il. C'est le dernier tiers.
  
  Lennon, attentif, se mit à éplucher les divers papiers, se concentra surtout sur les schémas. Entre-temps Rascaux commanda deux whiskys soda et chercha du regard les femmes attablées ailleurs.
  
  Après quelques minutes, Lennon articula :
  
  - Hmm... Oui, je vois. En somme, l'ensemble constitue un récepteur de télécommande en U.H.F. à trois canaux (U.H.F. Ultra-high frequency : ondes à fréquences ultra-élevées, dont la longueur est comprise entre 1 mètre et 11 centimètres), avec un module décodeur assez sophistiqué. Alors, vous voudriez que je vous construise un tel appareil ?
  
  - Non, le problème n'est pas là. Je voudrais que vous construisiez un émetteur capable d'asservir à distance les servo-mécanismes commandés par ce récepteur.
  
  - Ho, fit Lennon, rembruni. A quelle distance ? Vingt mètres ou dix kilomètres ?
  
  - Deux cents, laissa tomber Rascaux.
  
  Le technicien anglais hocha la tête, intrigué.
  
  - Que voulez-vous goupiller avec ça ? s'informa-t-il. Déclencher un signal, téléguider un missile ou faire sauter le Kremlin ?
  
  - Non, simplement effrayer ma belle-mère, riposta son interlocuteur, qui reprit sur un ton plus sec et même agressif :
  
  - Ne vous inquiétez pas de ça, Roy. Répondez seulement à ces questions : est-ce possible ? Si oui, combien de temps vous faudra-t-il et de quel budget devrez-vous disposer ?
  
  Lennon, se prenant le menton dans la main, allongea ses jambes. Ses yeux erraient toujours sur les schémas. Au bout de quelques secondes, il répondit :
  
  - Un : c'est possible, mais à la condition que vous me procuriez le code du signal. Sans ça, rien à faire.
  
  - Je le sais. Vous l'aurez en temps utile. Ensuite ?
  
  - Deux : j'aurai besoin d'un mois, au minimum. Quant au budget, je devrais me livrer à une étude plus approfondie pour le chiffrer. A 200 km, m'avez-vous dit ?
  
  - Oui, grosso modo.
  
  - Une source d'énergie capable de fournir un kilowatt sera-t-elle disponible, ou bien dois-je prévoir une génératrice ?
  
  - Prévoyez une autonomie complète. Je ne sais pas encore où l'appareil sera installé.
  
  Lennon sourcilla tout en se mordillant la lèvre.
  
  - Il serait bon que vous le sachiez, remarqua-t-il. Pour deux raisons. La première, la portée, qui dépendra du site environnant. La seconde, si vous trimbalez ce truc au-delà de frontières, vous risquez d'avoir des ennuis avec la douane.
  
  - Vous ne pourriez pas camoufler ce montage dans une chaîne Hi-Fi ou quelque chose de ce genre ?
  
  - Si. Cela vous reviendra un peu plus cher, c'est tout.
  
  - Les pièces indispensables se trouvent-elles dans le commerce ?
  
  - Virtuellement, oui. En tant que professionnel, je sais où m'adresser. Mais... à combien s'élèverait mon salaire, pour cette besogne ?
  
  Rascaux laissa s'écouler quelques secondes.
  
  - Je pense que nous pourrions nous mettre d'accord sur 10 000 dollars ? avança-t-il.
  
  La générosité de la somme laissa l'Anglais pantois. Il aurait marché pour le quart. Il opina :
  
  - Okay. Pour le matériel, une provision de 4 à 5 000 dollars me permettra de démarrer. Vous connaissez mes principes : haute qualité, haute précision. Les appareils de mesure coûtent cher.
  
  - D'accord, fit Rascaux. C'est bien pour ça que j'ai pensé à vous. Mais, dans votre intérêt, sachez tenir votre langue. Sur ce point, je suis intraitable, compris ?
  
  Lennon, affichant une mimique indifférente, rappela :
  
  - Vous m'avez prévenu depuis le début...
  
  Au surplus, je me fous complètement de l'usage auquel vous destinez ce bidule. Avez-vous au moins quelqu'un qui saura s'en servir ?
  
  - Je m'en chargerai moi-même. Vous m'expliquerez. Je ne suis pas tout à fait ignare dans ce domaine. Autre question : procédez avec ces papiers comme avec les précédents : recopiez ce qui vous est indispensable, puis détruisez soigneusement les originaux. Il ne faut pas emporter ceux-ci en Angleterre, à aucun prix.
  
  - Je ne suis pas fou, répliqua Lennon. Vous les avez sûrement fauchés quelque part en Allemagne, et je ne tiens pas à les garder en ma possession.
  
  - Alors, tout est pour le mieux, conclut Rascaux. A présent, il ne nous reste plus qu'à établir un calendrier. Incidemment, est-ce que vous seriez disposé à convoyer cet émetteur aux Iles Canaries ? Tous frais payés, évidemment.
  
  L'Anglais eut un sourire ambigu.
  
  - Si je ne vous connaissais pas depuis si longtemps, Mario, je me méfierais, déclara-t-il. Mais si ça peut vous rendre service, j'accepte.
  
  De fait, ils avaient combattu ensemble en Afrique, une dizaine d'années auparavant, comme mercenaires. Lennon, officier des transmissions dans l'armée britannique, avait dû quitter celle-ci à la suite d'une affaire de mœurs. Il avait alors cherché l'aventure et une grosse solde ailleurs. Plusieurs états africains, après avoir renvoyé leurs instructeurs israéliens, avaient eu recours à des Européens engagés isolément. Rascaux, Lennon et quelques autres s'étaient ainsi trouvés ensemble au Nigeria, au Zaïre, en Rhodésie. Puis leurs routes avaient divergé, mais ils avaient gardé le contact. Rentré en Angleterre, Lennon y avait créé un atelier de dépannage de télévisions, ce qui lui permettait de vivoter.
  
  Rascaux semblait avoir mieux réussi. Il mit une main sur l'épaule de son compagnon et articula.
  
  - Bon, je vais payer, puis vous viendrez avec moi aux toilettes. Je vous y refilerai le fric. Pour le reste, je vous téléphonerai à Londres dans une huitaine. Pas d'objection ?
  
  - Aucune, fit Lennon, réchauffé à l'idée de palper un joli paquet de billets.
  
  »
  
  
  
  
  
  Le lundi après-midi, après avoir expédié d'autres affaires, le commissaire Janssens rouvrit le dossier « Lipsius ». La réponse à son télégramme envoyé à Brême, ainsi que d'autres éléments, étaient venus s'ajouter aux pièces qu'il possédait déjà.
  
  Janssens se pencha tout d'abord sur les renseignements fournis sur la victime par les policiers allemands.
  
  Il en ressortait que Lipsius avait occupé un poste de responsabilité dans une puissante société d'outre-Rhin spécialisée dans les télécommunications, la Bauern-Elektronik A.G.
  
  Bien noté, salaire élevé. Casier judiciaire - vierge.
  
  Marié, sans enfants, il n'habitait Brême que depuis un an et demi. Employé auparavant à l'usine de Francfort, l'une des principales de la société, il avait été détaché auprès du D .F.V.L.R., l'Institut allemand de recherche et d'expérimentation aérospatiale.
  
  Son voyage à Bruxelles n'avait pas été effectué pour le compte de Bauern-Elektronik, et Lipsius n'en avait pas fait part à ses collègues.
  
  En revanche, il avait dit à sa femme qu'il se rendait en Belgique afin d'y accomplir une mission commerciale pour la société, et qu'il s'absenterait quatre à cinq jours. Mais il n'avait cité aucun nom.
  
  Les derniers temps, il n'avait pas semblé inquiet, ni tracassé. Dans son portefeuille, il n'avait emporté que la somme relativement modique de 1 000 marks, de quoi couvrir ses frais de route.
  
  Le commissaire se gratta légèrement la nuque avec son index. Il y avait du louche là-dessous, indiscutablement. Pourquoi Lipsius avait-il menti à son épouse ? En tout cas, il était loin de se douter qu'il avait rendez-vous avec la mort... L'hypothèse la plus plausible, c'est qu'il était mêlé à une affaire d'espionnage industriel. Mais dans ce cas, quel motif aurait-on eu pour le supprimer ? Qu'il eût vendu des renseignements ou qu'il fût désireux d'en acheter, il n'y avait pas de raison de l'abattre.
  
  Indécis, Janssens mit la main sur la fiche qu'avait dénichée le service spécialisé, et qui concernait le nommé Frédéric Wilber. Elle provenait de l'hôtel Métropole, où l'intéressé n'avait logé qu'une nuit. Les indications d'identité concordaient avec celles relevées par l'inspecteur au parking du Manhattan Center.
  
  A ce moment-là, on frappa à la porte. Verbeek entra, avec un nouveau lot de cartes perforées.
  
  - Tiens ! Vous tombez à pic, déclara le commissaire. J'étais justement en train de rassembler ce qui a trait à votre suspect de prédilection.
  
  - Wilber ?
  
  - Oui. Regardez ça.
  
  Verbeek consulta la fiche qui lui était présentée. Reportant ensuite les yeux vers son supérieur, il émit :
  
  - Vous voyez bien : ce type n'a passé qu'une nuit dans la ville. Il ne s'est pas tapé ce voyage à Bruxelles uniquement pour dormir au Métropole, non ?
  
  - Sûrement pas, approuva Janssens. Mais il y a une autre anomalie. Discernez-vous laquelle ?
  
  L'inspecteur relut avec plus d'attention toutes les indications portées par Wilber sur la fiche.
  
  - Non, reconnut-il. Qu'est-ce qui ne va pas ?
  
  - Le parking, souligna Janssens. Pourquoi un étranger qui va descendre dans cet hôtel rangerait-il sa voiture Place Rogier, à 500 mètres de là, alors qu'il en existe un à deux pas, Place de la Monnaie ?
  
  - Eh oui ! s'exclama Verbeek. C'est idiot, j'aurais dû m'en apercevoir tout de suite... Conclusion : Wilber est allé au Manhattan Center parce que le véritable but de son voyage se situait là.
  
  Une main levée, Janssens conseilla :
  
  - Ne vous emballez pas, Verbeek. Il se peut, effectivement, que Wilber ait eu rendez-vous avec Lipsius, mais rien ne permet de l'affirmer avec certitude. Il n'y a qu'une présomption, sans plus.
  
  Puis, avisant les cartes apportées par l'inspecteur :
  
  - Pas d'autres voitures arrivées peu avant minuit ?
  
  - Non. Les deux qui ont précédé celle de Wilber au 4e niveau sont descendues un peu après onze heures.
  
  Un silence régna. Puis Janssens changea de sujet :
  
  - J'ai eu des nouvelles d'Allemagne. En principe, ce Lipsius semblait être un homme respectable, ayant un bon emploi dans une société de premier plan. Il n'empêche qu'il a raconté des blagues à sa femme pour justifier son départ.
  
  Comme s'il était frappé par une illumination, Verbeek murmura :
  
  - Qui sait s'il n'avait pas une maîtresse à Bruxelles ? Nous sommes peut-être trop axés sur l'idée qu'il a été tué par un type.
  
  Janssens se pinça la lèvre inférieure, le regard dans le vague.
  
  - Oui, concéda-t-il. Mais l'un n'empêche pas l'autre. Il avait peut-être une petite amie dans le secteur, d'accord. Toutefois, la minuscule fléchette au cyanure n'est pas une arme féminine.
  
  - Nous pourrions peut-être quand même publier un avis dans les journaux, avec la photo de l'Allemand, et priant de se faire connaître toute personne qui aurait dû le rencontrer à Bruxelles.
  
  - On peut essayer, accepta le commissaire sans trop de conviction. Au point où nous en sommes, je ne vois pas ce que nous pourrions tenter d'autre.
  
  A cet instant, le planton entra pour remettre un message télex qui venait d'arriver. Janssens le parcourut rapidement, haussa les sourcils.
  
  - Tiens donc ! lança-t-il. Cela vient encore du B.C.N. de la République fédérale (Bureau Central National : chaque pays adhérant à Interpol possède un B.C.N. par lequel transitent les informations de police à police). Lisez.
  
  « Prions le commissaire Janssens d'accorder toute son attention au message que Interpol diffusera demain, sur notre requête, à l'intention de dix pays européens. Demande en rapport avec l'affaire Lipsius. »
  
  - Eh bien, on dirait que notre problème prend une nouvelle tournure, émit Verbeek. Nos voisins semblent avoir découvert un début de piste.
  
  En effet : si la police allemande recourait à Interpol, cela signifiait qu'elle désirait associer à ses recherches les services de ses partenaires du Marché Commun, sur des points précis.
  
  Le commissaire hocha la tête, à la fois curieux et soulagé. Paraphrasant Churchill, il déclara :
  
  - Un problème différé est à demi résolu. Momentanément, ne nous cassons pas la tête. Il est urgent de ne pas bouger. Nous verrons d'abord ce que nos collègues ont dans la manche.
  
  - Entendu, dit l'inspecteur, rasséréné. Vous savez, moi, je ne demande pas mieux. Mais je voulais vous signaler encore deux choses : d'après le rapport d'autopsie, le produit qui a tué Lipsius est bien du cyanure et, après examen du projectile par le laboratoire, nos spécialistes estiment qu'il a été tiré à une distance inférieure à deux mètres par un pistolet à ressort fabriqué de l'autre côté du Rideau de fer : Tchécoslovaquie ou U.R.S.S.
  
  - Je m'en serais douté, grommela Janssens. J'ai déjà vu le cadavre d'un dissident, passé à l'Ouest, éliminé de cette manière. Mais dans ce cas-là, la fléchette était imbibée de curare. Ainsi, notre ami Lipsius pourrait avoir doublé les gens qui l'utilisaient...
  
  Puis, sur un ton plus allègre :
  
  - Que tout cela ne nous empêche pas de dormir. Rendez-vous demain, Verbeek.
  
  Il était cependant loin de soupçonner la surprise qui l'attendait.
  
  
  
  
  
  La communication d'Interpol lui parvint peu avant midi, le mardi. Elle était rédigée en anglais.
  
  « La Direction Générale de la Police criminelle de la République fédérale d'Allemagne prie tous les destinataires ci-dessus désignés de l'informer si, dans le courant des dix derniers mois, ils ont relevé chez eux des crimes ou attentats visant des personnes et des installations de firmes industrielles collaborant, de près ou de loin, à la réalisation de programmes spatiaux. Sur le territoire fédéral, quatre spécialistes ont perdu la vie dans des conditions suspectes, deux bureaux d'étude ont été cambriolés, une bombe a été posée dans un atelier d'essai. Apparemment, il n'y a aucun lien entre ces affaires. Le décès récent, à Bruxelles, de Karl-Helmut Lipsius, attaché à la société Bauern-Elektronik, nous a amenés à chercher une corrélation avec des meurtres analogues. Veuillez, le cas échéant, procéder de même pour les événements de même nature survenus sur vos territoires respectifs, et nous en aviser dans les plus brefs délais. »
  
  Le commissaire Janssens sifflota.
  
  Ce que demandaient les Allemands n'était pas une mince histoire. Il faudrait ressortir pas mal de dossiers, envoyer des inspecteurs dans tous les azimuts pour interroger les dirigeants de sociétés de Flandres et de Wallonie, opérer des recoupements...
  
  Mais si, par hasard, cela faisait apparaître un assortiment d'agressions similaires dans plusieurs pays, la mort de Lipsius aurait mis le feu à un joli tas de poudre...
  
  
  
  
  
  IV
  
  
  
  LA MACHINE S’ÉBRANLE
  
  
  
  
  
  Dans le courant du mois de janvier, au siège de la D.S.T. à Paris, le commissaire Tourain ne cessait de ronchonner. Ses collaborateurs n'attribuaient pas sa mauvaise humeur aux rudes intempéries de l'hiver car, de constitution robuste, il n'était pas frileux. La neige, le verglas, le vent glacial ne le gênaient pas. Certains subordonnés qui le connaissaient mieux estimaient que son irritabilité tenait à des raisons professionnelles ou conjugales. Quoi qu'il en fût, il n'était pas à prendre avec des pincettes.
  
  Ce matin-là survint pourtant un événement qui, en détournant le cours de ses pensées moroses, allait diluer ses tendances atrabilaires. En l'occurrence, c'était un document parmi d'autres, mais assez inhabituel : la copie d'une réponse envoyée à Interpol par la Sous-Direction des Affaires Criminelles.
  
  Le coup d’œil méprisant que lui décerna Tourain se mua soudain en une lecture attentive, puis captivée.
  
  « A la suite de votre requête du 16 décembre référencée PLG/301, nous avons procédé à l'enquête prescrite. Il en résulte que cinq dossiers répondent aux critères fixés, ce qui n'a pu être mis en lumière qu'après des investigations plus poussées. Voici les cas qui ont été relevés, dans l'ordre chronologique :
  
  Dossier AS/212. 5 mars 1978. Roland Bourdiau, 34 ans. Abattu d'une balle dans la tête aux abords de son domicile. L'intéressé étant connu pour ses bonnes fortunes, on a pensé que le crime était l’œuvre d'un fiancé jaloux ou d'un mari trompé. L'assassin n'a pas été identifié. Bourdiau travaillait comme contremaître à la société Intertechnique. Laquelle, renseignements pris, fabrique de l'appareillage de télémesure et des répondeurs-radar pour le domaine spatial.
  
  Dossier IMG/S 2345. 12 avril 1978. Incendie criminel dans les locaux de la S.E.P. à Vernon. Dégâts peu importants causés à un banc d'essai, le feu ayant été rapidement circonscrit. Le ou les auteurs n'ont pu être appréhendés. D'après la direction, ce devaient être des éléments gauchistes. La Société Européenne de Propulsion fabrique des moteurs destinés à équiper des fusées militaires ou civiles.
  
  Dossier LA/MG 746. 21 mai 1978. Christian Machelin, 36 ans, ingénieur. Cadavre retrouvé dans un bois huit jours après sa disparition. Tué par une arme de chasse. Travaillait chez M.A.T.R.A. (S.A. des Engins) dans le département de l'électronique spatiale. Compte tenu du rôle éminent que joue cette firme dans les fabrications d'armement, l'affaire a été transmise à la D.S.T. Il semble qu'aucune inculpation n'a pu être formulée et que l'on a conclu à un accident.
  
  Dossier PKR/ S-4. 17 juin 1978. Claude Torail, 54 ans. Enlevé par trois individus masqués. Contact ultérieur avec la famille pour chantage à la rançon. Négociations menées à l'insu de la police, mais la victime a néanmoins été exécutée par ses ravisseurs. Aucune piste sérieuse. Torail occupait un poste élevé au Service Astronautique de la société Air Liquide. Celle-ci peut notamment fournir de l'oxygène, de l'hydrogène et des réservoirs pour moteurs de fusées.
  
  Dossier DA/768. 30 septembre 1978. Tentative de cambriolage de locaux administratifs, la veille de la paie du personnel, aux Mureaux. Malandrins mis en fuite par le service de surveillance de la firme, après échange de coups de feu. Lesdits locaux appartiennent à la Société Nationale Industrielle Aérospatiale, qui possède également aux Mureaux des installations de montage d'engins spatiaux.
  
  Sur le plan judiciaire, aucune corrélation n'a pu être établie entre ces divers incidents. Nous prions la Direction Générale de la Police criminelle d'Allemagne fédérale de nous tenir au courant des réponses qui lui seraient parvenues d'autres pays. »
  
  Après cette lecture, et les yeux encore fixés sur le texte, Tourain prononça en lui-même « Eh bien, merde... » avant de s'offrir une Gitane papier maïs.
  
  Ces types de la Sûreté avaient l'art de jeter des pierres dans le jardin de la D.S.T., pas d'erreur.
  
  A contrecœur, le commissaire devait pourtant s'avouer que les faits énumérés étaient troublants et que, jusqu'ici, personne n'avait songé à opérer des rapprochements. Mais, dans la réalité, existait-il vraiment un lien quelconque entre toutes ces affaires ?
  
  Les firmes en question employaient, au total, des dizaines, voire des centaines de milliers de salariés. Inévitablement, certains d'entre eux devaient avoir des pépins... Idem pour l'incendie et le hold-up manqué : cela se passe dans n'importe quelle botte, grande ou petite.
  
  Et puis d'abord, pourquoi était-on venu fourrer ce papier sur son bureau ? Il avait d'autres chats à fouetter. D'ailleurs, sans directives précises, il ne pouvait rien faire.
  
  Il ne tarda cependant pas à être fixé. Dans l'après-midi, il fut convoqué à la Direction Générale, où le grand patron lui dit :
  
  - Mon cher Tourain, je présume que vous avez pris connaissance du texte expédié hier à Interpol par notre B.C.N. et qui a trait à des affaires non élucidées ?
  
  - Oui, en effet. Encore une manière détournée de nous mettre en cause...
  
  - Mais non, Tourain. Vous êtes décidément trop susceptible. Nos collègues de la Sûreté ne sont pas mieux lotis que nous, dans cette histoire. Dans quatre cas, ils n'ont pu procéder à aucune arrestation non plus. Il n'empêche que cela soulève un lièvre de belle taille... Je voudrais que vous étudiiez personnellement les cinq dossiers, et que vous les passiez au peigne fin.
  
  - Heu... Il me semble que cela a dût être fait à la P.J., avant l'envoi du message.
  
  - Oui, d'accord, mais il est souhaitable que vous possédiez sur le bout des doigts tout ce qui concerne ces attentats. Je sais, encore officieusement, qu'une commission internationale va se réunir dans une quinzaine de jours à l'instigation de la police allemande. En compagnie d'un fonctionnaire de la Sûreté, vous y représenterez la France.
  
  - Ah ? fit Tourain, étonné. Cela prend donc une telle envergure ?
  
  Sur un ton de confidence et le visage ennuyé, le Directeur déclara :
  
  - Il n'y a pas que chez nous que de pareils incidents se soient produits. Une véritable épidémie... L'Italie, l'Espagne, le Royaume-Uni, la Suisse, et même la Belgique ont enregistré des faits analogues. On considère à présent qu'il est grand temps de mettre en commun les maigres indices qu'ont pu recueillir les enquêteurs de chaque pays.
  
  Le commissaire arqua les sourcils en contemplant son chef.
  
  - Avez-vous l'impression qu'il s'agit d'une offensive concertée, menée par les services spéciaux de...
  
  Le Directeur l'interrompit d'un signe de la main.
  
  - Je n'ai pas d'impression, renvoya-t-il. Je ne veux pas en avoir. Cette conférence aura précisément pour but de voir ce qu'il en est. A votre retour, nous ferons le point. Étudiez les dossiers, mais ne vous forgez pas d'idées préconçues. Nous nous reverrons d'ailleurs avant votre départ.
  
  - Où aura-t-elle lieu, cette conférence ?
  
  - A Bonn, très probablement. Et mettez-vous à l’œuvre toutes affaires cessantes. Il n'est pas exclu que vous deviez réclamer un supplément d'enquête sur certains points : vous avez carte blanche.
  
  En somme, les hautes sphères prenaient tout cela très au sérieux. Pourtant, dans les dossiers considérés, on ne distinguait pas la moindre trace de possibilités d'espionnage ou de sabotage.
  
  - Très bien, conclut Tourain. Je vais m'y atteler.
  
  Sans trop savoir pourquoi, en sortant du cabinet de son supérieur, il se sentit ragaillardi. Au moins, ce boulot-là sortait de l'ordinaire, et la perspective de passer deux ou trois jours hors de l'hexagone, même en hiver, ne lui déplaisait pas.
  
  Il adorait la choucroute.
  
  
  
  
  
  A l'intérieur d'un grand édifice cubique à quatre étages en bordure du Rhin, dans la Koblenzerstrasse, une salle occupée par une immense table ovale avait été prévue pour la réunion. Une quarantaine de délégués étaient attendus. Des petits drapeaux avaient été plantés devant les sièges des représentants du pays concerné.
  
  A neuf heures du matin, porte-documents sous le bras ou attaché-case à la main, les membres de la commission firent leur entrée après avoir fait l'objet d'une vérification d'identité par des agents de la Sécurité allemande.
  
  Tourain avait voyagé avec un commissaire divisionnaire de la P.J. ayant à peu près le même âge que lui et nommé Pierre Carrera. D'un commun accord, les deux hommes avaient évité de parler des frictions qui, souvent, régnaient entre leurs services respectifs. Ils se connaissaient d'ailleurs de longue date.
  
  Arrivant aux places qui leur avaient été réservées, ils tiquèrent légèrement. Trois drapeaux français balisaient les fauteuils.
  
  Carrera consulta son collègue :
  
  - Etiez-vous au courant qu'il y avait un troisième envoyé français?
  
  - Non, fit Tourain. Puis, mezzo noce :
  
  - Les Fritz ont dû se gourrer.
  
  - Ça m'étonnerait, glissa Carrera sur le même ton. Leur organisation est toujours impeccable.
  
  Indécis, ils posèrent leur serviette à côté du grand bloc-notes, du stylo-bille et du verre mis à leur disposition, prirent place devant leurs emblèmes nationaux. Un certain brouhaha s'élevait dans la salle. Les deux Français promenèrent les yeux sur les autres participants dans l'espoir de distinguer parmi eux des visages connus.
  
  D'après les drapeaux, la commission allait grouper des fonctionnaires de police de Suède, d'Italie, des Pays-Bas, de la Belgique, d'Angleterre, d'Espagne, de Suisse et du Danemark, en sus de l'Allemagne et de la France.
  
  Le regard de Tourain s'aiguisa subitement alors qu'il était sur le point d'allumer une Gitane.
  
  - Crénom, murmura-t-il. J'aurais dû m'en douter !
  
  - De quoi ? s'enquit Carrera dont les yeux essayaient de localiser ce qui motivait les paroles de son compagnon.
  
  Tourain, se penchant vers lui, dit entre ses dents :
  
  - Vous voyez ce grand type au gabarit de Viking, là-bas, en conversation avec un de nos hôtes ? Je vous fiche mon billet que ce doit être le troisième larron.
  
  - Ah oui ? Qui est-ce ? s'informa le divisionnaire tout en détaillant l'intéressé, un homme élégant et athlétique d'environ 35 ans, au profil énergique, aux yeux clairs.
  
  - Le fer de lance du S.D.E.C., confia Tourain avec un demi-sourire. L'homme des missions suicide, mais qui s'en sort toujours. Le gagneur, le tombeur, le musée des cicatrices... En un mot comme en cent, mon bon ami Coplan, Francis pour les dames.
  
  - Vraiment ? s'étonna Carrera. Je croyais que c'était un mythe... Une identité de rechange pour plusieurs agents des services spéciaux.
  
  - Un mythe ? railla Tourain. Attendez qu'il vous serre la pince, vous m'en direz des nouvelles.
  
  L'espèce de malabar au complet bien coupé se dirigeait précisément vers eux, une lueur d'amusement dans ses prunelles grises.
  
  - Salut, monsieur le commissaire, prononça-t-il en tendant à Tourain une main soignée, mais qui pouvait casser des briques. Quelle surprise de vous rencontrer si loin de la mère-patrie !
  
  Faussement bourru, Tourain bougonna :
  
  - Ne faites pas le con : vous saviez que je devais venir, non ?
  
  - Bien sûr, admit Coplan. Mais je ne l'ai appris qu'en dernière minute, sans quoi nous aurions fait la route ensemble.
  
  Tourain le présenta à Carrera, qui comprit sur-le-champ ce que l'homme de la D.S.T. avait voulu dire. La poignée de main fut solide et catégorique, conforme au personnage. Puis Coplan s'assit à la droite de Tourain et reprit à mi-voix :
  
  - En haut lieu, ils ont jugé utile de m'envoyer comme observateur. Je me demande pourquoi. Je ne suis au courant de rien.
  
  - Tant mieux, approuva son interlocuteur. Au moins, vous verrez les choses avec un esprit neuf. Cela dit, entre nous (et le commissaire Carrera est de mon avis), j'ai dans l'idée qu'on fait beaucoup de battage pour rien et que la montagne accouchera d'une souris.
  
  Leur dialogue fut interrompu par le président de la séance, un haut fonctionnaire allemand aux cheveux blancs admirablement coiffés, aux traits racés d'un ancien hobereau. La plaquette posée devant lui - c'était la seule - et tournée vers les assistants indiquait son nom : « Kurt von Haffelstadt ».
  
  Un silence parfait s'établit presque instantanément. S'exprimant en anglais d'un ton calme, en usant de mots simples, l'Allemand souhaita d'abord la bienvenue aux participants et les remercia pour leur coopération. Puis il entra dans le vif du sujet :
  
  - Les objectifs de cette conférence sont les suivants : primo, dégager les lignes directrices des affaires que vous avez eu à traiter dans chacun de vos pays. Secundo : en tirer des conclusions. Tertio : déterminer s'il est opportun de mener une action commune pour découvrir qui sont les auteurs de ces attentats et pour empêcher que ceux-ci se multiplient.
  
  Des hochements de tête approbateurs sanctionnèrent ce préambule.
  
  Von Haffelstadt poursuivit :
  
  - Nous avons déjà opéré une synthèse de tous les rapports que vos B.C.N. nous ont envoyés depuis cinq semaines. Étant donné l'échange d'informations très intense qui a eu lieu entre les capitales, je suppose que vous avez fait de même, chacun de votre côté. Par des votes successifs, vous ferez savoir si, oui ou non, vous êtes d'accord avec notre diagnostic. Je suppose que vous trouverez cette procédure plus expéditive qu'un débat général...
  
  Nouvelles approbations.
  
  - Bien. Alors voici la première proposition : deux dénominateurs communs caractérisent ces infractions à l'ordre public, à savoir qu'elles sont restées impunies et qu'elles impliquent toujours, de près ou de loin, une entreprise industrielle touchant au domaine spatial.
  
  Le regard interrogateur que l'Allemand promena sur l'assemblée fit se lever des mains droites. Presque toutes. Il en manquait deux.
  
  Les abstentionnistes étaient les délégués de la Suède et du Danemark. Ils tinrent à s'expliquer, et leur déclaration fut à peu près la même : leur pays n'avait pas connu, jusqu'à présent, des infractions de ce genre, mais comme certaines de leurs sociétés s'intéressaient à ce secteur, ils désiraient savoir si des mesures de protection plus rigoureuses devaient être adoptées.
  
  - Nous y viendrons plus tard, leur promit le président, qui enchaîna : le premier point est donc accepté à l'unanimité. Deuxième caractéristique : les manières très différentes dont les attentats sont commis font qu'on en attribue la culpabilité à des individus ou à des groupes n'ayant aucun lien entre eux. Êtes-vous d'accord ?
  
  A nouveau, le vote fut favorable, mais Tourain demanda la parole.
  
  - D'une façon générale, je partage ce point de vue. Cependant, je constate que vous-mêmes, les Italiens, les Anglais et nous Français avons suspecté des groupements terroristes dans plusieurs cas. Or il est de notoriété publique que ces groupements s'entraident mutuellement.
  
  - Exact, opina von Haffelstadt. Je dois cependant noter que ces cas-là constituent une très petite minorité, et que l'on ne peut donc pas imputer la plupart de ces attentats à des terroristes.
  
  - Effectivement, convint Tourain de bonne grâce. Je me rallie à votre motion.
  
  Coplan, qui n'avait encore qu'une vue très superficielle du problème, écoutait les orateurs avec une apparente indifférence. Parfois, il échangeait un coup d’œil perplexe avec un homme qui était assis à l'opposé, près du président : Willy Flensburg, un agent du Bundesnachrichtendienst (appelé communément B.N.D.). Ils avaient déjà opéré ensemble à trois reprises, toujours lors de missions concernant les activités spatiales (Voir « Coplan vise haut », « Singapour appelle Coplan » et « Coplan monte en ligne »).
  
  Von Haffelstadt poursuivait :
  
  - Troisième remarque, et elle est assez surprenante : les actions commises contre les locaux ou bâtiments n'ont jamais causé de gros dégâts... Si l'objectif des malfaiteurs avait été le sabotage, leurs moyens auraient dû être plus puissants.
  
  Plusieurs assistants approuvèrent à haute voix : cette particularité les avait également frappés. In petto, Tourain et Carrera se firent la réflexion que c'était aussi vrai pour la France. Ils émirent donc un vote affirmatif avec leurs autres collègues européens.
  
  - Eh bien, le terrain se déblaye à vue d’œil, nota von Haffelstadt avec un demi-sourire. Dans une réunion, il est rare qu'on observe une pareille identité de vues. Passons alors au second titre de l'ordre du jour : quelles conclusions peut-on tirer de cet ensemble de constatations ? Pour ma part, je dois avouer que nous sommes plutôt embarrassés. C'est ce qui nous a incités à promouvoir cette conférence, afin de vous consulter tous. Que ceux d'entre vous qui désirent exposer leurs hypothèses lèvent la main.
  
  Il n'y en eut que trois : le délégué espagnol, l'anglais et Tourain.
  
  L'Espagnol déclara :
  
  - Selon moi, nous assistons à une offensive planifiée, organisée par une nation de l'Est, pour retarder les progrès de l'Europe dans la conquête de l'espace. Et la tactique adoptée, c'est-à-dire la diversité même des agressions, tend à nous faire croire, précisément, qu'il n'y a pas un chef d'orchestre clandestin, mais une série de faits isolés, indépendants.
  
  Le président parut intéressé.
  
  - Nous reviendrons là-dessus, promit-il. Mais écoutons d'abord les deux autres orateurs. L'Anglais prit la parole :
  
  - Je dois souligner qu'un élément n'a pas été mentionné par vous, Mister Chairman. M'étant livré à une enquête sur les firmes dont des membres du personnel ou des locaux ont été attaqués, j'ai noté ceci : parmi toutes les sociétés qui travaillent directement ou en sous-traitance pour des engins spatiaux, en Europe, elles sont très peu nombreuses. Alors, on est amené à se demander pourquoi celles-ci ont été choisies comme cible.
  
  - En effet, admit von Haffelstadt dans un silence religieux. Avez-vous une idée à ce sujet ?
  
  - Oui, dit l'Anglais avec flegme. Un lien unit les compagnies qui, d'une façon ou d'une autre, ont subi un préjudice : elles participent toutes à la réalisation d'un programme défini par l'European Space Agency, l'E.S.A. Je suis formel sur ce point.
  
  Cette révélation provoqua un léger effarement. Chaque pays poursuivant des objectifs nationaux dans l'élaboration de satellites scientifiques mis sur orbite par les Américains, les délégués - des policiers, non des techniciens n'avaient pas songé à considérer le problème sous cet angle. Mais Francis Coplan et Willy Flensburg dressèrent l'oreille. L'organisme en question, appelé parfois la N.A.S.A . européenne, avait déjà été victime d'autres manœuvres, antérieurement.
  
  - Voilà une découverte importante, souligna von Haffelstadt. Elle semble corroborer l'opinion du délégué espagnol. Des opérations auraient donc été lancées contre ces sociétés parce qu'elles travaillent pour l'E.S.A. ? Nous allons en discuter après avoir entendu l'un des envoyés français.
  
  Tourain gonfla sa voix pour déclarer :
  
  - Je m'excuse, mais j'ai l'impression que nous sommes en train de bâtir de toutes pièces un scénario qui n'a pas de fondements réels. Nous sommes des gens « de terrain », plus attachés aux faits qu'aux théories gratuites. Qu'on m'apporte un seul indice matériel, un seul témoignage concret ou une preuve évidente qu'un même homme ou un même groupe ait participé à deux de ces affaires seulement. Alors je serai peut-être tenté de croire à un plan d'ensemble.
  
  Après un instant de méditation, le président concéda :
  
  - Vous avez raison, indéniablement. Mais vous rejoignez ainsi mes propres intentions. En confrontant nos dossiers respectifs, nous trouverons peut-être une preuve que certains individus ont trempé dans deux attentats, ou plus. Voici ce que je propose : à tour de rôle, nous allons lire la description de suspects qui ont réussi à s'enfuir, mais qui ont été aperçus par des témoins ou des agents des forces de l'ordre. S'il en est qui correspondent, vous le signalerez.
  
  La plupart des membres de la commission firent des signes d'assentiment, et ce fut le délégué britannique qui fut invité à ouvrir le premier son dossier.
  
  Coplan et Flensburg, ne disposant pas d'éléments de comparaison, s'esquivèrent discrètement, après un clin d’œil de connivence, pour se rendre aux toilettes.
  
  Lorsqu'ils s'y retrouvèrent, ils s'interrogèrent du regard.
  
  - Qu'est-ce que tu en penses, Francis ? s'enquit l'agent du B.N.D. Elle me paraît vaseuse, leur combine. Tu y crois, toi, à un grand coup monté par des professionnels ?
  
  - Je n'en sais trop rien, avoua Coplan avant d'allumer une Gitane. En tout cas, aucun des coupables ne s'est fait pincer, ce qui est déjà un bon signe, si j'ose dire. Attendons de voir ce que donnera cette confrontation.
  
  Puis, considérant d'un œil amical son homologue allemand :
  
  - Après cette histoire de Spacelab, j'espérais que l'E.S.A. n'aurait plus d'ennuis... et qu'on nous laisserait tranquilles.
  
  Flensburg hocha la tête en affichant un air pessimiste.
  
  - Tu crois toujours au Père Noël, toi, marmonna-t-il avec son léger accent germanique. Moi, dès que j'ai appris la mort de ce Karl-Helmut Lipsius, à Bruxelles, j'ai eu dans le nez qu'on allait faire appel à nous. Les crimes au cyanure, c'est notre rayon. Mais, jusqu'à présent, nos services n'ont pu établir si ce type avait des attaches avec un réseau de l'Est ou si, au contraire, il était anticommuniste.
  
  Coplan eut une mimique à la fois dubitative et insouciante.
  
  - Ne nous cassons pas la tête. Où comptes-tu déjeuner pendant la pause ?
  
  - Je crains de ne pas pouvoir me défiler. Sans doute serai-je invité par von Haffelstadt. Mais, ce soir, on essaiera de manger ensemble.
  
  - D'accord. Maintenant, on ferait peut-être bien de retourner dans la salle. Ça doit carburer ferme, là-dedans.
  
  De fait, les délégués consultaient leurs papiers, prenaient des notes en vue des questions qu'ils auraient à débattre, écoutaient en même temps la litanie que récitait le représentant de l'Italie.
  
  Apparemment, c'était dans son pays que les incidents avaient été les plus nombreux et qu'on avait entrevu ou pris en chasse le plus de criminels, sans succès d'ailleurs.
  
  A midi, après que le Hollandais eut débité sa nomenclature, le président décréta une suspension de séance, ce qui fut accueilli par tout le monde avec soulagement et satisfaction.
  
  Tourain suggéra à ses deux compagnons, presque timidement, d'aller déguster une bonne choucroute. Carrera et Coplan qualifièrent sans rire son idée de géniale. Ils s'en furent donc dans un restaurant renommé pour cette spécialité, à deux pas du quartier gouvernemental.
  
  Durant le repas, Coplan s'informa si les deux commissaires avaient déjà noté des ressemblances entre des suspects cités dans leurs dossiers et d'autres décrits par leurs collègues étrangers.
  
  Maussade, Carrera, secouant la tête, emboucha un morceau de saucisse et baragouina :
  
  - Chez nous, les seuls types qu'on ait entr'aperçus portaient une cagoule, lors du kidnapping de Claude Torail, ou se sont débinés dans le noir, aux Mureaux. C'est insuffisant pour déterminer si leur silhouette « colle » avec celle de clients vus ailleurs.
  
  - Et les bagnoles ? insista Coplan.
  
  - Volées, dans les deux cas. Et retrouvées par la suite. Tourain, qui se régalait, grogna :
  
  - Tout de même adroits, ces gredins... L'assassinat de Christian Machelin, de MATRA, nous a donné du fil à retordre. Pas un témoin n'a entendu le coup de feu, ni croisé un chasseur.
  
  Quant à l'arme, on n'a jamais mis la main dessus, bien entendu.
  
  - Rien de louche dans les antécédents de ce Machelin ? demanda Francis en saisissant son énorme chope de bière.
  
  - Pas plus que dans le cas de Lipsius... Si ce gars-là communiquait des secrets industriels, il cachait bien son jeu. Rien d'anormal n'a été décelé dans son train de vie.
  
  - Eh bien, on n'est pas sorti de l'auberge, conclut Coplan.
  
  
  
  
  
  La conférence reprit à deux heures.
  
  Les Français se demandèrent si, pour les autres délégués, cette mise en commun des informations se révélait aussi décevante que pour eux. A vrai dire, personne n'avait l'air enthousiaste.
  
  Le représentant de la Belgique eut à son tour la parole. Il se présenta :
  
  - Commissaire Janssens. Je crains d'avoir été à l'origine de cette réunion. Nous n'avons enregistré que deux cas spécifiquement belges, ayant affecté la S.A.B.C.A. et l'E.T.C.A. (S.A.B.C.A. : Société anonyme de construction aéronautique. E.T.C.A. : Études techniques et constructions aérospatiales). Entre parenthèses, ceci confirme la thèse du délégué britannique : ces deux firmes sont associées à un programme de l'E.S.A. Mais Lipsius a été tué dans notre capitale, et je dois avouer que nous avons soupçonné un individu de nationalité française, sans avoir eu toutefois la possibilité de l'interpeller.
  
  Carrera et Tourain se décochèrent un coup d’œil sourcilleux, Coplan joignit ses mains sur la table et allongea ses jambes.
  
  - Un nommé Frédéric Wilber, précisa Janssens en promenant son regard à la ronde. Il a quitté notre territoire le lendemain matin, à destination de Paris a-t-il prétendu. Nous n'avions rien de tangible contre lui. Seulement des coïncidences trop fragiles pour mobiliser Interpol. Enfin, voici son signalement : 49 ans, un mètre 68, corpulent, tête forte, cheveux bruns, yeux bruns, nez droit et large...
  
  Tout en écoutant avec une attention soutenue, les deux officiers de police français griffonnaient en hâte quelques notes.
  
  Lorsque Janssens eut terminé, Carrera lui demanda :
  
  - Connaissez-vous également le domicile de ce particulier ?
  
  - Oui. Nous avons même l'immatriculation de sa voiture. Il habite 16 Avenue du Colonel Kieffer, à Eaubonne, dans le Val-d'Oise. Le numéro de plaque de sa Renault est 3852 SK 95.
  
  Comme un autre délégué, celui de la Suisse, levait le bras, Janssens tourna la tête vers lui. Le policier helvétique prononça d'une voix traînante :
  
  - Le signalement que vous venez de fournir correspond trait pour trait à celui d'un homme que nous considérons aussi comme suspect. Je me réfère au cas 226/2567 qui a été communiqué à monsieur von Haffelstadt.
  
  Il y eut des remous dans la salle, chacun voulant regarder le dernier orateur.
  
  - Voulez-vous rappeler brièvement, pour nos collègues, de quoi il s'agit ? sollicita le président.
  
  - A votre service, dit le Suisse. Il y a quatre mois, un de mes compatriotes appelé Rolf Brüner, employé chez Contraves, s'est suicidé d'une balle dans la tempe. Du moins, on a conclu au suicide. Cela s'est passé un soir dans le parc qui longe le lac Léman, à Lausanne. A Ouchy, pour être plus exact. Peu auparavant, il avait été vu par des promeneurs en compagnie de l'individu que vous avez décrit, mais dont nous ignorions l'identité. Or, officiellement, Brüner n'avait pas de permis pour l'arme dont il s'est servi, un Browning 6.35 fabriqué à Herstal, en Belgique.
  
  
  
  
  
  V
  
  
  
  PARTIE FINE AUX CANARIES
  
  
  
  
  
  La révélation du policier suisse suscita des réactions diverses chez ses auditeurs. Certains se félicitèrent du pas qui venait d'être accompli, d'autres se rembrunirent en constatant que leurs appréhensions se vérifiaient.
  
  Coplan glissa à Tourain :
  
  - Voilà ce que vous désiriez, non ?
  
  - Ho ! Ça reste à voir, grommela le commissaire, de mauvaise foi. Deux types peuvent se ressembler. Tant qu'on n'aura pas comparé leur photo anthropométrique ou leurs empreintes digitales, on ne sera sûr de rien.
  
  Mais les autres assistants paraissaient moins sceptiques que lui, et notamment Carrera.
  
  - A-t-on décelé une raison qui aurait pu pousser Brüner au suicide ? demanda ce dernier à l'agent helvétique.
  
  - Non. Il n'avait pas d'ennuis d'argent, ne faisait pas de dépression nerveuse, n'avait pas de soucis familiaux. Tout le monde le considérait comme un homme équilibré. C'est justement le côté incompréhensible de son acte qui a motivé une enquête très fouillée. Nous n'avons pas pu déterminer non plus depuis quand il possédait ce pistolet. Au reste, comme officier de réserve, il en avait un autre, très légalement.
  
  - Eh bien, intervint le président, il semble qu'ici au moins, nous tenons un fil. Ce cas présente plusieurs analogies avec celui de Lipsius : Brüner était, comme lui, un technicien hautement qualifié, pourvu d'un bon emploi, sans problèmes. N'auraient-ils pas été exécutés tous les deux parce qu'ils résistaient à certaines pressions ?
  
  - Ou pour les empêcher de parler, suggéra quelqu'un. Ceci pourrait être l'objectif commun de tous les meurtres recensés, attendu qu'on n'a jamais découvert leur véritable mobile.
  
  L'esprit de tous les participants entrait en effervescence. A présent, ils étaient virtuellement convaincus d'être en face d'un énorme complot.
  
  Von Haffelstadt dut rétablir le silence avant de déclarer :
  
  - Messieurs, je crois que nous approchons de la vérité, lentement mais sûrement. Derrière ces affaires se profile un plan mûrement réfléchi : la preuve en est que nos polices respectives ont toutes essuyé des échecs en tentant de les élucider. Une question toutefois se pose encore : pourquoi le Danemark et la Suède ont-ils été épargnés par l'épidémie ?
  
  - Ils ne perdent peut-être rien pour attendre, avança le Britannique. Quelques-unes de leurs entreprises tournent également pour l'E. S. A.
  
  Les deux Scandinaves firent la grimace. Esquiver les coups d'un adversaire invisible, pouvant frapper n'importe où par surprise, n'est jamais commode.
  
  Le délégué suédois, préoccupé, demanda la parole.
  
  - Je ne sais pas si vous y avez songé, mais il serait peut-être bon de dresser le calendrier des événements, à l'échelle internationale.
  
  - Pourquoi ? s'enquit von Haffelstadt, intrigué.
  
  - Pour voir si un groupe opère dans chaque pays, ou s'il y a une équipe qui se déplace de l'un à l'autre pour perpétrer ses attentats.
  
  La proposition fut acceptée d'emblée ; à nouveau, l'assemblée se mit à l'ouvrage. Par mois, chacun des émissaires cita les dates des crimes commis dans son pays. Au fur et à mesure, le secrétaire du président les inscrivit dans l'ordre chronologique avec la mention du pays où ils s'étaient produits.
  
  Lorsque, au bout d'une heure, le tableau complet fut établi, von Haffelstadt l'étudia d'un œil critique ; très rapidement, il discerna les conclusions qui s'en dégageaient. Il en fit part aussitôt à son auditoire :
  
  - Cela me semble très clair. II n'y a jamais eu d'actions simultanées dans deux pays. Une période de calme dans l'un correspond à une vague de troubles dans l'autre. Dans l'ordre, l'Allemagne, la France et la Belgique ont été les plus visées. En définitive, on peut admettre qu'une sorte de commando a opéré alternativement sur les territoires européens.
  
  Willy Flensburg et Francis Coplan comprirent alors que les dés étaient jetés : l'histoire allait tomber sur le paletot des services spéciaux, les seuls capables de traquer au-delà des frontières, sans les lourdes contraintes administratives qui paralysent souvent les forces de police, les individus qui portent atteinte aux intérêts de la nation.
  
  Leurs prévisions se réalisèrent sans délai. Après une série de conciliabules entre les délégations, des échanges de notes manuscrites et quelques palabres, von Haffelstadt leva les deux mains pour rétablir le silence.
  
  - Nous pouvons aborder à présent le point 3 de l'ordre du jour : est-il opportun de mener une action commune contre cette machination ? La réponse est oui, de toute évidence. Il reste à définir à qui cette tâche sera confiée.
  
  L'assistance restant muette, Coplan, fataliste et sachant que c'était inéluctable, laissa tomber :
  
  - Aux services de Renseignements.
  
  Les regards se braquèrent sur lui. Impassible, il ajouta :
  
  - A moins que vous n'ayez une meilleure formule, cela va sans dire.
  
  Le Suédois s'empressa de répondre :
  
  - Non, je suis tout à fait en faveur de cette solution. Il faut opposer à ces agresseurs une unité très mobile et dotée d'une grande autonomie, pouvant réclamer à tout moment l'intervention des polices locales ou accourir à leur demande.
  
  - Parfaitement, ponctua l'Espagnol. D'autant plus que nous n'avons pas affaire à des bandits de droit commun, mais vraisemblablement à un réseau spécialisé, mis sur pied par des ennemis de l'Europe.
  
  Personne n'émettant d'objection, von Haffelstadt mit le doigt sur une difficulté :
  
  - D'accord, mais ceci n'est pas de notre compétence. Nous pouvons seulement adresser à nos ministres responsables une requête dans ce sens, et suggérer qu'un directoire créé à cette fin coiffe les activités de cette équipe.
  
  Tourain maugréa dans sa barbe :
  
  - Un directoire supra-national, si je comprends bien ?
  
  Carrera intercala :
  
  - Une variante musclée d'Interpol, en somme.
  
  Dans les minutes qui suivirent, un texte fut mis au point, tapé à la machine et signé par tous les membres de la conférence. Puis cette motion fut traduite en plusieurs langues et on en tira des photocopies. Il fut convenu que chaque délégué en remettrait un exemplaire, en mains propres, à son supérieur hiérarchique.
  
  A cinq heures, la séance fut levée.
  
  
  
  
  
  Mario Rascaux et Carine séjournaient dans l'île de la Grande Canarie, où ils occupaient une suite du somptueux hôtel Santa Catalina, à Las Palmas.
  
  Deux belvédères blancs, ouvragés, se dressaient à l'angle des trois corps de bâtiments. Ceux-ci, de style hispano-mauresque, délimitaient un grand jardin luxuriant où s'élevaient les troncs écailleux de hauts palmiers. Un décor de rêve, illuminé par un généreux soleil tropical.
  
  Depuis leur arrivée, une dizaine de jours auparavant, Mario et Carine avaient eu de merveilleuses vacances. Bains de soleil sur les plages ou autour de la piscine, flâneries dans Triana, la rue commerçante où, grâce au port franc, affluent des articles du monde entier, soirées typiques au « pueblo » jouxtant l'hôtel ou incursions dans les night-clubs, ils avaient mis à profit toutes les ressources de l'île. Et fait l'amour, beaucoup.
  
  Mais, comme d'habitude, Rascaux n'avait donné aucune explication à sa maîtresse. Leur voyage semblait avoir été dicté par sa fantaisie, question de s'offrir du bon temps loin des rigueurs hivernales de l'Europe.
  
  Un matin, il annonça négligemment :
  
  - J'ai des amis qui vont arriver aujourd'hui. Des relations d'affaires... Ils veulent aussi prendre un peu de détente. Certains logeront ici, d'autres au Gran Canaria et au Parque. Je pense qu'ils amèneront leur femme ou une copine. Ça mettra un peu d'animation.
  
  - Tu t'ennuyais ? demanda Carine avec un rien d'acrimonie.
  
  - Non, du tout, assura-t-il, paterne. Mais la lune de miel ne peut pas durer toujours. Ces rencontres sont utiles, crois-moi. Et marrantes, en plus.
  
  Avec son briquet en or, un must de Cartier, il alluma une Dunhill, puis alla se contempler dans un miroir et lissa ses cheveux au-dessus des tempes.
  
  - Un peu avant midi, je devrai voir un copain à l'aéroport, reprit-il. Je déjeunerai avec lui.
  
  Sans Mario, le soleil s'éteignait.
  
  - Et moi ? dit Carine. Qu'est-ce que je fais ?
  
  - Tu iras montrer tes fesses à la plage, et puis tu boufferas où tu veux. Ici, dans l'appartement, par exemple.
  
  Quand il adoptait ce ton-là, il valait mieux filer doux.
  
  Chagrinée, Carine se dirigea vers la salle de bains. Parfois, elle avait la sensation qu'il voulait se débarrasser d'elle, qu'il ne cherchait qu'un prétexte. Ou bien, autoritaire comme il l'était, désirait-il seulement lui rappeler qu'elle devait être docile, à tous égards ?
  
  Rascaux partit à onze heures, sans dire un mot à la jeune femme, à bord de la Chrysler Volaré qu'il avait prise en location.
  
  L'avion en provenance de Londres se posa à l'heure prévue. S'étant posté à la sortie des passagers, Rascaux aperçut bientôt Roy Lennon qui marchait à côté d'un porteur poussant un chariot garni de trois valises.
  
  - Hello, fit l'Anglais, décontracté. Je croyais vous voir à l'hôtel.
  
  - Nous allons d'abord expédier les affaires sérieuses, lui confia Mario en le prenant par le bras. Vous avez le matériel ?
  
  - Sure, opina le technicien. On ne m'a même pas fait ouvrir mes valises. Notez, j'avais des factures en règle.
  
  - On va loger vos bagages dans le coffre de ma voiture. Elle est au parking.
  
  Peu après, lorsqu'ils furent montés dans la Chrysler, les deux hommes se dévisagèrent avec sympathie.
  
  - Soyez tranquille, Roy, j'ai le fric, prononça Mario. Je vais vous emmener dans un coin où vous pourrez me montrer vos appareils et m'indiquer le mode d'emploi.
  
  - On aurait pu le faire à l'hôtel, objecta l'Anglais.
  
  - Non, je vais vous expliquer pourquoi.
  
  Rascaux amena le sélecteur sur la position D, fit démarrer la berline. Lorsqu'il fut sorti du parking, il reprit :
  
  - Figurez-vous que je suis ici avec une fille. Je l'emmène partout avec moi parce qu'elle baise bien, mais je ne veux pas qu'elle fourre le nez dans mes affaires. Devant elle, pas un mot. Compris ?
  
  - Okay, approuva Lennon. Elle baise si bien que ça ? Dans le temps vous ne les gardiez pas plus de huit jours, non ?
  
  - Même moins. Mais on vieillit, Roy. Le baratin me fatigue. Et celle-ci, elle a le plus beau cul du monde. Vous verrez. Et puis, attendez-vous à voir d'autres copains du bon vieux temps. Ils travaillent tous pour moi, dans le civil. Je les ai convoqués pour qu'ils se relaxent. Ils sont déjà prévenus : aucune allusion à notre business quand Carine - c'est ainsi qu'elle s'appelle - sera parmi nous.
  
  Sur la route de Gando (où se trouve l'aéroport) à Las Palmas, la localité de Telde forme un embranchement. Rascaux y emprunta le chemin vicinal qui monte vers le village de San Mateo à travers un paysage assez aride et tourmenté.
  
  - Vous avez bien vérifié vos appareils avant de me les livrer ? insista encore Rascaux. Je vous l'ai dit : j'exige une fiabilité à cent pour cent.
  
  - Ça n'existe pas, rétorqua placidement le technicien. Mais si vous ne laissez pas tomber les coffrets d'un troisième étage, vous pouvez escompter 98 %.
  
  - Et la portée ?
  
  — En terrain plat, avec ces ondes décimétriques, on ne dépasse pas 70 km. La courbure terrestre s'y oppose, vous comprenez. En revanche, si l'émetteur ou le récepteur sont placés sur des points élevés, bien dégagés, la portée utile peut monter jusqu'à plus de 200 km, garanti sur facture. A vous de vous débrouiller.
  
  Ils parvinrent bientôt à un endroit où, dans un virage, avait été aménagée une aire de parking qui dominait un superbe panorama. Rascaux y gara la voiture. Les deux occupants mirent pied à terre et allèrent à l'arrière. Lennon préleva dans la malle une des valises à soufflet, la posa à plat sur les autres et en ouvrit le couvercle.
  
  - Voilà, dit-il. Tout tient dans ces trois coffrets : l'émetteur, une génératrice, un moteur d'entraînement de 50 cc développant 4 CV à 10 000 tours/minute et fonctionnant à l'essence ordinaire. En d'autres termes, le groupe électrogène alimentera l'émetteur sous 220 volts alternatif à 10 ampères, puissance largement suffisante.
  
  - Et les raccordements ? s'enquit Rascaux.
  
  - Les voilà... Un simple câble entre la génératrice et l'émetteur, un autre entre celui-ci et l'antenne. Les prises vous empêcheront de les confondre. Dès que l'émetteur est sous tension, il suffit d'appuyer sur une des trois touches pour expédier les impulsions codées sur la fréquence correspondante. Aucun réglage : les fréquences des trois canaux sont pilotées par cristal. Mais n'oubliez surtout pas de brancher cette antenne...
  
  Il désignait un curieux objet ressemblant à un ventilateur de poche, monté sur un socle carré.
  
  Effectivement, l'émetteur ressemblait à s'y méprendre à un ampli de haute fidélité. La face avant, en métal satiné, affichait les curseurs et poussoirs habituels, mais la plupart ne servaient à rien.
  
  Rascaux se fit réexpliquer en détail comment l'ensemble devait être mis en service.
  
  - Pensez à remplir le réservoir du moteur, souligna Lennon. Et faites quelques essais préalables, pour vous familiariser. Songez également à ceci : il ne sert à rien de prolonger l'émission au-delà de 5 secondes : car votre signal codé doit agir instantanément sur les circuits du récepteur.
  
  Rascaux, méditatif, approuva de la tête puis, regardant Lennon, il articula :
  
  - Je souhaite pour vous que ça marche, Roy.
  
  Celui-ci lui administra une tape cordiale sur le bras.
  
  - Aucun problème ! assura-t-il d'un ton jovial. Vous en avez pour votre argent : je vous ai fignolé tout ça au poil. Et croyez-moi, j'ai dû construire des engins beaucoup plus compliqués, dans ma chienne de vie.
  
  - Je sais. C'est pourquoi j'ai fait appel à vous, bien que vous soyez un pochard invétéré.
  
  Lennon remit le matériel en place, referma la valise. Rascaux lui tendit une enveloppe.
  
  - Voilà le solde, plus votre indemnité de frais de voyage. A partir de maintenant, vous êtes mon invité. Pour trois jours.
  
  Ils remontèrent dans la berline, et celle-ci poursuivit sa course sinueuse dans la montagne jusqu'à San Mateo, où elle rejoignit la route plus large et asphaltée descendant vers la capitale de l'île.
  
  Pendant le trajet, les deux hommes tinrent des propos enjoués, évoquant leurs exploits en Afrique. C'étaient les épisodes graveleux qui les égayaient le plus : outrages qu'ils avaient fait subir à des prisonnières noires au Nigeria, expériences obscènes avec des jeunes adolescents des deux sexes. Lennon n'avait jamais dissimulé son penchant pour la pédérastie, et il avait bien le physique veule et fatigué d'une vieille pédale. Telle était du reste la raison pour laquelle Rascaux ne l'avait pas engagé dans sa bande bien qu'il fût un technicien hors pair. L'instabilité de caractère bien connue des homosexuels pouvait devenir dangereuse dans certaines circonstances.
  
  Quand ils arrivèrent au Santa Catalina, Rascaux accompagna Lennon à la réception puis, tandis que l'Anglais allait prendre possession de sa chambre, il s'empara de la valise renfermant les appareils et dit :
  
  - Rendez-vous au bar à huit heures, ce soir. Stevens, Müller, Bartz et Rosolino seront là, j'espère. Nous irons dîner ailleurs, tous ensemble.
  
  - Okay, fit Lennon. Il y a une fameuse paie que je n'ai plus vu l'un de ces salauds...
  
  Rascaux monta dans son appartement. Carine était là, maussade, pelotonnée sur le canapé, en train de feuilleter une revue de mode.
  
  Avisant la valise, elle s'étonna :
  
  - Que ramènes-tu là-dedans ?
  
  - Des éléments d'une chaîne Hi-Fi, presque aussi bon marché qu'à Hong Kong. J'en commanderai peut-être une centaine, plus tard.
  
  Carine n'avait pas pris la peine de s'habiller. Elle n'avait revêtu qu'une veste en tissu éponge jaune pâle, serrée à la taille par une ceinture, par-dessus sa nuisette. Sur la table, un plateau garni d'un couvert et d'une carafe de vin attestait qu'elle avait mangé des sandwiches.
  
  - C'est dans cette tenue que tu as reçu le gaçon d'étage ? demanda Rascaux d'un ton neutre.
  
  - Oui, acquiesça-t-elle. Tu m'avais conseillé d'aller montrer mes fesses sur la plage, non ? Ça te dérange, que ce soit un seul type qui voie mes cuisses, plutôt que des dizaines ?
  
  - Mais non, ma chérie. Je remarque seulement que tu t'émancipes. Il ne t'a pas sautée, des fois ?
  
  - L'envie ne lui manquait pas, si tu veux le savoir. Il a tourné en rond pendant cinq bonnes minutes et m'a demandé si je ne voulais rien d'autre. Mais il n'était pas mon genre.
  
  Mario eut un petit rire grinçant.
  
  - C'est beau, la vertu, ricana-t-il. Tu sais, un petit coup en passant ne fait de mal à personne.
  
  Le sang monta au visage de Carine. Outrée, elle s'exclama :
  
  - Alors, ça te serait égal si je faisais l'amour avec n'importe qui ?
  
  Désabusé, il haussa les épaules.
  
  - Il n'y aurait pas lieu d'en faire un plat. On n'est plus au temps des simagrées. Des filles qui s'envoyent en l'air avec le premier venu, j'en ai connu des masses. Il n'y a pas de mal à ça.
  
  - Tu ne m'aimes pas, jeta Carine, pleine d'amertume.
  
  - Mais si, bien au contraire. Je t'aime tellement que je ne voudrais pas que tu te prives.
  
  Elle ne sut s'il plaisantait ou s'il était sérieux. Les pires jaloux plaident souvent le faux pour savoir le vrai.
  
  Ayant rangé la valise dans une penderie, il vint s'asseoir auprès d'elle et l'enlaça. Dans le fond, la pureté d'âme de Carine l'enchantait. Elle donnait un piment supplémentaire à leurs rapports. Une fille facile et admettant tout n'aurait pas satisfait son esprit pervers. Violer une dignité lui procurait un plaisir encore plus aigu que la possession d'un corps.
  
  - Ce soir, tu devras te faire belle, reprit-il à mi-voix tout en lui pétrissant le bas-ventre. Nous allons nous offrir une fiesta avec mes copains. Je leur ai donné rendez-vous au bar, à huit heures.
  
  Après un instant de réflexion, il précisa :
  
  - Tu mettras ta robe pailletée (la rouge foncé à fines bretelles avec un grand décolleté en pointe), tes escarpins dorés pour le soir, et tu te coifferas de ton bandeau serre-tête en velours, à l'indienne. Il donne encore plus de fierté à ton visage.
  
  Se penchant davantage, il lui appliqua un baiser lascif sur la bouche pendant que sa main s'activait. Puis, sentant qu'il éveillait ses sens, il s'écarta soudain et ordonna catégoriquement :
  
  - Mais tu ne mettras pas de culotte. C'est une vieille coutume, dans nos soirées. Toutes les femmes doivent s'y plier.
  
  
  
  
  
  Ils s'amenèrent l'un après l'autre, alors que Rascaux, Carine et Lennon étaient déjà attablés. Hugo Bartz apparut le premier, tout seul. Une face maigre, dure, zébrée d'une cicatrice blanche. Taille supérieure à la moyenne, une allure de bagarreur. Son regard inquisiteur s'appesantit tout d'abord sur les épaules nues de Carine, s'abaissa sur ses genoux bronzés, d'une rondeur parfaite, dévoilés par une robe du soir courte, à franges, du style « années folles ». Il se tourna ensuite vers Lennon et ses traits s'éclairèrent.
  
  - Salut, pédé, articula-t-il en tendant la main. Je ne m'attendais pas à te voir ici.
  
  - Bonsoir, damné Fritz, lui renvoya l'Anglais avec la même cordialité. Je te croyais en enfer depuis longtemps.
  
  Lorsque leurs congratulations eurent pris fin, Rascaux présenta Carine à Bartz. Ce dernier lui fit un baisemain cérémonieux, mais la considéra derechef comme s'il songeait à la mettre sur le trottoir.
  
  A ce moment survint Stevens, flanqué d'une créature éblouissante à la chevelure platinée, et qui s'ingéniait à ressembler à Marilyn Monroe. Buste avantageux et taille fine, moulés dans un fourreau de taffetas miroitant, elle formait une copie très valable de son modèle, en plus jeune. Elle se dénommait Jane, dispensait à chacun des sourires enjôleurs.
  
  Survinrent ensuite Müller et Rosolino, sans escorte féminine. Carine, avec ses paupières bleutées, ses longs cils et sa bouche juvénile, parut leur faire une plus grande impression que l'espèce de star exhibée par Stevens. Les retrouvailles furent joyeusement célébrées au champagne.
  
  Carine, vaguement mal à l'aise, se dit que les invités, en dépit de leur élégance vestimentaire, avaient des têtes inquiétantes, même quand ils riaient. Au point que la jeune femme se demanda si Mario n'était pas à la tête d'un gang international.
  
  - J'ai retenu une table chez Pedro, annonça Rascaux peu avant 9 heures. C'est à quelques kilomètres d'ici. Mais je n'ai qu'une voiture. Roy et Rik Stevens prendront un taxi. Rosa montera dans la mienne à côté de moi, Bartz et Müller s'entasseront derrière avec les filles.
  
  Personne ne discuta. Le groupe sortit de l'hôtel. Il faisait nuit. Il y avait toujours des taxis en attente devant la terrasse, et la répartition put s'effectuer comme prévu. La sémillante Jane poussa un petit cri confus quand elle fut contrainte de se tasser sur les genoux du gros Müller, lequel ne parut pas fâché de l'aubaine. Bartz s'installa et, d'autorité, il saisit le poignet de Carine pour l'obliger à prendre place sur les siens.
  
  - A la guerre comme à la guerre, railla-t-il, jovial, dans l'obscurité, en claquant la portière. On va lier connaissance, hein, Carine ?
  
  - Tout le monde est paré ? s'enquit Rascaux à la cantonade.
  
  - Ça va, on peut y aller, répondit Müller, égrillard.
  
  A peine la voiture avait-elle démarré que Bartz retroussa légèrement la robe de Carine pour poser des mains musclées sur la chair lisse, ferme et tiède de ses cuisses nues, dont il palpa le galbe provocant.
  
  - Ho ! Mario ! appela-t-il. Tu n'aurais pas oublié les bonnes vieilles traditions, par hasard ?
  
  - Sûrement pas. Tu pourras vérifier.
  
  - Bon. Ne roule pas trop vite, surtout. On n'est pas pressés.
  
  La Chrysler emprunta une avenue longeant la base navale et les installations portuaires, en vue de sortir de l'agglomération de Las Palmas.
  
  De temps à autre, Rascaux expédiait un coup d’œil furtif au rétroviseur. Dans la pénombre, il pouvait distinguer les traits fermés de sa maîtresse, visiblement mécontente d'être reléguée sur les genoux d'un inconnu et livrée à sa convoitise. Au fond de lui-même, il en éprouva une satisfaction acide. Carine avait mis son point d'honneur à se donner une allure très sexy et à choisir un parfum captivant, mais elle risquait d'en subir les conséquences, ce chaud lapin de Hugo Bartz n'étant pas la courtoisie personnifiée.
  
  Jane, probablement prévenue des libertés auxquelles elle serait exposée, n'esquissait qu'un simulacre de résistance alors que Müller lui empoignait gaillardement les seins. La bouche en cœur, elle tortillait de la croupe en protestant pour la forme, mais ne se dégageait pas. Ce rude hommage, démontrant qu'elle était irrésistible, la flattait.
  
  Rosolino, s'adressant à Rascaux, s'informa :
  
  - On n'a pas vu Fred. Ne doit-il pas venir ?
  
  - Non. Pour lui, ça ne s'arrangeait pas, malheureusement.
  
  - Il y a longtemps que tu ne l'as plus vu ?
  
  - Environ six semaines. On s'est rencontrés à Bruxelles.
  
  - Toujours en forme, ce vieux sadique ?
  
  - Il engraisse, mais pour le reste... Je crois que c'est à ça qu'il dépense tout son fric.
  
  Carine tressaillit soudain en sentant naître sous elle une protubérance qui s'amplifiait et dont elle percevait, au travers des vêtements, la palpitation de plus en plus insistante. Il n'y avait pas à se méprendre sur l'intensité du désir qu'elle inspirait à ce type.
  
  Au bout de trois minutes, Bartz en eut assez d'être comprimé de la sorte. Il saisit Carine à la taille, la souleva légèrement, bougea pour ajuster son calibre entre les superbes fesses de sa cavalière, puis la laissa de nouveau peser sur lui.
  
  - On est plus à l'aise comme ça, hein ? Lui souffla-t-il à l'oreille, goguenard. Dommage que mon futal et ta robe nous séparent.
  
  Devait-elle s'insurger sur-le-champ ou supporter avec patience, pendant le reste du trajet, les indécentes manigances de ce saligaud ?
  
  Son cœur battait un peu plus vite, car l'érection vigoureuse du malotru exprimait éloquemment le sort qu'il lui aurait réservé s'il avait eu du temps devant lui. De plus, glissant sa main gauche sous l'aisselle de Carine, il plongea dans son décolleté pour lui capturer familièrement un sein. Puis, la chose semblant aller de soi, il en pinça délicatement le bout raidi.
  
  Rosolino et Rascaux continuaient à bavarder, indifférents à ce qui pouvait se passer à l'arrière. Bartz chuchota :
  
  - Le jour où tu auras assez de Mario, tu me feras signe, hein ? J'ai tout ce qu'il faut à ta disposition.
  
  Et, pour illustrer ses paroles, il accentua sa poussée de façon significative, comme s'il espérait perforer tous les obstacles et l'envahir.
  
  - Lâchez-moi, balbutia-t-elle, frémissante.
  
  Il rigola tout en la rivant contre lui, non sans loucher vers Jane. Celle-ci, assise de biais et troussée jusqu'à l'aine, avait respecté la règle, ça se voyait ; mais, en plus, elle portait des bas noirs et un porte-jarretelle des plus affriolants, la garce !
  
  Carine se dit que si elle provoquait un scandale, Mario piquerait une colère terrible, plus tard, quand ils seraient seul à seul. Il l'accuserait d'avoir joué la pimbêche, la trouble-fête, de ne rien comprendre à la blague et d'avoir insulté un de ses copains.
  
  Dans l'ombre, Bartz persifla doucement :
  
  - Tu n'en as pas envie, toi ? Laisse-moi me rendre compte...
  
  Elle eut beau serrer les cuisses, il parvint à fureter dans la toison moussue de son pubis car elle n'avait pas plus de slip que de soutien-gorge. Bartz fut enchanté de le découvrir, d'autant plus qu'il n'avait pas cru Mario. Alors, de force, il se fraya un chemin et fouilla sans vergogne, profondément, l'onctueuse intimité du sillon de sa partenaire, tout en continuant, de l'autre main, à pétrir son sein.
  
  Carine, émue et contractée, lui agrippa le poignet, mais elle put si peu se soustraire à sa pénétration qu'elle dut réprimer un long soupir révélateur.
  
  Bartz fronça les sourcils. II n'y avait pas à s'y tromper, ça baignait dans l'huile. Malgré ses mines offensées, la fille en voulait ! D'ailleurs, elle ne cherchait déjà plus à déloger son poignet et consentait même, enfin, à écarter un peu les jambes pour lui faciliter la besogne. Si elle n'avait pas été la chasse réservée du chef, le grand Jules se serait introduit en elle tout entier, illico.
  
  Consciencieusement, Bartz entreprit d'exciter la fille sur un rythme régulier, tout en l'embrassant dans le cou. Il en éprouva un tel agrément qu'il faillit fuser lui-même.
  
  A côté, Müller, la face congestionnée, rendait sournoisement le même service à Jane. Celle-ci se comprimait la bouche avec son poing pour ne pas extérioriser ses sensations.
  
  Devant, le dialogue entre Rascaux et Rosolino se poursuivait comme si de rien n'était.
  
  - Et Guthrie, Castillo et Olafson, où sont-ils en ce moment ? se renseignait le second tout en grillant une cigarette.
  
  - En Suède, révéla Rascaux. Ils ont à faire là-bas, ces jours-ci. Je t'en reparlerai demain. Puis, s'adressant à tous :
  
  - Il est temps d'être convenables, vous autres. On arrive.
  
  Frustré, mais quand même content d'avoir branlé cette fraîche et ondulante gamine, Bartz la traita confidentiellement de salope avant de la libérer et de rabattre sa robe.
  
  Carine, furieuse contre elle-même d'avoir cédé aux insolentes caresses du balafré, n'en conservait pas moins une agréable langueur. Quand ils furent tous descendus de voiture, l'Allemand expédia un clin d’œil amical à Mario.
  
  - Tu es un pote, affirma-t-il, sincère. J'ai vérifié : elle est vachement chouette, ta môme. Elle mouille vite.
  
  - Ah oui ? fit Rascaux avec curiosité. Eh bien, elle est en progrès. Au retour, question de ne pas faire de jaloux, elle ira s'asseoir sur les genoux de Rik Stevens, et Roso prendra Jane.
  
  Du taxi débarquaient précisément Lennon et Stevens. Ce dernier, connaissant les coutumes de la bande, décerna un regard ambigu à sa femme. Celle-ci se tapotait la coiffure en affichant un air innocent.
  
  Müller, les deux mains dans les poches, semblait distrait. Il songeait déjà à faire valoir ses droits de vérification sur Carine, dont la chatte devait être encore plus ensorcelante que celle de Jane, ce qui n'était pas peu dire.
  
  Rascaux prit les derniers arrivants par l'épaule pour les conduire vers l'entrée du restaurant. Alors que le groupe leur emboîtait le pas, il leur confia :
  
  - Je viens de le signaler à Roso : Castillo, Guthrie et Olafson ne pourront pas nous rejoindre ici. Ils sont en opération.
  
  
  
  
  
  VI
  
  
  
  UNE LUEUR DANS LE TUNNEL
  
  
  
  
  
  C'est aux environs de 4 heures du matin que Rascaux et Carine rentrèrent dans leur chambre au Santa Catalina, assez éméchés.
  
  Mario, plutôt gai, décerna une tape amicale sur la croupe dodue de sa compagne et déclara :
  
  - Tu t'es bien conduite, chérie. Dans ces cas-là, il faut savoir se mettre dans l'ambiance. Au début, je croyais que tu allais regimber, mais tu as tenu le coup.
  
  - J'ai parfois dû serrer les dents, tu sais, avoua-t-elle. Ils ont de drôles de manières, tes copains.
  
  - Bah ! Ça remonte loin. Du temps où, après des combats, on se payait des virées tous ensemble. On s'était mis d'accord là-dessus, une fois pour toutes. Faut dire qu'il y avait plus de filles que ce soir. Et que c'étaient des négresses !
  
  Il rit soudain en réalisant que la pudeur de Carine en avait pris un sacré coup. Sa jeune maîtresse, dont la tête tournait quelque peu, ôta sa robe en la passant par-dessus sa tête. Complètement nue, quoique encore juchée sur ses escarpins dorés, elle se contempla dans un miroir, ébahie de son comportement tolérant.
  
  Six mois auparavant, dans des conditions pareilles, elle aurait fui en clamant son dégoût et son indignation.
  
  Sauf le pédé, Lennon, tous, à un moment ou un autre de la soirée, ouvertement ou en catimini, avaient vérifié, selon le rite. Certains l'avaient fait méticuleusement, recto et verso, comme le gros Müller, par exemple. Ou avec nervosité, comme Stevens, durant le retour. A titre de compensation, sans doute, étant donné que son éblouissante Jane s'était prêtée sans broncher (elle avait tout juste minaudé un peu avec Mario...) aux inspections successives. Elle devait avoir l'habitude. Mais malgré la publicité que lui valaient ses bas noirs et ses jarretelles, l'empressement des hommes autour de Carine avait été plus manifeste, sans aucun doute.
  
  A quoi cela les avançait-il, ces imbéciles ? Tous avaient fini par boire comme des trous pour noyer leur surexcitation.
  
  Mario, tout en déboutonnant sa chemise, s'enquit sur un ton narquois :
  
  - C'est vrai, ce que racontait Hugo ?
  
  Carine se tourna vers lui avec une expression de défi.
  
  - Oui, avoua-t-elle. Il est adroit, ce cochon. C'est à cause de lui que j'ai accepté, après, que les autres me touchent aussi.
  
  Rascaux se marra. Ricana :
  
  - Eh bien, si tu étais en forme, tu aurais dû faire comme Jane.
  
  - Qu'est-ce qu'elle a fait ?
  
  - Tu ne l'as pas remarqué, qu'elle s'est absentée deux ou trois fois ? Bartz et Müller se la sont envoyée, dans le jardin. Contre un arbre. Je l'ai vu.
  
  Les traits de Carine se creusèrent à l'idée que Bartz, finalement, s'était soulagé avec Jane, cette pute. Mais elle dit avec âpreté :
  
  - Tu dois te douter qu'on me l'a proposé, non ? Ils ne pensaient tous qu'à me la fourrer. Mais je voulais me garder pour toi, moi !
  
  Mario s'approcha d'elle et la prit dans ses bras.
  
  - Ce que tu es conne, lui susurra-t-il aimablement. Je savais bien que tu n'aurais pas marché. Jamais tu ne le pourras, à moins que je ne t'y force.
  
  Elle posa la tête sur l'épaule de son amant et reconnut humblement :
  
  - C'est vrai. Je veux te rester fidèle. Ne m'oblige pas à...
  
  - Promis, assura-t-il avec de sérieuses restrictions mentales, certain qu'il l'amènerait tôt ou tard à subir l'expérience.
  
  Mais surtout pas avec un type qui aurait pu lui plaire, comme Bartz.
  
  Ils avaient tellement été stimulés au cours de la soirée qu'ils s'aimèrent au point de succomber en quelques secondes à une véritable frénésie charnelle. Après un tumultueux corps à corps, Carine s'endormit d'un bloc, les membres étalés, adorablement belle.
  
  Rascaux alluma une cigarette en la contemplant. Pas étonnant qu'ils en avaient tous après elle, ces salauds...
  
  Mais d'autres préoccupations lui revinrent à l'esprit. Ne laissant subsister qu'une lumière en veilleuse et, sûr que Carine ne se réveillerait pas de sitôt, il s'approcha du téléphone, forma un numéro intérieur pour appeler un autre locataire de l'hôtel.
  
  Malgré l'heure tardive, on décrocha assez vite.
  
  - Oui, fit le correspondant. (C'était le même qu'à Bruxelles.)
  
  - La première phase du programme est en passe de se terminer, signala Rascaux à mi-voix. J'attends des nouvelles. La plupart des gars de l'équipe sont ici, les autres arriveront dans les 48 heures. Quelles instructions devrai-je leur donner ?
  
  Il y eut un silence, puis l'organe bien timbré de son interlocuteur articula :
  
  - Faites-les se replier sur la Floride. En maintenant la liaison, bien entendu. Wilber est-il sur place ?
  
  - Oui.
  
  - Bien. Vous, quittez Las Palmas après leur départ, que nous soyons sûrs qu'il n'y a pas eu d'anicroche. Octroyez-leur à chacun une prime de 1 000 dollars. Avez-vous encore assez d'argent ?
  
  - Une trentaine de milliers de dollars. Je peux tenir jusqu'à notre arrivée à Miami Beach.
  
  - Parfait. Descendez au Hilton et contactez-moi aussitôt : j'y serai. Nous prendrons des dispositions dès que vous saurez ce que Wilber aura trouvé là-bas.
  
  - Entendu.
  
  Rascaux attendit, l'écouteur collé contre son oreille. Il prévoyait qu'une question allait venir.
  
  Il ne se trompait pas. Après une pause, le correspondant s'enquit :
  
  - Comment s'est passée la soirée ?
  
  - Formidable. Rien de tel pour souder une équipe.
  
  - Et... votre jeune amie, pas trop choquée ?
  
  - Elle m'a épaté, avoua Rascaux. Elle est sur la bonne voie. Il perçut un soupir, puis l'autre conclut :
  
  - J'en suis ravi. Je l'ai observée, au bar : elle était vraiment fascinante. Vous avez bien de la chance, cher ami.
  
  - Vous en aurez un jour aussi, ricana Mario, les yeux tournés vers Carine endormie. A bientôt.
  
  
  
  
  
  A Paris, pendant ce temps-là, se déroulait l'enquête que les commissaires Tourain et Carrera avaient prescrite à leur retour de Bonn. Elle concernait évidemment le nommé Frédéric Wilber, dont ils possédaient l'adresse.
  
  Malheureusement, l'inspecteur chargé de recueillir des renseignements sur l'intéressé se rendit vite compte que Wilber avait quitté son domicile. Les persiennes du pavillon de l'avenue du Colonel-Kieffer restaient fermées. La boîte aux lettres débordait de prospectus, on ne répondait pas au téléphone, aucune lumière ne filtrait le soir ou la nuit.
  
  Alors, en questionnant des voisins, le policier apprit que l'homme était souvent en voyage, parfois pour de longues durées. Comme il ne parlait à personne, on ignorait son métier. Il vivait seul, mangeait dehors, avait effectivement une Renault 30 TS. On ne pouvait dire si elle était, ou non, dans le garage attenant au pavillon.
  
  Le bide.
  
  Autre déconvenue à la perception d'Eaubonne. Wilber n'étant pas inscrit sur les rôles, il n'avait pas encore rempli une déclaration de revenus. On ne savait donc pas à combien ils s'élevaient, ni comment il les gagnait.
  
  A la mairie, le service de l'état civil révéla que Wilber n'était venu habiter la commune que depuis le mois d'avril de l'année précédente. Avant, il avait résidé, semblait-il, en Ouganda.
  
  Telles furent les maigres informations que put glaner l'enquêteur. Ni à la D.S.T. ni au S.D.E.C. on n'avait une fiche au nom du personnage. En revanche, aux Renseignements Généraux, Wilber était recensé, suspecté d'avoir appartenu à l'O.A.S. Mais il n'avait encouru aucune condamnation. Ses séjours en France, depuis les événements d'Algérie, avaient été sporadiques. On pensait qu'il avait été mercenaire, et qu'il poursuivait une existence d'aventurier. En tout cas, il n'était pas affilié à un mouvement politique quelconque.
  
  Carrera et Tourain furent d'accord pour constater que tout cela ne menait pas loin. Même nulle part, à vrai dire. On pouvait toujours demander à la police des frontières et des aéroports de signaler le passage de Wilber, s'il était repéré, mais il ne pouvait être question de rechercher ce gars-là dans le monde entier.
  
  Néanmoins, sa disparition laissait supposer qu'il n'était pas blanc comme neige, dans l'affaire Lipsius au moins, sans parler de celle de Lausanne.
  
  Le dossier fut transmis au S.D.E.C., à toutes fins utiles, puisque, depuis la résolution de Bonn, ce service coopérait à la mise sur pied d'un organisme spécial qui centraliserait les investigations requises.
  
  Francis Coplan, embringué dans cette histoire comme il l'avait prévu, mais disposant désormais d'une grande marge d'initiative, voulut prendre le problème par un autre bout.
  
  Il se rendit un matin dans l'immense bâtiment blanc qui, à deux pas de l'avenue de Suffren, abrite le siège de l'Agence Spatiale Européenne. Un long building à six étages, très moderne, situé dans une rue discrète dont il occupe, presque intégralement, tout un côté. Coplan y était déjà venu plusieurs fois, deux ans plus tôt, et il n'eut aucun mal à entrer en contact avec un des dirigeants de l'Agence, un Anglais appelé Powell.
  
  Après une brève entrée en matière, Coplan déclara :
  
  - Vous devez savoir que, ces derniers mois, des hommes et des locaux de firmes travaillant directement ou en sous-traitance à des projets spatiaux en cours de développement ont subi des agressions diverses ?
  
  Son hôte, approuvant de la tête, dit en français, sans accent :
  
  - J'en ai reçu des échos, en effet.
  
  - Ces entreprises participent toutes à des programmes financés par l'E.S.A., souligna Coplan. Vous en étiez-vous avisés ?
  
  Powell haussa les sourcils.
  
  - Non, avoua-t-il. Vous savez, on ne nous tient pas au courant des incidents qui peuvent se produire de droite et de gauche. Tant que cela ne risque pas d'allonger les délais de fourniture, cela ne nous regarde pas.
  
  - Oui, bien sûr, je comprends, dit Coplan. D'autant plus que, dans toute l'Europe, un fameux nombre d'industries bénéficient de vos commandes. Mais voilà précisément ce qui m'amène. Voulez-vous avoir l'obligeance de jeter un coup d’œil sur cette liste.
  
  Celle-ci énumérait la quinzaine de sociétés qui avaient eu à pâtir des divers attentats.
  
  Powell la parcourut d'un regard pénétrant, releva la tête.
  
  - Qu'attendez-vous de moi ? demanda-t-il, direct.
  
  - Pourriez-vous me dire si ces sociétés participent toutes à un même programme ? Et, le cas échéant, lequel ?
  
  L'Anglais relut la liste, réfléchit en pinçant les lèvres. Puis, subitement rembruni, il se mit à chercher un document dans un classeur qui était posé sur son bureau. Finalement, l'ayant déniché, il se livra à une rapide confrontation.
  
  - C'est bien ce qu'il me semblait, marmonna-t-il. Vous savez que vous êtes en train de me flanquer la frousse ?
  
  - Pourquoi ? fit Coplan, légèrement tendu.
  
  - Parce que vous avez vu juste. Tous ces établissements construisent des matériels destinés à la fusée Ariane !
  
  Les deux hommes se fixèrent en silence, assaillis par des préoccupations différentes.
  
  - Est-ce que vous réalisez ce que représente le projet Ariane ? s'enquit Powell, accoudé les mains croisées à son bureau.
  
  - Je sais qu'il s'agit d'un lanceur lourd dont veut se doter l'Europe pour ne plus être tributaire des Américains, mais mon savoir ne va guère plus loin.
  
  - Alors je dois vous édifier plus complètement, estima Powell. Ariane est la dernière chance de l'Europe d'assurer son indépendance en matière de télécommunications spatiales. Elle doit mettre en orbite des satellites géostationnaires qui pourront retransmettre des émissions de télévision et assurer un grand nombre de liaisons téléphoniques ou télex à longues distances. A ce titre, elle pourra entrer en compétition avec la fameuse navette des États-Unis et la fusée Soyouz de l'U.R.S.S., auprès des pays du Tiers monde, sur le formidable marché que va devenir dans les années 80 à 90 le lancement d'environ 200 satellites de cette espèce, ceux qui rapportent le plus d'argent ! Rendez-vous compte que le programme Ariane a nécessité un investissement de 4,5 milliards de francs lourds, et qu'il fournit du travail à une cinquantaine de firmes européennes. Un échec, lors des tirs de qualification de la fusée, serait un désastre : politiquement et économiquement, car on évalue à 40 ou 50 le nombre d'exemplaires qu'il faudra construire, à 150 millions chacun, pour satisfaire aux besoins de la prochaine décennie.
  
  Coplan se malaxa le menton.
  
  - Donc, hors d'Europe, cela ferait plaisir à pas mal de gens si Ariane se cassait le nez ?
  
  - Le mot est faible, railla l'homme de l'Agence. États et groupes industriels sont déjà en train de se battre comme des chiffonniers pour conquérir ce marché. C'est pourquoi ce que vous venez de m'apprendre me paraît très inquiétant. Certains songeraient-ils à torpiller le programme Ariane ?
  
  - Tout se passe comme si c'était le cas, révéla Coplan. Au point qu'un organisme de défense européen est en voie de constitution. J'en fais partie. Rien de positif n'ayant été obtenu jusqu'à présent sur le plan policier, j'ai voulu vous consulter en premier lieu. Selon vous, qui pourrait orchestrer ces attentats ?
  
  Powell leva les bras au ciel.
  
  - Comment le saurais-je ? Américains et Russes voient notre entreprise d'un très mauvais œil, et pas uniquement pour des questions de gros sous. Ils voudraient surtout conserver le monopole des informations télévisées directes, par satellites géostationnaires. Demain, les usagers pourront les capter, et personne ne pourra plus les contraindre à ne regarder que leurs chaînes nationales.
  
  - En d'autres termes, le danger vient donc d'un des deux Grands ?
  
  - Je ne peux pas être aussi catégorique. D'autres qu'eux se frotteraient les mains si Ariane ne fonctionnait pas comme prévu. Les Japonais, notamment, qui méditent de lancer avec leur fusée « N » des satellites plus compacts, plus légers, moins chers et aux performances supérieures. Mais ils sont loin d'être prêts (La commercialisation est prévue vers 1985). Ou bien cette société allemande qui s'est implantée au Zaïre, et qui se propose de lancer à des prix défiant toute concurrence des charges utiles sur n'importe quelle orbite, ceci grâce à des fusées très rustiques... mais qui pourraient marcher (La société allemande O.T.R.A.G. occupait 150 km2 du territoire zaïrois, avec droit total de souveraineté pour construire et essayer des fusées économiques dont la plupart des composants existent dans le commerce. En avril 1979, le Zaïre a ordonné à cette société de cesser ses activités sur son territoire). Dans cette histoire, le facteur temps joue un rôle considérable. Tout retard infligé à la réalisation d'un lanceur accroît les chances des autres, car le premier système qui deviendra opérationnel raflera une bonne partie des commandes, et son promoteur fournira les installations terrestres correspondantes aux pays intéressés.
  
  Tout ceci jetait un jour nouveau sur le problème que les Services spéciaux avaient à résoudre. Le S.D.E.C. était concerné au premier chef, pour la bonne raison que la France finançait le programme Ariane à concurrence de 64 % et que le lancement de la fusée devait avoir lieu en Guyane française.
  
  Coplan parla :
  
  - Vous m'avez ouvert des perspectives très intéressantes. Peut-être reviendrai-je vous voir d'une manière plus officielle. En attendant, veuillez considérer notre conversation comme secrète : il y va de votre intérêt comme du nôtre.
  
  - Soyez tranquille, dit l'Anglais sur un ton pénétré. Je ne tiens pas à semer la panique dans nos services, d'autant plus qu'Ariane fait déjà pousser pas mal de cheveux gris chez les responsables de ce département.
  
  Ils se serrèrent la main et, nanti du sauf-conduit signé par son hôte, Coplan put ressortir de l'édifice.
  
  Au volant de sa voiture, il gagna l'autre bout de Paris. Une heure plus tard, il rapporta au Vieux les informations qu'il venait de recueillir.
  
  Son chef, les sourcils froncés, son menton appuyé sur son poing, écouta Coplan sans l'interrompre une seule fois. Mais quand ce dernier lui eut tout dit, il grommela
  
  - Vous auriez dû m'en parler avant d'y aller, mais c'est par là qu'il fallait commencer, évidemment.
  
  Le Vieux était parfois ombrageux sur des questions de détail, on se demandait pourquoi. Coplan n'en tint pas compte.
  
  Il souligna :
  
  - Si c'est le projet Ariane qui est visé, plus que l'Agence spatiale elle-même, ceci doit avoir une incidence sur la composition du comité supra-national et sur la répartition de ses prérogatives. Dans cette affaire, c'est le porte-monnaie de nos contribuables qui risque de trinquer le plus.
  
  - Ah ? Comment ça ? questionna vivement le Vieux, toujours sensible à l'aspect financier d'un problème.
  
  - Parce que si les gens qui attaquent les industries participant au projet devaient finir par le torpiller, ou même simplement le retarder d'un an, nous y serions de notre poche pour plus de trois milliards. L'Allemagne ne couvre que 20 % du financement, la Belgique 5 et, les huit autres pays réunis, 11 % (Authentique).
  
  - Bigre, fit le Vieux, consterné. Pas de doute, nous sommes en première ligne.
  
  - Sans compter les répercussions ultérieures, insista Coplan. Pour quelques-unes de nos sociétés, dans la crise actuelle, la réussite d'Ariane devient une question de vie ou de mort. Et ne parlons pas de notre prestige vis-à-vis du Tiers monde, Afrique et Chine d'abord.
  
  Le Vieux arbora son air combatif des mauvais jours.
  
  - Très bien, conclut-il. Les conseilleurs ne sont pas les payeurs. En l'occurrence, nous devons prendre la direction de l'enquête, et je vais défendre ce point de vue à la réunion qui doit se tenir tout à l'heure.
  
  Le ronflement d'un des téléphones posés à portée de sa main l'interrompit. Il décrocha.
  
  - Oui ?
  
  Tout en écoutant, il expédia un coup d’œil percutant à Francis. Puis, calant le récepteur entre son épaule et son oreille pour avoir les mains libres, il saisit de l'une un bloc-notes et de l'autre un stylo-bille, se mit à griffonner quelques indications.
  
  - D'accord, je m'en occupe, dit-il dans le micro. Ayant raccroché, il annonça :
  
  - C'était Tourain. Le B.C.N. vient de l'aviser qu'un nouvel incident s'est produit en Suède, à Linköping.
  
  
  
  
  
  VII
  
  
  
  ELVIRA FORS NE PERD PAS LE NORD
  
  
  
  A sa descente d'avion à l'aéroport d'Arlanda, à une quarantaine de kilomètres de Stockholm, Francis Coplan fut intercepté, avant même d'avoir montré son passeport au contrôle de police, par un grand Suédois noueux coiffé d'une toque de fourrure et vêtu d'une canadienne. L'homme était accompagné par Janssens et Flensburg, qui lui avaient désigné l'agent français parmi les arrivants.
  
  Il se présenta, s'exprimant en anglais :
  
  - Dagmar Göransson. Heureux de vous accueillir, Mr Coplan. Si vous le voulez bien, nous allons partir immédiatement pour Linköping. Je vous donnerai des explications en cours de route.
  
  Il devait y avoir une dizaine de degrés au-dessous de zéro. Les forêts de pins qui entourent l'aéroport étaient ensevelies sous une épaisse couche de neige et, en début d'après-midi, il faisait à peine clair.
  
  Tout en marchant vers une grosse berline Volvo rangée au parking proche de la tour de contrôle, Coplan salua ses collègues belge et allemand, arrivés en fin de matinée.
  
  Le quatuor s'installa dans la voiture, le commissaire s'asseyant près de Göransson et Flensburg, à l'arrière, avec Coplan.
  
  - Nous devrons couvrir plus de 250 km, prévint le Suédois. Mettez-vous à l'aise, le chauffage va bientôt rendre la température plus agréable.
  
  Par une autoroute sèche, où la vitesse était limitée à 110, la six cylindres fila en direction de la capitale, vers le sud. Lorsqu'elle eut atteint sa vitesse de croisière, Göransson reprit la parole :
  
  - Comme je l'ai déjà dit à vos amis, Mr Coplan, nous avions renforcé les mesures de sécurité au lendemain de la réunion de Bonn. Cela nous était facile car nous n'avons en ce moment que deux usines qui travaillent pour l'E.S.A. celle de Volvo, qui fabrique les chambres de combustion pour les moteurs Viking de la fusée Ariane, et celle de S.A.A.B. Scania, qui doit réaliser le calculateur de bord.
  
  - Pardonnez-moi de vous interrompre, mais ceci confirme ce que m'a révélé hier, à Paris, un des directeurs de l'Agence Spatiale, ne put s'empêcher de remarquer Coplan. C'est le projet Ariane qui est visé, on en est sûr.
  
  La nouvelle intéressa Janssen et Flensburg, parce que l'objectif des criminels n'avait pas encore été clairement défini.
  
  - Ils en veulent donc à la fusée ? s'étonna le commissaire belge, indigné. Mais c'est ignoble ! C'est le plus beau produit de la coopération européenne qui ait jamais été élaboré !
  
  - La preuve que, en matière de haute technicité, notre continent n'est pas encore relégué au rang de sous-developpé, renchérit Coplan. Mais continuez, Mr Göransson.
  
  - Eh bien, enchaîna le Suédois, outre l'adoption ou le resserrement des dispositifs de surveillance classique, nous avons aussi mis en garde le personnel affecté à ces travaux, en le priant de signaler toute tentative de corruption, toute menace ou pression dont il pourrait être l'objet. Or, il y a trois jours, une femme-ingénieur de chez S.A.A.B. a informé la direction qu'elle trouvait singulières les assiduités d'un étranger, un Irlandais nommé Guthrie.
  
  - Ah ? jeta Coplan. Et qu'avez-vous fait ?
  
  - Jusqu'à présent, strictement rien. Nous avons conseillé à cette dame - elle s'appelle Elvira Fors - de se comporter le plus naturellement possible avec cet individu, de ne pas refuser les rendez-vous qu'il lui demande et, surtout, de retenir les questions qu'il lui pose concernant ses activités à la S.A.A.B. Nous ne voulions rien entreprendre qui puisse inquiéter ce type avant d'avoir prévenu le comité spécial qui va prendre ces affaires en charge.
  
  - Officiellement, il n'est pas encore formé, avoua Flensburg avec son ingénuité coutumière. Enfin... je crois que, de toute façon, Janssens, Coplan et moi-même allons en être l'organe exécutif.
  
  La voiture contournait la capitale, éclairée déjà comme après la tombée du jour, en franchissant cours d'eau et bras de mer. Il était impossible de déterminer si ce pays était composé d'un socle de terre ferme découpé par d'innombrables surfaces aquatiques ou d'une mer sur laquelle se pressaient des multitudes d'îlots.
  
  - La piste semble sérieuse, reprit Göransson. Ce Guthrie, qui prétend être un fan de l'Espace, montre une curiosité suspecte pour les tâches que devra remplir le calculateur. Elvira Fors le tient en haleine en ne lui débitant que des généralités, question de le forcer à abattre son jeu. Seulement, comme d'autres techniciens ont perdu la vie dans des circonstances analogues, nous ne sommes pas très rassurés.
  
  - Oui, il faut immédiatement tisser un filet de protection autour de cette fille, émit Coplan. Si le type s'aperçoit qu'il n'en tire rien par la séduction, il pourrait recourir à des méthodes violentes.
  
  - C'est ce que nous envisagions avant que tu n'arrives, Francis, dévoila Willy Flensburg. Mais il sera difficile de coincer le bonhomme avant qu'il jette le masque. Et après, ce pourrait être trop tard.
  
  Le commissaire Janssens souligna :
  
  - Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons pas rater notre coup. Pour la première fois, nous tenons enfin un de ces gredins dans le collimateur, et il peut nous mettre sur les traces de toute la bande.
  
  - Eh bien, d'ici notre arrivée à Linköping, nous avons le temps d'élaborer une tactique, estima Coplan. Mettons-nous d'emblée au travail.
  
  
  
  
  
  Elvira Fors, une belle et saine Nordique d'environ 35 ans, dînait ce soir-là au Grand Hotell, dans Stora Larsgatan, en compagnie d'un homme sanguin, aux traits burinés et à l'expression sympathique. Plaisant, attentionné, Simon Guthrie avait toujours su s'y prendre avec les femmes, et il entretenait chez elles la croyance que tout Irlandais est imaginatif et un peu fou.
  
  Cependant, il devait admettre que ses progrès, dans la conquête de cette Suédoise à l'esprit observateur et caustique, étaient désespérément lents.
  
  Alors qu'ils en étaient au dessert, Guthrie laissa transpercer son amertume :
  
  - On dirait que vous ne vivez que pour votre métier, Elvira.
  
  - Il est passionnant, affirma-t-elle, souriante. D'ailleurs, vous êtes le premier à le reconnaître, puisque vous vous intéressez à l'espace en amateur.
  
  - Oui, bien entendu, concéda-t-il d'un air maussade. Mais quand la conversation aborde ce sujet, ça ne semble pas vous plaire non plus.
  
  - Parce que, quand je sors, j'aime changer d'atmosphère. N'y a-t-il donc pas moyen de bavarder avec un homme sans qu'il soit question de coucher avec lui ou de célébrer les mérites d'un ordinateur ?
  
  Guthrie fit une grimace amusée.
  
  - Vous êtes dure. Nous avons passé l'âge de nous emballer pour les vedettes du rock ou du disco.
  
  Elvira Fors adopta une expression résignée.
  
  - Alors tant pis. Plutôt que de nous regarder comme des chiens de faïence, expliquez-moi pourquoi vous attachez tant d'importance à ce que je fais chez S.A.A.B.- Scania.
  
  Haussant les sourcils, Guthrie rétorqua :
  
  - Parce que c'est la première fois que je rencontre une personne qui travaille dans cette industrie, tout bonnement. J'ai beau lire des revues de vulgarisation, il y a des tas de problèmes de détail qui ne sont jamais évoqués. Ainsi, par exemple, j'ignorais qu'on plaçait un calculateur électronique dans le nez des fusées. A quoi peut-il servir, puisque la trajectoire est télécommandée du sol ?
  
  - Elle ne l'est pas, sauf en cas d'accident. C'est le calculateur qui, à partir de nombreux éléments, distribue des ordres au fur et à mesure que les étages sont mis à feu. L'attitude et l'orientation de la fusée sont corrigées, à chaque centième de seconde, grâce aux données traitées par ce calculateur. Avec la centrale inertielle, il constitue le cerveau de l'engin.
  
  Tout en parlant, Elvira Fors avait conscience qu'elle resserrait le piège dans lequel son interlocuteur allait tomber. Leur dialogue, retransmis par le collier à pendentif qu'elle portait, était entendu à l'extérieur par des gens de la police. Göransson lui avait conseillé de tendre la perche à Guthrie, de provoquer les questions qui enfonceraient l'Irlandais.
  
  Ce dernier demanda :
  
  - Mais, à partir de quand peut-on intervenir de l'extérieur, si ce cerveau donne des signes de dérangement ?
  
  - Le problème est très complexe, dit la Suédoise en jouant avec une petite cuiller. Les stations de poursuite sont avisées de tout ce qui se passe à bord de la fusée pendant son ascension. Si de graves anomalies de trajectoire sont constatées, elles s'inscrivent sur les tables traçantes du centre de contrôle et l'on peut alors émettre des signaux de télécommande.
  
  - Peut-on inhiber la centrale d'ordres qui se trouve à bord et qui agit en fonction des données du calculateur ?
  
  Elvira Fors dédia à Guthrie une mimique admirative.
  
  - Fichtre ! Pour un amateur, vous en savez, des choses ! plaisanta-t-elle. Moi-même, je ne pourrais pas vous répondre.
  
  - Ou bien, vous ne le voulez pas, rectifia-t-il, déçu. Il consulta sa montre, s'enquit :
  
  - Vous me permettrez de vous reconduire chez vous, au moins ?
  
  - Bien volontiers. Et je vous offrirai même un drink, figurez-vous.
  
  
  
  
  
  - Ils se disposent à s'en aller, annonça Coplan à l'inspecteur suédois qui pilotait la voiture.
  
  Celle-ci était en stationnement à Stora Torget, la grand-place de la ville, non loin de l'hôtel. Le policier, avant de mettre le moteur en marche, établit une liaison radio avec ses collègues de deux autres berlines banalisées qui patrouillaient dans les environs.
  
  Flensburg dans l'une, Janssens dans l'autre, avaient suivi sur des récepteurs appropriés l'entretien d'Elvira Fors et de son cavalier, dont les propos étaient enregistrés en permanence.
  
  Dès lors, les trois Volvo entamèrent une sorte de carrousel, de telle sorte que la sortie de l'hôtel fût toujours dans le champ de vision d'un de leurs conducteurs au moins.
  
  
  
  
  
  Guthrie et sa compagne, chaudement emmitouflés, ne tardèrent pas à apparaître. Ils se dirigèrent vers l'emplacement où l'employée de la S.A.A.B. avait garé sa Volkswagen. A neuf heures du soir, les rues étaient désertes, peu de voitures circulaient encore.
  
  Coplan confia à l'inspecteur :
  
  - Peut-être l'homme va-t-il profiter du tête-à-tête, chez votre compatriote, pour lui offrir de payer certaines informations. Après tout, il ne s'agit pas de secrets militaires, ni même industriels.
  
  - A moins qu'il s'imagine encore qu'il va pouvoir les obtenir à l'oeil, déclara le Scandinave en hochant la tête. Vous savez, les étrangers croient toujours qu'ils peuvent tout espérer d'une Suédoise, le meilleur et le pire.
  
  Le regard du policier et de son passager s'aiguisèrent soudain car ils se rendirent compte qu'il se produisait quelque chose d'insolite.
  
  A une cinquantaine de mètres, deux silhouettes sortant d'une voiture au moment du passage du couple semblaient assaillir ce dernier.
  
  Le réflexe de l'inspecteur fut d'appuyer sur l'accélérateur mais Coplan, tout en se recoiffant du casque d'écoute, lui intima :
  
  - Non ! Ne vous rapprochez pas. J'ai l'impression que Miss Fors est en train de se faire kidnapper.
  
  Interdit, l'autre le regarda.
  
  - Mais... justement ! Il faut la sauver !
  
  - Rien ne brûle. Prévenez les autres et précisez bien qu'ils ne doivent pas contrecarrer l'action de ces bandits. Le tout est de ne pas les perdre de vue.
  
  Elvira Fors s'était débattue sans succès pour échapper à ses adversaires. L'un d'eux, l'empêchant de crier en plaquant une main sur sa bouche, lui avait aussi paralysé le bras droit. L'autre l'attirait violemment vers la portière restée ouverte de leur véhicule tandis que Guthrie allait s'installer au volant. Le micro-émetteur que portait la jeune femme ne retransmettait que des bruits sourds et indistincts.
  
  L'auto des ravisseurs démarrait en souplesse. Le conducteur de la Volvo de Coplan la prit en filature tout en indiquant en suédois à ses collègues la direction qu'elle empruntait, afin qu'une des autres voitures puisse, en temps voulu, relayer la première.
  
  L'inspecteur tendit ensuite à Coplan le combiné du radio-téléphone. C'était Flensburg qui voulait lui dire deux mots.
  
  - Hé, Francis ! Qu'est-ce que tu as dans l'idée ? Pourquoi ne pas leur tomber sur le poil tout de suite ?
  
  - Parce que ce qu'ils vont dégoiser dans les minutes qui viennent promet d'être instructif. Si on les intercepte dès à présent, ils vont prétendre qu'il s'agissait d'une blague.
  
  - Penses-tu que Guthrie était de mèche avec eux ?
  
  - Il n'y a pas le moindre doute là-dessus. C'est lui qui tient le volant. Ça ne t'intéresse donc pas de savoir où ils vont conduire leur prise ? Pour le moment, la fille ne risque rien de plus que quelques bleus. S'ils l'ont enlevée, c'est pour la cuisiner.
  
  - En tout cas, ne tardons pas trop à la délivrer. S'il lui arrivait quelque chose, nous serions dans de beaux draps.
  
  - Okay. Mais elle sait que nous sommes à l'écoute, et elle va jouer le jeu.
  
  Il restitua le récepteur au policier, qui le remit en place et signala :
  
  - Ils vont vers le lac de Roxen. Voyez, ils s'engagent sur le viaduc surplombant l'autoroute. Votre collègue belge, Janssens, doit les attendre de l'autre côté. J'avais prescrit à son chauffeur d'aller se poster par là, attendu que c'est le seul pont permettant de quitter Linköping par l'ouest.
  
  - Parfait, dit Coplan, mais vérifiez quand même.
  
  Ils roulaient à présent dans une banlieue où se succédaient de grandes installations industrielles. Malgré l'heure tardive, plusieurs étaient en pleine activité, ainsi que l'attestaient les fenêtres éclairées et un va-et-vient de poids lourds. Dans cette région, on construisait des avions, du matériel de chemin de fer, des camions et des appareils d'électronique.
  
  Les écouteurs collés à ses oreilles, Coplan perçut enfin des paroles qui étaient prononcées dans la voiture des complices de Guthrie. Elles parvenaient très faiblement, sauf quand c'était la jeune femme qui répondait à ses agresseurs.
  
  - Où voulez-vous en venir ? haletait Elvira, furieuse. Une rançon, n'y comptez pas !
  
  La voix d'un des individus, probablement penché sur elle, résonna distinctement :
  
  - Une rançon ? Pour quoi faire ? Non, ma belle. On va tâcher de s'entendre. Si on n'y arrive pas, on deviendra plus méchants. On te sautera pour commencer, puis on te questionnera, et si tu ne réponds pas gentiment, ça finira très mal.
  
  Bruits confus, comme si la prisonnière se débattait.
  
  - Simon, vous êtes le dernier des salauds ! s'écria-t-elle encore, d'une voix outrée. Dire que j'ai failli marcher.
  
  - Tu as mis trop de temps, répliqua son voisin. On n'allait pas attendre jusqu'à la saint Glin-glin que ton état d'âme te rende plus malléable. Maintenant, tout va être réglé en moins de 12 heures, je te le garantis.
  
  L'inspecteur toucha du coude le bras de Coplan pour attirer son attention.
  
  - La première voiture vient d'annoncer que les kidnappeurs ont emprunté une voie secondaire longeant le bord du lac. Il serait bon que je la rattrape.
  
  - Okay, allez-y.
  
  A présent, la nuit tombait vraiment. Un œil non averti aurait eu du mal à discerner un plan d'eau : il avait neigé sur la couche de glace qui le recouvrait, si bien qu'il se confondait avec la campagne environnante. Mais on pouvait en deviner le contour grâce aux maisons, chalets et bungalows qui s'érigeaient sur ses rives.
  
  Quelques minutes plus tard, un nouveau message fut diffusé par la voiture de Janssens : les bandits semblaient être arrivés à destination, leur véhicule avait stoppé près d'un des chalets.
  
  Dès lors, les trois agents européens se concertèrent par radio. Flensburg était partisan d'une attaque éclair, immédiate. Coplan jugeait qu'on pouvait encore la différer, Guthrie et ses acolytes n'ayant toujours pas exprimé vraiment leurs intentions. Cet enlèvement pouvait révéler ce qui s'était passé en d'autres endroits. Si l'on arrêtait prématurément ces individus, et s'ils gardaient le silence, on ne serait pas très avancé.
  
  Le commissaire Janssens, enclin à partager cette opinion, proposa d'attendre une heure avant de déclencher l'assaut, la vie de la Suédoise ne paraissant pas en danger à bref délai. Ce fut cette proposition qui l'emporta, d'autant plus qu'elle était approuvée sans réserve par les inspecteurs.
  
  Alors, les berlines de la police firent mouvement de manière à encercler, dans un rayon d'une centaine de mètres, le chalet dans lequel les ravisseurs et leur captive avaient pénétré. L'audition des phrases échangées par eux s'était grandement améliorée depuis qu'ils avaient quitté leur voiture.
  
  - Un petit Scotch pour te réchauffer, chérie ? Ou un akvavit, peut-être ? articula Guthrie sur un ton goguenard. Tu vois, le drink que tu m'avais offert, ce sera pour un autre jour.
  
  Puis, à ses complices :
  
  - Ne la ligotez pas encore. Elle n'est pas bête, cette fille. Elle comprendra vite où est son intérêt. Encadrez-la sur le canapé et cessez de la peloter, qu'on parle sérieusement.
  
  Silence, à peine troublé par le souffle rapide et les battements de coeur d'Elvira.
  
  Simon Guthrie reprit :
  
  - Voilà... Il s'agit d'une offre de coopération. On ne va pas te demander de trahir ta firme, mais simplement de fournir des explications sur le fonctionnement de la case à équipement de la fusée. Puisque S.A.A.B. fabrique le calculateur, tu dois savoir pas mal de choses là-dessus, quoi que tu en dises. On est prêts à te payer 10 000 dollars pour ces renseignements. Ensuite, tu ne nous verras plus jamais. Ça vaut la peine d'y réfléchir, non ?
  
  Au bout d'un temps, Elvira Fors répondit :
  
  - Vous êtes idiot, mon pauvre Simon. D'abord, je pourrais vous raconter ce que je veux, vous n'y verriez que du feu. Ensuite, après avoir empoché vos dollars, je ne vois pas ce qui m'empêcherait de mettre quand même la police à vos trousses.
  
  Un rire aigre retentit puis :
  
  - Ne vous l'avais-je pas dit, qu'elle n'était pas conne ? (Sur un autre ton) Erreur, ma jolie. Primo, nous possédons déjà quelques tuyaux qui nous ont été donnés par un type qui travaillait chez M.A.T.R.A., et d'autres provenant de la Bauern-Elektronik. Ce que tu nous diras servira de recoupement, tu comprends ? Donc pas question de nous jeter de la poudre aux yeux, on n'est pas cons non plus. Quant à nous dénoncer après, je ne te le conseille pas. Nous avons des copains, des spécialistes, qui auraient tôt fait de te liquider, mets-toi ça dans la tête. Alors, tu acceptes, oui ou non ?
  
  Elvira Fors garda bouche cousue. Elle commençait à s'inquiéter, l'inaction prolongée de la police finissant par devenir inexplicable. Göransson lui avait pourtant formellement promis qu'on veillerait sur sa sécurité.
  
  Guthrie, se méprenant sur les raisons du mutisme de la jeune femme, revint à la charge :
  
  - Si tu refuses, tu nous obligeras à te les faire cracher pour rien, ces renseignements. On n'est pas des violents, mais on met le paquet pour obtenir ce qu'on veut. Avec toi, ça promet d'être agréable. Et plus économique, après tout. Tu te décides ?
  
  
  
  
  
  A l'extérieur, la conversation radiotéléphonique entre les trois voitures se renoua.
  
  - C'est cuit, dit Coplan. Ils ont lâché l'essentiel. Maintenant nous pouvons les coffrer, les inculper d'une bonne dizaine de chefs d'accusation. Mais il faudra procéder brutalement, de manière qu'ils n'aient pas le temps de songer à prendre la fille en otage.
  
  - D'accord, Francis, opina Flensburg. Ce ne sera peut-être pas très légal, mais tant pis. Les agents de Göransson sont d'accord, je crois.
  
  Les inspecteurs suédois se mirent alors à parler entre eux. En définitive, ils portaient aussi une part de responsabilité dans la conduite de l'opération.
  
  Peu après, les six hommes quittèrent leurs véhicules afin de converger vers le chalet. Tous étaient armés d'automatiques Lahti, calibre 9 mm Lüger, à huit coups, fabriqués en Suède.
  
  Tout en progressant en terrain découvert, le Français, l'Allemand et le Belge continuaient à recevoir ce qui se disait à l'intérieur de la demeure. Elvira Fors, paraissant céder aux exigences de Guthrie, se déclarait disposée à répondre à toutes ses questions. C'était, évidemment, ce qu'elle avait de mieux à faire.
  
  Le chalet comportait deux issues : l'une du côté de la route, l'autre vers le lac, par un garage qui devait abriter une embarcation. Les fenêtres étaient obturées par des panneaux de bois amovibles.
  
  Un des inspecteurs, contournant l'édifice, alla du côté du lac ; avec la crosse de son pistolet, il frappa trois coups sur le volet, sans hâte.
  
  Dans le chalet, le silence se fit brusquement, puis une voix maugréa :
  
  - Qu'est-ce que c'est que ça ?
  
  - Ça vient du garage, supputa Guthrie. On dirait que quelqu'un voudrait entrer.
  
  - Par là ? fit l'autre, incrédule.
  
  Trois nouveaux coups ébranlèrent le volet.
  
  - Vas-y voir, Olafson, conseilla Guthrie. Toi, au moins, tu parles la langue du pays. Ça ne sert à rien de faire le mort, on doit voir qu'il y a de la lumière.
  
  Castillo se précipita subitement sur Elvira Fors et lui comprima la bouche en grinçant :
  
  - Toi, ne t'avise pas de crier ou je te tords le cou.
  
  - Si c'est un type qui a besoin d'aide, qu'est-ce que je lui raconte ? grommela Olafson.
  
  - Fais-le entrer et assomme-le. On s'en débarrassera par la suite.
  
  A contrecœur, Olafson marcha vers le couloir où il y avait une porte communiquant avec le garage du bateau. A l'instant où il l'ouvrit, des chocs plus insistants retentirent encore.
  
  Coplan et Flensburg échangèrent un coup d’œil. C'était le moment. Le pistolet de l'Allemand tonna trois fois, très vite, fracassant la serrure de la porte d'entrée. Coplan s'élança, une épaule en avant, contre le panneau. Ce coup de bélier enfonça le battant et Flensburg se rua à l'intérieur sur les talons de Francis qui gueula :
  
  - Les mains en l'air, tous !
  
  Dans le même temps, des coups de feu éclatèrent du côté de la rive du lac.
  
  
  
  
  
  VIII
  
  
  
  LA PISTE D'OLAFSON
  
  
  
  
  
  Médusé, Castillo lâcha instantanément Elvira Fors et, par réflexe, voulut dégainer le pistolet qu'il portait sous son veston. Sa main s'enfonçait sous son revers lorsqu'une balle lui brisa le poignet, car le réflexe de Flensburg n'avait pas été moins rapide que le sien.
  
  Coplan, les yeux rivés sur l'Irlandais, cria :
  
  - Miss Fors, couchez-vous !
  
  Guthrie, qui tenait une bouteille de Scotch dans la main, fit mine de lever les bras mais en profita pour balancer la bouteille vers le lampadaire qui éclairait la pièce. La lumière bascula, attirant les regards des assaillants. Avec une rapidité inouïe, Guthrie ramassa l'arme qu'il avait déposée en entrant sur l'accoudoir de son fauteuil, tira au jugé dans la direction de Coplan. Ce dernier fit un brusque écart tout en ripostant. Hébété, les yeux exorbités, l'Irlandais abaissa son pistolet, essaya de rassembler ses forces pour le braquer à nouveau et presser la détente, mais il s'écroula soudain, d'un bloc, devant le fauteuil.
  
  Bien qu'il se fût renversé, le lampadaire ne s'était pas éteint.
  
  De la fumée et une piquante odeur de poudre se répandaient dans la salle de séjour, où un silence total avait remplacé le fracas des détonations.
  
  Elvira Fors, recroquevillée par terre, osa enfin relever la tête et regarder les inconnus qui venaient de donner l'assaut, et auxquels venaient se joindre d'autres hommes armés.
  
  - C'est fini, Miss Fors, lui dit Coplan. Ces bandits sont hors d'état de nuire.
  
  Ils l'étaient plus qu'il ne le supposait.
  
  Le projectile de Flensburg n'avait pas seulement pulvérisé les os du poignet de Castillo. Il avait poursuivi sa course et s'était logé dans son cœur en passant entre deux côtes. Le gredin avait été littéralement foudroyé. Quant à Guthrie, la carotide déchiquetée et le cou transpercé, il s'étouffait par son propre sang, noyé, asphyxié, incapable déjà de vomir.
  
  Deux des inspecteurs suédois s'empressaient autour de leur compatriote, l'aidaient à se relever. Dehors, un moteur se mettait à vrombir.
  
  Janssens, entré le dernier, fronça les sourcils. Coplan et Flensburg, décontenancés par l'état de leurs victimes, pensèrent également au troisième membre de l'équipe. Leur sang ne fit qu'un tour et ils s'élancèrent hors de la pièce, atterrés.
  
  Roulant sans lumière, la voiture s'enfonçait déjà dans l'obscurité. Flensburg tira vers elle à deux reprises, plus par colère que dans l'espoir de l'atteindre. Les Volvos étaient stationnées à plus de cent mètres du chalet. Le fugitif serait loin avant que l'une d'elles puisse entamer la poursuite.
  
  - Il a dû abattre le Suédois, pronostiqua sombrement Coplan. Allons voir.
  
  Ils coururent vers l'autre côté de la bâtisse, aperçurent effectivement un corps allongé dans la neige. Plutôt que de l'examiner dans cette pénombre, ils se dépêchèrent de le transporter à l'intérieur du chalet pendant qu'un des autres inspecteurs, s'avisant de ce qui s'était passé, questionnait fébrilement Elvira Fors.
  
  - Comment s'appelle l'homme qui est allé derrière ? Quel est son signalement ?
  
  - Guthrie l'a appelé Olafson... Je crois qu'il est suédois... ou norvégien. Une taille d'un mètre quatre-vingts au moins, longs cheveux châtain clair, une quarantaine d'années, un visage rectangulaire allongé, glabre, au nez fort...
  
  L'inspecteur, après un coup d’œil navré à son collègue blessé, décrocha le téléphone mais s'aperçut que la ligne était coupée. Il prévint alors l'autre policier qu'il allait courir à la voiture pour entrer en liaison avec le commissariat central et réclamer l'arrestation du meurtrier de leur camarade.
  
  Une certaine confusion régna pendant plusieurs minutes, personne ne sachant trop par où commencer : fouiller Guthrie et son acolyte, évacuer les corps vers un hôpital, perquisitionner le chalet ou interroger Elvira Fors.
  
  Cette dernière semblait dépassée par les événements ; la fusillade, survenant au terme d'une longue tension nerveuse, l'avait commotionnée.
  
  L'inspecteur qui était allé alerter le commissariat revint à bord d'une des Volvos ; alors les choses prirent un cours plus méthodique.
  
  A la sortie, le bilan de l'opération ne se révéla pas très positif. Le kidnapping avait bouleversé les prévisions initiales des enquêteurs, le coup de filet soigneusement préparé ayant été, d'une façon abrupte, devancé par cette tuerie.
  
  Le seul espoir, c'était de remettre promptement la main sur Olafson, car le chalet ne contenait ni papiers ni autres indices révélant à quelle organisation appartenaient Guthrie et Castillo. Et ceux-ci ne pouvaient plus parler.
  
  Göransson arriva sur place une heure après l'attaque. Ce fut lui qui recueillit les déclarations de l'ingénieur de chez S.A.A.B.
  
  Ayant bu un verre d'alcool et fumé une cigarette, Elvira Fors était plus calme.
  
  - Au travers de toutes les questions que m'a posées l'Irlandais, depuis que j'ai fait sa connaissance, je crois avoir discerné une ligne directrice, dit-elle pensivement. Ces gens-là ne cherchent pas à saboter grossièrement la fusée par des attentats spectaculaires. Ils essaient plutôt de localiser un point vital dans son appareillage électronique. Et j'ai l'impression qu'ils ont déjà rassemblé de nombreux renseignements à cet égard.
  
  - Guthrie vous a-t-il paru être compétent dans ce domaine ? s'enquit Coplan.
  
  - Beaucoup plus qu'il ne le prétendait. Mais la case à équipement de la fusée contient tant d'éléments de pilotage, d'information, de systèmes émetteurs et récepteurs, les uns réagissant sur les autres, que seul un spécialiste hautement qualifié pourrait s'y retrouver.
  
  - Ils en ont cuisiné, puis supprimé, au moins deux, rappela Flensburg. Lipsius, de la BauernElektronik, et Machelin, de chez M.A.T.R.A.
  
  Janssens ajouta, l'index levé :
  
  - Et encore Vanderbeek, de la firme E.T.C.A., laquelle doit fournir la centrale d'ordres logée dans la case, sans compter les appareils des bancs de contrôle, au sol.
  
  Un long silence plana. Le groupe dont Guthrie, Castillo et Olafson faisaient partie n'était pas composé de vulgaires terroristes friands de dynamite. Il méditait une action extrêmement élaborée, d'autant plus dangereuse qu'elle risquait de porter sur des dispositifs très petits, au fonctionnement délicat, comportant des milliers de transistors et de circuits intégrés.
  
  Une révolution dans l'art du sabotage, en quelque sorte.
  
  Coplan dit à la jeune femme :
  
  - Il est heureux que vous ayez prévenu votre direction à temps. Que vous ayez ou non accepté leurs propositions, ils vous auraient finalement liquidée aussi. Leur préoccupation dominante est de ne pas laisser découvrir ce qu'ils savent déjà, et d'embrouiller les pistes.
  
  - Oui, conclut Flensburg avec un soupir, si l'on ne rattrape pas Olafson, nous serons gros-jean comme devant.
  
  - Crénom ! s'exclama Janssens. Il ne faut surtout pas le rattraper ! Vous l'avez vu : même perdus, ces types ne se rendent pas. Notre seule chance, à présent, est qu'il nous conduise au cerveau de l'organisation.
  
  - D'accord, fit Göransson. Je vais donner des instructions dans ce sens.
  
  
  
  
  
  Depuis qu'il avait tiré sur un flic, Olafson ne se faisait pas d'illusions : il allait avoir toute la police du royaume à ses trousses dans un temps record. Mais il n'était pas de ceux qui jettent le manche après la cognée, et il n'avait rien oublié de sa formation de para commando appelé à se déplacer en territoire ennemi.
  
  Ce dont il devait se méfier, c'était de la route : des barrages de contrôle seraient mis en place dans moins d'une heure. Les caractéristiques de son véhicule étaient connues et cette garce de putain de salope d'Elvira - qui avait pourtant de bien beaux nichons - avait dû communiquer son signalement aux poulets.
  
  Crispé, il rallia à toute allure le centre de Linköping au lieu d'emprunter l'autoroute vers Jönköping comme il avait été tenté de le faire. L'essentiel, il le possédait, même s'il n'était qu'en veston et tête nue par ce froid de canard : de l'argent, un faux passeport au nom d'Ekelund et un Walther P 38.
  
  Il abandonna la voiture sur le parvis de la cathédrale puis, rasant les façades, il se dirigea vers la gare. Dès qu'il fut parvenu dans le hall, il entreprit de consulter les horaires.
  
  Le premier train qui s'arrêterait dans la gare allait vers Stockholm. La capitale pouvait constituer une bonne plaque tournante pour s'évader du pays, mais c'était aussi l'endroit où la vigilance des flics serait la plus grande. Mieux valait attendre une demi-heure de plus et partir en sens inverse, vers Nässjö, où personne n'imaginerait qu'il irait se fourrer.
  
  Il prit un paquet de cigarettes à un débiteur automatique, se rendit au buffet où il commanda un sandwich au hareng, une bière et un Akvavit.
  
  Il n'en était pas encore revenu, de ce qui s'était produit au chalet. Pas de doute, cette garce de fille avait dû doubler Guthrie depuis le début. Qu'était-il advenu de l'Irlandais et de Castillo ?
  
  Capturés vivants ou tués ? L'échange de balles qui avait crépité à l'intérieur laissait supposer qu'il y avait eu de la casse. Ces deux mecs-là n'étaient pas du genre à tomber à genoux devant des représentants de l'ordre, où que ce soit.
  
  Il était près de onze heures du soir. Deux ou trois voyageurs pour Stockholm sortirent du buffet, vers le quai. Olafson prit le journal que l'un d'eux avait oublié, fit mine de le lire pour, en réalité, s'abriter derrière lui.
  
  Fuir de la Scandinavie était évidemment l'objectif majeur, mais cela n'empêchait pas que Mario Rascaux devait être informé d'urgence du désastre de Linköping. A quel hôtel était-il encore descendu, à Las Palmas ? Le Santa Maria ? Non, Santa Catalina !
  
  A onze heures vingt, Olafson alla prendre son billet au distributeur automatique, non sans jeter de part et d'autre des regards méfiants. A présent, à la police, ça devait bourdonner comme dans une ruche renversée par un coup de pied.
  
  Il n'y avait pas grand monde pour le train Nässjö-Hässlehom-Malmö. Olafson monta dans l'une des voitures aux fauteuils de velours disposés comme dans les avions, et le convoi repartit silencieusement.
  
  120 km jusqu'à la ville de destination, avec trois arrêts intermédiaires. Environ deux heures de trajet.
  
  
  
  
  
  Considérant qu'une trop grande hâte pouvait causer sa perte, Olafson s'inscrivit dans un petit hôtel de Nässjô sous le nom d'Ekelund et y dormit tranquillement jusqu'à neuf heures du matin.
  
  Puis il acheta un duffel-coat, une casquette de marinier et des objets de toilette qu'il répartit dans ses poches, prit ensuite un car d'une ligne régulière pour atteindre Jinköping, où il déjeuna. Grâce au ciel, sa taille et son physique étaient très communs en Suède, et il n'avait aucun signe particulier permettant de l'identifier avec certitude.
  
  En train de nouveau, il couvrit les 160 km qui le séparaient de Göteborg, le grand port sur la Baltique. Arrivé le soir, il calcula ses chances de sortir de Suède sans se faire épingler. Il y avait plusieurs formules : un ferry-boat le transporterait en trois heures et demie à Frederikshavn, au Danemark, ou, en un temps plus long, à Copenhague. Par la voie des airs, il était aussi possible de gagner la capitale danoise : il y avait plusieurs vols par jour et le trajet durait moins de trois quarts d'heure. Restait aussi la possibilité d'embarquer comme passager à bord d'un paquebot en partance pour le sud de l'Europe ou l'Afrique.
  
  Mais avant d'étudier la solution qui semblait comporter le moins de risques, Olafson se rendit le lendemain matin dans un bureau des Postes et Télécommunications où, d'une cabine, il put appeler directement l'hôtel Santa Catalina, aux Canaries.
  
  Il obtint Rascaux sans difficulté, celui-ci étant encore au lit.
  
  - Le grand merdier, annonça laconiquement le Scandinave. Je vais tâcher de vous rejoindre mais ce n'est pas garanti. Il y a eu un pépin. Nous sommes tombés dans un traquenard, et je crains que vous ne revoyiez pas de sitôt mes deux copains.
  
  En un clin d’œil, Rascaux évalua la situation, ses conséquences possibles. Maîtrisant sa colère, il prononça d'un ton neutre :
  
  - Si tu le peux, rapplique le plus vite possible à Las Palmas et contacte Hugo Bartz, dès ton arrivée, à l'hôtel Parque. Il te procurera une planque.
  
  - D'accord, chef. Il est bon que vous le sachiez : la fille devait être en cheville avec les flics. Si d'autres gars doivent entreprendre une opération ailleurs, qu'ils fassent gaffe. Ça commence à sentir le roussi.
  
  - Merci de m'avoir prévenu. Ciao !
  
  Encore retourné par cette communication, Rascaux resta méditatif après avoir raccroché.
  
  - C'était quoi ? demanda Carine, somnolente, en ramenant le drap sur son épaule.
  
  - Des emmerdements, maugréa-t-il. Nous allons devoir partir à Miami plus tôt que prévu, sans attendre les amis qui devaient nous accompagner en croisière.
  
  Puis, tout en sortant du lit :
  
  - Allez hop ! Debout ! Occupe-toi de préparer les bagages. Moi, je vais avoir des tas de choses à faire ce matin.
  
  
  
  
  
  A ce même moment se tenait à Paris une conférence à laquelle avait été convié le chef du Département Ariane, de l'E.S.A. C'était un Belge nommé Maertens, un colosse bien en chair doté d'une bonne bedaine, aux traits malicieux, aux cheveux coiffés en brosse.
  
  Coplan avait tapé à son intention un résumé de toute l'affaire citant les noms des spécialistes qui avaient été éliminés, ainsi que leurs attributions au sein de la société qui les employait. Il avait aussi mentionné les déclarations faites par Elvira Fors lorsqu'elle avait été délivrée.
  
  Flensburg et Janssens étaient là, prêts à répondre aux questions complémentaires que l'homme de l'Agence Européenne pourrait poser après la lecture de ce document.
  
  Quand Maertens eut lu le rapport, sa physionomie joufflue avait perdu son amabilité habituelle. Elle reflétait un mélange de consternation et d'animosité.
  
  - J'ai vu, déclara-t-il en promenant les yeux sur ses trois interlocuteurs. En quoi puis-je vous être utile ?
  
  Coplan le lui expliqua :
  
  - Seul un technicien de haut rang, ayant une vue d'ensemble du programme Ariane, pourrait tirer quelques déductions de ce puzzle, et c'est pourquoi nous nous sommes adressés à vous. Cette histoire sort complètement des normes des problèmes que nous sommes habitués à traiter. Une seule chose est claire : on veut empêcher que la fusée devienne opérationnelle dans les temps voulus. Mais par quel moyen ? En introduisant une pièce défectueuse dans son équipement électronique ? En modifiant les réactions d'un organe aux impulsions qu'il reçoit ? Ou en paralysant plus ou moins son système de pilotage ?
  
  Maertens poussa un énorme soupir en se passant la main sur la tête.
  
  - J'étais en train de me les poser à moi-même, toutes ces questions, avoua-t-il. Des gens comme Lipsius, Machelin et Vanderbeek ont pu livrer les informations souhaitables à ces bandits, mais l'ont-ils fait ? On n'en sait rien. En revanche, je vois que des spécialistes d'autres domaines, (les réservoirs d'ergols, les moteurs, et même la coiffe qui protège le satellite pendant la traversée de l'atmosphère) ont aussi été assassinés. Alors, qu'est-ce que tout cela signifie ?
  
  Flensburg indiqua :
  
  - Nous pensons que certains de ces meurtres n'ont eu pour but que de nous égarer, précisément. Le véritable objectif de ces salopards, c'est l'électronique. Avez-vous une idée, par exemple, de ce qui a poussé Guthrie à demander à la Suédoise si l'on pouvait inhiber la centrale d'ordres ?
  
  - Ça oui, fit Maertens. Cela veut dire qu'il voulait savoir si, du sol, on peut l'empêcher d'agir, et donc perturber le déroulement normal de l'ascension de la fusée.
  
  - Et la réponse est ?
  
  - Non.
  
  Après une pause, le chef du Département Ariane expliqua :
  
  - Cette centrale d'ordres commande notamment la séparation des étages et la mise à feu successive de leurs moteurs. Ils cherchent certainement un procédé pour qu'Ariane ne parvienne pas à placer sa charge utile sur orbite.
  
  Coplan intervint :
  
  - Pratiquement, où en est-on ? Le calendrier est-il respecté ?
  
  Maertens le regarda, avec une lueur de fierté dans les prunelles.
  
  - Oui, jusqu'à présent, il l'est. Le montage du prototype sur son pas de tir est terminé. Et c'est bien ce qui me trouble : tout se passe exactement comme si rien ne devait entraver le premier essai. Les tests auxquels on se livre là-bas ne révèlent aucune malfaçon.
  
  - Quand doit avoir lieu le premier tir de qualification ?
  
  - Dans un mois, environ. J'aime autant vous dire que tout le monde est sur la brêche. Ces jours-ci, les Allemands auraient négocié avec la Chine un contrat portant sur dix satellites de télévision directe qui seraient placés sur orbite géostationnaire par Ariane. Cela représente 20 milliards de francs lourds pour l'industrie européenne (Authentique. L'accord a été signé à Pékin le 15 février 1979 et les satellites devraient être lancés à partir de 1983).
  
  Coplan secoua la tête et marmonna :
  
  - Voilà au moins une solution aux problèmes de l'emploi : le développement et la qualité de nos réalisations de pointe.
  
  Maertens le contempla, les poings sur les hanches.
  
  - Si une maffia quelconque devait anéantir les espoirs que l'Europe a fondés sur Ariane, ce serait un coup fatal, non seulement pour la Guyane dont l'avenir dépend en partie de la vitalité du centre spatial de Kourou, mais aussi pour la France et pour notre continent. Il faut, vous m'entendez, il faut que vous nous débarrassiez de cette menace. Songez que vous livrez, sur le plan économique, une bataille aussi déterminante que l'a été le débarquement de Normandie en 44.
  
  Coplan articula :
  
  - Nous en sommes bien convaincus, mais nous aimerions savoir où elle aura lieu, cette bataille. Dans une usine d'Europe, dans la tour de lancement à Kourou, ou quelque part ailleurs ?
  
  Le délégué de l'E.S.A., affichant une mine découragée, ne put que répondre :
  
  - Rien, dans ce que vous m'avez soumis, ne permet de le déterminer. Vous devrez être partout à la fois et rester à l'affût du moindre indice. En fin de compte, nos adversaires sont des malfaiteurs comme les autres. Ils finiront par commettre une erreur. A Linköping, vous avez bien failli les prendre la main dans le sac.
  
  Coplan et Flensburg approuvèrent sans mot dire.
  
  
  
  
  
  Après cette entrevue, Coplan emmena ses collègues chez le Vieux afin d'exposer à ce dernier l'opinion de l'homme de l'Agence et de solliciter des directives.
  
  Le patron du S.D.E.C., tout en bourrant sa pipe, exprima le fond de sa pensée :
  
  - Si un procédé de sabotage quelconque avait dû être mis en œuvre dans une des usines où se construisent les éléments d'Ariane, il l'aurait été avant que le prototype soit assemblé à Kourou. Et je suis persuadé qu'on l'aurait détecté, compte tenu des minutieuses vérifications auxquelles procèdent les ingénieurs avant la livraison. Par conséquent, il est plutôt à craindre que l'organisation adverse se propose de détraquer l'engin quand il sera terminé, prêt au lancement. Il conviendrait donc de s'assurer qu'elle n'a pas infiltré des complices dans le centre spatial guyanais.
  
  Flensburg objecta :
  
  - Ceci n'est pas de notre ressort. Nous ne pouvons pas laisser tomber la surveillance de ces sociétés, ni interrompre les recherches en cours. A Linköping, cela aurait pu être payant. Ce le sera peut-être ailleurs demain.
  
  - Vous avez parfaitement raison, monsieur Flensburg, opina le Vieux, entouré d'un nuage de fumée. C'est pourquoi il faut désormais répartir les tâches. Des complications administratives retardent toujours la création de ce fameux directoire supra-national. Les Anglais insistent maintenant pour en faire partie. Eh bien, ils n'auront qu'à détacher un de leurs agents pour l'Europe, et moi je vais confier la Guyane à Coplan.
  
  L'intéressé parut surpris.
  
  - Moi, en Guyane ? marmonna-t-il. Je veux bien. Mais je suppose que, sur place, il existe un service de sécurité parfaitement qualifié ?
  
  Le Vieux ricana :
  
  - Il y a là-bas, en tout et pour tout, sept hommes qui appartiennent à un organisme privé. Je me suis renseigné. Ceci concerne l'intérieur de la base. A l'extérieur, il y a la gendarmerie et un détachement de la Légion Étrangère, plus un petit effectif des Renseignements Généraux. Tout cela ne me paraît guère adapté au problème qui nous occupe.
  
  Le téléphone sonna, et le Vieux décrocha sans quitter des yeux ses trois visiteurs. Ses sourcils se haussèrent, son regard devint nébuleux.
  
  - Ah ? Très bien, je vais leur en faire part, répondit-il à son correspondant. Merci, Morin. Il raccrocha.
  
  - Le nommé Olafson a été repéré ce matin à Göteborg, signala-t-il. A l'aéroport, il s'est glissé dans la foule et a pris un billet simple pour Copenhague, au Danemark. On lui a laissé le champ libre, naturellement. Nous serons tenus au courant de ce qu'il fera ensuite.
  
  - Bon dieu ! s'exclama Coplan. Vous n'allez quand même pas m'envoyer à Cayenne avant qu'on sache où ce lascar va se rendre ?
  
  - Si, confirma son chef, impassible. Où qu'il aille, ça ne changera rien au fait que la partie décisive doit se jouer en Guyane.
  
  
  
  
  
  IX
  
  
  
  LES SECRETS DE KOUROU
  
  
  
  
  
  A peine descendu d'avion et après avoir franchi sans encombre le contrôle de police, Olafson gagna une cabine de l'aérogare pour appeler Hugo Bartz à l'hôtel Parque. Il l'obtint tout de suite sans se douter que, depuis trois jours, Bartz attendait jour et nuit dans sa chambre ce coup de fil du fugitif.
  
  - Content d'avoir de tes nouvelles, dit l'Allemand. Tu t'en es bien sorti. Voici ce que tu vas faire : prends un taxi, dis au chauffeur d'aller jusqu'à Telde et, de là, rejoindre le village de San Mateo pour filer ensuite vers Cruz de Tejeda. Tu notes ?
  
  - Une seconde, fit Olafson en coinçant le récepteur contre son oreille. Répète. Bartz cita les points de repère, reprit :
  
  - Il y a un Parador à Cruz de Tejeda, un très bon restaurant dans un vieux château. Nous y déjeunerons. Mais, auparavant, tu demanderas au chauffeur de s'arrêter au parking ménagé le long de la route, dans la montagne, avant San Mateo, pour que tu puisses admirer le paysage. C'est classique, tous les touristes le font. Tu y resteras trois ou quatre minutes, et puis tu repartiras.
  
  - Mais... pourquoi ?
  
  - Parce que Rascaux craint qu'on te file le train, et que je dois m'en assurer. Deux précautions valent mieux qu'une.
  
  - D'accord, convint Olafson. Et si par hasard tu détectais quelque chose ?
  
  - Je m'arrangerai pour casser la filature.
  
  - Okay. Rendez-vous à quelle heure, à ce Parador ?
  
  - A une heure et demie. Et n'aie surtout pas l'air de craindre d'être suivi.
  
  Tous deux raccrochèrent. Alors Bartz ramassa son paquet de cigarettes, son briquet et ses clés de voiture, se leva, alla saisir la poignée d'un lourd étui à guitare posé contre la cloison.
  
  Deux minutes plus tard, sa voiture démarra. A bonne allure, elle emprunta la route de Santa Brigida, traversa cette jolie localité fleurie nichée sur une hauteur, poursuivit jusqu'à San Mateo et, à partir de là, accomplit en sens inverse le trajet qu'il avait indiqué à Olafson.
  
  Lorsqu'il eut dépassé l'aire de parking d'où l'on jouissait d'une vue panoramique sur un vaste paysage montagneux, stérile et chaotique, il stoppa contre une paroi rocheuse peu avant un virage en épingle à cheveux. Il retira la clé de contact, plaça sur la route le triangle de signalisation annonçant un véhicule en panne. Puis, muni de son étui, il entreprit d'escalader des éboulis.
  
  Au prix d'efforts qui le mirent en sueur, il parvint à une sorte de plate-forme naturelle qu'il avait repérée l'avant-veille. Elle donnait vue à la fois sur le parking et sur l'autre portion de route aboutissant au virage.
  
  Bartz ouvrit l'étui, en retira les éléments d'un fusil américain M 21. L'arme, destinée aux tireurs d'élite, était équipée d'une lunette de visée, d'un trépied léger et d'un long tube de silencieux à fixer sur le canon. Elle fut mise en batterie en quelques secondes sans que Bartz cessât d'observer les lacis de la route venant de Telde.
  
  Il ne dut pas attendre longtemps. Un taxi gravissait la pente raide, disparaissait parfois au gré des virages, surgissait à nouveau comme un gros insecte rampant sur un ruban étroit.
  
  Bartz, accroupi, ne s'intéressa plus à son ascension : il guetta le lointain, à l'affût d'une autre voiture qui aurait pu, à distance prudente, suivre la trace d'Olafson. Et soudain les mâchoires de l'Allemand se serrèrent car les prévisions de Rascaux semblaient se vérifier.
  
  A une vitesse un peu trop calquée sur celle du taxi, une berline décrivait les mêmes méandres avec un retard de deux ou trois cents mètres.
  
  Bartz revint se poster près de son fusil. Le taxi atteignait le parking, s'y arrêtait. Olafson en descendit, s'emplit les yeux du spectacle de ce monde antédiluvien qu'éclairait un soleil ardent. Le chauffeur mit aussi pied à terre, alluma une cigarette.
  
  L'autre voiture avait nettement ralenti. Ceux qui l'occupaient devaient avoir envisagé la possibilité d'un arrêt du marin scandinave qu'ils surveillaient.
  
  Une expression sarcastique et cruelle se peignit sur les traits de Bartz. Il cala la crosse du M 21 contre son épaule, appliqua son œil droit à l'oculaire de la lunette, posa légèrement son index sur la détente.
  
  Il y eut un « vlop » emporté par le vent. Le cerveau perforé par la balle, Olafson vacilla, trébucha en avant, s'écroula.
  
  - Désolé, vieux, marmonna Bartz entre ses dents avant de démonter son fusil.
  
  Il dévala le flanc de la montagne du côté où il avait laissé sa voiture, alors que l'autre véhicule abordait avec circonspection le virage conduisant au parking.
  
  Trois minutes plus tard, Bartz fonçait en direction de Telde.
  
  
  
  
  
  Accueilli à sa descente d'avion à Cayenne-Rochambeau par un commandant en civil du groupement départemental de la Gendarmerie, Françis Coplan prit immédiatement la route de Kourou à bord d'une voiture de tourisme.
  
  La transition était brutale : après le froid qui régnait en métropole, cette température d'au moins trente degrés était une fournaise.
  
  Coplan avait, comme tout le monde, au sujet de la Guyane, un certain nombre d'idées préconçues, presque toutes défavorables. Relents sinistres du bagne et de son romantisme sordide, fièvres tropicales, serpents venimeux et araignées géantes, tout concourait à donner de ce pays une image peu avenante.
  
  L'officier, qui s'appelait Morantini, était vêtu d'un tee-shirt et d'un pantalon de toile. Il affichait une mine resplendissante et s'exprimait avec un glorieux accent du midi. Tout en pilotant sa voiture, il demanda si Coplan venait pour la première fois dans ce département d'outremer.
  
  - Oui, avoua Francis. La vie ne doit pas être très animée ici, non ?
  
  - 30 000 habitants à Cayenne et les 25 000 autres répartis sur un territoire à peu près égal au quart de la France. Mais vous verrez, c'est plutôt un avantage qu'un inconvénient. La place ne manque pas. Et, contrairement à ce qu'on s'imagine, le climat est salubre, à moins que vous ne vous enfonciez dans la forêt.
  
  Ils passèrent sur le pont récent qui enjambe la rivière Cayenne, empruntèrent la belle route macadamisée qui, baptisée Nationale 1, court parallèlement à la côte atlantique.
  
  - Alors, reprit Morantini avec plus de rondeur que d'ironie, il parait que vous venez marcher sur nos plates-bandes ?
  
  - Il n'en est pas question, assura Francis. On m'a détaché ici à titre exceptionnel, parce que l'on craint qu'un attentat soit commis contre Ariane et que c'est une affaire très spéciale.
  
  - Ah ? fit l'officier. C'est donc ça ? Et pourquoi le redoute-t-on, cet attentat ?
  
  - Parce que de nombreux signes semblent l'annoncer, et notamment une série de meurtres commis en Europe.
  
  Effaré, Morantini tourna un bref instant la tête vers Coplan.
  
  - Des meurtres ?
  
  - Oui, plusieurs. Pour vous, il n'y a pas de secret : mon but, en venant ici, est de coordonner et de renforcer les dispositifs de sécurité. Aussi j'espère que nous allons travailler la main dans la main.
  
  Le délégué de la Gendarmerie afficha une mine soucieuse.
  
  - Bon sang ! lâcha-t-il. Tout le monde, ici, compte beaucoup sur cette fusée, même les petites gens qui ne savent pas très bien à quoi elle doit servir. Si des salopards devaient la démolir, ce serait une catastrophe.
  
  Puis :
  
  - Vous... suspectez une puissance étrangère ?
  
  - Jusqu'à présent, nous sommes dans le noir. Mais ce n'est pas exclu.
  
  La route avait visiblement été taillée dans la forêt tropicale. Parfois, elle traversait un espace de savane mais bientôt le rideau de palmiers, de bananiers et de cocotiers se reconstituait de part et d'autre. De loin en loin, un « carbet » en planches, au toit de tôle ondulée, apparaissait dans une minuscule clairière, abritant une famille de créoles guyanais.
  
  - Écoutez, dit Morantini. Pour un nouveau venu, ça n'a pas l'air, mais en réalité tout le secteur côtier est bien surveillé. Même la zone maritime. Je ne crois pas qu'un commando pourrait débarquer près de Kourou et parvenir jusqu'à la tour de lancement d'Ariane sans être repéré.
  
  - Ce n'est pas une action de commando que nous craignons, mais une opération beaucoup plus sophistiquée, révéla Coplan. L'ennui, c'est que nous n'avons encore aucune idée de la façon dont elle pourrait se dérouler.
  
  Des coups de vent assez forts ployaient parfois la tête des arbres et balayaient l'intérieur de la voiture.
  
  - Les alizés, signala au passage le conducteur. Ils soufflent presque en permanence et rendent la température très supportable.
  
  Par des échappées, on apercevait parfois la mer, sur la droite, mais elle n'avait pas l'azur splendide de l'océan équatorial : ses eaux brunâtres charriaient le limon de tous les fleuves du bassin guyanais : Oyapock, Sinnamary, Maroni et autres.
  
  La voiture atteignit la petite ville de Tonate, une bourgade dont l'église en bois se dresse exactement dans l'axe de la route. Le ruban d'asphalte la contournait.
  
  - Nous sommes à mi-chemin, annonça Morantini. Kourou se trouve à une soixantaine de kilomètres de Cayenne, mais en fait les installations s'échelonnent en deçà et au-delà sur une superficie de 8 km de large et d'une trentaine de long. Elles sont extrêmement dispersées. Où dois-je vous conduire à présent : à l'Hôtel des Roches ou au Centre spatial ?
  
  - Au Centre. Je présume que vous êtes en liaison étroite avec le service de sécurité de la base ?
  
  - Bien entendu. Et toutes les dépendances du complexe spatial sont en liaison radio avec ce service, si bien que nulle part les techniciens ne sont isolés. En cas de nécessité, nous pourrions intervenir très vite.
  
  Francis contempla son interlocuteur.
  
  - Vous vivez ici depuis longtemps ?
  
  - Depuis 5 ans, et je ne m'en plains pas. Notez, c'est ce qui arrive à tous les métros. Au début, ils font plutôt grise mine, mais au bout de quelques mois, ils s'y plaisent tellement qu'ils ont peur de devoir retourner en Europe. C'est le cas de la plupart des techniciens du C.N.E.S. (C.N.E.S.: Centre National d’Études spatiales. Cet organisme a la haute main sur toutes les opérations de lancement qui ont lieu à Kourou. Il est le maître d’œuvre de la construction de la fusée Ariane)
  
  - Y a-t-il du tourisme en Guyane ?
  
  - Il commence à se développer, petit à petit. Pourquoi ? Avez-vous envie de faire un tour dans les régions reculées ?
  
  - Non, pas pour l'instant du moins. Ces touristes, les tient-on à l’œil ? Morantini eut l'air un peu interloqué.
  
  - Non, bien sûr. Ils subissent un contrôle attentif à l'entrée, et puis ils sont libres comme l'air. Ils peuvent louer une voiture, affréter un petit avion, se payer des promenades en pirogue avec des Indiens dans la forêt ou chasser le caïman, on ne se soucie pas d'eux.
  
  Songeur, Coplan s'informa :
  
  - Je ne sais pas si un avis diffusé en métropole a été transmis aussi aux départements d'outre-mer. Êtes-vous au courant qu'un individu appelé Frédéric Wilber, de nationalité française, doit être placé sous surveillance discrète s'il est repéré quelque part ?
  
  - Je ne pourrais vous le dire. Il faudra que je vérifie. Ce particulier est-il mêlé à l'affaire Ariane ?
  
  - Il y a beaucoup de chances que oui. Si par hasard il se pointait à Cayenne, j'aimerais en être avisé séance tenante.
  
  - En principe, nous avons dû recevoir l'avis. Je vais attirer l'attention des chefs de brigades territoriales sur ce quidam. Ah ! Tenez, regardez sur la gauche, sur cette colline qu'on appelle la Montagne des Pères. Vous voyez ces radars ?
  
  Il aurait fallu être très distrait pour ne pas apercevoir, à proximité d'un édifice et d'une coupole, deux énormes projecteurs métalliques blancs braqués vers le ciel.
  
  - C'est de là qu'on suivra l'envol de la fusée. Ce n'est d'ailleurs pas la seule station de poursuite. Il y a une autre station de télémétrie à 5 km de la tour, d'autres encore à l'Ile du Salut, à Cayenne-Montabo, à Belem et à Natal au Brésil, et la dernière sur l'Ile d'Ascension, gérée par la N.A.S.A.
  
  Morantini paraissait aussi fier de ces réalisations que si c'était lui-même qui les avait construites.
  
  Quelques minutes plus tard, la voiture passa sur un pont d'une belle longueur qui surplombait le fleuve Kourou et son port, où arrive le matériel destiné au Centre spatial et aux entreprises industrielles qui travaillent pour lui.
  
  La localité de Kourou s'étalait un peu plus loin, composée d'une partie ancienne habitée par des Créoles et par quelques Noirs Saramaca, et d'une partie moderne, américanisée, avec ses bungalows, son centre commercial et ses vastes parkings.
  
  A un moment donné, le commandant montra de longs édifices d'habitation de style H.L.M., devant lesquels stationnaient des camions militaires vert foncé.
  
  - Les quartiers de la Légion. La solde que ces gars-là dépensent est une bénédiction pour le patelin !
  
  Ils continuèrent à rouler dans une grande plaine verdoyante, et l'officier de gendarmerie reprit son exposé :
  
  - Depuis quelques années, la Guyane n'est plus ce qu'elle était. L'assainissement, les réfrigérateurs et les communications ont radicalement modifié les conditions d'existence de ce pays. Tout cela, on le doit à l'implantation du Centre spatial. Paris n'est qu'à une nuit d'avion, on peut appeler quelqu'un de la métropole en automatique. Total, le coin est devenu une super Côte d'Azur sans béton et sans les embouteillages.
  
  Coplan commençait à se rendre compte que ses conceptions antérieures devaient être sérieusement mises à jour. Les Européens des deux sexes qu'il apercevait deci-delà se baladaient nu-tête et avaient l'air aussi relax que des vacanciers du Club Méditerranée !
  
  La voiture bifurqua soudain à un embranchement et mit le cap sur un petit édifice vitré, précédé d'un haut mât au sommet duquel flottaient les trois couleurs. Au-dessus du toit plat se découpaient sur le bleu profond du ciel, les grandes lettres de l'enseigne « Centre Spatial Guyanais ».
  
  Morantini stoppa devant la barrière, échangea quelques mots avec un des gardiens. La barrière se mit à la verticale et la berline put pénétrer dans le domaine où s'érigeaient les bâtiments administratifs et autres édifices du centre technique de la base.
  
  S'étant garé devant l'un d'eux, l'officier regarda sa montre et dit ensuite à Coplan :
  
  - Nous allons voir le directeur du C.S.G. ainsi que les responsables de la sécurité. Je suppose que c'est ce que vous désirez ?
  
  - Évidemment.
  
  Ils entrèrent dans l'ambiance climatisée d'une longue construction divisée de bout en bout par un couloir central sur lequel s'ouvraient des bureaux.
  
  Comme s'il était chez lui, Morantini emmena l'arrivant chez le directeur, sachant que ce dernier avait dû être prévenu entre-temps par les gardiens de l'entrée. Il y avait là un homme d'une cinquantaine d'années au visage distingué, aux yeux bleu clair, et dont le teint coloré contrastait avec une opulente chevelure blanche.
  
  Morantini fit les présentations :
  
  - Monsieur Danube, directeur du Centre. Monsieur Coplan, du Ministère de la Défense. Les traits sérieux du premier s'éclairèrent tandis qu'il se levait pour serrer la main du visiteur.
  
  - On m'a fait part du motif de votre venue, déclara-t-il. J'ai aussi reçu une communication téléphonique de M. Maertens, de l'E.S.A., qui a eu une entrevue avec vous. La situation est préoccupante, en effet, et j'espère que vous l'empêcherez de le devenir davantage.
  
  - Je vais faire de mon mieux, dit Coplan. Mais, comme je l'ai dit à Morantini, jusqu'à présent cette situation est insaisissable. Nous devons donc commencer par mettre le maximum d'atouts de notre côté.
  
  - Asseyez-vous, je vous prie. Avant que je convoque les intéressés, puis-je vous offrir quelque chose à boire ? Jus de fruit, bière ou scotch ?
  
  - Deux bières, volontiers. La chaleur et le vent m'ont littéralement assoiffé.
  
  - Moi, ce sera un jus de goyave, précisa le délégué de la Gendarmerie. C'est vrai qu'il fait particulièrement chaud, aujourd'hui. D'habitude, ça dépasse rarement 28 ou 29 degrés.
  
  Ils se désaltérèrent pendant que le directeur appelait les chefs de trois départements. Puis, en attendant leur arrivée, celui-ci enchaîna :
  
  - Nous n'avions pas encore eu de problèmes de cet ordre, pour la bonne raison que personne n'est hostile à nos activités. Mais si quelqu'un avait songé à commettre des dégâts dans nos installations, soyez sûr qu'il aurait eu peu de chance d'y parvenir, et encore moins d'échapper à l'arrestation s'il l'avait tenté.
  
  Morantini approuva.
  
  - C'est ce que j'ai exposé à M. Coplan, mais il paraît qu'il s'agit d'une menace moins... moins évidente.
  
  La porte s'ouvrit, livrant passage à un colosse à la face rougeaude, le torse moulé dans une chemise à col ouvert et manches courtes.
  
  - Le capitaine Tessart, annonça Danube. Il commande le détachement des sapeurs-pompiers du C.S.G., qui relève des pompiers de Paris. Il a aussi d'autres missions que celle d'éteindre des incendies.
  
  Un second personnage apparaissait, en tenue de vacances lui aussi : la trentaine, taille moyenne, bronzé, traits réguliers et cheveux noirs coupés court.
  
  - Lucas, du Service de Sauvegarde. Enfin surgit le troisième, un quadragénaire d'apparence paisible, fumant la pipe.
  
  - Lenormand, cita Danube. Il s'occupe de la protection et du gardiennage.
  
  Tous, après avoir serré la main du métro, s'installèrent sur les fauteuils et l'observèrent avec une certaine curiosité.
  
  Le Directeur reprit la parole :
  
  - Ces messieurs vont succinctement vous décrire leurs attributions. Ainsi, vous aurez une vue d'ensemble sur nos systèmes de sécurité. Si vous y découvrez des failles, nous ferons en sorte de les combler.
  
  Coplan opina de la tête et alluma une Gitane, attentif.
  
  Le capitaine Tessart dévoila :
  
  - En gros, nous sommes là pour éteindre les incendies, bien entendu. Nous avons un matériel de premier ordre pouvant faire face à des sinistres causés par des ergols ultra-inflammables, par l'hydrogène et par l'oxygène gazeux. Mais nous sommes aussi chargés de veiller sur les personnes et sur les biens dans l'enceinte du centre spatial. C'est un lieutenant des pompiers qui est le chef des agents de sécurité, lesquels patrouillent constamment dans le complexe ; ils lui communiquent par radio les anomalies qu'ils peuvent constater. Notamment, la présence de gens n'appartenant pas au personnel de la base.
  
  - Je vois, fit Coplan. En somme, c'est vous qui faites la police à l'intérieur du domaine, avec la faculté d'appeler la gendarmerie à la rescousse en cas de nécessité ?
  
  - Oui, si l'on veut. Je désire cependant attirer votre attention sur un point : il parait qu'Ariane pourrait être endommagée par une organisation au service de l'étranger. Pour ma part, je ne crois pas que la menace vienne de l'Est.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que le carburant du 1er et du 2è étage de la fusée est fourni par l'Union Soviétique (Authentique. Ces produits chimiques très chers sont produits en grandes quantités par l'U.R.S.S. pour ses propres fusées). Je doute qu'un fournisseur s'amuserait à torpiller ses propres clients.
  
  - Dans un cas comme celui-ci, l'argument n'est pas tellement valable, émit Coplan. A vous, M. Lucas.
  
  - La Sauvegarde, au C.S.G., consiste à vérifier, avant un lancement, la conformité des dispositifs de sécurité ; à mettre en application toutes les précautions voulues pendant des manœuvres dangereuses et à suivre la trajectoire de la fusée afin d'être sûr qu'elle ne risque pas de s'abattre sur une région habitée si cette trajectoire n'est pas conforme aux prévisions.
  
  - Que pourriez-vous faire, dans ce cas-là ?
  
  - Nous serions en mesure de détruire la fusée en plein vol, afin d'éparpiller ses débris.
  
  - Très bien. Et vous, M. Lenormand ?
  
  - Oh, fit le quadragénaire, mon service assume les tâches traditionnelles du gardiennage : contrôle aux entrées des installations de la base, surveillance des locaux et rondes nocturnes. Comme dans n'importe quelle entreprise industrielle.
  
  - Merci.
  
  Coplan tira une bouffée de sa cigarette, puis déclara :
  
  - Je reconnais volontiers que tout ceci constitue un ensemble cohérent, apte à réagir avec efficacité contre des actes de malveillance ou des attentats ordinaires. Malheureusement, je crains que cela ne suffise pas dans les circonstances présentes. Vous avez tous entendu parler du cheval de Troie, j'imagine ?
  
  Les regards dirigés vers lui s'aiguisèrent.
  
  - Oui, poursuivit-il. En réalité, tout est braqué sur la possibilité que des tentatives de vandalisme ou de sabotage soient perpétrés par des individus étrangers au centre. Je le regrette, mais je suis obligé d'envisager qu'ils pourraient l'être par quelqu'un appartenant au personnel, ou avec sa complicité.
  
  Des sourcils se haussèrent, il y eut des mimiques réprobatives et même quelques murmures de protestation.
  
  - Désolé, dit Coplan. Cette éventualité ne peut être écartée. Dans les jours qui viennent, nous allons coopérer pour réduire ce risque au minimum. De plus, et veuillez considérer ceci comme « top-secret », je voudrais qu'une écoute permanente soit instaurée sur les bandes de fréquences allouées aux talkie-walkies et autres émetteurs individuels de la bande de 27 mégacycles. Car nous n'avons pas en face de nous un individu, un seul criminel, mais un groupe parfaitement organisé. Et ceci implique des communications.
  
  Morantini hocha la tête.
  
  - Voilà qui est de notre ressort, stipula-t-il. Vous avez raison, mais ce contrôle ne peut pas être mis sur pied du jour au lendemain.
  
  - Quand doit avoir lieu le lancement ? s'enquit Coplan.
  
  - Dans 20 jours, répondit le directeur.
  
  
  
  
  
  X
  
  
  
  LES DÉBOIRES DE CARINE
  
  
  
  
  
  Allongée toute nue dans un hamac tendu entre deux cocotiers, Carine se dorait aux rayons du soleil sous les palmes. L'île, qui s'appelait Key West, était située au sud de la Floride.
  
  Après un séjour de 24 heures au Hilton de Miami Beach, Mario avait amené Carine dans cette propriété du bord de mer, une sorte de villa coloniale de style Louisiane, avec portique à colonnes au rez-de-chaussée et galerie couverte à l'étage.
  
  La jeune femme comprenait de moins en moins à quoi rimaient tous ces déplacements, et elle se demandait d'où Mario retirait l'argent qui lui permettait de mener cette existence de nabab.
  
  Comme partout où ils avaient séjourné, il disparaissait souvent pendant quelques heures, revenait sans jamais dire un mot sur la cause de son absence. Quand elle le questionnait, il orientait la conversation sur la croisière qu'ils allaient accomplir dans les Antilles.
  
  Alors qu'elle ressassait toutes ces pensées, elle entendit Mario qui l'appelait :
  
  - Carine ? Nous avons une visite !
  
  Il était cinq heures de l'après-midi. Carine se redressa, s'étira, se fit basculer hors du hamac, se couvrit d'un kimono de soie chamarrée et rassembla dans un sac les objets qu'elle emportait pour ses bains de soleil.
  
  Dans la demeure, Rascaux prévint Hugo Bartz :
  
  - Elle arrive.
  
  - Je t'ai dit l'essentiel. Avant de passer prendre au Hilton le message que tu y avais laissé pour moi, j'ai encore bien vérifié si je ne traînais personne à mes guêtres. Zéro, nada. Tu peux être tranquille : aucun des gars de Suède n'aura pu parler.
  
  A contre-jour, la silhouette de Carine se profila dans l'encadrement de la porte-fenêtre. Les deux hommes tournèrent la tête vers elle.
  
  - Tu vois qui vient nous dire bonjour ? émit Mario sur un ton narquois. Ton bon copain Hugo.
  
  Une gêne indéfinissable envahit Carine de la tête aux pieds. S'efforçant de la dissimuler, elle avança dans la pièce, posa son sac sur le sol et alla vers l'Allemand, la main tendue, le visage indifférent.
  
  - Bonjour.
  
  Bartz la couva d'un regard impertinent, lourd de signification.
  
  - Salut, renvoya-t-il, railleur. Moi qui espérais te voir à poil... Mario grommela :
  
  - Ne sois pas si pressé, Hugo. Tu en auras plus d'une fois l'occasion sur le yacht. Je ne l'ai pas encore visité mais il parait qu'il est superbe. Puis, à Carine :
  
  - Veux-tu boire quelque chose, chérie ?
  
  - Non. Je vais d'abord me doucher. La mine maussade, elle quitta la pièce. Mario regarda Bartz avec un demi-sourire, murmura :
  
  - Ma parole, elle t'en veut. Va-t'en comprendre les filles.
  
  Bartz, philosophe, haussa les épaules.
  
  - De toute façon, elle est à toi. Donc sacrée. Qu'elle fasse la gueule ou pas, ça ne change rien. Mais je ne te promets pas que je ne lui pincerai pas les miches de temps en temps. Bon. Où en étions-nous ?
  
  - A cette croisière, reprit Mario tout en prélevant deux autres louches de punch « planteur » dans une vasque en cristal. Le bateau qui a été pris en location s'appelle le « Southern Cross » et bat pavillon américain. Il a une trentaine de mètres de long, peut filer 14 nœuds en vitesse de croisière. Comme personnel, un cuisinier, un steward et un mécanicien. C'est moi qui serai le capitaine, j'ai une licence.
  
  - Qui sera de la partie ?
  
  - Toi, Müller, Rosolino et la femme de Rik.
  
  - Et lui, où il sera ?
  
  Mario prêta l'oreille pour s'assurer que Carine avait bien gagné la salle de bains. Édifié par le chuintement de l'eau, il confia :
  
  - Je t'indiquerai en mer comment le boulot va être réparti. Stevens, Fred Wilber et toi, vous devrez arriver à Cayenne séparément. Vous logerez dans le même hôtel, mais vous ferez semblant de ne pas vous connaître. Tout a été soigneusement chronométré. Toi, je te larguerai à Georgetown, en Guyane ex-britannique, trois jours avant l'heure H.
  
  - Que devrons-nous y faire, à Cayenne ?
  
  - Pour ce qui te concerne, tu resteras en retrait, au cas où il y aurait un coup dur. Il faut que quelqu'un puisse me prévenir.
  
  - Okay, approuva Bartz, songeur. Et quand embarquerons-nous à bord du yacht ?
  
  - Dans trois jours. II nous en faudra une quinzaine, en flânant, pour atteindre les côtes d'Amérique du Sud.
  
  Bartz se gratta la nuque.
  
  - Il y a tout de même quelque chose que j'aimerais savoir, déclara-t-il après avoir bu une gorgée de punch. Oui ou non, est-ce que d'autres histoires sont encore en cours en Europe ?
  
  Rascaux fit un signe négatif.
  
  - Plus rien. Tous les renseignements que je devais réunir, je les ai. De Linköping, je n'attendais que des confirmations, des recoupements. J'aurais préféré les obtenir, évidemment, mais je peux m'en passer.
  
  Il baissa encore le ton :
  
  - Fais gaffe, j'ai l'impression que Carine ne va pas tarder à revenir.
  
  - Oh, tu sais, fit Bartz avec désinvolture, maintenant que tu m'as mis au parfum, je n'ai pas de raison de rester. Je loge au Sunset Hotel. Tu peux m'y appeler quand tu veux.
  
  Il se leva, une expression sarcastique peinte sur sa face de reître.
  
  - Une bonne chose, que Jane soit du voyage, ajouta-t-il, mi-figue, mi-raisin. Mais son mari va râler.
  
  - Une prime spéciale a anesthésié sa jalousie, répliqua cyniquement Rascaux. Il a bien compris qu'une seule nana à bord, ça pourrait sembler bizarre.
  
  Bartz, égayé, partit vers le hall, accompagné par Mario. Celui-ci le vit monter dans une puissante voiture de location. Ils échangèrent un dernier salut de la main, puis Rascaux fit demi-tour et revint dans la salle de séjour où, précisément, Carine entrait par une autre porte.
  
  Elle avait enfilé une petite robe blanche très suggestive, mis des chaussures d'été à haut talon, et s'était légèrement maquillée. Mais, Bartz étant parti, le rôle d'allumeuse qu'elle se préparait à jouer tombait à plat.
  
  S'en étant avisé, Mario ironisa :
  
  - Dommage, il n'est plus là. Tu étais revenue à de meilleurs sentiments ? Piquée au vif, elle lança :
  
  - Je veux qu'il n'en dorme plus ! S'il s'imagine que je meurs d'envie de tomber dans ses bras, après cette soirée à Las Palmas, il se gourre drôlement. Pourquoi ne m'avais-tu pas dit qu'il devait nous accompagner sur ce bateau ?
  
  - Parce que je n'étais pas sûr qu'il arriverait à temps. Il pouvait avoir un empêchement.
  
  Mario consulta sa montre puis, l'air affable, il s'approcha d'elle et la prit dans ses bras.
  
  - Tu sais que tu es drôlement mignonne ? C'est pas bien, de provoquer le désir des mâles pour mieux les décevoir. Ça peut devenir dangereux, figure-toi.
  
  Il lui caressait le dos, posait de petits baisers sur son visage, sur son oreille, cherchait sa bouche. Et elle, à nouveau, se sentait faiblir. Elle s'en voulait, de cette vulnérabilité de ses sens, alors même que son esprit se rebellait. Tout au fond d'elle-même, elle avait été troublée par l'intérêt quasi bestial que Bartz lui témoignait. Elle aurait voulu lui lacérer la figure, l'insulter, et pourtant elle se doutait que si Mario n'avait pas été là, et si le balafré avait tenté de la violenter, elle lui aurait cédé.
  
  C'était pareil avec Mario. Il la mettait dans des situations intolérables, alors qu'elle rêvait d'un amour poétique, d'une tendre communion et d'un don de soi sans partage. Néanmoins, elle succombait au vertige dès qu'il voulait la conquérir.
  
  - Viens, souffla-t-il en l'entraînant. Je vais te l'enlever, cette jolie robe que tu avais mise pour exciter Hugo.
  
  Impatient, il la souleva de terre, un bras autour de son torse et l'autre sous ses genoux, la transporta à l'étage, ouvrit d'un coup de pied la porte de leur chambre et la projeta sur le lit.
  
  L'enveloppant de caresses, il la dénuda, acheva de l'enivrer par un baiser pénétrant. Carine, tous griefs oubliés, n'aspirait déjà plus qu'à s'offrir à lui.
  
  Soudain, exhibant une corde qu'il avait cachée sous le lit, il fit usage de sa force en lui paralysant les poignets, mais comme si c'était un jeu.
  
  - Mario ! s'écria-t-elle. Qu'est-ce qui te prend ?
  
  - Je vais te punir, articula-t-il, rieur. Pour te donner une idée de ce qui peut arriver à une fille qui joue avec le feu. Suppose qu'elle tombe sur un sadique, hein ?
  
  Carine se débattait sans trop savoir s'il se livrait à une plaisanterie d'un goût douteux ou s'il réalisait un de ses fantasmes. Mais elle ne pouvait rien contre cet athlète aux muscles d'acier, rompu au close-combat : en un rien de temps, elle se retrouva ligotée, les deux mains sous la nuque, une boucle de la corde - passant sous le lit - enroulée au-dessus de chacun de ses genoux.
  
  - Si cela te serre trop, tu n'as qu'à écarter plus les jambes, conseilla Mario, enjoué, tout en la contemplant.
  
  - Tu ne vas pas me battre ? fit-elle d'une voix plaintive.
  
  - Abîmer ton si joli corps ? Non, ma chérie, je vais te laisser méditer sur le risque qu'il y a d'émoustiller certains bonshommes. Songe aux trucs abominables qu'ils pourraient te faire...
  
  Peu à peu, elle se détendit.
  
  - Et tu vas me laisser longtemps comme ça ? s'enquit-elle, inquiète tout de même. Il consulta de nouveau sa montre.
  
  - Une heure ou deux, estima-t-il. Je dois voir quelqu'un au port de plaisance.
  
  - Tu fermeras la maison, au moins ?
  
  - Pas question. Il faut que tu aies peur.
  
  - Mario cria-t-elle encore tandis qu'il sortait de la chambre.
  
  Mais il ne se retourna pas et descendit au rez-de-chaussée.
  
  Carine entendit démarrer sa voiture. Une vague de rancœur et de tristesse la submergea. Elle remua les reins et les cuisses dans l'espoir de se libérer mais se rendit compte qu'elle ne réussissait qu'à rendre sa position plus inconfortable.
  
  Pourquoi Mario piquait-il ces crises bizarres alors que, la plupart du temps, il se conduisait comme un homme équilibré ?
  
  Au bout de quelques minutes, les pensées chagrines de Carine dévièrent. Dehors, le crépuscule s'annonçait. Un silence total régnait dans la maison. La perspective de rester ainsi, écartelée et sans défense, éveillait peu à peu en Carine une réelle anxiété. Un rôdeur, ne voyant pas de voiture dans le jardin, pouvait être tenté d'entrer.
  
  Du temps s'écoula, interminable. Carine se prit à espérer que cette blague idiote prendrait fin bientôt, et que Mario ne s'absenterait pas aussi longtemps qu'il l'avait prétendu. Mais, parfois, le simple craquement d'un meuble ou d'un plancher la faisait tressaillir.
  
  Or, à un moment donné, elle distingua nettement des pas qui foulaient le gravier de l'allée, et son cœur se mit à battre précipitamment. L'inconnu ne donnait cependant pas l'impression de se déplacer d'une manière furtive. Il frappa à la porte d'entrée, attendit.
  
  Ne recevant pas de réponse, il dut en déduire que les locataires étaient sur la plage, à l'arrière.
  
  Du même pas lourd, il fit le tour de la villa, marqua un autre temps d'arrêt.
  
  Carine pria le ciel qu'il s'en allât, tout en se demandant qui cela pouvait être. Mais l'homme, ne se tenant pas pour battu, pénétra carrément dans la demeure par la porte-fenêtre du living ; il appela :
  
  - Monsieur Rascaux
  
  Carine frémit. Cette voix ne lui était pas inconnue, et elle ne sut si elle devait s'en réjouir ou paniquer. Son front et ses aisselles devenaient moites. Elle retint sa respiration. Si ce gros rustre devait la découvrir ainsi, nue, paralysée...
  
  Wilber parcourut le rez-de-chaussée, se décida à poursuivre son inspection et à monter à l'étage.
  
  La porte de la chambre à coucher était restée large ouverte. Carine épia les mouvements de l'intrus avec le fol espoir qu'il ne s'aviserait pas de sa présence. Malheureusement, quelques secondes plus tard, il s'arrêta devant le seuil de la pièce, compact, le muffle méfiant. Et son regard surpris embrassa le spectacle inattendu qu'offrait la prisonnière.
  
  Il mit ses poings sur ses hanches, dévisagea Carine, puis ses yeux luisants la parcoururent des seins au ventre, se dardèrent longuement, sans la moindre pudeur, sur son sexe.
  
  Enroué, il prononça enfin :
  
  - Qui vous a ligotée comme ça ?
  
  Affreusement embarrassée, Carine répondit d'un ton sec qui masquait sa confusion :
  
  - Qui voulez-vous que ce soit ? Mario, évidemment !
  
  - Ah oui ? fit Wilber, dont le sang se mettait à circuler plus vite.
  
  Il devait s'avouer qu'il avait rarement vu une nymphe aussi excitante, bien qu'il ne fréquentât que les prostituées les plus belles et les plus chères. Le visage tendu de Carine, sa poitrine offerte, le galbe admirable de ses cuisses et la toison obscure de son bas-ventre dépassaient en beauté les formes des pin-up de magazines érotiques.
  
  Et puis, attachée comme elle l'était...
  
  C'était son vice, à Wilber. Il les voulait entravées par des cordes ou des chaînes, totalement à sa merci. Il payait le prix exigé, mais ne les possédait que dans ces conditions-là.
  
  Carine, notant son changement d'expression, l'apostropha :
  
  - Ne restez pas là comme une souche ! Délivrez-moi plutôt !
  
  Wilber se passa la langue sur les lèvres, avança, s'assit de biais sur le lit, et sa main couvrit d'emblée le sexe soyeux qui exacerbait sa salacité.
  
  - Ne me touchez pas, bégaya Carine bien que ce fût déjà trop tard et qu'un doigt épais, frétillant, se fut introduit en elle.
  
  - Allez, pas de manières, bougonna-t-il sourdement. Si j'avais été à Las Palmas, j'y aurais eu droit comme les autres.
  
  Pétrissant un de ses seins de l'autre main, il s'efforça d'éveiller sa sensualité. Mais ce fut son propre désir qui s'électrisa au contact de ce nid tiède et humide, d'une douceur divine, qu'il explorait hâtivement.
  
  Carine cessa de s'agiter car les cordes cisaillaient sa chair. De l'abattement succédait à sa colère. C'était inéluctable : ce lourdaud lubrique n'allait pas s'en tenir là.
  
  De fait, Wilber, congestionné, se leva subitement. Nerveux, il défit sa ceinture, se déboutonna, s'agenouilla aussitôt entre les cuisses de Carine. Celle-ci voulut se dérober mais ne parvint qu'à hausser ses genoux. Il ne demandait pas mieux. Guidant son gros membre durci, il le fourra en elle, d'une seule poussée, lentement mais à fond.
  
  Suffoquée, les traits défaits, Carine le vit qui la narguait, exultant, empli d'une joie mauvaise.
  
  - Vous êtes dingue ! chuchota-t-elle, oppressée. Mario vous le fera payer cher.
  
  - Tu ne le lui raconteras pas, ricana-t-il, sûr de lui. Tu n'oseras pas.
  
  - Je vous jure que si ! Et vous le regretterez.
  
  - Assez de bavardage, grinça Wilber en l'étreignant sous les omoplates. Je vais te défoncer, ma petite, et surtout ne crie pas ou je t'étrangle.
  
  Il se mit alors à la violer plus activement, avec une allègre férocité, indifférent à ce qu'elle pouvait ressentir. Au Palace, à Bruxelles, il s'était promis de la sauter quand, dédaigneusement, elle feignait de ne pas le voir. Et maintenant, elle l'avait dans son petit cul, pour de bon !
  
  Question de faire durer le plaisir et de savourer pleinement sa chance, il se maîtrisa à deux reprises, se repaissant de la vue du corps magnifigue étalé sous lui. Puis, fébrile, il repartit de plus belle en glissant une main fouineuse sous les fesses charnues et veloutées de sa victime.
  
  Il aurait aimé que Rascaux le voie à l’œuvre, en train de chevaucher vigoureusement sa ravissante maîtresse qui, d'ailleurs, accueillait l'assaut sans broncher.
  
  Sa bouche se plaqua sur les lèvres arrondies de Carine tandis que, déchaîné, il la bourrait encore de quelques coups décisifs. Éperdue, elle sentit gonfler le phallus de son agresseur.
  
  Ce que lui avait dit Mario à propos de Bartz, après l'avoir ligotée, lui traversa l'esprit. Mais c'était Wilber, le sadique, qui en avait profité ! Enfoui au plus profond d'elle-même, il éjectait par des spasmes répétés une sève qui semblait inépuisable. Il n'arrêtait pas de se dilater, grondant, haletant, solidement agrippé à sa proie et résolu à ne pas la lâcher de sitôt.
  
  D'une façon lente mais irrésistible, Carine fut emportée par un étrange vertige et se mit à trembler, à délirer. Ses reins se soulevèrent pour enserrer mieux encore dans son intimité cette bonne verge musclée, anonyme, qui l'aimait si généreusement.
  
  Puis soudain elle se convulsa tout entière, les yeux chavirés. Des plaintes aiguës, étouffées par la bouche vorace de son partenaire, jaillirent de sa gorge pendant de longues secondes.
  
  Wilber, sardonique, demeura encore planté en elle après qu'elle eut fini de jouir. Prostrée, elle respirait plus calmement, récupérait sa lucidité.
  
  Quand il se résigna enfin à la quitter, et qu'il se fut remis debout pour se rhabiller, leurs regards perplexes se croisèrent. Mais il ne lui adressa plus la parole. Formidablement satisfait, il s'en alla.
  
  Puis le silence se rétablit.
  
  
  
  
  
  Mario revint une dizaine de minutes à peine après le départ de Wilber. Il monta immédiatement à l'étage pour voir comment était Carine.
  
  - Tu as pleuré ? s'étonna-t-il. Tu as eu tort de gigoter tellement ; la corde s'est trop resserrée et le lit est tout saccagé.
  
  Il entreprit de la libérer, d'appliquer avec sollicitude des compresses sur les traces laissées par les liens. Mais il ne posa aucune question et parut ne s'apercevoir de rien.
  
  Sans mot dire, elle se rendit dans la salle de bains.
  
  
  
  
  
  Le « Southern Cross » appareilla comme prévu trois jours plus tard, par un temps merveilleux. Ce bâtiment de luxe, dont la location devait coûter une fortune, était équipé d'un radar, d'un pilote automatique, d'un gyrocompas et de la radiophonie. Ses aménagements comportaient un vaste salon et huit cabines, quatre de part et d'autre de la coursive centrale.
  
  Le yacht mit le cap sur le détroit entre Cuba et Haïti, et la vie à bord commença à s'organiser dès le lendemain. Si Rascaux et Carine logeaient ensemble, chacun des autres passagers avait à sa disposition une cabine individuelle. Les hommes devaient assurer à tour de rôle la veille dans la timonerie, prévenir Mario quand une terre ou un gros navire étaient en vue droit devant, mais leurs activités se limitaient là. Quant aux deux femmes, elles pouvaient se dorer au soleil sur la plage arrière ou occuper leur désœuvrement en jouant des parties de cartes.
  
  Carine avait entamé le voyage sans enthousiasme, cette promiscuité avec des gens qu'elle détestait la privant des satisfactions qu'elle aurait pu en retirer. Car une atmosphère équivoque n'avait pas tardé à régner à bord.
  
  Jane se baladait du matin au soir en bikini, avec ou sans soutien-gorge. Elle ne se vêtait que le soir, lorsque la brise fraîchissait, et alors sa toilette provocante mettait en valeur ce qu'elle exposait sans complexe le jour.
  
  Hugo Bartz faisait semblant de se désintéresser de Carine, mais en la croisant il ne manquait jamais de lui décerner au passage une caresse impudente, tout en restant imperturbable.
  
  Müller se tenait mieux. Cependant, il l'avait déjà frôlée aussi et l'observait parfois comme un tigre surveille une proie qui ne saurait lui échapper. En attendant, il devait se dédommager avec Jane, dont on percevait parfois les roucoulements la nuit. Ou bien était-ce Bartz ? Ou les deux à la fois ?
  
  Le plus correct semblait être Rosolino, le plus mystérieux, aussi. Il se montrait préoccupé de la bonne marche du navire, étudiait souvent des cartes marines, avait de longs entretiens avec Rascaux, en tête à tête.
  
  Des journées de farniente s'écoulèrent au gré d'une navigation sans problèmes. Une première escale eut lieu à Ponce, dans l'île de Porto Rico.
  
  Là, Wilber monta à bord. Carine, qui ne savait pas qu'il allait apparaître, fut parcourue par un frisson en l'apercevant. Il serra la main à tous, lorgna Jane de haut en bas, puis il dit à Carine sur un ton narquois :
  
  - Ça fait un bout de temps que nous ne nous sommes pas vus. Depuis Bruxelles, si je ne me trompe ?
  
  Rascaux était là ; il semblait avoir l'esprit ailleurs.
  
  Carine se sentit rougir, mais elle répondit d'une voix détachée :
  
  - Ah oui ? C'est bien possible.
  
  Elle dut contenir son animosité car elle s'avisa que, implicitement, elle avouait n'avoir pas rapporté à Mario la scène de la villa de Key West.
  
  Le culot de ce type l'effarait. Depuis quelque temps, elle y avait songé, à l'étreinte sauvage qu'elle avait subie, et elle en était venue à se poser certaines questions.
  
  Wilber, l'ayant couvée deux secondes d'un regard complice, se détourna pour s'adresser à Mario.
  
  - Je peux vous parler ?
  
  - Bien sûr. Descendons dans ma cabine.
  
  Ils s'éclipsèrent, laissant les autres sur le pont, appuyés aux rambardes et distraits par la beauté du décor. Bartz proposa une courte promenade à terre ; Jane applaudit des deux mains et Rosolino approuva.
  
  Carine, puis Müller, proclamèrent leur intention de rester à bord. Quand les autres furent partis, la jeune femme voulut pénétrer dans les aménagements intérieurs mais Müller lui barra la route.
  
  - Si vous veniez faire une partie de backgammon dans ma cabine ? lui proposa-t-il d'un air cauteleux.
  
  - Non merci, coupa-t-elle sèchement. J'ai mal à la tête et je veux me reposer.
  
  Elle le repoussa, descendit l'escalier sans qu'il tentât de la retenir, refroidi sans doute par cette réponse abrupte.
  
  Au bas des marches, elle foula le tapis d'un pas léger pour rejoindre le salon, en ouvrit la porte sans la faire grincer, se réfugia à l'intérieur. Puis, agenouillée sur le sofa qui faisait le tour de la pièce, elle appuya son oreille à la cloison qui la séparait de la cabine de Mario.
  
  Cette fois, elle voulait en avoir le cœur net.
  
  
  
  
  
  XI
  
  
  
  DES HEURES ANGOISSANTES...
  
  
  
  
  
  Les deux hommes parlaient sans contrainte.
  
  - Ce n'est pas la peine de t'encombrer, disait Rascaux. Une bonne paire de jumelles et un talkie, tu les trouveras sur place, à Cayenne.
  
  - Où m'avez-vous réservé une chambre ? A Kourou même ?
  
  - Non, à l'hôtel du Montabo, à Cayenne. C'était préférable à plusieurs points de vue. Du reste, comme il y aura certainement beaucoup de journalistes pour assister à ce premier lancement, les deux hôtels de Kourou ont été pris d'assaut.
  
  Un silence.
  
  Carine, sans comprendre exactement le sens de ce qu'ils disaient, acquérait cependant la conviction qu'il s'agissait d'une affaire louche, et qui pouvait être très grave.
  
  - Et après ? enchaîna Wilber. Vous allez nous laisser en rade, ou quoi ?
  
  - Après, vous gagnerez Belem par un avion de ligne. C'est là que je vous repêcherai deux jours après l'opération. Et puis, ni vu ni connu, la grande fiesta.
  
  - Vous êtes sûr que ça réussira ?
  
  - A mille contre un. Tout a été calculé au millipoil.
  
  Il y eut le bruit de deux verres qui s'entrechoquaient.
  
  - A la tienne, prononça Mario. Si je ne m'abuse, tu n'as pas eu trop à te plaindre de la prime que je t'ai octroyée pour le cas Lipsius ?
  
  - Ça non, reconnut Wilber avec sincérité. Puis :
  
  - En définitive, elle ne vous a rien dit ?
  
  - Pas un mot.
  
  Les battements de cœur de Carine s'accélérèrent ; elle colla plus étroitement son oreille contre la cloison.
  
  - Je peux bien vous le confier, reprit Wilber. Croyez-le ou non, elle a fini par prendre son pied.
  
  - Je sais, dit Rascaux. J'avais placé un micro dans la chambre et j'ai tout entendu dans ma voiture. Entre nous, tu n'y es pas allé de main morte, espèce d'obsédé !
  
  - Je dois reconnaître que j'étais plutôt chargé. J'avais eu le temps d'y penser, vous comprenez. Mais j'avoue que j'ai quand même été épaté quand, tout d'un coup, j'ai senti qu'elle fondait... Elle aime ça, pas de question.
  
  - C'est plus fort qu'elle. A froid, elle est contre. Même avec moi, parfois. Mais dès qu'on l'entreprend sérieusement, elle perd la boule et on en fait tout ce qu'on veut. C'est quand même plus agréable qu'une professionnelle, non ?
  
  - Pour sûr ! D'autant plus qu'elle a un corps vachement sexy, cette gamine ! Qui sera l'heureux suivant ?
  
  - Müller. Et puis... tiens-toi bien !
  
  - Qui ça ?
  
  - Le grand chef soi-même !
  
  - Non ? fit Wilber, médusé. Lui ? Eh bien, je serais vraiment curieux de voir comment ça se passera. Vous connaissez ses manies !
  
  - On l'a suffisamment côtoyé pour ça... Il la veut, et je l'ai fait languir. Mais je suis prêt à parier que, malgré tout, elle finira par s'envoyer en l'air et qu'elle se taira une fois de plus. Elle fait du chemin, petit à petit.
  
  Ils rirent tous deux cyniquement.
  
  - En tout cas, je m'inscris de nouveau sur la liste, déclara Wilber. Dites-moi simplement qui je dois descendre, ami ou ennemi : je suis votre homme. Et je vous jure que, la fois prochaine, je vais la faire rigoler.
  
  - Elle aimera, prédit Rascaux sur un ton assuré. Alors, plus rien d'autre à régler entre nous ?
  
  - Non, je crois que tout est au point. Mais si vous pouviez m'allonger une petite avance ? Bruit de papier froissé.
  
  - Tiens, prends toujours ça. Le reste à Belem. Et là, ce sera le gros paquet, crois-moi.
  
  Carine, bouleversée, ivre de honte et de rage, se recroquevilla sur le sofa car les deux hommes s'apprêtaient manifestement à sortir.
  
  Ainsi, depuis le début, Mario l'avait séduite pour divertir ou récompenser son ramassis de tueurs et de forbans !
  
  Il fallait qu'elle quitte ce bateau, n'importe quand, n'importe comment. Elle resta coite, épiant les allées et venues dans la coursive.
  
  Jugeant enfin le moment favorable, elle se faufila hors du salon, referma doucement la porte derrière elle, marcha vers l'escalier menant au pont.
  
  Mario dévala les marches et l'aperçut.
  
  Il fixa sur sa physionomie un regard inquisiteur, lui saisit le poignet en grommelant :
  
  - D'où sors-tu ? Müller m'a dit que tu te reposais dans notre cabine.
  
  - Tu y étais avec Wilber, balbutia-t-elle. Je n'ai pas voulu vous déranger.
  
  Il l'examina avec plus d'intensité encore, les traits durcis. A l'attitude de Carine, il comprit qu'il s'était passé quelque chose.
  
  - Tu nous a écoutés, l'accusa-t-il, furieux. Hein ? Réponds-moi ou je te fous des baffes. Trop indignée pour mentir, elle articula :
  
  - Oui, je vous ai entendus. Tu es le type le plus lâche que la terre ait jamais porté, tu me dégoûtes !
  
  - Ça, on en reparlera. Momentanément, je vais te boucler et tu ne sortiras plus avant qu'on soit en pleine mer.
  
  De force, il la projeta à l'intérieur de la cabine et donna un tour de clé puis, les nerfs à vif, il remonta à l'air libre en se promettant de la mater.
  
  Elle n'était pas la première qu'il mettrait au pas.
  
  
  
  
  
  Depuis une quinzaine de jours qu'il était au centre spatial, Francis Coplan avait quelque peu resserré les boulons des systèmes de sécurité.
  
  Ayant minutieusement étudié la procédure de lancement , exploré de bas en haut la tour de montage où l'on achevait de doter la fusée de ses derniers équipements, il avait fait quelques constatations intéressantes.
  
  Tout d'abord, le bon fonctionnement de tous les circuits et de l'appareillage électrique était testé en permanence ; des techniciens affectés au bunker, l'abri bétonné contenant le P.C. de lancement, observaient sans arrêt ce contrôle automatique commandé par un calculateur. Si ce dernier tombait en panne, un autre prenait la relève, instantanément. Donc, de ce côté-là, la moindre anomalie matérielle devait être détectée. Cela, les gens occupés dans la tour le savaient.
  
  Aux approches de l'heure H, le remplissage des réservoirs de carburant de la fusée devait également être réglé par un ordinateur, sans intervention humaine. Cette opération serait observée avec la même vigilance sur les consoles et les pupitres du banc de contrôle.
  
  Même une panne de courant générale ne compromettrait pas le déroulement du compte à rebours, attendu qu'une centrale de secours fournirait de façon immédiate l'énergie indispensable.
  
  Il y avait donc peu à craindre (sinon un tir au canon ou à la roquette...) tant qu'Ariane était au sol. Même si un saboteur s'était infiltré dans le personnel, ses agissements seraient infailliblement repérés, soit par d'autres techniciens, soit par les contrôles électroniques.
  
  Mais que pouvait-il se passer après l'envol d'Ariane ?
  
  Elle n'était pas abandonnée à son sort pour autant : les antennes de télémesures captaient les signaux produits par les émetteurs logés dans la tête de la fusée : à chaque vingtième de seconde, 1 200 points de ses mécanismes étaient auscultés, tous les événements survenant à bord signalés, enregistrés.
  
  Qu'arriverait-il si, pour une raison ou une autre, à la réception, certaines de ces indications étaient faussées ?
  
  - Impossible, rétorqua un spécialiste. D'abord, plusieurs stations de télémesures fonctionnent ensemble. Leurs calculateurs sont interconnectés. La fausse défectuosité signalée par l'une d'entre elles serait dénoncée par les autres.
  
  - Et si les émetteurs de bord subissaient un brouillage ?
  
  - On s'en apercevrait sur-le-champ et ça ne changerait rien à la bonne marche du lanceur. Grâce au radar, on continuerait quand même à connaître son trajet avec la plus grande précision.
  
  - En somme, avait conclu Coplan, un peu agacé, vous voulez me faire croire que cette fusée est invulnérable ? Pourtant, chez les Américains et les Russes, on en a vu plus d'une exploser en plein vol ou adopter une trajectoire fantaisiste.
  
  - Exact, avait répondu l'homme du C.N.E.S. avec un léger sourire. En général, la cause est due à des défaillances mécaniques, avec des systèmes insuffisamment mis au point. Mais, pour Ariane, nous avons eu recours à des techniques éprouvées et fait d'innombrables essais de matériaux.
  
  Avec l'entêtement qui le caractérisait, Coplan avait déclaré :
  
  - Il n'empêche que tout le monde, ici, serre les fesses. Malgré cet équipement fabuleux, on craint pourtant qu'Ariane ne puisse pas hisser sa charge utile sur l'orbite prévue. Pourquoi ?
  
  - Parce qu'il peut y avoir des impondérables, le grain de sable qui enraye la machine.
  
  - Eh bien, c'est ce grain de sable que je veux trouver, précisément.
  
  Et il était sorti du centre de contrôle, plutôt de mauvais poil.
  
  Quelque chose lui trottait dans la tête et il ne parvenait pas à se l'expliquer clairement. Une lacune, quelque part. Il avait beau se torturer la cervelle tout en circulant, à bord d'une petite Renault de couleur crème marquée du sigle du C.N.E.S., d'un bout à l'autre du territoire du centre spatial.
  
  Il avait tout visité : la station météo flanquée des radars « Adour » ; la station Diane, avec ses antennes bizarres qu'on eût dit sorties de bandes dessinées de science-fiction ; celle de la Montagne des Pères, dotée d'un radar « Bretagne », de moyens d'observation optiques accouplés à des caméras, et d'une énorme vasque métallique, articulée sur un haut bâti , pour la télémesure.
  
  Partout, le personnel déployait la plus grande vigilance. Les agents de sécurité multipliaient les investigations, à l'affût de tout incident suspect. Un numéro de la revue « Latitude 5 » éditée par le C.S.G. avait, dans un « Billet du Directeur », requis le concours de tous pour déceler d'éventuelles tentatives d'approche faites par des individus - ou des femmes - étrangers au Centre.
  
  Enfin, un service d'écoute permanente et de balayage des fréquences réservées aux talkie-walkies fonctionnait à présent en trois endroits : au centre technique de la base, à Sinnamary (une bourgade située à une quarantaine de kilomètres à l'Ouest de Kourou) et à Cayenne.
  
  Des touristes et des journalistes, attirés par le prochain lancement d'Ariane, commençaient à débarquer à l'aéroport où, discrètement, les contrôles devenaient plus stricts, tant par les agents de la police que par ceux de la douane.
  
  Des indicateurs avaient été placés parmi le personnel des deux hôtels de Kourou, l'Albia et celui des Roches, où Coplan revenait tous les soirs après avoir bu un Martini au cercle voisin.
  
  Non, il ne voyait vraiment pas ce qu'il aurait pu faire de plus. D'Europe, il ne recevait aucune nouvelle, à telle enseigne qu'il finit par appeler le Vieux par téléphone, depuis sa chambre d'hôtel, pour lui demander si l'on ne savait toujours rien au sujet du meurtrier d'Olafson.
  
  - Non, dit le Vieux. Ce type semble s'être volatilisé dans la nature. On est à peu près convaincu qu'il a dû quitter Las Palmas le jour même. Mais, avec le nombre de gens qui entrent et qui sortent aux îles Canaries, allez savoir ?
  
  - Il n'y a pas eu d'autres histoires dans les usines ?
  
  - Rien. Calme plat sur toute la ligne. Après l'algarade de Linköping, les gens de l'organisation adverse ont dû sentir d'où venait le vent. Qui sait si, finalement, ils n'ont pas renoncé à mettre leur projet à exécution ?
  
  - Ça m'étonnerait, bougonna Coplan. Vous me paraissez bien optimiste, tout à coup. Moi, j'interprète ce calme d'une façon radicalement opposée : ils savent ce qu'ils doivent savoir et comment ils vont frapper.
  
  - C'est également possible, admit le Vieux. Vous êtes là-bas pour ça. Rien de neuf, de votre côté ?
  
  - Si. A Cayenne, c'est le carnaval.
  
  - Vous vous foutez de moi ?
  
  - Pas le moins du monde. Cela dure pendant deux mois, tous les week-ends. Et ça amène des groupes folkloriques qui viennent des Caraïbes et du Brésil. Imaginez comme cela facilite la tâche de la police, au point de vue du filtrage !
  
  - Hum, grogna le Vieux. Est-ce tout ?
  
  - Non. Il y a aussi des biréacteurs brésiliens Xavantes qui font la navette avec Belem et Natal, où les stations de poursuite sont équipées du même matériel que le nôtre. On ne peut pas fouiller chaque fois leurs occupants comme s'ils trafiquaient de la drogue, au risque de détruire les bonnes relations que nous avons avec ce pays.
  
  - Vous, accusa le Vieux, vous êtes en train d'ouvrir votre parapluie pour le cas où ça tournerait mal.
  
  - Nullement, mais je vous montre que nous ne sommes pas ici sur un lit de roses. Au propre comme au figuré, on sue des grosses gouttes.
  
  - Quand doit avoir lieu le lancement ?
  
  - Après-demain.
  
  - Eh bien, ouvrez l’œil, et le bon. Vous savez ce qui est en jeu. Outre les répercussions dramatiques qu'entraînerait un échec d'Ariane, nous aurions toute l'Europe sur le dos.
  
  - Je sais, soupira Coplan. Il n'y a pas à dire, vous m'avez fait un joli cadeau, en m'envoyant ici. Encore heureux que le pays et les gens soient beaucoup plus sympas que je ne le croyais. Enfin, quoi qu'il advienne, nous ne tarderons plus à être fixés.
  
  Il raccrocha, laissant errer ses yeux sur le panorama qu'il voyait au-delà de la grande baie vitrée : des palmiers à la tête courbée par le vent, plantés dans un sol encombré de masses rocheuses, une vieille tour blanche qui, paraît-il, servait au temps du bagne à surveiller la mer pour le cas où des détenus tenteraient de s'évader des Îles du Salut ; et puis, au-delà, les flots beiges de l'océan.
  
  Coplan demeurait songeur. Dès demain, lui avait dit Danube, la radio allait diffuser régulièrement un avis à la navigation : les navires étaient invités à s'écarter d'une zone située sous la trajectoire prévue de la fusée, afin de ne pas courir le risque d'être atteints par les carcasses des étages qui se détacheraient au gré de sa course. Ou par des fragments si l'engin tout entier explosait accidentellement pendant son ascension.
  
  Des garde-côtes allaient croiser dans les eaux territoriales afin de s'assurer que cet avis était respecté. Par la même occasion, ils devaient aussi repérer, le cas échéant, des individus mal intentionnés qui tenteraient un débarquement clandestin sur la côte.
  
  Au début de sa montée, l'accélération de la fusée serait relativement faible : son poids de 207 tonnes devait être vaincu par la poussée de ses quatre moteurs Viking, qui représentait 240 tonnes et devait s'exercer pendant 150 secondes, soit deux minutes et demie.
  
  Des tas de choses pouvaient se passer pendant ce temps-là. Par exemple, un simple missile antiaérien à tête chercheuse d'infrarouge pouvait aisément rejoindre Ariane et la démolir.
  
  Mais non. Les saboteurs ne recourraient pas à un moyen aussi flagrant, aussi visible, leur but étant de semer le doute sur la qualité de construction de l'engin, sur son manque de fiabilité, plutôt que de le détruire d'une façon spectaculaire.
  
  Coplan se résigna à se coucher.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, dans la matinée, il décida de faire un saut jusqu'à Cayenne, pour y avoir un ultime entretien avec Morantini.
  
  Peu avant dix heures, sous un soleil déjà torride, il gara sa petite Renault au parking de l'immense place des Palmistes, en face du drugstore.
  
  Il alla acheter une provision de Gitanes et un journal dans ce magasin moderne et accueillant qui est le rendez-vous du gratin de la ville, puis il remonta dans sa voiture pour aller jusqu'à la Gendarmerie, à la Pointe Chaton, près des ruines jaunies et noircies de l'ancien bagne.
  
  En dépit de l'arrivée d'étrangers, la cité gardait son aspect paisible de préfecture provinciale endormie sous le soleil, avec ses longues rues à angle droit bordées d'immeubles souvent vétustes, à un ou deux étages, couverts de toits de tuiles ou de tôle ondulée rouillée par les pluies. De très rares voitures.
  
  En d'autres circonstances, Coplan aurait volontiers flâné le long des caps et des anses qui limitent la presqu'île de Cayenne, ou déambulé dans le quartier aussi pittoresque que mal famé du Village chinois, avec ses prostituées, ses bars dégueulasses, ses cabanes et cahutes plantées de part et d'autre d'un chenal putride que l'écrivain Claude Rank avait baptisé, à juste titre, « Rio Merda ». Mais l'heure n'était pas aux pèlerinages...
  
  Morantini, en tenue cette fois (chemise kaki à épaulettes noires, short colonial) reçut Coplan avec sa jovialité coutumière.
  
  - Alors, ça approche ! lança-t-il gaiement. Moi je vous le dis : ces salopards ne bougeront pas, nos précautions sont trop bien prises.
  
  - Je voudrais partager votre confiance, émit Coplan, sceptique. Le compte à rebours va débuter cet après-midi, et il va durer 20 heures. Ce sera long.
  
  - Ne vous mettez donc pas martel en tête, conseilla le commandant. Il faudrait être drôlement finaud pour déjouer tous les dispositifs de sécurité.
  
  - Il y a des attentats contre lesquels on ne peut rien, malheureusement. Même le Président Kennedy a été assassiné. Bref, je suis venu vous voir pour deux choses. Primo : l'écoute des émissions radio. Secundo, la zone maritime.
  
  Morantini se gratta la tête.
  
  - Sur le plan radio, on n'a rien capté d'insolite. Vous savez, à part une ou deux entreprises de travaux publics et les gens du centre spatial, pratiquement personne ici n'utilise des talkie-walkies. On aurait tôt fait de repérer des émissions pirates. Jusqu'à présent - touchons du bois - on n'a rien entendu qui vaille d'être noté.
  
  - Bien. Et du côté de la mer ?
  
  Morantini ramassa un papier qui gisait sur son bureau, le tendit.
  
  - Voilà un inventaire qui date d'il y a une heure, indiqua-t-il. Il a été dressé avec le concours de la station radio-maritime, de notre patrouilleur, de nos vedettes et de nos hélicoptères de surveillance. En ce moment, au large croisent une demi-douzaine de bâtiments dont voici les noms.
  
  Coplan parcourut la liste :
  
  M/V La Plata. Cargo argentin venant de Rio de Janeiro, en route pour le Canal de Panama.
  
  M/V Rio Apure. Vénézuélien, allant de la Guaira à Recife.
  
  M/S Jacksonville, paquebot venant de la Nouvelle-Orléans, en route pour Rio et Buenos Aires.
  
  M/Y Southern Cross, yacht battant pavillon américain, venant de Georgetown en Guyana et se dirigeant vers Belem.
  
  S.S. Sao Paulo, brésilien, destination Cuba. S.S. Penelope, cargo grec allant de Port of Spain à San Salvador de Bahia.
  
  - Qu'est-ce qu'il fout là, celui-là ? s'enquit Coplan en montrant le dernier nom.
  
  - Oh des Grecs ! On en voit partout, répondit Morantini. On se demande toujours ce qu'ils peuvent ramasser comme cargaison. Enfin, vous voyez, ce secteur-là est tenu à l’œil comme les autres. Si un de ces bâtiments devait changer de cap, nous le saurions rapidement. Inutile de vous dire que la liste est tenue à jour d'heure en heure.
  
  - Parfait, dit Coplan. Je suppose que vous garderez vos effectifs sur le pied de guerre jusque demain soir ?
  
  L'officier, approuvant de la tête, déclara :
  
  - Nous aurons à disposition, constamment, des moyens d'intervention rapide. Et si rien ne se passe, vous me paierez le champagne.
  
  - Une caisse, promit Coplan, souriant à demi. Maintenant, je m'en retourne là-bas. Je ne décollerai plus du P.C. de lancement ou du centre technique jusqu'à ce qu'Ariane ait injecté sa charge utile sur orbite. Appelez-moi à la moindre anicroche.
  
  - Vous de même, conclut Morantini. Moi, je resterai vissé ici.
  
  
  
  
  
  La fusée, blanche, haute de 47 m et large de 3,80 m, mais encore encastrée dans la tour, n'était pas visible du sommet du bunker. Le remplissage des réservoirs du second étage, en peroxyde d'azote, avait commencé.
  
  Non loin de la tour se dressait un château d'eau en forme de boule, de teinte aluminium, posée sur une haute colonne cylindrique. Il renfermait de l'eau glacée qui, en cas de nécessité, pouvait être évacuée à haute pression. Deux gros camions moto-pompe stationnaient à proximité, taches rouges dans cette plaine verte bordée par la forêt tropicale.
  
  Les lourdes portes d'acier du P.C. de lancement n'étaient pas encore fermées, et l'on observait l'incessant va-et-vient de personnalités de l'E.S.A. et du C.N.E.S. A l'intérieur, devant les pupitres, les consoles et les écrans, les techniciens guettaient lampes, clignotants ou signaux, appuyaient parfois sur des touches pour faire apparaître le renseignement qu'ils désiraient.
  
  Coplan, qui s'était réfugié dans la cage vitrée réservée aux invités, avait la sensation désagréable d'être de trop et de ne servir à rien. Pourtant tout le monde était extrêmement calme, à commencer par le responsable du lancement, un homme très affable appelé Rignac. Il se déplaçait constamment entre la rotonde du P.C. et les locaux disposés en rayons autour d'elle, donnant des ordres, s'informant, consultant des instruments ou des appareils.
  
  Simultanément, en d'autres endroits de la base, les vérifications suivaient leur cours : calculateurs, liaisons radio, radars, systèmes de télémesure, caméras, météo.
  
  Si rien ne clochait, la mise à feu aurait lieu le lendemain matin à 11 h 20.
  
  Vers 18 heures commença le remplissage des deux premiers étages en diméthyl-hydrazine, ce qui allait durer cinq heures.
  
  Tout semblait se dérouler très normalement. Néanmoins, Coplan ne cessait de s'interroger sur la validité des mesures prises.
  
  A un moment donné, un technicien lui fit signe, à travers la vitre, qu'on le demandait au téléphone. Coplan sortit de la cabine et prit le récepteur. Au bout du fil, c'était Morantini.
  
  - J'ai une nouvelle pour vous, articula ce dernier. Vous vous souvenez de ce type dont vous m'aviez parlé, Frédéric Wilber ?
  
  - Oui, dit Coplan, tendu. Et alors ?
  
  - Eh bien, il vient de débarquer il y a une heure à Rochambeau. La police m'a prévenu qu'elle tient ce quidam dans le collimateur. Il est allé acheter une paire de jumelles et deux talkies avant de monter en taxi à l'Hôtel du Montabo. Que devons-nous faire ?
  
  Coplan décida :
  
  - Qu'on tisse un filet autour de lui. Surtout, qu'il ne se rende compte de rien, c'est capital. Qu'on vérifie aussi s'il n'est pas couvert par un complice. Je ne tiens pas à ce qu'on lui fasse le coup d'Olafson.
  
  
  
  
  
  XII
  
  
  
  COPLAN PASSE A L'ATTAQUE
  
  
  
  
  
  Après cette communication, Coplan demeura pensif, sa main tenant encore le combiné qu'il venait de poser sur l'appareil. Rien ne trahissait l'intensité du travail mental qu'il accomplit en quelques secondes. Ensuite il prit sa décision.
  
  S'adressant au technicien qui l'avait appelé, Coplan lui dit :
  
  - Si on me demande encore, je suis à l'Hôtel des Roches. Sur ce, il cingla vers l'extérieur.
  
  - Vous nous quittez, monsieur Coplan ? s'étonna Rignac.
  
  - Oui. Je crois que ma présence sera plus utile ailleurs. Mais vous me reverrez avant la fin du compte à rebours.
  
  Il sortit du bunker à longues enjambées, rejoignit sa petite Renault et fonça vers son hôtel.
  
  Arrivé dans sa chambre, il s'empara du volumineux dossier documentaire qu'il s'était constitué depuis son arrivée à la base, en préleva un feuillet qui, sous forme de graphique, décrivait la trajectoire idéale qu'allait suivre Ariane, en altitude et en distance.
  
  Après avoir réexaminé cette courbe, Coplan se munit d'une carte géographique montrant la côte nord de l'Amérique du Sud.
  
  A l'aide d'un crayon et d'une règle plate, il traça sur la carte, par une ligne droite partant de Kourou, la direction qu'allait emprunter la fusée. Puis il reporta sur cette ligne la distance parcourue au bout de 100, 200, 300 et 400 secondes.
  
  Cela fait, il utilisa sa calculatrice de poche, se livra à quelques opérations. Légèrement enfiévré, il se dit que, maintenant, il tenait un bout du fil.
  
  Il appela derechef Morantini à son P.C.
  
  - Oui ? fit ce dernier, un peu survolté également.
  
  - Ecoutez-moi bien, mon vieux, lui dit Coplan. Débrouillez-vous comme vous voulez mais je veux de toute urgence une réponse à la question suivante : parmi les navires qui sont au large actuellement, lesquels croiseront demain matin à 11 heures 20 à 167 milles nautiques environ à l'est de Kourou ?
  
  - Hein ? Quoi ? aboya Morantini, désarçonné.
  
  - Oui. D'après la position, la vitesse et la direction de ces bâtiments, dites-moi lequel a le plus de chances de se trouver à proximité de cet endroit demain à l'heure H. Et je vous précise que c'est hors des eaux territoriales.
  
  - Je vais me renseigner illico, promit l'officier.
  
  - Appelez-moi dès que vous aurez la réponse. Je suis à présent dans ma chambre à l'Hôtel des Roches. Je n'en démarrerai plus tant que je ne saurai pas à quoi m'en tenir.
  
  - Okay.
  
  Coplan, les yeux fixés sur l'océan, alluma une cigarette qu'il se mit à fumer avec volupté.
  
  Tout collait parfaitement. Il y avait une chose que les ennemis d'Ariane ne pourraient avoir apprise : c'était le moment précis où la fusée quitterait le sol, à la seconde près. Car un retard dans le compte à rebours pouvait fausser l'heure du lancement annoncée par la presse et la radio, et empêcher ainsi la réalisation du coup que l'adversaire avait préparé. D'où l'absolue nécessité, pour Wilber, de se procurer une paire de jumelles et un moyen de communication, et d'observer de loin la montée de la fusée.
  
  Sur des charbons ardents, Coplan regarda sa montre. Il était 19 heures 35. Il avait encore le temps de se faire monter des sandwiches et de la bière.
  
  Il voulut appeler le service d'étage mais le téléphone se mit à sonner alors qu'il s'apprêtait à décrocher.
  
  - Je vous écoute, Morantini.
  
  - Eh bien, parmi les navires qui se dirigent vers le Brésil, il n'y en a qu'un qui ait des chances d'atteindre à 11 heures 20 la position que vous m'avez désignée.
  
  - Et c'est ?
  
  - Le yacht « Southern Cross »
  
  - Nom de Dieu ! proféra Coplan. Pouvez-vous mobiliser séance tenante deux hélicoptères lourds, avec des hommes bien armés ?
  
  - Bien sûr mais...
  
  - Faites-le et gardez une place disponible pour moi dans l'un d'eux. Qu'il vienne me chercher à l'hôtel.
  
  - D'accord, mais... est-ce que je peux placer un mot, oui ?
  
  - Allez-y.
  
  - Pourquoi lui en voulez-vous, à ce yacht ? Il bat pavillon américain, je vous le rappelle.
  
  - Pavillon mon cul, dit Coplan. Je prends toute la responsabilité de son arraisonnement, dans ou hors des limites territoriales.
  
  - Vous êtes sûr de ne pas faire de gaffe ? Sur quoi vous basez-vous ?
  
  - Je vous expliquerai plus tard.
  
  - Et ce type, Wilber, vous vous désintéressez de lui ?
  
  - Dans l'immédiat, je m'en fous complètement, vous m'entendez ! Qu'on continue à le tenir à l’œil, c'est tout. Et qu'on tâche de repérer son ou ses complices, car maintenant j'estime qu'il pourrait en avoir un ou deux. Faites vinaigre, Morantini.
  
  - Bon. Le Puma sera aux Roches dans moins d'un quart d'heure.
  
  Coplan raccrocha, son cerveau continuant à fonctionner comme un ordinateur. Wilber avait acheté deux talkies : il voulait donc correspondre avec un acolyte, et non prévenir directement le yacht, car un petit émetteur de ce genre n'avait pas, et de loin, une portée suffisante pour alerter un bateau croisant au large à des dizaines de milles.
  
  De plus, derrière ces deux canailles, il devait y en avoir une troisième, soit pour les couvrir, soit pour les liquider après l'opération, comme à Las Palmas.
  
  C'était au P.C. de lancement, après le coup de fil de Morantini, que le déclic s'était produit dans l'esprit de Coplan. Ce qu'il avait vainement cherché dans sa mémoire, jusque-là, c'étaient en réalité deux données complémentaires : une question posée à Elvira Fors par un de ses ravisseurs, et la réponse ultérieure fournie par Maertens, le chef du Département Ariane à l'E.S.A. : non, on ne pouvait pas inhiber la centrale d'ordres de la fusée à partir du moment où elle avait décollé.
  
  Dès lors, il n'existait plus qu'un seul moyen d'agir sur sa trajectoire. Et ces salauds-là l'avaient découvert !
  
  Coplan, en polo à manches courtes, vida les trois poches de son pantalon avant de quitter la chambre. Il percevait le grincement des turbines de l'hélicoptère qui approchait.
  
  L'appareil se posa sur la pelouse, du côté opposé à la mer, et Coplan y grimpa, surpris de voir Morantini dans l'habitacle, avec les gendarmes pourvus de pistolets mitrailleurs. Ce ne fut que lorsque l'appareil eut repris l'air que Francis put demander :
  
  - Vous nous accompagnez ?
  
  - Oui ! Je veux voir de mes propres yeux ce qui va se passer, car je crois que vous allez nous mettre dans un sacré pastis !
  
  - Ne vous inquiétez pas. Plus j'y réfléchis, plus je suis convaincu d'avoir mis dans le mille. Vous connaissez la position actuelle du yacht ?
  
  - Bien entendu. Il se balade à 75 milles au nord vrai de Cayenne et file 12 noeuds. Nous devrons l'apercevoir dans moins d'une demi-heure.
  
  La nuit était tombée. Le ciel où se promenaient quelques nuages blancs conservait une limpidité que révélait la brillance du clair de lune, dont la lumière faisait miroiter la surface de l'océan.
  
  
  
  
  
  A bord du « Southern Cross », Rosolino assurait la veille. En pilotage automatique, le yacht filait sur une mer argentée, déserte, aussi calme qu'un lac. Parfois, un troupeau de dauphins surgissant des profondeurs bondissait gracieusement hors de l'eau, le dos rond, avec un ensemble étonnant. Leurs culbutes se poursuivaient pendant quelques minutes, laissaient des flaques d'écume qui se diluaient aussitôt, puis ils ne reparaissaient plus.
  
  Malgré le bruit du moteur du yacht et le souffle de la brise, Rosolino entendit un son aigre qui venait de l'arrière. Il tourna la tête, fut plutôt saisi d'apercevoir à basse altitude deux engins volant de conserve, feux de position allumés, et qui s'approchaient manifestement du « Southern Cross ».
  
  Tout à coup, il réalisa ce que cela pouvait signifier. Abandonnant l'habitacle, il ouvrit les battants donnant sur l'escalier intérieur, pénétra dans le salon où le groupe était encore réuni devant des bouteilles de champagne.
  
  - Deux hélicoptères nous arrivent dessus, annonça-t-il d'une voix effarée.
  
  Le masque de Rascaux se figea. Jane ne parut pas s'émouvoir. Müller se renfrogna et Carine leva des yeux intrigués vers Rosolino.
  
  - Il n'y a pas de quoi s'affoler, prononça Mario. Ce sont peut-être des appareils de la douane française qui font une ronde.
  
  A présent, tout le monde pouvait entendre le vrombissement aigu des engins de recherche. Ceux-ci semblaient plafonner non loin du bateau et le suivre dans sa course. Soudain, chacun voulut les voir. Il y eut une débandade, alors que Mario criait :
  
  - N'ayez pas l'air effrayé, surtout ! Nous n'avons rien à nous reprocher ! Les papiers de bord sont en règle !
  
  Mais, en dépit de ses objurgations, ses deux subalternes n'en menaient pas large. Alors que les femmes étaient déjà montées à l'extérieur, Müller se précipita dans sa cabine. Il préleva un Colt P 38 dans un tiroir, le cacha dans sa ceinture, sous son tee-shirt.
  
  Au moment où il gagnait à son tour l'escalier, la voix puissante d'un mégaphone domina tous les autres bruits.
  
  - Gendarmerie française ! Veuillez stopper les machines et préparer le livre de bord, pour vérification !
  
  Le même appel fut répété en anglais. Il émanait de l'hélicoptère qui se trouvait juste à l'aplomb du yacht, à une quinzaine de mètres au-dessus de lui. Quant à l'autre Puma, il volait parallèlement. Dans la porte ouverte du cockpit, on pouvait distinguer deux hommes braquant leurs pistolets mitrailleurs vers le pont du yacht.
  
  Rascaux eut le sentiment qu'il ne s'agissait pas d'une visite de routine. Ou bien ces types se trompaient, croyant dur comme fer avoir affaire à des contrebandiers... ou bien ils savaient parfaitement à quoi s'en tenir au sujet du « Southern Cross ». Néanmoins, il obtempéra.
  
  Une échelle de corde se déroula peu après sous l'hélico qui surplombait le navire, s'inclina dans la brise. Un homme en civil entreprit d'en descendre les échelons pour prendre pied sur le pont.
  
  Un court instant, Rascaux fut tenté de modifier brusquement la course du navire afin de se soustraire aux investigations, mais il se domina, réalisant que ce serait précipiter sa perte.
  
  Coplan lâcha l'échelle dès qu'il eut touché la plage arrière, alors que Morantini, pistolet mitrailleur en sautoir, amorçait à son tour sa descente.
  
  Dévisageant les trois hommes qui, postés en des endroits divers, le contemplaient sans trop de sympathie, il questionna d'une voix dure :
  
  - Qui commande ce yacht ?
  
  - Moi, dit Rascaux, faussement nonchalant. Qu'y a-t-il pour votre service ?
  
  - Tiens, vous parlez français ?
  
  - Je, suis Français.
  
  - Et vous commandez un bateau américain ?
  
  - Je l'ai pris en location en Floride. Est-ce interdit ?
  
  Carine, tout en écoutant le cœur battant ce dialogue, prit soudain conscience qu'une chance inespérée s'offrait à elle, mais elle voulut d'abord voir comment les choses allaient tourner. Jane, elle, semblait trouver cet épisode fort amusant.
  
  - Vos papiers d'identité, je vous prie, articula Coplan.
  
  - Ils sont en bas, dans ma cabine.
  
  - Je vous suis.
  
  Ils s'engagèrent dans l'escalier pendant que Morantini arrivait à son tour sur le pont et calait la crosse de son arme contre sa hanche, les yeux plus attirés par les deux jolies filles en tenue légère que par leurs compagnons.
  
  S'adressant à Rosolino, qui était le plus près de la timonerie, il lui demanda :
  
  - Où est le journal de bord ?
  
  - Par ici, indiqua l'interpellé en montrant le poste de pilotage.
  
  Morantini lui emboîta le pas, méfiant par principe mais doutant cependant que ces plaisanciers fortunés fussent un ramassis de fripouilles embrigadées dans un sombre complot.
  
  Coplan feuilletait le passeport de Rascaux, dans la cabine.
  
  - Vous êtes domicilié en Ouganda ? s'étonna-t-il. Que faites-vous là-bas ?
  
  - J'y ai une plantation de café.
  
  - Ça rapporte tant que ça ? émit Coplan, sceptique.
  
  - Pas mal, fit Rascaux. Est-ce pour m'entendre raconter ma vie que vous êtes venu à bord ?
  
  - Non, dit Coplan en refermant le passeport qui paraissait parfaitement en règle. Mon intention est de perquisitionner ce yacht.
  
  - Aucune objection. Nous n'avons rien à cacher.
  
  Coplan eut la sensation très nette que ce type aux allures de mercenaire était en train de lui jouer la comédie.
  
  - Très bien, fit-il. Veuillez remonter là-haut et répondre aux questions du commandant de gendarmerie.
  
  Réticent, Rascaux prit le parti d'obéir. Après tout, seul un spécialiste d'une rare perspicacité aurait eu une petite chance de déceler le camouflage.
  
  Après son départ, Coplan entreprit de passer la cabine au peigne fin. Elle était spacieuse, comportait plusieurs espaces de rangement. Mais l'appareillage clandestin pouvait avoir été dissimulé ailleurs, pour n'en être extrait qu'au moment où il devait être utilisé.
  
  Sur ces entrefaites, Morantini apparut sur le seuil.
  
  - J'ai vu le journal de bord, consulté la liste de l'équipage et des passagers, déclara-t-il. Tout est en ordre, sinon qu'un certain Müller et le capitaine du bateau ont une drôle de gueule.
  
  - Il habite où, ce Müller ? s'informa Coplan tout en poursuivant ses recherches.
  
  - A Kampala, en Ouganda.
  
  Coplan se tourna brusquement vers Morantini.
  
  - Où est Rascaux, le capitaine ? Je vous l'avais envoyé.
  
  - On s'est peut-être croisés, je ne l'ai pas vu.
  
  - Crénom, jura Coplan. Remontez en vitesse et assurez-vous que personne ne jette des objets par-dessus bord !
  
  Morantini partit au trot dans la coursive, escalada les marches quatre à quatre, déboucha sur la plage arrière alors qu'une altercation opposait une des jeunes femmes à Rascaux, mais, à cause des turbines des hélicoptères, il n'entendit pas leurs paroles et ils se turent en l'apercevant.
  
  En bas, Coplan ouvrit les deux battants d'une penderie ; son regard tomba sur les éléments empilés d'une chaîne de haute fidélité. Privée d'enceintes acoustiques. En revanche, il y avait là un curieux machin, un cylindre en métal posé sur une plaque carrée en matière isolante et pourvu, près de son sommet, de deux plaquettes allongées disposées en croix.
  
  Le sang de Francis ne fit qu'un tour. Il tenait la preuve ! La soi-disant chaîne Hi-Fi n'en était certainement pas une : elle devait contenir l'émetteur capable d'alimenter cette antenne U.H.F. et d'envoyer à la fusée Ariane le signal de télécommande de destruction en vol, comme il l'avait soupçonné !
  
  L'explosion que les techniciens du Centre de contrôle auraient pu déclencher si le lanceur s'écartait trop de sa trajectoire, ces saboteurs se proposaient de la provoquer eux-mêmes pour faire croire qu'il s'était désintégré à cause d'un vice de construction !
  
  Après, les ingénieurs du C.N.E.S. et de l'E.S.A. auraient pu raconter ce qu'ils voulaient, on ne les aurait pas crus...
  
  Enfiévré par sa découverte, Coplan quitta la cabine en vitesse et remonta sur le pont. Avisant Morantini, il clama :
  
  - Ce yacht doit être saisi et amené à Cayenne ! Mettez tous ses occupants en état d'arrestation !
  
  Alors que le commandant levait la tête pour adresser un signe du bras au pilote de l'hélicoptère qui faisait du point fixe au-dessus du « Southern Cross », Müller dégaina prestement le pistolet qu'il portait dans sa ceinture, en appliqua le canon sous son menton et pressa la détente. Des morceaux de sa tête volèrent dans tous les sens pendant qu'il s'affalait et que son pistolet tombait dans la mer.
  
  Jane hurla en collant ses mains sur ses oreilles, les yeux exorbités. Rascaux, avec une présence d'esprit stupéfiante, retira de sa poche de pantalon un Browning qu'il voulut braquer sur Coplan, mais ce dernier devança son geste en bondissant vers lui et en lui agrippant le poignet pour dévier l'arme.
  
  Une lutte haineuse opposa alors les deux hommes qui, emportés par leur furie, valdinguèrent contre la cloison arrière du château.
  
  Morantini, incapable de tirer et plutôt encombré par son pistolet mitrailleur, garda Rosolino dans son champ de vision, de même que le steward et le cuisinier qui sortaient de l'entrepont, l'air ahuri.
  
  Coplan ne parvenait pas à maîtriser définitivement son adversaire, ce dernier étant animé de la rage meurtrière de ceux qui n'ont plus rien à perdre. Dans les efforts frénétiques qu'ils déployaient pour se dominer l'un l'autre, les deux antagonistes roulèrent sur le deck, Rascaux cherchant toujours à tourner le canon de son arme vers la figure de Coplan. A un moment donné, il parvint à prendre le dessus, sa face tordue par un rictus de dément.
  
  Si Morantini n'avait pas craint de tourner le dos, ne fût-ce qu'une fraction de seconde, aux individus qu'il tenait en joue, il aurait assené un coup de son pistolet sur le crâne du gredin pour le mettre hors d'état de nuire. Or il se passa quelque chose d'inoui : une des deux filles se précipita vers les deux batailleurs et d'un mouvement de bas en haut, elle planta un pic à glace entre les fesses de Rascaux, l'y enfonça jusqu'à la garde.
  
  Le chef de bande poussa un cri atroce, la tension de tous ses muscles se relâcha instantanément et son pistolet lui échappa tandis que Carine observait avec une joie morbide le manche du pic et le sang qui commençait à maculer le pantalon de Mario.
  
  Coplan rejeta le grand corps affalé sur lui, se remit sur ses pieds. Il n'avait rien vu mais, stupéfait, il regarda Carine qui dont l'éclat de rire suraigu annonçait la crise de nerfs.
  
  Rosolino et les autres n'étaient pas moins abasourdis. Coplan ramassa le pistolet de Rascaux alors que celui-ci, recroquevillé, continuait à hurler comme un porc qu'on égorge. Et soudain il se tut, évanoui, roula face contre terre.
  
  Coplan retira d'un coup sec l'arme improvisée dont s'était servie la jeune femme, la jeta pardessus bord. Un gendarme prenait pied sur la plage arrière, un autre se glissait hors de l'habitacle de l'hélicoptère et empoignait les montants de l'échelle de corde.
  
  
  
  
  
  Le yacht filait vers Cayenne à vive allure. Selon les calculs, il devait atteindre le port vers trois heures et demie du matin.
  
  La dépouille mortelle de Müller avait été livrée en pâture aux requins, le pont nettoyé à la lance d'arrosage. Rosolino, menottes aux poings, était consigné dans sa cabine. Jane, de même, bien qu'elle eût juré ses grands dieux qu'elle ignorait tout du but de cette croisière.
  
  Un des hélicoptères avait acheminé Rascaux vers l'hôpital Saint-Denis, où l'on réussirait peut-être à le sauver si l'hémorragie provoquée dans son ventre ne l'avait pas tué entre-temps. Quant à Carine, après avoir longuement sangloté, elle se reposait, allongée sur le sofa du salon, sous les yeux de Morantini et de Coplan.
  
  Ceux-ci bavardaient à mi-voix tout en se désaltérant du champagne resté dans les bouteilles.
  
  - Ce que je ne vois toujours pas, avoua Morantini, c'est ce qui vous a déterminé à monter cette expédition contre le yacht. Vous aviez reçu des informations extérieures ?
  
  - Non. Une simple question de raisonnement. Tout bien considéré, il n'existait qu'une façon de démolir Ariane, tant dans la réalité que dans l'esprit de ses futurs utilisateurs : c'était de la faire exploser en l'air par les dispositifs qui ont été conçus dans ce but et qui avaient été soigneusement mis au point par les constructeurs eux-mêmes.
  
  - Bigre ! Mais comment y arriver ?
  
  - En envoyant à la fusée le signal d'autodestruction que seul, en principe, devait pouvoir émettre le Centre de contrôle. Voilà pourquoi ces salauds n'avaient pas hésité à recourir à des meurtres pour obtenir les renseignements voulus, en noyant leurs tentatives dans d'autres attentats destinés à masquer leurs intentions véritables.
  
  - D'accord mais... le yacht ?
  
  - La fusée devant être lancée dans la direction de l'Atlantique, selon un angle de 35 degrés sur l’Équateur, l'émetteur pirate allait probablement se trouver sous sa trajectoire, de préférence à un endroit inaccessible aux autorités françaises, c'est-à-dire hors des eaux territoriales. Or le « Southern Cross » aurait atteint une position semblable si nous ne l'avions pas intercepté à temps. Grâce à un graphique et à un calcul assez simple, j'ai pu me rendre compte que cela correspondait à l'emplacement où passerait Ariane, dans le ciel, après la fin du fonctionnement des 4 moteurs Viking et le largage de la carcasse du 1er étage. A cet instant, la fusée aurait atteint une soixantaine de kilomètres d'altitude et acquis une vitesse de 1 870 km/seconde, c'est-à-dire près de 7 000 km/heure. Alors, les conditions les plus favorables seraient réunies pour expédier le signal de télécommande d'autodestruction. Ensuite, la vitesse, l'altitude et l'éloignement d'Ariane devant croître rapidement après la mise à feu du second étage, la tentative serait devenue plus aléatoire. Vous voyez, ce n'était pas chinois !
  
  Morantini eut une mimique dubitative et grommela :
  
  - Tout de même, il fallait y penser. Mais qui peuvent être les types qui ont manigancé un coup pareil ?
  
  - Nous n'allons pas tarder à le savoir, émit Coplan. Parmi les gens que nous détenons et ceux que nous allons coffrer en Guyane, il y aura bien quelqu'un qui mangera le morceau.
  
  Carine, les traits tirés, se redressa.
  
  - Impossible de m'endormir, soupira-t-elle. Moi je peux, au moins, vous fournir déjà certaines indications.
  
  
  
  
  
  XIII
  
  
  
  LE DERNIER QUART D'HEURE
  
  
  
  
  
  A ses deux interlocuteurs attentifs, Carine entreprit alors de raconter son histoire afin d'expliquer le geste par lequel elle aurait voulu tuer Rascaux.
  
  Parfaitement franche, elle dévoila comment elle était devenue sa maîtresse et ce qui s'en était suivi : les avanies qu'elle avait subies à Las Palmas, comment elle avait été amenée à connaître les singuliers personnages qui étaient sous ses ordres. Au gré de son récit, elle évoqua notamment Wilber, qui était venu dans leur chambre d'hôtel au Palace, à Bruxelles.
  
  - Quand était-ce ? questionna Coplan, aux aguets.
  
  - Vers la fin du mois de décembre.
  
  - Pouvez-vous préciser la date ?
  
  - Non, mais c'était dans la nuit d'un samedi au dimanche.
  
  Lipsius avait été assassiné juste en face, au Manhattan Center dans la nuit d'un samedi au dimanche, en décembre.
  
  - Mario m'a envoyée dans la salle de bains pour lui parler en particulier, révéla Carine. Et puis, je n'ai revu Wilber qu'à Key West, en Floride, il y a trois semaines. Mario m'a livrée à lui, pieds et poings liés, c'est le cas de le dire.
  
  Contenant son envie de pleurer, elle relata comment ses soupçons s'étaient éveillés, cita presque mot pour mot la conversation qu'elle avait surprise à bord du yacht et ce qui en avait résulté.
  
  - Pour me punir, Mario m'a séquestrée à partir de l'escale de Porto Rico, chaque fois que nous touchions terre. En mer, il m'a de nouveau ligotée, cette fois pour me donner à Müller, son garde du corps, puis aux trois hommes de l'équipage. Il m'a avertie que ce n'était encore rien à côté de ce qui m'attendait à Belem.
  
  - Une minute, l'interrompit Coplan. Rascaux avait dit à Wilber qu'il le rembarquerait à Belem, si je me souviens bien, et que c'était là que l'argent lui serait versé ?
  
  - Oui, c'est bien ça.
  
  - Compte tenu, aussi, de ses propos au sujet du « grand chef » auquel il vous avait promise, on peut en déduire que cet individu attend le yacht là-bas ?
  
  - Je crois que oui.
  
  - Vous n'en savez pas davantage sur cet individu ? Carine secoua la tête négativement.
  
  - Son nom n'a jamais été prononcé, mais j'ai l'impression que Wilber et Mario ont dû être à son service en Afrique.
  
  Morantini et Coplan se consultèrent du regard, intrigués. Puis Francis demanda à la jeune femme :
  
  - Avec qui Wilber est-il à Cayenne, en ce moment ?
  
  - Avec Rik Stevens, le mari de Jane, et un Allemand nommé Hugo Bartz. Ils logent tous les trois, séparément, à l'hôtel du Montabo.
  
  - Voulez-vous me décrire ces deux-là ?
  
  Carine fournit un signalement très détaillé des intéressés, avec d'autant plus d'empressement qu'elle souhaitait les voir tous abattus par la police. Peu lui importait d'aller en prison si la bande de Mario était exterminée jusqu'au dernier.
  
  Coplan reprit :
  
  - Avez-vous connu un certain Olafson ?
  
  - Non. Il devait nous rejoindre à Las Palmas mais nous sommes partis aux États-Unis sans l'attendre.
  
  Évidemment, puisque Rascaux l'avait fait liquider.
  
  - Et Bartz ? s'enquit Coplan, les yeux plissés. Il se trouvait aussi à Las Palmas. Quand l'avez-vous revu en Floride ?
  
  Carine fit un effort de mémoire, prononça :
  
  - Ce doit être trois jours avant le début de la croisière. Le 5 ou le 6 février.
  
  Olafson avait été abattu le 4 sur la route de San Mateo. Tout cela se tenait admirablement.
  
  - Bon, dit soudain Morantini. Tant que nous y sommes, parlez-nous un peu de vos compagnons de voyage. Ce Rosolino, quel était son rôle ?
  
  - Je l'ignore. Il m'a semblé qu'il était très anxieux de la bonne marche du navire, et qu'il craignait surtout un retard sur l'horaire. Il examinait souvent des cartes marines. Au fond, il a toujours été le plus réservé. Je suppose qu'il était le cerveau de la bande.
  
  - L'autre fille, cette Jane Stevens, était-elle de mèche avec les autres ?
  
  - Elle ? Je ne le pense pas. C'est une écervelée, prête à coucher avec le premier venu, mais trop bête pour que Mario l'ait mise au courant. Comme moi, elle était tenue à l'écart de leurs conciliabules. Le steward, le cuisinier créole et le mécanicien n'ont rien à voir là-dedans non plus. Ils ont été pris en location avec le bateau, à Key West.
  
  L'officier de gendarmerie jeta un coup d’œil sur sa montre, lança derechef à Coplan un regard interrogateur.
  
  - On pourrait préparer le coup de filet, articula-t-il. Ce yacht est équipée de la radio. Je vais aviser la Sûreté Nationale à Cayenne.
  
  - A mon sens, il vaut mieux pas, jugea Coplan. L'un des types du Montabo est peut-être à l'écoute de la radiophonie maritime, dans l'attente d'un signal convenu provenant du yacht.
  
  - Oui, c'est vrai, convint Morantini en se grattant la joue. Au fait, de quoi allons-nous inculper ce Stevens ? Et même Bartz... A nos yeux, ils ne se sont rendus coupables d'aucun délit.
  
  - Pas de problème. Bartz, vous pourrez tranquillement l'accuser du meurtre d'Olafson, et Stevens, je vous parie à cent contre un qu'il détient illégalement dans sa chambre un poste émetteur d'ondes courtes grâce auquel il doit retransmettre au yacht le « top » qu'il aura reçu de Wilber.
  
  - Quel top ?
  
  - Celui annonçant le décollage d'Ariane car, 160 secondes après très exactement, Rascaux devait appuyer sur le bouton pour désintégrer la fusée à distance.
  
  - Hé bé ! fit Morantini, déconcerté. Heureusement que nos enquêtes ne sont pas toutes de ce calibre-là ! Je prendrais vite ma retraite !
  
  Carine préleva nerveusement une cigarette dans le paquet de Gitanes resté sur la table.
  
  - Et moi ? s'enquit-elle en rejetant de la fumée par les narines. Que vais-je devenir ?
  
  Elle avait une mine si désespérée que ses deux interlocuteurs hésitèrent à lui répondre. Enfin, Coplan déclara :
  
  - Si j'affirme que j'ai infligé cette blessure à Rascaux alors que j'étais en état de légitime défense, personne ne me démentira. N'est-ce pas, Morantini ?
  
  Ce dernier bougonna :
  
  - Vous n'allez pas me faire commettre un faux témoignage, quand même ? Ce serait un comble ! Non. Moi, je vois la chose sous un autre angle : assistance à personne en danger de mort. Mademoiselle a voulu vous sauver la vie, c'était son unique mobile. Acquittement assuré.
  
  Puis, à Carine :
  
  - Vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'espère ?
  
  Un pâle sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme.
  
  - Non, dit-elle. Et d'ailleurs, c'est un peu vrai. J'ai vraiment eu peur que Mario ne tue ce monsieur.
  
  - Appelez-moi Francis, dit Coplan.
  
  
  
  
  
  Il était sept heures du matin. De l'Hôtel du Montabo - grand édifice rectiligne niché dans la végétation tropicale - on pouvait voir les toits de Cayenne et la mer éclairés de biais par le soleil levant.
  
  Wilber était déjà levé lorsqu'on frappa à sa porte. La voix de la femme de chambre créole se fit entendre de l'autre côté du battant :
  
  - Petit déjeuner...
  
  Il alla tourner le bouton métallisé, ouvrit, aperçut la fille avec son plateau. Il s'effaça pour la laisser entrer, lorgna sa chute de reins pendant qu'elle allait poser le plateau sur la table. Brusquement, deux hommes qui s'étaient dissimulés de part et d'autre de la porte se ruèrent dans la chambre et bondirent sur son occupant.
  
  Ce dernier voulut se défendre, par réflexe, mais il fut paralysé par une clé imparable et les menottes lui furent passées, les mains dans le dos, pendant que la voix de Coplan articulait :
  
  - Du calme, Wilber. Vous êtes refait. Et vos deux complices également.
  
  De fait, on entendait du remue-ménage en d'autres endroits de l'hôtel, des piétinements, des coups sourds. La triple arrestation s'opéra en moins de deux minutes, parfaitement synchronisée.
  
  Avant que d'autres pensionnaires eussent commencé à s'émouvoir, les trois acolytes de Rascaux furent amenés au rez-de-chaussée et embarqués, sous les yeux du directeur et du réceptionnaire, dans un fourgon de la police.
  
  Le commissaire qui avait conduit l'opération entreprit illico, en compagnie de Coplan et de Morantini, de perquisitionner les chambres où avaient logé Wilber, Stevens et Bartz. Ils ne mirent la main sur aucun document révélateur - sinon des billets d'avion pour Belem - mais trouvèrent chez Stevens ce que cherchait Coplan : un émetteur d'ondes courtes camouflé dans un étui de cassettophone Hi-Fi.
  
  - Ça alors ! s'étonna le commissaire. Comment la douane a-t-elle pu laisser passer cela, alors que les contrôles sont draconiens depuis plus d'une semaine ?
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - A mon avis, Stevens n'a pas dû courir le risque de débarquer en Guyane avec cet appareil. Ce dernier devait se trouver à Cayenne, caché quelque part, depuis longtemps avant son arrivée. Ces gars-là étaient drôlement organisés, nous avons pu nous en rendre compte. Enfin, avec les deux talkies, nous avons assez d'indices matériels pour les confondre. Maintenant, allons leur tirer les vers du nez.
  
  Une demi-heure plus tard, à l'Hôtel de Police de Cayenne, Wilber fut mis le premier sur la sellette. Sachant qu'il n'avait plus aucun intérêt à se taire, l'attentat ayant échoué et le « Southern Cross » étant à la chaîne dans le port, il dévoilà tout, y compris l'identité de l'homme qui, depuis des mois, avait patiemment préparé l'expédition.
  
  Lorsque Wilber prononça son nom, le commissaire, Morantini et Coplan le fixèrent avec effarement et incrédulité.
  
  - Vous vous fichez de nous ? gronda Francis, acerbe.
  
  - Non, dit Wilber. Il s'agit bien de lui. D'ailleurs, vous pourrez vérifier : il se trouve à Belem en ce moment. Il nous y attend tous.
  
  Coplan et Morantini se regardèrent, l'esprit traversé par les mêmes pensées. Le personnage en question était l'ancien président d'un territoire africain. Renversé deux années auparavant, il s'était réfugié en Ouganda.
  
  Wilber, assez abattu, poursuivait :
  
  - Il en veut à mort à la France parce que, d'après lui, elle l'a laissé tomber. Il avait exigé une aide militaire pour combattre les insurgés de son pays, mais elle ne lui a pas été fournie. Tout le monde savait qu'il s'était rempli les poches pendant son règne, et qu'il menait durement son peuple. Alors, il y a un an à peu près, il nous a réengagés à Kampala, car nous avions déjà servi sous ses ordres.
  
  Après un long silence, Coplan prit les deux officiers de police à témoin :
  
  - Vous voyez jusqu'où peut aller la haine de ces despotes. Celui-ci a voulu mener sa guerre personnelle contre nous, et il avait découvert le point faible de la cuirasse : avec une mise de fonds relativement réduite, il espérait nous infliger des pertes de plusieurs milliards. Ce type était peut-être un tyran, mais ce n'est sûrement pas un imbécile.
  
  - Pour ça, non, confirma Wilber sur un ton convaincu. Il est sanguinaire, cruel, pourri de tous les vices, mais il ne manque pas d'intelligence. Il est même parvenu à se faire délivrer un passeport diplomatique par le président ougandais, ce qui lui facilitait beaucoup de choses, vous comprenez.
  
  Le téléphone du commissaire se mit à sonner. Il y eut une brève conversation, puis le policier raccrocha et annonça :
  
  - C'était l'Hôpital Saint-Denis. Rascaux vient de mourir.
  
  - Amen, dit Coplan. Maintenant, messieurs, je vous informe que les services spéciaux vont s'occuper sérieusement du Noir de Belem. Il va lui arriver une mauvaise blague avant qu'il puisse se rendre compte que le « Southern Cross » ne se présentera jamais au rendez-vous.
  
  
  
  
  
  Au P.C. de lancement du Centre spatial, le compte à rebours s'effectuait avec une précision mathématique. Il était 10 h 25, il restait donc 55 minutes avant la mise à feu.
  
  Coplan, plutôt vanné, s'était introduit dans la cage des invités où s'entassaient des représentants des onze pays affiliés à l'E.S.A. Tous pouvaient suivre, grâce aux informations diffusées par un haut-parleur, le déroulement de la procédure.
  
  Une dernière vérification des circuits électriques de la fusée était en cours. Les 1er et 2e étages étaient mis sous pression en vue de l'envol. La pressurisation de l'hélium contenu dans le 3e étage touchait à sa fin.
  
  A 11 heures moins 7, le lanceur était fin prêt. Plus rien n'allait se passer pendant un quart d'heure.
  
  Coplan se reprit à penser qu'Ariane l'avait échappé belle... Carine aussi, qui était destinée à devenir le jouet de ce potentat déchu s'il avait triomphé dans son entreprise. Au moins, elle aurait la satisfaction d'apprendre que Rascaux était crevé.
  
  Heure H - 5 minutes : heure de décollage communiquée au calculateur de bord de la fusée. Démarrage des pompes d'hydrogène du 3® étage.
  
  Moins 1 minute : commutation des circuits électriques sur les batteries embarquées.
  
  Moins 40 secondes : commande d'ouverture des valves à haute pression des réservoirs de peroxyde d'azote des 1er et 2` étages.
  
  Moins 12 secondes : démarrage du programme de l'ordinateur terrestre commandant la mise à feu.
  
  Moins 5 secondes : arrêt de la surveillance automatique des paramètres vitaux.
  
  En d'autres termes, à présent, le contrôle du fonctionnement des mécanismes internes de la fusée échappait aux techniciens du P.C.
  
  A cet instant-là, les battements de cœur de tous les techniciens du P.C. et des invités prirent un rythme plus rapide. Le sort en était jeté. La tension nerveuse de Coplan devint presque insoutenable.
  
  Heure H : mise à feu des moteurs du let étage.
  
  H plus 2,8 secondes : contrôle des moteurs par deux calculateurs terrestres.
  
  H plus trois secondes : autorisation d'envol.
  
  Même à l'intérieur du bunker, le tremblement du sol et le grondement gigantesque des moteurs Vikings devinrent perceptibles. Debout sur sa rampe, Ariane parut s'élever avec peine. Propulsée par un torrent de feu qui s'écoulait dans une vaste galerie bétonnée ouverte sur la plaine, la fusée accéléra verticalement, détachée de ses derniers cordons ombilicaux.
  
  Et aussitôt les radars des stations de poursuite, les caméras optiques à 3000 images/seconde et les antennes de télémesure se mirent à la traquer. Sur les huit tables traçantes du Centre de contrôle, sa trajectoire commença à s'inscrire. Les écrans de télévision révélèrent aux spectateurs enfermés la course furibonde du nouveau météore aux couleurs de l'Europe qui grimpait à l'assaut de l'espace à une vitesse de plus en plus grande.
  
  Expulsé par les boulons explosifs de la chaîne pyrotechnique, le premier étage se détacha de l'ensemble du lanceur, puis le moteur du deuxième étage s'alluma.
  
  Au fur et à mesure que le trajet décrit par la fusée se révélait conforme aux prévisions, l'anxiété des assistants s'allégeait et cédait la place à un enthousiasme encore contenu. Enfin, lorsque Ariane, déjà éloignée de 4000 km et filant à 212 km d'altitude, eut projeté son satellite-charge utile sur l'orbite de transfert, il y eut partout, tant dans le Centre Spatial qu'au Q.G. de l'E.S.A. à Paris, une formidable ovation. La partie était gagnée !
  
  Coplan lâcha un énorme soupir et partit se coucher. Il oublia même d'allumer le cigare traditionnel.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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