Kenny, Paul : другие произведения.

L'étonnante aventure de Coplan

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Pourquoi se réveille-t-on ?
  
  Quel est ce mystérieux mécanisme qui commande inexorablement la remise en route de notre machine à penser ?
  
  Ce déclic silencieux, incontrôlable, insaisissable qui déclenche le retour de la conscience après un long sommeil, comment se produit-il ?
  
  Coplan se réveillait généralement d'une façon nette et directe, avec une reprise quasi instantanée de sa lucidité intellectuelle et de ses perceptions sensorielles.
  
  C'était une particularité de sa nature. Depuis son plus jeune âge, au réveil, il passait sans transition du sommeil calme et profond à la possession la plus claire et la plus complète de ses facultés, tant sur le plan cérébral que sur le plan physique.
  
  Malheureusement, ce n'était pas le cas cette fois-ci.
  
  Avant d'ouvrir les yeux, il se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond. Il se sentait lourd, engourdi, englué dans une sorte de marécage mental dont il avait de la peine à s'extraire.
  
  Il soupira, s'étira, ouvrit enfin les paupières.
  
  Obscurité totale. Pas le moindre reflet de clarté. Pas le moindre bruit non plus.
  
  Curieuse impression. Ce silence irréel, l'opacité absolue des ténèbres, était-ce normal, oui ou non ?
  
  Le cœur de la nuit, peut-être ?
  
  Intrigué, étonné, Coplan se demanda confusément « Pourquoi diable me suis-je réveillé ? »
  
  Son esprit nébuleux ne tenta même pas de formuler une réponse à cette question.
  
  Il referma les yeux, se concentra.
  
  Après quelques secondes, il dut s'avouer que sa mémoire ne fonctionnait pas. Le vide intégral. Aucune image, aucun souvenir. Exactement comme un poste de télé qu'on a débranché.
  
  Alors, brusquement, un sentiment d'irritation, de révolte et d'anxiété s'empara de lui.
  
  - Mais qu'est-ce qui m'arrive, sacrédieu ? maugréa-t-il d'une voix sourde, un peu enrouée, vaguement pâteuse.
  
  Il ouvrit de nouveau les yeux, avala sa salive, fronça les sourcils en découvrant le goût amer qu'il avait dans la bouche.
  
  La gueule de bois ?
  
  Son sentiment de malaise s'amplifia, car il ne se souvenait de rien.
  
  Il remua mollement ses bras et ses jambes, se figea. Sa main gauche venait de toucher une chair tiède. Tiède et douce.
  
  Une femme ? Une femme qui dormait à côté de lui, dans ce lit ?
  
  C'était trop bête !
  
  Une envie de pleurer lui serra la gorge. Pourquoi ne parvenait-il pas à se rappeler les circonstances qui avaient précédé ce réveil abracadabrant ? Pourquoi éprouvait-il cette envie ridicule de pleurer ?
  
  Dans son for intérieur, il décida : « je suis malade. Il m'est arrivé un accident. Un accident grave ».
  
  Il se mit sur le côté gauche, avança les deux mains vers le corps qui occupait l'autre moitié du lit, commença à pétrir avec une voracité presque méchante la chair soyeuse de la dormeuse inconnue.
  
  - Hé, doucement, protesta la femme sur un ton moqueur.
  
  Coplan lui malaxait les flancs, les fesses, les cuisses, fébrilement, maladroitement. Comme il insinuait la main droite vers l'intimité brûlante de l'inconnue, celle-ci lui bloqua le poignet avec une fermeté surprenante.
  
  - Du calme, fit-elle sans se fâcher. Je ne sais pas si tu rêves ou si tu as tout à coup des idées, mais j'ai horreur de commencer d'une manière brutale.
  
  Avec une dextérité qui en disait long sur son expérience, elle glissa les longs doigts souples et déliés de sa main gauche vers la virilité de son turbulent partenaire.
  
  - N'insiste pas, gloussa-t-elle, amusée. L'intendance ne suit pas. Dors, mon chou.
  
  Il se laissa retomber sur le dos, poussa un soupir à fendre l'âme, grommela :
  
  - Allume. Je suis flapi mais je n'ai plus sommeil.
  
  Elle ne bougea pas.
  
  Hargneux, il la secoua en répétant :
  
  - Allume, nom de D... !
  
  Puis, repoussant les couvertures, il marmonna :
  
  - Je veux savoir ce qui se passe. Je ne suis pas dans mon assiette.
  
  Il fut consterné de constater à quel point il était mal fichu. Sa tête pesait une tonne, ses jambes étaient en coton.
  
  Assis sur le bord du lit, il réfléchissait à son état lamentable quand subitement le plafond de la chambre s'éclaira, diffusant une lumière pâle qui s'intensifia progressivement jusqu'à devenir très blanche, d'une crudité désagréable, presque blessante pour les yeux.
  
  Levant la tête, Coplan constata que la surface totale du plafond était allumée, irradiant cette clarté beaucoup trop forte.
  
  Il promena un regard méditatif autour de la chambre, examina la femme qui s'était mise sur son séant dans le lit.
  
  « Quelle histoire, pensa-t-il, accablé. Si ce n'est pas un cauchemar, si je suis vraiment réveillé, ça va très mal. »
  
  La femme était jeune, d'une beauté invraisemblable. Blonde. Et nue.
  
  Son visage ovale, lisse, aux joues pleines et aux pommettes un peu saillantes, était à la fois pur et voluptueux. Ses épaules rondes et nacrées, ses seins fermes, gonflés de sève, ses jolis bras, tout était d'une perfection sublime.
  
  Coplan la regarda droit dans les yeux, la scruta en faisant un effort désespéré pour se rappeler où, quand et comment il l'avait rencontrée.
  
  En vain.
  
  Il dut se résigner à admettre qu'il était bel et bien amnésique.
  
  - Qui es-tu ? questionna-t-il d'une voix morne.
  
  - Je m'appelle Clara.
  
  - Comment as-tu fait pour m'amener dans ton lit ?
  
  - Ce n'est pas mon lit.
  
  - Ah bon ! Et cette chambre n'est pas ta chambre ?
  
  - Non. C'est toi qui m'as amenée ici.
  
  - De mieux en mieux.
  
  Il promena de nouveau un long regard autour de la chambre. La pièce était en forme d'ellipse, longue d'environ six mètres, large de quatre. Les murs étaient uniformément jaunes, d'un affreux jaune verdâtre.
  
  En face du lit, qui occupait une des pointes de l'ellipse, il y avait une table métalligue et deux chaises. La table et les chaises étaient scellées dans le plancher recouvert de moquette noire. A la droite du lit, la cuvette blanche d'un W.C. en porcelaine épaisse scintillait dans la lumière.
  
  Coplan se leva, déambula dans la chambre comme un somnambule, revint vers le lit.
  
  - Où sont nos vêtements ? demanda-t-il. Il n'y a même pas d'armoire dans cette taule.
  
  - Inutile de me poser des questions, dit-elle, goguenarde, j'en suis au même point que toi.
  
  - Mon œil ! renvoya-t-il en haussant les épaules. Si tu ressentais ce que je ressens, tu n'afficherais pas cette figure décontractée.
  
  Il revint s'asseoir sur le bord du lit, baissa la tête, articula sur un ton revêche :
  
  - Aucune idée de l'heure, j'imagine ?
  
  - Aucune.
  
  Il opina, fataliste.
  
  Après quelques minutes de silence, il murmura :
  
  - La seule chose dont je sois à peu près sûr, c'est que je me suis fait avoir. Je suis drogué... Je le sens dans ma tête, dans mes muscles et dans ma bouche. Mais le pire, c'est que la saloperie qu'on m'a collée me bloque la mémoire.
  
  Il se recoucha, ramena la couverture jusque sous son menton, ferma les yeux.
  
  La blonde prononça, toujours narquoise :
  
  - Je croyais que tu n'avais plus sommeil ? Pourquoi te recouches-tu ?
  
  - Qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre ? Je n'ai même pas envie de faire l'amour. Il corrigea, sarcastique
  
  - Ou plutôt, je n'en ai pas les moyens. Et ça aussi, c'est une preuve que je ne suis pas dans mon état normal. Je ne sais pas ce qu'on m'a fait ingurgiter comme cochonnerie, mais la dose devait être vachement carabinée, tu peux me croire sur parole. Pour me rendre inoffensif avec une nana de ton genre dans mon plumard, il faut employer des moyens puissants.
  
  Elle ne répondit pas.
  
  Sans ouvrir les yeux, il bougonna
  
  - Veux-tu me rappeler ton nom ?
  
  - Clara.
  
  - Tout à fait entre nous, ma chère Clara, ne pourrais-tu pas m'aider à élucider ce mystère ?
  
  - Quel mystère ?
  
  - Bon, ça va, laisse tomber, dit-il d'un air écœuré.
  
  L'envie de pleurer lui serra de nouveau la gorge.
  
  Il se morigéna intérieurement : « Te laisse pas abattre, mon petit Francis. La terre n'en continue pas moins à tourner autour du soleil. Ce que tu as de mieux à faire, c'est de ne pas te casser la nénette. Comme disent nos amis de Londres, wait and see. Attendons la suite. »
  
  Mais les sages conseils qu'il se donnait à lui-même n'avaient apparemment aucun pouvoir sur sa volonté. Dans son crâne rempli de brouillard, les rouages de son cerveau tournaient activement et brassaient des torrents de pensées idiotes, incohérentes, tellement étrangères à sa situation présente que sa conscience n'arrivait même pas à les appréhender.
  
  Effarante, cette bouillie mentale.
  
  Une sonnerie tinta soudain quelque part, très loin de la chambre. Mais, dans le silence, elle parut proche et un peu saugrenue.
  
  Coplan ouvrit les yeux.
  
  Une porte, découpée dans le mur latéral, à gauche par rapport au lit. s'ouvrait.
  
  Un homme d'une trentaine d'années apparut, s'avança dans la pièce ovale. C'était un individu de taille moyenne, au visage maigre et pâle, aux cheveux châtains taillés en brosse, les yeux dissimulés par des lunettes aux verres fumés.
  
  Il était vêtu d'une blouse blanche et il arborait une expression sévère.
  
  Sans ouvrir la bouche, il déposa sur le dossier de l'une des chaises une robe de chambre blanche, en gros tissu éponge. Puis, ouvrant une deuxième robe de chambre blanche qu'il avait également apportée, il invita du geste la blonde Clara, qui sortit docilement du lit pour enfiler le vêtement.
  
  Tels les personnages d'un film muet, la jeune femme et le type en blouse blanche quittèrent la chambre. La porte se referma sans bruit.
  
  Resté seul, Coplan se leva, alla examiner la robe de chambre que l'homme aux lunettes avait déposée à son intention.
  
  D'une propreté immaculée, le peignoir faisait penser à ceux qui, dans certaines cliniques de luxe, sont mis à la disposition des malades. A cette nuance près : la robe de chambre ne comportait pas de ceinture. Elle se fermait au moyen d'un gros bouton-pression.
  
  « Comme dans les asiles psychiatriques, se dit Coplan. Rien qui puisse permettre au patient de se blesser ou de se suicider. »
  
  Effectivement, la chambre ne contenait pas un seul objet qui pût se transformer en arme de combat. La table et les chaises étaient vissées dans le plancher, aucun ustensile ne traînait dans la pièce, il n'y avait même pas de couvercle au W.C.
  
  A titre d'expérience, Coplan alla palper le drap et la couverture du lit. Du nylon spécial. Pas question d'en faire des lanières. Quant à la porte, elle était aussi lisse que le mur.
  
  Fataliste, Coplan retourna une fois de plus vers le lit et se recoucha.
  
  Chose bizarre, son corps alourdi réclamait le sommeil, mais son esprit tourmenté empêchait son cerveau de dormir.
  
  Un long moment s'était écoulé quand la sonnerie lointaine se fit de nouveau entendre. La porte s'ouvrit, le type aux lunettes noires réapparut.
  
  - Désirez-vous manger ? demanda-t-il.
  
  - Non. Je désire fumer.
  
  - Je regrette, le tabac n'est pas autorisé.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Pour des raisons médicale.
  
  - Suis-je malade ?
  
  - Vous êtes en traitement.
  
  - C'est quoi, votre boutique ? Une clinique ou une maison de fous ?
  
  - Une clinique.
  
  - Pour quelle maladie me soigne-t-on ?
  
  - Amnésie.
  
  - Il y a combien de temps que je suis ici ?
  
  - Je l'ignore. Je rentre de congé et je viens de reprendre mon service.
  
  - Dans quelles circonstances suis-je devenu amnésique ?
  
  - Je ne sais pas. Je n'ai pas encore eu le temps de jeter un coup d’œil dans votre dossier.
  
  - Où sommes-nous, en fait ?
  
  - Je viens de vous le dire, dans une clinique.
  
  - D'accord, mais dans quelle ville ?
  
  - Pour le moment, ce détail n'a aucune importance pour vous. Pourquoi ne voulez-vous pas manger ?
  
  - Parce que je n'ai pas faim. J'ai l'estomac barbouillé, la tête lourde et les jambes en flanelle. Si je pouvais fumer, je me sentirais sûrement mieux.
  
  - Désolé. Je vous répète que le tabac vous est formellement interdit. Par contre, si vous avez envie d'une nourriture particulière ou d'une boisson, je ferai le maximum pour vous satisfaire.
  
  - Je n'ai ni faim ni soif.
  
  - Une bonne tasse de café noir vous ferait le plus grand bien, croyez-moi.
  
  - Après tout, si ça peut vous faire plaisir, servez-moi un café noir. Bien fort.
  
  Le type opina, se retira, se ramena cinq minutes plus tard avec un plateau de bois sur lequel trônait une petite cafetière en terre. Il déposa la cafetière sur la table, disparut avec le plateau, revint ensuite avec une tasse.
  
  Il versa le café, se prépara à sortir.
  
  Coplan, tout en l'observant d'un œil terne, grommela :
  
  - La jolie personne blonde qui se trouvait avec moi dans le lit, d'où sort-elle ?
  
  - Comment voulez-vous que je le sache ? Ce n'est pas mon amie, c'est la vôtre.
  
  - Est-ce qu'elle va revenir ?
  
  - Je le suppose. Je ne suis pas le patron de la boîte.
  
  - Où est-elle en ce moment ?
  
  - A la salle de bains. Elle fait sa toilette. Vous ferez la vôtre quand vous aurez bu votre café.
  
  - Hé, ne soyez pas si pressé, j'ai encore des choses à vous demander.
  
  - Excusez-moi, mais j'ai beaucoup à faire.
  
  Il s'en alla, le masque toujours aussi austère.
  
  Pas bavard, le gars.
  
  Coplan enfila la robe de chambre, s'installa à la table, but une gorgée de café.
  
  Dégueulasse, en dépit de la bonne odeur qu'il dégageait.
  
  Mais peut-être le breuvage n'était-il pas en cause ? Le goût âcre et amer que Coplan avait dans la bouche persistait et dominait la saveur du café.
  
  Il vida la tasse, se leva, se promena dans la chambre ovale.
  
  La tête penchée en avant, il s'efforça de nouveau de rassembler ses idées.
  
  Peine perdue. Il arrivait tout juste à se remémorer des lambeaux de souvenirs lointains. Il revoyait le visage grave de sa tante Germaine, celle qui habitait Anvers. La maison était grande, avec un jardin sauvage au fond duquel il y avait une cabane. Tante Germaine pleurait souvent. Mais pourquoi pleurait-elle ?
  
  Coplan sentit ses yeux se remplir de larmes.
  
  Était-ce par sympathie, était-ce le rappel de cette image qui datait de l'époque à laquelle il n'était qu'un gamin d'une dizaine d'années ?
  
  Il se secoua.
  
  - C'est trop con ! cria-t-il à haute voix.
  
  Un immense besoin de sommeil lui tomba brusquement sur les épaules. Il marcha vers le lit, s'allongea, sombra dans une torpeur absolue.
  
  
  
  
  
  Quand il se réveilla, il se sentit encore plus amorphe que précédemment.
  
  Plus désemparé aussi.
  
  Mentalement, il eut l'impression d'être un naufragé. Un naufragé qui s'accroche depuis des jours et des jours à une épave que malmènent les eaux glauques d'une mer de boue.
  
  Ouvrant les yeux, il aperçut, sur le mur de droite, des ombres qui s'agitaient.
  
  Il se redressa, intrigué par ces hallucinations. Il se leva, constata que ses jambes avaient repris une certaine solidité, marcha vers les ombres.
  
  Sur le moment même, il douta de sa vue. Pourtant, ce n'était pas une illusion d'optique. Un écran d'environ un mètre carré avait été fixé à la cloison au moyen d'une ventouse. Et, sur cet écran, une caméra invisible projetait un film en noir et blanc.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Éberlué, Coplan s'approcha de l'écran, regarda les images qui défilaient en silence.
  
  Un sourire triste, navré, étira ses lèvres. Il pensa : « Un combat de nègres dans un tunnel. Tout à fait de circonstance. C'est aussi confus que les idées qui s'agitent dans mon cerveau !
  
  Apparemment, il s'agissait d'une émeute dans un quartier noir. Harlem ? Wyatts ?
  
  Mais non, ça ne se passait pas dans une ville américaine. Certains détails...
  
  Observant plus attentivement la scène, Coplan se fit la réflexion qu'il s'agissait plutôt d'une manifestation populaire dans une cité africaine. Il y avait des femmes en boubou, des soldats...
  
  Absorbé par le film, Coplan ne se rendit même pas compte que la porte venait de s'ouvrir dans son dos et que le type maigre aux lunettes noires s'était approché de lui.
  
  L'inconnu en blouse blanche demanda sur un ton neutre :
  
  - Est-ce que ces images vous rappellent quelque chose ?
  
  Coplan se tourna vers son interlocuteur.
  
  - Tiens, vous êtes là, vous ? jeta-t-il, âcre. C'est pour me distraire que vous m'offrez une séance de cinéma ?
  
  - Notre mission ne consiste pas à vous distraire mais à vous guérir, rétorqua le type sur un ton sec. Je vous demande si ces images vous rappellent quelque chose ?
  
  - Rien du tout... Sauf erreur, ça se passe en Afrique, non ?
  
  - Oui.
  
  - C'est une émeute ou une manifestation populaire. Les uniformes des soldats ne sont pas américains.
  
  - Regardez la fin du film.
  
  Coplan, docile, tourna de nouveau ses yeux vers l'écran. La manifestation tournait à la bagarre. Brusquement, des soldats se mirent à tirer à la mitraillette. Des hommes s'écroulèrent, la panique s'empara des Noirs...
  
  L'écran devint blanc et la projection s'arrêta.
  
  L'homme en blouse blanche questionna
  
  - Vous n'êtes toujours pas en mesure de me dire dans quelle ville africaine ce film a été tourné ?
  
  - Non. Mais j'ai remarqué une inscription en français sur une maison.
  
  - Bon, nous en reparlerons. Vous reverrez ce film.
  
  - Je n'y tiens pas spécialement. Si vous avez des films avec Brigitte Bardot dans votre cinémathèque, ça me plairait davantage.
  
  - Venez, je vous emmène à la salle de bains.
  
  Ils quittèrent la chambre, longèrent un couloir étroit, au sol recouvert de moquette noire, pénétrèrent dans une grande salle d'eau luxueusement aménagée. Les murs étaient en céramique noire et verte. La baignoire, en marbre noir, était remplie d'eau fumante. Des sels de bain moussaient dans l'eau.
  
  Sous l’œil vigilant de son mentor, Coplan prit un bain d'une dizaine de minutes. Après quoi, l'homme aux lunettes fumées lui tendit un rasoir électrique.
  
  Coplan marmonna :
  
  - Je suis vraiment paumé. Je n'ai même pas pensé à tâter mon menton. Il se palpa le menton, murmura :
  
  - En principe, ça doit faire une trentaine d'heures que je ne me suis plus rasé. Exact ?
  
  - Peut-être, mais ça n'a aucune importance. Allez-y, rasez-vous.
  
  - Pour moi, c'est très important, assura Coplan, presque sentencieux. Je cherche des points de repère.
  
  Il se rasa, restitua le rasoir électrique à l'homme en blanc.
  
  Ils retournèrent dans la chambre ovale. Le type aux lunettes s'enquit :
  
  - Vous ne voulez toujours pas manger ?
  
  - Non.
  
  - Comme vous voudrez.
  
  - Quelle heure est-il ?
  
  - 18 heures.
  
  - Sans blague ? je croyais que c'était le matin. Je n'ai plus la moindre notion du temps.
  
  - Reposez-vous. Et ne vous tracassez pas, ça finira par s'arranger, assura le gars sans trop de conviction.
  
  Comme il se préparait à partir, Coplan lui lança :
  
  - Si j'ai besoin de quelque chose, comment dois-je faire pour appeler ?
  
  - Vous n'avez besoin de rien. Ici, nous allons au-devant des désirs de nos malades.
  
  Sur ce, il sortit. La porte se referma, la lumière blanche du plafond s'estompa lentement, s'éteignit.
  
  Resté seul dans le noir, Coplan se recoucha.
  
  Quand il se réveilla, le plafond s'était rallumé, un homme d'une cinquantaine d'années, grand et costaud, à la figure rectangulaire, aux fortes mâchoires, aux cheveux blancs et aux yeux gris, vêtu d'une blouse blanche, l'observait en silence.
  
  Coplan le dévisagea. L'inconnu prononça d'une voix douce et aimable :
  
  - Je suis le professeur Boris. Comment vous sentez-vous, cher monsieur Coplan ?
  
  - Moi ? En pleine forme, articula Coplan, sardonique. Les jambes molles, la cervelle détraquée, un goût de cendre dans la bouche et une envie de chialer qui ne me quitte que quand je dors.
  
  - Puis-je vous demander de vous lever ? J'aimerais bavarder un moment avec vous.
  
  - Tout le plaisir est pour moi, assura Coplan, amer.
  
  Il s'aperçut qu'il s'était couché sans même ôter sa robe de chambre blanche.
  
  Le professeur Boris lui indiqua une des deux chaises, la plus proche du lit.
  
  - Asseyez-vous là, dit-il.
  
  - Vous permettez ? grinça Coplan. je dois pisser. Votre infâme café demande à sortir.
  
  Il alla se planter devant la cuvette des W.C.
  
  Mais sa vessie n'était pas pressée de fonctionner. Il dut patienter plusieurs minutes avant de pouvoir uriner.
  
  - Vous voyez où j'en suis, jeta-t-il pardessus son épaule. Même pour pisser, mon zizi est paresseux. C'est vous dire s'il est nul sur un autre plan. A propos, que devient ma belle amie blonde ?
  
  II appuya sur le bouton chromé qui déclenchait le fonctionnement de la chasse d'eau.
  
  Ensuite, le visage dénué d'expression, il prit place sur la chaise que le professeur lui avait désignée. Le professeur s'installa sur l'autre chaise, le regarda pendant une longue minute, en silence.
  
  Coplan marmonna
  
  - Si vous avez des choses à me raconter, allez-y. J'aurai pas mal de questions à vous poser quand ce sera mon tour de parler.
  
  - Avant toute chose, attaqua le professeur, il faut que vous sachiez que vous êtes dans de bonnes mains et qu'il ne vous arrivera rien de fâcheux. Nous vous guérirons, je vous en donne ma parole. Les symptômes que vous venez de me décrire n'ont rien d'alarmant. Je dirais même qu'ils sont parfaitement normaux pour un homme dans votre situation. La dépression, le besoin irrésistible de pleurer, la confusion mentale, l'impossibilité de raisonner, la fatigue musculaire et l'absence totale d'activité sexuelle, tout cela correspond exactement à votre état.
  
  - Et mon état, il correspond à quoi, lui ?
  
  - Vous êtes en pleine crise d'amnésie.
  
  - Je m'en rends bien compte, mais à la suite de quoi ?
  
  Le professeur posa ses deux coudes sur la table, son menton sur ses deux mains jointes. Puis, regardant Coplan dans les yeux, il prononça de sa voix douce
  
  - Cher monsieur Coplan, nous allons nous mettre d'accord une fois pour toutes, si vous le voulez bien. Vous êtes un homme intelligent et vous allez comprendre la signification du pacte que je vais vous proposer. Je vous le répète, je me porte garant de votre guérison et je vous promets que ni vos facultés ni votre équilibre mental ne garderont la moindre trace de l'affection dont vous souffrez présentement. De votre côté. vous vous engagez à vous laisser soigner avec le maximum de docilité, avec le maximum de confiance. C'est clair, je pense ?
  
  - Oui, mais je...
  
  - Une seconde, je vous en prie. Je n'ignore pas que vous êtes impatient de me poser des questions. Mais, précisément. je ne veux pas que vous me posiez des questions. Vos incertitudes, votre égarement. les lacunes de votre mémoire constituent ma meilleure arme thérapeutique, pour ne pas dire la seule. Comment voulez-vous que je contrôle l'évolution de votre état psychique et mental si je vous fournis délibérément les renseignements que votre mémoire défaillante ne vous fournit pas ? Comment voulez-vous que je mesure le réveil progressif de votre mémoire si je comble moi-même ses lacunes ? Les questions que vous voulez me poser, c'est à vous-même que vous devez les poser. Les souvenirs dont la fuite vous désespère, c'est votre cerveau qui doit réapprendre à les produire. Est-ce que vous me comprenez ?
  
  - Oui, bien sûr, acquiesça Coplan d'un air las. Mais vous êtes là pour m'aider, j'imagine?
  
  - Naturellement.
  
  - Rien ne vous empêche de me mettre sur la voie ? Une pompe désamorcée ne se met pas en route toute seule. Avant de la remettre en marche, il faut la réamorcer. Pour qu'elle puisse vous donner de l'eau, il faut d'abord lui en donner.
  
  - C'est très juste, mais il ne s'agit pas d'une pompe, en l'occurrence. Le cerveau humain est une mécanique infiniment plus complexe. Si c'était aussi simple, vous ne seriez pas ici.
  
  - En somme, vous ne voulez rien me dire ?
  
  - Ce serait vous rendre le pire des services, monsieur Coplan. Entre les explications que je vous donnerais et votre mémoire, le fossé se creuserait irrémédiablement.
  
  - Bon, c'est votre affaire.
  
  - Ne soyez pas résigné, soyez confiant. C'est important... Nos méthodes sont subtiles mais elles ont fait leurs preuves. La seule façon valable de remettre en marche le mécanisme de votre mémoire, c'est de le réactiver par des incitations indirectes. Pour parler en termes plus clairs, nous allons provoquer votre mémoire sans tenir compte de votre état actuel.
  
  - Je ne suis plus qu'une quantité négligeable, c'est bien ça ?
  
  - C'est un peu cela, en effet. Ce qui vous tracasse ne nous intéresse pas, médicalement parlant. Par des images, par des conversations, par d'autres procédés aussi, nous allons réparer la panne qui bloque votre mémoire. La chimie nous fournira une aide inestimable, vous vous en doutez.
  
  - Évidemment.
  
  - De nos jours, grâce à l'arsenal de produits très élaborés que les laboratoires mettent à notre disposition, nous pouvons agir avec une précision extrême sur les rouages du cerveau.
  
  - Je sais, opina Coplan. C'est comme un clavier de machine à écrire, parait-il ? Vous frappez sur une touche et vous avez exactement ce que cela donne.
  
  Le professeur eut un léger sourire.
  
  - J'évoquerais plutôt le clavier d'un piano, corrigea-t-il. Frapper sur une seule touche, c'est un peu sommaire. Pour obtenir des accords mélodieux, il faut combiner un ensemble de sons sélectionnés avec art et virtuosité.
  
  - J'espère que votre doigté sera à la hauteur, soupira Coplan. Jusqu'ici, ce n'est pas très convaincant.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Je me rends bien compte que je suis bourré de drogue, mais le résultat n'est pas terrible.
  
  - Nous n'en sommes qu'aux préliminaires. Le premier problème, c'est de déconnecter les circuits nerveux qui provoquent la paralysie de votre mémoire. Pour atteindre ce but, nous passons forcément par une phase dépressive. Votre envie de pleurer vient de là. mais ce stade n'est que passager... Laissez-vous aller, dormez le plus possible, ne vous tourmentez pas inutilement.
  
  - Et la femme qui se trouvait dans mon lit quand je me suis réveillé ?
  
  - Elle ne vous plaît plus ?
  
  - Dois-je comprendre qu'il fut un temps où elle me plaisait ? releva Coplan, intéressé.
  
  - Rien ne me permet de l'affirmer, plaisanta le professeur. Mais les apparences nous l'ont fait croire.
  
  Coplan resta pensif un moment. Puis, d'une voix calme, il murmura :
  
  - Dans un sens, c'est presque dommage pour vous que vous soyez du bon côté de la barricade. Il faut vivre ce que je vis pour savoir l'effet que cela fait de ne plus avoir de mémoire... Cette jolie fille blonde, c'est exactement comme si je ne l'avais jamais vue avant de la rencontrer dans mon lit quand je me suis réveillé. C'est fabuleux, non ?
  
  - Mais non, pas du tout. Ce serait fabuleux pour un être normal, mais c'est normal pour un amnésique... Comment voulez-vous vous souvenir de cette femme puisque votre mémoire ne fonctionne pas ?
  
  Coplan dévisagea son interlocuteur.
  
  - Et pourtant, articula-t-il, je me souviens de certaines choses. De choses très anciennes, j'en conviens, mais cela prouve que ma mémoire n'est pas vraiment inerte.
  
  - Exact, reconnut le professeur en hochant la tête. C'est une des particularités de l'amnésie courante, on ne se souvient pas des événements récents mais on se rappelle des choses anciennes, éloignées du présent. L'amnésie est une affection assez étrange, extrêmement déconcertante pour le profane. Vous aurez encore l'occasion de vous en apercevoir.
  
  Coplan ferma un moment les yeux, se massa le front, prononça d'une voix hésitante :
  
  - Je vais vous dire une chose qui va vous surprendre, professeur. Il y a plusieurs années, j'ai été appelé à m'occuper d'un amnésique. Pas sur le plan médical, cela va de soi, mais il s'agissait d'un individu auquel je m'intéressais pour des raisons professionnelles. C'était un marin dont le bateau avait coulé à la suite d'une collision en mer. Blessé, choqué, le type avait été sauvé par miracle. Nous avions besoin de son témoignage, mais le malheureux était amnésique.
  
  - Des cas de ce genre sont fréquents. On en trouve de nombreuses relations dans les annales de la dernière guerre.
  
  - Chez ces malades-là, c'est le côté dramatique de l'accident qui provoque le blocage de la mémoire, n'est-ce pas ?
  
  - Effectivement.
  
  - Le marin dont je vous parle a été traité au penthotal. Au cours de multiples séances, on l'a littéralement obligé, sous anesthésie, à revivre son drame pour l'amener à franchir la barrière mentale qui paralysait sa mémoire.
  
  - Plus exactement, il ne s'agit pas d'anesthésie mais de narcose. Et le penthotal est dépassé. Nous avons des produits plus efficaces.
  
  - Mais le principe du traitement reste le même ?
  
  - Oui.
  
  - Au bout de combien de temps peut-on espérer la guérison ?
  
  - Impossible de le savoir. Certains traitements donnent des résultats rapides, d'autres exigent davantage de patience. On rencontre aussi des cas qui se révèlent incurables.
  
  - Charmant.
  
  - N'ayez aucune crainte, cette perspective ne vous concerne pas. Je vous le répète une fois de plus, je vous guérirai. Mais il faut me faire confiance.
  
  - De toute façon, je n'ai pas le choix.
  
  - Pour le moment, je ne vous demande qu'une chose, c'est d'être raisonnable et de manger. je sais que le sédatif qui vous a été prescrit vous brouille l'estomac et que vous n'avez pas faim, mais c'est en vous forçant à prendre un peu de nourriture que vous aiderez votre organisme à éliminer les effets secondaires de ce médicament.
  
  - Je veux bien essayer, accepta Coplan en haussant les épaules.
  
  - C'est aussi un exercice de volonté. Cela fait partie du traitement.
  
  - Ne comptez pas trop sur ma volonté, ricana Coplan. Si je n'étais pas avachi comme je le suis, je refuserais sûrement de manger pour l'instant. Si j'accepte d'essayer, c'est bien pour vous faire plaisir.
  
  - Mais vous comprenez pourquoi j'insiste, je suppose ? Pour que je puisse vous soigner, je dois surveiller très attentivement la régularité de vos fonctions organiques. Vous ne seriez guère avancé si je démolissais toute la machine à coups de drogues pour dépanner votre cerveau.
  
  - En effet.
  
  - Je vous propose une aile de poulet, un peu de purée, une feuille de salade. Qu'en pensez-vous ?
  
  - Votre menu sera le mien, ironisa Coplan avec un pauvre sourire. Le professeur se leva.
  
  - Je vous reverrai plus tard. Mon adjoint, le docteur Serge, va s'occuper de votre repas. j'espère que vous vous sentez rassuré ?
  
  - Je ne suis pas inquiet, je suis troublé. Ce n'est pas tout à fait la même chose.
  
  - Cela prouve que la situation n'est pas trop grave, acquiesça le professeur avec bonhomie. Il y a des amnésiques qui ne se souviennent même plus de leur nom.
  
  Comme il allait sortir de la chambre, Coplan lui demanda :
  
  - Et mon amie, est-ce qu'elle pourrait manger avec moi ? Ce serait quand même moins sinistre.
  
  - Bien sûr.
  
  - A propos... Est-elle amnésique, elle aussi ?
  
  - Vous lui poserez la question vous-même, plaisanta le professeur en s'en allant, souriant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Une vingtaine de minutes après le départ du professeur, le docteur Serge, l'homme aux lunettes noires, s'amena en compagnie d'un infirmier en blouse bleue, un géant à la face patibulaire, aux énormes mains d'étrangleur, et de la blonde Clara, toujours enveloppée dans son peignoir blanc.
  
  L'infirmier dressa la table : nappe blanche, assiettes en porcelaine à fleurs bleues, couteaux et fourchettes en argent, verres en cristal.
  
  Ensuite, sous l’œil attentif du docteur Serge, austère et taciturne comme d'habitude l'infirmier apporta les plats : poulet doré à point, purée de pommes de terre, laitue, pain et beurre.
  
  Une carafe de vin blanc compléta le menu. L'infirmier voulut servir, mais Clara l'arrêta du geste.
  
  - Laissez, Nicolas, je ferai le service moi-même, dit-elle. J'aurai l'illusion de jouer à la maîtresse de maison. Si vous saviez ce que ça m'énerve de rester à rien faire du matin au soir !
  
  Le nommé Nicolas acquiesça en silence. Le docteur Serge jeta un ultime coup d’œil sur la table pour voir si tout était en ordre, puis, satisfait, il déposa discrètement près de la main de Clara une petite boite blanche.
  
  Coplan, que la simple vue des nourritures écœurait, demanda au docteur Serge tout en s'installant à la table :
  
  - Quelle heure est-il, au fond ?
  
  - 1 h 20, répondit le docteur.
  
  - Matin ou soir ?
  
  - 1 h 20 du matin, précisa le toubib.
  
  - Ma parole, c'est un souper fin ! râla Coplan, démoralisé de se sentir aussi totalement déboussolé.
  
  Le docteur et l'infirmier se retirèrent. Clara commença à servir.
  
  - On se croirait au mois d'août sur une plage chic, blagua-t-elle.
  
  Effectivement, nus l'un et l'autre sous leur robe de chambre en tissu-éponge, ils avaient une allure estivale passablement cocasse dans ce décor.
  
  Clara paraissait en pleine forme. Autant Coplan était morne, autant elle était enjouée. Très en beauté, soit dit en passant. Et bien décidée à faire honneur à ce repas tardif.
  
  Coplan se contenta de grignoter à longues dents une cuisse de poulet. Chaque bouchée lui demandait un effort. Le vin blanc lui parut aigre.
  
  Clara le sermonna :
  
  - Tu manges comme un oiseau. Tu ne tiendras jamais le coup si tu ne te forces pas un peu.
  
  - Tu devrais plutôt me féliciter, maugréa-t-il. Si ce n'était pas pour faire plaisir au professeur Boris, je ne me serais même pas assis à cette table.
  
  - Justement, si tu veux que le professeur te guérisse, tu dois t'alimenter.
  
  - En tout cas, toi, tu as de l'appétit, constata-t-il avec acrimonie. Je suppose que tu n'es pas malade ? Que tu n'es pas nourrie de médicaments ?
  
  Elle eut un rire heureux qui découvrit ses jolies dents blanches.
  
  - Est-ce que j'ai l'air malade ? s'exclama-t-elle.
  
  - Fichtre non ! Tu es belle et radieuse comme un astre ! Je me demande d'ailleurs ce que tu fais dans cette chambre de clinique.
  
  Elle le regarda d'un air réprobateur.
  
  - C'est la meilleure ! jeta-t-elle. Je me sacrifie pour te tenir compagnie, pour soutenir ton moral et faciliter ta guérison, et tu me demandes ce que je fabrique ici !
  
  - Excuse-moi, je ne savais pas. Je n'avais pas du tout l'intention de te vexer. Mais... qui t'a demandé ce sacrifice ?
  
  - Le docteur Serge.
  
  - En somme, c'est par charité que tu acceptes de rester enfermée dans une chambre avec un malade ?
  
  - Absolument, affirma-t-elle. Puis, avec un sourire candide :
  
  - Par charité, entendons-nous. je serai dédommagée, c'est la moindre des choses. Mes moyens ne me permettent pas de gaspiller mon temps. Je travaille pour gagner ma vie.
  
  - C'est quoi, ton boulot ?
  
  Elle s'esclaffa.
  
  - C'est vraiment marrant, je te jure ! Tu es donc paumé à ce point-là ?
  
  - Pour être paumé, je le suis, opina-t-il avec une sorte d'emphase. Pour être tout à fait franc, c'est exactement comme si je ne t'avais jamais vue. Ma question te paraît idiote, mais c'est ça ma maladie, figure-toi. Dans quelles circonstances nous sommes-nous rencontrés ?
  
  Elle s'esclaffa de nouveau.
  
  - C'est merveilleux ! Au fond, je devrais me spécialiser dans les amnésiques.
  
  - Je t'ai posé une question : dans quelles circonstances nous sommes-nous rencontrés ? Elle redevint brusquement sérieuse.
  
  - Écoute, mon joli, prononça-t-elle en le fixant d'un œil grave, je me suis fait chapitrer pendant des heures par le docteur Serge et je dois respecter l'engagement que j'ai pris. Je n'ai pas le droit de répondre à tes questions.
  
  Elle détourna les yeux, but une gorgée de vin, reprit sur un ton plus confidentiel :
  
  - Remarque, je m'en fous. Personnellement, je ne suis pas dans le bain. Mais le toubib m'affirme que la moindre indiscrétion de ma part peut compromettre ta guérison. Alors, pas la peine de me faire la gueule. Si je la boucle, c'est pour ton bien.
  
  - Tout le monde veut mon bien, mais tout le monde me laisse dans la panade, constata Coplan, découragé.
  
  - Je suis quand même près de toi, non ? fit-elle. Allez, arrête de te torturer la cervelle, mange encore un peu de poulet.
  
  Elle attaqua avec appétit un second morceau de poulet.
  
  Coplan la regarda manger d'un air à la fois pensif et absent. Elle lui jeta un bref coup d’œil et dit :
  
  - Mon exemple devrait te stimuler. Je ne me laisse pas abattre, moi.
  
  - Tu as bien raison.
  
  - Force-toi.
  
  - J'ai fait le maximum. Si j'insiste, ça tournera mal. J'ai l'estomac au bord des lèvres.
  
  - Tu es écœuré parce que je mange de bon appétit ?
  
  - Non, j'adore les femmes qui ont une bonne fourchette. Ce qui me révulse, c'est la nourriture. Les drogues ne me réussissent pas.
  
  Elle but une gorgée de vin, ouvrit la petite boîte que le docteur Serge avait posée à côté de son assiette.
  
  - Tiens, avale ce comprimé, lui ordonna-t-elle en lui tendant un cachet de couleur orange. Tu te sentiras mieux.
  
  - C'est quoi, ce poison ?
  
  - Je n'en sais rien, mais il parait que ça fait des miracle. Tu m'en diras des nouvelles dans vingt minutes.
  
  Il absorba le comprimé avec un peu de vin, fit la grimace.
  
  - Je n'en suis plus à une drogue près, grommela-t-il.
  
  - Mais celle-là, c'est spécial.
  
  Elle gloussa d'un air effronté et assura :
  
  - Ton cafard va disparaître comme par magie. Les vieux remèdes sont souvent les meilleurs, et pour remonter le moral d'un homme, il n'y a pas trente-six formules.
  
  Il la regarda en fronçant les sourcils. Elle lui décocha un clin d’œil dont la signification était claire.
  
  Haussant les épaules, il grommela. bourru :
  
  - Tu te fais des illusions, ma vieille.
  
  - Cause toujours ! renvoya-t-elle. Ce n'est pas parce que tu as perdu la mémoire que tu n'es pas capable de rendre une femme heureuse, non ? Tu as ce qu'il faut, c'est l'essentiel.
  
  - Tu débloques, laissa-t-il tomber avec lassitude. Tu oublies que je suis un invalide ?
  
  - C'est une idée que tu te fais. j'en ai parlé au docteur Serge et il m'a garanti l'efficacité de son comprimé. Il m'a d'ailleurs dit que c'était excellent pour ton état général.
  
  Elle ajouta :
  
  - Pour le mien aussi, du reste. Moi, si je suis privée de plaisir, je deviens cafardeuse. J'ai besoin de vibrer pour être en forme et dynamique.
  
  - Tant pis pour toi. Nous serons deux à avoir le cafard... Plus on est de neurasthéniques, plus on se lamente, c'est bien connu.
  
  Elle vida son verre de vin, s'étira en soupirant de bien-être.
  
  - Je me sens bien. Ce poulet était délicieux.
  
  Les pans de sa robe de chambre s'étaient écartés, dévoilant en partie ses seins superbes, gonflés de jeunesse, dont le relief arrogant était comme souligné par un sillon d'ombre blonde, soyeuse et attirante.
  
  Coplan, atterré, se rendit compte que ce spectacle, d'une qualité esthétique indiscutable, ne déclenchait pas dans le creux de son ventre l'habituel frémissement viril. Clara avait beau dire, il était infiniment plus amorphe qu'elle ne le soupçonnait.
  
  A ce moment, la porte s'ouvrit et le docteur Serge fit son entrée, accompagné de Nicolas, le robuste infirmier au gabarit de fort des halles.
  
  - Alors ? fit le docteur.
  
  Il examina Coplan, se tourna vers Clara. Celle-ci murmura :
  
  - Moi, je me suis régalée, mais M. Coplan a seulement chipoté son aile de poulet. Le toubib demanda à Coplan :
  
  - Vous désirez autre chose ?
  
  - Non, pour l'amour du ciel ! J'ai fait un effort méritoire et ça me suffit amplement.
  
  Nicolas débarrassa la table. Ensuite, il vint fixer au mur l'écran de cinéma.
  
  Après le départ du docteur et de l'infirmier, la lumière du plafond s'atténua et la projection commença.
  
  Dans la pénombre, Clara murmura :
  
  - Il paraît que ces images doivent exciter ta mémoire, la réveiller. Tu reconnais ?
  
  Sur l'écran, on voyait une rue où déambulaient des passants. L'objectif se fixa sur un immeuble neuf, de plusieurs étages.
  
  Clara questionna :
  
  - Tu reconnais ?
  
  - Non, ça ne me rappelle rien.
  
  La caméra se déplaça lentement, prenant toute la rue en enfilade.
  
  Coplan articula :
  
  - C'est Berlin.
  
  - Bravo.
  
  - Ce n'est pas sorcier, j'ai vu le nom de la rue.
  
  - Essaie de te souvenir... Voilà de nouveau la maison. Tu es allé dans cette rue et tu connais cette maison.
  
  - Ah oui ?
  
  - Des amis à toi habitaient dans cet immeuble.
  
  - M'étonnerait. Je n'ai pas d'amis qui habitent à Berlin.
  
  - Tu te trompes.
  
  Les images continuaient à détailler avec minutie et complaisance l'immeuble à plusieurs étages, les abords immédiats de la bâtisse, la rue.
  
  Clara précisa :
  
  - Tu as marché dans cette rue, tu as rencontré des amis qui habitaient au premier étage de l'immeuble.
  
  - Il y a combien de temps de ça ?
  
  - Environ six mois.
  
  Le menton dans la main, le regard rivé à l'écran, Coplan fit un effort désespéré pour se remémorer dans quelles circonstances il avait hanté ces lieux. Mais il n'y parvint pas. Un trou, un blanc, une coupure... L'obstacle était infranchissable. Dans son cerveau, quelque chose l'empêchait de prendre conscience du passé qui concernait cette rue, cet immeuble.
  
  L'écran s'éteignit.
  
  Coplan bougonna :
  
  - Rien à faire. Ou bien mes souvenirs sont effacés, ou bien ma mémoire est paralysée, mais c'est exactement comme si ces images m'étaient étrangères.
  
  - Ne t'en fais pas, ça reviendra.
  
  Coplan se leva, alla s'étendre sur le lit. Clara le rejoignit.
  
  - Des exercices de ce genre finiront par te guérir, dit-elle. C'est une épreuve fatigante pour toi, mais c'est indispensable.
  
  - Tu parles comme le professeur.
  
  - Je me suis renseignée, avoua-t-elle J'ai questionné le docteur Serge. Puisque j'ai accepté de te tenir compagnie, ça m'intéresse de suivre ton cas. C'est vraiment une drôle d'histoire. On ne se rend pas compte de tout ce qui se passe dans notre ciboulot quand on est normal.
  
  Elle voulut le débarrasser de sa robe de chambre, mais il se rebiffa.
  
  - Je t'en prie, laisse-moi tranquille. J'ai besoin de réfléchir. Le professeur m'a dit : « Les questions que vous voulez me poser, c'est à vous-même que vous devez les poser. »
  
  Elle se releva, ôta son peignoir, le déposa sur le dossier d'une chaise, revint vers le lit.
  
  - Laisse-toi faire, lui souffla-t-elle.
  
  Comme la lumière du plafond n'avait pas varié depuis la fin de la projection, la chambre baignait dans une clarté un peu crépusculaire qui tissait des ombres pleines de douceur et de poésie sur la nudité voluptueuse de la jeune femme.
  
  - Ce que tu es bien bâti, admira-t-elle, penchée sur lui.
  
  Avec des attouchements insidieux, elle parvint à lui enlever son peignoir.
  
  Elle se coula contre lui.
  
  - Tu vas voir, lui chuchota-t-elle, je vais te prouver que tu es toujours un homme, amnésique ou pas.
  
  - Tu tiens vraiment à me ridiculiser ?
  
  - Le médicament magique du docteur Serge va bientôt agir, relaxe-toi.
  
  Elle se mit alors à lui prodiguer des caresses tour à tour tendres et perverses, se pressant contre lui, s'enroulant, ondulant, rampant comme une chatte. De ses lèvres gourmandes, de ses doigts agiles, de toute sa chair aux rondeurs suaves et chaudes, elle l'ensorcela, le provoqua, lui offrant le spectacle étourdissant de sa féminité superbe.
  
  Prise à son propre jeu, déjà en proie à l'effervescence du désir qui s'amplifiait en elle à mesure qu'elle se dépensait pour susciter celui de son partenaire, elle soupirait, haletait doucement, s'abandonnait au délire de son inspiration charnelle. Avec une audace et une ingéniosité remarquables, avec cette merveilleuse indécence qui magnifie les plus intimes splendeurs d'une femme grisée par la ferveur qui la consume, elle attisa les puissances viriles de ce corps de mâle livré à sa discrétion.
  
  Coplan ne tarda pas à constater que sa passivité physique était moins définitive qu'il ne le craignait. Ses nerfs, ses muscles, et mêmes certaines régions obscures de son cerveau répondaient aux harcèlements affolants de Clara. Était-ce la dextérité de celle-ci, était-ce la contagion du désir, était-ce le comprimé du docteur Serge ? Toujours est-il que son appétit se réveillait et que l'agréable crépitement du plaisir sensuel commençait à circuler dans ses artères.
  
  Clara, les yeux embrumés par la joie qui exaltait ses sens, balbutia :
  
  - Oh, mon chéri...
  
  Elle redoubla d'ardeur, et sa chair aux senteurs florales, aux bourgeonnements secrets, palpita comme un fruit trop mûr qui exsude sa liqueur de soleil.
  
  Dominatrice, étreignant la preuve turgescente de sa victoire, elle hoqueta :
  
  - Laisse... Laisse-toi faire... C'est moi qui vais t'aimer...
  
  Mais Coplan éprouva le besoin irrépressible de s'affirmer, d'être le conquérant. d'imposer sa loi, comme s'il s'agissait d'une première victoire sur un ennemi insaisissable.
  
  D'une poussée vigoureuse, il fit basculer la femme qui le chevauchait, l'écrasa sous son poids, la crucifia, la prit avec une sorte de colère sacrée. Les dents serrées, le front couvert de sueur, il la violenta avec obstination, tendu comme un arc, pourchassant à coups de boutoir une explosion finale qui ne venait pas.
  
  Clara, aveuglée par le plaisir, gémissait, criait, griffait le dos de son bourreau.
  
  L'extase les souleva comme un raz de marée.
  
  Clara, pantelante sous le déferlement de la jouissance, lâcha une plainte enrouée. Coplan retomba comme une masse sur sa victime.
  
  
  
  
  
  A une douzaine de mètres de la chambre de Coplan, le professeur Boris et le docteur Serge, debout, côte à côte, figés devant un écran de télévision, avaient suivi en silence les faits et gestes de leur malade.
  
  La pièce où ils se tenaient était grande, rectangulaire, meublée d'un bureau métallique, de quelques chaises, d'un lit-divan et de divers appareils scientifiques.
  
  Le docteur Serge, encore plus pâle que de coutume, articula d'une voix qui avait l'air de passer difficilement :
  
  - Ce n'est pas possible ! C'est un phénomène, ce type-là ! De ma vie je n'ai vu un homme, dopé comme il l'est, réussir à faire l'amour.
  
  - Je vous avais prévenu, grommela le professeur, aussi ému que son collègue par le spectacle auquel il venait d'assister. C'est un individu coriace.
  
  - Dites plutôt que c'est un surhomme.
  
  - Mais non, n'exagérons rien. A Baïkonour, où j'ai eu l'occasion de feuilleter son dossier, il figurait dans une bonne moyenne, comme la plupart des candidats. Organisme robuste, équilibre nerveux parfait, cela n'a rien d'exceptionnel.
  
  - N'empêche ! Le comprimé que j'avais remis à Herta aurait dû exclure pour lui toute possibilité de copulation. Ce que je voulais, c'était le fiasco.
  
  - Cela fait partie de votre méthode ?
  
  - Évidemment. Rien de tel qu'un échec dans ce domaine-là pour décontenancer un homme et neutraliser radicalement sa volonté.
  
  - Eh bien, c'est raté, constata le professeur avec une sorte de satisfaction mal déguisée. Les charmes de notre jolie collègue ont été plus efficaces que votre drogue. Je dois dire qu'elle n'a pas ménagé sa peine. J'en suis moi-même tout remué.
  
  - En tout cas, maugréa le docteur Serge, ça nous promet une tâche difficile.
  
  - Si je peux me permettre de vous donner un conseil, passez à l'action dans le plus bref délai. Et si cela ne donne rien, n'insistez pas. La chimie n'est pas infaillible.
  
  Le docteur Serge, les lèvres pincées. ôta lentement ses lunettes noires. Puis, tournant vers le professeur son regard sombre, un peu morbide, il prononça d'une voix sourde :
  
  - Vous allez peut-être m'apprendre mon métier ? Ma méthode a fait ses preuves, je crois ? Vous êtes ici à titre d'observateur. ne l'oubliez pas. Je suis seul responsable de la mission qui m'a été confiée.
  
  - Oh, ne vous emballez pas ! laissa tomber le professeur avec une pointe de dédain dans la voix. Votre compétence n'est pas en cause. Vous êtes maître à bord et vous pouvez vous livrer à vos manipulations comme vous l'entendez. Mais ne perdez pas de vue la condition qui vous a été fixée : votre malade doit sortir indemne de vos mains.
  
  Les deux hommes s'affrontèrent du regard. en silence.
  
  A la fin, le docteur Serge ricana en remettant ses lunettes :
  
  - Et si j'échoue, que se passera-t-il ?
  
  - Tout dépend de ce que vous entendez par-là. Une expérience négative vous serait pardonnée, bien entendu. Mais si votre traitement laisse des traces, tant pis pour vous. Le sujet qui vous a été confié n'est ni un adversaire ni un agent étranger comme les autres, je vous l'ai déjà dit. Il a rendu naguère un immense service à notre pays. Nous avons une dette morale à son égard.
  
  - En somme, je joue ma tête ?
  
  - Oui. Et vous n'êtes pas le seul.
  
  - Je commencerai demain, décida le docteur Serge.
  
  Il se tourna vers l'écran de télévision, le scruta, émit sur un ton pensif :
  
  - Il en a pour quatorze heures au moins à dormir d'un sommeil de plomb.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  En réalité, le docteur Serge se trompait. Coplan ne dormait pas.
  
  Après le violent effort qu'il s'était imposé pour vaincre son apathie sexuelle et répondre honorablement, virilement, à la provocation amoureuse de Clara, il s'était écroulé comme un sac de ciment.
  
  Physiquement épuisé, les muscles douloureux, les yeux fermés, il ne bougea plus. Mais son cerveau, en proie à une surexcitation anormale, bouillonnait.
  
  Chose étrange, une pensée, une seule pensée, toujours la même, dominait ce tourbillon mental.
  
  « Elle se fout de moi. Elle ment. Elle joue un rôle mais elle le joue mal et tout ce qu'elle raconte sonne faux. »
  
  C'était de Clara qu'il s'agissait.
  
  Au cours du repas, elle avait voulu faire croire qu'elle exerçait le métier de putain. De toute évidence, elle n'y connaissait rien. Elle n'avait ni la psychologie ni le comportement d'une prostituée. Une femme qui, professionnellement, met à la disposition des hommes son corps et son sexe, ne fait pas l'amour comme Clara venait de le faire. Apparemment, les gestes, les attitudes, les audaces sont les mêmes. Et pourtant, rien n'est pareil. Car une véritable prostituée garde toujours entre son être profond et la volupté une distance, une marge d'autonomie, une subtile méfiance qui la rend agissante mais non réellement participante.
  
  Sur ce point-là, Clara s'était trahie.
  
  Même s'il n'était pas tout à fait sûr de son raisonnement, Coplan était sûr de l'impression qu'il avait ressentie.
  
  Et, par un enchaînement naturel, il en arrivait à la conclusion de plus en plus nette que tout ce qu'il était en train de vivre depuis qu'il s'était réveillé dans cette chambre de clinique sonnait faux.
  
  Le professeur Boris, le docteur Serge et Clara, tous à mettre dans le même sac. Des menteurs.
  
  « Ils sont en train de me posséder. »
  
  C'est sur cette idée obsédante que Coplan sombra finalement dans une torpeur d'abord brumeuse qui, sous l'effet de la drogue, se mua peu à peu en une totale inconscience.
  
  
  
  
  
  Quand il se réveilla, il était seul dans le lit. La lumière qui tombait du plafond était tamisée, un silence absolu régnait dans la chambre.
  
  Il se tâta le menton, comprit qu'il avait dû dormir longtemps, plus de dix heures en tout cas.
  
  Il s'étira, avala sa salive, constata que le goût âcre et médicamenteux qu'il avait dans la bouche était encore plus fort que précédemment. Par contre, il avait la tête moins lourde, l'estomac moins nauséaux. Et, phénomène intéressant, il se souvenait de ce qui s'était passé avant son sommeil : le repas avec Clara, l'étreinte qui avait suivi.
  
  Encouragé, il tenta de creuser davantage sa mémoire. Rien. Le blocage ne s'était pas dissipé.
  
  « Peu importe, pensa-t-il, je suis en progrès. Je finirai bien par franchir la barrière. Maintenant que je sais plus ou moins à quoi m'en tenir, ce n'est plus qu'une question de patience et d'obstination. »
  
  Il se concentra volontairement sur Clara.
  
  Comme une taupe, il fouilla de nouveau ses impressions de la veille. Cet effort n'apporta rien de nouveau non plus, mais il en prit son parti.
  
  Il se leva pour aller uriner, poussa le bouton de la chasse d'eau, enfila son peignoir et se rallongea sur le lit.
  
  Ce n'était pas la première fois qu'il cherchait à s'évader d'un lieu où il était séquestré, mais c'était la première fois qu'il se trouvait emprisonné en lui-même. Cette évasion-là serait sans doute plus difficile.
  
  La sonnerie lointaine tinta, et bientôt la porte s'ouvrit. Le professeur Boris, en blouse blanche, un sourire aimable aux lèvres, pénétra dans la chambre.
  
  - Alors ? fit-il, enjoué. Comment vous sentez-vous ?
  
  - Pas mal, merci.
  
  - Pas de migraine, pas de malaise digestif ?
  
  - Je ne me risquerais pas à danser une valse, mais ça peut aller.
  
  - Désirez-vous boire ou manger ?
  
  - Pas spécialement. Vous allez me dire que j'ai tort et que je dois me forcer, mais j'aimerais attendre un peu avant d'ingurgiter quoi que ce soit.
  
  - Non, aujourd'hui je n'insisterai pas. Au contraire, cela m'arrange. Si vous êtes d'accord, nous allons procéder à la première séance de narcose. Et, qui sait, l'expérience sera peut-être positive du premier coup ? Quand il s'agit d'un malade vigoureux, dont le système neurovégétatif est particulièrement robuste, une réussite de ce genre se produit quelquefois.
  
  Coplan fut sur le point d'émettre une objection, mais il se ravisa. Après tout, l'expérience dont il allait être l'objet serait peut-être instructive. Et, de toute manière, on ne doit jamais abattre son jeu trop vite.
  
  - D'accord, acquiesça-t-il. Je ne demande qu'à guérir.
  
  - Levez-vous et promenez-vous dans la chambre pendant quelques instants. Le docteur Serge viendra vous chercher dans cinq minutes.
  
  Effectivement, le docteur aux lunettes noires s'amena peu après en compagnie de l'infirmier.
  
  - Venez, dit le toubib.
  
  Ils longèrent un couloir d'une bonne dizaine de mètres de longueur.
  
  Le docteur, prenant le coude de Coplan murmura :
  
  - Entrez ici...
  
  C'était une grande pièce rectangulaire, aux murs blancs. Il y avait un bureau métallique, des chaises, divers appareils rangés le long du mur, un poste de télévision et un lit-divan.
  
  - Allongez-vous et relaxez-vous, dit le docteur.
  
  Pendant qu'il préparait une seringue et deux ampoules qui contenaient un liquide blanchâtre, le professeur pénétra dans le local, un stéthoscope autour du cou. Il alla prendre une fiche dans un des tiroirs du bureau, approcha une chaise du lit-divan, se mit à ausculter Coplan avec une minutieuse attention.
  
  Ensuite, après avoir pris la tension du malade, il consigna une série de notes cabalistiques sur la fiche.
  
  Il se leva pour céder la place au docteur Serge qui tenait une seringue dans la main.
  
  Une première piqûre, dans le bras, fut suivie d'une seconde injection, dans la fesse gauche.
  
  Après quoi, ayant rangé sa seringue, le docteur éteignit le plafonnier, ne laissant allumée qu'une applique murale qui diffusait une clarté jaune. Pendant ce temps, le professeur avait installé près du lit, sur une chaise, un magnétophone qu'il mit en marche. Il prit une troisième chaise, s'assit, s'empara du poignet de Coplan pour vérifier son pouls.
  
  Les effets du sérum furent étrangement rapides. Coplan éprouva une sensation de légèreté, d'irréalité, comme si le poids et la densité de son corps se diluaient peu à peu dans un nuage.
  
  Les deux praticiens, assis à son chevet, l'observaient en silence.
  
  Après un moment, le docteur Serge questionna de sa voix rêche :
  
  - Que ressentez-vous ?
  
  - Je me sens bien, déclara Coplan.
  
  - Pourquoi vous sentez-vous bien ?
  
  - Je n'ai plus cette impression de lourdeur qui me pesait depuis que je suis ici. Dans un sens, c'est un peu comme si j'avais bu un whisky de trop... Je ne suis pas ivre, remarquez. Cela ressemble plutôt au stade euphorique que procure l'alcool à petite dose... Et ce n'est pas désagréable, ma foi. L'erreur des ivrognes, c'est de dépasser ce stade. Ils ne se contentent pas de voir la vie en rose, ils veulent l'oubli... Vous me direz que j'en parle à mon aise, vu que je n'ai jamais eu besoin de boire ou de me droguer pour me sentir heureux de vivre. Je ne...
  
  - Vous sentez-vous lucide ? coupa fermement le docteur.
  
  - Merveilleusement. A tel point que j'en arrive à me demander si ce n'est pas précisément pour cette raison que j'éprouve un bien-être physique et psychique aussi remarquable. En général, les états dépressifs sont provoqués par la fatigue nerveuse, vous le savez mieux que moi. Et les stress de la vie moderne sont des facteurs évidents de fatigue.
  
  Le docteur et le professeur échangèrent un regard. Le sujet était mûr pour l'interrogatoire, comme le prouvait son besoin maladif de parler.
  
  Le docteur attaqua sur un ton presque autoritaire :
  
  - Si vous le voulez bien, nous allons parler de votre cas. Vous connaissez les caractéristiques de l'amnésie, n'est-ce pas ? Il s'agit d'une paralysie partielle de la mémoire, paralysie à l'origine de laquelle on trouve toujours un événement ayant eu des incidences traumatisantes sur le psychisme du malade. En ce qui vous concerne, nous croyons savoir que la perturbation se situe aux environs de Pâques, époque plus ou moins déterminée, bien entendu. Vous avez fait, à ce moment-là, un déplacement professionnel à Rhodes, vous en souvenez-vous ?
  
  - Oui, c'est exact. Je devais...
  
  - Vous avez fait la connaissance, à Rhodes, d'une jeune femme dont vous êtes tombé amoureux, continua le docteur sans permettre à Coplan de se lancer dans un nouveau discours. Pouvez-vous me citer le nom de cette personne ?
  
  - Cassy, répondit spontanément Coplan. Cassandra Green. Une fille épatante. Je n'avais pas vraiment l'intention de...
  
  - Très bien, trancha le toubib, autoritaire. Vous êtes sur la bonne voie. Vous vous souvenez sans doute que votre situation à l'égard de Cassandra Green était assez délicate du fait qu'elle était par ailleurs la maîtresse d'un autre homme (Voir : « Coplan ne lâche pas prise ») ?
  
  - Personnellement, ça ne me touchait pas beaucoup. C'est pour elle que la situation était scabreuse. Elle s'intéressait à Heinberg et elle était obligée de coucher avec lui.
  
  - Etiez-vous au courant des raisons qui obligeaient cette jeune femme à coucher avec Heinberg ?
  
  - Oui, naturellement. Nous avions des informations selon lesquelles Heinberg faisait partie d'un réseau d'agitateurs dirigé par Moscou. Cassy opérait en service commandé. Sa mission consistait à découvrir les tenants et les aboutissants de l'organisation subversive dont Heinberg était un élément actif. Je ne le dis pas pour me vanter, mais si Cassy avait été libre de ses actes, elle aurait envoyé Heinberg au diable. C'était moi qu'elle voulait dans son lit.
  
  Coplan, à son insu, était victime de la drogue qui lui avait été injectée. Il se croyait lucide, et il l'était dans une certaine mesure, mais il n'était pas en état de contrôler la portée des paroles qu'il prononçait.
  
  La redoutable efficacité du sérum résidait justement dans cette ambiguïté : le sujet ne se rendait pas compte qu'il était en roue libre, les freins de son subconscient ayant été neutralisés.
  
  Le docteur Serge enchaîna rapidement :
  
  - Votre amie s'en est bien tirée, en définitive ?
  
  - Et comment ! Heinberg n'a pas été long à craquer. De lui-même, à notre grand étonnement d'ailleurs, il a lâché le morceau...
  
  - Il s'est confessé, en somme ?
  
  - Il a tout raconté. Au fond, comme la plupart des jeunes idéalistes, c'était un romantique, un naïf. Son adhésion à ce groupe d'agitateurs à la solde du Kremlin n'était qu'une façon de protester contre les injustices de ce monde.
  
  - Vous avez revu Heinberg par la suite ?
  
  - Oui, évidemment.
  
  - Où ?
  
  - Euh... Attendez... si je ne me trompe pas, c'était à Berlin... Ah, j'y suis, attendez ! Le film que vous m'avez montré hier, après le dîner, c'était ça : Berlin, l'immeuble de la Kurfürsten Strasse. Heinberg et Cassy y occupaient un appartement, au premier étage. C'est d'ailleurs là que le patron de Heinberg a fait son entrée en scène.
  
  - Quel patron ? jeta le docteur Serge sur un ton crispé.
  
  - Geltow... Le fameux Hans Geltow, chef de la Section 3, une grosse légume du K.G.B. de Moscou... Un individu extraordinaire, entre nous soit dit. Rusé, intelligent, doué d'une volonté de fer, terriblement cruel aussi.
  
  - Vous connaissiez Geltow ?
  
  - Pas personnellement. Mais le bonhomme n'était pas un inconnu pour certains de mes amis. Nous savions qu'il jouait un rôle de premier plan dans l'orchestration d'un grand nombre d'émeutes qui ont ébranlé l'ordre public dans divers pays...
  
  - Vous avez revu Geltow à Abidjan, n'est-ce pas ?
  
  - A Abidjan ?... Oui, peut-être... Attendez que ça me revienne... C'est bizarre, mais ce qui s'est passé à Abidjan est un peu confus dans ma tête.
  
  - Concentrez-vous, articula le docteur Serge. Cassandra Green était là également. Elle logeait dans un hôtel où vous logiez aussi.
  
  Coplan, le front barré de rides, faisait un effort extraordinaire. Son front se couvrit de sueur, ses yeux devinrent nébuleux.
  
  - C'est rageant, fit-il d'une voix oppressée, j'ai l'impression que mes souvenirs sont là, qu'ils ne demandent qu'à reprendre leur place dans ma mémoire... Il s'agita, maugréa :
  
  - Tonnerre de Dieu, c'est trop con ! toujours ces satanés nuages dans le crâne et je n'arrive pas à crever cet écran de fumée...
  
  Les deux praticiens assis à son chevet étaient aussi tendus que lui. Le docteur Serge se mordillait nerveusement les lèvres, le professeur Boris serrait les dents.
  
  Le docteur prononça sur un ton pressant :
  
  - Ne relâchez pas votre effort. Rappelez-vous le film que nous vous avons montré... La foule africaine, des soldats, des gens qui tombent sous les balles des mitraillettes...
  
  - Mais oui ! cria brusquement Coplan. Heinberg a été liquidé à ce moment-là, sur cette place ! Cette fois, ça y est, je me souviens de l'histoire. Les types sont arrivés en bagnole et ils ont tiré à la mitraillette sur Heinberg, après quoi ils se sont débinés.
  
  - Oui, c'est bien cela, enchaîna le docteur Serge. Les forces de l'ordre ont fait usage de leurs armes pour ne pas être débordées par la colère des manifestants.
  
  - Pas du tout, pas du tout, ricana Coplan, c'était du bidon, c'était un coup monté ! Geltow avait goupillé cette affaire de main de maître pour gagner sur les deux tableaux ! Oh, je m'en souviens parfaitement ! J'avais même prévenu Cassy. Geltow était obligé de se débarrasser de son agent, mais il voulait exploiter politiquement cette élimination. Il pensait que la fusillade allait provoquer des troubles sanglants. Sur le plan tactique, c'était d'une habileté diabolique, non ? Quand une foule excitée voit couler le sang, tout devient possible. j'ai admiré le génie machiavélique de Geltow, je le reconnais franchement. Mais il est tombé sur un bec, et c'est grâce à moi que sa combine a foiré.
  
  Le professeur Boris, qui n'avait pas encore prononcé un seul mot depuis le début de la Séance, jeta sur un ton incrédule :
  
  - Grâce à vous ? Comment cela ? Vous vous donnez le beau rôle, me semble-t-il ?
  
  - Absolument pas ! rétorqua Coplan, véhément. Si vous me connaissiez un peu mieux, vous sauriez que je me fous de la gloriole. Bien au contraire, je m'arrange toujours pour que personne ne sache le rôle que je joue. Mais, dans cette histoire d'Abidjan, je le répète, c'est à cause de mon intervention que Geltow a fait un bide. D'ailleurs, ce n'est pas compliqué, j'avais deviné depuis Berlin que le pauvre Heinberg était condamné.
  
  Le docteur Serge grinça :
  
  - Mais vous ne pouviez pas savoir que l'exécution allait se dérouler à Abidjan ! Vous brodez votre version après coup.
  
  - Mon œil ! renvoya Coplan avec un rictus dédaigneux. Je ne suis peut-être pas aussi génial que Geltow, mais sur le plan de l'astuce, je ne crains personne ! Quand Heinberg a annoncé à Cassy qu'il avait une dernière mission à accomplir à Abidjan, j'ai tout de suite pigé le topo. Et la preuve, c'est que je me suis arrangé pour être sur place.
  
  - Les autorités d'Abidjan étaient-elles prévenues ? fit le docteur Serge, agressif.
  
  - Ben dame ! C'est ce qui explique le ratage de Geltow. L'alerte n'avait pas été donnée officiellement, pour éviter les fuites, mais la police et l'armée avaient pris certaines dispositions et la manifestation a été maîtrisée malgré la fusillade.
  
  Le professeur questionna avec vivacité :
  
  - Geltow a été arrêté, je suppose ?
  
  - Non, malheureusement.
  
  Le professeur fit remarquer :
  
  - Ce n'est pas logique, ce que vous racontez. Si les autorités étaient au courant, elles devaient appréhender Geltow.
  
  - Quand il s'agit de politique et de guerre secrète, la logique n'est pas de mise, affirma Coplan.
  
  Il se reprit :
  
  - Plus exactement, c'est une logique tout à fait particulière qui impose ses règles. Geltow était plus rentable en liberté qu'en prison. C'est peut-être déconcertant pour les profanes, mais les initiés savent de quoi il retourne.
  
  Le docteur Serge commanda sèchement :
  
  - Expliquez-vous.
  
  - Eh bien, c'est très clair. Nous savions que Geltow était un des principaux animateurs du Plan Almaz, le plan élaboré par les stratèges de Moscou pour la conquête de l'Afrique. En partant de là, il suffisait de surveiller Geltow pour déjouer les entreprises du Kremlin.
  
  Les deux médecins échangèrent de nouveau un regard. Le docteur Serge était presque livide, tant sa tension nerveuse était grande.
  
  Il murmura, en essayant d'adoucir sa voix :
  
  - Oui, maintenant je comprends. Et c'est ce que vous avez fait par la suite, j'imagine ? Vous avez surveillé Geltow en permanence ?
  
  - Non, hélas. Je ne me suis plus occupé de lui.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que mon patron m'a donné l'ordre de laisser tomber.
  
  - Votre patron ?
  
  - Mon directeur, quoi !
  
  - Mais vous avez revu Geltow ?
  
  - Non.
  
  - Réfléchissez bien. faites appel à vos souvenirs, rassemblez vos idées. Où et quand avez-vous revu Geltow ?
  
  - Je ne l'ai pas revu.
  
  - Avant de répondre d'une façon aussi catégorique, recueillez-vous un moment. Efforcez-vous de visualiser les scènes qui se rattachent à la personnalité de Geltow. Nous sommes sûrs que vous l'avez revu après les incidents d'Afrique.
  
  - Je ne veux pas vous contredire, mais je ne m'en souviens vraiment pas. Le professeur Boris intervint :
  
  - Ne vous laissez pas rebuter par les difficultés mentales que vous éprouvez, monsieur Coplan. Polarisez votre attention sur Hans Geltow. Nous sommes au cœur de votre problème.
  
  - De mon problème ?
  
  - Oui, de votre amnésie. Vous sentez bien que vous vous heurtez à une contradiction, n'est-ce pas ? Vous venez de nous expliquer vous-même, il y a un instant, que la surveillance étroite, constante, rigoureuse de Geltow était une mesure impérative pour empêcher cet individu de nuire, et vous prétendez ensuite que vous avez laissé tomber cette surveillance.
  
  - Il n'y a pas que moi, grands dieux ! J'ai laissé tomber l'affaire Geltow, mais d'autres ont pris le relais.
  
  - Vous ne dites pas la vérité. Vous nous cachez l'essentiel et vous le cachez à vous-même.
  
  - Pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité ?
  
  - Parce que votre subconscient vous en empêche. Un réflexe conditionné vous incite à refuser la réalité.
  
  Coplan esquissa une grimace.
  
  - Là, vous m'étonnez. La réalité ne m'a jamais fait peur, vous pouvez me croire sur parole.
  
  - Vous êtes sous l'emprise d'une force qui agit sur votre inconscient. Vous ne le savez pas clairement, mais vous n'osez pas fouiller votre mémoire jusqu'au bout. Les agents secrets enfouissent certains souvenirs dans les oubliettes de leur mémoire, surtout quand ces souvenirs mettent leur vie en péril.
  
  - Je n'ai pas l'impression de vous cacher quelque chose.
  
  Le professeur baissa la tête en soupirant, resta pensif et soucieux. Il cherchait d'autres arguments, mais il n'en trouvait pas.
  
  Le docteur Serge prononça d'une voix sourde, persuasive, presque suppliante :
  
  - Ne capitulez pas devant la résistance qui vous empêche de prendre pleinement conscience de vos souvenirs les plus secrets, monsieur Coplan. Votre guérison se joue en ce moment. Prenez votre temps mais soyez implacable envers vous-même. Vous pouvez, vous devez secouer ce joug mental qui paralyse votre esprit... Dans quelles circonstances avez-vous revu Hans Geltow après l'affaire d'Abidjan ?
  
  Coplan ferma les yeux, prit sa tête dans ses mains, se massa le front et les tempes.
  
  Les deux praticiens le regardaient en retenant leur souffle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Plusieurs minutes s'écoulèrent, longues, interminables, aussi éprouvantes pour Coplan que pour les deux hommes en blanc qui épiaient sa réaction.
  
  A la fin, Coplan marmonna sur un ton amer :
  
  - Non, rien à faire. J'ai toujours ce vide dans ma tête... Si j'ai revu Geltow, comme vous le prétendez, je ne trouve aucune trace de ce fait dans ma mémoire. Je ne mets pas vos paroles en doute, bien entendu ; mais, pour moi, c'est exactement comme si je ne l'avais plus revu. Mieux même, je n'ai plus entendu parler de lui depuis Abidjan.
  
  - Tant pis, soupira le professeur Boris en coupant le contact du magnétophone. Nous ferons d'autres essais plus tard.
  
  Le docteur Serge se leva à son tour, alla chercher un comprimé et un verre d'eau, revint près du lit-divan.
  
  - Lessivé, avoua Coplan.
  
  - Venez, je vous reconduis dans votre chambre. Reposez-vous et ne perdez pas confiance.
  
  Coplan dormit comme une souche pendant douze heures. A son réveil, il avait de nouveau un goût de papier mâché dans la bouche, la tête lourde, les jambes comme du plomb.
  
  Il fit quelques pas dans la chambre, enfila son peignoir, s'aperçut alors qu'il éprouvait une légère douleur dans la cuisse droite.
  
  La lumière crépusculaire que diffusait le plafond ne l'empêcha pas de constater qu'on lui avait fait une piqûre pendant son sommeil.
  
  « Je m'en fous, pensa-t-il avec une étrange jubilation. Ils me tiennent à leur merci, mais je n'ai pas dit mon dernier mot. »
  
  Il alla s'asseoir à la table, s'accorda un moment de réflexion.
  
  En dépit de sa condition physique passablement déficiente, il se sentait un moral d'acier. Et cela, il le savait, c'était bon signe.
  
  Comme il s'y attendait, la sonnerie lointaine troubla le silence, puis, quelques secondes après, la porte s'ouvrit.
  
  Le docteur Serge, plus austère que jamais, entra dans la chambre.
  
  - Vous voilà réveillé ? fit-il en examinant Coplan à travers ses lunettes noires. Comment vous sentez-vous ?
  
  - Ni mieux ni moins bien. Ce qui me manque, c'est ma cigarette. Si vous persistez à me priver de tabac, je vais engraisser.
  
  - Pas de danger. Pour un homme de votre corpulence, vous ne vous alimentez pas assez.
  
  - Vos saletés de drogues me coupent l'appétit.
  
  - Mais non, c'est une idée que vous vous faites. Les sédatifs qu'on vous donne n'affectent pas l'appareil digestif.
  
  - C'est vous qui le dites !
  
  - Vous allez quand même dîner, je suppose ?
  
  - Ah bon, c'est l'heure du dîner ? Je croyais que c'était le matin. Où est mon amie Clara ?
  
  - Elle viendra vous tenir compagnie tout à l'heure. Que désirez-vous manger ?
  
  - Quand j'aurai faim, je vous le signalerai, n'ayez crainte. Pour l'instant, je voudrais surtout faire un brin de toilette. Me raser, prendre un bain. je me sens quelque peu défraîchi, pour ne rien vous cacher.
  
  - Comme vous voudrez. L'infirmier va s'occuper de vous. Si vous éprouvez une sensation de lourdeur dans la tête, je vous donnerai un cachet qui vous soulagera.
  
  - Trop aimable. Comme je viens de vous le dire, je suis allergique aux médicaments. Vous avez d'ailleurs profité de mon sommeil pour m'injecter je ne sais quelle cochonnerie.
  
  - Ce n'est pas une pension de famille ici, rétorqua le docteur, acerbe.
  
  Il se retira.
  
  L'hercule en blouse bleue s'amena cinq minutes plus tard, toujours taciturne et maussade. Il conduisit Coplan à la salle d'eau, lui remit le rasoir électrique. Le bain coulait déjà.
  
  Tout en se rasant, Coplan fit mentalement le point. Sa chambre devait se trouver dans un sous-sol, au fond d'un bâtiment. Aucune fenêtre n'apportait la lumière extérieure. La seule issue, c'était le couloir qui conduisait à la salle d'eau, d'une part, et au bureau où s'était déroulée la séance de narcose.
  
  Une porte blanche fermait le couloir, ce qui interdisait d'apercevoir ce qu'il y avait au-delà.
  
  Coplan, sous l’œil inexpressif de l'infirmier Nicolas, se prélassa dans son bain.
  
  Ramené dans sa chambre, il se sentit ragaillardi et il pria Nicolas de lui apporter du thé et des toasts. Il ajouta d'un air détaché :
  
  - Si le professeur Boris est dans la maison, ça me ferait plaisir d'avoir une petite conversation avec lui.
  
  L'infirmier opina, s'en alla.
  
  Coplan brûlait d'envie d'examiner de près la porte et son système de fermeture, car il n'y avait ni serrure ni poignée du côté intérieur. Mais il refréna cette envie. Il avait compris qu'une caméra invisible, et peut-être plusieurs, permettait à un observateur, posté dans un autre local, le cabinet où s'était déroulée la séance de narcose probablement, de suivre ses faits et gestes.
  
  Il décida néanmoins de tenter une expérience. Tout en déambulant dans la chambre, il s'approcha de la porte quand celle-ci s'ouvrit pour livrer passage à l'infirmier qui apportait le plateau avec le thé et les toasts.
  
  Tandis que Nicolas disposait ce repas d'ascète sur la table, Coplan, d'un air aussi naturel que possible, sortit de la chambre, s'engagea dans le couloir. Le docteur Serge, débouchant du bureau, lui barra la route en grommelant de sa voix désagréable :
  
  - Où allez-vous comme ça ?
  
  - Nulle part. Je me promène... J'ai des fourmis dans les jambes et mon espace vital me paraît un peu trop limité.
  
  - Retournez dans votre chambre, je vous en prie. Le professeur Boris vous y rejoindra dans quelques instants.
  
  - Parfait, acquiesça Coplan en faisant demi-tour.
  
  Il avait vu ce qu'il voulait voir. Non seulement on le surveillait en permanence, mais on lui interdisait de sortir de sa chambre sans garde du corps.
  
  Le point capital, c'était de savoir si la porte qui se trouvait au fond du couloir était fermée à clé ou pas.
  
  Très décontracté, Coplan s'installa à sa table et se mit à croquer un toast beurré.
  
  Le professeur Boris arriva deux minutes plus tard, en blouse blanche, un sourire bienveillant aux lèvres.
  
  - Alors ? fit-il, enjoué. Comment allez-vous, monsieur Coplan.
  
  - Très bien, comme vous le voyez.
  
  Tout en s'asseyant sur l'autre chaise, le professeur jeta un coup d’œil sur les toasts.
  
  - C'est vous qui avez fait votre menu ? s'enquit-il.
  
  - Oui.
  
  - Vous n'avez pas envie d'un vrai repas ?
  
  - Du thé, du pain beurré, c'est le maximum que je peux avaler dans l'état où je suis. J'ai l'impression que vos drogues me sortent par le nez et par les oreilles.
  
  - Vous n'avez pas de douleurs d'estomac, j'espère ?
  
  - Non, mais je sens que mon organisme proteste. Du train où vont les choses, je ne tarderai pas à claquer d'empoisonnement.
  
  - Rassurez-vous, le docteur Serge vous suit de près.
  
  - Je n'en doute pas. Mais comme il ne m'a jamais soigné précédemment, il ne me connaît pas.
  
  - Détrompez-vous, il vous connaît très bien. Par ailleurs, le docteur Serge est peut-être l'un des meilleurs spécialistes actuels en matière de chimiothérapie cérébrale.
  
  - Tant mieux pour lui, opina Coplan. Il but une gorgée de thé, regarda le professeur, prononça sur un ton un peu solennel :
  
  - Quelle que soit la compétence du docteur Serge, j'ai quand même pris la décision de me passer de ses services... Et des vôtres aussi, par la même occasion.
  
  Le professeur, ébahi, écarquilla les yeux et murmura :
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - J'ai décidé de m'en aller, articula posément Coplan.
  
  - Comment ça, vous en aller ?
  
  - Je quitte votre établissement et je rentre chez moi. Je pense que c'est clair, non
  
  Le professeur en avait littéralement le sifflet coupé.
  
  Coplan vida sa tasse de thé, se leva, énonça d'une voix ferme :
  
  - Je vous serais reconnaissant de donner des ordres pour qu'on me restitue mes vêtements et mes objets personnels.
  
  Le professeur, se ressaisissant, émit sur un ton mi-figue mi-raisin :
  
  - Voyons, monsieur Coplan, vous ne parlez pas sérieusement. Les malades rentrent chez eux quand ils sont guéris, et non pas en cours de traitement.
  
  - Les malades s'en vont quand ils ont décidé de s'en aller, rétorqua Coplan, catégorique.
  
  - Vous estimez peut-être que vous êtes guéri ? fit le praticien, incrédule.
  
  - Sûrement pas. Je me rends très bien compte que ma mémoire est toujours défaillante, puisque je ne me souviens pas dans quelles circonstances je suis arrivé dans votre clinique. Mais je me sens capable de me soigner moi-même et de me guérir sans recourir aux poisons que vous m'infligez avec tant de générosité. Je fais confiance à ma constitution, qui est saine et robuste.
  
  - Allons, allons, tâchez d'être raisonnable, monsieur Coplan. Dans un cas comme le vôtre, on ne peut pas guérir par ses propres moyens.
  
  - La chimie n'est pas infaillible, que je sache ?
  
  - Il n'y a pas que la chimie. L'élément capital du traitement, c'est la narcose.
  
  - Merci, je viens d'en prendre. Je ne suis pas moins sceptique sur ce plan-là.
  
  - Vous ne pouvez pas juger sur une seule séance. C'est de l'enfantillage.
  
  - Peu importe, j'ai décidé de quitter votre clinique et je ne reviendrai pas là-dessus.
  
  Le professeur se leva à son tour. Son expression aimable avait disparu.
  
  - Il n'en est pas question, monsieur Coplan. Même si je le voulais, je n'aurais pas le droit de vous laisser partir.
  
  Coplan arqua les sourcils, dévisagea son interlocuteur.
  
  - En vertu de quelles dispositions légales ? demanda-t-il. Je croyais qu'un malade était libre de choisir son médecin ?
  
  - En ce qui vous concerne, ce n'est pas le cas.
  
  - Vous voulez insinuer que je suis ici comme fou ?
  
  - Je n'ai pas dit cela.
  
  - Je ne suis ni un aliéné, ni un débile mental ni un fou dangereux. En dépit de mon amnésie partielle, je suis parfaitement conscient de mes actes. Alors ?
  
  - Je suis désolé, mais je n'ai pas le droit de vous laisser partir. Par conséquent, renoncez à cette idée absurde et laissez-vous soigner.
  
  - Pas question, laissa tomber Coplan. Puis, sur un ton plus grave :
  
  - Je vous préviens que je ne me laisserai pas faire. L'internement abusif est un délit que les tribunaux condamnent très sévèrement. Ou bien vous me laissez partir immédiatement, ou bien je considérerai que vous me séquestrez d'une façon arbitraire et criminelle.
  
  - Ne vous emballez pas, je vous en prie. Mes obligations professionnelles m'interdisent actuellement de vous rendre votre liberté. Je prends mes responsabilités, un point c'est tout.
  
  - Cela vous coûtera cher, retenez ce que je vous dis. Et puisque nous en sommes là, j'exige de voir la personne qui m'a confié à vous.
  
  La porte s'ouvrit, et le docteur Serge entra, le visage fermé, un pli méchant déformant sa bouche soudée.
  
  Coplan, avec une promptitude prodigieuse, se propulsa vers la porte ouverte et s'élança dans le couloir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  En quelques foulées, il atteignit la porte qui se trouvait au fond du couloir.
  
  Fermée.
  
  Il s'aperçut alors qu'il s'agissait d'une porte métallique laquée en blanc, et non d'un simple vantail de bois. Mais le pire, c'est que la poignée chromée était une poignée fixe, qui ne commandait pas le mécanisme de la serrure.
  
  A tout hasard, il donna un coup d'épaule dans le panneau de métal.
  
  Inutile d'insister. La porte était solide. Et, apparemment, elle était commandée de l'extérieur, par un déclencheur électrique.
  
  L'infirmier Nicolas s'amena, furibond, la face déformée par l'indignation. Coplan se retourna, fonça tête baissée vers le malabar en blouse bleue, le percuta en plein poitrail et l'envoya dinguer les quatre fers en l'air sur la moquette.
  
  A l'autre bout du couloir, le docteur et le professeur, immobiles à l'entrée de la chambre du malade, assistaient en silence à la scène. Ils ne paraissaient absolument pas inquiets.
  
  Nicolas se releva.
  
  - Ne faites pas l'imbécile, maugréa-t-il en dardant sur Coplan un œil granitique. Retournez dans votre chambre, immédiatement.
  
  - Pas question ! riposta Coplan. J'ai dit que je voulais m'en aller et je m'en irai.
  
  Le docteur Serge s'approcha d'un pas rapide.
  
  - Allons, retournez dans votre chambre, ordonna-t-il sèchement à Coplan. Vous voyez bien que c'est inutile. Ce que vous faites est absurde.
  
  Mais Coplan était fermement résolu à livrer un baroud d'honneur.
  
  - Si vous ne commandez pas tout de suite l'ouverture de cette porte, dit-il au docteur, je vous démolis.
  
  Haussant les épaules, le docteur grommela à l'intention de l'infirmier :
  
  - Tenez-le à l’œil.
  
  Puis, faisant demi-tour, il fila vers son bureau.
  
  Coplan se jeta délibérément sur l'infirmier, le ceintura, le fit basculer en arrière. Mais le costaud, mieux préparé à la lutte cette fois-ci, ne perdit pas la boussole. Faisant preuve d'une surprenante habileté de catcheur, il entraîna son adversaire dans sa chute, le fit rouler sur le sol, l'écrasa sans douceur sous sa masse pesante.
  
  Gêné par les pans de sa robe de chambre, Coplan essaya en vain de se libérer, de repousser ce mastodonte qui le clouait au sol.
  
  A cet instant, le docteur Serge se ramena près des deux hommes qui gigotaient comme des forcenés sur la moquette, tourna autour des deux lutteurs, se pencha au-dessus de la cuisse gauche de Coplan et, d'un geste aussi vif que précis, pressa la détente d'un minuscule objet noir qu'il serrait dans sa paume droite. Un projectile-aiguille se ficha dans le muscle de Coplan.
  
  Trente secondes plus tard, Coplan cessait de se débattre. Ses nerfs se relâchèrent, son corps devint mou, ses yeux se fermèrent.
  
  
  
  
  
  Quand il se réveilla, il lui fallut un bon moment pour reprendre contact avec la réalité et se souvenir clairement de ce qui avait précédé son sommeil.
  
  On l'avait recouché dans son lit, nu, le drap remonté jusque sous la pomme d'Adam. La chambre était plongée dans une demi-pénombre, un silence sépulcral régnait.
  
  Il se palpa le menton.
  
  Sauf erreur, il avait dû dormir pendant huit ou dix heures.
  
  A la réflexion, il s'estima satisfait des résultats de son incartade. Les informations obtenues par ce test apparemment puéril et insensé étaient loin d'être négligeables. Primo, sa tentative d'évasion n'avait pas provoqué de représailles violentes : ni menaces, ni tortures, ni usage d'armes à feu. Autrement dit, on ménageait son intégrité physique. Ce qui démontrait qu'on avait besoin de lui en bon état.
  
  Secundo : la prison était bien gardée. Pour sortir de cette geôle, il fallait un complice dans la place.
  
  Tertio, enfin, pour se tirer de ce pétrin, la seule tactique valable consistait à se battre désormais sur le terrain de l'adversaire.
  
  Légèrement engourdi par le produit qui avait annihilé sa résistance physique pour le mettre hors de combat, il se sentit néanmoins rassuré en constatant la lucidité de ses pensées.
  
  Il prolongea pendant près d'une heure sa méditation, immobile. Puis, se levant, il enfila son peignoir, se promena dans la chambre comme un boxeur qui mate ses nerfs avant le premier round d'un match.
  
  « Ils doivent savoir que je suis réveillé, songea-t-il. Je ne vais pas tarder à avoir de la visite. »
  
  Effectivement, la sonnerie lointaine tinta dans le silence.
  
  « C'est le signal qui prévient la garde extérieure que la porte de ma chambre va être ouverte, jugea-t-il. Toutes les précautions sont prises, les opérations sont vachement bien organisées. »
  
  Trois minutes plus tard, la porte s'ouvrait. Le professeur Boris, le masque sévère, pénétra dans la chambre.
  
  Coplan le regarda, esquissa un sourire teinté d'ironie.
  
  - C'est un vrai conte de fée, dit-il. Dès que je m'éveille, vous apparaissez. Comment vous y prenez-vous ?
  
  - Vous êtes calmé ?
  
  - Forcément. Vous avez fait ce qu'il fallait pour cela !
  
  - Vous avez compris, je suppose ?
  
  - Compris quoi ?
  
  - Que toute tentative de rébellion est inutile.
  
  - Oui, je m'en suis rendu compte.
  
  - Plus vous serez docile, mieux cela vaudra pour vous.
  
  Coplan opina :
  
  - Je serai sage, je vous le promets. Puis, avec un geste théâtral, il désigna une des deux chaises :
  
  - Voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder dix minutes d'entretien, monsieur le professeur ?
  
  Le toubib fronça les sourcils, méfiant.
  
  - Qu'avez-vous à me dire ?
  
  - Beaucoup de choses. Mais nous serons plus à l'aise pour bavarder si nous nous asseyons.
  
  Le professeur hésita, prit place sur une chaise, grommela d'un air presque désagréable :
  
  - Si c'est pour me parler de votre décision de quitter la clinique, je vous préviens que je n'ai pas de temps à perdre.
  
  - Nous reviendrons sur cette question plus tard. Dans un sens, votre intransigeance est peut-être aussi regrettable pour vous que pour moi, car si j'avais pu regagner mon domicile, je me serais fait un plaisir de vous envoyer un livre qui vous aurait beaucoup intéressé.
  
  - Un livre ? Quel livre ?
  
  - Un petit volume que j'ai dans ma bibliothèque depuis une dizaine d'années et qui s'intitule : « La machine à laver les cerveaux » (Paru aux Editions Fasquelle, dans la version française de Georges Hardouin). C'est le récit authentique d'un jeune Hongrois, Ludwig Ruff, tombé aux mains d'un spécialiste en matière d'aveux spontanés. Vous connaissez, j'imagine ?
  
  - Non.
  
  - Dommage. Dans son livre, Ludwig Ruff raconte sa captivité et les épreuves auxquelles on le soumet pour lui arracher des révélations politiques. Le décor est à peu près le même que celui-ci et les procédés de désintégration psychique ne diffèrent pas beaucoup du traitement que vous m'appliquez pour guérir mon amnésie. Bien entendu, en dix ans, la technique a fait des progrès considérables.
  
  Le professeur eut un petit rire grinçant,
  
  - Mon pauvre ami, vous êtes en plein délire, prononça-t-il avec condescendance
  
  - C'est bien ce que je disais: le délire organisé. Mais je vous préviens que vous perdez votre temps. J'ignore pour quel motif vous vous attaquez à moi. Ou plutôt, j'entrevois ce motif. Mais vous faites fausse route. Depuis Abidjan, je ne me suis plus occupé de Hans Geltow. Je n'ai même plus entendu citer son nom dans mon entourage. Ma mission s'étant terminée en Côte-d'Ivoire, le dossier Geltow m'a été retiré.
  
  Le professeur, renversé contre le dossier de sa chaise, scrutait son interlocuteur d'un œil froid.
  
  Coplan continua :
  
  - Vous êtes certainement très forts, vous et le docteur Serge, dans le domaine des mécanismes cérébraux. Vous avez réussi à inhiber une zone bien déterminée de ma mémoire, de telle sorte que je ne sois pas capable de prendre conscience des événements qui ont précédé ma capture. Ceci fait, vous me soumettez à des interrogatoires sous narcose pour m'arracher des renseignements concernant Geltow. Pourquoi ces voies tortueuses ?
  
  - Car vous estimez que nous utilisons des voies tortueuses ? ironisa lourdement le praticien.
  
  - Que vous m'ayez kidnappé, passe encore. Ce n'est pas la première fois que cela m'arrive. Mais pourquoi diable recourir d'emblée aux méthodes extrêmes ? Pourquoi ne pas m'avoir fait subir un interrogatoire normal ?
  
  - C'est tout ce que vous avez à me dire ?
  
  - Oh, non ! J'en arrive seulement à l'essentiel. En essayant de m'évader, je voulais surtout me rendre compte des précautions que vous avez prises pour empêcher toute tentative de ce genre. Sur ce point-là, je suis fixé. Je suis totalement à votre merci et vous avez les mains libres. Vous pouvez donc jongler avec les rouages de mon cerveau et faire de moi un robot docile. Si vous me faites dormir, je dormirai ; si vous me rendez nerveux et angoissé, je me ferai du mauvais sang à longueur de journée ; si vous avez décidé de vous amuser avec ma mémoire comme des techniciens qui jouent avec la bande magnétique d'un enregistreur, je ne pourrai pas m'y opposer... Seulement, je vous préviens que vous n'obtiendrez pas de moi ce que vous cherchez : à savoir, des renseignements sur Hans Geltow. Du moins, je le souligne, des renseignements qui concernent la période ultérieure à l'affaire d'Abidjan.
  
  Il y eut un silence. Le professeur observait son interlocuteur comme s'il s'agissait d'un enfant dont les caprices n'ont aucune importance réelle.
  
  Sa mauvaise humeur s'était dissipée. A la fin, c'est avec un vague sourire qu'il murmura, la voix douce et feutrée :
  
  - Pourquoi me racontez-vous tout cela, monsieur Coplan ?
  
  - Pour vous persuader de l'inutilité de votre entreprise.
  
  - Vous êtes trop aimable.
  
  - Il ne s'agit pas d'amabilité, vous le savez bien.
  
  Le professeur se leva, demanda :
  
  - Désirez-vous boire et manger ?
  
  - Oui, pourquoi pas ? Un steak-frites et un coup de rouge me feraient plaisir.
  
  - Bien, je vais m'en occuper. Seulement, je vous mets en garde : plus de sottises, hein ? Nous serions obligés de modifier votre régime et vous ne gagneriez pas au change.
  
  - Rassurez-vous. Quand je sortirai d'ici, ce sera par la grande porte et la tête haute.
  
  - La compagnie de votre amie Clara vous ferait-elle plaisir ?
  
  - Et comment ! La présence d'une jolie femme me fait toujours plaisir. J'espère que le docteur Serge aura la courtoisie de ne pas truffer mon steak-frites d'inhibants qui m'empêchent de me conduire en galant homme.
  
  Le professeur s'en alla sans relever l'allusion.
  
  Coplan avait la conviction intime que ses propos avaient porté.
  
  Quelques instants plus tard, l'infirmier Nicolas, le visage sombre et l’œil encore plein de rancune, s'amena pour dresser la table. Clara, vêtue de son peignoir blanc, arriva peu après.
  
  
  
  
  
  Dans le bureau voisin, le docteur Serge, assis devant l'écran de télévision, arborait une mine soucieuse.
  
  Quand le professeur pénétra dans la pièce, le docteur ôta ses lunettes et considéra son collègue en silence.
  
  Le professeur Boris prononça à mi-voix, sur un ton détaché qui cachait mal une certaine satisfaction :
  
  - Alors, docteur Serge, vous avez entendu ?
  
  - Oui, j'ai entendu.
  
  - Qu'en pensez-vous ?
  
  - Je continue à penser que nous avons affaire à un homme assez extraordinaire. Logiquement, normalement, il ne devrait pas être en état de raisonner comme il le fait. Je n'ai jamais rencontré un sujet aussi coriace, je l'avoue.
  
  - Nous ne sommes pas au bout de nos surprises, retenez ce que je vous dis. Il est évidemment abruti par vos drogues, mais ça ne l'empêche pas de réfléchir d'une façon correcte. Il devine que nous sommes coincés.
  
  - Coincés ? ricana le docteur en remettant ses lunettes noires. Vous sous-estimez mes possibilités.
  
  - Pas du tout. Vos possibilités sont limitées, convenez-en. Si vous le dopez à mort, nous n'en tirerons rien, même sous narcose. Si vous lui laissez un minimum de lucidité, il s'en servira pour nous contrer.
  
  - Nous ferons une nouvelle séance ce soir.
  
  - D'accord. Je suis néanmoins obligé d'avertir le général Koliov.
  
  - A propos de quoi ?
  
  - Pour le tenir au courant, tout bonnement. je suis ici pour cela.
  
  - Je ne vois pas la nécessité d'alerter le général. Il n'y a aucun élément nouveau, en fait.
  
  - Vous trouvez ?
  
  - C'est l'évidence même, puisque nous n'avons fait aucun progrès en ce qui concerne Geltow.
  
  - Justement ! s'exclama le professeur. En revanche, notre malade a fait des progrès, lui ! Son allusion au livre de Ruff est révélatrice, non ? Et j'ai l'impression qu'il n'est pas allé au fond de sa pensée, qu'il ménage ses effets.
  
  - Après tout, c'est votre affaire, grommela le docteur. Si vous tenez à avertir le général Koliov, ça vous regarde. Moi, je m'en tiens aux instructions du colonel Vouline.
  
  - Voilà une question réglée, ponctua le professeur. Maintenant, entre nous, quelle est votre opinion sur sa profession de foi ? Personnellement, je crois qu'il est sincère quand il affirme qu'il ne s'est plus occupé de Geltow après sa mission en Côte-d'Ivoire. Cela confirme les résultats de l'enquête menée par le colonel Vouline lui-même.
  
  L'homme aux lunettes noires eut un petit rire grinçant, déplaisant.
  
  - Voilà une anecdote qui amusera le colonel, j'en suis sûr ! émit-il. Le professeur Boris en arrive à se fier à la sincérité d'un agent secret !
  
  - A chacun ses faiblesses, rétorqua le professeur, acide. Vous ne vous fiez qu'à vos drogues, moi je tiens compte de mon expérience de psychologue. Contrairement à ce que vous croyez, un bon agent secret ne dédaigne pas systématiquement la sincérité. Quand il sait que c'est sa meilleure carte, il la joue.
  
  Le docteur leva la main, montra l'écran, augmenta le volume du son de l'appareil qui transmettait les bruits et les conversations provenant de la chambre du malade.
  
  
  
  
  
  Attablés l'un en face de l'autre, Clara et Coplan commençaient leur repas. Clara paraissait boudeuse.
  
  - Le docteur Serge n'est pas du tout content de toi, dit-elle. Tu t'es conduit d'une façon inqualifiable.
  
  - C'est un affreux mouchard, renvoya Coplan, hilare.
  
  - Au lieu de rigoler, tu ferais mieux de réfléchir, je t'assure.
  
  - Que veux-tu, je suis un homme d'action, moi ! J'en avais marre de ma passivité.
  
  - Tu n'es pas bien ici ? On te dorlote, on te soigne, qu'est-ce que tu peux espérer de mieux ? Les malades rentrent chez eux quand ils sont guéris, pas avant.
  
  - Te tracasse pas, ma jolie. L'incident est oublié.
  
  Il enfourna un morceau de viande, piqua quelques frites. Puis, la bouche pleine :
  
  - Ce n'est peut-être pas de ma faute, si j'ai fait le zouave.
  
  - Tiens donc ! Ce n'est surtout pas de la mienne, en tout cas.
  
  Coplan mastiqua sa bouchée, but une gorgée de vin.
  
  - Il ne s'agit pas de toi, précisa-t-il, il s'agit du docteur Serge. C'est lui qui tire les ficelles du pantin. Et le pantin, c'est moi. S'il se trompe de dose ou de produit, je réagis de travers, forcément. Au lieu de me donner un calmant, il a dû me donner un excitant, ce qui explique mon accès d'agressivité.
  
  - On verra tout à l'heure si tu es toujours aussi agressif, riposta-t-elle.
  
  Il s'esclaffa, lui prit la main avec une sorte de tendresse paternelle.
  
  - Tu as de nouveau envie de faire l'amour ? questionna-t-il d'un air incrédule. Elle retira sa main.
  
  - Je t'ai prévenu, non ? ronchonna-t-elle. Si je n'ai pas ma ration quotidienne, je suis de mauvais poil.
  
  Ils continuèrent à manger. Coplan, pensif, murmura :
  
  - Si je comprends bien, le test de l'activité sexuelle fait partie de mon traitement ?
  
  - Je ne suis pas docteur, renvoya-t-elle.
  
  - Moi non plus, malheureusement. Mais je suppose que ce n'est pas sans raison que le docteur Serge utilise ta compétence et tes charmes ?
  
  - On ne force personne, répliqua-t-elle. Si je ne te plais pas, dis-le tout de suite. C'est pour te faire plaisir, pour te remonter le moral que le docteur met une femme à ta disposition. Et tu as le culot de te plaindre !
  
  - J'espère que tu es bien payée ?
  
  - Qu'est-ce que ça peut te faire ?
  
  - Je serais désolé de savoir que le docteur t'exploite. Car enfin, venir dans une clinique pour distraire un malade, ça n'a rien de drôle.
  
  - Ne te fais pas de bile pour moi. Pour me faire accepter ce travail, le docteur Serge a su s'y prendre. Je gagne mieux ma vie en m'occupant de toi qu'en m'occupant de dix clients de passage.
  
  Coplan ne répondit pas.
  
  Il termina son repas en silence, se bornant à couver la jeune femme d'un regard un peu bizarre, un peu triste.
  
  Quand elle eut vidé son assiette et lampé son verre de vin, elle se renversa contre le dossier de sa chaise, mit ses poings sur ses hanches, articula d'une voix devenue très gentille :
  
  - Qu'est-ce qui se passe ? Tu n'es pas bien ?
  
  - J'ai très bien mangé.
  
  - Tu n'as pas envie de me prendre dans tes bras ?
  
  - Non.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que j'ai pitié de toi.
  
  - Hein ?
  
  - Ma pauvre Clara, tu vaux tellement mieux que cette lamentable comédie qu'on te fait jouer ! Je ne veux pas te vexer, je t'assure, mais, comme comédienne, tu ne vaux pas tripette. Alors, te fatigue pas, laisse tomber.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Les traits de la jeune femme n'avaient pas bougé d'un millimètre, son regard était demeuré impassible.
  
  - De quoi parles-tu ? fit-elle, calme et imperturbable.
  
  Coplan savait déjà qu'il avait tapé dans le mille, que ce nouveau test était positif.
  
  En réalité, Clara se trahissait sans même s'en rendre compte. Car son absence de réaction, son sang-froid et la trop parfaite maîtrise de ses réflexes démontraient à quel point elle était entraînée à ne jamais laisser transparaître ses sentiments, ses émotions.
  
  Coplan la regarda droit dans les yeux.
  
  - Je reconnais que tu fais de ton mieux, dit-il, mais ce n'est pas au point. Le grand public s'y laisserait peut-être prendre, pas moi. J'ai trop d'expérience dans ce domaine. Et, de plus, il n'y a rien de plus difficile que de se faire passer pour une prostituée de métier, pour une authentique putain quand ce n'est pas le cas. Tu as visé trop bas, ma chérie. Abandonne ton rôle.
  
  Elle eut un battement de paupières, esquissa un sourire.
  
  - Me voilà bien, soupira-t-elle. Un amnésique, passe encore. Mais un dingue ! Je ne comprends pas un traître mot de ce que tu racontes. Où veux-tu en venir ?
  
  - Tu ne devines pas ? Ton petit doigt ne te met pas un peu sur la voie ?
  
  - Je ne devine rien du tout.
  
  - Voyons, Clara, ne me déçois pas jusqu'au bout. Tu sais parfaitement ce que je suis et ce que je fais. Et tu sais aussi pourquoi je suis ici... Quand tu auras pris un peu de bouteille dans ce métier, tu sauras que des gens comme nous ont parfois intérêt à jouer cartes sur table. Les profanes et les novices se trompent quand ils s'imaginent que les agents de renseignement ou les espions ne disent jamais la vérité. Il y a des circonstances où le réalisme et l'efficacité nous commandent d'enlever nos masques.
  
  - Si tu continues à débloquer, je m'en vais, menaça-t-elle froidement.
  
  - Je ne débloque pas, je te tends la perche... Tu peux me rendre un grand service, et tu y trouveras ton compte.
  
  - Je peux te rendre un service, moi ?
  
  - Oui.
  
  - Lequel ?
  
  - Alerter un de mes amis.
  
  - Explique-toi.
  
  - Ce n'est pas compliqué. En sortant d'ici, tu déposes un mot à l'ambassade d'U.R.S.S. et le tour est joué.
  
  - Quel mot ?
  
  - Un message, quoi ! Un billet que tu auras écrit pour moi. Je ne peux pas l'écrire moi-même, puisque je n'ai ni papier ni crayon.
  
  Elle hésita, se pinça les lèvres d'un air contrarié, demanda d'une voix réticente, en employant le conditionnel :
  
  - Qu'est-ce que je devrais mettre sur ce billet ?
  
  - Deux petites phrases, pas plus. J'espère que tu as un peu de mémoire ?
  
  - Ben, comme tout le monde.
  
  - D'ailleurs, ce n'est pas difficile à retenir. Tu mets sur la première ligne : « Message destiné au général Dimitri Koliov, attaché à la 7® Section de l'Administration Générale de Renseignement »... Répète pour voir.
  
  Elle s'exécuta, sans se tromper.
  
  Coplan enchaîna :
  
  - La deuxième phrase n'est pas plus compliquée. La voici : « Suis détenu dans la clinique du professeur Boris, je compte sur vous. »
  
  Elle grommela :
  
  - Qu'est-ce que tu espères de ce général ?
  
  - Qu'il me sorte d'ici.
  
  - Tu te figures qu'un général peut forcer la main à un docteur ?
  
  - Dans mon cas, oui.
  
  - C'est un copain à toi, ce général ?
  
  - Un copain, c'est beaucoup dire. J'ai eu l'occasion de faire un travail pour lui et il a été tellement satisfait de mes services qu'il m'a assuré qu'il ne serait pas ingrat (Voir : « Contacts Est-Ouest »)... Comme il a le bras long, il peut faire des miracles. Naturellement, tu signes le message : Francis Coplan.
  
  Clara, le nez dans son assiette, réfléchissait. Coplan murmura :
  
  - Qu'est-ce que tu risques ? Je ne demande rien d'extraordinaire, en définitive. Mon ami le général ne fera rien sans l'accord du professeur.
  
  Elle se leva, enleva sa robe de chambre.
  
  - Si tu es gentil avec moi, j'enverrai ton message, promit-elle en se dirigeant vers le lit.
  
  
  
  
  
  Devant son écran de télévision, le docteur Serge paraissait au comble de la perplexité. Il se tourna vers le professeur et questionna à mi-voix, sur un ton insidieux :
  
  - Cette coïncidence ne vous paraît pas invraisemblable ?
  
  - Quelle coïncidence ?
  
  - Comment a-t-il pu deviner que le général Koliov était mêlé à son affaire ?
  
  - Il n'a rien deviné du tout. C'est vous qui prenez le problème à l'envers. Son allusion au livre de Ruff prouve bien qu'il a compris de quel bord nous étions. Conséquence logique, il fait appel à un ami de ce bord-là.
  
  - Mais enfin, c'est un hasard incroyable ! répliqua le docteur. Êtes-vous sûr de ne pas avoir lâché une parole de trop à un moment où je n'étais pas de garde ?
  
  Le professeur fronça les sourcils, sa bouche se durcit.
  
  - Qu'est-ce que vous insinuez ? Vous ne croyez tout de même pas que c'est moi qui lui ai parlé du général Koliov ?
  
  - Je ne sais pas, je ne comprends pas. Je veux bien admettre que le hasard est parfois étrange, mais ceci dépasse l'entendement. On dirait qu'il sait que le général est dans le coup.
  
  Le professeur haussa les épaules d'un air excédé.
  
  - Ma parole, vous n'êtes pas très subtil pour un psychiatre. Je viens de vous dire que vous prenez le problème à l'envers. La direction a confié ce dossier au général Koliov parce que le général connaît Coplan. Ce dernier ignore le rôle exact du général, mais il l'appelle à son secours parce qu'il sait que c'est un ami qui a le bras long, pour reprendre son expression. Je ne sais pas ce qui vous déconcerte là-dedans, ça me semble parfaitement logique et normal.
  
  Cette fois, le docteur avait pigé.
  
  - Oui, évidemment, acquiesça-t-il. Le hasard n'est qu'apparent.
  
  - Quand la direction a consulté la fiche de Coplan, elle a vu que celui-ci avait été pris en charge par le général dans le cadre d'une opération très importante qui s'est déroulée il y a cinq ans. Le général était donc l'homme le mieux placé pour traiter l'affaire qui nous occupe.
  
  - Oui, j'ai compris.
  
  - Si vous baissiez la lumière dans la chambre ? suggéra le professeur. Herta n'a pas besoin des pleins feux pour la suite des opérations.
  
  Ils regardèrent en silence la scène qui animait l'écran.
  
  La jeune femme, agenouillée sur le lit, surplombait son partenaire et se livrait, avec une ferveur gourmande, aux jeux pervers qui attisaient le désir amoureux de celui-ci.
  
  Les lèvres minces du docteur Serge frémissaient. Pourtant, il faisait de son mieux pour conserver la froideur classique du clinicien. Mais le spectacle qui s'offrait à sa vue le remuait jusque dans ses fibres les plus intimes. D'ailleurs, personne n'aurait pu rester insensible à cette vision. La nudité blonde et capiteuse de Clara, son impudeur à la fois souveraine et lubrique, l'avidité charnelle qui faisait palpiter sa chair déjà tendue vers la volupté intime, c'était d'une force communicative prodigieuse.
  
  Le professeur murmura :
  
  - Notre amie Herta ne ménage pas sa peine... Est-ce qu'elle va réussir ? Dans quel état est-il, lui ?
  
  - Presque normal. Je ne l'ai pas traité à ce point de vue-là, parce que je veux qu'il soit en forme pour la séance de demain. Il va pouvoir se surpasser pour qu'elle accepte de transmettre son message.
  
  - Pensez-vous ! ricana le professeur, acerbe. Vous n'avez donc pas compris cela non plus ? C'était de la mise en scène, cette histoire de message. C'est à nous qu'il s'adressait... Il sait très bien que ses faits, ses gestes et ses paroles sont contrôlés jour et nuit.
  
  Le docteur, comme à regret, tourna lentement un bouton. La lumière qui éclairait la chambre du malade s'estompa progressivement.
  
  
  
  
  
  A son réveil, Coplan constata qu'il était seul. Clara avait disparu.
  
  Il ne s'en étonna pas outre mesure. Après les propos qu'il lui avait tenus, elle ne tenait sans doute pas à se retrouver en tête à tête avec lui pour reprendre la conversation. Le plus urgent, pour elle, c'était de conférer avec ses supérieurs afin de savoir quelle ligne de conduite il fallait désormais adopter à l'égard du malade.
  
  Il s'étira, bâilla, se tâta le menton.
  
  Nullement pressé de se lever, il s'accorda un long moment de réflexion.
  
  Les graines qu'il avait semées allaient-elles germer ?
  
  « A vous de jouer, messieurs, pensa-t-il avec un vague sentiment de satisfaction. Logiquement, vous ne pouvez pas ne pas alerter le général Koliov. C'est un personnage considérable et votre responsabilité est en jeu. »
  
  Il passa mentalement en revue les jalons qu'il avait posés. L'essentiel, c'était de sortir vivant de cette fâcheuse aventure. Vivant et intact.
  
  Si cette manœuvre ne donnait rien, il faudrait jouer la dernière carte. Mais à bon escient car c'était un quitte ou double.
  
  Finalement, estimant avoir fait le tour de la question, il se sentit optimiste et regonflé. Il se leva, alla à la toilette, se couvrit de son peignoir et se mit à déambuler dans la chambre.
  
  Quelques instants plus tard, la lumière s'amplifiait, la sonnerie lointaine tintait dans le silence.
  
  Le docteur Serge s'amena, froid et distant selon son habitude, une sorte de ressentiment et de défi dans l'expression, le regard insaisissable derrière les verres fumés des lunettes.
  
  - Comment vous sentez-vous ? s'enquit-il.
  
  - En pleine forme, dit Coplan, ironique. Je me demande même pour quelle raison vous vous obstinez à me garder ici. Un petit trou de mémoire n'a jamais empêché personne de se conduire correctement.
  
  - Désirez-vous prendre un bain ?
  
  - Oui. Et me raser.
  
  - Bien. L'infirmier va s'occuper de vous.
  
  Effectivement, le malabar en blouse bleue arriva peu après et conduisit le malade à la salle d'eau. Visiblement, le nommé Nicolas se tenait sur ses gardes.
  
  Coplan se moqua gentiment de lui.
  
  - N'ayez pas peur, Nicolas, je ne vous ferai plus d'entourloupettes. La prochaine fois que je tenterai une évasion, je m'y prendrai d'une façon plus subtile. Ce n'est pas avec ses poings qu'on sort de votre boutique, hein ?
  
  L'infirmier ne répondit pas. Coplan reprit :
  
  - Pour ouvrir cette porte-là, au fond du couloir, il faut alerter les gens qui sont de garde de l'autre côté. Ce n'est pas commode, je le reconnais. Mais si vous voulez me donner un coup de main, il y a mille dollars pour vous.
  
  - Tenez, rasez-vous, bougonna le type.
  
  - Pensez-y, murmura Coplan en souriant. Mille dollars, ça fait beaucoup de pognon et c'est toujours bon à prendre, non ? Une nuit que vous êtes seul de service, vous téléphonez en douce, je fais semblant de vous assommer, et l'affaire est dans le sac.
  
  Le faciès du costaud se fit plus dur et plus méfiant. Ce fut d'ailleurs la seule réaction du bonhomme. Coplan, qui s'amusait, se tapota le front et gouailla :
  
  - Faites travailler votre cervelle, mon vieux. Si vous avez une meilleure formule à me proposer, n'hésitez pas. Le tarif reste le même.
  
  Rafraîchi, rasé, enchanté de sa bonne condition physique, Coplan réintégra sa chambre. Entre-temps, on avait fixé l'écran de cinéma au mur.
  
  Coplan dit à l'infirmier :
  
  - Je boirais bien quelque chose de chaud.
  
  - Plus tard, maugréa le géant. Le docteur veut vous soigner aujourd'hui.
  
  Il se retira. La lumière décrut progressivement et la projection commença.
  
  Elle dura plus de deux heures. Non seulement les films que Coplan avait déjà vus repassèrent, mais il y en eut de nouveaux. Toutefois, les uns et les autres tournèrent autour des mêmes thèmes : Berlin, Rhodes, Abidjan...
  
  Coplan s'appliqua à les regarder attentivement.
  
  La conclusion qui se dégageait de cette mise en condition psychique ne laissait place à aucun doute : il s'agissait encore et toujours de l'affaire Geltow.
  
  Coplan s'interrogea : « Qu'est-ce qui les tracasse d'une manière aussi évidente ? Il y a un mystère Geltow, c'est sûr. Mais où veulent-ils en venir ? »
  
  Quand l'écran redevint blanc, la lumière du plafond reprit son éclat.
  
  Le docteur et le professeur pénétrèrent dans la chambre. Nicolas les suivait en poussant une table métallique roulante.
  
  - Le professeur annonça :
  
  - Nous allons faire un nouvel essai de narcose. Voulez-vous vous débarrasser de votre robe de chambre et vous étendre sur le lit.
  
  Ce n'était pas une requête, c'était un ordre.
  
  Coplan obtempéra. Le docteur Serge avait déjà préparé ses seringues et les deux piqûres furent faites aussitôt. La lumière déclina, devint crépusculaire. Le docteur Serge prit la tension du patient, l'ausculta. Enfin, l'interrogatoire commença. C'est le professeur, debout contre le lit, qui ouvrit le feu :
  
  - Si vous le voulez bien, monsieur Coplan, nous allons reprendre les événements dans l'ordre chronologique depuis votre arrivée à Rhodes. Je résume ce que vous nous avez dit l'autre fois. Si je me trompe, ou si j'oublie un incident, n'ayez pas peur de m'interrompre...
  
  Pendant quelques minutes, Coplan écouta sans broncher. Puis, sous l'effet de la drogue, il fut peu à peu envahi par ce besoin irrésistible, morbide, de parler. Il relata des faits mineurs, se lança dans des digressions à peine cohérentes et généralement dépourvues d'intérêt. Le professeur avait besoin de toute son autorité pour endiguer cette véritable logorrhée. D'une voix sèche, il ramenait sans cesse Coplan au cœur du sujet : Geltow.
  
  Harcelant le malade, le poussant dans ses retranchements, le professeur tentait obstinément d'obtenir des informations concernant la période ultérieure à Abidjan. Mais en vain.
  
  Pâle, tiré, le visage en sueur, Coplan faisait pourtant preuve d'une soumission totale à son interrogateur.
  
  Rien à faire. De la Côte-d'Ivoire, Coplan ne se souvenait que de la fusillade. Après, c'était une autre histoire. Une histoire de voyage en mer, de risques d'explosion, de sabotages...
  
  Le professeur avait beau se faire pressant, tendre des pièges, le malade ne voyait plus Geltow dans les scènes que sa mémoire avait enregistrées après Abidjan.
  
  
  
  
  
  Dans le bureau, cinq hommes et une femme, assis devant le poste de télévision, assistaient en silence à la séance de narcose.
  
  Il y avait là le général Dimitri Koliov, un grand gaillard d'une cinquantaine d'années, au visage énergique, ouvert, aux yeux bleus d'une grande pureté. A côté de lui, moins athlétique, le colonel Vouline, 35 ans, brun, la peau mate. Il arborait une expression étrange, à la fois impassible et teintée de scepticisme. Le troisième personnage était un individu massif, au faciès épais, aux cheveux bruns et drus, à la mâchoire autoritaire. Il s'appelait Vladimir Votchev et, en sa qualité de directeur-adjoint de la 6e section du G.R.U., il était le plus haut placé, hiérarchiquement, du groupe, Le quatrième était un contrôleur du K.G.B., nommé Vassili Gochenko, et le cinquième n'était autre que le soi-disant infirmier Nicolas, agent d'élite du K.G.B. La femme, c'était Clara. En jupe noire et chemisier blanc.
  
  Le duel oratoire entre Coplan et les deux inquisiteurs en blouse blanche dura plus d'une heure.
  
  A la fin, quand le malade sombra dans une torpeur faite d'épuisement physique et de lassitude cérébrale, les témoins silencieux, assis dans le bureau, étaient presque aussi exténués que Coplan lui-même.
  
  Le docteur Serge fit alors une ultime piqûre au patient, et celui-ci fut abandonné à la solitude de sa chambre.
  
  Rejoignant leurs collègues dans le bureau, le docteur et le professeur, la mine plutôt sombre, ne firent aucun commentaire. C'est Vladimir Votchev, le grand manitou, qui rompit le silence en s'adressant au colonel Vouline.
  
  - Je crois que le moment est venu de tirer la conclusion de la scène à laquelle nous venons d'assister, dit-il en russe. Compte tenu des enregistrements antérieurs que nous avons étudiés, j'ai l'impression que nous sommes dans une impasse.
  
  - J'avoue que c'est troublant, murmura Vouline, pensif.
  
  - Il n'est évidemment pas question de mettre en cause la compétence du docteur Malanski, reprit posément Votchev. A mon avis, si le sujet ne nous fournit pas les informations attendues, c'est qu'il n'est pas en mesure de le faire.
  
  Il se tourna vers le docteur Serge.
  
  - Qu'en pensez-vous, docteur Malanski ?
  
  - J'ai fait le maximum et je suis obligé de reconnaître que cet homme est probablement sincère quand il affirme qu'il ne s'est plus occupé du dossier Geltow après l'affaire d'Abidjan.
  
  Votchev opina, enchaîna sur le même ton calme :
  
  - Nous sommes donc d'accord sur ce point. Et n'oublions pas que les recherches approfondies auxquelles se sont livrés le colonel Vouline et ses assistants recoupent cette constatation. La chose n'a d'ailleurs rien d'extraordinaire, puisqu'il nous arrive souvent, à nous aussi, de confier la suite d'une affaire à une autre équipe qui prend le relais... Ceci dit, cet échec, cette déconvenue si vous préférez, ne doit pas nous décourager. Nous ne sommes pas au bout de nos possibilités.
  
  Il se tourna cette fois vers le général Koliov.
  
  - Étant donné le lien..., disons amical qui existe entre vous et Coplan, seriez-vous disposé à tenter l'expérience dont nous avons parlé hier, général ?
  
  - Certainement.
  
  - L'affaire est délicate, vous vous en rendez bien compte, je suppose ? Elle se ferait sous votre responsabilité personnelle.
  
  - Je ne garantis pas la réussite, bien entendu, mais la partie n'est pas perdue d'avance.
  
  Le colonel Vouline intercala d'une voix âpre :
  
  - Ne sous-estimez pas la force de Coplan, général ! Pour battre Geltow sur son propre terrain, il faut de l'envergure.
  
  Le général eut un imperceptible sourire.
  
  - N'ayez crainte, colonel, je suis bien placé pour avoir une idée exacte de la valeur de cet homme.
  
  Vladimir Votchev trancha :
  
  - Eh bien ! vous avez carte blanche, général. Vous bénéficiez d'un gros atout au départ : le S.O.S. que Coplan s'imagine vous avoir lancé. Je vous suggère d'entamer les négociations sur cette base.
  
  Vouline ajouta, sarcastique :
  
  - Et ouvrez l'oeil, général. Car si vous vous laissez endormir par cet homme, c'est lui qui se servira de nous!
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Terrassé par les drogues, Coplan dormit pendant dix-huit heures d'affilée.
  
  Quand il se réveilla enfin, il eut l'impression de sortir du néant.
  
  Il remua bras et jambes, soupira, bâilla à se décrocher la mâchoire, essaya de déglutir pour humecter sa bouche affreusement sèche, fit la grimace en retrouvant dans son palais ce goût de médicament qu'il détestait.
  
  « Les salauds, pensa-t-il. Ils ne sont pas avares de leurs poisons. »
  
  Son cerveau ankylosé fut lent à se remettre en marche. Ce n'est que peu à peu qu'il se souvint de ce qui s'était passé avant son sommeil comateux.
  
  D'une main lourde, il fit crisser les poils de sa barbe.
  
  Il se leva, enfila sa robe de chambre, se livra à quelques mouvements respiratoires, se laissa tomber sur une des chaises, constata que l'écran de cinéma avait disparu, s'accouda à la table pour réfléchir.
  
  Il entendit la sonnerie lointaine mais ne bougea pas. Une sorte de fatalisme pesait sur lui, un détachement qui le laissait amorphe, dénué de toute curiosité à l'égard de ce qui l'entourait comme de son propre sort.
  
  Il eut un moment de stupeur et d'incrédulité quand il reconnut l'homme qui pénétrait dans la chambre.
  
  - Pas possible ! Lâcha-t-il. Le général Koliov ! Je rêve, ma parole !
  
  - Ce cher Coplan ! s'exclama le général.
  
  Réunis dans une cordiale embrassade à la russe, les deux gaillards se congratulèrent à grandes tapes sur les omoplates.
  
  - Ma visite vous étonne ? fit le général en prenant place sur la chaise disponible en face de Coplan.
  
  - Tout m'étonne depuis que je suis ici, confessa Coplan, acide.
  
  - J'ai été alerté à Moscou et j'ai sauté dans un avion. Je suis très touché par le fait que vous ayez pensé à faire appel à moi. Quand nous nous sommes quittés, je vous avais dit que je vous inscrivais sur la liste des amis privilégiés de l'U.R.S.S. J'ai tenu parole, comme vous le voyez.
  
  - Après tant d'années, c'est formidable.
  
  - J'ai bonne mémoire.
  
  - Ce n'est malheureusement pas mon cas I
  
  - C'est ce que j'ai appris, en effet. Il paraît que vous êtes amnésique ?
  
  - C'est ce qu'on raconte, mais ça ne m'empêche pas de me souvenir de vous et de mes camarades cosmonautes de Baïkonour. Comment vont-ils ?
  
  - Ceux de votre époque sont rentrés dans le rang. C'est la relève qui est à l'entraînement. Mais parlez-moi plutôt de ce qui vous arrive.
  
  Coplan dévisagea son interlocuteur. Dès le premier contact, autrefois, il avait eu de la sympathie pour cet aviateur aux yeux clairs, au visage honnête, énergique et franc.
  
  - Je vais vous raconter ce qui m'arrive, général, mais j'espère que vous ne m'en voudrez pas de balayer les mondanités ?
  
  - Quelles mondanités ?
  
  - Les mensonges et les foutaises qui servent de prétexte à ma détention dans cet établissement. En réalité, je ne suis ni amnésique ni aliéné ni traumatisé. On m'a kidnappé et on m'a fait subir un traitement spécial pour bloquer certains rouages de ma mémoire. Cette mise en condition n'avait qu'un but : m'arracher des informations concernant un de vos compatriotes, un gros bonnet du K.G.B. qui se nomme Hans Geltow. D'accord ?
  
  - D'accord, acquiesça le général, laconique.
  
  - Pourquoi cette manœuvre extraordinaire ? Que se passe-t-il avec Hans Geltow ?
  
  - Il a disparu depuis bientôt un mois et cette disparition pose un grave problème à nos services de sécurité... Je suppose qu'il en va de même chez vous ? Quand un fonctionnaire important disparaît, vous remuez ciel et terre pour le retrouver, n'est-ce pas ?
  
  - Voilà un mystère élucidé, grommela Coplan. Mais pourquoi diable ne m'a-t-on pas interrogé avant de me tripatouiller le cerveau ?
  
  - Cela vous paraît bizarre, vraiment ?
  
  - Plus que bizarre, loufoque.
  
  - Voyons, Coplan, réfléchissez. En agissant de la sorte, mes collègues du K.G.B. rendaient en quelque sorte hommage à votre réputation.
  
  - Je ne comprends pas.
  
  - C'est pourtant simple. Si nous prenons le cas d'un individu normal et ordinaire, il y a des choses que celui-ci se rappelle avec plaisir et des choses qu'il oublie volontairement ou qu'il voudrait oublier. Dans le cas d'un agent secret notoirement qualifié, c'est une autre histoire. On peut le questionner pendant des heures, il ne se souvient jamais de rien. C'est pour tourner cet obstacle et gagner du temps que mes collègues ont jugé préférable de se passer de votre bonne volonté.
  
  Un sourire effleura les lèvres de Coplan.
  
  - C'est de bonne guerre, admit-il. Mais, en l'occurrence, le stratagème était parfaitement inutile. Ni à l'état lucide, ni sous l'effet des drogues, je ne peux vous procurer les renseignements que vous cherchez. Je vous le dis franchement, j'ignore ce que Geltow est devenu depuis l'affaire d'Abidjan.
  
  - Nous en sommes tous convaincus à présent.
  
  - Eh bien, ce n'est pas trop tôt, soupira Coplan. Vous n'avez plus qu'à me rendre ma liberté maintenant.
  
  - Si cela ne dépendait que de moi, ce serait chose faite sur-le-champ, j'espère que vous n'en doutez pas ? Mais ma situation est délicate. En âme et conscience, je suis obligé de faire le maximum pour aider mes camarades du K.G.B. à résoudre leur problème. Hans Geltow, vous le savez, n'est pas le premier venu.
  
  Coplan opina.
  
  D'instinct, il venait de comprendre que s'il avait gagné la première manche en obtenant le contact avec Koliov, la seconde manche allait être plus serrée, plus scabreuse, plus périlleuse sans doute.
  
  Le général reprit sur un ton faussement détaché :
  
  - S'il ne s'agissait que d'un agent subalterne, nous n'en ferions pas une telle histoire. Mais Geltow... Vous l'avez reconnu vous-même, c'est un homme de tout premier plan.
  
  - J'ai reconnu cela, moi ?
  
  - Oui, au cours de vos deux interrogatoires.
  
  - Si vous le dites, c'est que c'est vrai.
  
  - Geltow a des pouvoirs considérables, il sait beaucoup de choses, il manipule de nombreux agents et des sommes colossales. De plus, il joue un rôle déterminant dans l'exécution de ce plan Almaz dont vous avez également parlé au cours de vos confessions.
  
  Coplan n'était pas dupe. Ce n'était pas pour rien que le général lui balançait des informations pareilles.
  
  - J'ai été très bavard, à ce que je vois, ricana-t-il.
  
  - Oui, très, appuya le général. Et cela prouve que mes collègues n'avaient pas tout à fait tort de procéder comme ils l'ont fait. S'ils ne vous avaient pas drogué, vous ne leur auriez sûrement pas fait toutes ces révélations intéressantes.
  
  Coplan dévisagea son interlocuteur et murmura :
  
  - Du moment que cela ne me coûte pas trop cher, tout va bien. Le Plan Almaz est sans doute considéré au Kremlin comme un secret d’État ?
  
  - Était, corrigea le général. Nous savons à présent que ce n'est plus qu'un secret de polichinelle.
  
  - Oh, ne dramatisons rien, marmonna Coplan. Il y a belle lurette que les puissances occidentales savent que l'U.R.S.S. a des visées sur l'Afrique.
  
  - Certes, concéda le général, mais la compétition est rude.
  
  - Et les méthodes de Geltow ne font rien pour la rendre moins rude, vous en conviendrez ? Le Kremlin et le K.G.B. devraient avoir de la gratitude à mon égard. En dévoilant les dessous du Plan Almaz, j'ai rendu un grand service à votre pays.
  
  Le général ne put réprimer une grimace sceptique.
  
  - C'est une question de point de vue, émit-il. Mais laissons de côté les problèmes de stratégie mondiale. Comme vous dites à Paris, ce ne sont pas nos oignons.
  
  - En effet. Ce qui compte, c'est ce que vous allez faire de moi. Un prisonnier n'est pas forcément une quantité négligeable.
  
  - Vous n'êtes pas mon prisonnier, Coplan, fit remarquer le général.
  
  - Façon de parler. A l'époque où j'ai travaillé pour vous, vous apparteniez au G.R.U. (Direction principale du renseignement au ministère de la Guerre, en U.R.S.S). Hans Geltow, lui, est une grosse légume du K.G.B. On peut jouer sur les mots, prétendre qu'il y a une nuance, mais le résultat est le même.
  
  Après un moment de silence, le général parut prendre une décision.
  
  - Si j'ai répondu à votre appel, mon cher Coplan, ce n'est pas pour vous enfoncer mais pour vous aider. Voici ce que le K.G.B. vous propose : si vous acceptez de collaborer avec nous, ce ne serait pas la première fois nous vous rendons votre liberté.
  
  Coplan ne broncha pas. Il avait senti venir le piège.
  
  Il regarda son interlocuteur bien en face, prononça d'une voix calme et posée :
  
  - Autrement dit, je ne suis pas près de revoir le ciel.
  
  Comme le général ne réagissait pas, Coplan continua :
  
  - Si vous avez pensé un seul instant que j'allais marcher dans une combine qui ferait de moi un traître, c'est que je me suis trompé sur votre compte.
  
  - Ne vous emballez pas. Moi, je ne me suis pas trompé sur votre compte. Je savais d'avance que je perdrais mon temps si j'essayais de vous entraîner dans une affaire louche. Mais ce n'est pas le cas. Ma proposition est loyale.
  
  - Ah oui ?
  
  - Notre collaboration se ferait avec le consentement de votre directeur.
  
  - Hein ? Évidemment, ça changerait tout. Mais...
  
  Coplan laissa un moment sa phrase en suspens, puis reprit :
  
  - ... Mais vos intérêts dans cette combine ? Il y a sûrement un os quelque part, non ?
  
  - Ce que nous voulons, c'est retrouver Geltow.
  
  - Rien d'autre ?
  
  - Rien d'autre.
  
  - Dans ce cas, il faut que vous éclairiez ma lanterne.
  
  - Le K.G.B. soupçonne Geltow d'avoir cherché refuge en Occident, révéla le général.
  
  Coplan en resta comme deux ronds de flan.
  
  - Là, vous m'épatez ! lâcha-t-il. Ce que vous venez de dire ne colle pas du tout avec ma conception du personnage.
  
  Koliov se leva, se mit à déambuler dans la chambre.
  
  - Pour avoir une idée exacte du cas qui nous occupe, murmura-t-il, il faut remonter aux événements d'Abidjan. L'échec de Geltow en Afrique a eu des répercussions politiques désastreuses pour l'U.R.S.S. vous le savez. Les représailles du gouvernement de la Côte-d'Ivoire n'ont pas été spectaculaires, mais nos diplomates en poste dans ce pays ont perdu le peu de crédit qu'ils avaient. Geltow a été appelé à Moscou pour s'expliquer, et il s'est vu infliger un blâme sévère. Primo, pour la bourde qu'il venait de commettre et qui anéantissait plusieurs années d'efforts patients de nos diplomates ; secundo, pour ne pas avoir prévu que des agents adverses l'avaient démasqué et avaient pris les dispositions requises pour retourner la situation à leur avantage.
  
  - Pauvre Geltow, ricana Coplan. Il saura désormais qu'un agent secret qui rate son coup est toujours le bouc émissaire.
  
  - Geltow a très mal pris les remontrances qui lui ont été faites. Et il a fort bien compris que sa carrière ne tenait plus qu'à un fil. Au K.G.B., je ne vous apprends rien, un agent supérieur qui a reçu un blâme est pratiquement limogé.
  
  - C'est un mort en sursis, glissa Coplan à mi-voix.
  
  - J'ajoute que les méthodes de Geltow n'étaient pas approuvées par tout le monde au Kremlin. Il y avait déjà eu des discussions à son sujet et il ne l'ignorait pas.
  
  - Un type aussi intelligent que lui a dû tirer les conclusions qui s'imposaient, railla Coplan. Plutôt se débiner vivant que se faire trouer la peau !
  
  Le général approuva d'un simple hochement de la tête. Puis, après un moment de silence, il reprit :
  
  - Au cours de votre premier interrogatoire, vous avez déclaré que vous aviez de la sympathie pour Geltow. C'est assez surprenant, ma foi.
  
  - Impossible, riposta Coplan, catégorique. J'ai peut-être dit que je l'admirais, mais je n'ai pas dit que je le trouvais sympathique.
  
  - Admiration, sympathie, c'est pareil, non ?
  
  - Absolument pas ! J'admire le sang-froid et le génie machiavélique de Geltow, mais je déteste l'homme. Son mépris de la vie humaine, son âpreté à atteindre ses objectifs politiques sans regarder plus loin que son nationalisme étroit, ce sont des choses qui me hérissent, surtout chez un agent secret. Pardonnez-moi si je vous vexe, mais, à mes yeux, Geltow est l'incarnation même de cet esprit stalinien qui est une plaie pour l'U.R.S.S... Quand cette génération-là sera morte, votre pays, j'en suis sûr, deviendra la grande nation libre et vivante dont l'Europe et le monde ont besoin.
  
  Koliov, un peu effaré, s'était arrêté de déambuler.
  
  - Voilà une opinion carrée, laissa-t-il tomber.
  
  - C'est vous qui m'avez provoqué, dit Coplan. De toute manière, vous voilà fixé sur un point capital : si je vous aide à retrouver Geltow, ce n'est pas par bonté d'âme. Et ce n'est pas non plus pour acheter ma liberté. Je considère Geltow comme un ennemi de la paix.
  
  - Vos motifs vous regardent, renvoya le général, assez sec. Pour nous, ce qui compte, c'est l'honnêteté de votre engagement.
  
  Coplan resta pensif un moment. Puis, obéissant à une impulsion presque subconsciente, il décida de jouer cartes sur table.
  
  - Puisque vous évoquez l'honnêteté de mon engagement, laissez-moi vous dire que votre proposition me paraît douteuse. Et je suis persuadé qu'elle vous a été dictée.
  
  - C'est exact. Mais je n'aurais pas accepté de vous la soumettre si je l'estimais incompatible avec la dette morale que mon pays a contractée envers vous.
  
  - Ce n'est pas un piège ?
  
  - Non.
  
  Coplan était perplexe.
  
  - Je me suis déjà trouvé dans des situations invraisemblables au cours de ma carrière, mais celle-ci bat tous les records.
  
  - Pourquoi ?
  
  — Si le tout-puissant K.G.B. n'est pas capable de mettre la main sur Geltow, mes chances de le retrouver sont pour ainsi dire inexistantes.
  
  - Ce n'est pas l'avis de nos spécialistes. Vous avez des contacts que nous n'avons pas. Au cours de vos deux interrogatoires, vous avez cité plusieurs fois le nom d'un certain Mr Black dont les réseaux s'intéressent depuis longtemps à Geltow.
  
  Coplan se mordilla la lèvre inférieure. Ce satané docteur Serge l'avait vraiment obligé à vider son sac.
  
  - Admettons, murmura-t-il. Mais quels gages allez-vous me demander ? Je ne veux pas sortir d'ici comme un ruffian qu'on utilise pour une basse besogne. Je ne suis pas un mouchard.
  
  - Votre parole nous suffira. Et si vous estimez, le moment venu, que des raisons patriotiques ou politiques vous interdisent de nous livrer Geltow, nous nous inclinerons. Notre véritable objectif. c'est de neutraliser Geltow si nous découvrons qu'il s'est réfugié à l'étranger. Avec les informations qu'il possède, avec les sommes fabuleuses qu'il a pu détourner, cet homme peut devenir un danger pour la paix mondiale. Surtout s'il est animé par un esprit de vengeance.
  
  Coplan gratta d'un air songeur les poils rêches de son menton.
  
  - Si mes chefs sont d'accord, prononça-t-il, je le serai aussi. Mais les modalités de notre collaboration devront être mises au point d'une façon extrêmement rigoureuse.
  
  - C'est un autre problème. Ce qui nous intéresse pour l'instant, c'est votre accord de principe.
  
  - Il faudra que vous me communiquiez les allées et venues de Geltow depuis son départ d'Abidjan.
  
  - Bien entendu. Nous aurons d'ailleurs pas mal de dispositions pratiques à prendre. Je vous reverrai plus tard.
  
  Il se dirigea vers la porte.
  
  Coplan lui lança :
  
  - Je serai relâché aujourd'hui, j'espère ?
  
  - La décision n'est pas de mon ressort. C'est le K.G.B. qui décide.
  
  - Ne me laissez pas moisir inutilement ici. j'en ai soupé des drogues et du cinéma. De plus, le temps travaille contre nous.
  
  Le général considéra Coplan avec amitié.
  
  - Je comprends votre impatience, Coplan. Nous ne désirons pas perdre de temps, nous non plus. Mais il vous faudra néanmoins attendre que le docteur Serge vous ait restitué l'intégrité de votre mémoire.
  
  - Oh, laissez-moi filer, je me charge du reste !
  
  - Vous n'y pensez pas ! Il vous faudrait plusieurs mois pour combler les vides de votre mémoire. Mais, n'ayez crainte, le docteur Serge est actuellement le plus éminent spécialiste en matière de manipulation chimique du cerveau. Quand vous sortirez de cette chambre, vous serez comme neuf.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Quand il se réveilla, Coplan eut de nouveau l'impression pénible qu'il venait de séjourner pendant des semaines et des semaines au fond d'un marécage boueux, gluant.
  
  « Misère de misère, pensa-t-il confusément, je n'ai jamais dormi autant de ma vie et malgré cela je me sens crevé. »
  
  Il ouvrit les yeux, constata qu'une obscurité totale l'enveloppait et qu'un goût de médicament lui empâtait la bouche. Puis, les sourcils froncés, il tendit l'oreille. Une étrange rumeur lui parvenait, pareille à un grondement lointain.
  
  Intrigué, il remua son corps engourdi, s'étira, bâilla en rugissant comme un fauve.
  
  Inerte, démoralisé, le crâne alourdi par une vague migraine, il essaya de rassembler ses esprits.
  
  
  
  
  
  Brusquement, la chambre s'éclaira et ce qu'il vit le laissa pantois. C'était une vraie chambre à coucher ! Avec un lustre en forme de vasque, une grande armoire en chêne clair, une fenêtre aux rideaux tirés, du papier à fleurs bleues aux murs.
  
  Décontenancé, il se mit sur son séant, promena un regard autour de la pièce, aperçut Clara qui se tenait, immobile et souriante, près de la porte ouverte.
  
  - Tu fonctionnes comme un robot, ironisa-t-elle. On m'avait dit que tu te réveillerais entre 19 heures et 20 heures, et il est exactement 19 h 25.
  
  - On m'a changé de chambre, à ce que je vois.
  
  - Tu aimais mieux l'autre ?
  
  - Je m'en fiche complètement.
  
  - Tu n'es plus à la clinique, tu es chez moi, dans mon appartement.
  
  - Sans blague ? Ils m'ont relâché ?
  
  - Oui, comme convenu.
  
  - On m'a transporté ici pendant que je dormais ?
  
  - Exactement.
  
  Il opina, regarda la blonde d'un oeil rêveur.
  
  Elle portait une jupe grise et un pull réséda à col roulé qui moulait sa jolie poitrine.
  
  Il articula posément, sans la quitter des yeux :
  
  - Et maintenant, à quoi joue-t-on ?
  
  - Comment veux-tu que je le sache ? C'est à toi de décider. Tu es libre.
  
  - Ah oui ? fit-il, sceptique.
  
  - Puisque je te le dis.
  
  Il repoussa le drap, se leva, marcha dans la chambre sans avoir l'air de réaliser qu'il était nu comme un ver.
  
  - J'ai mal au crâne, soupira-t-il en se massant le front d'une main lasse.
  
  - Tu es indécent, plaisanta-t-elle, une lueur à la fois malicieuse et admirative dans la prunelle. Ta robe de chambre est dans l'armoire, là.
  
  Il ouvrit l'armoire en chêne, reconnut effectivement son peignoir de voyage, en soie bleu-nuit, et découvrit par la même occasion ses vêtements qui pendaient à des cintres en bois verni.
  
  Il enfila le peignoir, noua la ceinture, attrapa son veston et retourna vers le lit. Fouillant les poches de sa veste, il en retira un paquet de Gitanes, son briquet en or et... un billet d'avion délivré par la compagnie Air France.
  
  Il alluma une cigarette, aspira une profonde bouffée, eut la sensation de s'envoler vers le plafond qui tournoyait.
  
  - Merde, lâcha-t-il, surpris par le violent vertige qui l'obligea à s'asseoir sur le bord du lit.
  
  Il ferma les yeux, fit une grimace penaude. Clara s'approcha vivement de lui, lui prit la cigarette des mains.
  
  - C'est malin, ricana-t-elle. Tu n'as rien pris depuis 24 heures et tu es encore sous l'effet de la drogue. Ce n'est vraiment pas le moment de fumer.
  
  - Je viens de m'en rendre compte, en effet. Je ferais mieux de prendre de l'aspirine.
  
  - J'ai mieux que ça... Repose-toi un moment, je vais te préparer du café. Je viendrai te chercher dans cinq minutes.
  
  Elle quitta la chambre, la cigarette à la main.
  
  Il ne bougea pas, resta assis sur le bord du lit, le dos voûté. Mais sa prostration ne dura que deux ou trois minutes. Dans son cerveau ankylosé, la conscience cheminait, les idées prenaient de la consistance, la mémoire et la lucidité s'affirmaient.
  
  Il ouvrit les yeux, saisit le billet d'avion qu'il avait retrouvé dans la poche de sa veste, l'examina. C'était un aller-retour Paris-Vienne délivré à Paris. Le billet ne comportait plus que la fiche du retour. Le voyage aller avait eu lieu le 12 novembre.
  
  Il se leva et, comme un automate, il se dirigea vers la porte par laquelle Clara était sortie de la chambre. Il fut presque abasourdi en constatant que cette porte s'ouvrait le plus naturellement du monde.
  
  Il déboucha dans un couloir étroit, le longea, arriva dans une salle à manger d'aspect bourgeois, familial. Par une porte ouverte au fond de la pièce, il vit Clara qui préparait du café dans la cuisine attenante.
  
  Il la rejoignit.
  
  - Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il.
  
  - Mardi.
  
  - Le quantième ?
  
  - Mardi 23 novembre.
  
  - Dans quelle ville sommes-nous ?
  
  - Vienne.
  
  - Je suis arrivé à Vienne il y a onze jours, murmura-t-il. Ma captivité a donc duré onze jours.
  
  - Va t'asseoir à la salle à manger. Je t'apporte ton café... Et si tu as envie de bavarder, je suis à ta disposition.
  
  Il obtempéra.
  
  Elle apporta deux tasses, versa le café noir et brûlant, déposa un comprimé jaune à côté de la tasse de Coplan en disant :
  
  - Ce cachet te remettra d'aplomb. Dans deux heures, tu te sentiras en pleine forme.
  
  - Tu me jures que c'est le dernier, oui ?
  
  - Je l'espère.
  
  Elle s'installa à la table, en face de lui. Puis, sur un ton calme et réfléchi, elle questionna :
  
  - Tu ne m'en veux pas trop ?
  
  - Pourquoi t'en voudrais-je ? Tu as fait ton boulot, un point c'est tout.
  
  - Tu te souviens où et comment nous nous sommes rencontrés ?
  
  - Oui, maintenant je me souviens. Le docteur Serge a tenu parole, ma mémoire fonctionne normalement. Tu es arrivée juste après moi dans cet immeuble de l'Akademie Strasse et tu m'as proposé très aimablement de me conduire à la nouvelle adresse de la firme que je cherchais, la société AGES.
  
  - Bravo, dix sur dix.
  
  - Je suis monté dans ta voiture, et pfuit, je me suis endormi. Travail rapide, sans douleur... Ce que je ne m'explique pas, en revanche, c'est comment tu t'y es prise pour savoir que je devais me rendre à cette adresse.
  
  - Tu as été pris en filature à l'aéroport.
  
  - Vous saviez que j'allais débarquer de cet avion ?
  
  - Non, c'est plus compliqué que cela. Mais tu comprendras que je ne peux pas m'étendre sur cette affaire. Tournons-nous plutôt vers l'avenir. Tu vas rentrer à Paris, je suppose ?
  
  - Bien entendu. Et le plus vite possible.
  
  - Demain matin, à 11 h 20. C'est un vol Air France. Nous t'avons réservé une place dans cet avion, à tout hasard.
  
  - Décidément, on me gâte. Mais il faudra commencer par me fournir quelques indications concernant...
  
  Il fut interrompu par la sonnerie du téléphone. L'appareil se trouvait précisément dans la salle à manger, sur un grand bahut en noyer qui occupait presque tout un côté de la pièce.
  
  Clara se leva, décrocha, énonça son numéro d'appel en allemand. La conversation fut d'une brièveté exemplaire : Clara répondit trois fois « ya » et redéposa le combiné sur la fourchette de l'appareil.
  
  - Mes amis Alex et Eugène vont venir te dire bonsoir, annonça-t-elle. Ils attendaient ton réveil.
  
  - Les amis de mes amis sont mes amis, grinça-t-il. Qui sont ces types ?
  
  - Eh bien, Alex est en quelque sorte mon patron, si tu vois ce que je veux dire. C'est lui qui s'occupe de retrouver Geltow.
  
  - Et l'autre ?
  
  - Un collègue.
  
  Avant de se rasseoir, elle alla chercher une enveloppe brune dans la poche de son manteau qui pendait à une patère, dans le couloir.
  
  Quand elle revint s'asseoir à la table, Coplan lui demanda :
  
  - Ce bruit qu'on entend, c'est la circulation ?
  
  - Oui.
  
  - C'est bien la première fois que ce bruit me paraît agréable.
  
  Clara ouvrit l'enveloppe brune, en retira deux photos en noir et blanc, format carte postale.
  
  - Voici l'objectif, dit-elle. Tu le reconnais ?
  
  - Hans Geltow, opina-t-il. Je ne l'ai jamais vu en pleine lumière et j'avais l'impression qu'il était un peu plus marqué, un peu plus tassé.
  
  - La photo est figée, évidemment, mais enfin elle est assez fidèle. Tu pourras emporter ces deux épreuves.
  
  - O.K. Elles me seront utiles, acquiesça-t-il.
  
  Levant les yeux vers la blonde, il murmura :
  
  - Il y a quelque chose qui m'intrigue à ton sujet. Où as-tu appris le français ?
  
  - En France. J'ai vécu à Rueil-Malmaison jusqu'à l'âge de 19 ans.
  
  Un bref coup de sonnette vibra dans l'appartement. Coplan arqua les sourcils.
  
  - Sans blague ? Déjà tes copains ? Ils ont fait vite.
  
  - Ils habitent au rez-de-chaussée, révéla-t-elle en riant.
  
  Elle alla ouvrir. Deux hommes en complet gris firent leur entrée. Clara les présenta :
  
  - Alex... Eugène...
  
  Les arrivants, souriants et décontractés, tendirent la main à Coplan. Celui-ci, tout en répondant à leur cordialité, ne put s'empêcher de penser dans son for intérieur que la scène était plutôt cocasse. Le métier était décidément plein d'imprévus.
  
  Alex, alias le colonel Alexei Vouline, était un individu de taille moyenne, âgé d'environ 35 ans, à la peau mate, aux cheveux bruns, aux yeux sombres et inquisiteurs. En dépit de l'expression aimable qu'il arborait, le personnage avait quelque chose de mystérieux, de ténébreux. Le nommé Eugène, alias le commandant Evgueni Kalaev, était plus athlétique et plus épais. Il avait une bonne figure ronde, des cheveux châtains, des yeux bleus, un air assez jovial. Personne n'aurait pu deviner que ce brave type appartenait à la phalange des redoutables sbires du Kremlin.
  
  Ils prirent place à la table et Alex entama la conversation. Posant sur Coplan son regard sombre, il s'enquit :
  
  - Comment vous sentez-vous ?
  
  - Beaucoup mieux, merci.
  
  - La mémoire ?
  
  - Apparemment, tout est rentré dans l'ordre.
  
  - Parfait... Si vous le permettez, je vous appellerai simplement Francis... Alex, Eugène, Clara et Francis, nous nous en tiendrons là au cours de nos rapports futurs.
  
  - Entendu.
  
  - Clara vous a peut-être dit qu'une place vous a été réservée dans l'avion Vienne-Paris de demain matin ?
  
  - Oui.
  
  - Combien de temps comptez-vous rester à Paris ?
  
  - J'estime qu'il me faudra deux ou trois jours.
  
  - Vous pourriez être de retour samedi prochain ?
  
  - Je le pense. Mais je ne serai pas forcément obligé de revenir à Vienne pour commencer mes investigations.
  
  - Pour nous, ce serait plus pratique. Nous pourrions faire le point avant d'engager les opérations proprement dites.
  
  - En somme, vous aimeriez que je revienne d'abord ici pour vous faire un rapport sur ce que j'ai appris à Paris ?
  
  - Oui, c'est bien ça, reconnut Alex. Je suis d'ailleurs convaincu que ce ne sera pas une perte de temps. C'est à Vienne que la piste de Geltow s'arrête.
  
  - Justement, je crois qu'il est indispensable que vous commenciez par me fournir un résumé des allées et venues de Geltow depuis Abidjan.
  
  - Je vous ai préparé une note à ce sujet, murmura Alex en tirant son portefeuille de la poche intérieure de sa veste. C'est un relevé chronologique...
  
  Il déplia une feuille de papier, la glissa vers Coplan.
  
  Coplan parcourut la note dactylographiée.
  
  - Ce n'est pas très détaillé, fit-il remarquer.
  
  - Vous avez l'essentiel. Le reste, ce serait trop long à expliquer.
  
  - Soit, opina Coplan.
  
  - De quels éléments disposez-vous pour mener cette opération à bien ?
  
  - Je commencerai par vérifier si Geltow n'a pas demandé l'asile politique en Occident.
  
  Les Affaires Étrangères et les services de l'O.T.A.N. me donneront une réponse rapide à ce sujet. Si c'est négatif, je m'organiserai autrement. j'ai quelques contacts sur lesquels je compte beaucoup.
  
  - Quels contacts ?
  
  Coplan dévisagea son interlocuteur d'un œil calme.
  
  - Ce serait trop long à expliquer, laissa-t-il tomber, imperturbable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Dès son arrivée à Orly, Coplan s'engouffra dans un taxi pour se faire conduire au siège du S.D.E.C.
  
  Il ne se faisait guère d'illusions quant à l'accueil que son directeur n'allait pas manquer de lui réserver : douze jours sans le moindre message, c'était plus que le Vieux ne pouvait en supporter.
  
  Or, contre toute attente, quand Coplan fut introduit dans le bureau de son chef, celui-ci, le visage impénétrable, se contenta de soupirer :
  
  - Enfin, vous voilà. Je ne vous cache pas que je commençais à me faire du mauvais sang à votre sujet.
  
  - Je suis désolé, mais je viens de vivre une des plus étonnantes aventures de ma carrière...
  
  Il relata, avec force détails et précisions, comment il avait été kidnappé, séquestré, manipulé puis relâché.
  
  Le Vieux, les sourcils froncés, questionna :
  
  - Où se trouve cette clinique où vous avez été bouclé ?
  
  - Je n'en sais toujours rien. Peut-être à Vienne même, peut-être derrière le Rideau de Fer.
  
  - Je savais depuis longtemps que le K.G.B. utilisait des laboratoires de ce genre. Ils ont toujours été très forts dans ce domaine. Leurs méthodes doivent être bien au point, j'imagine.
  
  - Et comment ! Le soi-disant professeur Boris m'a affirmé qu'ils faisaient pratiquement ce qu'ils voulaient avec les mécanismes cérébraux de leurs malades. Au gré de leurs caprices, ils vous font rire, pleurer, dormir, parler... C'est le viol total, absolu, de l'individu.
  
  - Oh, il ne s'agit pas de caprices, faites-moi confiance ! maugréa le Vieux. Quand ils recourent à ce procédé-là, c'est qu'ils ont un objectif précis.
  
  - Oui, évidemment. En l'occurrence, comme je viens de vous le dire, ils n'avaient qu'un but : retrouver Hans Geltow.
  
  - Vous n'avez pas la moindre idée de ce que vous leur avez raconté, j'imagine ?
  
  - Tout ce que je sais, c'est que j'ai été terriblement bavard. C'est le général Koliov lui-même qui me l'a dit. Et je crois que la chose la plus urgente à faire, c'est de prévenir Mr Black. Le K.G.B. en sait long à son sujet maintenant.
  
  - Ne vous faites pas de souci pour Mr Black, grommela le Vieux. Il avait pris ses dispositions dès avant votre départ pour Vienne.
  
  - Vraiment ? fit Coplan, surpris.
  
  - Nous reviendrons à votre affaire dans un instant, laissez-moi d'abord vous mettre au courant de ce qui s'est passé ici. Le lendemain de votre départ, on m'a informé que votre rendez-vous avec Peter Rose s'était soldé par un fiasco. Et ceci pour la simple raison que le bonhomme en question était décédé la nuit précédente, victime d'un accident de la circulation.
  
  - Diable ! Fâcheuse coïncidence, non ?
  
  - Ce ne sont pas les coïncidences qui manquent dans cette histoire. Mais ne soyons pas dupes, tout cela se tient, comme vous allez le voir. Vingt-quatre heures après m'avoir signalé, via Londres, que son agent avait été tué, Mr Black m'a envoyé un émissaire pour savoir si vous aviez donné de vos nouvelles. Comme ce n'était pas le cas, l'envoyé de Black m'a exposé le problème que Peter Rose voulait examiner avec vous à Vienne. Et, tenez-vous bien, il s'agissait précisément de Hans Geltow.
  
  - Je m'en doutais un peu, entre nous soit dit.
  
  - Je vous résume l'affaire. Plusieurs incidents, minimes en apparence mais significatifs pour les intéressés, avaient fait comprendre à Black que le coup d'Abidjan avait dû laisser des traces. Bref, en bon chef de réseau, Black a tiré la sonnette d'alarme et a modifié son organisation. Le bureau de l'Akademie Strasse a été liquidé, tout le monde a changé d'adresse et d'identité, certaines filières ont permuté. Le branle-bas habituel quand ça sent le roussi, quoi. Comble de malchance, les hommes de Black qui surveillaient Geltow à Berlin perdent sa piste. Vous voyez le tableau.
  
  - En somme, Black recherche Geltow, lui aussi ?
  
  - Ben dame !
  
  - Vous a-t-il donné des indications sur les allées et venues de Geltow ?
  
  - Oui, j'ai cela dans mon dossier... Tenez, voici le relevé qu'il m'a fait remettre par son émissaire.
  
  Coplan prit dans sa poche la note qu'il avait reçue du nommé Alex, la compara au document émanant de Black.
  
  - Les informations ne concordent pas, constata-t-il. Le Vieux étudia les deux relevés.
  
  - En effet, il y a une lacune dans la note du K.G.B... Les collègues de Geltow ignorent ou feignent d'ignorer que Geltow a fait un saut de trois jours à Berlin.
  
  - Bizarre, émit Coplan. Pourtant, toutes les étapes précédentes collent. Des deux côtés, la présence de Geltow est signalée à Lisbonne le 20 octobre... Black est-il sûr de ses informations ?
  
  - Tout à fait sûr, paraît-il. Et, soit dit en passant, il sait même pour quel motif Geltow se trouvait dans la capitale portugaise. Le Russe y a contacté une cellule clandestine du P.C. portugais, des étudiants. Il leur a probablement porté des instructions et des fonds.
  
  Coplan opina, pensif.
  
  - En somme, nous retombons dans le Plan Almaz.
  
  - Oui. Le P.C. clandestin du Portugal a lancé une campagne pour inciter les jeunes à se soustraire à leurs obligations militaires. Or, c'est l'armée portugaise qui maintient l'ordre dans les colonies africaines de Lisbonne. C'est clair, n'est-ce pas ?
  
  - Comme de l'eau de roche.
  
  - Et du moment qu'on touche à l'Afrique, les services secrets de l'Union Sud-Africaine sont concernés. D'où l'inquiétude de notre ami Black.
  
  Il y eut un silence. Le Vieux, qui réfléchissait, marmonna soudain :
  
  - A votre avis, comment le K.G.B. a-t-il découvert que vous aviez joué un rôle de premier plan dans l'affaire d'Abidjan ?
  
  - Sur ce point-là, mon siège est fait. La fuite provient d'Abidjan. A l'époque où les événements se sont produits, j'avais eu le pressentiment que Geltow n'avait pas choisi cette ville au hasard. Maintenant je suis tout à fait sûr qu'il a des complices dans les milieux de la sûreté locale.
  
  - Black pense comme vous.
  
  - Je reconnais qu'il n'avait pas le choix, mais j'estime qu'il aurait dû s'arranger pour laisser les autorités en dehors de l'affaire. De toute façon, ça ne sert à rien de pleurer sur du lait répandu. Ce qui compte, à présent, c'est votre décision. Je marche avec les Russes ou je laisse tomber ?
  
  Le Vieux baissa les yeux vers le dossier étalé sur son bureau. Tout en remuant des documents, il marmonna comme s'il se parlait à lui-même :
  
  - Je ne suis jamais très partisan de laisser tomber une opération qui est engagée... Naturellement, l'offre du K.G.B. me parait suspecte à certains égards, mais elle présente des avantages qui ne sont pas négligeables. Primo, le fait de retrouver Geltow est intéressant pour tout le monde. Secundo, vos bons rapports avec le général Koliov méritent d'être préservés.
  
  - Pourquoi cette offre du K.G.B. vous paraît-elle suspecte ?
  
  Le Vieux haussa les épaules, hésita, puis prononça d'une voix légèrement sarcastique :
  
  - Cela m'est arrivé maintes fois de faire appel à un agent étranger pour retrouver un de mes propres agents, je n'ai donc aucune raison de critiquer le principe. Seulement, chaque fois que je l'ai fait, j'avais une idée derrière la tête.
  
  Coplan esquissa un sourire.
  
  - Tout le monde n'est pas aussi machiavélique que vous. Si le K.G.B. a une idée derrière la tête en me demandant ma collaboration, cette idée me paraît évidente : ils estiment que mes cartes sont meilleures que les leurs. Le général Koliov ne me l'a d'ailleurs pas caché.
  
  - Admettons, fit le Vieux. Vos révélations involontaires ont dû leur ouvrir des perspectives alléchantes. Néanmoins, votre tâche ne sera pas facile. Si un type aussi retors que Geltow a décidé de s'évanouir dans la nature pour sauver sa peau, mettre la main dessus ne sera pas du gâteau. Car vous pensez bien que là où la formidable machine des services secrets de Moscou a échoué, vous aurez de la peine à faire mieux.
  
  - Je suis moins pessimiste que vous, avança Coplan. Pour organiser sa fuite, Geltow a dû brouiller sa piste de telle façon que ses collègues se perdent dans le brouillard. En revanche, il n'a peut-être pas suffisamment tenu compte de la vigilance des hommes de Mr Black. Je n'en veux pour preuve que les anomalies qui apparaissent dans la note que le K.G.B. m'a remise, du moins si on la compare aux informations de Black. C'est là-dessus que je compte jouer pour tenter ma chance.
  
  - Bon, vous avez carte blanche, dit le Vieux. Quel est votre programme ?
  
  - J'ai promis de retourner à Vienne samedi. Entre-temps, je vais essayer de contacter Black personnellement.
  
  - Excellente idée, approuva le Vieux. Vous connaissez la marche à suivre, n'est-ce pas ?
  
  - Il n'y a rien de changé ?
  
  - Non, il faut obligatoirement passer par Londres. je les aviserai.
  
  - J'y ferai un saut demain matin. Et pendant que je serai là-bas, vous aurez le temps de lancer une demande d'informations à nos confrères de l'O.T.A.N. J'ai deux photos récentes de Geltow que vous pourrez faire circuler. S'il a demandé l'asile politique en Occident, il a dû le faire sous une fausse identité. C'est un spécialiste du camouflage.
  
  - Je m'en occuperai par acquit de conscience, mais je vous dis tout de suite que je n'y crois pas beaucoup. D'une part, parce que je surveille toujours de très près les communiqués où il est question de réfugiés ou de transfuges ; d'autre part, parce que je vois mal un individu tel que Geltow sollicitant la protection de ses ennemis.
  
  - Je reconnais que ce serait en contradiction avec la psychologie du personnage, mais on a vu pire dans le genre, ne l'oubliez pas. Si on tient compte des secrets politiques que cet homme détient, c'est encore chez ses ennemis qu'il a le plus de chances d'être bien accueilli.
  
  - Assurément, concéda le Vieux. Et il y a peut-être une affaire de gros sous là-dessous aussi. Geltow ne s'est pas embarqué sans biscuit.
  
  - Comme il maniait des fortunes, ce n'est pas à l'Est qu'il a pu planquer son magot.
  
  Le Vieux médita pendant quelques secondes, le visage austère. Puis, sur un ton dubitatif :
  
  - Vous croyez à la sincérité du K.G.B. dans cette histoire ?
  
  - Oui, mais sans excès, répondit Coplan, posé.
  
  - Les Russes ont toujours été des maîtres dans le domaine de la mise en scène La fuite de Geltow, votre kidnapping, vos interrogatoires sous narcose, le marché qu'on vous offre, c'est peut-être du bidon du commencement jusqu'à la fin.
  
  - Et Geltow, en jouant le rôle du transfuge, ne serait pas un homme traqué qui veut sauver sa peau mais l'instrument d'une vaste opération d'intoxication, c'est à cela que vous pensez ?
  
  - C'est une éventualité qui n'est pas exclue.
  
  - Non, je n'y crois pas. Le ratage d'Abidjan n'était pas de la mise en scène.
  
  - Le Kremlin s'est toujours admirablement débrouillé pour exploiter ses propres échecs. Utiliser un agent grillé, cela s'est vu.
  
  - Je dirais même que cela s'est trop vu. Ou alors, les camarades du K.G.B. nous prennent pour des imbéciles.
  
  - Enfin, conclut le Vieux, l'avenir nous dira sans doute ce qu'il y avait là-dessous. Quand vous reviendrez de Londres, nous ferons le point.
  
  
  
  
  
  Coplan débarqua à Londres, le lendemain, vers le milieu de la matinée. Le temps était gris, maussade, mais il ne pleuvait pas et il n'y avait pas de brouillard, ce qui était déjà un succès pour la saison.
  
  A 11 h 30, il sonnait à la porte d'un bureau anonyme, au second étage d'un vieil immeuble de Piccadilly.
  
  Un grand gaillard au teint rose, aux cheveux roux, aux yeux bleus, vêtu d'un complet de flanelle, l'accueillit et l'introduisit dans une petite pièce aux meubles patinés, aux murs ornés de gravures anciennes.
  
  - Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés ? murmura le Britannique, impassible.
  
  - En effet, opina Coplan, amusé par l'humour feutré de son interlocuteur. Il ajouta :
  
  - Il y a environ six ou sept mois, et pour la même raison.
  
  - Vous désirez avoir un entretien avec Mr Black, si le message que Paris m'a envoyé est exact ?
  
  - Oui.
  
  - Eh bien, vous avez de la chance. Vous ne devrez pas courir à Vienne cette fois-ci. Mr Black est précisément à Londres et il a été prévenu.
  
  - Eh bien, tant mieux !
  
  - Je vais néanmoins vous demander de patienter une dizaine de minutes. Mr Black n'est pas encore arrivé. Il est obligé de prendre certaines précautions en ce moment.
  
  - S'il s'agit de contrôler mes arrières, soyez sans inquiétude. J'ai surveillé très attentivement mon sillage depuis ma descente d'avion.
  
  - Deux précautions valent mieux qu'une, n'est-ce pas ?
  
  Coplan resta seul dans la petite pièce tranquille pendant un gros quart d'heure. Enfin, la porte s'ouvrit, et Mr Black, alias Herr Schwartz, apparut.
  
  Avec ses cheveux bruns mal peignés, ses épaules tombantes, son costume fripé, le représentant des services secrets sud-africains avait de plus en plus l'allure d'un modeste commis aux écritures.
  
  - Bonjour, ami, dit-il en français, la main tendue. Je suis très content de vous revoir.
  
  Il déposa sa vieille serviette de cuir sur la table, prit une chaise, s'installa.
  
  - J'espère que vous m'apportez des nouvelles de Geltow ? attaqua-t-il d'emblée.
  
  - Oui et non. je vous apporte surtout des mauvaises nouvelles concernant votre réseau. Je suis tombé aux mains du K.G.B. et, à mon corps défendant, je leur ai raconté beaucoup de choses.
  
  Il relata son aventure, les heures étranges qu'il avait vécues dans la clinique du docteur Serge, l'engagement qu'il avait pris pour obtenir sa libération.
  
  - Je me suis très vite rendu compte, expliqua-t-il ensuite, que les Russes étaient parvenus à reconstituer l'itinéraire qui m'a conduit de Rhodes à Abidjan, en passant par Berlin. Et comme ils attachent une importance considérable à la disparition de Geltow, ils n'ont pas hésité à jeter le masque.
  
  - Ne vous tracassez pas pour mon réseau, dit Black. Dès mon retour d'Abidjan, j'ai tout modifié de fond en comble. Je me méfie du K.G.B. comme de la peste et je ne garde jamais longtemps le même dispositif.
  
  - Miss Green risque de connaître le même sort que moi.
  
  - Oh. elle est en Californie ! Elle a changé de nom et elle a d'autres activités. De plus, elle est prévenue. Je ne me fais pas de soucis pour elle. En revanche, la disparition de Geltow est un événement extrêmement fâcheux pour moi.
  
  Coplan eut un sourire.
  
  - Si je comprends bien, vous êtes aussi catastrophé que les gens du K.G.B. eux-mêmes ?
  
  - Et pour cause ! Geltow est en quelque sorte notre poisson pilote. Il nous suffit de le suivre à la trace pour savoir où vont surgir des menaces pour l'Afrique.
  
  - Comme je vous le disais il y a un instant, les Russes sont convaincus qu'il a pris la fuite à l'étranger, qu'il va probablement demander l'asile politique en Occident ou aux U.S.A.
  
  - S'il a reçu un blâme officiel du Kremlin, il a raison de changer de bord. Mais un individu de son acabit ne cherchera pas refuge en Occident. Je le verrais plutôt filer en Albanie, et de là à Pékin. Connaissant sa mentalité, il doit penser que le véritable esprit révolutionnaire est en Chine.
  
  - En Chine ou ailleurs, j'ai promis de faire le maximum pour le retrouver.
  
  - Vous n'avez aucune chance, décréta Black, catégorique. Quand les Russes mettent le paquet, personne ne peut faire mieux qu'eux.
  
  - Nos collègues de l'O.T.A.N. nous donneront peut-être des tuyaux ?
  
  - Il n'y a rien à espérer de ce côté-là. J'ai omis de le signaler à votre directeur, mais j'ai lancé un bulletin de recherches permanentes à l'O.T.A.N. et à tous les services spéciaux du Pacte Atlantique. Aucune réponse positive ne m'est parvenue jusqu'à présent.
  
  - Ne jetons pas le manche après la cognée, marmonna Coplan. Geltow n'est ni un fakir ni un pur esprit.
  
  Black regarda Coplan en arquant les sourcils.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Qu'il ne peut ni monter au ciel ni se rendre invisible. Tôt ou tard, nous finirons par le retrouver. Les efforts de l'O.T.A.N., de vous, de moi, du K.G.B. et du G.R.U. concentrés sur le même objectif, ce n'est pas rien. Pour passer à travers les mailles d'un tel filet, il faut faire des miracles.
  
  Black restait pensif et silencieux. Coplan, extirpant de la poche de son manteau un feuillet de papier blanc, le déplia en disant :
  
  - Vous avez communiqué à mon directeur un relevé chronologique des allées et venues de Geltow depuis l'affaire de la Côte d'Ivoire. Avez-vous une copie de ce document ?
  
  - Oui, pourquoi ?
  
  - Pour le confronter avec la note que le K.G.B. m'a remise.
  
  Black prit quelques feuilles dans sa serviette.
  
  Après un minutieux pointage, Coplan fit remarquer :
  
  - Les deux relevés concordent jusqu'à la date du 12 octobre. Ce jour-là, Geltow se trouve effectivement à Genève... Le 15 octobre, il débarque à Lisbonne. Le lendemain, d'après vos informations, il est toujours à Lisbonne. Mais le 16, il s'envole vers Berlin via Francfort, et c'est à Berlin que vous perdez sa trace, exactement quatre jours plus tard, c'est-à-dire le 20. Or, d'après le K.G.B., Geltow ne quitte Lisbonne que le 20 octobre, pour se rendre à Vienne où il se volatilise. Vous voyez ce qui cloche ?
  
  - Oui, évidemment. Les Russes ne mentionnent pas les trois jours à Berlin.
  
  - Exactement.
  
  - Ils ne vous ont peut-être pas tout dit ? objecta Black.
  
  - Ils ne m'ont sûrement pas tout dit. Mais de deux choses l'une : ou bien ils ignorent l'escale de Geltow à Berlin, ou bien ils ont une raison de passer ce bref séjour sous silence. Dans les deux cas, c'est une indication qui a son prix.
  
  - Oui, je reconnais que cela mérite d'être tiré au clair.
  
  - Je vais en parler à mes nouveaux amis de Vienne, décida Coplan. Et je vais leur proposer un stratagème de mon invention pour faire apparaître la vérité.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  L'appartement de Clara se trouvait au premier étage d'une modeste maison de deux étages, en briques rouges, située dans la banlieue sud-est de Vienne, non loin des abattoirs.
  
  L'arrivée de Coplan, au jour convenu, n'étonna pas la blonde. Elle alerta aussitôt ses deux collègues qui attendaient au rez-de-chaussée.
  
  Le colonel Vouline, alias Alex, ne put s'empêcher de dire avec un sourire un peu sarcastique :
  
  - Nous nous demandions si vous alliez revenir.
  
  - Vous en avez douté ? fit Coplan, souriant, lui aussi.
  
  - Un peu, oui... Je pensais que votre patron ne serait peut-être pas d'accord, après le mauvais tour que nous vous avons joué.
  
  - Je reconnais que mon patron n'était pas très chaud. Mais j'ai plaidé ma cause et il a accepté mes arguments.
  
  - C'est-à-dire ?
  
  - En principe, quand je donne ma parole, je la tiens. De plus, l'amitié du général Koliov est une chose à laquelle j'attache beaucoup d'importance.
  
  Eugène, alias le commandant Evgueni Kalaev, le costaud à la bonne figure ronde et joviale, intervint :
  
  - Vous nous apportez de bonnes nouvelles, j'espère ? Coplan le regarda.
  
  - Non, malheureusement, laissa-t-il tomber. Pour être tout à fait franc, je n'ai aucune nouvelle à vous communiquer. Les informations qui nous ont été fournies par les services spéciaux de l'O.T.A.N. et par les services de la plupart des nations occidentales sont négatives. Pas de Geltow à l'horizon. Ni sous son nom, ni sous un autre nom, ni sous un autre aspect physique. C'est formel.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan laissa à ses partenaires le temps de digérer cette déconvenue. Il reprit alors :
  
  - En revanche, j'ai une idée à vous soumettre. C'est à vous de me dire si elle est valable ou non... Installons-nous à la table.
  
  Ils prirent place, et Coplan exhiba alors deux feuillets de papier.
  
  S'adressant à Alex, il lui expliqua :
  
  - Grâce à divers recoupements sur lesquels je m'excuse de ne pas m'étendre, mon directeur est parvenu à reconstituer l'itinéraire suivi par Geltow depuis environ un mois. Or, ce relevé chronologique ne coïncide pas exactement avec celui que vous m'avez remis.
  
  Alex fronça les sourcils. Eugène afficha un air à la fois sceptique et étonné. Clara resta de marbre.
  
  Alex murmura en tirant un papier de sa poche.
  
  - Qu'est-ce qui ne coïncide pas ?
  
  - Nous allons le voir tout de suite, répondit Coplan. Je remonte au 10 octobre. A cette date-là, Geltow est à Genève. D'accord ?
  
  - D'accord, opina Alex.
  
  - Le 15 du même mois, enchaîna Coplan, il est à Lisbonne où il contacte des étudiants affiliés au parti communiste clandestin. D'accord ?
  
  - D'accord.
  
  - Selon vous, il quitte Lisbonne le 20 au matin pour débarquer à Vienne et disparaître.
  
  - Exact.
  
  - Non, dit Coplan, catégorique. Ce n'est pas exact. Nous avons appris, de source sûre, qu'entre le 17 et le 20, Geltow avait fait un bref séjour à Berlin.
  
  Alex et Eugène échangèrent un rapide regard. Coplan poursuivit :
  
  - Si vous êtes au courant de cette escale berlinoise dont votre note ne fait pas mention, mon idée tombe à l'eau. Par contre, si c'est à votre insu que Geltow a fait ce crochet, nous avons une bonne chance de faire progresser nos investigations.
  
  Alex maugréa :
  
  - Vous êtes sûr que Geltow a séjourné à Berlin entre le 17 et le 20 ?
  
  - Oui.
  
  Alex tourna un regard interrogateur vers Eugène. Celui-ci grommela :
  
  - Rien ne nous permet de mettre en doute la solidité de cette information. Geltow, comme tous les fonctionnaires de son rang, dispose d'une large autonomie. Il doit rendre des comptes à sa direction et à la direction suprême du KORSIGS (Comité de coordination qui coiffe le K.G.B. et le G.R.U. et qui dépend directement du Politburo), mais pas au jour le jour. L'escale berlinoise n'est donc pas impossible a priori.
  
  Alex lança, presque vindicatif :
  
  - Pourquoi serait-il allé à Berlin ?
  
  Coplan eut une mimique dubitative.
  
  - J'avoue que je n'en sais rien. Eugène insista :
  
  - Vos informateurs, qui semblent si bien renseignés, ne le savent pas non plus ?
  
  - Ils ont passé ce point sous silence. Mais il y a un moyen très simple d'élucider ce mystère, non ?
  
  Alex articula :
  
  - Quel moyen ?
  
  - Interroger l'agent berlinois de Geltow, le nommé Otto Kreiter.
  
  Rien qu'à voir la tête de ses interlocuteurs, Coplan eut l'impression qu'il venait de jeter un pavé dans la mare. La mine des deux Russes s'était nettement assombrie.
  
  Eugène marmonna :
  
  - Comment se fait-il que vous connaissiez le nom de Kreiter ?
  
  - Posez la question au docteur Serge, il vous renseignera. Il m'a suffisamment cuisiné au sujet de ce qui s'est passé naguère dans l'entourage de Geltow à Berlin.
  
  Eugène secoua sa grosse tête ronde.
  
  - Vous n'avez jamais cité le nom de Kreiter, affirma-t-il.
  
  - C'est possible. Je n'ai qu'une vague notion des révélations que j'ai faites sous l'effet de la drogue. De toute façon, c'est secondaire.
  
  Alex, qui avait l'air de suivre son idée, bougonna :
  
  - C'est Otto Kreiter, la chance dont vous parliez il y a un instant ?
  
  - Évidemment. Si vous admettez l'hypothèse du séjour à Berlin, la chose la plus urgente à faire, c'est de mettre Kreiter sur la sellette... Il y a six mois, c'est à lui que Geltow a confié l'organisation matérielle de l'expédition à Abidjan. C'est une preuve de confiance à retenir.
  
  - Qu'entendez-vous par-là ?
  
  - Je n'irai pas jusqu'à dire que Geltow a mis son collaborateur au courant de ses projets d'évasion. Je suis même persuadé du contraire. Néanmoins, pour des questions d'argent, d'alibi ou de fausse piste, il a probablement eu recours à Kreiter. Un interrogatoire serré de celui-ci pourrait être instructif.
  
  - Oui, vous avez parfaitement raison, dit Alex sur un ton pénétré. Nous avions envoyé un message à Kreiter pour savoir s'il savait où se trouvait Geltow, et il avait répondu par la négative, mais nous ignorions le voyage de Geltow à Berlin... Or, ça change tout.
  
  Eugène intervint pour murmurer en regardant fixement Coplan :
  
  - Si vous pouviez nous fournir quelques explications complémentaires concernant ce voyage de Geltow à Berlin, ça nous aiderait.
  
  - On ne m'a donné aucun détail à ce sujet, répondit Coplan. On ne m'a donné que des dates. Et ne croyez pas qu'il s'agisse de mauvaise volonté de ma part.
  
  - Je vous fais confiance, assura Eugène. Ce qui me paraît bizarre, c'est que je ne discerne pas dans quel but Geltow a fait ce déplacement.
  
  Alex jeta d'une voix acerbe :
  
  - Raison de plus pour creuser cette histoire !
  
  Eugène, les sourcils arqués, se tourna vers son compatriote.
  
  - Comment cela ?
  
  - Réfléchissez. Dans la mesure même où Geltow n'avait aucune raison officielle d'aller à Berlin, ce voyage a des chances d'avoir un rapport direct avec sa disparition.
  
  Clara, qui n'avait encore rien dit, donna son opinion :
  
  - Pour nous, les mobiles de Geltow sont secondaires. S'il a réellement séjourné trois jours à Berlin, Francis a raison : il faut interroger Otto Kreiter. Autrement dit, faire un saut à Berlin.
  
  Coplan approuva les paroles de la blonde.
  
  - C'est bien ce que je disais. Je ne connais pas les méthodes de travail de Geltow, mais, dans l'affaire d'Abidjan, ce Kreiter a joué un rôle d'organisateur qui suppose certains pouvoirs. En admettant même que Geltow ait manœuvré son collaborateur, l'expérience mérite d'être tentée. A condition de faire preuve d'un certain doigté.
  
  Alex rétorqua :
  
  - Kreiter n'a rien à nous cacher.
  
  - Je n'en disconviens pas, dit Coplan. Mais l'essentiel n'est pas de faire avouer par cet homme des choses qu'il ne sait peut-être pas !... Ce qui compte, c'est de le faire parler. Un incident mineur peut nous ouvrir, à l'insu même de Kreiter, des horizons.
  
  De nouveau, Clara approuva Coplan.
  
  - Au sujet de l'argent, par exemple, suggéra-t-elle. Kreiter a peut-être organisé des mouvements de fonds en prévision d'opérations futures. Ou plutôt, qu'il croit futures.
  
  Eugène conclut :
  
  - De toute manière, que risquons-nous ? L'expérience doit être tentée. On peut faire un aller-retour à Berlin dans la journée.
  
  Alex maugréa :
  
  - N'allons pas trop vite en besogne.
  
  Le menton dans la main, il méditait. Eugène, Coplan et Clara l'observèrent en silence. Après deux ou trois minutes, il articula :
  
  - Si Francis est au courant de l'existence et des activités de Kreiter, il n'a pas sucé cela de son pouce. En outre, si ses amis sont mieux informés que nous des déplacements de Geltow, ça prouve que la situation est loin d'être claire... Bref, foncer tête baissée chez Kreiter ne me paraît guère indiqué dans les circonstances présentes. La seule solution valable, c'est de le convoquer ici.
  
  Ce raisonnement était juste. Il était même inattaquable.
  
  Clara exprima l'avis d'Eugène et de Francis en murmurant :
  
  - En effet, ce n'est pas le moment de contacter Kreiter sans prendre le maximum de précautions.
  
  - En le convoquant, nous pouvons faire d'une pierre deux coups, renchérit Alex. L'interroger, et vérifier s'il est grillé ou pas. Mais il s'agit de bien préparer la manœuvre.
  
  Clara avança :
  
  - La meilleure formule, c'est d'opérer en deux temps. Un premier contrôle à sa descente d'avion, puis le rendez-vous définitif.
  
  - Oui, décida brusquement Alex, c'est ce que nous allons faire.
  
  
  
  
  
  Le surlendemain, à 18 h 25, Otto Kreiter débarquait à l'aéroport de Schwechat.
  
  Après les formalités d'usage, il déboucha du hall, une petite valise noire à la main, et il resta environ trois ou quatre minutes immobile, observant le va-et-vient de la foule, l'évolution des voitures et des cars sur l'esplanade.
  
  Vêtu d'une gabardine grise, coiffé d'un feutre genre tyrolien, il ressemblait plus que jamais à un rapace nocturne. Avec son faciès décharné, ses lèvres pâles et minces, son regard sombre, pénétrant et soupçonneux, il était franchement sinistre.
  
  Il se décida enfin à prendre un taxi pour se faire conduire en ville.
  
  La nuit était tombée, une petite pluie d'automne mouillait mélancoliquement l'asphalte des avenues et les pavés des rues.
  
  Dans le taxi, Kreiter s'interrogea une fois de plus sur les motifs de cette convocation inattendue. Pourquoi le faisait-on venir à Vienne ? Que Geltow fût en cause, il en était presque sûr. L'incroyable silence de ce dernier n'était pas normal. Mais Geltow n'avait rien à faire à Vienne actuellement. Son objectif, c'était Lisbonne.
  
  S'étant fait déposer au Graben, en plein centre de la ville, Kreiter s'en alla à pied vers la cathédrale. Ensuite, après avoir déambulé dans les ruelles qui avoisinent le Griechenbeisel, il revint à la Kärntnerstrasse et il entra dans un café.
  
  Il choisit une table discrète, dans le fond de la salle, ôta sa gabardine ruisselante et son chapeau, les suspendit à un portemanteau, s'installa, commanda un verre de bière.
  
  Quand le garçon s'amena avec la boisson demandée, il murmura :
  
  - J'attends un coup de téléphone. Si on demande Herr Ludwig, faites-moi signe.
  
  - Entendu, acquiesça le serveur.
  
  - Où se trouve le téléphone ?
  
  - Là-bas, à droite, à côté des toilettes.
  
  - Merci.
  
  Pour se donner une contenance, Kreiter alla chercher dans la poche de sa gabardine le magazine berlinois qu'il avait lu dans l'avion.
  
  Mais, au lieu de lire le périodique, il surveilla la salle.
  
  Il savait évidemment pour quelle raison cette promenade dans les parages de la cathédrale lui avait été imposée. Rompu aux exigences du travail clandestin, aucune mesure de prudence ne le rebutait.
  
  Il était là depuis cinq minutes et il avait presque vidé son verre de bière, lorsque le garçon s'approcha.
  
  - On vous demande au téléphone, Herr Ludwig.
  
  - Très bien, j'y vais.
  
  Il s'enferma dans la cabine, s'annonça à son correspondant. A l'autre bout du fil, une voix féminine, enjouée, prononça :
  
  - Bonsoir, Ludwig. J'espère que votre voyage s'est bien passé ?
  
  - Rien de particulier, dit-il.
  
  - Comment va la cousine Blondine ?
  
  - Elle se porte comme un charme.
  
  - Eh bien, tant mieux ! Tante Gertrud vous attend chez elle. C'est au 204 de la Hainburger Strasse, au premier étage. Vous vous souvenez de son adresse ?
  
  - Oui, bien entendu ! Hainburger Strasse, 204, premier étage, je m'en souviens parfaitement.
  
  - Elle sera si heureuse de vous revoir, Ludwig. Vous trouverez sûrement un taxi au coin de l'Opernring.
  
  - Oui, sûrement.
  
  - A très bientôt, mon cher Ludwig.
  
  - A très bientôt.
  
  Il raccrocha, retourna à sa table, appela le garçon pour payer.
  
  Il trouva effectivement un taxi au coin de l'Opernring.
  
  - Hainburger Strasse, lança-t-il au chauffeur. Numéro 185.
  
  Comme d'habitude, il n'indiquait pas l'adresse où il devait se rendre, mais un numéro situé à une vingtaine de mètres de son but.
  
  Malgré la dextérité du chauffeur et sa parfaite connaissance de la ville, le trajet fut long. C'était l'heure de pointe et la circulation, à cause de la pluie, était encore plus malaisée que de coutume.
  
  Arrivé à destination, Kreiter régla le prix de la course et gratifia le chauffeur d'un honnête pourboire. Puis, sa valise à la main, il se mit à la recherche du numéro 204.
  
  Il faisait assez lugubre dans ce quartier mal éclairé.
  
  Enfin, il repéra la très modeste maison en briques rouges. Il traversa la rue, poussa sur le bouton de sonnerie du premier étage.
  
  A ce moment précis, un chuintement bizarre déchira l'air, aussitôt suivi d'un deuxième et d'un troisième chuintements identiques.
  
  Kreiter sursauta sous l'impact des trois balles qui lui trouaient le dos à la hauteur des omoplates. Il vacilla, lâcha sa valise, tomba en avant juste comme la porte s'ouvrait et dégringola aux pieds de la jeune femme blonde qui venait d'ouvrir l'huis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  En voyant le visiteur qui, sans raison apparente, s'écroulait à ses pieds, Clara montra une fois de plus qu'elle avait un sang-froid à toute épreuve et des réflexes rapides.
  
  Maîtrisant sa stupeur, elle se baissa, empoigna l'homme par les deux épaules, le traîna dans le couloir, alla ramasser sa petite valise noire et referma promptement la porte.
  
  - Francis ? appela-t-elle.
  
  Puis, se penchant sur le corps qui gisait immobile au milieu du vestibule, la face livide, elle lui souleva une paupière. L’œil était vitreux.
  
  Coplan, qui venait du premier étage, s'arrêta pile au milieu de l'escalier pour contempler la scène étrange.
  
  - Que se passe-t-il ? questionna-t-il.
  
  - Je n'y comprends rien. Kreiter s'est effondré au moment précis où j'ouvrais la porte. J'ai l'impression qu'il est mal en point.
  
  En deux bonds, Coplan la rejoignit, se pencha à son tour sur Kreiter, lui tâta le cœur.
  
  - Il est mort, ma parole ! s'exclama-t-il.
  
  Effaré, il examina rapidement les vêtements de l'Allemand, écarta les pans de la gabardine, puis, avec précaution, retourna le corps.
  
  Les trois trous aux bords noircis qui apparurent entre les épaules du visiteur rendaient tout commentaire superflu.
  
  - On l'a flingué, dit Coplan.
  
  Clara, abasourdie, articula :
  
  - C'est incroyable. Il a été abattu à l'instant où il venait de sonner ?
  
  La porte d'entrée pivota sur ses gonds et Alex pénétra dans le couloir, son imper tout trempé, son chapeau dégoulinant.
  
  Il maugréa, interdit :
  
  - Eh bien, quoi ?
  
  Il referma la porte, s'avança, regarda le corps de Kreiter, leva les yeux vers Clara et vers Coplan. Celui-ci lui annonça froidement :
  
  - Il est mort. Trois balles dans le dos. Il s'est écroulé après avoir sonné. Clara l'a vu tomber juste comme elle venait d'ouvrir la porte.
  
  Les mâchoires d'Alex se serrèrent. Clara lui demanda :
  
  - Tu n'as rien vu ?
  
  - Non.
  
  - Tu t'es fait semer ?
  
  - Mais non, pas du tout ! Je le suivais en voiture. Le temps de me garer quand j'ai vu qu'il traversait la rue pour venir ici... J'ai vu une Opel qui déboîtait et qui filait vers Markhof Strasse, mais je n'ai entendu aucune détonation.
  
  Coplan grommela :
  
  - Le tireur a dû employer une arme munie d'un silencieux. J'étais là-haut, tout était calme et je n'ai pas entendu le moindre coup de feu.
  
  La porte donnant sur la rue s'ouvrit de nouveau et Eugène fit son entrée, trempé comme un chien lui aussi. Il s'immobilisa une fraction de seconde, referma machinalement le vantail, ronchonna sur un ton intrigué.
  
  - Qu'est-ce que vous fabriquez ? Alex lui jeta de sa voix sèche :
  
  - Kreiter a été abattu devant la porte, juste après avoir sonné. Trois balles dans le dos, entre les épaules.
  
  - Quoi ? rugit Eugène, les yeux étincelants de colère. Et vous n'avez pas riposté ?
  
  - Je ne me suis rendu compte de rien, avoua Alex. Je garais ma voiture. Tout s'était bien passé et je ne pouvais pas me douter qu'on allait l'attaquer ici, devant la maison.
  
  - Qui a tiré ? aboya Eugène, visiblement furibond.
  
  - J'ai vu une Opel grise qui démarrait et qui filait vers Markhos Strasse, mais comme je ne me doutais de rien, je n'y ai pas fait attention.
  
  Eugène, les poings sur les hanches, râla :
  
  - C'est la fin de tout ! Vous êtes chargé de surveiller un homme et on le tue pour ainsi dire sous vos yeux ! Et vous ne savez même pas qui a fait le coup !
  
  Clara intervint pour calmer les esprits :
  
  - Nous aurons bien le temps de nous engueuler plus tard. Ce qui compte maintenant, c'est de savoir ce que nous allons faire de Kreiter.
  
  Eugène, tout en ôtant son manteau trempé, prononça d'une voix revêche :
  
  - Il faut appeler Kyssine. Qu'il s'amène dare-dare avec une ambulance pour évacuer un malade. Il faudra l'autopsier pour étudier les projectiles... Clara, allez téléphoner. On va lui faire les poches pendant ce temps-là.
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, une ambulance privée venait chercher le cadavre de Kreiter pour l'emmener vers une destination que Coplan était seul à ne pas connaître. Il se garda bien de poser la moindre question à ce sujet, bien entendu.
  
  L'examen minutieux du contenu des poches du défunt n'avait apporté aucune indication intéressante.
  
  Vint alors le moment, que tout le monde avait l'air d'appréhender, d'examiner d'une façon plus approfondie ce que l'assassinat de Kreiter signifiait.
  
  Réunis autour de la table, dans l'appartement de Clara, Alex, Eugène, Coplan et la blonde, tinrent un conseil de guerre.
  
  C'est Eugène qui ouvrit le débat, et il le fit par une question assez sèche posée à Coplan :
  
  - Quand vous avez quitté Paris, avez-vous donné l'adresse de la maison ici à votre directeur ?
  
  - Oui, naturellement. Mais à titre indicatif, sans plus. Ce n'est pas ici que le S.D.E.C. m'enverra un message le cas échéant, c'est à l'ambassade de France. Je ne pensais pas que l'appartement de Clara nous servirait de P.C.
  
  - Peu importe. Ce que je retiens, c'est que votre patron et, probablement, certains de vos amis, connaissent cette maison.
  
  - C'est un fait, reconnut Coplan. Mais de là à me soupçonner, j'estime que...
  
  - Je ne soupçonne personne, trancha le Russe. je cherche des hypothèses. Clara fit remarquer :
  
  - Francis nous a suggéré d'aller voir Kreiter à Berlin, pas de le convoquer. Cette idée-là vient d'Alex. Et Francis n'a pas eu de contacts avec l'extérieur depuis que la convocation a été lancée à Kreiter.
  
  Eugène répliqua, bourru :
  
  - Pas la peine de prendre la défense de Francis, personne ne l'accuse. Mais enfin, Kreiter n'est pas mort par une opération magique. Si un tireur est venu faire le guet ici, dans cette rue, devant cette maison, c'est qu'il était au courant. Comment l'était-il ? Il faut que nous trouvions une explication.
  
  Coplan avança posément :
  
  - La première chose à faire, c'est de délimiter le secteur des recherches. En dehors de nous quatre et de Kreiter, qui était au courant de l'opération ?
  
  Eugène affirma, catégorique :
  
  - Personne.
  
  Mais Alex rectifia cette déclaration péremptoire en murmurant :
  
  - Mon supérieur direct était au courant. Pour avoir le feu vert, je lui ai exposé le principe de l'opération envisagée. Mais il n'en connaissait pas les modalités exactes.
  
  Eugène scruta son compatriote en fronçant les sourcils et questionna :
  
  - C'est-à-dire ?
  
  - Vous savez très bien de qui je parle, renvoya Alex. Je ne pouvais pas convoquer Kreiter sans me couvrir. Mais la date et l'heure de la venue de Kreiter étaient laissées à mon choix et personne d'autre que nous ne les connaissait.
  
  Coplan laissa tomber :
  
  - Nous tournons en rond. Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je crois que si nous voulons y voir un peu plus clair, il faudrait reconstituer toute l'affaire depuis le début. Qui a envoyé le message à Kreiter ? Qui vous a épaulés pour le surveiller depuis sa descente d'avion ? Quel itinéraire a-t-il suivi pour venir ici ?
  
  Eugène ricana :
  
  - Aucune tierce personne n'a été sollicitée. C'est Alex qui a envoyé le message à Kreiter et tracé l'itinéraire. A l'aéroport, j'ai contrôlé moi-même les arrières de Kreiter jusqu'au moment où il a pris un taxi. Je me suis aussitôt rendu en ville et je me suis posté près du café où Kreiter devait attendre un coup de fil. Alex est arrivé à son tour et il a pris le relais. Par conséquent, aucune fuite n'a pu se produire.
  
  Clara enchaîna, acerbe :
  
  - Et pourtant, un tireur attendait Kreiter dans la rue, à quelques mètres de la maison !
  
  Il y eut de nouveau un silence pénible. Coplan, qui sentait la méfiance des trois autres à son égard, prononça sur un ton posé :
  
  - Dans un cas comme celui-ci, tous les enquêteurs du monde appliqueraient automatiquement la formule classique : is fecit cui prodest... Je ne sais pas si on pratique le latin chez vous, mais cela signifie : celui-là a commis l'acte à qui l'acte est utile. En d'autres termes : à qui profite le crime?
  
  La réponse d'Alex fusa, cinglante, agressive :
  
  - A vous, évidemment.
  
  - A moi ? fit Coplan, estomaqué.
  
  - C'est indiscutable. Pour vous, Kreiter était un adversaire, vous ne pouvez pas le nier. Or, depuis le coup d'Abidjan, Kreiter avait changé de domicile et d'identité. Vous avez réussi à le faire sortir de son trou et à l'éliminer. Vous êtes gagnant sur toute la ligne.
  
  Eugène, haussant les épaules d'un air excédé, rétorqua à l'adresse de son compatriote :
  
  - C'est une idée fixe, en somme ? Clara vient de vous rappeler que ce n'est pas Francis qui a fait sortir Kreiter de son trou, c'est vous. Francis nous avait suggéré d'aller interroger Kreiter à Berlin, ce qui n'est pas du tout la même chose... Non, si on pose la question : « A qui le crime profite-t-il ? », il n'y a qu'une réponse valable : à Geltow.
  
  Alex, décontenancé, resta sans réaction. Clara murmura d'une voix pensive :
  
  - Cette hypothèse mérite d'être examinée, en effet. Kreiter, qui avait toute la confiance de Geltow, était peut-être de mèche avec celui-ci.
  
  Alex éclata :
  
  - Mais ça ne tient pas debout ! Puisque Kreiter ne savait pas lui-même, en quittant Berlin, à quel endroit la rencontre devait avoir lieu, comment aurait-il pu alerter Geltow ?
  
  Clara répliqua :
  
  - En lui passant un coup de fil immédiatement après la conversation téléphonique qu'il a eue avec moi. Il était seul dans la cabine téléphonique, n'est-ce pas ?
  
  - Oui, évidemment, admit Alex. Eugène opina en silence. Puis, après un moment de réflexion, il marmonna :
  
  - La solution pourrait bien être de ce côté-là. Geltow n'est pas homme à agir sur un coup de tête. C'est un calculateur, il a de l'expérience et il voit loin. S'il a décidé de nous lâcher pour sauver sa peau, il a dû se dire qu'un trésor de guerre lui faciliterait les choses. Et, pour amasser le maximum d'argent, il a probablement sollicité la complicité de Kreiter.
  
  Clara enchaîna :
  
  - Si Kreiter s'est occupé de planquer une fortune en Suisse ou même plus loin, à Hong Kong ou à Singapour, Geltow devait l'empêcher de parler.
  
  Alex, étrangement excité tout à coup, se leva, se mit à marcher dans la pièce.
  
  - Oui, dit-il, cette hypothèse-là me paraît valable. Geltow avait besoin de Kreiter... Notre erreur, c'est le coup de la cabine téléphonique. Mais nous pouvons peut-être rattraper l'affaire. Et, si cela marche, Geltow ne pourra pas nous échapper cette fois-ci.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Reprenant sa place à la table, sous les regards interrogateurs d'Eugène, de Clara et de Coplan, Alex articula :
  
  - A condition d'agir très vite, nous avons une bonne chance de réussir. Il dévisagea Eugène et expliqua :
  
  - Kreiter, comme tous les agents de son grade, avait des consignes de sécurité rigoureuses. Comme il avait été impliqué dans l'affaire d'Abidjan, une menace pesait sur lui aussi. En prévision du pire, il avait reçu l'ordre de préparer sa succession de telle sorte que l'activité du réseau puisse continuer en cas de malheur. Nous avions désigné ce successeur : Heinrich Bauer. En convoquant Bauer et en organisant une souricière, nous pouvons coincer Geltow.
  
  Eugène et Clara n'affichèrent pas un enthousiasme délirant. Eugène maugréa :
  
  - Vous prenez Geltow pour un idiot ? En sortant de sa cachette pour éliminer Kreiter avant que celui-ci ne parle, il a pris un risque. Il se doute bien que nous l'attendons au tournant.
  
  - De plus, enchaîna Clara, s'il a mis Kreiter dans son jeu parce qu'il avait besoin d'un complice pour rassembler des fonds, il aura sûrement recommandé à Kreiter de garder le secret.
  
  - Je n'en disconviens pas, concéda Alex. Mais Geltow sait très bien que Bauer, entre nos mains, peut lâcher des informations intéressantes concernant Kreiter. Et que, par ricochet, cela peut nous mettre sur sa piste.
  
  Devant la mine sceptique de ses deux collègues, Alex grommela :
  
  - Vous avez une autre idée à me proposer ?
  
  Eugène et Clara restèrent muets. Alex reprit :
  
  - Même si le piège ne donne rien, une conversation avec Bauer n'est pas inutile, vous êtes d'accord ?
  
  Eugène acquiesça
  
  - Sur ce point-là, oui.
  
  Mais Clara secoua la tête d'un air ostensiblement dubitatif.
  
  - De deux choses l'une, dit-elle. Ou bien Bauer est au courant, ou bien il ignore tout. Dans le premier cas, Geltow a déjà dû le prévenir à l'heure qu'il est, et votre idée ne vaut plus rien. Dans le second cas, nous ne serons guère avancés.
  
  - Je veux quand même tenter l'expérience, décida Alex. Et je vais m'en occuper tout de suite.
  
  Eugène s'exclama :
  
  - Ne vous emballez pas. Il y a une chose à laquelle vous ne pensez pas et qu'il faudrait examiner avant de passer à la suite. Nous ne sommes plus en sûreté dans cette maison. Si Geltow revient faire le guet, il peut nous canarder comme au stand de tir.
  
  - Oui, c'est exact, convint Alex. Mais, d'autre part, si nous changeons de quartier général, la souricière ne sera peut-être pas aussi efficace.
  
  Clara suggéra :
  
  - Partageons la poire en deux. Je reste ici avec Francis, et vous vous installez ailleurs pour ne pas cumuler les risques.
  
  - Bonne idée, approuva Alex. Nous nous reverrons demain matin, vers 11 heures, quand j'aurai mis tout cela en musique et obtenu les accords indispensables.
  
  Dix minutes plus tard, Eugène et Alex quittaient la maison, non sans prendre des précautions pour le cas où un tireur se serait caché dans les parages de l'immeuble.
  
  Mais rien de fâcheux ne se produisit.
  
  
  
  
  
  Restés seuls dans la maison après le départ d'Alex et d'Eugène, Clara et Coplan continuèrent à bavarder. La mort de Kreiter n'avait pas fini de les déconcerter, de les intriguer surtout.
  
  Coplan exhala d'une voix maussade :
  
  - Ce que je retiens de tout cela, c'est que tes deux camarades ne me portent pas dans leur cœur. Mine de rien, ils m'ont carrément accusé d'avoir cité le nom de Kreiter pour échafauder un traquenard.
  
  - Mets-toi à leur place. Primo, Alex est responsable des opérations, et l'assassinat de Kreiter est un mauvais point pour lui. Il va sûrement recevoir un savon, ce qui n'a rien d'agréable. Secundo, s'il est oblige, par ordre supérieur, de collaborer avec un agent adverse, il se sent mal à l'aise et il reste méfiant. Tertio, enfin, il sait qu'il joue sa carrière. Chez nous, un échec, c'est toujours très grave pour l'avenir.
  
  - Admettons. Mais Eugène, pourquoi manifeste-t-il cette hargne à mon égard ? C'est lui qui m'a soupçonné le premier.
  
  - Il a reconnu son erreur par la suite.
  
  - Bien sûr, mais il avait donné le ton. Nos rapports ne seront plus jamais ce qu'ils étaient. L'hostilité a remplacé la confiance.
  
  - Tu n'as pas à te soucier d'Eugène. Dans cette affaire, c'est Alex qui compte.
  
  - Tu m'étonnes. Eugène n'a ni l'attitude ni les propos d'un sous-fifre.
  
  Clara esquissa une moue désabusée. Puis, après une brève hésitation qui n'échappa pas à Coplan, elle murmura :
  
  - Imagine que ton directeur te confie une mission délicate et qu'il te force à faire équipe avec un agent du Deuxième Bureau. Tu vois ce que je veux dire ?
  
  - Oui, évidemment. J'y vois un peu plus clair maintenant. Eugène est un homme du G.R.U. et il contrôle les décisions de son collègue du K.G.B. ?
  
  - Exactement.
  
  - Je connais ça. La situation est aussi déplaisante pour l'un que pour l'autre. Mais ça montre l'importance qu'on attache en haut lieu à la disparition de Geltow.
  
  - Après les vacheries que nous t'avons faites, tu ne devrais plus en douter, fit la blonde en souriant. Les grands patrons de Moscou veulent récupérer Geltow coûte que coûte, car, s'il retourne sa veste, il peut faire un tort inimaginable à notre pays, tant sur le plan militaire que sur le plan diplomatique.
  
  Coplan baissa la tête, resta songeur un long moment.
  
  - Quand je suis arrivé, dit-il brusquement, j'étais assez optimiste. j'avais l'impression que Geltow ne tiendrait pas longtemps, face à la coalition des réseaux qui le traquent. Je suis beaucoup moins optimiste maintenant. L'assassinat de Kreiter est un coup assez extraordinaire.
  
  - Nous n'avons jamais douté de l'habileté de Geltow. Il a fait ses preuves dans d'autres circonstances.
  
  - Ce n'est pas à son habileté que je pensais.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - En supprimant froidement son complice, Geltow nous révèle qu'il ne reculera devant rien. Il sait qu'il joue son va-tout et que sa survie dépend de l'issue de la partie. Il n'y a rien de plus redoutable qu'un adversaire qui se trouve dans cet état d'esprit. Tu n'es pas de mon avis ?
  
  - Je n'ai pas d'avis. Depuis que mon Service m'a mise sur l'affaire Geltow, je me suis fait une règle de ne pas me poser de questions. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. De toute façon, comme on dit à Paris, c'est de la merde. Quand un service mobilise toutes ses forces contre un de ses propres agents, il n'en sort jamais rien de bon pour personne. Mais ce que je trouve effarant, c'est que Geltow serait à Vienne !
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, à 11 heures, Alex et Eugène se pointèrent comme convenu et un nouveau conseil de guerre se tint dans l'appartement de Clara.
  
  Alex prit la parole :
  
  - Le rapport des spécialistes concernant la mort de Kreiter est négatif. Les trois balles ont été tirées par un Tokarev 7.62 qui ne figure pas au répertoire. La mort a été instantanée, paraît-il... Au sujet de ma proposition concernant Bauer, j'ai reçu les autorisations nécessaires et on m'a promis les concours que je réclamais. Bien entendu, nous allons organiser les opérations d'une façon un peu différente. Dès son arrivée à l'aéroport, Bauer sera gardé à vue en permanence.
  
  - C'est absurde, jeta Eugène. Vous démolissez vous-même votre piège.
  
  - Comment ça ? fit Alex, interloqué.
  
  - Si vous ne laissez pas deux ou trois minutes de liberté à Bauer, comment voulez-vous qu'il prévienne Geltow par téléphone ? Votre souricière ne peut pas fonctionner si vous empêchez Bauer de contacter son chef de réseau, voyons !
  
  L'argument d'Eugène était solide. Mais Alex l'écarta en expliquant :
  
  - Le point de vue de mon supérieur n'est pas le même que le nôtre. Des vérifications ont démontré que Kreiter n'avait pas téléphoné à Geltow pour lui communiquer l'adresse de la maison ici.
  
  Le faciès d'Eugène se rembrunit.
  
  - Quelles vérifications ? Demanda-t-il, étonné. Vous avez reconnu vous-même que Kreiter avait été seul dans la cabine téléphonique quand Clara l'a appelé.
  
  - Oui, c'est exact. Mais il n'a pas pu téléphoner à Geltow parce que ce n'était pas possible. Dans la cabine de ce café, on peut prendre un appel venu de l'extérieur, on ne peut pas appeler soi-même. Pour obtenir une communication, il faut donner le numéro à la préposée. Or, cette femme est formelle, Kreiter ne lui a rien demandé.
  
  - Et votre chef se fie à un témoignage aussi fragile ? objecta Eugène, sceptique.
  
  - Ce témoignage est plus solide que vous ne le croyez. Primo, la préposée inscrit les numéros qu'on lui demande dans un registre spécial. Secundo, elle s'est très bien souvenue de Kreiter. Il a un physique qui ne passe pas inaperçu et elle l'a décrit d'une façon très précise.
  
  Eugène, de plus en plus sombre, articula :
  
  - Est-ce que vous vous rendez compte que le témoignage de cette femme démolit complètement l'hypothèse que nous avions adoptée ?
  
  Alex répondit avec une fermeté inattendue :
  
  - Justement, mon chef a estimé que notre hypothèse n'était pas valable. Selon lui, il n'y a qu'une explication plausible : Kreiter avait prévenu Geltow avant de quitter Berlin, c'est-à-dire quand il a reçu ma convocation.
  
  - Et l'adresse de Clara ? Geltow l'a trouvée comment ? La maison a été louée après la disparition de Geltow.
  
  - C'est très simple : Geltow a pris Kreiter en filature depuis l'aéroport de Schwechat.
  
  Eugène, piqué au vif, protesta avec véhémence :
  
  - Et je ne m'en serais pas aperçu ? Vous me prenez pour quoi alors ? J'étais à Schwechat quand Kreiter est descendu de son avion et je ne l'ai pas quitté des yeux.
  
  - Désolé, dit Alex d'une voix âcre, mais mon chef est persuadé que Geltow est plus subtil que vous.
  
  Il ajouta, presque condescendant :
  
  - Remarquez, on ne vous reproche rien. Nous savons tous qu'il n'y a rien de plus facile à réussir qu'une double filature, du moment qu'on est prévenu...
  
  Eugène eut assez de bon sens pour accepter ce point de vue.
  
  - Si votre chef a raison, marmonna-t-il, cela veut dire que Geltow m'a repéré. C'est plutôt inquiétant pour moi.
  
  - Mais non, pas du tout, assura Alex. Au contraire, cela va nous servir.
  
  - Comment cela ?
  
  - Quand Bauer arrivera à l'aéroport, vous ferez la même chose que pour Kreiter. Et si Geltow est planqué dans les parages, votre présence le rassurera. Nous comptons un peu là-dessus pour l'endormir.
  
  Clara intervint :
  
  - Comment avez-vous organisé votre dispositif ?
  
  - Nous en parlerons tout à l'heure, grommela Alex. Tout ce que je peux vous dire, c'est que Geltow, s'il se manifeste, sera enfermé dans une nasse dont il ne pourra pas sortir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Après avoir prononcé ces paroles prometteuses, Alex se tourna vers Coplan.
  
  - J'ai une question à vous poser de la part de mon chef... Quand vous êtes arrivé, vous nous avez suggéré de recourir à Kreiter pour retrouver la trace de Geltow, mais vous ne nous avez pas beaucoup parlé de la position de vos amis d'Abidjan, c'est-à-dire de l'organisation pour laquelle travaillait votre copine de Rhodes, miss Green... Votre discrétion à ce sujet vous honore, bien entendu, mais on aimerait connaître la position actuelle de ces gens dans l'affaire qui nous occupe.
  
  Coplan eut un vague sourire.
  
  - Ma discrétion n'est pas une manœuvre, affirma-t-il. Ce serait plutôt un cas de force majeure. Les amis de miss Green sont exactement dans la même situation que vous : ils font le maximum pour retrouver Geltow.
  
  - C'est précisément à ce propos-là que mon chef aimerait avoir quelques détails, persifla Alex. Quand vous dites qu'ils font le maximum, qu'entendez-vous par-là ?
  
  - Ils cherchent, ils mobilisent leurs correspondants, ils interrogent leurs indicateurs, ils offrent des primes, ils fouillent les archives et les dossiers, bref, ils utilisent tous les moyens dont ils disposent.
  
  - Étant donné le fait que vous leur avez signalé l'adresse de Clara, on peut penser que certains de leurs agents ne sont pas loin d'ici ? Et qu'ils nous surveillent, peut-être, en ce moment même ?
  
  Coplan regarda son interlocuteur bien en face.
  
  - Je vois où vous voulez en venir, articula-t-il calmement. Votre chef partage l'opinion de notre ami Eugène, n'est-ce pas ? Clara elle-même m'a fait remarquer que la mort de Kreiter était une bonne chose pour les Services Spéciaux occidentaux.
  
  - Toutes les apparences sont contre vous, assura Alex. Et mon chef se demande même si vous n'aviez pas prévu qu'au lieu d'aller interviewer Kreiter à Berlin, je prendrais l'initiative de le convoquer.
  
  - Voilà une supposition flatteuse, ironisa Coplan. En m'attribuant des dons de divination aussi remarquables, vous me faites un compliment qui me touche beaucoup. Mais si vous vous figurez que la mort de Kreiter était un objectif valable pour nous, vous n'avez qu'une piètre idée de nos talents stratégiques. Dans notre optique, Kreiter n'était qu'un lampiste. Et nous n'avons pas l'habitude de lâcher la proie pour l'ombre. Mais j'ai l'impression que votre question en cache une autre. Est-ce que je me trompe ?
  
  L'atmosphère était tendue. Clara et Eugène, le visage fermé, suivaient avec attention le duel oratoire qui mettait aux prises Coplan et Alex. Celui-ci, après un court silence, reprit :
  
  - Imaginons un instant que Geltow ait été kidnappé par l'organisation à laquelle appartient miss Green. Vous voyez à quoi cela aboutit ?
  
  - Non.
  
  - En jouant le jeu que vous jouez, en pleine connaissance de cause ou sans vous en rendre compte, peu importe, vous nous incitez à abattre nos cartes les unes après les autres. Sous le prétexte de nous aider à retrouver Geltow, vous nous poussez à nous démasquer au profit d'un de nos plus redoutables adversaires, un certain Mr Black, pour ne pas le nommer.
  
  Coplan opina d'un bref hochement de la tête.
  
  - Votre chef a parfaitement raison d'envisager la situation sous cet angle, dit-il. C'est non seulement son droit, mais c'est don devoir. Néanmoins, il faut que je vous rappelle une chose que vous avez l'air d'oublier : si je suis ici, c'est parce que le général Dimitri Koliov me l'a demandé. C'est par amitié vis-à-vis de ce dernier que je collabore avec vous, et non de ma propre initiative.
  
  Il se leva, arbora une mine glaciale.
  
  - Et maintenant, continua-t-il, soyons sérieux. Nous ne pouvons pas travailler ensemble dans une ambiance comme celle qui règne en ce moment. Votre méfiance, légitime ou non, j'en ai par-dessus la tête. Je vais m'installer à l'hôtel et je vous ferai parvenir des nouvelles, si j'en reçois, à une boîte postale que vous m'indiquerez. Comme je vous l'ai expliqué, c'est par l'entremise de l'ambassade de France que mon Service doit me contacter en cas de besoin. En attendant cette éventualité, je me sentirai plus à l'aise dans une chambre d'hôtel qu'ici. Et vous, de votre côté, vous serez plus libres pour discuter de vos problèmes.
  
  Clara essaya d'apaiser les esprits.
  
  - Je t'en prie, Francis, ne prends pas la mouche pour rien. En parlant comme il vient de le faire, Alex ne cherchait pas à te vexer. Il a simplement passé en revue tout ce que la situation implique. C'est son boulot.
  
  - J'ai horreur des insinuations gratuites, râla Coplan. Si j'avais voulu descendre Kreiter, ce serait chose faite depuis longtemps. Je l'ai eu plus d'une fois dans mon viseur, le docteur Serge vous le confirmera. Je vais m'installer à l'hôtel Europa et je m'y tiendrai à votre disposition.
  
  Eugène se leva à son tour.
  
  - Écoutez, Francis, prononça-t-il sur un ton conciliant, je comprends très bien votre mauvaise humeur et j'aurais peut-être moins de patience que vous si j'étais à votre place. Mais si vous partez d'ici pour vous installer à l'hôtel, ce sera encore pire. Non seulement nous serons obligés de prendre des tas de précautions pour maintenir la liaison avec vous, mais notre ami Alex n'arrêtera pas de se demander ce que vous fabriquez de votre côté. Par ailleurs, au cas où vous ne le sauriez pas, je suis personnellement responsable de votre sécurité et je n'ai pas envie de vous coller un ange gardien.
  
  - Oh, je n'ai besoin de personne pour veiller sur moi ! lança Coplan.
  
  - Je n'en doute pas. Mais c'est un engagement que nous avons pris vis-à-vis du général Koliov. Alors, ne me compliquez pas l'existence, restez ici.
  
  - Oui, restez ici, appuya Alex, revenu à de meilleurs sentiments.
  
  - Soit, accepta Coplan. Mais j'ai quand même envie de prendre l'air et je vais faire un saut jusqu'à l'ambassade.
  
  Il acheva sa phrase d'une voix vaguement caustique :
  
  - Profitez de mon absence pour mettre au point l'affaire de Bauer. De cette façon, vous ne pourrez pas me soupçonner de quoi que ce soit s'il se produit un incident.
  
  Il alla chercher son manteau et il quitta l'appartement.
  
  Dehors, il faisait doux et humide. La pluie, qui avait cessé de tomber à l'aube, n'allait pas tarder à recommencer. De gros nuages mauves encombraient le ciel grisâtre.
  
  Très décontracté, mais l’œil aux aguets, Coplan se dirigea vers le parc Arenberg où il espérait bien trouver un taxi. Il n'était pas fâché de respirer un peu d'air frais, après ces quarante-huit heures vécues dans l'atmosphère empoisonnée de l'appartement de Clara. En outre, il était content d'être seul pour pouvoir réfléchir. Le mystérieux assassinat d'Otto Kreiter l'intriguait profondément. Geltow était-il bien l'auteur de cette intervention aussi audacieuse que radicale ?
  
  A priori, c'était tout à fait dans la ligne du personnage. Comme il l'avait démontré en Afrique, il n'hésitait pas à sacrifier un complice devenu compromettant.
  
  Néanmoins, on pouvait aussi se demander s'il n'y avait pas autre chose là-dessous.
  
  Une opération téléguidée par le Vieux ? C'était peu probable. En revanche, une initiative émanant de Mr Black n'était pas exclue. Dans le domaine des vacheries, des astuces et des coups fourrés, le sinueux Mr Black ne craignait personne. Et il avait parfois des idées personnelles qu'il mettait en application sans tenir compte des plans ou des intérêts d'autrui.
  
  A l'ambassade, Coplan se fit annoncer sous le nom de Fernand Fexaud. Et il sollicita une entrevue avec un des attachés commerciaux, le nommé Marcel Riaudon.
  
  Riaudon, correspondant local du S.D.E.C., était un type d'une bonne trentaine d'années, de taille et de corpulence moyennes, au visage rond et placide, aux cheveux châtains, aux yeux bleus, rêveurs, où scintillait parfois une étincelle d'humour qui n'était pas exempte de cynisme. Il avait beaucoup voyagé, et il avait vu trop de choses.
  
  - Ah, vous voilà ! s'exclama-t-il en accueillant Coplan dans son bureau, une pièce carrée, meublée avec goût, paisible et tranquille. Je me demandais à quel moment vous alliez vous manifester. J'ai un message pour vous.
  
  - Déjà ?
  
  - Une lettre qui est arrivée ce matin par la poste. J'en suis d'ailleurs resté comme deux ronds de flan quand j'ai vu que c'était adressé à M. Coplan. Le Vieux m'avait dit que tout ce qui vous concernerait serait adressé au nom de Fexaud.
  
  Il ouvrit le tiroir central de sa table de travail, exhiba une enveloppe blanche qu'il tendit à son destinataire.
  
  Coplan examina le pli, le retourna, regarda le cachet de la poste, murmura d'un air étonné :
  
  - Cette lettre a été postée à Vienne même.
  
  - Oui, hier soir, à la poste centrale. D'après le cachet, elle a été mise à la boîte pour la dernière levée.
  
  Coplan décacheta l'enveloppe, en retira un feuillet blanc qu'il déplia.
  
  Le message, écrit en lettres majuscules par une main malhabile, au moyen d'un stylo-feutre noir, était le suivant :
  
  «Bientôt des nouvelles qui faciliteront vos recherches. Silence absolu indispensable. »
  
  Coplan arqua les sourcils, dévisagea Riaudon d'un œil perplexe.
  
  Riaudon s’esclaffa :
  
  - Franchement, on dirait que vous tombez des nues !
  
  - Je tombe des nues, avoua Coplan. Tenez, lisez. C'est rigoureusement anonyme et ça ne veut rien dire.
  
  L'attaché commercial prit connaissance du message, le restitua à Coplan et questionna :
  
  - Vous ne savez vraiment pas qui vous envoie cela ?
  
  - Non, vraiment pas.
  
  - C'est peut-être codé ?
  
  - J'en doute. Le Vieux aurait fait figurer les mentions convenues.
  
  - En tout cas, ça vient de quelqu'un qui sait que vous êtes à Vienne pour effectuer des recherches.
  
  - Silence absolu indispensable, relut Coplan à mi-voix... En général, quand on vous recommande le silence, c'est qu'on espère le contraire.
  
  - C'est d'autant plus marrant que le message ne vous révèle rien, fit remarquer Riaudon.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Qui vivra verra, conclut-il, philosophe. Pouvez-vous me donner de quoi écrire ? Je voudrais envoyer un mot au Vieux pour le tenir au courant.
  
  - Installez-vous à ma place, dit Riaudon en se levant.
  
  Coplan rédigea un rapport succinct relatant ce qui s'était passé depuis son retour de Vienne, dans quelles circonstances étranges Kreiter avait été assassiné, le climat de méfiance que cette exécution avait fait naître. Il pria le Vieux de lui communiquer d'urgence son opinion sur cette histoire, joignit à son envoi le billet anonyme qu'il venait de recevoir.
  
  - Mettez tout cela sous pli cacheté, indiqua-t-il à Riaudon, et acheminez le plus rapidement possible par la valise.
  
  - Comptez sur moi. Quand nous revoyons-nous ?
  
  - Demain ou après-demain.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan arriva chez Clara, la blonde était seule.
  
  - Alors ? s'enquit-elle. Des nouvelles ?
  
  - Non, rien à signaler, répondit-il.
  
  - J'espère que ta promenade t'a fait du bien ?
  
  - Oui, j'avais besoin d'un peu d'air frais. A la longue, ça finit par vous taper sur les nerfs de vivre dans un climat malsain.
  
  - Alex a décidé de remettre les opérations à demain.
  
  - C'est son affaire et ça ne regarde que lui.
  
  - Heinrich Bauer arrivera à Schwechat à 19 h 20. Nous pouvons donc l'attendre ici vers 20 heures. Il y aura des guetteurs dans la rue et nous serons armés, nous aussi.
  
  - Jolie fusillade en perspective, à condition que Geltow montre le bout de l'oreille, ce dont je doute.
  
  - Alex a l'air d'y croire.
  
  - Et toi ?
  
  - Non, je n'y crois pas. Je connais bien Geltow. Je n'ai jamais travaillé sous ses ordres mais j'ai étudié son dossier et j'ai pu me rendre compte qu'il avait plus d'un tour dans son sac.
  
  - Ce serait le comble, qu'un type comme Geltow, qui a passé le plus clair de son temps à combiner des pièges plus diaboliques les uns que les autres, vienne se jeter bêtement dans la gueule du loup !
  
  - En fait, Alex est dans le cirage. C'est notre grand patron qui pense que Bauer va obliger Geltow à sortir de l'ombre. Un homme traqué doit faire face à toutes les menaces.
  
  - Nous serons fixés demain soir.
  
  - D'ici là, nous sommes libres. Nous pouvons même sortir et dîner en ville. Est-ce que ça te dit quelque chose ?
  
  - Comme tu voudras. Mais il faut prévenir Eugène.
  
  - Oui, évidemment. Moi aussi, il me faut une protection. Geltow me connaît et il sait maintenant que j'habite ici. Je ne tiens pas à me faire descendre au coin d'une rue.
  
  - Charmante soirée, ironisa Coplan.
  
  - Tu préfères rester ici, dans ces conditions ?
  
  - Pas du tout. Tu as besoin d'air, toi aussi. Et le danger qui rôde ne m'impressionne pas.
  
  - Je peux te prêter un 6,35 à crosse extra-plate qui ne se remarquera pas dans ta poche. Un HK à onze coups.
  
  - Excellente idée, acquiesça-t-il.
  
  
  
  
  
  Ils quittèrent la maison un peu avant 19 heures. Il pleuvait. Alex les conduisit dans sa propre voiture, une Mercedes noire, au restaurant fameux de l'hôtel Sacher.
  
  Ils y firent un repas de tout premier ordre. En tête à tête, car Alex et deux de ses hommes estimèrent préférable de se tenir dans la coulisse.
  
  Ensuite, ils allèrent au cinéma.
  
  Ils rentrèrent finalement vers minuit, sains et saufs. Il y eut à ce moment-là un léger flottement entre eux. Depuis le retour de Francis à Vienne, ils faisaient chambre à part.
  
  De commun accord, sans avoir fait la moindre allusion à ce qui s'était passé dans la clinique du docteur Serge, ils avaient jugé qu'une certaine réserve s'imposait.
  
  Clara, agent du K.G.B... Francis Coplan, agent du S.D.E.C.
  
  En somme, deux fonctionnaires en service commandé. Et, tacitement, ils avaient repris leurs distances, comme si leur vie privée, personnelle, devait céder le pas à leur statut professionnel.
  
  Mais, ce soir, après le petit gueuleton du Sacher et un film où les scènes osées ne manquaient pas, il y avait du désir dans l'air.
  
  Coplan, trop fin pour ne pas s'en apercevoir, fit comme si de rien n'était. Il se retira dans sa chambre, se déshabilla, se coucha.
  
  Cinq minutes plus tard, Clara s'amenait. Elle fit de la lumière. Vêtue d'un déshabillé vaporeux qui ne dissimulait pas grand-chose de sa capiteuse féminité, elle demanda, le visage impassible :
  
  - Où as-tu mis le 7,65 que je t'ai prêté ?
  
  - Ici, sous mon oreiller.
  
  - Tu veux le conserver ?
  
  - Oui, puisque je devrai être armé demain soir.
  
  - Bon, très bien.
  
  Elle éteignit, se glissa dans le lit de Coplan. Chassez le naturel, il revient au galop. Ils furent presque surpris, l'un et l'autre, de l'intensité de leur émoi. Comme s'ils n'avaient reculé que pour mieux sauter, l'étreinte qui souda leurs corps frémissants fut d'une ardeur presque sauvage.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, la journée s'étira péniblement et les heures parurent longues.
  
  Alex et Eugène ne firent qu'une brève apparition, vers 17 heures, histoire de voir si tout allait bien. Ils confirmèrent à Clara que toutes les dispositions prévues étaient prises.
  
  Les deux Russes étaient tendus, impatients, anxieux. Surtout Alex, responsable des opérations qui allaient commencer dans deux bonnes heures.
  
  Il demanda à Coplan :
  
  - Clara vous a remis une arme ?
  
  - Oui, je suis paré.
  
  - Vous prenez position aussitôt après mon coup de fil, nous sommes bien d'accord ?
  
  - O.K. Je serai prêt à intervenir à la moindre alerte. Si Bauer se fait agresser devant la maison, je réagirai au centième de seconde, vous pouvez me faire confiance sur ce point.
  
  Alex maugréa :
  
  - Cette fois-ci, je serai là aussi. Je ne perdrai plus mon temps à garer ma voiture. Je la laisse ici, dans la rue. Eugène me conduira à l'aéroport.
  
  Les deux Russes s'en allèrent, la mine sombre.
  
  Il était exactement 20 heures et trois minutes quand la sonnerie du téléphone vibra dans le silence. Clara décrocha. C'était Alex.
  
  - Tu peux appeler Henrich, dit-il sèchement. Tout se passe bien, du moins apparemment.
  
  Clara raccrocha, puis décrocha pour appeler le café où Henrich Bauer attendait.
  
  - Allô, c'est vous, Werner ? s'enquit-elle quand Bauer eut fait entendre sa voix.
  
  - Oui, bonsoir, Lisa.
  
  - Vous avez fait bon voyage ?
  
  - Oui, un voyage parfait.
  
  - Comment va l'oncle Rudolf ?
  
  - Il se porte comme un charme.
  
  - Eh bien, tant mieux ! Ma sœur Gertrud vous attend chez elle. Vous vous rappelez son adresse, j'espère ? C'est au 204 de la Hainburger Strasse. Au rez-de-chaussée.
  
  - Oui, je m'en souviens, naturellement, répondit Bauer. Hainburger Strasse, numéro 204.
  
  - Gertrud se fait une joie de vous revoir. Ne traînez pas. Vous trouverez sûrement un taxi au coin de l'Opernring.
  
  - J'arrive, promit Bauer.
  
  Il raccrocha et Clara fit de même.
  
  - Allons-y, dit-elle à Coplan. S'il trouve un taxi tout de suite, il sera là dans une vingtaine de minutes.
  
  Ils descendirent au rez-de-chaussée.
  
  Clara, comme Alex le lui avait prescrit, se mit de faction à l'une des fenêtres donnant sur la rue. Toutes lumières éteintes, dissimulée derrière un rideau, elle commença à surveiller les abords immédiats de la maison.
  
  La rue était calme, pour ainsi dire déserte. A cette heure, les familles étaient à table pour le dîner. En outre, comme il pleuvait de nouveau, les gens n'avaient guère envie de se promener.
  
  Sans interrompre sa surveillance, Clara signala à Coplan :
  
  - Tu vois cette fourgonnette noire qui stationne derrière la Volkswagen blanche ?
  
  - Oui.
  
  - Trois de nos camarades font le guet dans ce véhicule.
  
  - L'emplacement est bien choisi, apprécia Coplan en connaisseur.
  
  L'arme au poing, il alla s'adosser tranquillement au mur du couloir d'entrée, à deux mètres de la porte.
  
  
  
  
  
  Heinrich Bauer était un homme de cinquante-cinq ans, petit, mince, avec une figure triste et chiffonnée. Toujours vêtu de complets gris de coupe médiocre, il dégageait une impression assez lugubre. En fait, peu de gens le remarquaient. Et ceux qui le remarquaient s'empressaient de l'oublier. Rien qu'à le voir, on avait le sentiment que la vie ne valait pas la peine d'être vécue.
  
  Dans le taxi qui le conduisait à la Hainburger Strasse, Bauer ne pensait qu'à une chose : il avait de nouveau des douleurs à l'estomac.
  
  C'était sa croix, ces brûlures qui lui rongeaient les tripes. Depuis des années qu'il se soignait, ces ulcérations ne le laissaient jamais longtemps en paix. Le toubib prétendait que c'était une question de tempérament. Tous les grands nerveux ont des ennuis de ce genre.
  
  Pour le reste, Bauer était plutôt fataliste. Il n'était pas riche, il ne gagnait pas de l'or en barre, mais son patron, Otto Kreiter, n'était pas un mauvais bougre. Quant aux boulots que Kreiter lui confiait, ce n'était ni désagréable ni fatigant. Des filatures, des surveillances, un petit voyage de temps en temps, rien de terrible, en somme.
  
  Quand le taxi s'arrêta devant le numéro 135 de la Hainburger Strasse, Bauer paya la course, rangea son portefeuille et débarqua.
  
  La pluie ne l'embêtait pas. Il avait l'habitude de braver les intempéries. Du reste, sur le plan professionnel, le mauvais temps lui facilitait les choses en général. Quand il fait beau, trop de gens se baladent et la foule encombre les rues.
  
  Arrivé à la hauteur des numéros 200, Bauer jugea que c'était le moment de traverser la rue pour repérer le 204. Il aperçut le modeste immeuble en briques rouges, constata qu'il n'y avait pas de lumière aux fenêtres, s'approcha, appuya son index sur le bouton de cuivre de la sonnerie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Il avait encore le doigt sur le bouton que déjà la porte s'était ouverte. Un grand gaillard au faciès énergique lui dit d'une voix sèche et impérative, en allemand :
  
  - Entrez, Bauer.
  
  Un peu surpris par cet accueil glacial, Bauer s'avança dans le couloir, ôta son chapeau mouillé, dévisagea le grand type qui lui ordonna :
  
  - Entrez par-là et ne bougez pas. Nous avons placé des camarades autour de la maison pour voir si votre visite n'a pas suscité des curiosités intempestives. Clara surveille la rue.
  
  Bauer opina, se dirigea vers la porte que Coplan lui avait indiquée.
  
  Deux secondes plus tard, Alex faisait son apparition.
  
  - Aucune réaction ? grogna-t-il.
  
  - Rien jusqu'à présent, répondit Coplan. Alex referma la porte. Il paraissait déconfit, désarçonné par le déroulement trop normal des événements.
  
  - Patientons quelques minutes, dit-il à mi-voix.
  
  Quatre ou cinq minutes s'écoulèrent. Puis, une clé tourna dans la serrure, la porte pivota sur ses gonds, Eugène apparut, trempé comme un chien.
  
  - Alors ? grommela-t-il.
  
  - Rien, firent Alex et Francis en chœur.
  
  - C'était couru d'avance, laissa tomber Eugène. Geltow n'est pas une cloche.
  
  Coplan murmura :
  
  - Il attend peut-être Bauer à sa sortie d'ici. La force d'un bon agent secret, c'est de varier sa technique.
  
  - Nous allons bien voir, ricana Eugène. Où est Bauer ?
  
  - Au salon, près de Clara, le renseigna Coplan.
  
  Les deux Russes se dirigèrent vers le salon. Bauer s'était assis dans un fauteuil. Il se leva quand Alex et Eugène entrèrent dans la pièce. A cause de l'obscurité, il ne savait pas encore à qui il avait affaire.
  
  Alex lui lança, abrupt :
  
  - Bonsoir, Bauer. Je vous expliquerai plus tard pourquoi je vous ai fait venir et pourquoi nous avons pris toutes ces précautions. Venez, je vous emmène.
  
  S'adressant à Eugène :
  
  - Votre voiture est loin d'ici ?
  
  - Non, juste avant le croisement de l'Apostel Gasse.
  
  - Bon, sortez le premier et faites déjà tourner votre moteur. je passerai au ralenti avec ma Mercedes et vous vous placerez dans mon sillage pour me couvrir.
  
  - Entendu.
  
  Alex, se tournant vers Clara, lui commanda :
  
  - Dix minutes après mon départ, tu iras dire aux camarades qu'ils peuvent rentrer chez eux.
  
  Eugène sortit.
  
  Puis, une minute plus tard, Alex et Bauer s'en allèrent à leur tour.
  
  Clara continuait à épier la rue. Coplan la rejoignit.
  
  - Rien d'anormal ? s'enquit-il.
  
  - Le calme plat, dit-elle.
  
  - Le pauvre Alex a l'air complètement démoralisé. Comment a-t-il pu croire qu'il allait coincer Geltow d'une façon aussi simpliste ?
  
  - C'est la question que je me pose, évidemment.
  
  - Est-ce qu'il n'aurait pas une légère tendance à prendre ses désirs pour des réalités ?
  
  - Sûrement pas.
  
  - Dans ce cas, je donne ma langue au chat. Son comportement et son raisonnement tactique m'échappent complètement.
  
  - Je sais que tu ne l'estimes pas beaucoup, je m'en suis aperçue à plusieurs reprises. Mais je t'assure que tu as tort. Alex connaît bien son métier, et ce n'est pas pour rien qu'il a été nommé au poste qu'il occupe.
  
  Comme Coplan ne répondait pas, elle reprit après un moment de silence :
  
  - Dans le cas qui nous intéresse, son optimisme nous étonne, c'est un fait. Mais je ne m'y fie pas trop.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Quand il nous a expliqué son plan pour accueillir Bauer, pendant que tu étais à ton ambassade, l'idée m'est venue qu'il nous bourrait peut-être le crâne, à Eugène et à moi.
  
  - Mais pourquoi ?
  
  - Je n'en sais rien, et j'avoue que cela m'intrigue un peu. Mais, franchement, j'ai eu comme un pressentiment que c'était de la mise en scène.
  
  - J'aimerais mieux ça, émit Coplan.
  
  - A mon avis, Alex n'attend pas grand-chose de Bauer. Il l'a fait venir parce qu'il avait une autre idée dans la tête. Et je suis...
  
  A cet instant précis, une formidable déflagration déchira le silence nocturne, faisant trembler toutes les vitres de la maison. Presque tout de suite après, des cris et des appels retentirent dans la rue.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Coplan et Clara restèrent un moment immobiles, comme figés, se regardant sans se voir.
  
  Coplan articula :
  
  - Pas de doute, c'est une bombe qui vient de péter. Ou une charge de plastic. Faut que j'aille voir.
  
  - Non, dit vivement Clara, ne bouge pas ! C'est peut-être un piège pour nous canarder à la sortie.
  
  - Justement, j'aime autant me rendre compte. Tu ne vois rien ?
  
  - Si, deux de nos camarades de la fourgonnette qui s'élancent vers le lieu de l'explosion.
  
  Coplan passa rapidement dans le couloir, arma son pistolet, s'avança vers la porte, l'ouvrit, se montra une fraction de seconde et recula aussitôt, redoutant un coup de feu. Mais rien ne se produisit.
  
  S'enhardissant, il alla jeter un coup d’œil dans la rue. Deux ou trois voitures qui stationnaient le long du trottoir, à une trentaine de mètres de la maison, brûlaient. Des gens gesticulaient autour du brasier, d'autres se démenaient pour sauver les voitures les plus proches de l'incendie.
  
  Brusquement, un grand type athlétique, en gabardine verte, tête nue, la main droite enfoncée dans la poche de son manteau, se détacha de l'attroupement et s'amena en courant vers la maison.
  
  Coplan referma promptement la porte et, le dos collé contre le mur du trottoir, l'arme braquée vers l'huis, attendit.
  
  Un coup de sonnette impératif vibra. Clara, quittant son poste d'observation, arriva dans le couloir.
  
  - C'est un de nos camarades, jeta-t-elle à Coplan.
  
  Elle ouvrit la porte.
  
  L'homme à la gabardine s'engouffra dans le vestibule, referma le vantail et s'écria, haletant :
  
  - C'est la bagnole du colonel Vouline qui vient de sauter ! Elle s'est littéralement désintégrée avant de flamber.
  
  - Il est mort ? questionna Clara d'une voix blanche.
  
  - Vous n'avez pas entendu cette explosion ? ricana le type à la gabardine. Ils ont été écrabouillés tous les deux, le colonel et Bauer.
  
  Coplan intervint :
  
  - On a lancé une bombe ?
  
  - Non, la Mercedes devait être piégée. Nous n'avons pas quitté le colonel des yeux. Il a fait monter Bauer, il s'est installé à son volant et l'explosion s'est produite quelques secondes après. Le coup était salement bien préparé, pas de doute.
  
  La porte du couloir s'ouvrit et Eugène fit son entrée, le visage dur comme de la pierre.
  
  - Hermann vous a annoncé la nouvelle ? fit-il en regardant tour à tour Clara et Coplan. Quel bordel ! Je le sentais, que cette idée de faire venir Bauer ne donnerait rien de bon ! Je n'aurais pas dû...
  
  Sa voix fut couverte par le hululement des sirènes des pompiers et de la police. Quand le vacarme s'apaisa, il reprit :
  
  - Je vais essayer de parler aux flics. De toute façon, il faut évacuer la maison dare-dare. Vous, Clara, vous ne savez rien. Vous étiez absente. Quant à vous, Francis, notre ami Hermann va vous conduire dans un hôtel de la ville et je vous y retrouverai plus tard. L'essentiel, pour le moment, c'est d'empêcher la police de mettre son nez dans nos affaires.
  
  
  
  
  
  Ce n'est qu'à 10 heures du soir que Clara et Eugène retrouvèrent Coplan à l'hôtel Europa où il s'était installé.
  
  Ils prirent un verre au bar, après quoi Eugène emmena Coplan et Clara en voiture pour les conduire à son propre domicile, un modeste pavillon situé dans une avenue paisible, au nord-ouest de la ville.
  
  Un homme d'une quarantaine d'années, de haute stature, au visage énergique, les y attendait. Eugène le présenta à Coplan sous le nom de Ludwig.
  
  - Ludwig prend la succession d'Alex, commenta brièvement Eugène. Après ce qui vient de se passer, il faut que nous fassions le point ensemble. La mort d'Alex et de Bauer est un désastre, mais ce désastre a néanmoins un côté positif. Nous savons maintenant avec plus de certitude encore que Geltow n'est pas loin et qu'il n'a rien perdu de son agressivité. Vous m'objecterez peut-être que l'assassinat d'Otto Kreiter nous avait déjà prouvé que Geltow était à l'affût, ce qui est vrai. Mais l'attentat perpétré à l'encontre d'Alex nous ouvre des perspectives insoupçonnées. En effet, ces agressions nous amènent à penser que Geltow ne se borne pas à protéger sa fuite, à sauver sa peau, mais qu'il a adopté une conduite d'attaquant. Est-il animé par la colère ? A la suite du blâme sévère qui lui a été infligé, ce n'est pas exclu. Chez des hommes de sa valeur, le ressentiment peut prendre des proportions inimaginables. Cependant, les actions brutales, impitoyables, de Geltow, nous obligent à envisager une hypothèse beaucoup plus grave et... comment dirais-je ?... beaucoup plus pénible.
  
  Il se tut, baissa la tête comme pour se recueillir, poursuivit sur un ton plus amer, tout en examinant les ongles de sa main droite :
  
  - Je suppose que je n'apprendrai rien à notre ami Francis en lui révélant que Geltow s'est toujours rangé dans le clan des hommes qui, au Kremlin, désapprouvent les tendances libérales du Politburo et regrettent l'ère stalinienne. Parmi ces hommes-là, certains ont été limogés parce qu'ils ne cachaient pas leurs pensées et ne voulaient pas désarmer. D'autres, plus rusés, torpillent les directives du gouvernement tout en cachant leur jeu. D'autres enfin, nous le savons, entretiennent des contacts secrets avec des agents de Pékin. Geltow n'a-t-il pas rallié le camp chinois ? La question mérite d'être examinée, car ce serait dans la logique politique du personnage et cela expliquerait son attitude actuelle.
  
  Il leva les yeux vers Coplan, le scruta, articula :
  
  - Cette hypothèse vous paraît-elle valable ou non ?
  
  Coplan répondit posément :
  
  - Vous n'êtes pas le premier à la formuler. Le chef de l'organisation pour laquelle travaillait miss Green m'a dit que Geltow ne passerait jamais à l'Occident mais proposerait plutôt ses services à Pékin.
  
  - Les grands esprits se rencontrent, persifla Eugène, vaguement sardonique. Il se tourna vers le soi-disant Ludwig, échangea un bref regard avec celui-ci, puis déclara :
  
  - Notre ami Ludwig, qui est désormais investi des mêmes pouvoirs qu'Alex et chargé des mêmes responsabilités, va vous exposer son point de vue.
  
  Ludwig, doté d'une voix étrangement impersonnelle, prononça en russe :
  
  - Je ne parle pas le français, et je le regrette. Mais comme notre ami Francis pratique parfaitement le russe, c'est dans ma langue maternelle que je parlerai... A la lumière des événements qui se sont produits, nous pensons que notre stratégie à l'égard de Geltow est à revoir. L'idée de base du colonel... euh, de notre ami Alex, n'était certes pas mauvaise dans son principe. Pour faire sortir Geltow de l'ombre où il se cache, il faut lui tendre un piège. Mais...
  
  Il promena un regard inexpressif sur ses auditeurs avant d'enchaîner :
  
  - Mais, à ce jeu-là, Geltow risque d'être plus fort que nous. Il l'a été jusqu'ici. Et le... notre ami Alex a payé de sa vie le fait d'avoir sous-estimé son adversaire. Pour ne pas tomber dans le même travers, nous allons adopter un autre plan de bataille... Vienne, tous les initiés le savent, est actuellement la capitale mondiale de l'espionnage. Ce n'est sans doute pas par hasard que Geltow s'est replié ici. Pékin a des filières nombreuses et bien organisées dans cette ville, mais les agents les plus redoutables de la Chine ne sont pas des Chinois, ce sont des Occidentaux qui sont à la solde de Chou En-lai. Notamment, des Albanais et des Roumains.
  
  Il marqua un temps d'arrêt, puis poursuivit :
  
  - Avant d'affronter Geltow, avant de lui tendre une embuscade, nous allons baliser le terrain. Je veux dire par-là que nous allons consacrer quelques jours à mener des investigations du côté des agents pro-chinois qui résident en Autriche.
  
  Il dévisagea Coplan, lui demanda de sa voix calme :
  
  - De votre côté, vous est-il possible de prendre contact avec votre service pour obtenir des informations sur les réseaux chinois implantés ici ?
  
  - Oui, naturellement Il me suffit de passer un message via l'ambassade de France. Je pourrais avoir la réponse dans les 48 heures.
  
  - Ce sera notre première étape, conclut Ludwig. Notre amie Clara fera la liaison entre vous et nous, durant ces deux ou trois jours, et nous nous reverrons ici pour faire le bilan. Êtes-vous d'accord ?
  
  - Oui, bien sûr, acquiesça Francis. Toutefois, pour vous apporter une collaboration plus efficace, je pourrais tenter une démarche qui serait peut-être plus rentable. Au lieu d'attendre ici la réponse de mon Service, je pourrais faire un bref aller-retour à Paris. Comme vous vous en doutez, le S.D.E.C. n'est pas mon unique source d'informations dans cette affaire.
  
  - A vous de juger, répondit Ludwig. Faites pour le mieux et mettez-vous d'accord avec Clara pour les contacts ultérieurs.
  
  La séance était terminée. Eugène, étrangement taciturne, reconduisit Clara et Coplan au centre de la ville et les abandonna devant la cathédrale.
  
  Coplan proposa à la blonde :
  
  - Allons prendre un verre. Cela nous permettra d'accorder nos violons.
  
  - Oui, si tu veux.
  
  Ils entrèrent dans un café, s'installèrent à une table au fond de la salle.
  
  Coplan murmura :
  
  - Notre ami Eugène a l'air d'en avoir gros sur la patate, non ? Il fait une de ces têtes. La mort d'Alex l'affecte plus que je ne l'aurais pensé.
  
  - Je ne crois pas que c'est pour cette raison-là qu'il fait la gueule, émit Clara à mi-voix.
  
  - Il y a autre chose ?
  
  - Ce n'est qu'une impression personnelle, mais j'ai dans l'idée qu'il espérait prendre la succession d'Alex et diriger seul les opérations concernant Geltow. L'apparition de Ludwig, qui est un poulain pistonné par une grosse légume du K.G.B., le vexe.
  
  - Ce Ludwig a-t-il suivi l'affaire depuis le début ?
  
  - Oui, mais dans un bureau. Pas sur le tas, comme nous.
  
  - Tout cela ne change rien à notre problème. Comment comptes-tu organiser la liaison entre toi et moi ? Si tu pouvais prendre une chambre à mon hôtel, ça nous faciliterait considérablement le boulot.
  
  - Rien ne s'y oppose, fit-elle. je vais en parler à Ludwig et je te mettrai un mot.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, vers 10 heures, avant de se rendre à l'aéroport pour prendre l'avion de Paris, Coplan tint à passer à l'ambassade.
  
  Riaudon parut enchanté de le voir.
  
  - J'ai de nouveau une lettre pour vous, dit-il. Arrivée au courrier de ce matin, toujours au nom de M. Coplan.
  
  C'était une enveloppe blanche, identique à la première. Et le message qu'elle contenait avait été écrit de la même façon maladroite, au stylo-feutre noir.
  
  «La personne que vous recherchez a été aperçue. Vous serez informé à bref délai. Silence. »
  
  Coplan passa le feuillet à l'attaché commercial en disant sur un ton acide :
  
  - Le renseignement est toujours aussi vague, mais la promesse devient plus concrète. Tenez, lisez.
  
  Riaudon prit connaissance du message, hocha la tête, prononça d'une voix détachée :
  
  - A mon avis, ce correspondant anonyme ne poursuit qu'un but : vous tenir en haleine.
  
  - Je n'ai pas besoin de lui pour ça, riposta Coplan, sarcastique. Depuis ma dernière visite, il y a deux morts de plus dans l'histoire.
  
  Il relata l'attentat dont avaient été victimes Alex et Bauer.
  
  Riaudon, esquissant une grimace, articula :
  
  - A votre place, je me méfierais. Du train où vont les événements, vous occupez une situation de choix sur la liste des prochaines victimes.
  
  - C'est probablement l'opinion des Russes aussi, puisque nous avons liquidé notre Q.G. pour nous disperser. Je me suis installé à l'Hôtel Europa.
  
  - J'expédie cette lettre au Vieux ? s'enquit Riaudon en désignant du doigt le message anonyme.
  
  - Non, je la lui remettrai moi-même. Je prends l'avion pour Paris à 11 h 40. Mais je reviendrai vous voir demain, en fin d'après-midi, ou après-demain au plus tard.
  
  
  
  
  
  A Paris, l'entrevue que Coplan eut avec son directeur ne fut pas longue.
  
  Le Vieux n'avait recueilli aucun élément nouveau au sujet de Geltow. En apprenant la mort du nommé Alex, il grommela :
  
  - Je me doutais bien que Geltow ne se laisserait pas faire. C'est un de ces agents de la vieille école du K.G.B. qui se prennent pour les maîtres du Kremlin. Ce sont des types coriaces, fanatiques, implacables... Mais Geltow finira par se faire coincer, retenez ce que je vous dis. Et j'ai l'impression que ça ne traînera pas.
  
  - Sur quoi se base-t-elle, cette impression ? demanda Coplan, à la fois surpris et intéressé.
  
  - Sur rien, reconnut le Vieux, bourru. C'est une question de flair. Coplan ne put s'empêcher de rire.
  
  - Un pronostic en l'air, en somme ? fit-il. Cela ne vous ressemble guère.
  
  - Disons qu'il s'agit d'une équation psychologique, daigna expliquer le Vieux. Un homme de la trempe de Geltow est intimement convaincu que la jeune génération ne vaut pas grand-chose et que les nouveaux éléments du K.G.B. n'arrivent pas à la cheville des anciens. C'est là qu'il va commettre le péché d'orgueil. Et il sera victime de la faute classique que commettent les gens dans son cas : il aura sous-estimé l'adversaire. Pour moi, c'est déjà comme s'il était cuit.
  
  Il ajouta :
  
  - Ce qui ne l'empêchera peut-être pas de faire encore des dégâts. Ouvrez l’œil.
  
  - Et le message anonyme que Riaudon vous a fait parvenir ?
  
  - Je n'ai pas eu le temps d'éclaircir ce mystère. De toute façon, il faut attendre la suite.
  
  - Justement, voici la suite, enchaîna Coplan en tendant à son chef la deuxième lettre anonyme.
  
  Le Vieux parcourut le feuillet, resta pensif un moment, puis marmonna :
  
  - Je ne vois pas d'où cela peut venir.
  
  - Mister Black ? suggéra Coplan.
  
  - Il paraît que non. Du moins, c'est ce qu'on m'a affirmé par téléphone. Mais comme Black ne dit pas toujours la vérité, je ne prends pas ça pour argent comptant.
  
  - J'ai l'intention de faire un saut à Londres pour montrer ces deux lettres anonymes à Black. Qu'en pensez-vous ?
  
  - Excellente idée. Profitez-en pour le sonder à propos des milieux pro-Chinois de Vienne. Des tuyaux de ce genre peuvent toujours servir.
  
  
  
  
  
  A Londres, Mr Black fut très catégorique.
  
  - Je vous donne ma parole d'honneur que mon service n'est pour rien dans ces messages anonymes, monsieur Coplan. Pourquoi ne vous dirais-je pas la vérité ?
  
  - Pour couvrir vos agents viennois, ce qui serait parfaitement légitime, renvoya Coplan aussi sec.
  
  - Ce n'est pas le cas.
  
  - Avez-vous une antenne dans les milieux pro-Chinois d'Autriche ?
  
  - Oui, naturellement.
  
  - Cette source ne vous a-t-elle rien signalé concernant Geltow ?
  
  - Non, rien jusqu'à présent. Tout ce que j'ai reçu en provenance de Vienne, il y a de cela quelques heures à peine, c'est l'annonce de la mort accidentelle du colonel Alexéi Vouline et d'un certain Bauer que nous avions repéré comme étant un collaborateur de Kreiter.
  
  - Vous êtes tien informé, malgré tout, dit Coplan. J'étais aux premières loges pour assister à la mort de ces deux agents du K.G.B...
  
  Il raconta ce qui s'était passé à Vienne, la veille au soir. Puis il continua :
  
  - Cet attentat a eu pour effet de modifier le point de vue des Russes. Ils pensent maintenant que Geltow s'est carrément mis au service de Pékin.
  
  - Si vous vous en souvenez, c'était ma première idée, rappela Black. Le conflit doctrinal entre Moscou et Pékin a des retombées dont bien des Occidentaux ignorent l'ampleur. Quand Geltow a disparu, nous avons immédiatement envisagé l'hypothèse de son ralliement aux thèses chinoises. Non seulement parce que c'était dans la logique du personnage, mais parce que nous savions qu'il avait eu des contacts avec un certain Maxim Kagelou, un Roumain qui travaille pour les réseaux africains de la Chine de Mao.
  
  - Voilà une indication intéressante, souligna Coplan.
  
  - Pour nous, Sud-Africains, continua Black, les agissements des Chinois en Afrique sont un gros souci, car les agents de Pékin sont très actifs d'un bout à l'autre de notre continent. Ils forment des cadres militaires, ils fournissent des armes, ils conseillent discrètement les gouvernements crédules de certaines républiques à peine sorties de l'ère colonialiste, bref, nous les considérons comme des ennemis particulièrement dangereux. Or, l'Afrique, c'est la spécialité de Geltow. Et s'il met son expérience, son talent, ses moyens occultes au service du rusé Chou En-lai, ce sera une menace de plus pour nous.
  
  - Ce Roumain dont vous venez de parler, a-t-il un P.C. à Vienne ? Mr Black eut un sourire.
  
  - Vous savez bien que tous les services spéciaux ont un P.C. à Vienne.
  
  - Vous serait-il possible de me fournir une indication à ce sujet ?
  
  - Maxim Kagelou est évidemment trop avisé pour s'incruster longtemps dans le même repaire. Pour vous donner un renseignement valable en ce qui le concerne, il faut que je lance un appel dans la soirée. Je n'aurai pas la réponse avant demain matin.
  
  - Le jeu en vaut la chandelle, émit Coplan, résolu. Je vais me débrouiller pour passer la nuit à Londres et je reviendrai vous voir demain matin.
  
  
  
  
  
  En fait, la réponse de Mr Black fut moins positive que Coplan ne l'avait espéré. Le Roumain Maxim Kagelou avait abandonné depuis plus d'un mois l'appartement meublé qu'il occupait à Vienne, au 213 de la Felber Strasse, et personne ne l'avait revu depuis lors.
  
  - Tenez, dit Black, voici deux photos de Kagelou. Elles vous seront peut-être utiles. J'ai noté sa dernière adresse connue au dos des photos... Quant à moi, c'est par votre directeur que je connaîtrai l'épilogue de l'affaire Geltow, car je vous fais mes adieux, cher monsieur Coplan.
  
  - Vos adieux ?
  
  - Je quitte l'Europe aujourd'hui même et je rentre dans mon pays. Je viens de recevoir un télégramme qui m'annonce ma nomination à l'administration centrale de Prétoria.
  
  - Eh bien, bravo ! s'exclama Coplan. C'est une promotion qui doit vous faire plaisir, j'imagine ?
  
  - Je suis très flatté, bien entendu. Mais je sens déjà que je vais regretter ma vie active. Les bureaux, je n'ai jamais aimé ça.
  
  - On ne vous a pas consulté au préalable ?
  
  - Non.
  
  - Dans notre métier, un homme compétent et expérimenté est souvent plus utile dans un bureau directorial que sur le terrain.
  
  - Je n'en doute pas, mais je crois surtout que mes supérieurs estiment qu'on m'a assez vu en Europe et qu'il est temps de me mettre en lieu sûr.
  
  - Vous avez quand même le droit de refuser cet avancement ?
  
  - Non, mon rappel est un ordre.
  
  - Dans ce cas, faites contre mauvaise fortune bon cœur. Un grand spécialiste des services secrets finit généralement dans la peau d'un ministre. Du reste, vos chefs ont peut-être raison. Je me suis aperçu que les gens du K.G.B. que je fréquente actuellement, font bien souvent allusion au patron de miss Green.
  
  - Oui, c'est l'opinion de mon gouvernement, opina Black.
  
  - Vous serait-il possible de me donner le contact avec un de vos collaborateurs à Vienne ?
  
  - Dans quel but ?
  
  - Cela pourrait me rendre service éventuellement. Si mon correspondant anonyme me fournit des informations plus précises, j'aurai besoin d'un coup de main.
  
  - Non, je regrette, ce n'est pas possible, répondit calmement le Sud-Africain. J'ai beaucoup d'amitié pour vous, cher monsieur Coplan, mais vous êtes trop marqué. Vous venez de le reconnaître vous-même, vos amis Russes en savent déjà trop sur mon réseau.
  
  - N'ayez crainte, je prendrai les précautions nécessaires.
  
  Le ton de Black fut encore plus catégorique :
  
  - Ne m'en veuillez pas, mais c'est non. Tout mon dispositif de Vienne a été renouvelé et les agents en place sont vierges. Je ne peux pas prendre le risque de les griller.
  
  - Bon, je n'insiste pas.
  
  - Sans rancune, j'espère ? Et adieu. Il tendit sa main, que Coplan serra fermement.
  
  
  
  
  
  En arrivant à Vienne, Coplan décida de passer par l'ambassade avant de regagner son hôtel.
  
  Bien lui en prit, car une nouvelle lettre, adressée à M. Coplan, l'y attendait.
  
  Riaudon la lui remit en murmurant avec une pointe d'ironie :
  
  - Pour ne rien vous cacher, je suis aussi impatient que vous de voir ce qu'elle contient.
  
  Coplan décacheta l'enveloppe, en retira un feuillet sur lequel ne figurait qu'une seule phrase :
  
  « Votre homme se trouvait hier dans la villa DUNA, 119 Steiner Strasse. »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Coplan, impassible, tendit le message à Riaudon. Celui-ci, l'ayant lu, esquissa une mimique étonnée.
  
  - Cette fois, ce n'est plus du baratin, émit-il. Si le tuyau est authentique, c'est une information de première main.
  
  Coplan, qui réfléchissait, ne répondit pas. L'attaché commercial reprit :
  
  - Cela pourrait bien être un traquenard aussi. Geltow vous attend peut-être à cette adresse avec une mitraillette.
  
  - Ce n'est pas exclu, mais c'est peu probable. Primo, s'il avait voulu me liquider, il aurait pu le faire sans monter une combine aussi farfelue. Vous savez, on a beau prendre des précautions, on est toujours à la merci d'un tueur qui sait où vous logez. Secundo, Geltow est trop rusé pour imaginer que je vais foncer tête baissée dans un piège de ce genre.
  
  - Et pourtant, ce procédé des lettres anonymes sent furieusement le roussi, vous ne trouvez pas ?
  
  - C'est indéniable, admit Coplan. Ce qui me chiffonne, c'est que j'ai rencontré ce matin même le chef d'un réseau sud-africain qui est à l'origine de mon intervention dans l'affaire Geltow, un certain Black, qui m'a dit froidement que j'étais un danger pour son organisation.
  
  - Vous ne pensez tout de même pas que...
  
  - On a vu pire. D'autant plus que le Black en question est rappelé dans son pays parce que son gouvernement juge qu'il est grillé. Ce serait une façon élégante de nettoyer la place avant de s'en aller..
  
  - Je ne sais plus qui a dit : « Protégez-moi de mes amis, je me charge de mes ennemis ! »
  
  - En tout état de cause, il faut que je sache à quoi m'en tenir. Et s'il s'agit réellement d'un piège, je veux savoir QUI me le tend, et POURQUOI. Est-ce que vous pourriez me donner un coup de main ?
  
  - Naturellement.
  
  - La première chose à faire, c'est de reconnaître les lieux. Le plus discrètement possible, bien entendu. Par exemple, passer en voiture dans cette Steiner Strasse et repérer la villa DUNA.
  
  - Rien de plus facile. Ma voiture est au parking, à deux pas d'ici.
  
  - Elle porte le sigle diplomatique, je suppose ?
  
  - Oui.
  
  - Dans ce cas, ça ne va pas. Il nous faut une voiture qui ne se remarque pas.
  
  - Nous avons une fourgonnette Volkswagen sans aucun signe distinctif.
  
  - C'est mieux. Quand serez-vous libre ?
  
  - Toute de suite, si vous voulez.
  
  - O.K. Allons-y. Je ne sais même pas dans quel coin se trouve cette Steiner Strasse.
  
  - Moi non plus, mais j'ai un plan de la ville.
  
  
  
  
  
  Située à la périphérie nord-ouest de la ville, non loin de la route de Grinzing, la Steiner Strasse avait un aspect rustique assez inattendu. On sentait que la vraie campagne n'était pas loin. Les rares maisons de cette artère de lointaine banlieue qui sinuait entre des collines verdoyantes, étaient toutes entourées de vastes jardins plantés d'arbres fruitiers, jardins que bordaient de vieilles haies mal entretenues.
  
  En passant devant le 119, Coplan et Riaudon se rendirent compte que la bicoque, pompeusement baptisée villa Duna, n'était qu'une bâtisse de proportions modestes, à un seul étage, avec un toit de tuiles rouges. Mais si la maison ne payait pas de mine, elle offrait en revanche un avantage énorme pour des occupants qui tenaient à leur tranquillité ; en effet, le pavillon était en partie dissimulé par un renflement de terrain qui constituait une sorte d'écran naturel.
  
  Une allée de gravillons, tout juste large assez pour permettre le passage d'une voiture, reliait la rue à la maison.
  
  Riaudon murmura :
  
  - Ils sont bien abrités des curieux là-dedans.
  
  - Oui, sans aucun doute, opina Coplan. Pas de voisins immédiats, un environnement désert, l'endroit n'est pas mal choisi... Faites demi-tour à la première occasion et repassons devant la boutique. Essayez de repérer un poste d'observation pour ce soir.
  
  - Vous comptez revenir ce soir ?
  
  - Oui, quand la nuit sera tombée. Avec vous, si l'aventure ne vous fait pas peur.
  
  
  
  
  
  Après cette promenade de reconnaissance, Coplan quitta Riaudon en lui donnant rendez-vous à la sortie de la ville, à 21 heures.
  
  Coplan ajouta :
  
  - Si vous pouviez vous munir d'un automatique, d'une paire de T.W. et d'une lampe-torche, ça me rendrait service.
  
  - Vous aurez cela, promit Riaudon.
  
  Coplan regagna alors son hôtel.
  
  Quand il demanda la clé de sa chambre à la réception, le préposé lui remit également une enveloppe adressée à M. Francis, chambre 827.
  
  Coplan prit la clé, fourra la lettre dans sa poche et se dirigea vers l'ascenseur.
  
  La lettre émanait de Clara. En fait, ce n'était qu'un message d'un extrême laconisme : « Chambre 703 - Cl. ".
  
  Coplan s'en alla aussitôt frapper discrètement à la porte du 703. Clara, en jupe noire et chemisier blanc, vint lui ouvrir et le fit entrer.
  
  - Je lisais pour passer le temps, dit-elle en montrant les illustrés dispersés sur le lit. Alors ? Ce voyage ?
  
  - Très intéressant, dit-il. Si nous allions faire un tour ?
  
  Comprenant qu'il ne désirait pas parler de leurs affaires dans une chambre d'hôtel, Clara répondit :
  
  - Volontiers. Je me disais justement qu'une petite promenade me ferait le plus grand bien.
  
  Ils sortirent et, à pied, ils prirent la direction du Graben.
  
  - Je ramène un tuyau qui pourrait nous fournir une piste, annonça Coplan sans transition. On m'a affirmé, de source tout à fait sûre, que Geltow est en cheville avec un agent de Pékin, un Roumain qui s'appelle Maxim Kagelou et qui opère ici même, à Vienne.
  
  - Sans blague ? fit Clara, impressionnée. L'hypothèse émise par Eugène serait donc la bonne ?
  
  - Apparemment, oui.
  
  - C'est une catastrophe pour nous, tu te rends compte ! Geltow connaît pas mal de secrets politiques et s'il les livre à Pékin, c'est un désastre. Sans compter nos filières qu'il peut donner aux Chinois. As-tu l'adresse de ce Roumain ?
  
  - Oui, mais je crains qu'elle ne soit périmée. Maxim Kagelou habitait au 203 de la Felber Strasse, au premier étage. Malheureusement, on ne l'a plus revu à cette adresse depuis plus d'un mois.
  
  - Peu importe, nous ferons faire des recherches. Il faut que je transmette cette information de toute urgence à Ludwig.
  
  - Je la lui remettrai moi-même, ainsi qu'une photo de ce roumain.
  
  - Non, nous n'avons pas de temps à perdre. La prochaine réunion n'aura lieu que demain soir, chez Eugène. D'ici là, Ludwig lancera les investigations. Veux-tu me répéter le nom et l'adresse du Roumain ?
  
  Coplan remit à Clara une des deux photos.
  
  - Je file immédiatement chez Ludwig, dit-elle. Nous nous retrouverons ce soir, au bar de l'hôtel, d'accord ?
  
  - Non, pas ce soir. Disons demain matin, vers 11 heures, pour l'apéritif. On a promis de me faire rencontrer ce soir un type qui aura peut-être d'autres renseignements à me donner.
  
  - Quel type ?
  
  - Je t'expliquerai ça demain.
  
  Ils se séparèrent au coin du Kohlmarkt et Clara monta peu après dans un taxi.
  
  Coplan, voyant les lourds nuages gris qui assombrissaient le ciel automnal, décida de s'acheter un imperméable. En prévision de sa sortie nocturne, il opta pour un imper noir. Et il fit en outre l'acquisition d'un feutre gris foncé, d'un pantalon de tergal bleu-nuit et d'une paire de chaussures en cuir souple.
  
  Après quoi, il regagna son hôtel.
  
  
  
  
  
  A 21 heures précises, ce même soir, Coplan retrouvait Riaudon à l'angle de la Place du Congrès, comme convenu.
  
  - La fourgonnette est garée dans la Pashing Gasse, indiqua l'attaché commercial.
  
  - Allons-y, dit Coplan. Vous avez le matériel ?
  
  - Oui, nous sommes parés.
  
  Ils rejoignirent le véhicule. Avant de démarrer, Riaudon, qui avait pris le volant, demanda :
  
  - Quelles sont vos intentions exactes ?
  
  - Essayer, par n'importe quel moyen, de m'assurer si Geltow se cache dans cette bicoque ou non.
  
  - Par n'importe quel moyen ?
  
  - Oui. Je commencerai par observer les lieux, bien entendu. Puis, s'il le faut, je m'introduirai dans la maison. Mais comme un cambrioleur. C'est-à-dire, discrètement.
  
  - L'heure des cambrioleurs, c'est 2 heures du matin, au creux du premier sommeil de la plupart des gens normaux.
  
  - Je m'adapterai aux circonstances. Il y a plusieurs facteurs dont il faut tenir compte : les lumières, le va-et-vient des habitants, etc.
  
  - De toute manière, nous en avons pour un bon bout de temps, si je comprends bien ?
  
  - Six heures au maximum. Quoi qu'il arrive, nous décamperons à 3 heures du matin, dernière limite.
  
  - O.K.
  
  Lorsqu'ils arrivèrent à la Steiner Strasse, ils furent tous deux surpris par l'aspect sinistre du coin. Comme la nuit était très noire, le côté rustique du décor avait disparu. En revanche, le côté désertique et désolé du lieu était assez impressionnant.
  
  Riaudon rangea la fourgonnette dans un sentier de terre, juste à la sortie du dernier virage précédant la villa Duna. Il coupa le moteur, éteignit les phares.
  
  - J'ai pensé que des jumelles spéciales pour la vision nocturne nous seraient utiles, murmura-t-il. J'ai été bien inspiré, non ? Il fait noir comme dans un four.
  
  - Excellente idée, en effet, approuva Coplan. Où sont les T.W. ? Riaudon alla chercher deux petites valises qu'il avait dissimulées sous des sacs, dans la fourgonnette.
  
  - Voici le joujou que vous m'avez demandé, dit-il en tendant à Coplan un petit automatique noir. C'est un Walther à 8 coups qui a l'avantage de n'être répertorié nulle part. Si vous êtes obligé de vous en servir, ça ne compromettra personne.
  
  - Parfait, acquiesça Coplan en glissant l'arme dans la poche de son imper.
  
  - Voici la torche, et voici votre talkie-walkie. C'est un modèle de poche qui fonctionne admirablement. Je mets le mien dans ma poche de poitrine, c'est le plus commode.
  
  - Ils sont réglés ?
  
  - Oui, et nous sommes à l'abri d'une oreille indiscrète. Une écoute standard ne peut pas nous capter.
  
  - Bon, je vous appellerai dans 15 minutes pour vous dire comment ça se présente. Vous ne bougez qu'en cas de S.O.S. ou si je reste plus de 30 minutes sans vous appeler.
  
  - D'accord.
  
  Coplan traversa la rue, se faufila derrière une haie et se perdit dans les ténèbres.
  
  Il avait dressé mentalement son plan, guidé par ce mélange d'instinct et d'expérience qui fait les bons agents secrets et les bons cambrioleurs.
  
  Le côté nord de la villa Duna, c'est-à-dire le côté orienté vers la rue, était à éviter. Les phares d'une voiture de passage auraient trop aisément révélé la présence d'un promeneur bizarre. Il fallait donc contourner le jardin pour aborder la maison par l'ouest.
  
  Au moment où il longeait une haie, Coplan entendit une voix sourde qui fusait de l'obscurité, à moins de cinq mètres de lui :
  
  - Francis... Francis... Ne bougez pas, c'est Eugène qui vous parle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Dominant sa stupeur, Coplan n'avait pas bronché. Une silhouette massive se matérialisa à sa gauche, s'approcha.
  
  C'était bien Eugène, l'agent du G.R.U.
  
  - Qu'est-ce que vous venez faire ici ? articula le Russe à mi-voix.
  
  - Comme vous le voyez, je me promène, répondit Coplan. Je m'intéresse à la villa Duna... Il paraît que Geltow se trouvait hier dans cette maison.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  - Par une lettre anonyme qui m'a été adressée à l'ambassade de France. Mais vous, qu'est-ce qui vous attire ici ?
  
  - Une lettre anonyme envoyée à l'officier de sécurité de notre ambassade.
  
  - Curieuse histoire, non ? Est-ce qu'il s'agit d'un piège ou d'un canular ?
  
  - Nous allons le savoir bientôt. J'ai six hommes qui cernent la villa.
  
  - Vous espérez cueillir Geltow s'il met le nez dehors ?
  
  - Pas question ! maugréa le Russe. Cette fois-ci, je prends les devants. Dès que les lumières se seront éteintes, nous livrons l'assaut.
  
  - Et s'il n'est pas là ? Vous prenez un drôle de risque.
  
  - Qui ne risque rien n'a rien, riposta Eugène.
  
  - Vous aurez bonne mine, si le type qui a rédigé ces lettres anonymes est un farceur.
  
  - Je m'en moque. Même si je n'ai qu'une maigre chance de coincer Geltow, ça vaut le coup. Avec un homme de...
  
  Un nasillement métallique résonna soudain, et Eugène porta son poignet gauche à la hauteur de son oreille.
  
  Coplan réalisa que le Russe portait à son poignet un bracelet de cuir dans lequel était logé un émetteur-récepteur miniaturisé, ayant la taille et la forme d'une montre.
  
  En guise de réponse, Eugène prononça devant la fausse montre un oui bref et sec :
  
  - Da !
  
  Puis, à Coplan :
  
  - Mes hommes passent à l'action. Venez, nous allons les épauler. Avez-vous une arme ?
  
  - Oui.
  
  - Très bien. Suivez-moi.
  
  Se faufilant derrière les haies, ils s'approchèrent de la maison.
  
  Coplan s'arma de ses jumelles spéciales et examina les abords de la bâtisse.
  
  Tout à coup, un coup de feu déchira le silence nocturne. Puis, quelques fractions de secondes plus tard, d'autres coups de feu éclatèrent, bientôt suivis d'une véritable fusillade.
  
  Coplan murmura :
  
  - J'ai l'impression que les occupants de la villa ont détecté vos hommes. C'est du côté sud que la bagarre se passe.
  
  - Profitons-en pour attaquer du côté de l'entrée, jeta Eugène.
  
  Il s'élança, et Coplan lui emboîta le pas.
  
  Ils n'étaient plus qu'à vingt mètres de l'entrée quand les lumières du rez-de-chaussée s'allumèrent, y compris la lampe qui surplombait le petit porche à trois marches, au milieu de la façade principale. La porte s'ouvrit, et un grand gaillard en gabardine foncée apparut en pleine clarté. Eugène lança à Coplan :
  
  - Ne tirez pas ! C'est un de mes hommes ! Le type en gabardine s'écria en voyant surgir Eugène :
  
  - Nous sommes arrivés trop tard, chef ! Ils avaient préparé leur retraite et ils ont réussi à s'enfuir.
  
  Eugène poussa un juron, s'engouffra dans la maison comme un taureau en furie. Dans son sillage, Coplan, l'arme au poing, pénétra à son tour dans le pavillon.
  
  Eugène, au pas de course, visita les trois pièces du rez-de-chaussée, revint dans le couloir, avisa une porte ouverte qui donnait accès au sous-sol, dévala l'escalier de ciment, tourna un bouton électrique.
  
  Là, dans une grande cave aux murs blanchis à la chaux, gisant à même le sol de terre battue, deux corps étaient étalés, les bras en croix, les yeux ouverts, les prunelles vitreuses.
  
  Un des deux morts n'était autre que Geltow. Quant à l'autre, d'après les photos de Mr Black, ce devait être le nommé Maxim Kagelou.
  
  Eugène, le masque dur, les mâchoires soudées, resta comme pétrifié devant le spectacle qui s'offrait à sa vue.
  
  Coplan s'avança vers les deux cadavres, appliqua sa main sur le front de Geltow.
  
  - Il est encore chaud, murmura-t-il.
  
  - Les assassins ont tué ces deux hommes avant de prendre le large, c'est clair, articula Eugène. Mais nous les retrouverons, ces salauds !
  
  Coplan le dévisagea, lui demanda d'une voix à peine audible :
  
  - Est-ce que votre émetteur-récepteur est en batterie ?
  
  - Oui, pourquoi ?
  
  - Coupez-le pour quelques secondes, si vous voulez bien.
  
  Le Russe enfonça d'un geste sec le remontoir de sa fausse montre, grommela :
  
  - Et alors ?
  
  - Vous m'attendiez, n'est-ce pas ? Eugène ne répondit pas. Coplan reprit :
  
  - Mes compliments pour la qualité de la mise en scène. Mais ne vous fatiguez pas, je viens de piger d'un seul coup toute l'histoire. Le Russe fixa Coplan d'un œil glacial et proféra entre ses dents
  
  - Si vous avez vraiment compris, je vous conseille de la boucler et de jouer le jeu. J'aurai besoin de votre témoignage vis-à-vis de mes collègues du K.G.B.
  
  - C'est un drôle de coup de poker que vous avez risqué, entre nous soit dit.
  
  - Vous croyez ?
  
  - Si j'avais parlé de votre dernière lettre à Clara, votre combine tombait à l'eau.
  
  - Pourquoi l'auriez-vous fait ? Mes deux premières lettres anonymes étaient justement destinées à vous tester. Mais j'avais deviné votre caractère. Je savais que vous ne résisteriez pas à l'envie de venir explorer cette villa.
  
  - Bravo, vous avez gagné. La psychologie, ça rend service.
  
  - En tout cas, pour vous comme pour moi, silence total. Geltow et l'autre type ont été abattus par des inconnus.
  
  - Comptez sur moi. Je tiens à ma petite santé. Je ferai même semblant de vous aider à retrouver les coupables de ces deux exécutions.
  
  - Je ne vous en demande pas tant. Pour vous, c'est terminé. Je vais proposer au K.G.B. de mettre fin à votre collaboration pour que nous ayons les coudées franches, entre Russes exclusivement, au sujet des enquêtes qui vont suivre.
  
  - D'accord, ça m'arrange très bien. je vais renvoyer mon compatriote qui m'attend avec une fourgonnette, et je vous rejoins ici.
  
  
  
  
  
  Une réunion d'urgence eut lieu vers minuit, dans le pavillon d'Eugène, sous la direction de Ludwig, le remplaçant d'Alex.
  
  A vrai dire, ce ne fut qu'une formalité. La mort de Geltow mettait le point final à la collaboration de Coplan, le K.G.B. et le G.R.U. ayant décidé de s'occuper eux-mêmes des investigations ultérieures.
  
  Eugène, d'une habileté remarquable jusqu'au bout, avait réussi à faire adopter son point de vue par les hautes instances soviétiques.
  
  Coplan fit donc ses adieux à Clara et à Ludwig, après quoi Eugène le reconduisit en voiture à l'hôtel Europa.
  
  Tandis qu'ils roulaient vers le centre de Vienne, Coplan s'enquit :
  
  - Tout à fait entre nous, Eugène, Geltow n'était-il pas déjà entre les mains du G.R.U. quand le K.G.B. m'a kidnappé pour me boucler dans la clinique du docteur Serge ?
  
  - Si, avoua le Russe. Et le Roumain aussi.
  
  - Pourquoi m'avez-vous fait jouer ce rôle ?
  
  - Nous avons dû nous adapter à une situation inattendue. Votre enlèvement a été décidé et réalisé par le K.G.B. à notre insu. Or, comme nous ne voulions pas livrer Geltow à ses chefs, nous avons dû improviser une combine pour sauver les apparences. Nous avions reçu l'ordre de liquider définitivement Geltow, mais de telle façon que le K.G.B, ne puisse jamais découvrir la vérité.
  
  - Kreiter, c'est vous qui l'avez abattu ?
  
  - Cas de force majeure. Kreiter savait peut-être que Geltow avait été appelé à Berlin par nous. Pour éviter une catastrophe, j'ai été forcé de trancher dans le vif.
  
  - Et Alex aussi, bien sûr...
  
  - C'est l'engrenage, malheureusement. je me suis rendu compte qu'il commençait à se poser des questions. Et comme il n'était pas bête, j'ai senti venir le moment où il allait découvrir la vérité. Là aussi, on m'a donné l'ordre de trancher dans le vif.
  
  - Vous n'y allez pas de main morte ! fit Coplan, sarcastique.
  
  - Nous devions sauver les apparences à n'importe quel prix, je vous le répète. Les camarades du K.G.B. ne nous auraient jamais pardonné d'avoir supprimé de notre propre initiative un des leurs, même un type aussi néfaste que Geltow. Les rapports sont parfois tendus entre nous et le K.G.B.
  
  - Geltow avait-il réellement trahi au profit des Chinois ?
  
  - Non, pas à ma connaissance. Et je ne crois pas qu'il en serait arrivé là. C'était un patriote loyal. Mais son fanatisme et ses méthodes avaient suscité la colère du Haut État-major militaire... Vous savez, Francis, il y a des gens dont le zèle finit par se retourner contre la cause qu'ils prétendent servir.
  
  - Nous avons tous connu des hommes de cette espèce, opina Coplan.
  
  Ils étaient arrivés devant l'hôtel. Eugène tendit sa main et murmura en souriant :
  
  - Bonne chance ! Et n'oubliez pas mon conseil !
  
  - Mes amitiés au général Koliov, répondit Coplan en souriant également.
  
  
  
  
  
  A Paris, quand il apprit le dénouement de l'affaire Geltow et les dessous inattendus de cette histoire, le Vieux se contenta de marmonner :
  
  - On a beau se creuser la cervelle, on oublie toujours les vérités simples et élémentaires qu'on a sous les yeux. Les règlements de compte entre les services d'un même pays, nous sommes bien placés pour savoir que cela existe. Mais quand il s'agit de l'U.R.S.S., nous nous imaginons toujours que leurs organisations de sécurité forment un bloc homogène, d'une cohérence inattaquable. C'est évidemment faux. Partout où il y a des hommes, il y a des querelles fraternelles. Et ça ne date pas d'aujourd'hui, puisque notre pauvre mère Eve, qui n'avait que deux fils, a vu le second tué par le premier.
  
  - Par un fâcheux concours de circonstances, je me suis trouvé embringué dans cette dispute familiale. C'est encore une leçon dont je me souviendrai ! Maintenant, pour l'amour du ciel, ne consignez pas mes révélations dans un rapport écrit.
  
  - Je m'en garderai bien. Un de vos collègues serait trop content de montrer aux Russes que vous n'avez pas su tenir votre langue.
  
  - Même vis-à-vis de Londres et de Prétoria, pas de commentaires superflus. Signalez-leur la mort de Geltow, un point c'est tout.
  
  — Je n'ai pas l'habitude d'en dire plus qu'il ne faut, laissa tomber le Vieux.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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