Kenny, Paul : другие произведения.

Des sueurs pour Coplan

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  A son entrée dans le bureau, Francis Coplan fut étonné de voir auprès du Vieux un homme qu’il ne connaissait pas.
  
  - Ah, Coplan ! fit son chef avec une jovialité un peu forcée. Je parlais de vous depuis dix minutes. Désormais, je ne serai plus votre seul supérieur direct : voici mon adjoint, le colonel Pontvallain, qui est versé dans notre service après une brillante carrière à la Sécurité Militaire.
  
  La nouvelle était inattendue. Coplan décerna un rapide coup d’œil à l’officier en civil. Ce dernier avait une figure carrée plantée sur un torse puissant. Ses cheveux étaient taillés en brosse, mais un regard limpide et une bouche expressive mettaient de la chaleur dans ce visage rude d’ancien baroudeur.
  
  Pontvallain sourit.
  
  - Ce que j’ai le plus apprécié, c’est le mal qu’on m’a dit de vous, déclara-t-il en avançant une main large ouverte. Quant au bien, il y a belle lurette que je sais à quoi m’en tenir.
  
  Coplan jaugea l’homme et comprit sur-le-champ ce que signifiait sa mutation : dynamique, partisan des méthodes de choc, Pontvallain allait apporter dans la « Maison » une mentalité plus jeune, mieux adaptée à l’époque des fusées et de la guerre subversive.
  
  Le masque réservé de Coplan s’éclaira.
  
  - A vos ordres, mon colonel, répondit-il, et sa poignée de main fut plus qu’une simple marque de politesse.
  
  Le Vieux ricana :
  
  - Ce n’est pas encore la relève, mais ça l’annonce... Enfin, tâchez de faire bon ménage. Au fond, Coplan, vous êtes mieux fait pour vous entendre avec Pontvallain qu’avec moi. Il appartient à la nouvelle école du Renseignement, qui vise des objectifs limités avec des moyens barbares...
  
  Appuyé sur ses coudes, il releva les yeux sur ses deux interlocuteurs.
  
  - Ne souriez pas, bougonna-t-il. Je crois qu’un chapitre est en train de se clore. Finies, la diplomatie de papa, les combinaisons à longue portée. Maintenant, la période pendant laquelle une information est valable devient de plus en plus courte, ce qui conduit à renouveler sans cesse les données, donc à se les procurer plus vite. Mes enfants, voyez où cela vous mènera : vous finirez par n’être plus que des servants d’ordinateurs !
  
  - J’en suis persuadé, approuva Pontvallain. Il ne peut en être autrement, hélas, en un temps où la stratégie est commandée par des machines. Nous finirons même, vous et moi, par être remplacés par des ordinateurs qui trieront, confronteront et collationneront les renseignements. Ces instruments définiront à la fois la politique à suivre et les missions des agents à l’étranger.
  
  Le Vieux haussa les épaules comme pour rejeter en bloc ces sombres perspectives de l’âge électronique, puis il dit à Coplan :
  
  - Dans l’immédiat, je vais encore vous confier une mission de style ancien, à ma manière. Une de vos consœurs risque d’être dépassée par la tâche que je lui avais assignée. J’aimerais que vous restiez dans son ombre, afin d’intervenir immédiatement si le besoin s’en fait sentir.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Y a-t-il péril en la demeure ?
  
  Arborant une mimique dubitative, le Vieux déclara :
  
  - Du péril, non, mais il y a quelque chose dans l’air, et je crains que la demoiselle en question ne soit pas suffisamment armée, sur le plan du métier, pour faire face à toute éventualité. En outre, c’est un cas un peu spécial, auquel j’attache un intérêt personnel pour un motif... disons : psychologique.
  
  Le front de Coplan se rembrunit encore.
  
  - C’est une protégée ? s’enquit-il sans ambages.
  
  - Non, une débutante, rectifia son chef d’un ton uni. Elle n’en est qu’à sa troisième mission. Autant que je vous raconte comment elle est entrée dans le service, sous l’indicatif FT-23.
  
  Il bourra posément sa pipe, l’alluma et reprit :
  
  - Vingt-six ans, jolie, instruite, distinguée, elle était malheureusement vulnérable par un côté. (Il toussota.) Elle n’était pas un glaçon, vous me comprenez ? Je ne la qualifierai pas de nymphomane, entendons-nous ! Mais enfin elle avait du tempérament, ce qui n’était pas dramatique en soi, ou plutôt ne l’aurait pas été si un accident ne s’était produit. Une de ses amourettes avait eu des suites... Des suites qu’elle n’a pu cacher à sa famille. Étant donné le milieu auquel elle appartenait, cet incident a pris la tournure d’une catastrophe.
  
  Le Vieux regarda Coplan d’un air fataliste, puis il continua :
  
  - Il s’est trouvé que je connaissais ces gens. Durs, bourrés de préjugés, à cheval sur les grands principes. Ils ont flanqué leur fille à la porte. Rejetée par les siens, fortement déprimée par l’abandon de son séducteur, nullement préparée à gagner sa vie, elle était prête à glisser sur la mauvaise pente quand je l’ai fait contacter par quelqu’un... Il fallait donner un but à son existence, lui insuffler un idéal. Bref, elle a subi son stage d’instruction avec succès et ses débuts ont été encourageants.
  
  Ces confidences du Vieux, sur le curriculum vitae d’un agent, étaient exceptionnelles. Coplan comprit que son chef s’intéressait à cette jeune femme comme un éducateur soucieux de reconstruire une personnalité détruite par un grand choc affectif.
  
  - Il y a trois ou quatre mois, enchaîna son supérieur, je l’ai placée auprès d’un exilé bulgare vivant à Paris, le comte Stakov. Il est riche, très mondain, mène grande vie, mais certaines réunions qui se tiennent chez lui, ainsi que de fréquents voyages, ont attiré sur lui l’attention de la D.S.T. Exerce-t-il une activité clandestine ? Dans l’affirmative, de quelle nature est-elle ? Voilà les questions qui m’ont été posées, attendu que seule une surveillance de ses agissements à l’étranger pouvait résoudre le problème. En France, on ne trouvait rien à lui reprocher sinon, peut-être, un désir trop évident de poser au joyeux noctambule, insouciant et gaspilleur.
  
  - Et alors ? fit Coplan, dont la curiosité s’éveillait.
  
  - Il s’est avéré que le comte Stakov menait effectivement une double vie : FT-23 m’a transmis un premier rapport indiquant qu’il était affilié à un groupement anti-communiste dont le but était de fomenter des troubles en Bulgarie. Je lui ai alors demandé de fournir des précisions complémentaires sur cette association, dans laquelle nous pouvions avoir intérêt à nous infiltrer...
  
  Les yeux du Vieux allèrent de Coplan à Pontvallain, et il ajouta sur un ton sardonique :
  
  - Car moi, voyez-vous, je fais toujours des placements à longue échéance.
  
  - Si vous sous-entendez par là que je suis adversaire de ces méthodes, vous avez tort, se défendit le colonel. Il faut semer pour récolter, cela va de soi.
  
  - Pourquoi estimez-vous subitement que mon concours est nécessaire ? demanda Coplan. Vous avez là une « antenne » de premier ordre...
  
  Le Vieux se renversa dans son fauteuil et ses mains étreignirent les accoudoirs.
  
  - Oui, mais un élément nouveau a surgi, révéla-t-il. Depuis une huitaine de jours, les inspecteurs de la Sûreté affectés au contrôle de la frontière franco-italienne assistent à un phénomène bizarre : de nombreux sujets bulgares et roumains habitant en France semblent s’être donné le mot pour se rendre en Italie. La fréquence de ces passages est nettement anormale. Or Stakov a participé à cet exode : il est à Venise en ce moment. Et je ne pense pas que ce soit uniquement pour assister au Festival du Cinéma.
  
  - Fort bien, mais qu’attendez-vous de moi, au juste ?
  
  - En raison même de sa position auprès de Stakov, FT-23 n’a pas les coudées franches. Je voudrais que vous m’examiniez cela de l’extérieur, en quelque sorte. Qui Stakov va-t-il rencontrer au-delà des Alpes ? Que signifie ce déplacement concerté de ressortissants balkaniques ? Prélude-t-il à une action dirigée contre le régime de Sofia ? Voilà ce qu’il s’agirait de savoir.
  
  Coplan se pétrit les arcades sourcilières.
  
  - Donc, résuma-t-il, je démarre comme si FT-23 n’existait pas. Aucun contact direct avec elle ?
  
  - Aucun. Ne vous découvrez pas. Néanmoins, au départ, elle vous servira de fil conducteur à son insu. Et vos rapports me permettront de recouper les siens, ce qui est indispensable dans le cas présent, compte tenu de son manque d’expérience.
  
  - A quel hôtel le couple est-il descendu ?
  
  - Je l’ignore. Débrouillez-vous sur place. FT-23 opère actuellement sous le nom d’Irène Texeau. Accessoirement, voyez aussi comment elle se comporte lorsqu’elle peut se croire à l’abri de toute surveillance...
  
  
  
  
  
  - Gondola, Signor ?
  
  Francis Coplan déclina l’offre d’un signe de tête négatif, franchit d’un pas alerte le petit pont qui enjambait le canal.
  
  Sur le côté gauche de l’église, il enfila une ruelle bordée de boutiques dont les vitrines, remplies de bibelots, de verrerie, de gravures ou d’articles de luxe, accrochaient le regard des visiteurs étrangers.
  
  Au moment où il passait sous l’arcade donnant sur la place Saint-Marc, il entendit les sons joyeux prodigués par l’orchestre du café Quadri. Cette musique légère, un peu insolite dans ce cadre prestigieux, créait une ambiance de fête.
  
  Nimbée de soleil, l’étonnante basilique byzantine resplendissait sur un fond de ciel bleu ; ses ors et ses mosaïques enchâssées dans les dentelles de pierre grise, ainsi que ses coupoles de mosquée, évoquaient plus la splendeur de l’Orient que le sanctuaire chrétien.
  
  A droite, la tour carrée, altière, du campanile en briques roses, portant à son sommet une pyramide vert-de-grisée, contrastait par la dureté de ses lignes avec l’architecture flamboyante de l’église.
  
  C’était l’heure de l’apéritif. Il y avait beaucoup de monde sur la place. Coplan se dirigea vers l’immense terrasse du Café Florian.
  
  Depuis son arrivée à Venise, trois jours plus tôt, il alternait : tantôt le Florian, tantôt le Quadri, tous deux fréquentés assidûment par des gens de cinéma pendant la durée du festival.
  
  Une main s’agita au-dessus des têtes des consommateurs attablés. C’était Bollini, un des jurés de la Biennale. Coplan se fraya un chemin jusqu’à la table de l’italien, un petit homme mince, aux tempes argentées, vêtu avec recherche.
  
  - Bon giorno, salua Bollini. Ça s’est terminé comment, à l’Anthony Club?
  
  Coplan haussa une épaule.
  
  - Comme tous les soirs... Les filles ont ôté leurs chaussures pour danser, quelques robes ont craqué au bon endroit, au bon moment. Toujours près d’un reporter armé d’un flash.
  
  Son interlocuteur sourit. Il tapota sa grosse chevalière contre le rebord de son verre presque vide.
  
  - Scotch ? Vermouth ?
  
  - Cinzano blanc.
  
  En tournant la tête pour intercepter un garçon, Bollini aperçut une de ses relations, lui dédia un petit signe de connivence.
  
  - Norman Kaldix, des Distributeurs Associés, confia-t-il ensuite à Coplan. Vous devriez peut-être le connaître ?
  
  - Sûrement. A l’occasion, présentez-moi.
  
  Bollini passa la commande. A un mètre de Coplan, une jeune femme blonde qui lui tournait le dos exhibait des épaules dorées d’une rondeur exquise, émergeant d’un large décolleté bateau.
  
  Coplan détacha les yeux de cette peau satinée, préleva une cigarette dans son étui.
  
  Posant ses coudes sur la table, Bollini se rapprocha.
  
  - Dites-moi, Signor Regnier, ce groupe que vous représentez, où va-t-il trouver des capitaux ?
  
  Francis afficha un air absent.
  
  - « Euro-Consortium » est en voie de formation, laissa-t-il tomber à mi-voix. Je n’ai pas le droit de vous révéler le dessous des cartes. Mais sachez que ce qu’il y a derrière est très gros.
  
  Inspiré, il répéta :
  
  - Très gros.
  
  Dans un milieu où l’on jonglait avec des centaines de millions sans préciser s’il s’agissait de lires, de francs ou de dollars, cette réserve était plus impressionnante qu’un chiffre, si fabuleux fût-il.
  
  Hautement intéressé, Bollini glissa :
  
  - Subventions d’État ou intérêts privés ?
  
  - Privés, assura Francis. Étant donné la crise actuelle du cinéma, les plus grandes firmes battent de l’aile dans la plupart des pays d’Europe. Pour qui a des disponibilités, c’est le moment de racheter.
  
  Les lèvres plissées, Bollini approuva. L’avenir de l’industrie du film était probablement dans une vaste concentration de moyens techniques et financiers, à l’échelle du continent.
  
  - Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je vous mette en rapport avec un des magnats de la production italienne ? s’enquit Bollini.
  
  - Absolument aucun. Bien au contraire.
  
  L’Euro-Consortium n’existait que dans l’esprit de Coplan, mais c’était une couverture excellente pour s’infiltrer dans les clans du festival.
  
  Le garçon apporta un whisky à l’eau et un vermouth blanc.
  
  - Venez au Lido cet après-midi, suggéra Bollini, alléché par les perspectives que le Français avait fait miroiter. Après la présentation des films, nous dînerons avec ce producteur.
  
  - D’accord.
  
  Les deux Maures de la Tour de l’Horloge se mirent à battre les douze coups de midi. Les visages des touristes assemblés sur la place se tournèrent vers les automates tandis que résonnait la voix de bronze, couvrant de ses graves sonorités la musique et le brouhaha des conversations.
  
  Lorsque les derniers échos s’éteignirent, Francis enchaîna :
  
  - Je n’assisterai pas à toutes les projections, j’arriverai vers la fin. Au fait, quand doit passer le film bulgare ?
  
  Bollini consulta le programme de la Mostra.
  
  - Après-demain soir, signala-t-il. Vous envisageriez aussi de conclure des marchés avec l’Est ?
  
  - Pas dans l’immédiat, mais plus tard, qui sait ?
  
  Le dialogue, alimenté par les derniers potins, se prolongea une dizaine de minutes, puis Coplan prétexta un rendez-vous pour s’esquiver.
  
  Contournant le campanile, il traversa l’esplanade parallèlement au Palais des Doges et descendit vers les embarcadères.
  
  La lumière était éblouissante. Les eaux de la lagune scintillaient et l’île San Giorgio apparaissait comme un mirage posé sur leur surface.
  
  Au passage, les yeux de Coplan errèrent sur les consommatrices qui, assises aux tables en bordure de la Piazzetta, contemplaient l’incessant trafic des vaporetti et des gondoles. Il discerna pas mal de jolies filles, sauf celle qu’il cherchait.
  
  Au bout de la colonnade du Palais ducal, des dizaines d’amateurs de souvenirs jouaient des coudes pour photographier le Pont des Soupirs, et tandis que Coplan fendait les groupes, il tomba nez à nez avec Phil Raine.
  
  - Hey ! fit l’Américain. C’est une balade que vous faites ou une partie de rugby ?
  
  - Je cingle vers la Terre Promise, le bistrot, là-bas... Vous n’avez pas soif ?
  
  Raine était un vague délégué des United Artists, l’unique société américaine qui eût un film dans la compétition.
  
  - J’ai toujours soif, déclara-t-il avec amertume. Et je ne tiendrai peut-être pas le coup jusqu’au Quadri.
  
  - Alors, demi-tour et accompagnez-moi, dit Francis en le prenant par le coude. Vous débarquez du Lido ?
  
  - Ouais, dit Raine. Je dois justifier ma note de frais. Mais j’ai mal aux mâchoires tellement j’ai bâillé : ce que j’ai vu ce matin ne cassait rien, sauf les pieds.
  
  Ils déambulèrent de conserve le long du quai, les mains dans les poches.
  
  - Monika Drake s’est fait virer des salons du casino, la nuit dernière, confia Raine alors qu’ils passaient devant la façade rouge ocre du Daniéli. Personne ne sait comment elle a pu entrer avec un scooter. Elle a exécuté un petit rodéo avant qu’on parvienne à la maîtriser.
  
  - Pas mal, jugea Coplan. Deux cent cinquante journaux vont sûrement raconter l’histoire.
  
  - Maintenant, au moins, elle est tranquille : on remarquera qu’elle joue un bout de rôle dans l'Enfer du Vice, ricana Raine. Son avenir est assuré, contrats ou pas.
  
  Les deux hommes parvinrent à s’installer à une table du bar situé près du poste d’amarrage des remorqueurs. Lorsque les boissons furent servies, Coplan reprit :
  
  - Vous qui êtes un Bottin vivant, vous n’avez pas rencontré le comte Stakov, par hasard, au cours de vos équipées nocturnes ?
  
  - Vous voulez dire Todor, le play-boy ? s’enquit Raine.
  
  - Oui, si vous préférez.
  
  - Il dînait hier soir au Lotito.
  
  - Vous ne savez pas à quel hôtel il est descendu ?
  
  - Non. Au fond, que fait-il dans le cinéma, ce type ?
  
  - Rien. Mais le milieu lui plaît. Il est à toutes les manifestations internationales du Septième Art : Cannes, Punta del Este, Hollywood...
  
  - Si on n’a pas l’excuse d’un job bien payé, il faut être complètement sonné pour fréquenter cette maffia, maugréa Raine.
  
  Il jeta un coup d’œil oblique à son compagnon.
  
  - Vous songez à l’embarquer dans votre business ?
  
  - Pas question, rétorqua Francis en riant. C’est pour une tout autre raison que j’aimerais le voir Est-il toujours avec la même fille ?
  
  - Laquelle ?
  
  - Une Française, blonde. La ligne actuelle : jambes longues, hanches étroites, des yeux immenses et une bouche triste.
  
  Raine médita.
  
  - Oui, celle d’hier soir entrait dans cette catégorie, estima-t-il. Mince à faire peur et le soutien-gorge bien garni. Expliquez-moi comment elles font...
  
  Ils burent tous deux.
  
  - Où comptiez-vous déjeuner ? demanda l’Américain.
  
  - Dans une des trattoria du Pont du Rialto.
  
  Raine fit la grimace.
  
  - Trop loin. Je dois être au Palais du festival à deux heures et demie.
  
  - Pour moi, il est encore un peu tôt, dit Coplan.
  
  Après avoir achevé son verre, Raine se leva paresseusement.
  
  - On se reverra plus tard, émit-il. Ciao l
  
  - So long !
  
  Resté seul, Francis allongea les jambes et mit ses mains derrière sa tête. Un paquebot de croisière pénétrait dans la lagune et glissait vers le canal de la Giudecca.
  
  Quelques minutes s’écoulèrent, puis le regard nébuleux de Coplan capta soudain la silhouette de Raine, qui revenait vers le bar à longues enjambées.
  
  Mais l’Américain n’était plus seul. Il était accompagné d’une fille souple portant un pantalon bleu très collant, un chapeau de paille d’une forme plus qu’audacieuse et la moitié du visage cachée par des lunettes solaires.
  
  Le couple s’arrêta près de Coplan.
  
  - Voilà, dit Raine en s’adressant à la jeune femme. C’est lui qui voudrait voir Todor.
  
  Puis il se tourna vers Francis et conclut :
  
  - Si ça continue, je finirai par ne pas bouffer du tout. Je vous laisse...
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  L’imprévu de la situation ne démonta pas Coplan. Il se leva, dit d’une voix calme :
  
  - Bonjour. Vous prendrez bien un drink ? Mon nom est Regnier, Jean-Paul Regnier.
  
  Un sourire se dessina sous les lunettes noires.
  
  - Je suis Française aussi. Vous êtes un ami de Todor ?
  
  Coplan fit asseoir Irène Texeau sur la chaise qu’avait libérée le délégué, de l'United Artists. Il était relativement embêté. Ce court-circuit intempestif allait l’obliger à modifier sa tactique.
  
  - Le comte Stakov et moi, nous avons des relations communes, sans plus, répondit-il. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Vous le connaissez bien ?
  
  Irène préleva une cigarette dans la pochette de sa veste de plage. Francis la lui alluma.
  
  - Nous vivons ensemble, émit-elle avec simplicité après avoir exhalé de la fumée. Est-il indiscret de vous demander pourquoi vous aimeriez le voir ?
  
  Coplan dut improviser.
  
  - Je me documente. Il est très au courant de tout ce qui touche au monde du cinéma, m’a-t-on dit. Et comme il n’est pas lié professionnellement, il peut parler en toute liberté. Pour moi, c’est important.
  
  - Vous vous occupez de cinéma ?
  
  - C’est-à-dire... Je vais devoir m’en occuper. Mon expérience en la matière est encore très limitée.
  
  De la main, il appela le garçon. Ayant consulté Irène, il passa la commande.
  
  - Que visez-vous ? s’enquit la jeune femme. Réalisation, production, distribution ?
  
  - Les trois. Il y a de vastes projets dans l’air. Mais je ne suis que le modeste observateur d’un groupe de puissants financiers.
  
  Francis regarda négligemment sa voisine. Elle avait une classe indéniable. La finesse de son profil était paradoxalement mise en valeur par son incroyable chapeau. Toute autre femme, ainsi coiffée, aurait eu l’air ridicule. Elle, au contraire, le portait avec un chic inouï.
  
  - Je vous aurais volontiers ménagé une entrevue, reprit-elle, mais il se trouve que je ne puis décider d’un rendez-vous en ce moment.
  
  - Ma foi, ce n’est pas urgent et le festival n’est pas près de fermer ses portes. Permettez-moi de vous passer un coup de fil... Où êtes-vous descendue ?
  
  - Au Grand Hôtel. Mais nous y sommes peu. Où peut-on vous atteindre, vous ?
  
  - Juste à côté : à l’Europa.
  
  Un silence plana.
  
  - Vous n’irez pas à la projection de « Nuit sur Copenhague », cet après-midi ? questionna Francis pour renouer le dialogue.
  
  - Non, dit Irène, absorbée par la contemplation de ses ongles.
  
  Coplan décela une trace de préoccupation sur son visage. Une brouille avait-elle surgi entre elle et son ami ?
  
  Le garçon vint déposer les verres sur la table.
  
  - Ce sont des renseignements de quel ordre, que vous désirez lui demander ? enchaîna Irène. Vous savez, je suis aussi ferrée que lui sur la question.
  
  Un soupçon d’ironie perçait dans sa voix.
  
  - Des échos sur la santé financière de certaines firmes, murmura Francis. Des échos sérieux, non des racontars entachés de médisance ou de bluff, comme j’en obtiens quand je parle avec des gens de la corporation.
  
  Les lunettes noires se braquèrent sur lui.
  
  - J’ai l’impression que vous frappez à la mauvaise porte, estima la jeune femme. Todor n’est pas du métier. La finance, c’est de l’hébreu pour lui. Il aime la compagnie des acteurs parce qu’il les trouve rigolos, un peu fous, mais tout le reste...
  
  Coplan leva son verre.
  
  - Cheerio ! Je présume cependant que le comte pourrait me fournir des indications utiles. N’est-il pas lié avec certains gros producteurs ?
  
  Irène eut un demi-sourire.
  
  - Oui, dans la mesure où vous considérez comme des relations solides le fait de boire du champagne ensemble dans des boîtes de nuit. Est-ce une référence suffisante ?
  
  - Peut-être. La cuite des petites heures incite aux confidences et favorise la sincérité. Vous resterez encore à Venise après le festival ?
  
  - Nous n’avons pas de projets bien arrêtés.
  
  Elle ajouta, en regardant ailleurs :
  
  - Il serait prématuré d’en faire... Notre existence est pleine d’imprévu. Enfin, je ne pense pas que nous partirons avant la clôture.
  
  Un des remorqueurs lança trois brefs coups de sirène tout en mettant le cap sur les installations de la gare maritime.
  
  - Je crains fort que vous ne perdiez votre temps avec Todor, reprit Irène sur un ton désabusé. Vous trouverez certainement de meilleures sources d’information que lui.
  
  - J’aime entendre plusieurs sons de cloche, affirma Francis. Et puis, cela m’autorisera aussi à vous revoir.
  
  Elle ignora sa dernière phrase.
  
  - J’en parlerai à mon ami, puisque vous y tenez, prononça-t-elle. Maintenant, vous m’excuserez, il faut que je m’en aille.
  
  Elle se leva, lui tendit la main.
  
  - Merci d’avance, dit Francis. A bientôt, sans doute.
  
  Irène opina et s’insinua entre les chaises de la terrasse afin d’emprunter la direction du Palais des Doges.
  
  Coplan la suivit du regard, séduit par sa fine silhouette.
  
  Il songea que le Vieux s’était adjoint une bonne recrue. Cette fille avait la tête bien plantée sur les épaules. Elle remplissait à merveille son rôle d’égérie d’un personnage dont elle accréditait l’inconsistance en faisant mine d’y croire elle-même.
  
  Coplan acheva de vider son verre. Il déposa 200 lires sur la table et se mit en route vers son restaurant du Rialto.
  
  
  
  
  
  Cette entrevue de la matinée avait changé la face des choses.
  
  Il était difficile à Francis de s’attacher aux pas de FT-23, maintenant qu’elle le connaissait. Et comme elle accompagnait souvent Stakov, cela ne faciliterait pas la besogne...
  
  Par une venelle obscure passant sous les arcades en bordure d’un petit canal, Coplan gagna son hôtel.
  
  Quand, dans sa chambre, il eut commencé à changer de tenue pour la soirée, il ne s’était pas encore tracé une ligne de conduite bien nette.
  
  Il continua d’y réfléchir tout en promenant son rasoir électrique sur son menton, puis il étira sa peau afin d’apprécier le velouté de son épiderme.
  
  Pendant qu’il tendait le cou devant le miroir de la salle de bains, le téléphone fit entendre un grelottement discret dans la pièce voisine.
  
  Francis alla décrocher en se disant que Bollini, versatile comme la plupart des gens de cinéma, avait changé ses projets pour la soirée.
  
  - Monsieur Regnier ? Ne quittez pas, je vous passe une communication de l’extérieur, annonça la standardiste.
  
  L’instant d’après, une voix féminine, interrogative, répéta son nom.
  
  - Oui, c’est moi, confirma Coplan.
  
  - Ici, Mlle Texeau, l’amie du comte Stakov. Vous vous souvenez de moi ?
  
  - J’ai une mémoire étonnante, rassurez-vous. Avez-vous déjà parlé de mes projets d’interview ?
  
  - Non, j’en suis désolée, je n’ai pas pu. Je vous téléphone parce que j’ai un service à vous demander, figurez-vous.
  
  - Confessez-vous hardiment, je suis un homme sans préjugés. Qu’est-ce qui ne va pas ?
  
  - Je m’ennuie, je n’aime pas rester cloîtrée à l’hôtel et il m’est désagréable d’être abordée toutes les trois minutes quand je me promène seule. Avez-vous certaines obligations ce soir ?
  
  Mentalement, Francis fit table rase de sa promesse à Bollini.
  
  - Mon Dieu, non... Je devais participer à un dîner d’affaires, mais il est remis.
  
  - Alors, auriez-vous la gentillesse de m’aider à me distraire ?
  
  - Mais volontiers !
  
  Irène expliqua :
  
  - Le comte est absent, voyez-vous. Dans ma position, je ne peux me permettre de relancer des amis de Todor et, au surplus, les gens de cinéma sont un peu voyants... Vous, je suis persuadée que vous pouvez bavarder sans vous croire le centre du monde.
  
  - Je n’en jurerais pas. Enfin, je tâcherai de ne pas détruire vos illusions. Quand souhaiteriez-vous mettre le nez dehors ?
  
  Elle hésita.
  
  - Nous pourrions peut-être dîner ensemble, après tout?
  
  - J’en serais ravi. Je passerai vous prendre dans une heure ?
  
  - Très bien. Attendez-moi dans le hall, si je ne suis pas la première.
  
  - Entendu, à bientôt.
  
  Coplan raccrocha, se gratta la nuque.
  
  Décidément, les choses s’arrangeaient d’elles-mêmes. Elle n’avait pas de complexes, la collègue.
  
  Perplexe, il acheva sa toilette : costume foncé, cravate bleue moirée.
  
  Il descendit ensuite au bar pour se désaltérer d’un gin-fizz. Il grilla deux Gitanes en sirotant son verre puis, quand il jugea le moment venu, il paya et sortit.
  
  Moins de cinq minutes plus tard, il pénétra dans le hall du Grand Hôtel. Assise dans l’un des fauteuils, Irène feuilletait négligemment un magazine.
  
  - Bonsoir, prononça Francis à mi-voix, en souriant. Le garde du corps vous présente ses hommages.
  
  Sa compatriote leva vivement les yeux vers lui. Ses traits se détendirent aussitôt et elle s’excusa :
  
  - Ma demande a dû vous paraître singulière, je le crains. J’espère que vous ne m’en voulez pas ?
  
  - Nous en reparlerons en fin de soirée.
  
  Irène détailla Coplan d’une façon sibylline.
  
  - Qui sait si je ne me suis pas jetée dans la gueule du loup ? murmura-t-elle en quittant son fauteuil. Enfin, les dés sont jetés.
  
  Habillée d’une robe d’été qui la corsetait en laissant ses épaules nues, sa chevelure blonde auréolant un visage piquant, elle était fascinante, avec ses grands yeux énigmatiques cernés d’un trait noir.
  
  - Avez-vous une prédilection pour un restaurant déterminé ? s’enquit Francis, tandis qu’un chasseur se précipitait pour leur ouvrir la porte.
  
  - Aucunement. Je préférerais simplement éviter ceux où je vais d’ordinaire avec Todor, notamment le Lotito. Ne faisons pas jaser les mauvaises langues.
  
  - A propos, le comte Stakov est-il absent pour longtemps ?
  
  - Je n’en sais rien du tout, figurez-vous.
  
  Elle avait prononcé ces mots d’un ton sec, agacé. Coplan se garda d’insister.
  
  Un quart d’heure plus tard, dans une trattoria dont les fenêtres dominaient un canal, il réussit à donner une note de gaieté à la conversation, sans toutefois parvenir à faire parler Irène de sa vie privée. Elle se déroba chaque fois qu’il tenta de glisser sur le terrain des problèmes personnels.
  
  Après le café, il demanda :
  
  - Où terminerons-nous la soirée ? A moins que vous ne songiez à mettre votre liberté à profit pour vous coucher tôt ?
  
  Irène écrasa le bout de sa cigarette dans le cendrier.
  
  - Oui, ce serait une dérogation à nos habitudes, soupira-t-elle. A tel point que je serais sûrement incapable de m’endormir. Allons au « Paon Doré », voulez-vous ?
  
  - D’accord.
  
  Ils sortirent du restaurant par un petit pont en dos d’âne qui enjambait l’eau noire du rio.
  
  - Où niche-t-il, ce cabaret ? s’informa Francis.
  
  - Je peux vous y conduire mais je serais incapable de dire le nom de la ruelle. Cherchons d’abord mon point de repère, la Merceria.
  
  - Par là, indiqua Francis en désignant de la tête une petite voie étroite qui s’amorçait sur leur gauche.
  
  A présent, exception faite de quelques artères commerçantes, la plupart des ruelles de la cité des Doges étaient désertes. Charmantes et pittoresques le jour, elles acquéraient un aspect sordide la nuit.
  
  Éclairées par des lumignons qui ne dispensaient qu’une clarté parcimonieuse, les façades exhibaient leur lèpre et leurs lézardes.
  
  Le couple déambula dans un dédale de couloirs qui bifurquaient toujours à angle droit. Irène, écartée bon gré mal gré de la bonne direction, dut plusieurs fois rectifier l’itinéraire en enfilant d’autres venelles où deux personnes pouvaient à peine marcher de front.
  
  Ils finirent par atteindre le « Paon Doré », signalé par des guirlandes de lampes rouges et vertes pendues autour de l’enseigne.
  
  Le décor et l’ambiance étaient strictement conventionnels : éclairage très réduit, une piste entourée de tables surencombrées, un orchestre jouant derrière un rideau de fumée de cigarettes.
  
  Francis jugea l’endroit d’un coup d’œil, et il ne discerna pas pourquoi sa compagne avait tenu à venir s’enfermer dans cette boîte pareille à tant d’autres, elle qui devait être blasée sur les agréments de la vie nocturne.
  
  Ils furent installés en bordure de la piste.
  
  - Il est encore trop tôt, ce sera plus rempli tout à l’heure, dit Irène en promenant autour d’elle un regard investigateur. Beaucoup de gens arrivent avant le début des attractions.
  
  Francis lui tendit son étui à cigarettes large ouvert.
  
  - Dites-moi... Honnêtement, êtes-vous heureuse ?
  
  Elle préleva distraitement une Gitane, oublia de l'insérer entre ses lèvres.
  
  - Heureuse ? Un bien grand mot... Je devrais l’être, je suppose. Mais notre époque est trop agitée, trop compliquée. Chaque journée qui passe pose des dilemmes. Cela ne correspond pas à l’idée que je me fais du bonheur.
  
  - Vous évoluez dans une caste favorisée, vous êtes aimée par un homme riche, désœuvré, et chaque jour vous apporte des dilemmes ?
  
  Elle alluma sa cigarette à la flamme du briquet, puis, détournant la tête, elle rétorqua :
  
  - Et vous ? N’en avez-vous pas ? Connaissez-vous des êtres qui en soient dépourvus ?
  
  Sa réplique, plus acerbe qu’il n’eût fallu, dénotait une nervosité intérieure qu’elle s’appliquait à dissimuler depuis le matin.
  
  - Vous avez eu une scène de ménage ? questionna Francis, flegmatique.
  
  Toute trace d’aménité disparut subitement du visage de la jeune femme.
  
  - Ce n’était pas à des soucis de cet ordre que je faisais allusion, riposta-t-elle. Sur le plan sentimental, je n’ai pas à me plaindre. Jamais aucune dispute n’a terni notre liaison.
  
  - Ne vous fâchez pas, dit Coplan d’un air paterne. Je m’étais imaginé qu’en sortant avec moi, vous aviez obéi au réflexe d’une femme déçue.
  
  Irène se radoucit.
  
  - Je regrette de vous désappointer, ce n’était pas le cas.
  
  - Dommage... Aimeriez-vous danser ?
  
  Elle acquiesça. Enlacés, ils adoptèrent le rythme du tango entamé par l’orchestre et se mêlèrent aux autres couples.
  
  L’assistance était cosmopolite. Francis aurait parié qu’en dehors des garçons, il n’y avait pas un seul Vénitien dans la salle. Mais ce qui le déroutait surtout, c’était l’attitude d’Irène.
  
  - Vous voilà devenu tout songeur, lui dit sa danseuse à l’oreille. Ai-je gâché votre belle humeur ?
  
  - Attendez-vous quelqu’un ? renvoya-t-il paisible.
  
  Sans voir les traits de son interlocutrice, il eut conscience de son embarras.
  
  - Non... Mais il y a un ami de Todor près du bar, confia-t-elle. Il est visiblement surpris de me voir avec un inconnu.
  
  - Si Stakov est jaloux, vous aurez des ennuis, prédit Francis. Je vous serre trop étroitement, non ?
  
  - Il n’en faut pas tant pour que je sois compromise. Ma présence à votre table suffit.
  
  Le tango prit fin sur les deux notes traditionnelles. Avant de se rasseoir, Irène lança un dernier regard vers le bar.
  
  - Todor est jaloux, reprit-elle, détendue. Ces aristocrates d’Europe Centrale sont restés des tyrans.
  
  - Je ne me défends pas mal au sabre, fit valoir Francis alors que l’orchestre enchaînait.
  
  Il but une gorgée de son whisky-soda et, avant qu’il l’eût redéposé, un homme d’une trentaine d’années, élégant, bien découplé, aux cheveux noirs et aux yeux clairs vint s’incliner devant Irène en arborant un visage hermétique.
  
  Elle se tourna vers Coplan.
  
  - Vous permettez ?
  
  Il acquiesça. Sa cavalière se laissa entraîner par l’intrus.
  
  Une ride apparut sur le front de Coplan. Il alluma une autre cigarette et son attention sembla se porter exclusivement sur son verre de whisky.
  
  Quelques secondes plus tard, il dirigea des yeux absents vers la piste de danse. Irène parlait à son partenaire. L’homme l’écoutait en gardant une expression indéchiffrable.
  
  Laissant son briquet et son étui sur la table, Coplan se rendit aux lavabos.
  
  - Le téléphone ? s’enquit-il auprès de la préposée.
  
  - La porte à votre gauche.
  
  Il s’enferma dans la cabine, forma le numéro du Grand Hôtel.
  
  - Veuillez me passer le comte Stakov, je vous prie, demanda-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Plusieurs secondes de silence s’écoulèrent, puis une voix prononça :
  
  - On ne répond pas, Signor. Il ne doit pas être là.
  
  - Dans ce cas, donnez-moi la réception.
  
  - Voici...
  
  Un autre organe se fit entendre.
  
  - Pourriez-vous me dire quand le comte Stakov a quitté l’hôtel ? s’informa Coplan d’une voix neutre.
  
  - Je vais voir.
  
  Nouvelle attente. Enfin, on répondit :
  
  - Le comte n’a pas quitté l’hôtel, Signor. Il est toujours ici puisqu’il n’a pas réglé sa note.
  
  - Je me suis mal exprimé, prétendit Francis. Le standardiste vient de me dire qu’il est absent. Je voudrais savoir à quel moment il est sorti : je l’attends depuis une heure.
  
  - Un instant, je vous prie. Je vais questionner le concierge.
  
  Coplan dut encore patienter deux longues minutes.
  
  - L’intéressé n’a pas pu me renseigner, je regrette, dit enfin le réceptionniste. C’est la Signorina qui a déposé la clé ce soir. Le gardien a vu le comte pour la dernière fois hier avant le dîner.
  
  - Et les portiers, ne l’ont-ils pas aperçu aujourd’hui ?
  
  Plein de bonne volonté, l’employé sollicita un délai supplémentaire pour s’en assurer. Il rapporta :
  
  - Non, Signor, les portiers ne pensent pas l’avoir vu aujourd’hui. La signorina est partie vers huit heures avec un monsieur qui ne loge pas ici. Le comte a dû s’en aller plus tôt, puisque c’est elle qui a remis la clé.
  
  - Bon. Tant pis... Je vous remercie, grommela Coplan.
  
  Il raccrocha, regagna la salle.
  
  Les musiciens, armés d’une panoplie d’instruments rythmiques des Antilles, continuaient leur cha-cha-cha. Irène conversait toujours avec l’inconnu au visage figé.
  
  Coplan se rassit à sa table. De nouveaux clients s’amenaient. Deux entraîneuses s’esquivèrent dans les coulisses, vraisemblablement pour participer à la première partie du spectacle.
  
  Trois ultimes saccades marquèrent la fin de la danse et provoquèrent la désagrégation du groupe compact qui occupait la piste. Irène revint, seule.
  
  - Mon dieu, cela n’en finissait pas, dit-elle en portant son verre à ses lèvres.
  
  Elle but, ajouta :
  
  - Je m’excuse, je ne pouvais pas refuser.
  
  Francis avança :
  
  - C’était l’ami de Stakov, je présume ?
  
  - Oui, en effet. Un exilé, lui aussi.
  
  - Bulgare ?
  
  Elle fit un signe affirmatif.
  
  - Pratiquement tous les membres de la noblesse ont fui en Occident après la proclamation de la République Populaire, expliqua-t-elle. Bien qu’ils soient dispersés aux quatre coins de l’Europe, une grande solidarité continue de les unir.
  
  - On ne parle presque jamais de ces émigrés à particule qui se sont repliés chez nous, en provenance des pays balkaniques, constata Coplan. Que font-ils ?
  
  - En général, ils ont sauvé une part notable de leur fortune. C’est ce qui leur permet de vivre tranquillement.
  
  - Espèrent-ils rentrer un jour dans leur pays et reconquérir leurs prérogatives ?
  
  Irène hésita.
  
  - Peu d’entre eux y croient. Ils ont conservé un nationalisme farouche, mais ils savent qu’à moins d’une débâcle générale du communisme, l’Est européen restera sous la coupe de Moscou.
  
  Elle poussa un soupir, secoua la tête et reprit :
  
  - Nous n’allons pas nous mettre à parler politique ; si nous changions d’air ?
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  - Vous ne désiriez pas voir les attractions ?
  
  - Pas spécialement, non.
  
  D’un claquement de doigts, Coplan appela le maître d’hôtel.
  
  L’instant d’après, il suivit Irène qui se dirigeait vers la sortie. Lorsqu’ils eurent abouti à l’extérieur, il proposa :
  
  - Une promenade en gondole nous ventilerait un peu, vous ne pensez pas ?
  
  - Tout compte fait, je préférerais rentrer. Je vous ai assez mis à contribution ce soir.
  
  - Comme vous voudrez, opina Francis.
  
  Il la prit par le bras, l’emmena par le chemin qui lui semblait le plus indiqué pour se rapprocher de leurs hôtels.
  
  Lorsqu’ils eurent parcouru une vingtaine de mètres dans une ruelle sinueuse, ils purent se croire les seuls vivants dans la ville.
  
  A chaque croisement, ils ne distinguaient que des perspectives obscures et désertes limitées par de très vieilles maisons aux fenêtres bardées de ferronneries.
  
  - Nous voici ramenés trois siècles en arrière, remarqua Coplan. On a l’impression d’être environné de fantômes.
  
  - Vous me donnez la chair de poule, protesta sa compagne, frissonnante. Évidemment, on se dit qu’un truand armé d’une dague peut se cacher dans tous ces recoins, mais en vérité les agressions nocturnes sont plus rares ici que partout ailleurs. Paris est bien plus dangereux.
  
  - Sans nul doute. Il n’empêche que ce décor paraît avoir été conçu pour faciliter des meurtres, des rapts ou d’autres formes d’attaque individuelle.
  
  - Et en plus, on ne rencontre jamais d’agents de police, renchérit Irène. On n’en voit qu’à la Place Saint-Marc ou dans des vedettes sur le grand canal. Et maintenant, c’est par où ?
  
  - Par le Campo Morosini, nous devons pouvoir retourner vers la rue qui passe derrière nos hôtels respectifs.
  
  Ses doigts se resserrèrent légèrement autour du bras de sa collègue.
  
  - Qu’est-ce qui vous inquiète, Irène ? questionna-t-il d’un ton détaché.
  
  Elle le dévisagea, offusquée.
  
  - Moi ? Vous plaisantez...
  
  - Pas le moins du monde. Je vous sens nerveuse, désemparée, peu naturelle. Que craignez-vous ?
  
  - Mais rien ! Absolument rien, je vous assure !
  
  Il ne la crut pas, eut pourtant la conviction qu’elle n’avait rien décelé d’insolite. Or, lui était persuadé que quelqu’un suivait, depuis plusieurs minutes, le même itinéraire qu’eux.
  
  Ils poursuivirent leur marche d’un pas égal, traversèrent en diagonale une place au centre de laquelle s’érigeait une statue.
  
  Ici, l’éclairage était un peu plus vif que dans les ruelles avoisinantes. Les tables et les chaises d’une terrasse de café, empilées contre une façade, accroissaient cependant l’impression de solitude des deux promeneurs.
  
  A deux ou trois reprises, alors qu’il obliquait pour emprunter un autre passage, Coplan avait discerné sur le sol une ombre mouvante qui, très ténue, s’estompait à proximité d’une des lampes publiques et s’allongeait à nouveau quand la source de lumière était dépassée.
  
  - Vous ne vous débrouillez pas mal, dans ce labyrinthe, constata la jeune femme d’une voix normale, comme si elle avait oublié leurs paroles précédentes. Moi, je me trompe une fois sur deux. Vous êtes déjà venu plusieurs fois à Venise ?
  
  - C’est la seconde, mais pour retrouver mon chemin, je me fie davantage à mon sens de l’orientation qu’à mes souvenirs, c’est plus prudent.
  
  Il la fit s’arrêter au milieu d’un petit pont, apparemment pour admirer l’échappée vers le Grand Canal dont on apercevait les lumières entre les parois verticales des maisons.
  
  Francis en profita pour jeter un bref regard dans la direction opposée, ne vit personne.
  
  - Venez, il y a un méchant petit courant d’air ici, dit Irène en descendant les marches.
  
  Il la rattrapa et, plus loin, la ruelle s’incurva. Aussitôt après le tournant, il stoppa derechef et se baissa pour rattacher l’un de ses lacets tandis qu’Irène avançait toujours.
  
  L’oreille tendue, il guetta l’approche du quidam précautionneux qui s’efforçait de ne pas perdre leurs traces tout en évitant de se montrer. Pour la première fois, il distingua le heurt sourd et mou de talons de caoutchouc contre le sol de pierre.
  
  Il se redressa, rejoignit Irène en quelques enjambées.
  
  - N’aurez-vous pas besoin de mes services demain ? demanda-t-il avec désinvolture. Je vous préviens que je serai disponible dès le début de l’après-midi.
  
  - Vous avez été tellement correct que je pourrais vous prendre au mot, renvoya la jeune femme.
  
  - Concluons un forfait pour toute la durée de votre célibat, railla-t-il amicalement.
  
  - Je ne jouis pas d’une liberté complète, lui rappela Irène. Je ne sais même pas si je vais séjourner à Venise jusqu’à la fin du festival.
  
  Il nota le singulier. Et ceci ne coïncidait plus tout à fait avec les propos qu’elle avait tenus dans la matinée, à l’apéritif.
  
  Ils n’étaient plus qu’à deux pas du Grand Hôtel. Dans ces parages, de rares noctambules circulaient encore.
  
  - Passez-moi un coup de fil demain, suggéra Francis. Et surtout, ne quittez pas Venise sans m’en aviser : vous me peineriez beaucoup.
  
  - Promis, certifia Irène. Grâce à vous, ma soirée n’aura pas été trop maussade. Vous m’avez rendu un service plus grand que vous ne le pensez.
  
  Il n’était pas éloigné de croire que ce service avait été plus grand qu'elle ne le pensait.
  
  - A l’occasion, je remercierai Raine de vous avoir amenée à ma table, déclara Francis. Bonne nuit.
  
  Dans la tache de lumière projetée par l’entrée de l’hôtel, il lui serra la main fugitivement et tourna les talons.
  
  Il reprit en sens inverse l’espèce de couloir à ciel ouvert qui joignait cette issue du palace à la voie plus large par laquelle ils étaient venus.
  
  A quelque distance sur la gauche, il releva la présence d’un individu bien habillé, coiffé d’un feutre. Planté près d’une devanture, l’homme semblait avoir des ennuis avec son briquet.
  
  Coplan fit mine de ne pas le voir. Il tourna sur la droite et poursuivit sa route vers le parvis de l’église San Moïse. Peu avant d’y parvenir, il enfila le passage voûté longeant le petit canal et qui menait, au prix de plusieurs détours, à l’entrée « terrestre » de l’hôtel Europa.
  
  Coplan se fit délivrer sa clé, gravit les escaliers au pas de charge plutôt que d’attendre l’ascenseur.
  
  Dans sa chambre, il revêtit rapidement un imperméable foncé, se coiffa d’un chapeau de voyage, se dota d’une paire de lunettes puis il ressortit en hâte. Au bas de l’escalier, il fila vers l’entrée de l’hôtel donnant sur le Grand Canal.
  
  Au-delà de la terrasse, un ponton-embarcadère entouré des classiques pilotis aux teintes vives permettait aux pensionnaires d’emprunter gondoles ou canots automobiles ; il y en avait toujours en attente, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
  
  Francis héla un conducteur de canot-taxi, lequel aligna aussitôt son esquif contre le ponton.
  
  Coplan lui tendit un billet de mille livres.
  
  - Débarquez-moi au Grand Hôtel, ordonna-t-il.
  
  Le pilote écarquilla les yeux, tant la course était dérisoire : les deux établissements n’étaient séparés que d’une centaine de mètres.
  
  - Et après ? s’enquit-il en empochant le billet.
  
  - Rien, dit Coplan. Vous ne devrez pas m’attendre. Mais faites vite.
  
  Habitué aux lubies des étrangers, le Vénitien lança le moteur. Un flot d’écume bouillonna à l’arrière alors que s’élevait un vrombissement impétueux. L’embarcation fonça comme une flèche mais, trois secondes plus tard, elle dut battre machine arrière pour ne pas dépasser le petit quai privé de l’autre palace.
  
  Coplan sauta sur le plancher mouvant qui précédait la grande porte et, prenant de court le majordome galonné, il traversa le hall dans toute sa longueur sous les regards intrigués des chasseurs de service, ressortit par l’issue opposée, celle où il avait quitté Irène quelques instants plus tôt.
  
  Il ralentit dans le passage encaissé débouchant sur la Calle Larga. A l’intersection des deux voies, il regarda de part et d’autre.
  
  Le type dont le briquet ne marchait pas n’était plus visible.
  
  Coplan se gratta la joue. Si l’individu lui avait emboîté le pas après s’être rendu compte qu’Irène rentrait chez elle, il était peut-être encore à proximité du parking des gondoles, en face de l’église San Moïse...
  
  Coplan s’élança vers le parvis. Il n’en était plus qu’à quelques pas lorsqu’un homme, surgissant inopinément du passage voûté, le croisa.
  
  C’était le type en question. Cigarette au bec, il ne prêta aucune attention à cet autre promeneur pressé et s’éloigna en sens inverse.
  
  C’était clair : il avait pisté le compagnon d’Irène pour voir où logeait ce dernier puis, édifié, il ralliait son port d’attache.
  
  Un quart de seconde, Coplan fut sur le point de le prendre en chasse et de lui rendre la pareille. Réflexion faite, il y renonça. Son rôle était d’étudier le comportement de Stakov et rien de plus.
  
  Soucieux, Francis ôta ses lunettes et son chapeau, les relégua dans ses poches avant de rentrer à l’Europa. Le gardien des clés, le voyant passer à nouveau, douta de ses facultés. Il aurait juré sur la tête de ses enfants que ce client-là était monté dans sa chambre cinq minutes auparavant.
  
  Coplan jeta son imperméable sur un fauteuil, alluma une Gitane, fixa sans les voir les gravures anciennes qui décoraient les murs. Puis il consulta sa montre, tira encore trois bouffées de sa cigarette, se décida à décrocher le téléphone.
  
  - Je voudrais une communication avec Paris, dit-il en français. Demandez Étoile 10-96.
  
  - Bien, Monsieur. Je vous rappellerai.
  
  Les mains dans les poches, Coplan se balada de long en large, tâchant d’interpréter les incidents divers qui avaient jalonné cette curieuse soirée.
  
  Le timbre grésilla.
  
  - Voici Paris, annonça le téléphoniste. Parlez.
  
  - Allô !... Pontvallain ? Ici Regnier, à Venise.
  
  Aucune trace de mauvaise humeur dans la réponse de l’officier, en dépit de l’heure tardive :
  
  - Comment va, Regnier ? Ça marche, ce festival ?
  
  - A pleins tubes. A telle enseigne que je voudrais un gars pour me donner un coup de main. Le plus tôt sera le mieux.
  
  Coplan, s’efforçant de résumer ses impressions, ajouta :
  
  - Il se passe des choses bizarres autour d’Irène. Elle semble agir comme si son ami l’avait plaquée, ce dernier est invisible, elle est sur les nerfs et quelqu’un la file.
  
  Un silence. L’adjoint du Vieux questionna :
  
  - Vous avez vu tout ça du dehors ?
  
  - Oui, quoique je sois entré en rapport avec elle. Mais elle me prend pour... ce que je suis censé être.
  
  Pontvallain médita deux secondes.
  
  - Pourquoi, au juste, réclamez-vous l’envoi d’un co-équipier ?
  
  - Vous connaissez Venise ?
  
  - Bien sûr. J’y suis allé en voyage de noces, comme tout le monde.
  
  - Bon. Alors, tâchez de vous représenter cette sacrée ville quand on n’y est pas en voyage de noces. On dirait qu’elle a été conçue spécialement pour empoisonner des gens comme vous et moi : toutes les maisons, vous m’entendez, toutes ont une double issue. L’une débouche sur une ruelle, l’autre sur un canal. Ça ne vous dit rien ?
  
  - Ah oui, réalisa Pontvallain. En effet, c’est gênant pour un homme seul. Mais vous croyez à la rentabilité de l’opération ?
  
  - Je ne suis pas extra-lucide. Le Vieux m’a enjoint de tirer cette affaire au clair. Elle ne se révèle pas aussi rectiligne qu’on se l’imaginait au départ. Je veux donc disposer de meilleurs moyens d’action.
  
  - Bon. Mais dans ce cas, est-ce qu’un seul gars vous suffira ?
  
  - Oui, pour le moment.
  
  - Je vous l’expédie, il sera là dans moins de douze heures. Rien d’autre ?
  
  Après une pause, Coplan répondit :
  
  - Si. Au cas où la petite vous balancerait un message, signalez-le moi illico.
  
  - Affirmatif. Salut, Regnier.
  
  - Bonsoir, mon colonel.
  
  Coplan laissa choir le combiné sur sa fourche.
  
  Il essaya d’analyser pourquoi il était mécontent. Se fiant aux propos du Vieux, s’était-il vaguement imaginé qu’Irène allait lui sauter au cou ? Elle l’avait mobilisé comme si elle avait eu besoin d’une escorte, et rien de plus.
  
  Agacé, il se coucha.
  
  
  
  
  
  Les deux Maures de l’horloge de la Place Saint-Marc pivotèrent sur leur axe pour battre quatre heures du matin.
  
  Les amples résonances de la cloche s’étalèrent sur la ville endormie, puis elles s’éteignirent tandis que les jaquemarts reprenaient leur immobilité de statue.
  
  A trois cents mètres de là, dans une ruelle menant au Campo San Luca, un homme vérifia si sa montre-bracelet marquait l’heure exacte. Sans s’arrêter, car il marchait d’un bon pas, attentif, les sens aux aguets.
  
  Il précédait de peu un commissionnaire habillé d’une blouse de toile rugueuse, coiffé d’une casquette à visière vernie, et qui poussait devant lui un de ces chariots à roues caoutchoutées servant à transporter des marchandises dans ces voies étroites. Une grande et lourde malle était logée sur le véhicule.
  
  D’un signe de la main, l’homme qui avançait en éclaireur invita le porteur à ralentir. A présent, le Campo était tout proche.
  
  Lorsqu’il déboucha sur la place, le guide la parcourut des yeux, s’assura qu’elle était vide et que personne ne se promenait dans les environs. Il épia aussi les fenêtres des maisons, le portail de l’église où, parfois, dormaient des mendiants.
  
  Anxieux, assailli par une crainte morbide, il se domina et décida de risquer le paquet. Par un second geste, il ordonna au commissionnaire de le suivre, et promptement.
  
  Ils traversèrent le Campo en diagonale sans faire le moindre bruit, stoppèrent auprès d’un pozzo, un de ces anciens puits désaffectés, à la margelle de pierre sculptée, qu’on voit à de nombreux carrefours de la cité.
  
  Le porteur lâcha les brancards de son chariot et, dans l’expectative, il consulta son complice du regard en frottant l’une contre l’autre ses mains endolories.
  
  - Allons-y, chuchota son compagnon après un dernier coup d’œil circulaire.
  
  Ensemble, ils entreprirent d’ouvrir les trois serrures de la malle, en relevèrent le couvercle. Puis, talonnés par leur hâte d’en finir avec leur sinistre besogne, ils extirpèrent de l’intérieur du coffre le cadavre qui s’y trouvait enfermé.
  
  Le mort n’était pas encore tout à fait froid. Il avait une horrible plaie à la tempe, du sang coagulé tachait l’épaule et un des revers de son costume.
  
  Les deux individus, inondés de sueur, déposérent le corps dans l’ombre de la margelle en évitant de regarder le masque tragique du défunt.
  
  Ils rabattirent ensuite silencieusement le couvercle, s’éloignèrent du puits en revenant sur leurs pas, angoissés à l’idée qu’un passant pouvait surgir d’une des ruelles.
  
  Mais aucun incident ne vint aggraver leur trouble. Quand ils eurent accompli une cinquantaine de mètres dans l’enchevêtrement des venelles, l’un des hommes articula, la respiration courte :
  
  - Maintenant, va te débarrasser de la malle comme prévu. Moi, je file par là.
  
  Le porteur s’épongea le front, sa casquette rejetée en arrière.
  
  - Il aurait été tellement plus simple de flanquer le corps dans l’Adriatique, bougonna-t-il. C’est jouer avec le feu, des combines pareilles...
  
  L’autre haussa les épaules.
  
  - Sortir de la lagune avec un macchabée à bord n’était pas moins dangereux. Et puis, on te l’a dit : il faut que ça se sache.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  En fin de matinée, Coplan fut avisé par la réception qu’un certain M. Buxy désirait lui parler. Il fit monter le visiteur.
  
  Quand il ouvrit la porte de sa chambre, un mélange d’étonnement, de plaisir et de cordialité se peignit sur ses traits. Quant au visage viril de l’envoyé de Paris, il refléta une brève stupeur.
  
  - Francis ! s’exclama-t-il en pénétrant dans la pièce. Du diable si je m’attendais...
  
  - Salut, Gontran ! La surprise est partagée, tu vois.
  
  Les deux hommes s’administrèrent mutuellement des claques sur les biceps. Il y avait des années qu’ils n’avaient pas opéré ensemble et leur vieille amitié était ancrée sur un fond de très mauvais souvenirs communs. Ils avaient passé des heures terribles en Allemagne de l’Est et si Gontran était encore en vie, il le devait à la ténacité de Francis.
  
  Plissant le front, ce dernier demanda :
  
  - Tes pattes ? Ça va ?
  
  Son ami exhiba des mains couturées de cicatrices, reliquat de tortures qu’il avait subies à l’époque. Il fit bouger ses doigts.
  
  - Je ne pourrais pas me livrer à des travaux d’horlogerie, bien sûr, mais je peux casser très convenablement la figure d’un type, émit-il avec un sourire un peu amer. Ça te rassure ?
  
  Coplan posa sur lui un regard songeur.
  
  - Momentanément, il n’y a pas de bagarre en perspective, émit-il. Pontvallain t’a-t-il mis au courant ?
  
  Il entraîna son collègue vers l’énorme canapé bleu ciel qui meublait un des coins de la chambre.
  
  - Zéro, dit Gontran tout en se laissant tomber sur les coussins. Tu sais comment est Pontvallain : laconique à l’extrême. J’ai été propulsé vers l’Italie avec la consigne de contacter un nommé Regnier à l’hôtel Europa. C’est tout. A toi d’éclairer ma lanterne. Qu’est-ce qui se mijote, ici ?
  
  Coplan tendit son paquet de Gitanes.
  
  - Enquête sur un rassemblement mystérieux d’émigrés bulgares, et en particulier sur un certain comte Stakov, suspecté de se livrer à des activités peu compatibles avec sa qualité de réfugié. Il est domicilié en France.
  
  Gontran sourcilla.
  
  - Hum... Ces Slaves... Il faut toujours qu’ils louchent du côté russe ! C’est une tradition, chez eux...
  
  - Non, tu fais fausse route. C’est plutôt le contraire. Le Vieux a eu un tuyau signalant qu’il s’agit d’une conjuration anti-communiste, et il voudrait avoir plus de détails.
  
  - En pratique, par quel bout as-tu entamé le travail ?
  
  - Il n’est pas encore entamé, pour l’excellente raison que Stakov est provisoirement invisible. Pourtant, nous avons un point de départ, mais je dois d’abord t’expliquer les circonstances exactes dans lesquelles le Vieux m’a envoyé à Venise, pas plus tard qu’avant-hier.
  
  Il relata les grandes lignes de l’entrevue qui avait précédé son arrivée et dévoila l’intérêt que portait leur chef à une débutante, laquelle épiait les faits et gestes de Stakov depuis quelques mois.
  
  - Craint-il qu’elle flanche ? s’informa Gontran.
  
  - Il semble un peu le redouter, en effet. Et puis, comme ce Stakov semble effectivement être un aventurier, il doute qu’elle soit à la hauteur pour mener à bien la tâche de le documenter sur les tenants et aboutissants de cette organisation.
  
  - Ouais, grogna Gontran. Il a une idée derrière la tête, et pas seulement d’empêcher ce comte d’avoir une activité politique alors qu’il est notre hôte.
  
  Coplan eut un sourire en coin.
  
  - Tu parles, murmura-t-il, égayé. Mais revenons à nos moutons : mes intentions premières ont été complètement déjouées, et ceci a eu des conséquences assez inattendues.
  
  Il décrivit sa soirée de la veille, puis il conclut :
  
  - FT-23 n’a pas lâché un mot sur la durée probable de l’absence de Stakov, ni sur l’endroit où il s’est rendu. C’est très embêtant, car il a peut-être en ce moment même des rendez-vous sur lesquels nous aurions dû être édifiés. Irène m’a d’ailleurs paru préoccupée, et sans doute l’est-elle pour la même raison que nous.
  
  L’œil fixe, Gontran se frotta le menton.
  
  - Il y a le problème de cette filature, remarqua-t-il. C’est à croire que Stakov se méfie d’elle.
  
  La soupçonnerait-il d’appartenir à un service de police ?
  
  - Cela n’est pas exclu, bien sûr.
  
  - En te demandant de l’accompagner, qui sait si elle ne t’a pas mis dans le bain ?
  
  Coplan approuva tout en éteignant sa cigarette.
  
  - S’est-on contenté de voir qui j’étais, ou va-t-on continuer à me tenir sous surveillance, voilà le premier point à élucider. Je compte précisément sur toi pour m’y aider.
  
  - Bon. De quelle manière ?
  
  - Le procédé classique : je vais aller faire une course, puis je reviendrai déjeuner à l’hôtel. Si un quidam se déplace dans mon sillage, ne le lâche plus.
  
  - D’accord. A toutes fins utiles, je te signale que je suis arrivé dare-dare, avant même de chercher à me loger. J’ai laissé ma valise en bas, à la réception.
  
  - Tu la récupéreras plus tard. Je n’osais pas sortir d’ici avant d’être touché par le copain que m’envoyait Pontvallain, mais à présent, j’ai hâte d’en avoir le cœur net.
  
  - Va bene. Tu te barres tout de suite ?
  
  - Séance tenante. Pour te faciliter les choses, voici ce que je compte faire comme trajet : le kiosque à journaux près de la poste, la terrasse du Quadri, Place Saint-Marc ; escale et retour.
  
  Gontran jeta un coup d’œil par une des hautes fenêtres. En face, sur l’autre rive, le dôme gris de la basilique Santa Maria della Salute était auréolé d’une douce lumière rose, car la brume matinale était en train de se dissiper.
  
  - C’est-y pas malheureux ? soupira l’arrivant. Travailler dans un décor pareil...
  
  - Tu ne vois pas l’envers, lui lança Francis. C’est à lui que nous appartenons.
  
  
  
  
  
  Lorsqu’il emprunta le pont donnant accès au parvis de l’église, Coplan se dit que son collègue allait avoir du fil à retordre. Deux courants de piétons marchant en sens inverse créaient un embouteillage permanent. Dans cette foule, déceler un individu particulièrement intéressé par les mouvements d’un autre nécessitait un flair hors ligne.
  
  Coplan ne put progresser qu’avec lenteur entre les deux rangées de vitrines. A la première transversale, il obliqua sur la gauche et s’approcha du kiosque pour contempler les publications italiennes et étrangères qui étaient affichées autour de l’édicule.
  
  Il acheta Le Monde, une revue de cinéma et le quotidien local La Notte.
  
  Muni de ses journaux, il passa sous le portique du Musée Correr et s’engagea sur la Place Saint-Marc où sévissait l’habituelle affluence de touristes et de volatiles.
  
  Au Quadri, il se carra dans un des fauteuils d’une table vacante, parcourut d’abord les titres du quotidien français, le replia, déploya ensuite le journal italien.
  
  Ses traits s’assombrirent subitement.
  
  Sur trois colonnes, en grosses lettres s’étalaient ces mots :
  
  « L’ASSASSINAT DU COMTE STAKOV. »
  
  Coplan rapprocha la gazette de son visage pour lire le sous-titre : « Le Comte Stakov, un des plus fidèles habitués de Venise, trouve une mort dramatique et mystérieuse dans la ville qu’il préférait. »
  
  « Ce matin, à l’aube, un employé des verreries de Murano allant à son travail a découvert le corps d’un homme recroquevillé sur le sol, au Campo San Luca. Une affreuse blessure montrait que la victime avait été tuée d’une balle dans la tête. Aussitôt appelée sur les lieux, la police a pu identifier le mort grâce aux papiers trouvés dans ses poches : il s’agissait du comte Stakov, le dernier descendant d’une illustre famille bulgare, très connu des cinéastes de la Mostra.
  
  Il est établi que le vol n’a pas été le mobile du crime. Par ailleurs, aucun des habitants de la place n’a entendu tirer un coup de feu. D’autres indices semblent démontrer que le comte n’a pas été assassiné à l’endroit où il a été découvert. Ce crime étrange ne manquera pas d’avoir un grand retentissement dans toute l’Europe, le comte Stakov ayant été un assidu des événements mondains, tant à Vienne et à Londres qu’à Paris. Il n’avait aucune activité politique et s’était réfugié en France en 1946, après l’instauration d’un pouvoir communiste à Sofia. »
  
  Coplan laissa glisser le journal sur ses genoux.
  
  Il fut tiré de ses pensées par le garçon.
  
  - Un Scotch... commanda-t-il machinalement.
  
  Irène était-elle déjà au courant ? Sans doute. Le premier soin des inspecteurs avait dû être de la prévenir, voire de l’interroger.
  
  Coplan mit de la monnaie sur la table et regagna son hôtel, ses journaux sous le bras. Bien que ce fût l’heure du déjeuner, il remonta dans sa chambre pour le cas où Gontran aurait quelque chose à lui raconter.
  
  Moins de dix minutes plus tard, son collègue fit irruption dans la pièce.
  
  - Bredouille, annonça-t-il. Sauf erreur, personne ne s’est soucié de toi.
  
  - Tant mieux ! jeta Francis. Pourvu que ça dure. Tu connais la dernière ? Stakov a été liquidé la nuit passée.
  
  - Non? proféra Gontran, ébahi. Où ça?
  
  - Ici, à Venise. Tiens : tous les détails figurent dans ce canard.
  
  Gontran parcourut en vitesse les quelques lignes de l’article. Rabaissant le journal, il murmura :
  
  - C’est pas croyable ! Le Vieux a de ces pressentiments...
  
  Coplan fourra ses mains dans ses poches et fit quelques pas de long en large, ses yeux dirigés vers le sol.
  
  - Le plus clair de l’histoire, c’est qu’il y avait anguille sous roche quelque part... Une contre-attaque s’est produite avant qu’Irène ait pu rassembler des données tangibles. Mais puisque nous sommes là, nous devons lui faire déballer ce qu’elle sait, de toute urgence.
  
  Il marcha vers le téléphone.
  
  - Passez-moi le Grand Hôtel, pria-t-il.
  
  Puis, quand la communication fut établie :
  
  - Je désirerais parler à Mlle Texeau.
  
  Ce fut une voix masculine qui répondit, en italien :
  
  - La signorina n’est pas là. A qui ai-je l’honneur ?
  
  - M. Regnier. Qui est à l’appareil ?
  
  - Le garçon d’étage, signor. Faut-il noter un message pour la signorina ?
  
  Le garçon d’étage ? Tintin. Ce bonhomme à la voix suave était un flic, à n’en pas douter.
  
  - Vous ne savez pas quand elle rentrera ? s’enquit Francis.
  
  - No, signor. Où pourrait-elle vous appeler, éventuellement ?
  
  - Elle le sait. Prévenez-la simplement que j’ai tenté de la joindre. Merci.
  
  Il raccrocha, se tourna vers son ami :
  
  - J’ai eu un inspecteur au bout du fil...
  
  - Naturellement, il fallait s’y attendre, grommela Gontran. Les policiers italiens ne sont pas tombés sur la tête : ils vont cuisiner sérieusement la maîtresse attitrée du défunt.
  
  Coplan, opinant du bonnet, souligna :
  
  - Il n’y a pas de danger qu’elle en dise trop, bien sûr, mais il faut que nous l’interceptions avant qu’elle plie bagages, car elle va déguerpir aussitôt qu’elle le pourra : ça sent le roussi dans le secteur.
  
  Les deux hommes se consultèrent du regard. Coplan, prenant une décision, déclara :
  
  - Commence par chercher un logement. Viens faire un tour dans le hall du Grand Hôtel, où je vais me poster pour attendre Irène. Si tu ne me vois pas, téléphone ici : on se mettra d’accord pour la suite.
  
  - Bon. Mais, tu sais, je ne la connais pas, la môme. Tu n’as pas une photo d’elle ?
  
  Coplan fit de la jeune femme une description qui fut loin d’avoir la sécheresse des fiches anthropométriques, à telle enseigne que son compagnon finit par le regarder avec un brin de suspicion.
  
  - Ça va, j’ai compris, dit-il un peu narquois. Tu tires peut-être des conclusions erronées du fait que la copine soit suivie. Une belle paire de fesses n’attire pas que des adversaires...
  
  Coplan lui décocha une bourrade.
  
  - Débine-toi, crétin, enjoignit-il. Ce n’est plus le moment de rigoler : après Stakov, Irène pourrait aussi être en danger.
  
  
  
  
  
  Au début de l’après-midi, Coplan franchit le seuil du Grand Hôtel et alla s’installer dans un fauteuil qui, tout en étant peu visible pour les gens qui circulaient dans le hall, lui permettait d’embrasser du regard le comptoir de réception et les ascenseurs.
  
  Les jambes allongées, une cigarette aux lèvres, il parut s’absorber dans la lecture d’une revue.
  
  On ne décelait rien d’insolite dans l’ambiance de l’hôtel. La mort de Stakov était délibérément ignorée, un drame de cette nature ne pouvant que nuire à la bonne réputation de l’établissement.
  
  Un homme d’une quarantaine d’années, vêtu correctement mais sans recherche, au visage fermé, s’approcha de Francis et le questionna discrètement :
  
  - Excusez-moi. Ne seriez-vous pas monsieur Regnier ?
  
  Coplan dévisagea son interlocuteur.
  
  - Oui, concéda-t-il, réservé.
  
  - Puis-je vous prier de m’accompagner ? J’ai une communication à vous transmettre.
  
  Le ton était courtois, mais relativement incisif.
  
  - Vous accompagner où? s’informa Coplan, déjà fixé.
  
  - Dans un des petits salons... C’est confidentiel.
  
  Coplan s’extirpa de son fauteuil pour suivre son cicérone. Il eut l’impression que certains employés l’observaient à la dérobée.
  
  Précédant son guide, qui s’était effacé à l’entrée d’une pièce meublée de plusieurs sièges de style et d’un poste de télévision, il avança.
  
  - Asseyez-vous, je vous prie, dit l’homme avec une soudaine autorité. Vous êtes descendu à l’Europa, si je ne m’abuse ?
  
  Ça n’avait pas traîné : la police avait repéré l’endroit d’où Francis avait téléphoné en fin de matinée.
  
  - Oui, prononça Coplan. Qu’avez-vous à me communiquer ?
  
  - Je voudrais surtout vous poser quelques questions, monsieur Regnier. Je me présente : Commissaire Baldini, de la Sûreté. De quel ordre sont les relations que vous entretenez avec Mlle Texeau ?
  
  Coplan préleva posément une cigarette dans son étui.
  
  - Pardon... En quoi mes relations avec cette dame peuvent-elles vous intéresser ?
  
  Le commissaire le fixa sans mot dire, comme pour soupeser si ce Français était influençable ou non. Son diagnostic dut être décevant.
  
  - Êtes-vous au courant de la mort du comte Stakov ? demanda-t-il, presque agressif.
  
  - Évidemment. La nouvelle s’étale en première page de La Notte... C’est un drame invraisemblable. Il m’a paru bienséant de venir présenter mes condoléances à la compagne du défunt.
  
  - Vous la connaissez de longue date ?
  
  - Depuis vingt-quatre heures à peine.
  
  Une lueur de scepticisme naquit dans les prunelles de l’italien.
  
  - Votre intimité s’est donc développée d’une façon foudroyante, remarqua-t-il, sarcastique. Vous êtes venu la chercher hier soir pour sortir seul avec elle.
  
  - Je n’en disconviens pas. Il n’empêche que je l’ai rencontrée pour la première fois hier midi.
  
  - Dans quelles circonstances ?
  
  Coplan le lui relata.
  
  - Une pure coïncidence, souligna-t-il. Je désirais voir Stakov dans un but commercial. Le festival de Venise est organisé pour favoriser de tels contacts, vous ne l’ignorez pas.
  
  Baldini fit semblant d’être convaincu de la bonne foi de l’homme d’affaires français.
  
  - Est-ce vous qui avez pris l’initiative d’inviter Mlle Texeau, le soir? questionna-t-il.
  
  Là, Coplan fut ennuyé. Qu’avait raconté Irène à la police ?
  
  Il opta pour la vérité, quitte à contredire ce qu’elle avait déclaré au commissaire.
  
  - Non, c’est à sa demande que nous sommes sortis ensemble. L’absence du comte semblait l’affecter.
  
  - Où êtes-vous allés ?
  
  - Vous m’interrogez comme si j’avais besoin d’un alibi, ma parole ! Autant avouer tout de suite qu’il y a des trous dans notre emploi du temps...
  
  Baldini ne goûta pas son humour.
  
  - Qu’avez-vous fait, tous les deux? s’enquit-il, plus sec.
  
  - Nous avons dîné dans une trattoria dont je serais bien en peine de vous donner le nom et l’adresse, mais où je pourrais vous conduire le cas échéant. Vers dix heures, nous nous sommes rendus au cabaret du Paon Doré. Nous en sommes ressortis vers onze heures et quart et nous sommes revenus à l’hôtel par le Campo Morosini, via un tas de ruelles dont je n’ai pas noté les noms.
  
  Le commissaire médita quelques secondes, le front baissé.
  
  - Où vous êtes-vous quittés ? demanda-t-il en relevant les yeux vers Francis.
  
  - Ici, devant la porte.
  
  Regardant le commissaire bien en face, Coplan reprit :
  
  - Enfin, vous n’allez pas suspecter ma compatriote d’avoir assassiné son amant, je suppose ?
  
  L’officier de police italien pinça les lèvres :
  
  - C’est une des probabilités que je suis contraint d’envisager, si regrettable soit-elle, articula-t-il lentement. Mlle Texeau semble avoir pris la fuite, et vous conviendrez que ceci ne plaide pas en sa faveur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  - Pris la fuite ? répéta Coplan, les sourcils rapprochés. En êtes-vous sûr ?
  
  - Elle n’était plus ici quand nous sommes arrivés ce matin, révéla le commissaire. Or elle ne pouvait pas encore avoir appris la nouvelle par le journal, attendu que la première édition n’est mise en vente que vers dix heures et demie.
  
  - Tout de même, vos déductions sont un peu hâtives. Elle a pu tout bonnement aller se baigner au Lido...
  
  Baldini secoua négativement la tête.
  
  - Le gardien des clés atteste qu’elle n’était pas en tenue de plage : elle portait une robe d’été, avait un imperméable sur le bras et elle était pourvue d’une mallette de cuir. N’est-il pas surprenant qu’elle n’ait pas encore vu le grand titre de La Notte, alors que ce journal est affiché partout ? Si elle n’était pas impliquée dans ce drame, son premier mouvement devrait être de téléphoner à la police, en admettant qu’elle ne soit pas en mesure de revenir ici.
  
  Coplan afficha un robuste scepticisme.
  
  - Mlle Texeau peut réapparaître d’un instant à l’autre, affirma-t-il. Je persiste à croire qu’elle n’est pas au courant du décès du comte et qu’elle va se manifester dans les prochaines heures.
  
  - Espérons-le, dit Baldini sans conviction. Elle ne vous avait pas dit ce qu’elle comptait faire aujourd’hui ?
  
  - Non... La preuve, c’est que j’ai téléphoné tout à l’heure en pensant la trouver ici, et puis que je suis venu l’attendre pour lui témoigner ma sympathie.
  
  - Jusqu’à quand avez-vous l’intention de séjourner à Venise, monsieur Regnier ?
  
  - Jusqu’à la fin du festival, à moins qu’on ne me rappelle à Paris entre-temps.
  
  Le commissaire mit ses mains derrière le dos. Il réfléchit puis, au lieu de libérer le témoin, il lui posa une autre question :
  
  - Vous prétendiez que l’intéressée était affectée par l’absence de Stakov. Pourquoi ?
  
  - Est-ce si étrange ? Une séparation n’est jamais agréable pour des gens qui s’aiment, non?
  
  - Son souci, d’après vous, ne provenait que de là ? Elle n’éprouvait pas de craintes particulières ?
  
  - Je n’ai pas tenté d’analyser ses sentiments, rétorqua Francis avec une nuance d’irritation. Qu’elle ait accepté d’aller danser ne traduit pas, en tout cas, une profonde appréhension.
  
  - Mais si je me souviens bien, vous n’êtes pas restés longtemps au Paon Doré ?
  
  - C’est exact. De commun accord, nous avons décidé de ne pas trop nous attarder.
  
  Baldini, désappointé par les maigres résultats de cet interrogatoire, mit fin à l’entretien :
  
  - Je vous remercie, monsieur Regnier. Si Mlle Texeau se mettait en rapport avec vous, je vous saurais gré de m’en avertir. Et conseillez-lui vivement de se présenter au plus tôt à la Préfecture.
  
  - Je n’y manquerai pas. Je souhaite que vous résolviez rapidement cette énigme, Commissaire.
  
  Baldini se contenta de soupirer en le raccompagnant dans le hall.
  
  
  
  
  
  Vers cinq heures, Gontran appela Francis à l’Europa. Un rendez-vous fut pris sans qu’aucune allusion fût faite à leurs objectifs communs.
  
  Coplan quitta l’hôtel en canot automobile, débarqua de l’autre côté du Grand Canal et opéra sa jonction avec son ami non loin des installations portuaires du canal de la Giudecca, dans un quartier dédaigné par les touristes.
  
  - Alors, tu l’as vue ? questionna Gontran, sur des charbons ardents.
  
  - Ah ouiche ! laissa tomber Francis. Ça se gâte de plus en plus. Irène est introuvable et la police se figure qu’elle est mêlée au meurtre de Stakov.
  
  Gontran esquissa une grimace.
  
  - Décidément, ça ne tourne pas rond, marmonna-t-il. Pourvu que les agresseurs de Stakov ne lui aient pas mis le grappin dessus, à elle aussi !
  
  - C’est évidemment la première chose qui m’est venue à l’esprit, émit Coplan, tourmenté. Mais il y a d’autres possibilités.
  
  Ils se mirent à marcher tandis que Francis racontait son entrevue avec Baldini et son propre étonnement devant le brusque départ de la jeune femme.
  
  - Nous allons passer un coup de bigophone à Pontvallain, dit-il en conclusion. Si elle s’est repliée sur Paris, nous allons devoir modifier nos batteries.
  
  Gontran suivit des yeux un pétrolier qui filait vers la mer.
  
  - Etant donné la durée du trajet, de Venise à Paris, si ton hypothèse est juste, nous devrons quand même patienter jusqu’à demain pour être fixés, fit-il valoir. Allons-nous rester les bras croisés d’ici là ?
  
  - Que veux-tu que nous fassions ? Nous n’avons aucun point de départ, aucune piste... La police dispose de plus d’éléments que nous : elle a pu fouiller la chambre du couple, examiner le cadavre de Stakov. Et elle s’efforce sûrement de reconstituer l’itinéraire suivi par Irène après sa sortie de l’hôtel. Je parie que son signalement est déjà diffusé aux postes frontières.
  
  - Alors, je doute qu’elle parvienne à repasser en France sans se faire épingler, souligna Gontran.
  
  Cette remarque fit réfléchir Coplan.
  
  Effectivement, leur collègue n’aurait pas commis l’erreur de fuir vers Paris si elle avait su que son amant avait été assassiné. C’eût été une entreprise absurde, susceptible de la compromettre aux yeux de la police italienne et contraire aux enseignements les plus élémentaires du métier.
  
  - C’est vrai, dit Francis. De deux choses l’une : ou bien elle va être arrêtée incessamment parce qu’elle se balade sans savoir que Stakov a été liquidé, ou bien elle est tombée dans une trappe. Donc il est inutile de téléphoner à Pontvallain. Mieux vaut cultiver Baldini : ce n’est que par lui que nous obtiendrons des tuyaux intéressants.
  
  - Tâche de lui tirer les vers du nez avant qu’il te fourre en boîte, persifla Gontran. Tu fais un rival très acceptable. De là à te...
  
  Coplan, distrait, lui coupa la parole en demandant :
  
  - Pourquoi les meurtriers de Stakov ont-ils éprouvé le besoin de l’exposer sur une place publique ?
  
  Interloqué, son camarade le regarda de travers.
  
  - Oui, c’était jouer la difficulté, reconnut-il. Pas de voitures pour trimbaler le cadavre et, par contre, autant de canaux qu’on en veut pour le balancer dedans. Note qu’on a pu descendre Stakov pendant qu’il traversait le Campo.
  
  - Souviens-toi de l’information publiée par La Notte. Des indices montrent que le corps a été apporté à cet endroit. En outre, Baldini ne m’aurait pas cuisiné de la même manière si le décès s’était produit à la fin de la nuit.
  
  - Où veux-tu en venir?
  
  - A ceci : le ou les auteurs du crime ont voulu lui donner une publicité immédiate. Reste à voir dans quel but.
  
  Le crépuscule commençait à dorer le paysage. Des péniches et des remorqueurs sillonnaient constamment ce chenal où ne s’aventuraient pas les gondoles.
  
  - Je voudrais repêcher ce type auquel Irène avait parlé hier soir, au Paon Doré, reprit Coplan, songeur. Leur rencontre n’a pas été due au hasard et je suis persuadé qu’elle a modifié quelque chose dans les perspectives de notre amie. De plus, c’est à partir de là que nous avons été pris en filature.
  
  Nous irons boire un verre dans ce dancing ce soir.
  
  
  
  
  
  Après le dîner, Coplan forma le numéro de la Préfecture et s’informa si le commissaire Baldini était toujours là. On le lui passa sur-le-champ.
  
  - Ici Regnier. Avez-vous du neuf, au sujet de Mlle Texeau ?
  
  - Absolument rien. Vous non plus ? s’enquit Baldini non sans une pointe d’aigreur.
  
  - Ma démarche vous l’indique... Vous savez, le sort de cette dame commence à m’inquiéter.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Il est tout à fait anormal qu’elle n’ait pas encore donné signe de vie à l’heure actuelle.
  
  - Je partage votre opinion, mais je crains que nos vues ne divergent sur le motif de son silence.
  
  - Je ne veux pas discuter le bien-fondé de vos soupçons, mais je redoute que la disparition de cette personne ne soit pas volontaire.
  
  La voix de Baldini devint inquisitrice :
  
  - Qu’est-ce qui vous le fait supposer, je vous prie ?
  
  - Le fait qu’elle ne m’ait pas téléphoné comme elle en avait exprimé l’intention hier soir. Pourquoi me l’aurait-elle promis, sachant qu’elle allait quitter Venise ?
  
  Baldini bougonna :
  
  - Vous vous raccrochez à un détail bien mince, monsieur Regnier. Une telle promesse, venant de la part d’une femme, ne signifie rien. En l’occurrence, votre sollicitude tombe à faux, permettez-moi de vous le dire. La moralité de cette femme, qui vivait aux crochets du comte Stakov, est plutôt douteuse. J’essaie précisément d’établir si une assurance-vie n’a pas été contractée en sa faveur.
  
  Évidemment, le policier cherchait un mobile classique bien palpable, faute d’autres éléments. Coplan déduisit de sa réponse qu’il n’avait rien appris de plus sur Irène en fouillant la chambre du couple. Dans un sens, cela valait mieux. Il objecta cependant :
  
  - Croyez-vous que Mlle Texeau se serait volatilisée si elle avait attendu un bénéfice de la mort de son amant ?
  
  - Pourquoi ne se montre-t-elle pas, si elle n’a rien sur la conscience ? s’obstina Baldini, embarrassé.
  
  - Parce qu’elle en est empêchée, à mon humble avis.
  
  - Eh bien, soyez tranquille : tous les services sont sur les dents pour la retrouver dans le plus bref délai. Maintenant, excusez-moi, j’ai beaucoup de travail. Bonsoir.
  
  Coplan remit le combiné sur sa fourche. La police n’était guère plus avancée que lui. Et l’éventualité d’un accident banal, stupide, perdait toute consistance.
  
  Alors que la main de Francis restait posée sur la poignée d’ébonite, le timbre vibra.
  
  - On vient d’apporter un télégramme pour vous, Signor, lui déclara le standardiste. Faut-il vous le faire monter ?
  
  - Bien sûr.
  
  Peu après, un chasseur vint lui apporter le pli sur un plateau.
  
  Coplan décacheta le télégramme, et ses sourcils se haussèrent. Le message était chiffré, en provenance de Paris. Sa traduction en clair allait exiger un bout de temps.
  
  Francis consulta sa montre : il avait une bonne heure devant lui, avant de se rendre au Paon Doré, il s’installa sur le canapé pour procéder au décodage.
  
  Mot à mot, le texte prit forme. A la fin, délivré de la concentration mentale que réclamait le déchiffrement, Coplan relut le tout : « FT-23 communique Stakov assassiné. Stop. S’est réfugiée au 3057 Calle delle Bande, demande envoi d’un agent de liaison avec autres papiers d’identité eu égard situation difficile. Stop. Contactez FT-23, exigez explications détaillées, urgent. - Marc Antoine »
  
  La poitrine allégée, Coplan sifflota. Irène était en vie, elle rétablissait le circuit avec le Service !
  
  Elle avait donc jugé bon de se mettre à l’abri à Venise même. Mais comment avait-elle appris, avant que la presse ne l’annonce, que son amant avait été tué ?
  
  Coplan logea l’adresse dans sa mémoire avant d’aller détruire, dans la salle de bains, ce message qui aurait fait sursauter Baldini s’il en avait eu connaissance. Ensuite, à l’aide d’un plan de ville encarté dans un guide touristique, il localisa l’emplacement de la Calle delle Bande.
  
  Cette ruelle se trouvait à peu près à mi-chemin entre le Quai des Esclavons et le Pont du Rialto. Le numéro très élevé assigné à l’immeuble, apparemment peu compatible avec la longueur de la voie, n’était pas erroné, les maisons étant numérotées en fonction de leur localisation dans la ville et non selon la place qu’elles occupent dans une rue.
  
  Quand Coplan arriva au Paon Doré, la salle était encore à moitié vide. L’orchestre déployait de l’entrain mais quatre couples seulement évoluaient sur la piste.
  
  Gontran était assis à une petite table ronde, au fond de la salle. Il arborait une expression blasée, ses mains cachées dans les poches de son pantalon.
  
  Les deux agents français n’échangèrent pas le plus petit signe de connivence. Coplan alla s’installer sur la banquette qui longeait le mur perpendiculaire au bar.
  
  Les musiciens firent une pause. Les danseurs retournèrent devant leur orangeade ou leur whisky-soda. L’homme qui avait invité Irène la veille n’était pas parmi eux. Ni ailleurs dans la salle.
  
  Coplan songea qu’à ce moment-là, Stakov vivait encore, et qu’à présent il était allongé sur une table de marbre de la morgue. On n’avait sûrement pas trimbalé le cadavre sur une longue distance, dans ces petites rues de deux mètres de large, pour aller le déposer près du pozzo.
  
  Le quintette se remit à l’ouvrage, entama un twist.
  
  L’individu qui avait filé Irène et son cavalier lors de leur retour à l’hôtel ne se montra pas non plus.
  
  Au bout de trois quarts d’heure, Coplan jugea inutile de prolonger sa présence dans cette boîte insipide. Il appela le maître d’hôtel, paya son gin-fizz, se dirigea vers la sortie.
  
  A l’extérieur du cabaret, il respecta la tactique convenue avec son coéquipier : il partit vers le théâtre de la Fenice, le contourna et s’engagea dans la rue qu’il avait empruntée avec Irène.
  
  Parvenu au Campo Morosini, il s’attarda quelques secondes devant l’architecture du portail de l’église, puis il réenfila le passage dont il venait de déboucher. Si un quidam lui avait emboîté le pas, il allait être pris en sandwich entre Gontran et lui.
  
  Mais ce fut Gontran que Francis vit venir à sa rencontre.
  
  - Ils t’ont laissé tomber, maugréa son camarade, dépité. As-tu repéré ton métèque, au moins ?
  
  - Non, dit Coplan. Ce n’est d’ailleurs pas une catastrophe, car il y a du nouveau : Irène est planquée dans les environs et nous devons la dépanner. Signé Pontvallain.
  
  - Ah bah ? fit Gontran, éberlué. Elle est donc en sécurité, saine et sauve ?
  
  - Elle semble avoir pris les mesures voulues pour échapper à ceux qui la surveillaient, constata Francis. Mais c’est vis-à-vis de la police qu’elle est en mauvaise posture, maintenant. Et vis-à-vis du Vieux par la même occasion. Elle a mal mené sa barque, ça ne fait pas un pli.
  
  - Où crèche-t-elle ?
  
  - L’adresse ne te dirait rien. Nous y allons...
  
  
  
  
  
  Vingt minutes plus tard, ils aboutirent devant une maison d’angle dont la façade donnait sur la Calle et le pignon latéral sur un rio où diverses embarcations étaient abandonnées la nuit.
  
  Dans le bas, au rez-de-chaussée, il n’y avait qu’une porte à ogive romane, trois fenêtres de style Renaissance ne se découpant qu’au niveau du premier étage. Au second, les fenêtres étaient rectangulaires, sans la moindre fioriture.
  
  A l’époque de sa construction, trois ou quatre siècles auparavant, cette bâtisse avait dû être une demeure bourgeoise sans prétention. Dans son état de vétusté actuel, c’était presque une masure. Ses murs étaient curieusement bombés par endroits, des crevasses bouchées par du plâtre les sillonnaient de bas en haut.
  
  Coplan et son ami échangèrent un coup d’œil incertain. Il n’y avait pourtant pas à s’y tromper : une plaque portant le numéro 3057 était clouée au-dessus de l’encadrement de la porte.
  
  L’ancien heurtoir de bronze était doublé d’un bouton de sonnerie électrique. Coplan appuya dessus mais n’entendit pas résonner le timbre à l’intérieur.
  
  L’attente fut longue. Francis allait appuyer une seconde fois quand, soudain, le lourd panneau de bois pivota sur ses gonds.
  
  Une figure d’homme, suspicieuse, apparut dans l’encadrement.
  
  Coplan tressaillit, mais ses traits ne bougèrent pas.
  
  - Nous désirerions voir Mlle Texeau, dit-il en italien.
  
  Le cerbère baragouina quelque chose en une langue inintelligible et voulut lui claquer la porte au nez. La paume gauche de Coplan s’appliqua sur le panneau ; son bras, aussi rigide qu’un étau, l’empêcha de se refermer.
  
  - La dame nous attend, reprit-il d’une voix calme. C’est très important. Nous savons qu’elle est ici. Prévenez-la qu’un monsieur venant de Paris voudrait lui parler.
  
  Incapable de repousser le vantail, le type grommela, cette fois en français, avec un accent bizarre :
  
  - Comment savez-vous qu’elle est ici ? Elle ne l’a dit à personne...
  
  - Sauf à moi, dit Francis. Elle a besoin de mon aide.
  
  Gontran était venu se poster à côté de lui, les bras ballants. Le pied de Coplan, bloqué contre le battant, renforçait encore la résistance opposée par sa main.
  
  Très contrarié, le personnage dévisagea les deux intrus d’un air hostile. Il dut se rendre compte qu’il ne pourrait pas les congédier, ni par la persuasion, ni par la force.
  
  - Bon, capitula-t-il après réflexion. Venez.
  
  Il céda le passage.
  
  Francis et Gontran pénétrèrent dans l’immeuble, avancèrent dans un couloir lépreux éclairé par une vieille ampoule poussiéreuse. L’huis se rabattit derrière eux avec un petit bruit mou.
  
  - Suivez-moi, dit leur hôte à contrecœur.
  
  Il les introduisit dans une pièce sommairement meublée d’une table rustique entourée de quatre chaises, d’un bahut en bois foncé surchargé d’ornements et d’un coffre-banquette aligné contre un des murs.
  
  - Attendez ici, intima l’homme. Je vais demander des instructions à la demoiselle.
  
  Il marcha vers le fond de la pièce, où une autre porte communiquait avec la pièce suivante.
  
  Coplan fondit sur lui à la vitesse de l’éclair, le tira par l’épaule pour lui faire accomplir un demi-tour et lui décerna un direct foudroyant à la base du menton. L’individu chancela, anesthésié net par le choc. Francis le rattrapa par sa veste pour l’empêcher de s’écrouler contre la muraille. Il laissa sa victime s’affaler lentement sur le sol.
  
  Médusé, Gontran regardait sans comprendre.
  
  - Il se passe ici quelque chose de pas catholique, confia Francis à voix basse. Ce type, c’est lui qui nous avait pistés hier soir...
  
  - M... chuchota son compagnon. Et si c’est un copain d’Irène ?
  
  Coplan réfuta :
  
  - Si elle avait eu un garde du corps, elle n’aurait pas eu besoin de moi. Retourne dans le couloir et garde la sortie pendant que j’explore cette baraque.
  
  A cette seconde précise, un verrou fut brutalement manœuvré derrière eux. En même temps, une voix anxieuse appela « Dimiter ! » et posa une question incompréhensible.
  
  Puis un silence tendu plana.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  En trois enjambées, Coplan gagna la porte par laquelle ils étaient entrés dans la pièce. L’issue était condamnée. L’inconnu qui avait poussé le verrou devait se tenir aux aguets de l’autre côté.
  
  Francis articula d’un ton rude :
  
  - Dimiter est notre otage. Allez chercher l’amie du comte Stakov, c’est la meilleure manière de dissiper les malentendus. Dites-lui que Regnier veut lui parler.
  
  Il n’y eut pas de réponse.
  
  Des pas s’éloignèrent vers l’intérieur de la maison.
  
  - Nous sommes frais, émit Gontran, assombri. Nous n’avons même pas un pistolet.
  
  Il se baissa et tâta les poches de l’homme inanimé dans l’espoir de trouver une arme. Dimiter en était démuni.
  
  Coplan, qui continuait à tendre l’oreille, marmonna :
  
  - Cette boîte ressemble furieusement à une souricière : des murs épais de 80 centimètres et pas une fenêtre sur l’extérieur. Elle a choisi l’endroit pour se réfugier, la copine !
  
  Mais au fond de lui-même se levait une méfiance grandissante.
  
  Obéissant à une inspiration subite, il fonça vers la porte que Dimiter se proposait d’ouvrir quand il l’avait attaqué. Il l’ouvrit sans difficulté, observa tout d’abord l’intérieur de la pièce sans bouger du seuil. C’était une cuisine rudimentaire, avec un fourneau à charbon sous une énorme hotte, un réchaud à gaz posé sur une petite armoire salie, une table fruste et un haut buffet.
  
  Curieux, Gontran vint examiner les aîtres. Les seules ouvertures étaient une minuscule lucarne située juste sous le plafond et une autre porte dans le mur de droite. Une odeur de renfermé, faite de relents d’ail, de fumée refroidie et de vapeurs humides, empestait l’atmosphère.
  
  Un cri de femme déchira le silence.
  
  D’un bond, les deux agents se précipitèrent ensemble vers la seconde issue de la cuisine et se bousculèrent pour l’ouvrir. Peine perdue : frénétiquement secoué, le battant ne céda pas.
  
  - Nom de D... ! jura Coplan, édifié par le gémissement de souffrance qu’ils venaient d’entendre. Les meurtriers de Stakov ont rattrapé la petite avant nous !
  
  Il prit trois pas de recul et, comme un forcené, il ébranla le panneau d’un fantastique coup d’épaule. Autant vouloir défoncer un mur de béton : le bois devait avoir une épaisseur d’au moins cinq centimètres.
  
  Néanmoins, Coplan récidiva, secondé cette fois par son collègue, qui synchronisa son effort avec le sien. La violence du choc n’eut pas raison de la solidité de la boiserie ou du verrou.
  
  Une seconde exclamation de douleur retentit, vraisemblablement à l’étage. Puis une voix masculine, sourde et menaçante, proféra quelques paroles indistinctes.
  
  - On la torture, haleta Gontran, le visage défait.
  
  Le souvenir des sévices qu’il avait lui-même endurés plusieurs années auparavant déclenchait en lui un trouble psychologique dès qu’il devinait la souffrance d’un autre être.
  
  Coplan, le gosier sec, se mit à chercher un objet quelconque pouvant servir à démolir l’obstacle qui se dressait devant eux.
  
  - Gare-toi ! clama-t-il.
  
  Il empoigna par deux de ses pieds la table de cuisine, l’arracha du sol et, avec un râle de bûcheron, il l’abattit contre la porte. Le meuble se fracassa, se disjoignit en plusieurs morceaux, mais ne causa que des éraflures au vantail. Pour l’entamer, il eût fallu la hache d’un sapeur...
  
  Furibond, Coplan jeta par terre les débris restés dans ses mains. Il n’aurait pas plus de chance du côté de la pièce voisine, de toute évidence.
  
  Des bruits de voix résonnèrent encore. Deux hommes au moins discutaient avec agitation. Irène ne criait plus.
  
  - Y a pas, faut qu’on s’en sorte, gronda Coplan, exaspéré. Donne-moi un coup de main : ce poêle est en fonte, on va l’utiliser.
  
  Cette vieille cuisinière devait peser dans les 150 kilos. Les prisonniers la détachèrent de la cheminée et la mirent en longueur. Ensuite ils la soulevèrent pour la balancer en cadence contre le battant, infligeant à ce dernier des secousses sauvages. Ils durent reprendre haleine au bout d’une demi-douzaine d’ébranlements, alors qu’aucun craquement précurseur n’avait récompensé leurs efforts.
  
  - C’est de l’acier, ou quoi ? ragea Gontran, écœuré.
  
  - Du chêne massif ou du teck, pour le moins. On n’est pas sortis de l’auberge, mon petit vieux.
  
  Ils guettèrent l’approche éventuelle d’un des habitants de la maison, à la suite du vacarme provoqué par leurs tentatives.
  
  Un silence écrasant régnait dans toute la bâtisse.
  
  Au bout de quelques secondes, Gontran proféra :
  
  - Ils ne vont pas attendre que nous cassions tout, ou que nous crevions de notre belle mort... Ils préparent sûrement quelque chose.
  
  Coplan s’essuya le front du revers de la main. Sa fureur était tombée, et son cerveau n’en travaillait que plus vite.
  
  - Ces types n’ont plus d’autre ressource que de nous liquider, jugea-t-il sans se faire d’illusions. Et ça ne va pas tarder.
  
  Or, justement, des allées et venues se produisirent dans l’escalier. Les nerfs tendus, Francis et Gontran écoutèrent, prêts à vendre chèrement leur peau.
  
  Mais les pas ne se rapprochaient pas du couloir d’entrée. Ils crissaient sur un pavement, s’atténuaient, s’amplifiaient à nouveau. Les captifs ne parvenaient pas à leur attribuer un sens précis. Quant à Irène, il y avait déjà plusieurs minutes qu’elle s’était tue.
  
  Les mâchoires contractées, Coplan retourna près du corps du nommé Dimiter. Il lui redressa le buste en l’agrippant par les revers et le calotta sèchement par trois fois. Gontran remplit un verre au robinet, en jeta le contenu dans la figure de leur otage. Ce fut radical. Dimiter s’ébroua, les yeux clignotants.
  
  Francis le délesta de son portefeuille avant de le relâcher. L’homme, hébété, se massa le menton et regarda autour de lui.
  
  Gontran l’apostropha :
  
  - Qu’est-ce qui se passe, ici ? Vous détenez l’amie de Stakov ?
  
  L’interpellé rassembla ses esprits, laborieusement. Sa réponse consista en un grognement évasif.
  
  - Ce loustic possède une carte de séjour française, annonça Coplan. Il est Bulgare et s’appelle théoriquement Dimov. Dimiter Dimov...
  
  Il s’adressa au titulaire de la pièce d’identité :
  
  - Tâchez de convaincre vos complices de nous relâcher, avec notre compatriote, sinon gare à vous.
  
  Dimiter réagit d’une façon plus intelligible.
  
  - Les autres ne m’écouteront pas, grommela-t-il. Je ne suis pas le chef.
  
  - A vous de gueuler assez fort. Levez-vous et appelez vos copains. S’ils refusent le marché, je vous tords le cou, compris ?
  
  D’un coup de pied dans les tibias, Coplan accéléra les mouvements du Bulgare. Ce dernier se dressa sur ses jambes et, en vacillant, il se rendit dans la cuisine. Là, devant la porte à peine ébréchée, il mit ses mains autour de sa bouche et cria :
  
  - Parvan ! Christo ! !
  
  Quelle que fût l’épaisseur des murs, ses appels avaient dû se répercuter dans toute la maison. Ils furent pourtant vains. Sans qu’on l’y obligeât, Dimov les renouvela de toute la puissance de ses cordes vocales, sans plus de succès.
  
  Nerveux, il se tourna vers ses adversaires en arborant une expression anxieuse. La baraque semblait transformée en sépulcre.
  
  Coplan attrapa le Bulgare par le col.
  
  - Où est gardée la demoiselle ?
  
  - Au second étage, dans une chambre du côté du canal, bégaya le Slave, secoué comme un prunier.
  
  - A combien êtes-vous arrivés dans cette bicoque ?
  
  - A trois...
  
  - Quand ?
  
  - Ce matin, à dix heures.
  
  - Pourquoi vous êtes-vous emparés d’Irène Texeau ?
  
  Une lueur passa dans les prunelles sombres du ressortissant balkanique.
  
  - Ne vous mêlez pas de ça, murmura-t-il. Cela ne regarde que nous. Et nous exécutons des ordres.
  
  - Des ordres de qui, fripouille ? éclata Gontran, furieux.
  
  - Du chef de la Police de Sécurité, à Sofia, avoua Dimov avec défi.
  
  Les deux Français se décochèrent un regard significatif : leur collègue FT-23 était brûlée, elle se trouvait aux mains d’agents chargés de l’arrêter, sinon de la supprimer à son tour.
  
  Inopinément, Coplan cloua du bras gauche Dimov contre le mur et son poing droit partit en flèche. Renvoyé dans les pommes, le Bulgare s’effondra sur place.
  
  - Ses acolytes l’ont sacrifié, c’est clair, dit Francis pour expliquer son geste. Ils ont probablement quitté l’immeuble et ils vont revenir avec un matériel approprié afin de nous liquider en douce, sans combat. C’est le moment ou jamais de nous évader.
  
  - Tu parles, renchérit Gontran. Une police secrète ne libère jamais des témoins gênants... Viens, on remet ça.
  
  Ils unirent leurs forces et catapultèrent derechef leur lourd projectile contre le battant.
  
  Cette fois, au troisième coup de boutoir, la porte se fendit sur toute sa hauteur. Au quatrième, elle craqua.
  
  Ils achevèrent de la défoncer jusqu’à ce que ses éclats volent de l’autre côté. Finalement, la porte disloquée, ou plutôt ce qui en restait, dégringola par terre. Puis un grand silence emplit à nouveau la maison. Sans nul doute, ses occupants l’avaient abandonnée.
  
  Coplan récupéra le verre, le remplit, but une gorgée, le tendit ensuite à son camarade :
  
  - A la tienne... Je cavale là-haut.
  
  Gontran fit un signe d’assentiment et porta le verre à ses lèvres. Une sonnerie stridente, vibrant tout à coup dans le calme rassurant de l’édifice, électrisa les deux hommes.
  
  Saisis, ils connurent deux secondes de désarroi.
  
  Qui voulait entrer ? Ami ou ennemi ? Un voisin excédé par leur boucan ou la police ?
  
  - Essayons de filer par le canal, souffla Coplan.
  
  - Et Irène, on la laisse tomber ?
  
  - Bon Dieu non !
  
  Le cliquetis métallique d’une clé qu’on introduisait dans la serrure annonça que le visiteur, las d’attendre, allait entrer de sa propre autorité !
  
  - Il n’y a plus qu’à lui tomber dessus, soupira Francis.
  
  Mais l’ouverture qu’ils venaient de pratiquer ne débouchait pas sur le couloir : elle donnait accès à un réduit doté de deux passages voûtés, l’un conduisant au vestibule, l’autre à un palier de pierre d’où descendait un escalier.
  
  Or, ce ne fut pas un homme, mais un groupe d’hommes qui franchit le seuil de la maison. Ils étaient munis de lampes torches et les faisceaux lumineux révélèrent leur nombre : ils étaient trois.
  
  Gontran et Francis le réalisèrent à temps : ils se plaquèrent contre la muraille du réduit, de part et d’autre du passage qui prolongeait le couloir.
  
  Lorsque les inconnus eurent refermé derrière eux, ils émirent des réflexions en une langue slave. Leur premier soin fut de débloquer le verrou de la pièce précédant la cuisine.
  
  Un des arrivants y pénétra et poussa une exclamation en apercevant le corps de Dimov. Il dut faire part de sa découverte à ses compagnons mais ceux-ci ne le rejoignirent pas. Le second d’entre eux proféra des mots rageurs et se mit à progresser vers le réduit, pistolet au poing.
  
  Poursuivant son exploration, l’homme qui s’était penché sur Dimov parvint devant la porte démolie. Lui aussi avait un automatique dans la main droite.
  
  Les Français, pris entre deux feux, n’eurent pas le loisir de refluer vers l’escalier, chacun d’eux étant couvert par l’arme d’un des envahisseurs, lesquels avaient eu un haut-le-corps en les voyant, immobiles, dans ce cul-de-sac.
  
  L’espace était trop restreint pour engager la lutte. Francis et Gontran, tenus en joue d’un côté comme de l’autre, durent lever les bras.
  
  Une voix leur intima un ordre qu’ils ne comprirent pas. La même injonction fut alors répétée en italien :
  
  - Sortez de là, les mains sur la tête.
  
  Gontran se présenta le premier dans le petit tunnel. Le rayon d’une torche l’éblouit. Il avança tandis que le possesseur de la lampe reculait.
  
  - A vous, enjoignit l’individu planté sur les décombres de la porte détruite, en désignant Coplan avec le canon de son pistolet.
  
  Francis s’engagea sur les traces de son prédécesseur, la tête courbée pour ne pas se cogner à la voûte. Derrière lui, le type lui emboîta le pas.
  
  Étroitement encadrés, les prisonniers s’entendirent poser la question :
  
  - Où est Mlle Texeau?
  
  Gêné par l’éclat des torches, Coplan essaya de voir la physionomie de son interlocuteur.
  
  - Nous étions venus pour la rencontrer, mais nous avons été bouclés dans les pièces du bas, répondit-il, se demandant toujours à qui il avait affaire.
  
  - Regnier ! lança une voix stupéfaite. Comment avez-vous abouti à cette maison?
  
  Coplan s’avisa subitement que son interlocuteur était le Bulgare avec lequel Irène avait dansé au Paon Doré, l’ami de Todor Stakov. Il en ressentit un soulagement notable.
  
  - Je ne sais pour quelle raison Irène m’avait communiqué cette adresse, improvisa-t-il. Elle m’avait donné rendez-vous ici, ce soir, et nous sommes tombés dans un traquenard.
  
  L’homme jeta un ordre à ses adjoints. Les pistolets s’abaissèrent. Gontran, déconcerté, glissa un regard interrogateur vers son collègue mais Francis, non moins intrigué que lui, ne le remarqua pas.
  
  - C’est vraiment curieux, reprit alors le chef du trio, en français. Moi aussi, j’ai été prévenu mais je savais qu’elle courait un danger... Vous a-t-elle dit qui j’étais ?
  
  - Non.
  
  - Je suis le baron Nikola Zlatev. Que s’est-il passé ici, exactement ? Et qui est ce monsieur qui vous accompagne ?
  
  Coplan déclina le nom d’emprunt de Gontran, le présenta comme un autre délégué d’Euro-Consortium. Puis il relata les faits sans toutefois mentionner qu’il avait assailli Dimov parce qu’il l’avait reconnu, et signala que celui-ci prétendait appartenir à la Police de Sécurité bulgare.
  
  - Nous allions monter à l’étage quand vous avez pénétré dans l’immeuble, et nous pensions que c’étaient les complices de Dimov qui revenaient, conclut-il. Vous comprenez quelque chose à cet imbroglio, vous ?
  
  Zlatev hocha la tête, méditatif.
  
  - Allons voir là-haut, décida-t-il. Mes hommes vont garder l’entrée.
  
  Il donna les instructions nécessaires puis, son automatique en batterie, il escalada les marches. Francis le suivit.
  
  Au deuxième étage, ils visitèrent successivement les chambres donnant sur le rio. Dans l’une d’elles, vide comme les autres, des sous-vêtements féminins jonchaient un lit saccagé. Une mallette de cuir, ouverte, dégarnie de son contenu, gisait sur une chaise, et une robe d’été pendait au portemanteau.
  
  - Les chiens ! sacra le Bulgare, les traits altérés. Ils vont lui réserver le même sort qu’à Todor... Qui sait si elle n’était pas déjà morte quand ils l’ont emportée !
  
  Coplan promena un regard sur l’ensemble de la pièce. La présence d’objets vestimentaires ne changeait rien à l’essentiel : Irène n’était plus là.
  
  - Voyons toujours ailleurs, dit Francis entre ses dents.
  
  Ils fouillèrent partout, même sous les combles et dans les pièces de l’étage inférieur, et ils durent se rendre à l’évidence : la jeune femme avait été emmenée ailleurs.
  
  Déprimés, ils redescendirent.
  
  Voyant la mine renfrognée de Francis, Gontran articula :
  
  - Ils l’ont liquidée?
  
  - Elle est introuvable, corrigea Coplan, laconique.
  
  Zlatev fit part de la nouvelle à ses lieutenants, qui avaient réveillé Dimiter Dimov entre-temps.
  
  - Les gredins qui étaient ici ont vidé les lieux définitivement, jugea Zlatev. Ils ont dû emprunter le canal : c’était la seule voie possible pour évacuer leur prisonnière.
  
  Son regard se fixa sur Dimov, et soudain sa colère explosa.
  
  Il vomit une série d’imprécations dans sa langue natale et clama une question. L’homme de la police secrète, visiblement résolu à ne pas trahir ses acolytes, garda un silence buté.
  
  Zlatev inspira profondément pour reprendre sa maîtrise de soi. Il se tourna vers Coplan :
  
  - Je rends hommage à votre esprit chevaleresque mais je pense que vous feriez mieux, à présent, de rentrer chez vous. Tâchez d’oublier tout ceci et, je vous le demande comme un service personnel, n’en dites surtout pas un mot à la police. Cela n’arrangerait rien, bien au contraire.
  
  - Un moment, objecta Francis, à cran. Vous croyez peut-être que ça peut se terminer ainsi, mais pas moi ! Stakov a été assassiné, sa compagne est séquestrée, puis enlevée par des gens qui obéissent à des ordres de Sofia, et vous voudriez que je n’informe pas la police italienne de ce que je sais ? De quel droit ? Et pourquoi ?
  
  Une ride d’ennui assombrit le front de Zlatev. Embarrassé, il finit par déclarer :
  
  - J’ai beaucoup plus de chances de retrouver les agresseurs de Stakov et de son amie que la police de ce pays. Je conçois parfaitement votre indignation, elle est tout ce qu’il y a de plus légitime. Néanmoins, je ne puis pas vous révéler les dessous de cette affaire. En intervenant, vous feriez plus de mal que de bien et vous compromettriez mes propres recherches.
  
  - Mais enfin, questionnez cet homme ! s’écria Francis en pointant l’index vers Dimov. Il doit savoir où ses complices ont transporté Irène ! Il sait sûrement où se cache le meurtrier de Stakov !
  
  Le visage de Zlatev devint glacial.
  
  - Je vais interroger cet individu à fond, n’en doutez pas, assura-t-il. Ses réponses ne sauraient toutefois présenter de l’intérêt pour vous. Je me charge de régler les comptes en suspens. Cela dit, vous êtes libre.
  
  Coplan était dans une impasse.
  
  Dans son rôle de représentant d’une société financière, pas plus que dans celui d’ami bénévole, il ne pouvait exiger des explications détaillées sans risquer de susciter dans l’esprit de Zlatev une défiance préjudiciable. Par surcroît, quelle était la position réelle de ce baron bulgare qui avait providentiellement surgi à cette adresse supposée secrète ?
  
  Acerbe, Coplan prononça :
  
  - Fort bien. En tout cas, dépêchez-vous d’agir car le commissaire Baldini, qui s’occupe de l’enquête sur la mort de Stakov, me soupçonne d’être mêlé à ce drame. Il est donc extrêmement souhaitable que Mlle. Texeau réapparaisse au plus vite.
  
  Zlatev se détendit légèrement.
  
  - Je ferai l’impossible, promit-il. J’ai une dette sacrée envers elle, je mettrai tout en œuvre pour la sauver, soyez-en convaincu.
  
  Puis, après un temps, il passa une main soignée sur son front et demanda :
  
  - Quand vous a-t-elle fait part de son projet de venir loger dans cette maison?
  
  - Elle m’a passé un coup de fil en fin de matinée. N’est-ce pas vous qui lui aviez conseillé, hier soir au Paon Doré, de venir s’installer ici ?
  
  - Moi ? fit Zlatev, surpris. Nullement... Je voudrais bien savoir qui lui a inspiré cette idée.
  
  - Qu’est-ce qui vous a déterminé, vous, à opérer une descente dans cet immeuble ?
  
  Le Bulgare le regarda fixement, comme s’il était frappé par une anomalie. Il se reprit.
  
  - Je regrette de ne pouvoir vous répondre sur ce point, opposa-t-il, de nouveau guindé. Maintenant, ne perdons plus de temps : je vous serais reconnaissant de partir... J’habite au Daniéli, vous à l’Europa. Il nous sera facile de rester en contact, et je vous tiendrai au courant de la suite. Dans votre intérêt bien compris, soyez discret. Bonsoir, Regnier.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  - Y a pas, on est vernis, résuma Gontran d’une voix maussade quand ils eurent marché pendant quelques minutes dans des ruelles désertes. On tombe en pleine foire d’empoigne, et qui plus est, par la faute d’Irène. Une sacrée novice, cette fille !
  
  Coplan, les coudes au corps et ses poings enfoncés dans ses poches, répliqua brièvement :
  
  - Taxe-la de complicité avec ces flics, tant que tu y es...
  
  Mais, en son for intérieur, il dut admettre qu’on avait pu mettre la jeune femme en condition, et lui faire tout avouer.
  
  Taciturnes, ils continuèrent de déambuler dans des ruelles en chicane, approximativement dans la direction du Quai des Esclavons.
  
  Gontran se hasarda à rouvrir la bouche :
  
  - A vue de nez, ces agents de Sofia ont l’air d’être en possession des renseignements que nous étions venu chercher. Si on pouvait en piquer un...
  
  - Ici ou à Paris, spécifia Coplan.
  
  - Bon sang, as-tu relevé l’adresse de ce Dimov ?
  
  - J’ai fauché sa carte de séjour : elle est dans ma poche.
  
  Ils débouchèrent devant le Grand Canal, près du Rialto, exactement à l’opposé d’où ils voulaient se rendre. Cette erreur en disait long sur leur état d’esprit. Ils furent contraints d’affréter une embarcation pour regagner le Palais Ducal.
  
  Lorsqu’ils eurent débarqué à leur point de destination, ils avancèrent sur le quai et, à quelque distance des gondoliers de garde, Francis prononça d’un ton exaspéré :
  
  - Où ces types ont-ils pu emmener leur captive ? Crénom, leur Q.G. doit se trouver dans un très faible rayon autour du Campo San Luca, mais où ?
  
  - Ce Zlatev l’apprendra peut-être en cuisinant Dimov ; nous sommes bien forcés de nous en remettre à lui, constata Gontran.
  
  Au pied du campanile, à l’endroit où ils devaient se séparer pour regagner leurs hôtels respectifs, il conclut :
  
  - Moi, je suis claqué... Sauf avis contraire de ta part, je ne bougerai pas de chez moi. Je te laisse le soin d’apprendre les bonnes nouvelles à Pontvallain.
  
  Coplan ne lui répondit que par une mimique acide et ils partirent chacun dans leur direction.
  
  Les Maures de l’horloge frappèrent deux coups au moment où Francis s’engageait sous le passage de la galerie Correr.
  
  En fait d’explications à fournir à Pontvallain, cela promettait d’être ardu...
  
  Tout en remuant de sombres pensées, Coplan dépassa l’église San Moïse et enfila le couloir voûté qui longeait le canal, puis il vira sur la droite. Il atteignit enfin le quadrilatère à l’opposé duquel se trouvait l’entrée de l’Europa.
  
  Alors qu’il contournait le pozzo, il sentit tomber sur ses épaules un objet souple.
  
  Avant qu’il eût réalisé que c’était une corde, celle-ci se resserra brutalement autour de son cou. En même temps, la traction féroce qu’on exerçait sur elle attira irrésistiblement Francis, à demi étranglé, vers un corridor noyé de ténèbres.
  
  Coplan eut le geste instinctif de porter ses mains au garrot qui lui sciait les carotides mais, tiré en arrière par une force tendant à rompre son équilibre, il ne put insérer ses doigts entre sa chair et la corde.
  
  Sa face se congestionna tandis qu’il trébuchait à reculons vers l’endroit d’où l’espèce de lasso avait été lancé, toute velléité de résistance ne pouvant qu’accroître son étouffement.
  
  Les veines de ses tempes se mirent à battre frénétiquement. En un éclair, il comprit qu’il allait être pendu, car le filin l’entraînait non seulement hors de la partie éclairée mais aussi vers le haut, pour l’arracher du sol.
  
  Au bord de la strangulation, sa tête collée contre le câble rigide qui l’étirait abominablement, il eut encore la volonté de pivoter sur lui-même pour tenter d’apercevoir ses agresseurs. Il ne vit que deux ombres, à quelques pas de lui, et elles se démenaient comme des sonneurs de cloche, hors d’atteinte.
  
  Ses pieds perdant presque le contact avec les dalles, il essaya d’attraper la corde d’une main afin de s’y suspendre et de desserrer l’étau qui broyait sa gorge. Il parvint à la saisir, mais il ne put rassembler la vigueur nécessaire pour hisser son corps avec un seul bras. Un voile noir descendit devant ses yeux. Sa main retomba mollement tandis que ses chaussures étaient soudain privées d’un point d’appui.
  
  Un quart de seconde après, il s’effondra par terre. Un bolide l’avait effleuré, avait foncé vers les hommes occupés à raidir le filin. L’un d’eux fut violemment projeté contre la muraille par le coup de bélier qu’il reçut au niveau de la ceinture. Le second, parcouru par un frisson d’épouvante, lâcha prise instantanément mais n’eut pas le loisir de se mettre en garde. Un boulet de fer lui écrasa la figure avec un bruit mat, l’expédiant à son tour contre le mur du fond du passage.
  
  Enragé, Gontran se rua vers ses victimes. Sa jambe droite partit comme pour marquer un penalty, et le ballon fut la tête du premier type qui, plié en deux, se comprimait l’abdomen à deux mains. Ce shoot lui rejeta le buste en arrière et le fit ensuite s’affaisser sur ses genoux, définitivement sonné.
  
  Gontran agrippa le second individu, encore debout mais groggy, par les deux oreilles, et il lui cogna sèchement le crâne contre les briques, à trois reprises, puis il le lâcha pour revenir en courant vers Francis.
  
  Ce dernier, le cou libéré de l’étreinte mortelle de la corde, respirait à longs traits. Il avait l’impression que ses yeux avaient jailli de leur orbite, tant ses globes oculaires lui faisaient mal. Et son cœur tapait sourdement dans sa poitrine.
  
  - Ça va ? Rien de cassé ? s’inquiéta Gontran tout en l’aidant à se remettre sur son séant.
  
  Coplan souffla, secoua la tête.
  
  - Qu’est-ce que tu fous là, toi ? s’enquit-il, l’esprit nébuleux.
  
  - Je n’ai pas voulu te lâcher, s’excusa presque son collègue. La bande qui a embarqué Irène savait où tu habitais, par Dimov.
  
  - Où sont les truands qui m’ont attaqué?
  
  - Là-bas, au fond de l’impasse. Maqués, naturellement.
  
  Francis se dégagea du nœud coulant et garda distraitement la corde dans la main. De l’autre, il se massa la nuque puis, son énergie revenant à vue d’œil, il se dressa sur ses jambes.
  
  - Les salauds, siffla-t-il. On va leur dire deux mots...
  
  Il repéra la poulie, attachée au bout d’un bras de fer scellé au niveau d’un premier étage, vers laquelle montait le filin. Elle devait servir à monter des sacs de farine chez un boulanger voisin.
  
  Gontran le précéda dans le couloir ménagé entre deux bâtisses. Tout en achevant de haler le bout libre du filin, Francis s’approcha des deux individus affalés, quasi invisibles dans l’obscurité. Son camarade, accroupi, s’empressa de vider leurs poches et d’en transférer le contenu dans les siennes, à toutes fins utiles.
  
  - Jamais vu ces gars-là, marmonna Coplan, penché sur les traits de ses agresseurs.
  
  - Prends ça, lui dit Gontran en lui passant le second pistolet qu’il ramenait au jour. Un seul me suffit. Et ça, qu’est-ce que c’est ?
  
  Il exhiba une clé d’un modèle ancien, encombrante et ouvragée.
  
  - Cela doit ouvrir une vieille porte d’immeuble ou d’un cachot, estima Coplan à voix basse. Confisque-la...
  
  Un lointain bruit de pas le fit taire. Il se tassa sur lui-même près de son ami. Un noctambule empruntait le chemin parallèle au canal. Il tourna dans la voie qui menait à la petite place.
  
  Gontran serra le poing, prêt à assommer le premier des inconnus qui sortirait de sa torpeur, et il retint sa respiration.
  
  Le piéton surgit à l’angle de la cour intérieure. De la même allure régulière, il la traversa et, sans regarder à droite ni à gauche, il gagna l’entrée de l’hôtel, dont il repoussa la porte vitrée.
  
  Tranquillisé, Francis reprit :
  
  - Tâche de ranimer un des types.
  
  Il empoigna par l'épaule l’adversaire le plus proche et le secoua rudement. Un filet de sang coulait de la commissure de ses lèvres, ses yeux étaient révulsés. Il ne se réveilla pas en dépit des saccades qu’on lui infligeait. Mais Gontran eut plus de succès : son client se mit à mâchonner, à remuer la tête en éructant des sons divers, puis ses paupières se relevèrent lentement.
  
  - Où doit être emmenée la femme de Stakov ? gronda Francis, le masque dur, en prenant l’homme à la gorge.
  
  Celui-ci, la bouche tuméfiée, parut redevenir lucide. Les doigts crochetés dans son larynx l’avertissaient qu’il n’avait que quelques secondes pour se décider. L’homme qu’il avait failli pendre brûlait de se venger.
  
  - Je... pas au courant... haleta-t-il.
  
  Coplan frémissait d’envie de le faire hurler. Il se contraignit à garder son sang-froid mais son coéquipier arracha une mèche de cheveux à l’assassin, comptant sur Francis pour étouffer ses cris.
  
  - Dépêche-toi, crapule, adjura Gontran, qui craignait de défaillir lui-même.
  
  Le front de l’homme se couvrit de sueur. Il esquissa pourtant un mouvement de dénégation.
  
  - Je ne sais pas... Peut-être... chez Parvan, bégaya-t-il.
  
  - Où ? insista rageusement Francis. L’adresse !
  
  L’individu tergiversa un instant puis il lâcha :
  
  - Calle dei Fabbri... 2180.
  
  - Où est-ce ? Dans quel quartier ?
  
  - Près du... Palais Bembo sur... le Grand Canal.
  
  Était-ce vrai ou faux ? Coplan se tortura la cervelle pour trouver un recoupement. Le Palais Bembo... Cet édifice s’érigeait sur la rive gauche en venant de la gare, peu après le Rialto. Une lumière jaillit dans le cerveau de Coplan : il fut à peu près sûr que le tueur ne mentait pas, car le Palais en question était à moins de 100 mètres du Campo San Luca, où le cadavre de Stakov avait été découvert.
  
  Ses phalanges se refermèrent inexorablement sur la gorge de l’inconnu, qui eut un soubresaut défensif tout à fait inutile. Suffoquant, ses lèvres retroussées en un horrible rictus, il planta ses ongles dans l’avant-bras de Coplan. Ce fut son dernier geste : il sombra aussitôt après dans un monde pourpre et glacé.
  
  Gontran détourna les yeux. Il éprouvait un vertige.
  
  - Viens, on se barre, lui glissa Francs.
  
  Il le poussa en avant, fit demi-tour et envoya la pointe de son soulier dans les gencives du type qu’il n’avait pu réveiller. La tête ballante cogna de nouveau le mur avec un son creux. Si Gontran ne lui avait pas fracturé le crâne du premier coup, c’était chose faite à présent.
  
  Francis rattrapa son collègue au bout du corridor. Il le fit bifurquer vers le passage qu’avait emprunté le pensionnaire de l’hôtel quelques instants plus tôt.
  
  Ils atteignirent le poste d’amarrage des gondoles et s’immobilisèrent avant de se hasarder plus loin, à découvert. Rien en vue, aucun signe alarmant. Ils s’engagèrent dans la voie plus large où Francis avait naguère croisé Dimov.
  
  Au bout de vingt ou trente mètres, Gontran articula :
  
  - On aurait dû les balancer dans le canal...
  
  - Pourquoi prendre des risques supplémentaires ? lui répliqua sourdement Francis. Ils sont aussi bien là que dans la flotte : on les retrouvera de toute façon.
  
  Il se frotta de nouveau le cou, songea que la corde avait dû laisser des traces visibles.
  
  - Ben mon vieux, j’ai eu chaud, avoua-t-il. Sans toi, j’y passais...
  
  - Tu aurais dû t’y attendre. Pour des gens qui filaient Irène, tout s’est passé comme si elle n’avait rien de plus pressé que de te tenir au courant : vous vous êtes vus deux fois le même jour, au lendemain de l’exécution de Stakov. Et puis tu t’amènes dans la baraque où elle est prisonnière...
  
  Coplan objecta :
  
  - Il ne peut pas y avoir de corrélation entre notre incursion chez Dimov et cet essai de me liquider, L’intervalle n’est que de deux heures !
  
  - Bon. Explique-le comme tu peux : il s’en est fallu d’un poil que tu te balances à ce gibet de fortune. Ça, c’est positif. Maintenant, je voudrais faire l’inventaire des biens de ces malandrins. Et puis je crève de soif.
  
  Au premier carrefour, sous une lampe publique, ils s’examinèrent mutuellement afin de corriger ce qu’il y avait d’insolite dans leur apparence. Coplan dut épousseter ses vêtements, rectifier sa cravate, essuyer une tache de sang à sa main droite. Gontran se tapota les genoux et répartit plus judicieusement les objets qui encombraient ses poches.
  
  Puis ils repartirent vers le théâtre de la Fenice.
  
  - C’est sur notre route, spécifia Coplan. Le Palais Bembo est à l’opposé. Autour du théâtre, il y a des bistrots qui ferment très tard. On s’arrêtera un moment.
  
  Ils eurent en effet la satisfaction de boire un verre d’alcool dans un café où des artistes se rencontraient toutes les nuits.
  
  Pendant que Gontran se rendait aux toilettes, Francis commanda un deuxième scotch pour chacun d’eux. Le cas d’un condamné à mort s’offrant un petit verre après sa pendaison devait être plutôt rare, pensa-t-il en allumant une cigarette.
  
  
  
  
  
  Sa Gitane était à demi consumée quand Gontran revint. Ce dernier lampa le second whisky d’un trait, puis il confia :
  
  - Encore une carte de séjour de chez nous, un certain Zekovich. L’autre avait un passeport bulgare au nom de Plovdiv, tampon d’entrée en Italie le 3 de ce mois. Pistolet chargé, un Ceska.
  
  - Pas de confirmation de l’adresse ?
  
  - Plus ou moins. Elle est inscrite au crayon sur un bout de papier se trouvant dans le portefeuille de Zekovich, mais ça ne prouve pas grand-chose.
  
  - D’accord. Cependant, je te signale une coïncidence curieuse : le corps de Stakov a été déposé non loin de là.
  
  Gontran, qui ne connaissait pas la topographie de Venise, arqua les sourcils.
  
  Sans blague? Eh bien, il ne faudrait pas qu’Irène suive le même chemin que lui. On y va ?
  
  Coplan écrasa son mégot sous sa semelle, s’envoya les dernières gouttes de whisky au fond du gosier, déposa 500 lires sur le comptoir.
  
  - Elle commence à m’intéresser drôlement, cette petite, prononça-t-il en refusant d’un geste la monnaie que lui restituait le barman. M’est avis qu’elle ne s’est pas cantonnée dans le rôle de simple observatrice que le Vieux lui avait assigné.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Le 2180 faisait partie d’un pâté de maisons dont l’arrière surplombait un rio. Les deux agents du S.D.E.C.E. observèrent la façade de la maison. Aucune lumière ne filtrait aux fenêtres. Du moins de ce côté-ci de l’immeuble.
  
  Coplan dit à l’oreille de son compagnon :
  
  - Si c’est ici qu’ils ont amené Irène, ils ont dû la faire entrer par une issue donnant sur le canal. Allons voir comment ça se présente.
  
  Ils poursuivirent leur chemin jusqu’au premier croisement, prirent la ruelle transversale pour rejoindre le cours d’eau qu’enjambait un pont en dos d’âne. Ils avaient compté les maisons afin de pouvoir repérer par l’arrière celle qui les intéressait.
  
  Comme ses voisines, elle était dotée d’un porche prolongé par des marches de pierre qui baignaient dans l’eau. La muraille, percée de deux croisées étroites à la moitié de sa hauteur, était plongée dans l’obscurité.
  
  Francis, jugeant préférable de tenter l’effraction par la voie nautique, emprunta l’escalier d’accès menant aux barques qui flottaient près du pont. Gontran le suivit. Ils détachèrent un vieux canot à godille et, en quelques poussées, ils atteignirent silencieusement le petit embarcadère privé.
  
  Les deux battants de la porte en demi-cintre étaient presque pourris, mais une forte serrure les joignait.
  
  - La clé... murmura Coplan. Essaie un peu, à tout hasard.
  
  Son camarade extirpa la clé de sa poche. Il prit pied sur le seuil, introduisit doucement l’ustensile dans le trou de serrure. La clé s’adaptait fort bien. Avant de la faire tourner, Gontran dédia une mimique optimiste à Francis.
  
  Ce dernier vérifia le pistolet dont il avait hérité : l’arme était chargée, le cran de sûreté bloqué. Francis le dégagea.
  
  - Vas-y, invita-t-il, en grimpant à son tour sur les marches glissantes.
  
  Il prit la précaution d’amarrer la barque pendant que Gontran, serrant la poignée de la clé à deux mains, lui imprimait une lente rotation. Il sentit que le pêne obéissait. Un léger grincement rouillé accompagna son déplacement.
  
  Tout en redoutant qu’un verrou ne complétât la fermeture, Gontran poussa le vantail d’un geste assuré. Le battant pivota sur ses gonds avec une douceur inattendue, démontrant que ceux-ci étaient parfaitement huilés.
  
  Les deux hommes se trouvèrent devant un trou noir. Coplan s’engagea dans l’ouverture et alluma son briquet de la main gauche.
  
  La flamme tremblotante éclaira des murs crasseux et un plafond bas, arrondi, ainsi que l’amorce d’un couloir. Un silence de mort régnait dans toute la maison.
  
  Un courant d’air éteignit le briquet. Gontran referma la porte. Il avait un stylo dont le capuchon, pourvu d’une perle de verre, était une lampe miniature. Un faible faisceau de clarté en jaillit, explora le local.
  
  Ce trop grand calme ne disait rien qui vaille à Coplan. Il y avait une heure et demie, au maximum, que les copains de Dimov avaient fui de la Calle delle Bande avec leur prisonnière. Les événements qui avaient motivé leur départ avaient dû les agiter quelque peu. En outre, au moins quelqu’un devait attendre le retour de Plovdiv et de Zekovich. Et malgré cela, tout le monde dormait sur ses deux oreilles ?
  
  - Ne t’étonne pas si cette piaule est vide, chuchota Coplan à son ami. Je doute que ses locataires, si elle en a, roupillent paisiblement. Ou bien on s’est trompé de crémerie.
  
  - Et la clé ? objecta Gontran.
  
  Oui, en effet ; puisqu’elle avait fonctionné, la possibilité d’une erreur devait être écartée.
  
  Haussant les épaules avec perplexité, Coplan indiqua de la tête son intention de poursuivre la visite de l’immeuble.
  
  Ils avancèrent à pas de loup dans le couloir suintant. Les pièces d’habitation devaient être situées plus haut, à l’abri des inondations partielles que produit le gonflement des eaux de la lagune. Néanmoins, Francis s’arrêta devant la première porte qu’il rencontra et, par principe, il l’ouvrit.
  
  Le faisceau de la lampe dissipa les ténèbres et tomba sur un homme aux yeux clos, hirsute, à la figure envahie par une barbe de plusieurs jours.
  
  Coplan et Gontran eurent un léger sursaut.
  
  L’étrange personnage qui sommeillait dans cette cave, à même le sol, avait les poignets et les chevilles ligotés.
  
  La lumière braquée sur lui le tira de sa somnolence et, brusquement, ses traits reflétèrent une angoisse atroce. Ébloui par la perle d’une blancheur incandescente qui brillait dans l’obscurité, il ne pouvait voir ceux qui entraient dans sa cellule.
  
  - Qui êtes-vous ? interrogea Coplan d’une voix contenue, en italien.
  
  Le captif, affolé, se recroquevilla contre le mur, sans répondre. Gontran releva le faisceau qui cessa de vriller la rétine de l’inconnu.
  
  Coplan répéta sa question, successivement en français, en allemand et en russe. Après un instant de stupeur, le prisonnier articula :
  
  - Mihailovich... Cyril Mihailovich. Et... et vous ?
  
  - Y a-t-il des gens dans cette maison ?
  
  - Heu... Oui... Enfin, pas maintenant, je crois.
  
  Encore bouleversé, il respirait par saccades. Les deux Français, désarçonnés par leur découverte, restèrent quelques secondes sans parler.
  
  - Vous... allez me délivrer ? chuchota Mihailovich, galvanisé par un espoir éperdu.
  
  - Pourquoi êtes-vous détenu ici ? demanda Coplan, soucieux.
  
  L’homme ouvrit la bouche, fut sur le point de parler, puis il se ravisa et baissa le front.
  
  Tant pis. Le sort de ce Bulgare n’intéressait que secondairement ses visiteurs.
  
  - N’a-t-on pas amené une femme ici, au début de la nuit ? questionna Coplan.
  
  Le malheureux le regarda curieusement.
  
  Une femme ? Non, je ne pense pas. Je n’ai rien entendu.
  
  - Personne n’est passé dans le couloir ?
  
  Non. Personne, depuis qu’on m’a donné à manger.
  
  Une déception aiguë altéra le visage de Francis.
  
  Et si on était entré par la rue, l’auriez-vous entendu ? s’informa-t-il sur un ton crispé.
  
  Oh oui... Je ne perds rien de leurs allées et venues, assura Mihailovich. Ils vont me tuer, vous comprenez. M’assassiner, ici, dans ce nid de rats ! Vous n’allez pas m’abandonner ? Libérez-moi, je vous en supplie.
  
  Quel que fût son désir de venir en aide à ce pauvre type, Coplan avait d’autres problèmes en tête. Il n’était pas question, en tout cas, de s’encombrer d’un individu ayant un aspect aussi patibulaire, uniquement parce qu’il était séquestré par des membres de la police secrète de son pays. Et qui, par surcroît, refusait de dévoiler le motif de sa captivité.
  
  Le mutisme et l’immobilité de ses interlocuteurs effrayèrent Mihailovich. Il en déduisit qu’ils allaient le laisser croupir dans sa prison.
  
  - Écoutez, chevrota-t-il. Vous cherchez peut-être l’amie de Stakov, non ? Vous êtes des Français, comme elle...
  
  Gontran et Francis tressaillirent. Ensemble, ils firent un pas vers lui et se baissèrent.
  
  - Oui, c’est elle que nous voulons retrouver, reconnut Coplan. Que savez-vous à son sujet?
  
  - Ils vont l’exécuter aussi. Mais peut-être pas ici... A Sofia, plutôt. Quand ils l’auront suffisamment torturée pour lui faire tout avouer.
  
  Coplan l’agrippa par l’épaule.S
  
  - Lui faire avouer quoi ?
  
  Mihailovich le considéra d’un air effaré.
  
  - Hein ? Vous n’êtes donc pas au courant ?
  
  - Non. Pourquoi l’a-t-on kidnappée ?
  
  - Mais...
  
  Le Bulgare se tut derechef. En proie à un grave dilemme, il médita, puis il déclara tout à coup :
  
  - Rendez-moi la liberté ; en échange, je vous dirai comment ils vont la faire sortir d’Italie.
  
  Évidemment, ce type était prêt à proposer n’importe quoi. Ce qu’il offrait avait beaucoup de chances d’être un marché de dupes.
  
  - Vos geôliers vous ont documenté là-dessus ? persifla Coplan, très sceptique.
  
  Mihailovich s’agita.
  
  - Non, je ne vais pas vous mentir, affirma-t-il nerveusement. Le tuyau est bon, et je sais que je joue ma tête si vous ne me croyez pas. Promettez-vous de me laisser fuir ?
  
  - Seriez-vous en mesure de vous réfugier quelque part dans Venise ? Nous n’avons pas les moyens de vous héberger.
  
  - Oui, je pourrais me planquer. Je n’ai même pas besoin d’argent. Et si un agent de police italien m’arrêtait, ça me serait complètement égal, je vous le garantis...
  
  - Dans ce cas, d’accord. Parlez.
  
  - Défaites d’abord mes liens.
  
  Gontran s’en occupa. Mihailovich activa la circulation dans ses membres engourdis, sans se lever.
  
  - Ils vont l’embarquer à bord du yacht qui a amené la délégation de cinéastes bulgares au festival, révéla-t-il. Ce bateau doit lever l’ancre demain soir, après la projection du film. Il s’appelle le Karadja.
  
  - Mais quel est votre rôle, dans cette histoire ? s’enquit Francis. Avez-vous eu des rapports avec Stakov ou son amie ?
  
  Le regard de Mihailovich esquiva le sien.
  
  - Oui, admit-il à mi-voix. J’ai des rapports avec eux : j’appartenais à la délégation. C’est pourquoi je suis sûr de ce que j’avance. Maintenant, laissez-moi filer.
  
  - Non. Il n’y a qu’une barque de disponible, à l’extérieur. Vous allez d’abord nous piloter dans cette maison, puisqu’il n’y a personne en ce moment, d’après vous.
  
  Mihailovich frissonna.
  
  - Mais ils peuvent revenir d’un instant à l’autre ! protesta-t-il, véhément. Je ne veux pas retomber entre leurs mains !
  
  - Ne craignez rien, ils ne reparaîtront pas de sitôt, dit Francis, tranquille à présent. Et puis, nous sommes armés. Accompagnez-nous.
  
  Le trio quitta le sous-sol. Mihailovich suivait les Français au lieu de les précéder. Leur détermination n’atténuait pas sa frayeur. Au fur et à mesure, il désignait d’une voix à peine perceptible les pièces qu’il avait eu l’occasion d’apercevoir depuis qu’on l’avait incarcéré.
  
  Le même processus se déroula pour chacune d’elles : pistolet en batterie, ses gardes du corps firent une irruption brusquée, toujours en vain, car, effectivement, elles étaient inoccupées.
  
  Ils visitèrent la bicoque jusqu’aux mansardes, et s’ils relevèrent de nombreux indices montrant que plusieurs pensionnaires y avaient séjourné, ils ne virent aucune trace du passage d’une femme.
  
  De guerre lasse, les trois hommes enfilèrent à nouveau le couloir du bas et stoppèrent devant la porte entrebâillée. Gontran jeta un coup d’œil au-dehors.
  
  - Si vous étiez intercepté par un policier italien, racontez tout ce que vous voulez mais ne mentionnez pas notre existence, recommanda Francis à Mihailovich.
  
  - C’est juré, proféra ce dernier. Je ne suis pas un ingrat.
  
  Ils montèrent l’un après l’autre dans la barque, Gontran le dernier car il referma à clé le vantail avant de quitter le seuil.
  
  Lorsqu’ils eurent abordé l’escalier du pont d’accostage, Mihailovich jeta un regard traqué de part et d’autre comme s’il redoutait encore l’apparition de ses ennemis.
  
  - Adieu, et merci, souffla-t-il en relevant son col.
  
  Il s’esquiva, les épaules rentrées, et sa silhouette s’éloigna dans la direction de la Merceria.
  
  - La tête de ce gars-là ne me plaît pas, murmura Gontran. Il nous a refilé une indication qui est probablement valable, mais, à d’autres égards, je ne parierais pas gros sur sa franchise.
  
  Coplan l’entraîna dans une autre ruelle.
  
  - Que sa bouille te plaise ou non, il fait partie du clan Stakov, souligna-t-il. Et ce coup-ci, nous tenons une sérieuse chance de délivrer Irène.
  
  - Demain soir... C’est un peu juste pour organiser une évasion. Nous ne sommes que deux, et Dieu sait combien d’hommes d’équipage assurent la garde de ce bateau !
  
  Coplan ne répondit pas. Peu après, ils hélèrent un canot automobile qui passait à petite vitesse sur le Grand Canal.
  
  Pour une raison péremptoire, Francis préférait rentrer à l’hôtel par l’entrée principale, celle de la rive. Entre-temps, les deux corps avaient peut-être été découverts...
  
  
  
  
  
  Dans le courant de la matinée, le commissaire Baldini eut le sentiment que son enquête sur l’assassinat du comte Stakov prenait une meilleure tournure.
  
  D’abord, il y avait eu ce réparateur de gondoles, dont la déposition avait été transmise par le commissariat du quartier.
  
  Cet artisan avait fait une étrange trouvaille. A l’extrémité de son chantier s’élevait un tas de vieux matériaux provenant d’embarcations réparées ou démolies : planches pourries, débris de coques, gouvernails hors d’usage, pots de goudrons et de peinture vides, etc.
  
  Or, en allant jeter sur ce tas une brassée de déchets, le Vénitien avait aperçu des morceaux de bois gainés d’une mince feuille de matière plastique havane, imitant le cuir.
  
  Certain que ces fragments ne sortaient pas de son atelier, il les avait examinés de plus près. Et alors, deux constatations l’avaient incité à prévenir la police : premièrement, il était visible que ces débris résultaient de la destruction, à coups de hache, d’une malle de voyage. Pratiquement neuve, si l’on en jugeait par l’état des bandes de cuivre et des serrures. Secondement : des taches brunes, évoquant du sang séché, maculaient certaines parties du tissu de la garniture intérieure.
  
  Baldini avait immédiatement fait procéder à la saisie de ces pièces à conviction. Des spécialistes avaient reconstitué les dimensions originales de l’objet. D’autres avaient analysé les taches et, à la demande du commissaire, avaient confronté les particularités de ce sang avec celles d’un prélèvement opéré sur le cadavre de Stakov. La similitude était complète.
  
  Alors, Baldini avait dépêché des inspecteurs chez les marchands d’articles de voyage.
  
  L’un de ses subordonnés venait de lui téléphoner : il signalait que, dans le magasin dont il sortait, on avait reconnu les débris-échantillons qu’il avait montrés en décrivant la malle.
  
  Celle-ci avait été vendue quatre jours plus tôt à un étranger qui, accompagné d’un porteur, avait emporté le bagage séance tenante au lieu de le faire livrer.
  
  L’inspecteur avait obtenu de la vendeuse un signalement assez précis de l’acquéreur et il demandait si Baldini désirait encore d’autres détails.
  
  - Ne bougez pas de là, j’arrive, avait répondu le commissaire, excité par cette piste toute fraîche.
  
  Mais comme il allait quitter son bureau, le téléphone le retint.
  
  On lui annonça que deux cadavres avaient été trouvés dans une impasse proche de l’hôtel Europa.
  
  Les victimes, non identifiées, étaient deux hommes d’une quarantaine d’années. Le décès de l’un était dû à un étranglement, celui de l’autre à une fracture du crâne. Une corde d’une vingtaine de mètres de longueur, terminée par un nœud coulant, gisait près des corps. Baldini était prié de se rendre sur place et d’entamer l’enquête.
  
  Pestant contre cette nouvelle affaire qu’on lui mettait sur les bras, il résolut de rejoindre d’abord son inspecteur, attendu qu’il ne pouvait pas aviser celui-ci d’un changement de programme.
  
  Une vedette de la police déposa Baldini à proximité du lieu de rendez-vous, dans la Merceria, une dizaine de minutes plus tard. Il repéra son collaborateur, un nommé Pastore, devant la vitrine d’un marchand de jouets.
  
  - Vous aimez les trains électriques ? s’enquit-il avec bonhomie.
  
  Pastore sursauta.
  
  - Je n’en ai jamais eu quand j’étais petit, avoua-t-il. Et maintenant, mon bambino est encore trop jeune pour que je nous en offre un...
  
  - Patientez, ça ne durera pas. Où est la boutique en question ?
  
  - Là-bas, en face.
  
  Ils se rendirent dans le magasin, Pastore conduisit son chef auprès de la vendeuse dont il avait recueilli le témoignage.
  
  Baldini l’interrogea discrètement :
  
  - Vous avez dit à l’inspecteur que l’acheteur de la malle était un étranger. Avez-vous une idée de sa nationalité ?
  
  Brune, élégante et jolie, la jeune femme eut une moue d’ignorance.
  
  - Comme il s’exprimait très difficilement en italien, j’ai essayé tour à tour le français, l’anglais et l’allemand, mais aucune de ces langues ne lui était familière, déclara-t-elle. De plus, il n’avait pas un type racial bien caractéristique...
  
  - N’a-t-il pas prononcé, par inadvertance, un ou deux mots dans sa langue natale ? Pour dire oui ou non, par exemple ?
  
  La vendeuse réfléchit, puis elle murmura :
  
  - Je ne m’en souviens pas.
  
  - Vous n’avez pas eu l’impression que ce pouvait être un Yougoslave ou un Russe ? suggéra Baldini pour l’aider.
  
  - Oui, concéda-t-elle. Ce n’était pas un Scandinave, en tout cas. Peut-être un Hongrois ou un Roumain...
  
  L’opinion de Baldini était faite : l’individu était un compatriote de Stakov.
  
  Le commissaire invita son interlocutrice à répéter le signalement qu’elle avait fourni quelques instants plus tôt. Il prit des notes : taille moyenne, épaules larges, figure ronde, nez droit et petit, menton volontaire, glabre, cheveux châtains, oreilles larges et un peu décollées ; l’homme était coiffé d’un chapeau de feutre à ruban étroit et il avait une gabardine grise. Il avait payé son achat en lires, pas en devises étrangères ou en travellers-cheques.
  
  En possession de ces indications complémentaires, Baldini et Pastore sortirent du magasin. Le commissaire informa son subordonné qu’ils devaient s’occuper d’un autre cas de meurtre à deux pas de l’hôtel Europa.
  
  Chemin faisant, il confia :
  
  - Dès que nous serons rentrés à la Préfecture, vous ferez recenser par la Police des Étrangers tous les Bulgares qui séjournent actuellement à Venise, résidents et touristes. Et, par les fiches d’hôtel, vous tâcherez de savoir si l’un de ces clients avait fait monter une malle dans sa chambre.
  
  - Va bene, opina Pastore. On pourrait aussi lancer un avis de recherche, car le type risque de ne pas s’éterniser en Italie...
  
  - Je vais m’en charger avant midi, ne vous inquiétez pas.
  
  Puis Baldini ajouta, préoccupé :
  
  - L’avis concernant cette jeune Française n’a toujours rien donné, entre parenthèses. Il va falloir alerter Interpol.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Deux agents de police étaient de faction devant l’impasse et ils renvoyaient les curieux que leur présence intriguait. Les corps avaient été transportés à la morgue, mais on avait dessiné leur emplacement à la craie.
  
  Baldini et Pastore entendirent le récit du brigadier qui était arrivé sur les lieux à la demande d’un réceptionniste de l’hôtel, lui-même ayant été avisé par un des pensionnaires (parti très tôt pour aller à la messe) que deux individus gisaient au fond de ce couloir.
  
  Le brigadier décrivit l’état des victimes, spécifia que leurs poches étaient rigoureusement vides, et il avoua son étonnement en présence de cette longue corde qui, de toute évidence, n’avait pas été utilisée par le ou les meurtriers pour commettre ce double forfait.
  
  Pensif, Baldini demanda :
  
  - Croyez-vous qu’on les a tués à cet endroit ? Vous n’avez pas vu d’indices tendant à prouver qu’on a traîné ces malheureux au fond de l’impasse alors qu’ils étaient déjà morts ?
  
  - Non, affirma le policier. Je suis convaincu du contraire. D’ailleurs, voyez ces briques, elles portent des taches révélatrices, et les victimes ont toutes deux une plaie à l’arrière de la tête.
  
  Baldini se gratta la nuque.
  
  - Ce n’est sûrement pas l’œuvre d’un seul agresseur, estima-t-il. Ou bien, il devait avoir une force peu commune. Attaquant deux hommes de face, il aurait dû agir avec une rapidité inouïe. Et personne, dans les maisons avoisinantes, n’a entendu crier ?
  
  - Il ne le semble pas. Mais cela devrait être vérifié.
  
  - A quand remontent les décès ?
  
  - Le médecin légiste les situe au milieu de la nuit : entre deux et trois heures du matin.
  
  Baldini se gonfla les joues.
  
  - Bien, soupira-t-il. Je vais aller jeter un coup d’œil sur les cadavres. Qui a pris les photos ?
  
  - L’inspecteur Spataro.
  
  - Merci, brigadier. La garde des lieux n’est plus indispensable. A part la corde, on n’a trouvé aucune pièce à conviction ?
  
  - Pas la moindre.
  
  Baldini et Pastore s’en allèrent, absorbés par cette autre énigme.
  
  - Ça devient une épidémie, articula sombrement le commissaire. Il faut remonter à la Renaissance pour rencontrer autant de crimes en 48 heures, à Venise.
  
  - Apparemment, ce pourraient être deux riches touristes qui ont voulu résister à un voleur, avança Pastore. Un hôtel ou l’autre va sans doute signaler leur disparition, et ça nous permettra de les identifier.
  
  - Vous êtes toujours optimiste, vous, grogna Baldini. Vous vous figurez même que vous allez bientôt pouvoir jouer avec un train électrique... Eh bien, votre môme le cassera avant, vous verrez. Je parle d’expérience.
  
  Ils franchirent un quart d’heure plus tard le seuil du lugubre bâtiment de la Morgue Municipale.
  
  Sur présentation de leur carte, ils furent amenés dans la salle froide où l’on gardait provisoirement les personnes non identifiées mortes par accident, par suicide ou par homicide délibéré.
  
  Selon l’usage, on avait nettoyé la figure des défunts avec du formol. Les traits détendus de Plovdiv ne révélaient plus qu’il avait été étranglé. Et, non prévenu, Baldini n’aurait pu déceler au premier regard que Zekovich avait succombé à une fracture du crâne.
  
  - Notez, ordonna Baldini à l’inspecteur en rejetant le drap qui recouvrait le premier cadavre. Nous désignerons celui-ci par A majuscule... Les mensurations exactes, vous les demanderez à l’anthropométrie. Inscrivez le signalement : individu d’une quarantaine d’année, taille moyenne, développement thoracique supérieur à la normale. Tête forte, cheveux châtains. Visage rond, oreilles légèrement décollées...
  
  L’expression attentive de Baldini changea subitement.
  
  - Mais cela correspond tout à fait à ce que nous a dit la vendeuse ! s’exclama-t-il. Si c’est une coïncidence, elle est assez extraordinaire...
  
  Pastore, non moins ébahi, contempla les traits du mort.
  
  - Oui, la ressemblance est frappante, convint-il en se remémorant les particularités citées par la jeune femme.
  
  Le commissaire se décida sur-le-champ.
  
  - Allez me chercher ce témoin en vitesse. Nous allons savoir tout de suite à quoi nous en tenir.
  
  L’inspecteur rangea son carnet et sortit du local.
  
  Baldini mit son absence à profit pour examiner les vêtements des deux inconnus, dans le bureau où étaient gardés les objets personnels des défunts.
  
  Les costumes ne portaient ni étiquette ni marque de fabrique, non plus que le linge, mais dans les chaussures figurait l’estampille d’une manufacture, avec le nom de la ville d’origine : Varna.
  
  Cet indice renforça les suppositions du commissaire : il s’agissait d’individus de nationalité bulgare...
  
  Baldini rongea son frein en attendant le retour de Pastore.
  
  Ce dernier réapparut bientôt, accompagné de la vendeuse visiblement impressionnée par la formalité macabre qu’on exigeait d’elle.
  
  Amenée devant les corps, elle pâlit. Pastore se tint prêt à la soutenir si elle tournait de l’œil.
  
  La gorge serrée, la Vénitienne prononça :
  
  - Oui, c’est bien lui... Et l’autre, je le reconnais aussi : il était entré dans le magasin pour charger la malle sur son chariot. C’était le porteur.
  
  - Vous êtes sûre de ce que vous affirmez ? insista Baldini. Vous le confirmeriez sous serment ?
  
  - Oui, je suis certaine. D’ailleurs, je ne suis pas la seule à les avoir vus...
  
  - Bon. Dans ce cas, c’est terminé. Vous pouvez rentrer chez vous. Je vous convoquerai ultérieurement pour enregistrer votre déposition. Je vous remercie.
  
  - Eh bien, nous voilà devant un joli problème, reprit le commissaire quand il fut seul avec Pastore. Si ces types ne sont pas les meurtriers de Stakov, ils ont participé au transport de son cadavre. On les a tués à leur tour, en guise de représailles probablement, et leur identité reste aussi mystérieuse.
  
  Pastore s’enhardit à exprimer sa pensée :
  
  - Ceci n’est pas une affaire de droit commun. Elle doit avoir des dessous politiques.
  
  Baldini partagea son point de vue.
  
  - Oui, nous allons sans doute devoir passer la main aux services spécialisés, opina-t-il. Enfin, quoi qu’il en soit, les consignes que je vous avais données tout à l’heure restent valables.
  
  Le front barré de rides, il conclut :
  
  - La série n’est peut-être pas close, malheureusement.
  
  
  
  
  
  Le même jour, à Paris, en fin d’après-midi, le Vieux fit venir Pontvallain dans son bureau. Il était manifestement en colère et brandissait un feuillet portant un texte dactylographié.
  
  - Voilà ce que Coplan nous expédie ! s’écria-t-il sur un ton vindicatif. Il ne répond à rien de ce que nous lui avions demandé, et passe complètement sous silence son entrevue avec F.T.-23 ! Quand je vous le disais, que ce Coplan est l’indiscipliné type !
  
  Prudent, Pontvallain jugea bon de lire le message avant d’ouvrir la bouche.
  
  De fait, l’essentiel était escamoté : aucune allusion au contact ni la moindre explication sur « la situation difficile » dans laquelle se débattait Irène Texeau.
  
  Coplan se bornait à demander qu’on surveille les logements de sujets bulgares nommés Dimiter Dimov et Anton Zekovich, que soit appréhendée et fouillée toute personne qui s’introduirait dans leur habitation. Il ne stipulait même pas quel était l’objectif de l’opération.
  
  - Oui, c’est exactement comme s’il n’avait pas reçu de directives de notre part, constata Pontvallain. Mon télégramme ne lui aurait-il pas été remis ?
  
  - Quoi ? bondit le Vieux. Dans cette éventualité, vous auriez eu un avis de non-délivrance ! Non, il fait la sourde oreille, voilà tout. C’est bien dans sa manière, quand il garde des choses dans sa manche. Mais FT-23, que devient-elle, hein ? Fournit-elle une justification, un mot d’éclaircissement ? Zéro !
  
  Pontvallain n’entendait prendre la défense de quiconque, mais il admettait qu’un concours de circonstances imprévisibles pouvait empêcher des agents de suivre strictement la ligne qu’on leur avait tracée.
  
  - S’il y avait vraiment du grabuge, Gontran nous en aurait informé, dit l’officier dans l’espoir d’amadouer le Vieux.
  
  - Ah, vous croyez ? ricana ce dernier. Je vous aurais fortement déconseillé de l’envoyer là-bas, si j’avais su que votre choix s’était porté sur lui. Il se fie aveuglément à Coplan et lui obéirait plus volontiers qu’à nous, même si ça devait lui attirer les pires histoires... Ne comptez pas sur lui pour être tenu au courant de ce qui se passe à Venise.
  
  Abrupt, Pontvallain rétorqua :
  
  - Eh bien, attendons !
  
  Le Vieux essuya du bout des doigts les grains de cendre qui étaient tombés de sa pipe sur la tablette de son bureau.
  
  - Attendre, il le faudra bien, maugréa-t-il. Mais la petite Texeau sera tancée, je vous le promets. Quant aux deux autres...
  
  Son air hostile laissait présager l’accueil qu’il leur réserverait.
  
  - Coplan a cependant dû découvrir une piste intéressante, souligna Pontvallain. Vous pouvez lui reprocher un excès d’indépendance, mais ses aptitudes professionnelles sont remarquables, vous me l’avez dit vous-même.
  
  Le Vieux détestait d’être placé devant ses propres contradictions.
  
  - Faites le nécessaire pour l’organisation de ces grilles (Ensemble de mesures adoptées pour la surveillance très étroite d’une habitation, de ses occupants et de leurs activités), enjoignit-il d’une voix bourrue. C’est sans doute par FT-23 que Coplan a eu le tuyau.
  
  Il avait aussi l’art de retomber sur ses pattes.
  
  
  
  
  
  Onze heures et demie. La vedette dans laquelle Coplan et son alter ego avaient pris place croisait lentement entre l’île de la Giudecca et la longue bande de terre du Lido.
  
  De nombreux feux délimitant les chenaux de navigation sur la lagune diffusaient une clarté uniforme que réverbéraient les eaux clapotantes de l’immense baie. A l’œil nu, on distinguait aisément l’île San Giorgio, avec son campanile carré et le dôme de son église, ainsi que la rive plus illuminée du Quai des Esclavons.
  
  A l’opposé, la côte du Lido s’étendait jusqu’au détroit par lequel la lagune communique avec la mer Adriatique. Toutes les unités qui joignent Venise à d’autres ports doivent obligatoirement emprunter cette passe.
  
  Nerveux, les occupants du chris-craft scrutaient le vaste plan d’eau qui s’étalait devant eux. Des transbordeurs des services publics, les autobus marins réservés à la clientèle du Casino, des gondoles à la proue altière et des canots automobiles vrombissants faisaient la navette entre la cité des Doges et le Lido.
  
  Pour tromper son impatience, Gontran alluma une cigarette, la planta entre les lèvres de son collègue, puis il en alluma une seconde pour lui-même et, après une bouffée distraite, il ranima la contestation qui s’était élevée entre Francis et lui.
  
  - Nous aurions dû agir avant, je t’assure, prétendit-il. Miser tout sur une seule carte, et la dernière par surcroît, c’est tenter le sort...
  
  - Tu ne vas pas recommencer ? grommela Coplan. Je me suis tué à t’expliquer qu’Irène ne pouvait pas être à bord tant que le Karadja était à quai. Ses ravisseurs savent aussi bien que nous qu’elle est recherchée par la police italienne, et que le navire ne serait autorisé à reprendre la mer qu’après une inspection approfondie.
  
  - On peut toujours cacher quelqu’un, sur un bateau.
  
  - Détrompe-toi. A bord de grands paquebots où la place et les cachettes ne manquent pas, en théorie, on expulse invariablement avant le départ des resquilleurs qui se croyaient introuvables. Non, ces flics d’outre-Carpates ne vont pas prendre le risque idiot de séquestrer une voyageuse clandestine à la barbe des fonctionnaires italiens.
  
  - Bon, d’accord : tu as été officier de marine, donc tu es supposé être un oracle en cette matière, maugréa Gontran. Et si le Karadja ne reçoit pas l’autorisation d’appareiller, because les deux gars qu’on a refroidis, on va tourner en rond pendant combien de temps, nous ?
  
  Vautré sur la banquette, il explorait cependant sans défaillance le chenal des navires à grand tirant d’eau. Coplan, les deux mains sur la barre, regardait du côté de la station maritime.
  
  Soudain, d’un coup de coude, il coupa le souffle de son ami.
  
  - Le voilà, annonça-t-il en pointant l’index vers un bateau blanc, aux lignes racées, qui doublait l’île San Giorgio à très petite allure.
  
  Gontran, oubliant séance tenante ses objections, braqua les yeux sur l’élégant vaisseau. A la dérobée, il consulta la montre du tableau de bord.
  
  - Mazette, ils n’ont pas flâné, remarqua-t-il entre ses dents. Après la projection du film, les membres de la délégation auront pu cavaler...
  
  Coplan modifia légèrement la course du chris-craft, sans accélérer.
  
  Au jugé, l’équipage de ce grand yacht devait compter une quinzaine d’hommes, au bas mot. Et combien de passagers participaient à ce voyage de retour ?
  
  On en distinguait un groupe sur la plage arrière, où ils admiraient une dernière fois le cadre féerique de la Place Saint-Marc.
  
  Mais Coplan cessa d’observer le navire. Il manœuvra de manière à se rapprocher de San Giorgio et à se placer, assez loin en arrière, dans le sillage du yacht.
  
  Le Karadja, qui naviguait parallèlement au rivage de la ville, vira de quelques degrés sur tribord pour doubler la pointe avancée. Ensuite, il gouverna vers le détroit.
  
  - Ouvre l’œil, recommanda Francis à son compagnon. Un retard de quelques secondes pourrait nous faire rater le coche.
  
  - Je le sais, jeta Gontran avec impatience.
  
  Le yacht franchit la passe et mit le cap sur la haute mer. Il n’utilisait pas toute la puissance de ses machines. Sa vitesse ne dépassait pas six ou sept nœuds.
  
  A sa suite, la vedette contourna l’ancien aérodrome du Lido. Lorsqu’elle eut à son tour quitté la lagune, Coplan lança son mégot par-dessus le bordage tout en imprimant une faible rotation à la barre. Il voyait à présent le bateau bulgare par l’arrière, et il s’efforçait de déceler un éventuel changement de sa vitesse.
  
  L’espace s’était soudain élargi. De part et d’autre, la ligne côtière s’évasait, allait se perdre dans le lointain. Devant, c’était le grand large, les vagues courtes de l’Adriatique, un ciel sombre parcouru de nuages.
  
  La lente poursuite se prolongea pendant de longues minutes. A mesure que le chris-craft était entraîné loin de la côte, Coplan fut envahi par des doutes sur la justesse de son raisonnement. Gontran partageait son inquiétude mais il ne jugea pas utile de le mentionner.
  
  Les doigts de Francis se crispèrent imperceptiblement sur le cercle de matière plastique. Ses yeux étaient rivés sur une minuscule lumière ponctuelle, assez distante du yacht.
  
  - Vise-moi ce feu, dit-il en désignant du menton la direction voulue.
  
  Gontran repéra le fanal, qui semblait immobilisé à la surface des flots. Or, sous la poupe du Karadja, qui cheminait jusqu’alors à sa même petite allure, bouillonna soudain une tache blanche.
  
  - Leur hélice bat machine arrière, ils mettent en panne ! exulta Francis. Qu’est-ce que tu dis de ça ?
  
  Il actionna la manette des gaz et la vedette bondit en avant avec tant de fougue que Gontran eut le dos collé au dossier de la banquette. Une gerbe d’écume jaillit en éventail de dessous la coque. Comme une torpille, le racer fonça vers l’intervalle qui séparait encore le feu de position et le Karadja, un intervalle qui diminuait rapidement.
  
  L’embarcation dotée du fanal s’approchait en effet du navire.
  
  Le chris-craft la rejoignit avec une vélocité stupéfiante, l’intercepta au moment où elle se préparait à se ranger le long du yacht. Coplan coupa le moteur pendant qu’il amorçait un virage. Sa vedette dérapa sur l’eau et, avec une précision d’autant plus surprenante qu’elle paraissait accidentelle, son flanc vint heurter celui de l’autre canot.
  
  Sous la violence du choc, les trois personnes qui étaient debout près de la cabine dégringolèrent contre les mains courantes.
  
  Blafarde, une jeune femme en imperméable se raccrocha au toit de l’habitacle en fixant avec stupeur les deux hommes du chris-craft.
  
  Ses compagnons, médusés, réalisèrent que cet abordage brutal préludait à une attaque. Ils cherchèrent fébrilement à dégainer leur pistolet.
  
  - Sautez, Irène ! clama Francis, son bras gauche tendu pour l’aider.
  
  Gontran, les traits durs, ne regardait pas sa compatriote. Il pressa la détente dès qu’il vit luire l’arme d’un des gardiens. La balle frappa le type en plein front.
  
  La détonation pétrifia Irène, qui avait un pied sur chaque canot. Le bras de Coplan s’enroula autour de ses cuisses alors qu’elle allait tomber à l’eau, entre les embarcations secouées par les vagues.
  
  L’autre Bulgare visa la fugitive et tira. Il l’aurait tuée net s’il avait été en meilleure position, sur un sol moins mouvant.
  
  Gontran, accroupi sur la partie plate en arrière du siège, fit feu également. Le projectile passa entre le bras et le torse de son adversaire, qui détourna son automatique vers son principal ennemi. Deux armes tonnèrent en même temps. Coplan, délivré d’Irène qu’il avait jetée sur la banquette, avait brûlé la cervelle de l’agent de Sofia pendant que Gontran devançait le geste de ce dernier.
  
  - Cramponne-toi ! hurla Francis en mettant les gaz.
  
  Des imprécations éclatèrent sur le pont du yacht, à une vingtaine de mètres de là. Un homme qui s’était tenu près de l’échelle de coupée pour accueillir les trois derniers passagers plongea sa main sous son aisselle et se mit à canarder le chris-craft.
  
  Plusieurs balles miaulèrent aux oreilles des fuyards. Gontran, à plat ventre, résistait à une accélération terrifiante en s’agrippant au dossier de la banquette et ne pouvait riposter. La vedette exécutait une sorte de slalom destiné à égarer le tireur, mais sa course impétueuse menaçait de précipiter Gontran à la mer.
  
  Le racer fut vite hors d’atteinte. Dans un tourbillon d’eau pulvérisée, il volait en direction du détroit. Maintenant, le principal souci de Coplan était la possibilité d’une prise en chasse par une unité de la douane ou de la police maritime. Ses feux de bord étaient éteints depuis la sortie de la lagune, mais il risquait d’être trahi par la traînée blanche du sillage et par la pétarade grondante du moteur.
  
  Il diminua le régime, se tourna vers Irène tandis que Gontran profitait de l’accalmie pour se glisser près d’eux sur le siège.
  
  - La fois prochaine, planquez-vous de préférence dans une maison moins fréquentée ! cria Francis. Comment ça va, FT-23 ?
  
  Étourdie par la soudaineté de sa délivrance, Irène essayait de comprendre ce miracle. Elle avait reconnu Regnier sans toutefois imaginer qu’il appartenait aux Services Spéciaux.
  
  - Vous... vous êtes de la maison ? balbutia-t-elle, interdite.
  
  - Et alors ? gouailla Gontran. Pensiez-vous que c’était l’Armée du Salut ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Deux marins du Karadja, descendus dans le canot, se dépêchèrent de créer une voie d’eau pour le faire couler avec les deux cadavres qui gisaient sur le plancher, et dont ils avaient récupéré les papiers d’identité.
  
  Puis ils remontèrent sur le yacht. Le chadburn ordonna « en avant toute » et le navire s’éloigna du lieu de l’échauffourée comme s’il avait un sous-marin à ses trousses, en vue de sortir au plus vite des eaux territoriales italiennes.
  
  Pendant ce temps, le chris-craft approchait du cap du Lido à faible allure, feux allumés.
  
  Irène avait subitement deviné un tas de choses. Le Service avait exercé un contrôle sur elle sans qu’elle s’en doutât, et le soi-disant Regnier l’avait admirablement abusée...
  
  Un indicible soulagement, mêlé cependant à une trace d’anxiété, ramena des couleurs sur son visage. Elle était libre, sous la protection des gars du Vieux... Elle en avait le vertige, n’éprouvait aucun besoin de parler.
  
  Ses compagnons, sur le qui-vive, observaient les alentours dans la crainte d’un arraisonnement. Bien que l’algarade se fût déroulée au large et que le bruit des détonations n’eût pu parvenir jusqu’à la côte, l’un ou l’autre témoin avait pu remarquer les éclairs des coups de feu.
  
  Au-delà du cap du Lido, la vedette vira sur tribord au lieu de piquer vers le Grand Canal. A cette heure-ci, il n’y avait plus guère de trafic autour de l’île de Murano.
  
  - La police italienne vous recherche, annonça Coplan à la rescapée. Vous êtes dépourvue de pièces d’identité, vous risquez d’être harponnée au premier tournant si vous vous montrez dans la ville. Avez-vous des amis sûrs qui pourraient vous héberger ?
  
  Irène, confrontée brusquement avec de nouvelles difficultés, remit de l’ordre dans ses pensées. Après réflexion, elle déclara :
  
  - Non... A présent, je ne sais plus où aller. De plus, je dois vous prévenir qu’ils m’avaient dépouillée de tout et que je suis nue sous mon imperméable.
  
  - J’aimerais voir un peu plus clair dans les événements qui se sont produits les jours derniers, avant de prendre une décision quelconque, dit Coplan d’un air mécontent. Qu’avez-vous fabriqué ? Vous ne vous en êtes pas tenue aux instructions qu’on vous- avait données, hein ?
  
  Frappée par cette sévérité qui contrastait si fort avec l’ancienne affabilité du pseudo-Regnier, Irène rétorqua, un peu amère :
  
  - Le tout n’était pas de me sauver, n’est-ce pas ? Il s’agissait surtout de me faire rendre des comptes. C’est cela, l’essentiel...
  
  - Un peu ! gronda Gontran. Vous en avez fait de belles, en fixant ce rendez-vous dans la maison où vous étiez prisonnière !
  
  - Mais je ne pouvais pas prévoir ce qui m’attendait là-bas ! protesta Irène, les joues en feu. Laissez-moi au moins le temps de m’expliquer !
  
  - C’est par là que nous allons commencer, s’interposa Coplan, toujours aigre.
  
  Il dirigea la vedette vers un îlot entouré d’une muraille continue, laquelle dissimulait le cimetière de San Michele.
  
  Cette nécropole isolée sur la lagune, entre Venise et Murano, possède de petites criques rocheuses bien abritées. Le chris-craft vint, moteur arrêté, dériver dans l’une d’elles.
  
  Coplan jeta l’ancre, puis il se tourna vers la jeune femme.
  
  - Pourquoi la police bulgare voulait-elle à toutes forces s’emparer de vous après avoir assassiné Stakov? questionna-t-il. Étiez-vous grillée, en tant qu’agent français ?
  
  Irène secoua négativement la tête.
  
  - Non, c’est pour un tout autre motif. Todor Stakov était considéré comme l’ennemi numéro Un en Bulgarie, et j’ai coopéré avec lui.
  
  Quelque peu déconcertés par cet aveu, Gontran et Francis la dévisagèrent d’un regard interrogateur.
  
  - Oui, poursuivit Irène avec un fatalisme teinté d’accablement. Par ordre, je suis devenue la maîtresse d’un homme, et ensuite je suis tombée amoureuse de lui, ce qui n’était pas prévu au programme.
  
  In petto, Coplan se dit que cette éventualité avait dû être prévue par le Vieux, étant donné la façon dont il avait parlé d’Irène, mais il chassa cette pensée pour mieux écouter.
  
  - Au début, j’ai résisté à ce que je croyais n’être qu’une faiblesse passagère, mais Todor était un personnage fascinant, très viril, doté d’un grand courage physique et d’un formidable appétit de vivre. Il n’avait pas tardé à jouer un rôle prépondérant dans un mouvement autonomiste anti-soviétique, et je me suis lancée corps et biens dans la lutte qu’il menait.
  
  - Enfin, vous deviez pourtant savoir que ça craquerait un jour ou l’autre ! s’exclama Coplan. Vous ne pouviez pas courir deux lièvres à la fois tout en filant votre idylle ! Et vos devoirs vis-à-vis du Service ?
  
  - Je ne les ai jamais perdus de vue, répliqua sèchement Irène. J’étais en passe de fournir tous les renseignements qu’on m’avait demandés, et même un bon nombre d’autres par surcroît.
  
  Gontran, les coudes sur les genoux, avait logé son menton dans sa main. Il ne savait trop s’il devait admirer ou blâmer cette fille bizarre qui s’exprimait avec une franchise évidente.
  
  - Il n’en reste pas moins que vous avez commis des erreurs graves, reprocha durement Coplan. N’aviez-vous vraiment pas relevé de signes annonçant cette offensive de la police secrète ? Pourquoi n’avez-vous pas signalé plus tôt que vous alliez de l’avant? Le Vieux se serait peut-être mépris sur vos véritables mobiles, mais il n’aurait pas désapprouvé votre entreprise.
  
  - Vous croyez ? J’ai toujours eu l’impression, depuis mes débuts dans le métier, que j’étais étroitement tenue en laisse. Les consignes étaient très strictes...
  
  Coplan haussa les épaules :
  
  - Si l’on en juge par la manière dont vous les avez respectées, elles ne l’étaient pas assez. Maintenant, entrons dans le vif du sujet, voulez-vous ?
  
  Irène médita un instant, puis elle se décida :
  
  - Oui, mieux vaut que je vous mette au courant de tout. Nul ne sait de quoi demain sera fait : les renseignements dont je dispose doivent absolument parvenir à Paris et, si j’étais arrêtée, vous pourriez vous en charger. C’est du reste pourquoi je vous avais fait venir.
  
  Attentifs, Gontran et Francis se rapprochèrent.
  
  Irène leur dévoila que des émigrés roumains et bulgares appartenant à la cour des souverains déchus avaient adhéré, dès 1953, à un organisme clandestin dont le siège se trouvait à Venise, et dénommé COLIBROUB (contraction de Comité de Libération Roumano-Bulgare).
  
  Fondé par un Roumain ayant obtenu la naturalisation italienne, un certain Floresco, ce groupement avait entamé une campagne discrète auprès des membres de la noblesse en vue de créer un fonds de soutien pour les patriotes qui, dans les deux pays, conspiraient contre les nouveaux dirigeants.
  
  Le festival de Venise attirant une foule d’étrangers, Floresco avait choisi l’époque de cet événement pour une rencontre annuelle des délégués occidentaux et orientaux du Colibroub. Au cours de ces réunions, les futurs objectifs des réseaux de partisans étaient définis, de l’argent et du matériel de propagande étaient livrés en échange de renseignements d’ordres divers.
  
  - Todor, Floresco et les autres chefs de l’état-major ont toujours ignoré que je faisais partie du S.R. français, bien entendu, précisa Irène. J’avais gagné leur confiance entière et c’est à leur demande que j’ai transporté des fonds à Sofia.
  
  - Comment ? Vous êtes allée de l’autre côté du Rideau de Fer ? l’interrompit Gontran. Sans en référer au Vieux?
  
  - Trois fois, avoua paisiblement la jeune femme. J’avais une possibilité unique de seconder Stakov tout en récoltant pour la France une masse d’informations rassemblées par des réseaux couvrant tout le sud-est de l’Europe. Pourquoi n’en aurais-je pas profité ?
  
  D’une chiquenaude, Coplan expédia son bout de cigarette dans l’eau.
  
  - Une belle opération, apprécia-t-il. Bravo. Mais tout est dans le lac, malheureusement.
  
  Déprimée, Irène pinça les lèvres. Un silence passa, puis elle reprit.
  
  - Peut-être. Je ne sais pas. Pour l’avenir, évidemment, c’est devenu problématique. Cette réaction brutale de la police d’État bulgare est un coup dur. Et tant que nous ne saurons pas où la brèche s’est produite...
  
  - Reprenons les choses dans l’ordre, conseilla Coplan. C’est la seule façon d’y voir clair. Vous aviez dîné avec votre ami au Lotito, il y a trois jours. Que s’est-il passé ensuite ?
  
  - Vous n’auriez pas une cigarette ? demanda Irène d’un ton humble.
  
  Il lui présenta une Gitane, l’alluma. Quand elle eut exhalé un long filet de fumée, elle poursuivit :
  
  - Après le Lotito, Todor m’a quittée à la Place Saint-Marc parce qu’il avait rendez-vous avec l’un des cinéastes de la délégation de son pays, lequel était d’ailleurs un affilié du Colibroub.
  
  - Cyril Mihailovich, je présume ?
  
  - Vous le connaissez ? s’étonna Irène.
  
  - Presque. Et alors ?
  
  - Todor n’est pas rentré de la nuit. Ce n’était pas dans ses habitudes, mais je ne me suis pas inquiétée outre mesure. Dans le courant de la matinée, cependant, son absence a commencé à me paraître franchement anormale. Je me suis mise en quête de Mihailovich, et c’est alors que votre ami Raine m’a rencontrée. Lorsque je vous ai quitté, je suis allée envoyer un télégramme à l’adjoint de Todor, le baron Zlatev : je voulais le mettre au courant de la situation...
  
  - ... et vous l’avez convoqué au Paon Doré. J’ai assisté à votre entrevue, passons.
  
  - Le matin suivant, à l’aube, un coup de téléphone m’a fait sauter du lit. C’était Mihailovich. D’une voix blanche, il m’a communiqué en un sabir franco-slave que Todor avait été abattu et que lui-même n’avait échappé que par miracle à une agression. Il était persuadé que les meurtriers étaient des tueurs dépêchés par Sofia et que nous étions tous menacés. En conséquence, il me pressait de chercher refuge dans la maison de la Calle delle Bande.
  
  - Et vous n’avez pas reniflé le traquenard ?
  
  - Comment ? Mais ce n’était pas un traquenard ! Cet immeuble est une propriété du Colibroub. Nous y avions tenu des réunions antérieurement. De plus, Mihailovich était un homme de confiance. Il nous avait apporté plusieurs microfilms de renseignements provenant d’une cellule de la capitale bulgare !
  
  - Bon. Alors, sur la foi de ce coup de téléphone, vous avez fui du Grand Hôtel, alerté Pontvallain et prévenu Zlatev ?
  
  - Zlatev ? Non, je n’ai pas pu l’atteindre.
  
  Cette réponse fit imperceptiblement sourciller les deux interlocuteurs d’Irène. Ils ne firent pourtant pas de commentaires et lui laissèrent achever son récit.
  
  - Je détenais les microfilms remis à Todor et mon idée première a été de les mettre à l’abri. Comme, aussi, je devais envisager l’hypothèse qu’un des chefs du Colibroub nous avait trahis, je ne voulais pas les emmener avec moi dans cette maison. Alors, je les ai mis dans un coffre de consigne, à la gare, et la clé, je l’ai glissée dans une enveloppe adressée à mon nom, Poste restante.
  
  Coplan se rebiffa de nouveau :
  
  - Vous ne pouviez pas les expédier à Paris directement, non ?
  
  - Non, je ne le pouvais pas. Stakov étant mort, ils devaient être transmis à Zlatev ou à Floresco. Il m’en fallait d’abord une copie, et où l’aurais-je fait réaliser ?
  
  Francis n’insista pas.
  
  - Ensuite ?
  
  - Vers onze heures du matin, je me suis rendue à la planque. A peine étais-je entrée que j’ai été ceinturée, bâillonnée, enfermée dans une pièce à l’étage.
  
  Elle interrogea Coplan :
  
  - Le coup de sonnette, un peu avant minuit, c’était donc vous ?
  
  Il fit un signe d’assentiment, ajouta :
  
  - Nous n’avions aucune raison de nous méfier, Pontvallain nous ayant retransmis votre message. Total, nous avons été bloqués au rez-de-chaussée avec l’un de vos geôliers. Quand nous sommes parvenus à démolir la porte qui nous barrait le passage, c’était trop tard : vous aviez déjà été transférée ailleurs. Là-dessus, Zlatev et ses hommes sont arrivés sur les lieux.
  
  - Prévenus par Mihailovich également, sans doute, supputa Irène. Il a dû toucher le plus de gens possible, et Floresco en premier heu, forcément. Mais ensuite, comment avez-vous pu retrouver ma trace ?
  
  - Toujours grâce à Mihailovich. Vous raconter dans quelles conditions nous sommes entrés en rapport avec lui serait trop long, mais sachez que lui aussi était prisonnier, et que nous l’avons délivré.
  
  Un long silence persista.
  
  - Hum... Tout cela ne nous avance guère, grommela Gontran. La seule chose à retenir, c’est que votre Colibroub est en pleine débandade. Et je ne vois pas comment on pourra en recoller les morceaux.
  
  Coplan était en train de se dire que FT-23 s’était engagée trop loin dans cette histoire. Elle avait commis l’éternelle erreur de croire qu’on peut mener à bien une mission de renseignement quand on se laisse dominer par des motifs sentimentaux. Irène avait voulu se surpasser pour préserver sa liaison avec Stakov, ce qui l’avait mise dans de beaux draps.
  
  Il réagit soudain :
  
  - Dans l’immédiat, nous devons bâtir une histoire plausible pour le commissaire Baldini, qui a lancé un mandat d’amener contre vous. Il faut d’abord lever cette hypothèque-là, car il est nécessaire que vous réapparaissiez au grand jour.
  
  - Pourquoi ne m’en tiendrais-je pas à la vérité, en partie tout au moins ? suggéra la jeune femme. Le coup de fil de Mihailovich, ma séquestration, etc. Je pourrai toujours prétendre que je n’ai rien compris à cette aventure.
  
  - D’accord : vous serez censée tout ignorer des activités occultes de Stakov. Reste à justifier votre retour. Vous pourriez affirmer notamment qu’après plusieurs interrogatoires, vos ravisseurs vous ont débarquée cette nuit sur la plage du Lido, et c’est du reste ce que je me propose de faire si vous êtes d’accord.
  
  - Je me fie entièrement à vous. Mais ensuite ?
  
  - Vous vous rendrez en droite ligne au commissariat, dans la Via San Gallo. Le reste s’enchaînera tout seul. Baldini vous cuisinera mais, faute de charges réelles contre vous, il sera contraint de vous relâcher. Vous récupérerez vos microfilms et puis nous regagnerons la France ensemble, pour affronter les foudres du Vieux.
  
  - Et Zlatev ? Ne devrais-je pas renouer le contact avec lui ?
  
  Coplan, qui allait remonter l’ancre, se retourna vers Irène.
  
  - Vous le pouvez, admit-il. Mais racontez-lui à peu près la même version qu’à Baldini, au sujet de votre remise en liberté. Je n’y suis pour rien et vous ne m’avez pas revu. Quant à cette crise du Colibroub, je vais tenter de l’élucider : cette organisation est un instrument trop précieux pour que nous le laissions anéantir.
  
  Le vrombissement du moteur s’éleva dans la nuit et le racer s’évada de sa crique.
  
  Un quart d’heure plus tard, Irène fut déposée sur le sable de la plage d’Alberoni, à proximité d’un terrain de golf.
  
  Lorsque sa silhouette se fut perdue dans l’obscurité, Coplan acheva de contourner l’île afin de rallier le bassin où s’amarrait le chris-craft.
  
  - Eh bien, ça se décante, constata Gontran avec un soupir. Entre nous, elle n’avait pas mal manœuvré, cette fille.
  
  - C’est un fait, reconnut Coplan. Elle a été desservie par ce coup de filet inattendu de la police adverse, que personne ne pouvait raisonnablement prévoir. Mais le gros ennui, c’est que le Colibroub soit devenu un terrain pourri. Ces types de l’Est lui ont mis du plomb dans l’aile ; Floresco, Zlatev et compagnie vont désormais se tenir à carreaux, tu penses !
  
  - Enfin, à mon humble avis, le pire est passé. Le Karadja a emporté l’équipe d’exécutants qui devaient déblayer le terrain à l’Ouest.
  
  - Voire, dit Coplan. Souviens-toi des cartes de séjour : ces gars-là ont un réseau permanent en France.
  
  
  
  
  
  - Vos allégations sont absolument rocambolesques ! conclut Baldini en dardant sur la prévenue un regard courroucé. C’est du mélodrame ! Pourquoi des hommes seraient-ils venus spécialement de l’autre côté du Rideau de Fer afin de liquider un personnage aussi inoffensif que le comte Stakov ?
  
  - Je m’avoue incapable de répondre à cette question, dit Irène. Il n’empêche que c’est la vérité. D’ailleurs, faites une perquisition au 3057 Calle delle Bande : vous y trouverez des preuves matérielles de ma détention.
  
  Baldini était beaucoup moins sceptique qu’il ne l’affichait. Néanmoins, fidèle aux vieilles méthodes de la police, il se montrait incrédule par principe, ce qui ne tardait pas à exaspérer l’inculpé, à lui faire perdre la maîtrise de soi et, finalement, l’amenait à se contredire.
  
  Mais en l’occurrence, Irène Texeau conservait un calme imperturbable. Elle avait répété son récit sans modifier l’ombre d’un détail.
  
  Le commissaire l’attaqua soudain sous un autre angle :
  
  - Quand avez-vous fait la connaissance du nommé Jean-Paul Regnier ?
  
  Irène le lui dévoila sans le moindre embarras.
  
  - Eh bien, je vous félicite, jeta sarcastiquement Baldini. Vous nourrissez la plus grande inquiétude à l’égard de Stakov, vous vous abstenez de signaler à la police une absence qui, tout de même, devient troublante, mais vous n’hésitez pas à passer la soirée dans un dancing avec un individu que vous voyez pour la seconde fois ?
  
  - M. Regnier est parfaitement honorable et il a fort bien compris mon état d’esprit, répliqua Irène d’un ton sec. Il ne me serait jamais venu à l’idée de faire la même proposition à un Italien.
  
  Ce fut Baldini qui faillit sortir de ses gonds, mais il se maîtrisa.
  
  - Quelles sont les questions que vous ont posées ces mystérieux émissaires ? s’enquit-il, plus réservé.
  
  Irène s’écarta peu de la réalité. On lui avait demandé notamment où étaient cachées les archives du réseau de Stakov, qui étaient ses lieutenants et ses commanditaires, où il se procurait les armes parachutées aux terroristes de l’intérieur.
  
  - Tout cela m’a paru insensé, expliqua-t-elle. Ils m’ont fait subir des sévices et se sont enfin rendu compte que je n’étais au courant de rien. Alors ils se sont décidés à me relâcher.
  
  A vrai dire, pour Baldini, le point obscur était là.
  
  Il trouvait passablement bizarre que ces agents de l’Est eussent rendu la liberté à un témoin qui pouvait livrer autant d’indications sur eux et sur leurs agissements.
  
  Mais peut-être s’en moquaient-ils, leur mission étant terminée et leur départ imminent ?
  
  Le commissaire examina Irène. Il était favorablement impressionné par son attitude. Ses préventions étaient tombées : cette femme n’avait participé en rien à ce crime qui la privait d’un amant riche et généreux.
  
  - Je dois vous imposer une démarche relativement pénible, déclara-t-il en joignant les mains. Peut-être serez-vous en mesure d’identifier deux cadavres qui sont conservés à la morgue. L’un d’eux doit être celui de l’assassin de votre ami
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Allongé sur le moelleux divan de sa chambre, les yeux au plafond et une cigarette aux lèvres, Coplan juxtaposait mentalement les pièces d’un puzzle.
  
  Les confidences d’Irène, les péripéties de sa capture, de même que les événements auxquels Francis avait pris part, laissaient subsister pas mal d’inconnues. Les faits ne s’emboîtaient pas d’une façon satisfaisante.
  
  Ainsi, Mihailovich, sur ses gardes pour avoir échappé une première fois à ses ennemis politiques, avait été repris par eux à 24 heures d’intervalle ? Comment se faisait-il qu’il avait une barbe d’au moins quatre jours quand Francis et Gontran l’avaient libéré ?
  
  Et puis, ce n’était pas tout. Zlatev, qui s’était vanté de pouvoir tout régler par ses propres moyens, en quoi s’était-il manifesté ? Le Karadja aurait proprement emmené Irène si Coplan n’était intervenu...
  
  Il étendit le bras pour stimuler ses cogitations avec une gorgée de whisky, mais la sonnerie du téléphone interrompit son geste. Sa main s’éloigna du verre et saisit le combiné.
  
  - Oui ?
  
  - Allô ! Regnier ? Ici Zlatev. J’ai une excellente nouvelle pour vous. Devinez...
  
  - Tiens ! Vous n’êtes pas mort ? s’étonna Coplan, cynique. Les journaux ne parlent plus que de Bulgares assassinés.
  
  - Ne plaisantez pas, mon cher, je vous prie, s’insurgea le baron. Le danger est réel, croyez-moi, en ce qui me concerne. Mais il ne s’agit pas de ça. J’ai le plaisir de vous apprendre que Mlle Texeau est saine et sauve. Elle vient de me quitter.
  
  - Bravo ! J’en suis positivement ravi, affirma Francis, content d’apprendre de la sorte qu’Irène avait été relaxée par le commissaire Baldini. Est-elle retournée au Grand Hôtel ?
  
  - Oui, elle compte y rester encore deux ou trois jours. Voyez, je n’avais pas tort de vous recommander la discrétion. Tout est bien qui finit bien.
  
  - La providence soit louée, ricana Francis. J’espère avoir le plaisir de vous revoir, soit ici, soit à Paris.
  
  - Quand vous voudrez, mon cher. Au revoir.
  
  Coplan raccrocha.
  
  Prévoyant qu’Irène n’allait pas tarder à le relancer, il se redressa, passa dans la salle de bains.
  
  Gontran avait congé. Ou il dormait, ou il s’offrait les délassements d’un honnête touriste. Il n’était pas nécessaire de le faire venir.
  
  Irène n’appela qu’à six heures du soir. Elle était au bar de l’hôtel.
  
  Coplan la rejoignit dans ce grand salon, où un pianiste égrenait sur son clavier des mélodies en vogue. Les tables, entourées de fauteuils profonds, étaient dispersées autour de deux larges colonnes carrées en marbre rose.
  
  Irène était assise à l’écart des autres consommateurs, dans un coin où l’on pouvait bavarder à l’aise.
  
  Francis lui serra la main.
  
  - Étincelante, murmura-t-il. Hélas, FX-18 est tenu à plus de réserve que Jean-Paul Regnier... Alors, Baldini n’a pas été trop méchant ?
  
  Elle se fit la réflexion qu’il appartenait à cette catégorie d’hommes dont la présence apporte aux femmes une sensation de confort et de bien-être. Et jamais, lorsqu’elles pensaient à lui, elles ne devaient se sentir seules au monde.
  
  - Oui, tout a bien marché. Je suis même autorisée à sortir d’Italie.
  
  Baissant encore la voix, elle confia :
  
  - Il m’a fait voir les corps de deux inconnus, dont l’un est selon lui le meurtrier de Todor. Mais qui les a éliminés, eux ? Est-ce vous ?
  
  Plutôt surpris d’apprendre que ses agresseurs étaient responsables du premier crime, Coplan se contenta d’acquiescer d’un battement de paupières significatif.
  
  - Avez-vous les microfilms ? s’enquit-il entre ses dents.
  
  - Une cigarette ? offrit Irène en ouvrant son sac à main.
  
  Du pouce, elle désigna dans l’étui la cigarette qui contenait les documents. Il la prit, la substitua à l’une des Gitanes de son propre paquet.
  
  - Et cette entrevue avec Zlatev ?
  
  - Il a dépêché un émissaire à Sofia, dans le but de prévenir nos informateurs de l’action entreprise ici par la police secrète : les réseaux, ou ce qu’il en reste, vont être mis en sommeil jusqu’à ce que nous sachions exactement comment elle a remonté la filière.
  
  Coplan contempla le nuage de fumée qu’il exhalait.
  
  - Zlatev a-t-il essayé de savoir ce qu’était devenu Cyril Mihailovich?
  
  - Oui, mais sans succès. Il a pressenti Floresco afin que ce dernier mette tout en œuvre pour le retrouver, tant ici qu’en Bulgarie, car nous nous demandons finalement si ce n’est pas Mihailovich qui nous a trahis...
  
  - Cela ne me surprendrait pas du tout. Stakov, puis vous, êtes tombés dans un piège à cause de lui, si l’on voit les choses froidement. Et Dimov ? Zlatev lui a-t-il soutiré des aveux intéressants ?
  
  - Dimov ? Qui est cet individu ?
  
  - Un des agents bulgares qui vous ont séquestrée, à la Calle delle Bande. Nous nous étions emparés de lui et Zlatev l’a pris sous sa coupe.
  
  - Ah ? Il ne m’en a rien dit.
  
  Silencieux, un garçon s’approcha et prit la commande. Lorsqu’il fut retourné auprès du barman, Coplan murmura :
  
  - Dimov et ses acolytes vous ont odieusement maltraitée, n’est-ce pas ?
  
  Une légère rougeur teinta les pommettes d’Irène.
  
  - D’horribles brutes, prononça-t-elle à mi-voix. J’aurais préféré être véritablement torturée, c’eût été moins abject.
  
  - Ceci implique un fait curieux, quand on songe que cette maison est un des locaux du Colibroub, souligna Coplan, détaché. Ces gredins savaient donc qu’ils avaient le temps, qu’on ne les dérangerait pas ?
  
  Son interlocutrice, déconcertée, objecta peu après :
  
  - Ils n’étaient pas tous en haut en même temps... Ils se relayaient. En bas, la souricière pouvait fonctionner, si par hasard quelqu’un de notre organisation se présentait à l’entrée.
  
  Le garçon vint apporter les verres. Le piano continuait de jouer en sourdine et, dans cette ambiance feutrée, ses arpèges suffisaient à noyer les conversations.
  
  Coplan changea de sujet :
  
  - Je n’ai pas encore signalé à Paris que je m’étais mis en rapport avec vous. On ne manquerait pas de nous réclamer des comptes séance tenante, ce que je désire éviter momentanément.
  
  Irène lui mit la main sur le bras.
  
  - Ne vous compromettez pas pour moi, conseilla-t-elle. Rentrez, racontez tout. Je saurai prendre mes responsabilités.
  
  - Non, rétorqua-t-il fermement. Il ne faut pas que vous comparaissiez devant le Vieux sans avoir quelques atouts, sinon il va vous massacrer. Je le connais : une désobéissance suivie d’un échec, c’est le coup de barre sans rémission.
  
  Un soupir s’échappa des lèvres de la jeune femme.
  
  - Qu’espérez-vous ? s’enquit-elle avec lassitude. Tout délai ne fera qu’aggraver ma situation.
  
  - N’en croyez rien : à partir de maintenant, je vous couvre. Vous suivez mes instructions et je répondrai d’elles devant le Vieux. Cela dit, ayez l’obligeance de me dicter les adresses des membres les plus actifs du Colibroub, ceux qui ont un rôle important, tant à Paris qu’à Venise.
  
  Il nota sur son calepin les indications qu’Irène lui énumérait puis, quand elle eut terminé, il conclut :
  
  - Patientez encore un jour ou deux. Nous déterminerons ensemble les modalités du retour à Paris.
  
  - Suspecteriez-vous une fuite dans l’état-major du Colibroub ? demanda Irène, très intriguée.
  
  Coplan plissa les lèvres en une mimique approbative.
  
  - C’est une quasi-certitude. Si des arrestations préliminaires avaient été opérées en Bulgarie, Stakov l’aurait su, je suppose ?
  
  - Certainement. Les liaisons étaient constantes, avec toutes les parties des territoires roumains et bulgares.
  
  - Or, le contre-espionnage adverse a frappé directement au sommet, ici, à l’Ouest, où certains de ses membres résidaient depuis longtemps puisqu’ils étaient titulaires de cartes de séjour. Alors ?
  
  
  
  
  
  Le soir, dans la salle de bains transformée en chambre noire, Coplan se mit en devoir d’utiliser le matériel qu’il venait de se procurer chez un photographe des environs.
  
  Il inséra dans un châssis les microfilms détournés par FT-23 et leur superposa un film vierge. Par contact, en allumant pendant une ou deux secondes le globe placé au-dessus du lavabo, il impressionna la pellicule neuve afin d’obtenir une copie des originaux, puis il logea celle-ci dans un étui hermétique en vue d’un développement ultérieur.
  
  Ensuite, recourant à une lanterne de projection destinée normalement à fournir une image de 70 centimètres sur 100, à partir de diapositives de films en couleur 24 x 36, il s’ingénia à déchiffrer les textes figurant sur les micro-photos, préalablement montées sur une mince plaque de verre aux dimensions du passe-vue.
  
  Un grand rectangle de lumière apparut sur la surface claire et lisse d’un des murs ; il fut remplacé presque aussitôt par une image plus sombre représentant des feuillets juxtaposés, couverts chacun de caractères imprimés ou dactylographiés. Le grossissement était suffisant pour en autoriser la lecture, et un réglage de l’objectif en accrut la netteté.
  
  D’emblée, Coplan fut captivé. Les documents photographiés étaient rédigés en allemand, en russe et en bulgare. S’il ne pouvait comprendre cette dernière langue, Francis pratiquait couramment les deux autres et il put rapidement se forger une opinion.
  
  Il y avait là des informations techniques, économiques et militaires apparemment fort intéressantes, dont quelques-unes passionnèrent l’ingénieur qu’était Coplan.
  
  Entre autres, une fiche d’étude provenant de Dresde, en Allemagne de l’Est, et consacrée à l’air comprimé employé comme lubrifiant, ce procédé permettant de fabriquer des paliers en métaux légers et réduisant de 9/10e l’usure des axes rotatifs animés de grandes vitesses.
  
  Un rapport émanant d’U.R.S.S. et adressé à une usine bulgare préconisait l’usage de pierre fondue (cendres, sable de quartz ou même basalte) en remplacement du métal pour la fabrication de pièces menacées par la corrosion ou par l’usure. Coulés dans des moules à haute température, ces matériaux économiques résistaient 5 à 10 fois plus longtemps que les alliages traditionnels (Ces procédés ont été réellement mis à l’étude en Allemagne de l’Est et en U.R.S.S).
  
  Mais le plus stupéfiant était sans conteste une demande de lâcher de pétrels, retenus prisonniers sur les bords de la mer Noire pendant la période normale de migration, dans le cadre des recherches sur l'autoguidage bio-psychologique des oiseaux ! Comme cette requête était formulée par un département du centre de lancement des fusées de Baïkonour, il n’était guère difficile d’en déduire que les Russes étudiaient des moyens d’orientation entièrement nouveaux (La N.A.S.A., l’organisme américain coiffant les recherches spatiales, s’intéresse considérablement aux oiseaux qui, placés en dehors des trajectoires normales des itinéraires de migration, retrouvent quand même la direction voulue pour atteindre le lieu d’hivernage ou leur base de départ)...
  
  Coplan passa plus rapidement en revue d’autres chapitres de ce matériel d’information. Après quoi il éteignit le projecteur et s’accorda un temps de réflexion.
  
  Il était, à tout le moins, édifié sur deux points capitaux : primo, les partisans du Colibroub comptaient des informateurs sérieux, compétents, occupant des postes clés. Secundo : ceci n’était pas le genre de renseignements qu’un service secret fabrique de toutes pièces pour intoxiquer un adversaire... Aucune de ces données n’était de nature à provoquer, au sein de l’état-major du Colibroub, une décision fâcheuse pouvant s’exploiter contre lui.
  
  Donc, le jeu en valait la chandelle : il fallait sauvegarder l’existence de ce groupement, lequel pouvait devenir pour le S.D.E.C.E. un thermomètre très précieux de l’évolution du sud-est de l’Europe.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan vit son collègue, le lendemain matin, il lui résuma son entretien avec Irène et lui parla des microfilms.
  
  - Ce sont de bonnes fournitures, estima-t-il. Elles prouveront au Vieux qu’Irène ne s’était pas embarquée gratuitement dans son entreprise. Je m’attendais à ce que ça bouge à Paris, mais Pontvallain ne donne pas signe de vie. Aussi, je crois le moment venu de rentrer.
  
  Gontran arqua les sourcils.
  
  - Tu renonces à tirer l’affaire au clair ?
  
  - Non, sûrement pas, mais je n’escompte plus obtenir des résultats ici, à Venise. L’équipe bulgare s’est fait étriller durement : elle a perdu cinq hommes. Et le Karadja a emmené les autres... Alors, je suis persuadé qu’ils vont essayer de rattraper Irène au tournant. Mais pas ici. Chez nous.
  
  Son collègue tiqua.
  
  - Tu penses qu’ils vont recommencer ?
  
  - C’est presque mathématique. Rends-toi compte : ils attachent un grand prix à la capture d’Irène. Son enlèvement et l’assassinat de Stakov n’ont pas été improvisés. Ils avaient été préparés longtemps à l’avance par Dimov et consorts, qui devaient donc connaître l’époque du voyage à Venise des deux intéressés. Ils ont une raison particulière très précise de l’amener vivante à Sofia : or leur plan tombe à l’eau, puisqu’elle s’évade. Crois-tu qu’ils vont rester sur cette défaite ?
  
  Gontran prit une expression inspirée.
  
  - Si je devine bien, tu vas t’arranger de telle sorte qu’Irène servira d’appât ?
  
  - Elle est un appât, que je le veuille ou non. Et avant qu’elle parte, je vais la prier d’annoncer à ses copains du Colibroub qu’elle regagne Paris.
  
  Il parut hésiter, puis ajouta quand même :
  
  - A Zlatev, entre autres.
  
  
  
  
  
  L’inspecteur Lherbier, de la D.S.T., consulta dans l’obscurité le cadran phosphorescent de sa montre : une heure moins le quart.
  
  Il lui restait donc à poireauter un peu plus de deux heures avant la relève, dans cette cuisine où il avait traîné l’un des fauteuils de la salle de séjour.
  
  Cela faisait trois jours que cet appartement était sous surveillance et transformé en souricière. Inutilement, jusqu’ici. Mais Lherbier, sachant qu’une longue et vigilante patience finit généralement par donner des résultats, supportait avec philosophie cette veille solitaire.
  
  Comme il lui était interdit d’allumer la lumière et de fumer, il n’avait d’autre ressource que de réfléchir ou de somnoler, une bouteille de bière à portée de la main.
  
  Parfois cependant l’inspecteur se levait, passait dans la pièce d’à côté pour jeter un regard sur l’avenue des Gobelins. La nuit, le spectacle n’était guère distrayant, mais cette diversion l’aidait à tuer le temps.
  
  Il était justement appuyé à l’encadrement de la fenêtre quand un bruit, sur le palier, le fit refluer vers la cuisine, les sens soudain en alerte.
  
  Il entendit distinctement le cliquetis d’une clé dans la serrure de la porte d’entrée, et dès lors ses instincts de chasseur se réveillèrent tout à fait. Il retint son souffle, prêt à entrer en action.
  
  L’arrivant ne prenait pas de précautions excessives. Il pénétra dans l’appartement sans trop se soucier de dissimuler sa présence, en familier des lieux effectuant une visite très légitime. Il fit même fonctionner l’interrupteur afin de procéder plus commodément à la tâche qu’on lui avait demandée.
  
  Lherbier tâcha de le voir par la rainure verticale de la porte. L’individu passa devant, trop vite et trop près. Il alla sans hésiter vers un secrétaire, ouvrit un des tiroirs, se mit à remuer des papiers.
  
  Pas longtemps, d’ailleurs. Le tiroir reglissa dans son alvéole, puis l’homme, s’étant acquitté de sa mission, retourna vers l’entrée dans l’intention manifeste de s’en aller.
  
  L’agent de la D.S.T. repoussa le battant d’un geste brusque. Un pistolet était logé dans sa main droite.
  
  - Halte ! Ne bougez pas, intima-t-il.
  
  L’interpellé bondit de saisissement. L’air traqué, il fit une rapide volte-face, aperçut Lherbier campé à trois mètres de lui.
  
  - Police, déclina ce dernier. Levez les mains.
  
  L’inconnu, bien habillé, et qui pouvait avoir une trentaine d’années, fut frappé d’affolement. Il obtempéra mais, en exécutant le geste qu’on exigeait de lui, il toucha l’interrupteur, éteignit le lustre.
  
  Lherbier, respectant les instructions qui lui ordonnaient de ne pas tirer, fonça dans le noir. Avec une prestesse incroyable, le suspect s’était faufilé sur le palier. Il dévala l’escalier en colimaçon à une allure folle.
  
  L’inspecteur se rua derrière lui, sautant les marches trois par trois, sans pourtant parvenir à gagner du terrain sur son adversaire. Celui-ci déboucha comme un bolide dans l’avenue déserte et courut vers une voiture en stationnement, à une vingtaine de mètres de l’immeuble.
  
  Un coup de sifflet cisailla le silence.
  
  Un autre agent de la D.S.T., tapi dans une 403, vit fuir une silhouette. Le signal lancé par Lherbier l’édifia.
  
  Il mit le moteur en route, démarra en catastrophe et, au mépris de toutes les règles de la circulation, il coupa l’avenue en biais sur la gauche. Son véhicule vint bloquer à l’endroit où elle stationnait la voiture dans laquelle s’engouffrait le fugitif.
  
  Accourant au galop, son sifflet entre ses dents, Lherbier n’était plus qu’à quelques pas lorsque l’inconnu, comprenant qu’il était pris entre deux feux, jaillit de la portière encore ouverte.
  
  Bravant l’arme tenue par le policier, il fondit vers lui tête baissée. Lherbier, emporté par son élan, ne put esquiver l’attaque. Il encaissa un coup de bélier dans la poitrine, avec une violence décuplée par son propre mouvement. Le choc l’expédia par terre de même qu’il renvoya sur le sol l’homme qui l’avait provoqué.
  
  Le pistolet de l’inspecteur vola en l’air et retomba en produisant un claquement métallique.
  
  Les deux antagonistes, étourdis, tentèrent malgré la douleur de se remettre sur leurs jambes, l’un pour capturer son adversaire, l’autre pour détaler.
  
  Le conducteur de la 403 surgit au moment où l’homme qui venait d’entrer chez Dimov se ramassait sur lui-même. Il abattit le tranchant de sa main dans la nuque de l’individu, qui s’effondra face contre terre, les bras en croix.
  
  En un clin d’œil, ses poignets furent ramenés dans son dos et entravés par une paire de bracelets.
  
  - La vache, articula Lherbier, sans trop de ressentiment. Ce particulier-là tenait vraiment beaucoup à se débiner. Qu’est-ce qu’il a sur la conscience ?
  
  - Allez hop ! On l’embarque, dit son collègue, expéditif. Il va nous raconter son histoire bien gentiment rue des Saussaies.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  L’interrogatoire de l’homme, un certain Boris Markov, fut mené tambour battant après qu’on eut trouvé sur lui divers documents méritant examen : une carte de séjour au nom de Dimiter Dimov, et dont l’authenticité n’était pas niable, un long télégramme codé, ainsi qu’un feuillet sur lequel étaient griffonnées quelques indications, intelligibles même pour quelqu’un ne connaissant pas le bulgare : « Modane-Chambéry, Mercedes... (suivaient deux mots définissant sans doute la couleur du véhicule) 7691 EG 95, 16. »
  
  Le télégramme était originaire de Venise et ne portait pas de signature.
  
  Rudement invité à fournir quelques explications sur ce message, Markov se cantonna dans un mutisme hargneux. Quand on l’eut harcelé pendant un quart d’heure, il se mit à protester contre son arrestation. Il n’avait rien fait de répréhensible en pénétrant dans cet appartement des Gobelins, il avait simplement voulu rendre service à son ami et compatriote Dimov.
  
  En quoi consistait ce service ?
  
  A se munir d’une pièce d’identité oubliée dans le secrétaire, et à l’apporter à l’Hôtel Perce-Neige, à Modane.
  
  A qui appartenait cette Mercedes mentionnée sur le papier ?
  
  Markov prétendit n’en rien savoir. Mais l’immatriculation permit un recours immédiat au fichier du Val-d’Oise, et pendant que le suspect continuait de répondre bien ou mal aux questions qu’on lui posait, ce point fut éclairci : la voiture était la propriété du comte Stakov.
  
  Quand fut abordée la question du code ayant servi au cryptage du télégramme, le prisonnier se tut avec obstination. Ordre fut donné de procéder à la perquisition de son domicile, en vue de retrouver la clé qui révélerait le contenu du message.
  
  Comme, à la D.S.T., on ne savait pas très bien pourquoi le S.D.E.C.E. avait prescrit cette surveillance, un fonctionnaire avisa cet organisme de l'arrestation de Boris Markov et des découvertes, encore très partielles, qu’elle avait amenées.
  
  Le Vieux, logé à la même enseigne, appela aussitôt Pontvallain. Il le mit au courant et, fébrile comme chaque fois que cette affaire Texeau-Stakov venait sur le tapis, il bougonna :
  
  - Que voulez-vous que je leur dise, moi, à la D.S.T. ? Comment faut-il exploiter ces renseignements ? Coplan se fout de nous !
  
  Le masque ingrat de Pontvallain refléta de la désapprobation.
  
  - Ce n’est pas mon avis, opposa-t-il d’un ton calme. La piste qu’il nous a indiquée se concrétise. L’intérêt marqué par ce Markov pour la voiture utilisée par FT-23 et Stakov prouve qu’il a partie liée avec les meurtriers, et donc qu’un réseau bulgare fonctionne ici sans que nous nous en doutions.
  
  - Écoutez, Pontvallain : j’ai une horreur presque physique de l’incertitude. Au surplus, la plaisanterie a suffisamment duré. Téléphonez à Venise, informez Coplan de ce qui se passe ici et ordonnez-lui, ainsi qu’aux deux autres, de rentrer à Paris séance tenante.
  
  Le colonel s’inclina.
  
  - Entendu. Je vais demander la communication.
  
  Il regagna le bureau voisin et, à travers la porte, le Vieux perçut le son de sa voix.
  
  Sachant que l’attente serait longue, il essaya de se concentrer sur le dossier dont l’étude avait été interrompue par l’appel de la D.S.T.
  
  Mais son attention ne cessa de s’égarer. Trop de questions s’entrechoquaient dans sa tête, et aussi, une anxiété qu’il ne voulait avouer à personne le rongeait sournoisement.
  
  Irène Texeau en mauvaise posture, n’avait-elle pas causé la perte des deux agents envoyés à son secours ? N’était-ce pas là le véritable motif du silence de Coplan.
  
  Un peu plus d’une heure s’écoula.
  
  Enfin Pontvallain reparut, renfrogné.
  
  - Coplan a quitté l’hôtel Europa ce matin à l’aube, annonça-t-il sur un ton déconfit. Il n’a pas précisé sa destination.
  
  
  
  
  
  Au volant de la superbe Mercedes bleu clair qui l’avait amenée aux portes de Venise une dizaine de jours auparavant, Irène avait entamé le chemin du retour avec une lourde mélancolie.
  
  Par Brescia, puis par l’autoroute vers Milan et Turin, elle avait roulé vers la frontière française en étant suivie d’assez loin par la DS noire qu’occupaient Coplan et son ami.
  
  Conformément au programme établi, la jeune femme et ses collègues masculins passèrent la nuit à Turin, dans le même hôtel mais en feignant de s’ignorer.
  
  Ils repartirent tous les trois le lendemain à neuf heures du matin et franchirent vers midi le col du Mont-Cenis.
  
  Des virages fréquents dissimulaient parfois la Mercedes pendant de longues périodes au regard des passagers de l’autre voiture. Alors Coplan accélérait en tempérant la nervosité de son coéquipier.
  
  Le majestueux décor de montagnes ne restaurait pas la sérénité de Gontran. A son avis, c’était une erreur que de ne pas avoir dit à Irène qu’un danger la guettait peut-être en cours de route.
  
  Ils étaient entre Modane et Saint-Jean-de-Maurienne quand une voiture débouchant sur leur droite s’intercala entre eux et la Mercedes. A vive allure, elle rattrapa celle-ci et se rabattit sur la gauche pour la doubler.
  
  Coplan traita mentalement le conducteur de chauffard, celui-ci n’ayant même pas allumé son clignotant. Mais la figure de Francis changea quand il vit le véhicule exécuter une dangereuse queue de poisson devant la voiture d’Irène, et il comprit d’emblée que ces embardées successives n’étaient pas l’œuvre d’un fou du volant.
  
  Les feux rouges de la Mercedes s’allumèrent, signalant son freinage, et ils restèrent brillants jusqu’à ce qu’elle se fût complètement arrêtée sur le côté de la route.
  
  Deux silhouettes prirent pied sur l’asphalte et marchèrent vers la portière avant de la voiture allemande.
  
  Gontran plongea la main dans sa poche intérieure.
  
  - Bouge pas, intima Francis.
  
  Il ne ralentit ni n’accéléra. La DS dépassa les deux autos à l’arrêt et parut poursuivre son chemin d’une façon normale.
  
  Mais elle freina sec un peu plus loin, revint à bride abattue en marche arrière jusqu’à heurter de son pare-choc le véhicule des inconnus.
  
  Ceux-ci, décontenancés par la soudaineté de cette manœuvre, se tournèrent vers Gontran et Francis qui, l’arme au poing, avaient sauté de la Citroën.
  
  Un des personnages était resté à sa place, au volant. Les deux autres, debout devant la portière ouverte de la Mercedes, eurent le réflexe de dégainer mais les canons braqués sur eux les dissuadèrent d’achever leur mouvement.
  
  - Faites gaffe, prévint Coplan d’une voix coupante. Levez les pattes... Et méfiance, car ici j’ai le droit de vous descendre.
  
  Irène, mortellement pâle, était figée sur son siège, arc-boutée sur ses pédales. Elle parvint à crier :
  
  - Attention, Regnier ! Vous vous méprenez ! Ce n’est qu’un contrôle de police !
  
  Ses protecteurs, incrédules, s’immobilisèrent près de la Peugeot familiale des trois types. Ceux-ci n’avaient pas l’air effrayé, mais leur visage exprimait un furieux mécontentement.
  
  L’un d’eux aboya, en s’adressant à Irène :
  
  - Vous connaissez ces particuliers ?
  
  S’il avait un accent, ce devait être du Berry.
  
  - Oui, confirma l’intéressée. Ce sont des amis. Ils voyagent de conserve avec moi.
  
  Interpellant alors Coplan, l’homme dit sur un ton acerbe :
  
  - Rengainez ces pistolets, voulez-vous ! Qu’est-ce qui vous prend ? Je suis l’inspecteur Leclos, de la D.S.T.
  
  Coplan abaissa son Ceska. Il répliqua :
  
  - Vous stoppez une voiture exactement comme si vous étiez des gangsters ! Étonnez-vous si on vous traite comme tels. Que se passe-t-il ? Pourquoi interceptez-vous cette dame ?
  
  - Ça vous regarde ? jeta l’inspecteur, abrupt. Commencez par me montrer vos papiers.
  
  - Présentez d’abord votre carte, exigea Coplan, et son automatique se braqua derechef sur Leclos.
  
  Gontran avait gardé le doigt sur la détente ; la façon dont il observait les prétendus policiers ne laissait aucun doute sur sa détermination.
  
  Leclos exhiba le carton barré des couleurs nationales, le montra de loin en proférant :
  
  - La voilà, ma carte ! Vous êtes satisfait ?
  
  Coplan l’était, mais pour une autre raison. En une fraction de seconde, il venait de deviner le motif de l’intervention des agents de la D.S.T.
  
  - Ça va, mille excuses, lança-t-il d’un air détendu. Si vous êtes là, c’est vraisemblablement à la suite de ma propre démarche. Vous vous occupez de cette bande de Bulgares, non ?
  
  Leclos et ses compagnons se décontractèrent. Il y eut un temps de silence.
  
  Gontran, soulagé, glissa son pistolet dans sa poche. Irène sortit de la Mercedes et se joignit aux inspecteurs.
  
  - Mettons les choses au point, prononça Leclos, méthodique. Qui êtes-vous ? Comment se fait-il que vous soyez au courant ?
  
  - Nous appartenons au S.D.E.C.E., dévoila Coplan. C’est à sa requête que vous avez organisé des grilles autour du domicile de Dimov et de Zekovich. Et je présume que votre présence ici découle de cela ?
  
  Édifiés, les inspecteurs opinèrent.
  
  - Vous redoutiez donc une attaque ? s’étonna Leclos.
  
  - Oui, nous avions quelques raisons d’être sur nos gardes, Mlle Texeau ayant échappé une fois déjà à une tentative d’enlèvement
  
  - Eh bien, vous étiez bien inspirés, déclara Leclos en se dégelant tout à fait. Nous avons appris de source sûre que cette Mercedes allait être kidnappée entre Modane et Chambéry. C’est pourquoi nous avons jugé prudent d’avertir la personne en question et de l’escorter pendant le reste du voyage.
  
  Irène décocha un regard indéchiffrable à Coplan. Ce dernier tendit son paquet de Gitanes à la ronde.
  
  - Il est capital, pour nous tous, de savoir comment vous avez découvert ce projet d’agression, dit-il à Leclos. Oublions pour une fois les barrières administratives et les sacro-saintes voies hiérarchiques : c’est une question de vie ou de mort pour un tas de gens. Que s’est-il produit à Paris ?
  
  Grâce au ciel, cet inspecteur de la D.S.T. était un homme dynamique, à la compréhension rapide. Pour lui, l’efficacité primait tout.
  
  - Ma foi, c’est très simple, expliqua-t-il. Au cours de l’avant-dernière nuit, un individu a été cueilli à sa sortie de l’appartement de Dimov. Il s’appelle Boris Markov, était en possession d’un télégramme chiffré, d’un papier mentionnant la voiture du comte Stakov et d’une carte de résident ordinaire au nom de Dimov.
  
  - Ah ? Curieux ! interjeta Francis. J’en ai une autre dans ma poche, du même client. Ils doivent les fabriquer en série. Et ensuite ?
  
  - Markov devait apporter la sienne, aujourd’hui après-midi, à Modane, à l’hôtel Perce-Neige.
  
  Francis envoya un clin d’œil éloquent à Gontran. Dimiter Dimov était donc libre ! Et il avait chargé un complice de lui amener un double de la pièce d’identité qu’on lui avait dérobée !
  
  - Les spécialistes du décryptage ont eu du fil à retordre, poursuivait Leclos. Ils ont du s’adjoindre un linguiste-expert, car la traduction en clair allait, selon toutes prévisions, donner un texte en langue slave...
  
  - Quel était le bureau d’origine ?
  
  - Venise. Bref, l’expéditeur prescrivait le rapt de la conductrice de la Mercedes, mais Markov n’avait pas encore avoué, quand nous sommes partis, si c’était lui ou d’autres individus qui devaient réaliser l’opération. Il n’y avait plus de temps à perdre. Nous avons foncé vers la frontière, et voilà.
  
  Irène, très pâle, prononça :
  
  - Si ce Dimov a été libéré par ses acolytes, qu’est-il advenu à Zlatev ?
  
  Coplan posa sur elle un regard sombre.
  
  - Où se trouvait Zlatev quand vous lui avez fixé rendez-vous au Paon Doré ? questionna-t-il.
  
  - Mais... à Paris. C’est là qu’il habite. Dès réception de mon télégramme, il a sauté dans un avion.
  
  Après réflexion, Coplan dit aux inspecteurs :
  
  - Il faut coffrer Dimov tout de suite, puisqu’il poireaute à Modane. L’auteur des instructions à Markov, c’est lui.
  
  - Bon, je veux bien, accepta Leclos. Mais vous prendrez cela sous votre bonnet, car nous n’avons aucun mandat.
  
  - D’accord, j’en assume la responsabilité.
  
  Sous pression, Coplan dit alors à son camarade :
  
  - Toi, tu vas prendre le volant de la Mercedes. Irène montera dans la 403 de ces messieurs avec deux d’entre eux, et vous continuerez jusqu’à Paris. Moi, j’emmène l’inspecteur Leclos dans la DS, à Modane.
  
  - Allons-y, conclut celui-ci. Il suffit de transbahuter ma valise.
  
  Tandis qu’il allait vers la familiale coincée entre les deux autres voitures, Francis prit le poignet d’Irène.
  
  - A Paris, planquez-vous : ne montrez pas le bout du nez dans nos bureaux, recommanda-t-il. Attendez que je vous fasse signe, ce qui ne tardera pas bien longtemps, je pense.
  
  A Gontran, il lança :
  
  - Toi aussi, tu feras le mort. Où puis-je te téléphoner ?
  
  - A Montmartre 28.86. A condition que j’arrive entier à Paris, rétorqua Gontran tout en montant dans le cabriolet grand sport.
  
  Irène serra la main de Coplan entre les siennes.
  
  - Merci, souffla-t-elle.
  
  Il évita son regard, dit d’une voix un peu bourrue :
  
  - Tenez, prenez ces copies non développées de vos microfilms. Si j’avais des ennuis, elles plaideront pour vous.
  
  Puis il lui tourna le dos et marcha vers la DS. Il lui fit décrire un demi-tour et l’immobilisa de l’autre côté de la route.
  
  Leclos échangea quelques mots avec ses collègues avant que ceux-ci ne prennent le départ, puis il vint s’installer auprès de Coplan.
  
  Les trois véhicules s’ébranlèrent dans leurs directions respectives.
  
  - Il serait temps que je me présente, dit Coplan à son passager. Jean-Paul Regnier...
  
  è Enchanté, assura Leclos. Vous m’avez flanqué une émotion, tout à l’heure. Il s’en est fallu d’un cheveu que nous nous canardions généreusement. A propos, c’est un gars dangereux, ce Dimov ?
  
  - Il l’est autant que vous : c’est un policier professionnel.
  
  - Ah bah? Et pourquoi veut-il s’emparer de cette charmante jeune femme que vous protégiez ?
  
  - Pour des tas de raisons très valables, à son point de vue. Elle appartient à nos services.
  
  Leclos eut une mimique entendue.
  
  - Vous arriviez de Venise, tous les trois ?
  
  - Oui. Nous étions partis de là hier matin.
  
  - Vous avez la vie belle, au S.D.E.C.E., jugea l’inspecteur. Libres comme l’air, des palaces, des copines en Mercedes... C’est autre chose que notre boulot de détectives mal payés.
  
  - Ne vous plaignez pas, lui dit Francis, les yeux fixés sur la route en lacets. Vous n’avez pas regardé les mains de mon collègue, probablement ? Et la fille... Elle vient de passer de drôles de vacances, je vous le garantis. En plus, elle n’a pas fini d’en voir avec ses supérieurs. Non, croyez-moi, on ne pavoise pas souvent, dans notre branche.
  
  Leclos préféra changer de sujet :
  
  - Que fabriquaient-ils en France, ces ressortissants bulgares ? De l’espionnage au profit des Russes ?
  
  - J’ai l’impression que c’est plutôt le contraire : ils voulaient mettre fin à une activité de renseignements qui se développe chez eux, au profit d’émigrés qui aspirent à saboter le régime, résuma Coplan.
  
  La DS atteignit Modane peu après quatre heures de l’après-midi. Elle fit une halte près de la gare.
  
  - Dimov me connaît, reprit Francis. Quand il me verra, il comprendra illico que ça sent le roussi. Donc, il faudra lui tomber dessus sans crier gare...
  
  - Comment se présente-t-il, ce bonhomme ?
  
  - Il est de taille moyenne, paraît âgé de 35 à 40 ans. Il a un visage rond, des yeux bleus à fleur de tête, des oreilles larges. Et s’il n’a pas un sparadrap collé sous sa lèvre inférieure, une ecchymose doit être visible à son menton.
  
  - Bon, je m’imagine le spécimen, déclara Leclos.
  
  - Coplan redémarra et se mit en quête de l’hôtel Perce-Neige, lequel était d’ailleurs fort proche de la gare. La DS s’immobilisa près de l'établissement.
  
  Les deux hommes en descendirent.
  
  Dimov était probablement arrivé le jour même par le train et, comptant sur la voiture de Boris Markov pour regagner Paris, il ne devait pas avoir loué de chambre. Aussi Coplan et Leclos ne s’adressèrent-ils pas à la réception : ils entrèrent par le bar et l’explorèrent d’un coup d’œil investigateur. Personne, en dehors du barman en blanc se détachant sur un fond de bouteilles.
  
  Ils s’accoudèrent au comptoir, commandèrent deux Dubonnet.
  
  Pendant qu’on remplissait leurs verres, Francis dit à mi-voix :
  
  - Je vais voir ailleurs. Ne quittez pas : il pourrait atterrir ici d’un moment à l’autre.
  
  Leclos approuva du chef.
  
  Coplan sortit par la porte surmontée d’un voyant rouge indiquant « Salle à manger ». Celle-ci était déserte ; les tables, déjà dressées pour le dîner, étaient drapées de nappes immaculées.
  
  Poursuivant son périple, Francis passa dans le salon attenant, où deux ou trois pensionnaires confortablement assis lsaient un journal ou rédigeaient leur courrier. Dimov n’était pas parmi eux. Même déguisé, il n’aurait pas échappé au regard scrutateur de Coplan.
  
  Celui-ci résolut alors de vérifier si, après tout, Dimov n’avait pas jugé bon de se retirer dans une chambre pour y attendre Boris Markov.
  
  Il se renseigna auprès du préposé.
  
  - Non, monsieur, nous n’avons aucun voyageur à ce nom-là, lui déclara l’employé en consultant le registre.
  
  Déçu, Francis en vint à se demander si un dispositif de sécurité n’avait pas joué, dans le réseau adverse, à cause de l’arrestation de Markov.
  
  Il déboucha sur le seuil de l’hôtel, regarda de part et d’autre, puis il s’en retourna auprès du réceptionniste.
  
  - A quelle heure passe le prochain train en provenance d’Italie ? s’enquit-il.
  
  L’homme leva les yeux vers l’horloge fixée au mur.
  
  Dans trente-cinq minutes, monsieur.
  
  - Merci.
  
  Coplan alluma une Gitane. Tout espoir n’était pas perdu.
  
  Il s’en fut rejoindre Leclos.
  
  Lorsqu’il poussa la porte du bar, il eut un froncement de sourcils. L’inspecteur bavardait avec un quidam dont on ne voyait que le dos, mais dont la carrure, la taille et les oreilles identifiaient sans conteste l’agent de la police secrète.
  
  Coplan fondit sur lui.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  La tête tirée en arrière par un bras passé sous son menton, les reins creusés par un genou qui s’en-fonçait durement dans le bas de son dos, Dimov fut paralysé avant d’avoir esquissé un geste.
  
  Le Français débonnaire auquel il parlait un quart de seconde plus tôt lui passa les bracelets avec une virtuosité stupéfiante.
  
  Médusé, le barman resta la bouche ouverte, ses mains crispées sur le verre qu’il était en train d’essuyer.
  
  Coplan dénoua son étreinte et fit pivoter Dimov.
  
  - Bonjour, Dimiter, grinça-t-il, jovial. Alors, on rentre au bercail ?
  
  Le Bulgare avait la mine hébétée d’un type qui vient de recevoir un bloc de fonte sur le crâne.
  
  - Pas de chance, persifla Leclos. On allait sympathiser, tous les deux. Il était juste allé aux toilettes, quand nous sommes entrés. Garçon ! C’est combien ?
  
  - Meu... Ah ! 2 francs 50, monsieur.
  
  L’inspecteur allongea la monnaie.
  
  - Allez, ouste, on va prendre un verre ailleurs, dit-il à Dimov en le bousculant.
  
  Coplan agrippa le Bulgare par le biceps et le propulsa vers la porte.
  
  Ils montèrent tous les trois dans la DS.
  
  - Je suppose qu’ils voudront bien nous prêter un local au commissariat ? dit Francis à Le-clos.
  
  - Pour sûr. On ne refuse rien à la D.S.T. !
  
  De fait, quelques instants plus tard, la police locale leur octroya toute facilité pour un premier interrogatoire du suspect.
  
  Dans une pièce meublée d’une table, de deux chaises et d’une armoire à classeurs, et où flottait une odeur de tabac refroidi, Coplan put mettre Dimov sur le gril en présence de l’inspecteur.
  
  - Markov est pincé, votre télégramme a été traduit et, pour commencer, vous êtes inculpé de tentative d’enlèvement, annonça Francis afin de définir d’emblée une des charges qu’on pouvait imputer à Dimov en terre française. Nous pouvons aussi vous livrer à la Justice italienne pour complicité de meurtre, séquestration arbitraire, etc. Dans votre intérêt, je vous signale que le tarif serait moins élevé ici que de l’autre côté de la frontière, mais vous n’éviterez l’extradition qu’en jouant cartes sur table. Vous y êtes ?
  
  Le front bas, Dimov acquiesça en silence.
  
  - Qui vous a remis en liberté ? Zlatev ?
  
  - Non... En réalité, je ne sais pas.
  
  Coplan lui décocha une baffe fulgurante qui l’envoya dinguer contre l’armoire.
  
  - Pas de simagrées, menaça-t-il. J’ai déjà un compte personnel à régler avec vous, au sujet de la détention de qui vous savez. Alors, ne m’énervez pas.
  
  - Mais je vous dis la vérité ! protesta Dimov en se touchant la joue. Ça s’est passé comme ceci : on m’a emmené hors de cette maison où vous étiez venus, et on m’a bandé les yeux avant de me faire entrer dans un autre immeuble. Là, on m’a interrogé, puis j’ai été enfermé dans une pièce et, le lendemain, un inconnu est venu me délivrer. Il ne m’a pas répondu quand je lui ai demandé qui il était. C’est rigoureusement vrai !
  
  C’était peu vraisemblable, mais possible. Cela renforçait la thèse de la trahison d’un membre influent du Colibroub, complice de la bande de contre-espions envoyés de Sofia.
  
  - Cyril Mihailovich est-il des vôtres ou non? questionna Coplan, tendu.
  
  Leclos, les bras croisés, épiait Dimov uniquement pour déceler sur son visage les signes qui révèlent les capacités de ruse et de mensonge d’un accusé.
  
  - Non, Mihailovich n’appartient pas à notre groupe, articula Dimov, le timbre un peu rauque. Nous l’avions arrêté, mais il s’est évadé, lui aussi...
  
  Là, Coplan ne douta pas de la véracité de ses paroles.
  
  - C’est bizarre, remarqua-t-il pourtant. Il était avec Stakov quand vous l’avez liquidé. Pourquoi l’avez-vous épargné, lui ?
  
  Dimov secoua les épaules d’un air excédé.
  
  - Pourquoi... pourquoi ? bougonna-t-il. Nous obéissons aux ordres, voilà tout. Est-ce qu’on donne tellement d’explications, chez vous, aux subalternes ?
  
  - Au fond, votre mission ne consistait donc qu’à tuer Stakov et à capturer son amie, et rien de plus ?
  
  - Oui, notre besogne se limitait à cela. Ensuite, nous devions tous rentrer par le Karadja, mais les plans ont été modifiés du fait que...
  
  - Je sais, coupa Francis d’un ton sec.
  
  Il y avait quelque chose de fondamentalement incroyable, dans cette affaire, et Coplan aboutissait à ce paradoxe : un service de contre-espionnage possédant des renseignements précis sur une vaste organisation établie à l’Ouest dépêchait un commando chargé d’éliminer deux personnes, pas davantage ! Alors qu’il avait les moyens de vider l’abcès, de supprimer tous les chefs réunis à Venise et d’anéantir le Colibroub jusque dans ses fondements !
  
  Ce fut en formulant cette constatation, d’une façon simple et claire, que Francis entrevit la seule explication rationnelle d’une négligence aussi aberrante.
  
  Cette longue méditation, Leclos la prit pour de la perplexité, ce qui l’incita à rompre le silence.
  
  - Vous obtiendrez peut-être plus de données utiles en le confrontant avec son acolyte Markov, suggéra-t-il.
  
  Coplan releva les yeux. Leurs pupilles rétrécies les rendaient plus gris, froids comme la lame d’un couteau.
  
  - Il n’a plus rien à m’apprendre, déclara-t-il d’un ton uniforme. Je vous en fais cadeau : avec Markov, il vous livrera les articulations de leur réseau en France. Et n’hésitez pas à tanner dessus s’il se montre réticent : c’est un triste sire, toute considération politique ou pénale mise à part.
  
  - Faites-nous confiance, opina Leclos. Il va rigoler. Mais vous, quels sont vos projets ?
  
  - Moi ? Il faut que je reparte à Venise...
  
  
  
  
  
  A Venise, Coplan s’arrêta devant une maison ancienne, mais dont la porte peinte en vert foncé avait un aspect moderne. Les deux fenêtres à encadrement gothique, à l’étage, étaient masquées par des rideaux opaques. De minces interstices, éclairés de l’intérieur, révélaient la présence de quelqu’un.
  
  Par précaution, Coplan se pencha sur les notes qu’Irène lui avait dictées au bar de l’Europa. Aucune confusion possible, c’était bien ici. Et ces fentes lumineuses, au premier, étayaient le raisonnement que s’était tenu Francis.
  
  Il appuya un pouce décidé sur le bouton de sonnerie.
  
  Une servante entre deux âges vint ouvrir, passa la tête dans l’entrebâillement.
  
  - J’ai un message urgent pour le signor Floresco, murmura Coplan d’une voix confidentielle. Un message du signor Dimov...
  
  La femme devait avoir l’habitude de ces sortes de visites.
  
  - Entrez, invita-t-elle.
  
  Il pénétra dans le couloir. La servante referma derrière lui puis elle l’introduisit dans un salon d’attente.
  
  Coplan entra. Alors que la domestique se retournait, il l’assomma d’un atémi dans la nuque, la rattrapa sous les aisselles et la traîna jusqu’à un fauteuil.
  
  En un tour de main, il la bâillonna à l’aide d’un napperon, lui ligota les mains avec les cordons de son tablier, noua un bout de corde autour de ses chevilles.
  
  Une voix d’homme, impatientée, se fit entendre à l’étage.
  
  Francis passa dans le vestibule, escalada les marches à pas feutrés. Avisant une porte entrouverte, il fit irruption dans la pièce.
  
  Un personnage corpulent, chauve, en tenue d’intérieur, rabaissa brusquement son journal. Il fixa l’intrus avec plus d’étonnement que d’effroi.
  
  - Qui êtes-vous ? aboya-t-il, les traits contractés.
  
  Coplan, les yeux rivés sur Floresco, repoussa le battant derrière lui.
  
  - Un simple curieux, assura-t-il. Vous n’êtes pas de ceux qui s’effrayent vite, n’est-ce pas ? Nous pouvons bavarder tranquillement pendant quelques minutes ?
  
  Il restait appuyé contre la porte, ses mains glissées dans les poches de son veston. Il arborait une expression paisible sur laquelle, cependant, son interlocuteur ne se méprit pas.
  
  Floresco s’aida de ses coudes pour se rehausser dans son fauteuil.
  
  - Que me voulez-vous ? grommela-t-il avec animosité. Je vous préviens que je n’ai jamais une grosse somme d’argent chez moi.
  
  - J’en suis persuadé. Mais vous devez détenir un poste de radio vous permettant d’être en liaison avec le Karadja.
  
  - Vous êtes fou ! cracha Floresco. Sortez d’ici ou j’ameute tout le quartier.
  
  - Je vous en défie bien. L’arrivée de la police ne me dérangerait en aucune manière. Par contre elle vous gênerait beaucoup.
  
  Le fondateur du Colibroub s’agita sur son siège.
  
  - Si c’est du chantage, abattez vos cartes.
  
  Ses prunelles brunes, soulignées par de larges poches grumeleuses, étincelaient de fureur contenue.
  
  - Eh oui, c’est un chantage, avoua Coplan. Ou vous me signez une confession pleine et entière, ou je vous livre à la Justice.
  
  Haussant nerveusement les épaules, Floresco maugréa :
  
  - Allons, vous divaguez. Je ne comprends rien à ce que vous dites. Déguerpissez...
  
  Le visage de Coplan se durcit.
  
  - Je veux des preuves concrètes de votre criminelle fourberie, Floresco. Me les donnerez-vous de bon gré ou non ?
  
  L’Italo-Roumain bougonna, sarcastique :
  
  - Des preuves que je dirige une action clandestine dans l’intérêt des Occidentaux ? Très volontiers...
  
  - Non, des preuves que vous trahissez le mouvement que vous avez créé.
  
  Floresco affecta l’ébahissement.
  
  - Où êtes-vous allé pêcher des idées pareilles ? Vos accusations sont délirantes, mon pauvre ami.
  
  - Pas tellement, dit Coplan. On assassine un de vos collaborateurs directs, un des immeubles de votre organisation est envahi, on y arrête l’amie de Stakov, vous êtes informé de tout, et quelle est votre réaction ? Nulle.
  
  - Comment ? C’est moi qui ai envoyé Zlatev au secours d’Irène ! rétorqua aigrement Floresco, le menton levé.
  
  - Oui, d’accord, vous l’avez envoyé, mais pas pour elle. Vous saviez pertinemment qu’elle n’était plus dans la maison, puisque ce sont ses ravisseurs qui vous ont prévenu de mon irruption ! Votre vrai but était de délivrer Dimov, gardé comme otage par deux inconnus, puis de m’assassiner avant ma rentrée à l’hôtel.
  
  Floresco riposta :
  
  - C’est un tissu d’inepties ! Dimov a été fait prisonnier, interrogé...
  
  - ... et remis en circulation, compléta Francis. A l’insu de ce malheureux Zlatev, qui vous a remis sa prise en toute bonne foi. N’étiez-vous pas le plus qualifié pour cuisiner cet agent adverse, dont les collègues menaçaient l’état-major du Colibroub ?
  
  Les yeux de Floresco s’enfoncèrent dans leur orbite. Les articulations de ses doigts, crispées sur les accoudoirs de son fauteuil, blanchirent.
  
  - Dimov a été libéré par ses amis, affirma-t-il, enroué.
  
  - C’est faux, trancha Coplan. Il est resté en rade parce que tous les membres de l’équipe étaient déjà partis, et il ne s’est pas évadé tout seul. Quelqu’un lui a ouvert la porte. Vous.
  
  Floresco ricana :
  
  - Vous ne manquez pas d’imagination. Le malheur, c’est que rien de tout cela ne tient debout. Ainsi, j’aurais été de connivence avec les assassins de mon meilleur collaborateur ? Moi, le chef d’un mouvement que les Soviets s’acharnent à détruire ? C’est insensé !
  
  - D’un mouvement que les Soviets contrôlent par votre intermédiaire, corrigea Francis d’un ton mordant. Pourquoi seuls Stakov et Irène devaient-ils être éliminés, Floresco ?
  
  L’interpellé, dont le teint devenait terreux, serra les maxillaires. Narguant son visiteur, il suggéra :
  
  - Essayez donc de justifier des hypothèses aussi absurdes, sinon personne ne vous croira.
  
  Un sourire inquiétant naquit sur les lèvres de Coplan.
  
  - Assez bluffé. Deux éléments convaincront les incrédules : cet émetteur et vos aveux. Commençons par ceux-ci.
  
  Il se détacha nonchalamment de la porte, et dit encore en avançant :
  
  - Écrivez-les, Floresco. Ou je vous tue.
  
  Livide, le Roumain se rétracta dans son fauteuil.
  
  - Non, ne me touchez pas, marmonna-t-il. C’est entendu, je vais rédiger une note, mais si vous me laissez la vie sauve, vous aurez une fortune... Le trésor de guerre du Colibroub. Personne ne sait où il est, sauf moi.
  
  Hors de lui, Coplan le saisit par les revers de sa robe de chambre et l’arracha à son siège. Il le colla contre un des murs en sifflant :
  
  - Fumier ! Pourriture ! Dix ans que tu possédais ton monde !
  
  Floresco tenta frénétiquement de le repousser. Coplan le plaqua d’une main puis, avec une large rotation du torse, il lui expédia une châtaigne monumentale à la mâchoire. Il rectifia aussitôt la position du Roumain par un direct similaire du gauche. Poursuivit par un crochet à l’estomac qui le fit se courber, lui releva sèchement la tête d’un uppercut décisif.
  
  Floresco tomba sur les genoux, les yeux vagues, puis il bascula en avant. Sa face cogna la semelle d’une chaussure qui le renvoya vigoureusement contre le mur.
  
  - Un peu de courage, canaille, gronda Francis. Le moment est venu de payer la facture...
  
  Il hissa le lourd bonhomme sur ses jambes vacillantes, le réveilla en lui écrasant les orteils à coups de talon. La douleur fustigea l’énergie de sa victime, qui grogna et lui agrippa soudain le cou avec la rage du désespoir. Coplan riposta d’un coup de genou au bas-ventre, et les doigts plantés dans sa gorge s’amollirent sur-le-champ.
  
  Empoignant alors Floresco par son bras droit, auquel il infligea une torsion féroce, il propulsa le bonhomme vers un secrétaire situé dans un coin de la pièce. L’ayant calé sur une chaise, il lui fourra un stylo-bille dans la main.
  
  - Au boulot, commanda-t-il. Je ne vous demande pas vos Mémoires ; rien que l’essentiel, à savoir votre rôle d’agent double, votre dénonciation de Stakov à la police secrète bulgare, ainsi que votre complicité dans le rapt d’Irène Texeau. Datez et signez.
  
  Floresco, à demi inconscient, la figure tuméfiée, resta prostré pendant quelques secondes. Enfin, il éructa une toux rauque.
  
  - Rappelez-vous, prononça-t-il péniblement. Ma fuite... en échange de ce trésor. Me faire arrêter ne...
  
  - Écrivez !
  
  Rassemblant ces idées, Floresco se mit à la besogne.
  
  Coplan, le cerveau en ébullition, ne cessa de guetter le scélérat, dont la docilité ne lui inspirait qu’une confiance mitigée.
  
  Comment Dimov aurait-il su qu’Irène s’était échappée, si Floresco n’avait été en liaison radio avec le yacht ? Comment aurait-il appris qu’elle allait passer en Mercedes sur la route de Chambéry si Floresco, informé par cet ingénu de Zlatev, ne lui avait immédiatement refilé ces renseignements ?
  
  Les maillons de la culpabilité du chef du Colibroub s’étaient trop solidement enchaînés pour que Francis appréhendât de commettre une erreur. Mais comme il n’avait aucune preuve palpable, il était contraint d’en faire naître une : la plus éclatante de toutes.
  
  Floresco s’interrompit deux ou trois fois. Il renâclait devant des révélations qui pouvaient l’envoyer à la potence.
  
  Coplan lui pinça une bajoue et la tordit.
  
  - Plus vite, enjoignit-il. Vous puez trop, j’ai envie de changer d’air.
  
  Grimaçant, l’agent double obéit. Son écriture s’accéléra comme si, tout à coup, il avait hâte de soulager sa conscience et d’en finir.
  
  Lorsqu’il eut apposé une signature fébrile au bas de son texte, il tendit humblement le feuillet. Coplan, qui avait lu au fur et à mesure, rangea le papier dans sa poche intérieure.
  
  - L’argent, maintenant, exigea-t-il.
  
  - Il est immergé dans un coffre étanche, au sous-sol.
  
  - Conduisez-moi.
  
  Floresco, rompu, se leva, se dirigea en titubant sur la porte. Sur le palier, il y avait un placard. Il voulut en écarter les battants mais une main de fer paralysa son bras.
  
  - Que faites-vous ?
  
  - Mais... je dois actionner une manette, un contact électrique pour faire pivoter une pierre, sans quoi le coffre ne peut être extrait de son alvéole.
  
  - Garez-vous.
  
  Coplan repoussa Floresco d’une bourrade, attira doucement les portes vers lui.
  
  Il n’y avait pas d’arme sur les étagères. Un tableau de commande, avec fusibles et coupe-circuits, était effectivement fixé sur la paroi de gauche.
  
  - C’est le deuxième couteau qu’il faut enclencher, indiqua le Roumain. Abaissez ensuite l’interrupteur, en dessous.
  
  - Merci, déclina Francis en refermant le placard. Je me méfie des installations d’amateur. Précédez-moi.
  
  - Et la pierre ? En bas, je ne pourrai pas la déplacer.
  
  - Tant pis. Vous me montrerez l’emplacement.
  
  Floresco secoua la tête avec irritation. Néanmoins, il passa devant. Deux pas plus loin, un coup de crosse sur le crâne le fit s’écrouler.
  
  Coplan ne croyait pas un mot de cette histoire de trésor. Soucieux de découvrir le piège que lui ménageait Floresco, il rouvrit les deux battants.
  
  Un câble mince partant de l’interrupteur descendait réellement vers le bas de la maison. Le coupe-circuit, raccordé d’une part au réseau d’éclairage, alimentait aussi un autre conducteur qui traversait la planche supérieure.
  
  Coplan dut grimper sur une chaise pour voir où il aboutissait. C’était à une boîte métallique dont le panneau avant portait deux instruments de mesure, et reliée par l’intermédiaire d’un ruban de cuivre rouge à un isolateur vissé dans le plafond.
  
  Un émetteur, de toute évidence. Et capable de lancer automatiquement un signal d’alarme, comme l’attestait un petit vibreur connecté à un arbre à cames.
  
  Floresco, en déclenchant le système au nez et à la barbe de son adversaire, comptait appeler à son aide les hommes de l’organisation qu’il n’avait cessé de duper... Un comble !
  
  Certain, à présent, que le fameux trésor n’était qu’une fable destinée à lui faire perdre du temps, Francis agrippa le col du Roumain et descendit les escaliers en le tramant sur les marches.
  
  Sans le lâcher, il chercha l’issue menant aux caves. Il trouva un local nu, aux murs suintants, où de larges degrés de pierre s’enfonçaient sous une arcade.
  
  Il les emprunta, vit devant lui un espace obscur. Une barque à moteur flottant sur une eau pleine de détritus était en travers de la porte communiquant avec le canal.
  
  Coplan eut un recul. Une forme était allongée dans le bateau, et la blancheur d’une face blême se détachait dans l’ombre.
  
  Abandonnant son prisonnier, Francis posa le pied sur la marche suivante. Il se baissa, tendit son briquet allumé vers la voûte.
  
  Alors il reconnut le cadavre. C’était celui de Cyril Mihailovich.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan ramena ses yeux sur Floresco. Il remonta et, du pied, il le fit rouler au bas des marches. Puis, accroupi sur la dernière, il maintint la tête du Roumain sous l’eau.
  
  Ranimé par ce contact glacé, Floresco se débattit en produisant des borborygmes, mais il ne put, malgré la tension forcenée de tous ses muscles, faire émerger son buste de cette mare croupissante.
  
  Des bulles crevèrent la surface. Un ultime hoquet en expulsa encore deux ou trois, puis ce fut tout. Les doigts griffus de Floresco, accrochés à la mousse qui tapissait les moellons du soubassement, se dénouèrent avec lenteur.
  
  D’une secousse, Francis rejeta le noyé plus loin. Il se releva et s’essuya les mains à son mouchoir.
  
  Quand des inspecteurs italiens recueilleraient le vague témoignage de la servante, Coplan serait loin. Au-delà des Alpes.
  
  Et Baldini attribuerait encore ce double homicide aux insaisissables tueurs bulgares...
  
  
  
  
  
  Irène dînait seule dans son appartement de Neuilly. La radio, qui jouait en sourdine, l’énervait passablement. Mais le silence lui eût été insupportable.
  
  La veille, un coup de fil de l’inspecteur Leclos l’avait avisée du retour de Regnier à Venise. Par la même occasion, il lui avait demandé de se présenter à la rue des Saussaies, pour une confrontation avec Dimov.
  
  Pontvallain n’allait donc pas tarder à savoir qu’Irène était à Paris, puisqu’il était en liaison permanente avec la D.S.T. Il était capable de la faire quérir à son domicile manu militari.
  
  Et Regnier, sur l’appui duquel la jeune femme fondait un certain espoir, était absent.
  
  Maussade, inquiète pour lui, elle tressaillit de la tête aux pieds quand la sonnerie du téléphone retentit à trois pas d’elle.
  
  Bondissant sur ses pieds, elle alla décrocher.
  
  - Ça vous conviendrait-il de prendre un pousse-café au Queenie dans une heure ? s’enquit de but en blanc une voix bien timbrée qu’Irène identifia aussitôt.
  
  Maîtrisant sa joie, elle répondit sur le même ton :
  
  - Mon Dieu... oui, éventuellement. Vous avez fait bon voyage ?
  
  - Excellent. Venise-Paris sans escale, sinon devant les pompes à essence. Et je vous apporte des nouvelles plutôt réconfortantes.
  
  Un déclic mit fin à la communication.
  
  Trépidante, Irène se précipita dans sa chambre à coucher pour changer de toilette.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, un taxi la déposa rue Royale, en face de la Madeleine.
  
  Gontran et Regnier étaient attablés au fond de la salle, dans un coin. Ils suspendirent leur dialogue dès qu’ils virent Irène, fine, élégante, les paupières ombrées, le teint mat.
  
  Admiratif, Gontran s’empressa de lui céder la place sur la banquette. Et, bizarrement, un instant de silence marqua le début de cette rencontre.
  
  Puis Coplan prononça :
  
  - Bonsoir... J’ai le regret de vous annoncer le décès tout à fait inopiné de M. Floresco.
  
  Pétrifiée, Irène ne laissa pas transparaître son bouleversement.
  
  - Ils l’ont abattu aussi ? questionna-t-elle sans remuer les lèvres.
  
  - Non, dit Francis. Il s’est noyé dans sa cave. Et ce n’est pas le remords qui l’a acculé au suicide.
  
  Irène détacha un à un les doigts de son gant gauche. Ses traits hermétiques dissimulèrent totalement sa stupeur.
  
  - Lui ? souffla-t-elle. Mais c’est effroyable...
  
  Gontran ouvrait des yeux ahuris.
  
  - C’est à peu près comme si tu nous disais que le Vieux est à la solde du Kremlin, marmonna-t-il, renversé.
  
  - Ça s’est déjà vu, laissa tomber Coplan. Les Soviets ont fait le même coup entre les deux guerres. Et pendant la seconde, l’amiral Canaris, chef de l'Abwehr, était de mèche avec les Alliés...
  
  Irène, absorbée dans la contemplation de ses gants, dit d’une voix assourdie :
  
  - Vous appelez cela des nouvelles réconfortantes, vous ? C’est ce qui pouvait m’arriver de pire...
  
  - N’en croyez rien, rétorqua Francis. Mais, dites-moi, Irène : n’aviez-vous pas apporté quelque changement aux méthodes et aux objectifs de la branche du Colibroub qui était téléguidée par Stakov ?
  
  Elle le regarda en face.
  
  - Oui, bien sûr, reconnut-elle. Ces gens-là avaient des conceptions périmées. Ils complotaient comme si une poignée d’insurgés fidèles à l’ancienne aristocratie pouvait à elle seule balayer le pouvoir. J’avais inculqué à Todor des notions plus réalistes. Avant tout, il s’agissait d’avoir une idée objective de la situation intérieure, et donc de rassembler un maximum de renseignements de tous ordres. Ensuite, il fallait se ménager l’assistance d’alliés puissants, et ne pas la solliciter en ayant les mains vides...
  
  - Bon, ne continuez pas, j’ai compris, opina Francis. Floresco a vu le danger, il a voulu couper le mal dans la racine. Vous dépassiez un peu trop les limites permises. Maintenant, pour parler d’autre chose, si nous allions voir le Vieux demain matin ?
  
  
  
  
  
  Ce fut Pontvallain qui reçut en premier les trois agents venus d’Italie.
  
  - Alors, vous vous étiez donné le mot ? reprocha-t-il sans trop d’acrimonie. Il était temps que vous vous manifestiez... Si vous vous mettez à jouer à cache-cache avec vos supérieurs, vous poussez le sens de la dissimulation un peu loin ! Où étiez-vous passé, Coplan ? J’ai tenté en vain de vous atteindre par téléphone à l’Europa.
  
  - Quand ?
  
  - Il y a trois jours. Pour vous annoncer l’arrestation de Boris Markov.
  
  - Nous étions sur le chemin du retour. ,
  
  - Et c’est maintenant, déjà, que vous venez rendre compte de votre mission? Alors que nous nous faisions un sang d’encre au sujet de FT-23 ?
  
  - J’ai pris sur moi de retarder cette entrevue. Mes collègues se sont rangés à mes suggestions, car l’essentiel restait à résoudre.
  
  Pontvallain considéra Coplan. Celui-là, décidément, n’était pas comme les autres. Cette sûreté de soi, ce flegme, ces propos teintés d’impertinence, tout démontrait qu’il ne se souciait de la hiérarchie que quand bon lui semblait.
  
  - Comment avez-vous relevé cette piste, en définitive ? demanda Pontvallain, les mains croisées.
  
  - J’aimerais autant vous le raconter en présence du V..., du directeur. L’affaire est assez touffue et elle a largement débordé de son cadre initial. Pour éviter des redites, il vaudrait mieux l’exposer en entier, une bonne fois.
  
  - Le Directeur n’est pas libre en ce moment, mais il le sera dans une demi-heure, j’imagine. Enfin, je crois que nous pouvons discuter utilement jusqu’à ce qu’il nous reçoive. L’un de vous trois connaît-il un nommé Floresco ?
  
  Gontran arqua les sourcils et Irène lança un regard interrogateur à Coplan, qui déclara :
  
  - Oui, nous connaissons le personnage. Qui vous a parlé de lui ?
  
  - Dimiter Dimov, dans sa déposition à la D.S.T. Il a mis cet individu en cause et a rejeté sur lui la responsabilité de la tentative d’enlèvement qui devait avoir lieu entre Modane et Chambéry. A votre avis, est-ce plausible ?
  
  - C’est plus que plausible, c’est vrai, certifia Coplan. Qu’a-t-il déballé d’autre ?
  
  Pontvallain, qui ne fumait pas, tendit un coffret ouvert à ses collaborateurs. Puis il balada sous leurs cigarettes un énorme briquet de bureau.
  
  Il reprit :
  
  - Markov et Dimov prétendent qu’ils sont des fonctionnaires attitrés, et que leurs activités ne nuisaient pas à la sécurité intérieure de la France. Il ressort de leur interrogatoire, ainsi que de perquisitions effectuées ces jours derniers, qu’il existait à Paris une cellule composée de cinq hommes. Deux d’entre eux étaient partis en Italie avec Dimov et, apparemment, ils n’en sont pas encore revenus...
  
  « Et pour cause... » pensèrent en même temps Gontran et Francis, impassibles.
  
  - Ce sont les auteurs du meurtre de Stakov, révéla Coplan. Ils projetaient aussi d’emmener Irène en Bulgarie.
  
  - Oui, c’est ce que raconte Dimov, confirma Pontvallain. Mais comme il a beau jeu de rejeter sur des complices inaccessibles des méfaits auxquels il a participé, je ne le croyais qu’à demi.
  
  - Il minimise sûrement son rôle, c’est évident. Mais, en gros, ses affirmations sont exactes. Et le cinquième homme du groupe, qui est-il ?
  
  - Un nommé Tchernev. Coffré. Il devait aider Markov à kidnapper FT-23 en territoire français. Bref, la cellule est anéantie. Elle n’était d’ailleurs en place que depuis trois mois. On ne sait pas encore quelles tâches lui étaient assignées, d’une façon générale.
  
  - A mon avis, il n’y en avait qu’une, dit Coplan. Surveiller les futures victimes, en vue de l’organisation des attentats à Venise. Mais qu’a dit encore Dimov à propos de Floresco ?
  
  Pontvallain eut une mimique dubitative.
  
  - A l’entendre, Floresco serait le chef d’une association clandestine d’émigrés dont le but est de fomenter des troubles en Europe orientale, dans des zones contrôlées par l’armée soviétique. Stakov aurait été l’un des leaders de ce mouvement, et c’est pourquoi la police secrète bulgare aurait été invitée à le liquider.
  
  - Sur l’ordre de Moscou, stipula Coplan. Floresco était un agent du Kremlin.
  
  - Comment ? Il était à la fois le promoteur d’un réseau anti-communiste et un agent soviétique ?
  
  - Parfaitement. L’astuce était diabolique. Au lendemain de la dernière guerre, les Russes ont prévu que des mouvements de ce genre allaient naître à l’Ouest. Alors ils ont pris l’initiative d’en fonder un eux-mêmes, afin de garder le contrôle sur tout ce qui se tramerait contre eux. Ils faisaient la part du feu, en quelque sorte. Et Floresco était leur homme de paille.
  
  Pontvallain carra son large torse contre le dossier de son fauteuil.
  
  - Bien joué ! reconnut-il sportivement. C’est de bonne guerre, en matière de Renseignement... Car du même coup, ils étiquetaient leurs adversaires les plus irréductibles. A côté de cela, les petits dégâts commis par les ennemis de l’intérieur n’étaient que mollement réprimés, sans doute, pour ne pas décourager les chefs de file...
  
  - Voilà le travail, approuva Coplan. Seulement, il y a eu un os dans l’engrenage le jour où...
  
  Il s’interrompit soudain, puis constata :
  
  - Il nous fait languir, le Grand Manitou.
  
  Pontvallain lui coula un regard oblique.
  
  - Ne soyez pas trop pressé, conseilla-t-il mezzo voce. Il est de mauvais poil, je vous préviens.
  
  Il soupira en haussant les épaules, puis il enchaîna, à haute voix :
  
  - Où se cache-t-il actuellement, ce Floresco ?
  
  - Il cumule des états contradictoires, répondit Coplan. Il est à la fois brûlé et refroidi.
  
  Un rire d’une sonorité incompatible avec l’austérité des lieux s’échappa de la gorge de Gontran.
  
  - On s’amuse ? prononça le Vieux sur un ton aigre-doux, en entrant, un dossier sous le bras. Je ne vous dérange pas, au moins ?
  
  Une gêne plana dans la pièce. Ses quatre occupants se tournèrent vers le sexagénaire un peu voûté, au regard voltairien, qui s’approchait du bureau de Pontvallain. Tous se levèrent.
  
  Le Vieux refusa d’un geste le fauteuil que voulait lui céder son adjoint. Il en choisit un autre, s’installa commodément, consentit enfin à s’apercevoir de la présence des trois agents.
  
  - Alors, FT-23, pour qui travaille-t-on ? ronchonna-t-il.
  
  L’interpellée fit face, sans crânerie superflue.
  
  - En conscience, j’ai agi au mieux des intérêts du Service.
  
  Le Vieux vrilla sur elle un regard acéré.
  
  - Est-ce vous qui jugez des intérêts du Service, ou bien moi ?
  
  Irène, mal à l’aise, se tint coite. Coplan murmura :
  
  - Elle a réussi un coup magnifique...
  
  - Vous, Coplan, taisez-vous, éclata le Vieux. Au fait, vous ne devriez pas être ici. Il n’est pas d’usage qu’un agent soit présent lorsqu’un autre fait son rapport.
  
  - Pardon. Depuis les instructions envoyées à Venise par le colonel Pontvallain, nous avons opéré ensemble, à trois. Mon ancienneté me désigne comme le responsable de l’équipe.
  
  - Oui, précisément ! Votre silence m’a doublement préoccupé... pour les raisons que vous savez. En outre, il m’a placé dans une situation embarrassante vis-à-vis de la D.S.T. Pourquoi ne vous êtes-vous pas conformé strictement aux consignes de Pontvallain ?
  
  - Parce que, à ce moment-là, FT-23 était prisonnière d’agents de l’Est et que nous n’avions pas pu établir la liaison avec elle. Vous auriez été bien plus inquiet encore si vous l’aviez su.
  
  Les sourcils broussailleux du Vieux se froncèrent.
  
  - Ah ? Et vous l’avez tirée de là ?
  
  - La preuve..., sourit Coplan. C’aurait été une grande perte, croyez-moi, si nous ne l’avions pas récupérée. Vous en jugerez d’après les microfilms qu’elle vous rapporte.
  
  - Oui, renchérit aussitôt Pontvallain. Coplan ramène des nouvelles du plus haut intérêt. Nous étions en train d’en parler avant votre entrée.
  
  - Des microfilms ? questionna le Vieux, pour qui ce mot avait une vertu presque magique. Relatifs à quoi ?
  
  Le sourire de Coplan s’accentua. Au lieu de satisfaire la curiosité de son chef, il prit plaisir à l’attiser en disant :
  
  - Je crains qu’Irène n’ait anticipé sur vos projets. Le seul grief valable qu’on pourrait lui faire, c’est de s’être lancée dans une entreprise assez risquée sans couvrir ses arrières. Mais, à la sortie, elle s’est remarquablement débrouillée et elle a montré des aptitudes réelles pour ce genre de travail.
  
  Comme d’habitude, le Vieux dissimula son contentement derrière un visage bourru.
  
  - Hum, je m’en doutais un peu, grogna-t-il.
  
  L’empressement de ces Bulgares à lui mettre le grappin dessus, dès son retour en France, était assez significatif.
  
  Il leva un regard absent vers Irène.
  
  - Ce comte Stakov était un homme fort séduisant, m’a-t-on dit, ajouta-t-il sur un ton détaché. Il possédait ce rayonnement qui suscite des concours enthousiastes... Peut-être ai-je une part de responsabilités dans ce zèle dont vous avez fait preuve.
  
  Irène rougit légèrement, mais les trois autres interlocuteurs ne purent s’empêcher d’admirer le cynisme papelard du Vieux. Avec son sens aigu de la psychologie des êtres qu’il avait disposés sur son échiquier, il avait prévu depuis le premier jour que les choses se dérouleraient de cette façon, et il avait spéculé là-dessus sans le moindre scrupule, pour la réussite de ses visées lointaines !
  
  Le côté sentimental de Coplan fut pourtant choqué. Pour Irène, l’expérience avait été cruelle.
  
  - FT-23 n’a songé qu’à servir son pays, rectifia-t-il, un peu indigné. Des événements imprévisibles sont venus compliquer sa tâche et ont failli lui coûter la vie. Des spécialistes chevronnés, placés dans de telles circonstances, ne se seraient pas comportés avec plus d’adresse ou de courage qu’elle n’en a témoignés.
  
  Le Vieux lui décocha un coup d’œil rapide dont Francis devina le sens. Il jugea préférable d’ignorer ce soupçon qu’il trouva injurieux pour sa collègue.
  
  - Je crois qu’il serait opportun d’examiner ces microfilms, reprit-il après un silence. Ils ouvrent des perspectives sur plusieurs plans et attestent que le Colibroub pourrait nous économiser un bon nombre d’agents dans ce secteur de l’Europe.
  
  « Économiser » était un autre de ces mots qui cristallisaient l’attention du Vieux.
  
  - Voyons cela, dit-il en se caressant les mains. Vous avez ce matériel, Irène ?
  
  L’interpellée préleva une cigarette dans son étui et s’approcha du patron pour la déposer dans le creux de sa main.
  
  Cependant, celui-ci ne se hâta pas d’extraire les pellicules de leur enveloppe. Pensif, il tapota machinalement la fausse cigarette sur l’ongle de son pouce, puis il dit à Coplan :
  
  - Vous devrez ramener ce Floresco en France. Tant que nous n’aurons pas des précisions sur son rôle exact, nous ne pourrons rien fonder sur l’organisation existante.
  
  - Désolé, Floresco est mort, déclara Francis. Mais les précisions que vous souhaitez, les voici.
  
  Il tendit les aveux du Roumain. Le Vieux s’empara du feuillet, le parcourut en quelques secondes. Ensuite, il releva la tête.
  
  - Je vois, marmonna-t-il. Un homme du K.G.B., hein ?
  
  - Très probablement.
  
  Irène intervint :
  
  - Si Floresco était un agent soviétique, tout est par terre, d’après moi. Je ne vois pas pourquoi Coplan est si optimiste... En Bulgarie, les affiliés du Colibroub doivent être recensés, fichés. Ils vont être arrêtés les uns après les autres.
  
  Coplan fit un signe de dénégation.
  
  - Ce n’est pas mon avis. Il existe un élément qui montre que cette éventualité n’est pas à redouter : il n’aurait pas été indispensable d’assassiner Stakov pour stopper son action si l’on avait eu la liste complète de ses correspondants. La publicité qu’entraînait sa mort était un avertissement pour eux tous. Vous étiez visés, vous et lui, en tant que moteurs. Floresco ne s’est jamais soucié du menu fretin : on lui refilait toutes les informations qui arrivaient de là-bas, il lui était donc loisible de supprimer ce qu’il considérait comme trop révélateur.
  
  - Là, Coplan, je pense que vous avez raison, émit le Vieux. Les Russes ont procédé de la même manière, il y a quarante ans, avec une association dirigée par d’anciens généraux tsaristes qu’ils ont enlevés ou liquidés successivement. Il n’empêche que les Occidentaux ont obtenu par cette voie des renseignements de premier ordre, jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il n’est pas exclu que nous puissions encore nous procurer des données aussi valables dans le cas présent.
  
  Coplan se tourna vers Irène :
  
  - J’ai omis de vous parler de Mihailovich... Il a été tué par Floresco, chez qui il avait cherché refuge après que nous l’ayons libéré. Le malheureux ne soupçonnait évidemment pas que le grand maître du Colibroub était de mèche avec les policiers bulgares...
  
  Stupéfaite, la jeune femme demanda :
  
  - Mais pourquoi l’a-t-il supprimé ?
  
  - Pour faire croire à tout le monde que le traître, c’était lui, Mihailovich, pardi ! En le retirant de la circulation, Floresco l’empêchait à tout jamais de raconter comment les policiers l’avaient contraint de vous attirer dans un traquenard, Stakov et vous.
  
  Irène paraissant déconcertée, Coplan acheva son explication :
  
  - Stakov avait dû prévenir Floresco que Mihailovich, passager du Karadja, apportait des renseignements à Venise. Floresco, voyant le parti qu’on pouvait tirer du cinéaste, dont Stakov ne se méfiait absolument pas, et pour cause, s’est empressé d’en aviser les agents de Sofia. Quant aux microfilms, il comptait se les faire restituer par Zlatev ou par vous.
  
  - Quand vous aurez terminé votre dialogue, articula le Vieux sur un ton bonhomme, nous étudierons le point capital de l’affaire, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
  
  - Lequel ? demanda Francis.
  
  - Celui-ci : comment inciter le Colibroub à reprendre ses activités après cette alerte ? Aucun des dirigeants ne sait ce qui s’est passé. Floresco, disparu, sera censé avoir été abattu, lui aussi, par les agents du contre-espionnage. Plus personne n’osera bouger le petit doigt. Et ce n’est pas Irène qui pourra dévoiler le fin mot de l’énigme.
  
  Un silence embarrassé plana sur l’assistance. Une fois de plus, le patron avait mis en plein dans le mille.
  
  Au bout de quelques secondes, Coplan déclara :
  
  - Cette difficulté peut être surmontée. Je propose la solution suivante...
  
  
  
  
  
  Quelques jours plus tard, Irène se rendit à la villa du baron Zlatev. Ce dernier lui baisa la main avec effusion et s’exclama en roulant les r... :
  
  - Ma chère amie ! Vous aurez été la grande héroïne de notre cause ! Sans vous, nous devions capituler, dissoudre ce groupement qui symbolise tous nos espoirs. Et voilà que vous nous rendez du courage...
  
  Irène se laissa tomber dans une bergère et accepta la flûte de champagne que s’empressait de lui apporter Zlatev.
  
  - Vous exagérez mon importance, dit-elle avec détachement. Si Todor ne m’avait pas signé une procuration pour le coffre qu’il détenait dans une banque suisse, jamais nous n’aurions appris le dessous des cartes.
  
  Zlatev vint s’asseoir auprès d’elle.
  
  - C’est inimaginable, marmonna-t-il. Comment Todor a-t-il découvert l’horrible duplicité de Floresco ? Et surtout, comment est-il parvenu à lui arracher des aveux écrits ?
  
  - Je me suis posé les mêmes questions, avoua Irène, très perplexe. Hélas, nous ne le saurons jamais. Todor a emporté son secret dans la tombe. Une chose me paraît sûre : c’est qu’il avait retourné Floresco, et qu’il entendait intoxiquer les Russes par son intermédiaire.
  
  Zlatev, confondu, murmura :
  
  - C’était un jeu dangereux. Il l’a payé de sa vie. Et vous l’avez échappé belle... C’est un miracle qu’ils vous aient relâchée.
  
  - Un miracle ? Aucunement. Ma mise en liberté a découlé de mon interrogatoire : ils voulaient à tout prix récupérer cette lettre dont, jusqu’alors, j’avais ignoré l’existence. Je leur ai dit qu’elle devait se trouver dans ce coffre, en Suisse, et que ce dernier serait ouvert par les héritiers si je venais à disparaître. Entre Modane et Chambéry, deux hommes ont voulu m’emmener à Berne, afin que je la leur remette, mais la D.S.T. est intervenue. Elle surveillait ces individus depuis un certain temps.
  
  Hochant la tête, Zlatev trempa les lèvres dans son champagne.
  
  - Vous avez vraiment des aptitudes extraordinaires pour l’action clandestine, conclut-il. Todor me l’a dit maintes fois. Je n’ai pas ses capacités, je ne pourrais pas me passer d’un concours aussi précieux que le vôtre. Me l’accorderez-vous ?
  
  Irène alluma une cigarette.
  
  - Peut-être, soupira-t-elle.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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