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Coplan tire les ficelles

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  PAUL KENNY
  
  COPLAN
  
  TIRE LES FICELLES
  
  
  
  FLEUVE NOIR
  
  6, rue Garancière – Paris VIe
  
  
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’Article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’Article 40).
  
  
  
  Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  No 1991, Éditions Fleuve Noir.
  
  ISBN 2-265-04552-7 ISSN 0768-178-X
  
  
  
  
  
  L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
  Paul KENNY
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  — Je suis innocent ! Tu me crois, oui ou merde ?
  
  La voix était sèche, dure, cinglante. Jacques Beaulieu mesurait un mètre quatre-vingt-quinze sous la toise. Sa carrure était impressionnante, comme son poids : un bon quintal d’os et de muscles avec, peut-être, depuis son incarcération, une demi-livre de graisse en supplément, et encore ce n’était pas sûr. Coplan était persuadé que son vieux copain devait se livrer chaque jour à des séances de gymnastique pour se conserver en forme. Le surf sur les vagues de l’océan Pacifique, au large des plages californiennes, avait laissé sur sa peau un bronzage du plus bel effet. Des quinze années passées au Service Action du S.D.E.C.E., puis de la D.G.S.E., lorsque le premier avait changé de dénomination, le baroudeur avait gardé l’habitude des cheveux courts. Bleu faïence, le regard était direct, agressif, arrogant, même si des liens d’amitié l’unissaient à Coplan depuis les épreuves affrontées en commun.
  
  — Je suis innocent, y a pas à chier ! répéta-t-il en retrouvant la familiarité du langage des casernes. Je n’ai rien à foutre dans ce merdier ! C’est un complot !
  
  — Ourdi par qui ? demanda Coplan.
  
  — Je l’ignore, mais c’est sûr ! Je te jure, je n’ai jamais rencontré cette gonzesse, cette Ann Jo Devorak Kelly !
  
  Tranquillement, Coplan alluma une Camel. Il n’en offrit pas à Beaulieu qui n’avait jamais fumé de sa vie. Sur un des murs du parloir, un panneau affichait « No Smoking », mais Coplan n’en tint pas compte. Ses nerfs étaient à rude épreuve et il souffrait de voir son ancien compagnon de l’ombre enfermé derrière ces solides barreaux sous l’inculpation d’assassinat sur la personne de Brian Kelly, l’époux de la femme dont il venait de mentionner le nom, et de complicité d’assassinat sur celle de sa propre épouse, l’actrice de Hollywood Kimberley Winegart.
  
  L’odorante fumée du tabac blond chassa agréablement l’odeur de désinfectant qui alourdissait l’atmosphère.
  
  Coplan se leva et marcha de long en large.
  
  Était-il vraisemblable que l’ex-capitaine du Service Action ait commis un crime crapuleux ? En ce qui concernait la réalisation technique, la réponse était affirmative. Douze ans plus tôt, Beaulieu avait liquidé un trio d’agents du K.G.B. en les intoxiquant à l’aide de botuline, une substance dont un milligramme suffirait à provoquer la mort. Des années plus tard, à la tête de son commando, embusqué depuis une semaine dans un maquis de chênes-lièges, d’arbousiers, de genêts et de bruyère, il avait mitraillé à bout portant les chefs d’un mouvement indépendantiste corse avant de faire évacuer les cadavres par hélicoptère. Plus généralement, il avait accompli dans le monde entier des missions d’élimination physique d’ennemis de la France.
  
  À sept reprises, il avait simulé un accident automobile, comme celui qui avait coûté la vie à son épouse.
  
  Par conséquent, il avait le métier et le passé pour commettre un assassinat. Néanmoins, c’était insuffisant. Il lui manquait l’esprit, la mentalité et la motivation, s’il s’agissait d’un crime crapuleux. Autant Jacques Beaulieu aurait tué sans hésiter pour servir sa patrie, autant il aurait eu la nausée à l’idée de perpétrer un meurtre par intérêt pécuniaire. Or c’était ce mobile qu’invoquait la police.
  
  — Je l’aimais, Kimberley. Vraiment, je ne bluffe pas, je l’aimais. Tu me crois, j’espère ? Pourquoi l’aurais-je tuée ou, plutôt, puisque c’est ce que prétend la police, pourquoi aurais-je été complice de sa mort ? Pour du fric ? Allons donc ! Tu me connais mieux que ça !
  
  — Pour filer le parfait amour avec Ann Jo Devorak Kelly, c’est ce qu’affirme la police, répliqua Coplan après avoir longuement tiré sur sa cigarette.
  
  — Je te dis que cette Ann Jo, je ne l’ai jamais rencontrée de ma vie.
  
  — Toi, le roi des baiseurs, tu aurais parfaitement pu l’inscrire à ton tableau de chasse.
  
  — Je vais te faire un aveu, et là, je suis sûr que tu ne vas pas me croire. Depuis mon mariage avec Kimberley, je ne l’ai jamais trompée. D’accord, je te le concède, parfois ce fut dur, surtout avec toutes ces starlettes de Hollywood qui ne demandaient que ça. Mais pas une seule fois, je n’ai succombé. D’ailleurs, Kimberley avait confiance, c’est tout dire !
  
  Issu d’une famille d’officiers, Jacques Beaulieu était sorti dans les vingt premiers à saint-Cyr et avait opté pour un régiment de parachutistes où il avait été recruté par le S.D.E.C.E. Major du stage d’agent de renseignements et d’action du C.E.R.P.(1) à Cercottes dans le Loiret, il avait immédiatement témoigné d’un talent et d’un tonus extraordinaires pour réussir les missions dont il était chargé. C’est en sa compagnie que Coplan avait vengé la mort à Beyrouth de 58 parachutistes français dynamités le 23 octobre 1983 dans l’immeuble du Drakkar. Puis, ils avaient, à l’explosif et à la mitraillette, liquidé l’état-major syrien responsable du carnage et de l’assassinat, deux ans plus tôt, de trois diplomates français, dont l’ambassadeur au Liban.
  
  À nouveau ensemble, ils avaient exterminé des terroristes libyens qui mettaient en péril, sur l’ordre de Tripoli, les intérêts français au Tchad.
  
  Ces missions vécues en commun avaient cimenté leur amitié. Tablant sur celle-ci, le Vieux avait expédié Coplan en Californie pour tenter d’aider Jacques Beaulieu à se laver des accusations dont il assurait être victime.
  
  En fait, l’intéressé n’appartenait plus à la D.G.S.E. – Deux ans plus tôt, en 1989, il avait, au cours d’un congé bien mérité, rencontré Kimberley Wynegart au Palm-Beach de Cannes. Sur-le-champ, l’actrice était tombée follement amoureuse de ce superbe colosse à la gueule burinée, dont la force et la prestance n’étaient pas factices et dont la peau n’avait pas bronzé sous les sunlights des plateaux de cinéma. En outre, au lit, il était redoutable.
  
  Fidèle à ses habitudes militaires, Beaulieu n’avait d’abord vu en elle qu’un paillasson parfumé sur lequel s’étendre pour meubler agréablement ses jours de vacances, en même temps qu’il était flatté qu’une célébrité pose le regard sur lui.
  
  À quarante-cinq ans, Kimberley n’avait jamais vraiment réussi à atteindre au statut de star à Hollywood. Cantonnée dans des rôles secondaires, faire-valoir de vedettes consacrées, elle était quand même parvenue à imposer sur l’écran son nom, sa silhouette d’ancienne danseuse de claquettes, son métier consommé et son beau visage que les années avaient à peine vieilli. Si bien que, valeur sûre, elle ne manquait pas d’engagements et ne tombait jamais dans l’oubli, cet enfer que redoutaient tant ses concurrentes.
  
  Grande et le visage carré à la Sigoumey Weaver, l’œil violet clair à la Elizabeth Taylor, sex-symbol à la Kim Basinger et dévoreuse d’hommes à la Joan Collins, elle s’était révoltée parce que, apparemment, il n’existait pas de place pour elle dans l’univers simplifié et brutal d’un Jacques Beaulieu. Elle ne pouvait le tolérer. Il lui fallait cet homme et elle entendait bien le garder. Au début, le capitaine du Service Action s’était moqué de cet engouement vite transformé en folle passion puis, sans s’en apercevoir, il s’était laissé séduire et Kimberley avait proposé le mariage. C’est alors que Beaulieu avait fait un retour sur lui-même. De quoi avait-il vécu jusque-là ? D’actions violentes suivies de beuveries et de couchailleries à droite, à gauche. Brusquement, il découvrait un vide dans son existence et une immense lassitude commençait à naître en lui. Néanmoins, il se méfiait de ses réactions et avait refusé la proposition de Kimberley. Celle-ci ne s’était pas avouée vaincue pour autant. Jusque-là, elle avait déployé un orgueil de femelle qui veut jouer au mâle, être aussi dure que lui, le battre sur son terrain. Mais devant Beaulieu, elle abdiquait cette attitude, n’était plus qu’une esclave docile, soumise, avide de connaître d’autres caresses dispensées par ce corps couturé de cicatrices et dont l’odeur évoquait la guerre.
  
  Beaulieu avait finalement capitulé et Hollywood, déconcerté, était venu assister à des épousailles qu’il considérait contre nature.
  
  L’officier de la D.G.S.E. avait démissionné de l’Armée. Sans un sou, car il n’avait jamais économisé et ne disposait pas de fortune personnelle, il était complètement dépendant de son épouse. Depuis toujours, il avait dilapidé ses soldes dans ce que les militaires, dans leur argot, baptisaient « dégagements » et qui n’étaient, en fait, que ripailles, débauche et soûleries.
  
  Malgré cette démission, le Vieux, fidèle à ses règles de vie, n’avait pas abandonné son ancien subordonné lorsqu’il avait connu ses ennuis californiens et il avait dépêché Coplan à son secours.
  
  — L’argent ? évoqua Coplan en écrasant sous son talon le mégot de sa cigarette.
  
  Beaulieu grimaça.
  
  — J’avais tout ce que je voulais. Kimberley satisfaisait à mes moindres désirs. Pour être franc, j’avais l’impression d’être un gigolo. Alors, j’ai exigé de travailler pour gagner ma vie et ne plus vivre sur son fric. Avec ses relations, Kim m’a fait tourner dans quelques films d’action. J’ai été flic, officier des Marines, pilote de combat, garde du corps d’Al Capone, Incorruptible, mafioso, et je ne sais quoi encore. Mon physique de colosse m’a énormément servi. Bien sûr, ce n’était que de la figuration intelligente. Naturellement, ce n’était pas avec mes cachets que je faisais bouillir la marmite, mais j’y contribuais, et c’était là l’essentiel pour mon moral.
  
  — Le plan de l’installation de la chaudière, comment est-il venu chez toi ?
  
  — Je te le jure, je l’ignore. Je n’ai pas peur de me répéter, c’est un complot contre moi.
  
  — Et contre Ann Jo Devorak Kelly ?
  
  — Probablement. À moins qu’il n’y ait de sa part une double manipulation.
  
  — Qui aurait raté puisqu’elle est, elle aussi, en prison.
  
  — Tu te souviens à Cercottes comment on nous enseignait la manipulation, simple, double, triple, voire quadruple ? Toi-même, ne l’as-tu pas pratiquée ? Je me souviens qu’à Beyrouth tu m’expliquais comment tu avais réussi une triple manipulation sur Hissène Habré au Tchad.
  
  — C’est exact, mais il ne s’agissait pas d’un crime de droit commun, et rien dans le passé de cette Ann Jo ne laisse supposer qu’elle ait appris l’art de la manipulation.
  
  — En tout cas, pour la mort de Kim, j’avais un alibi.
  
  — C’est pourquoi tu n’es accusé que de complicité d’assassinat en ce qui la concerne, mais tu n’as pas d’alibi pour celle de Brian Kelly, le mari d’Ann Jo.
  
  — Est-ce qu’on a un alibi pour chaque instant de sa vie ? L’existence, ce n’est pas un livre de comptabilité !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  À son arrivée à Los Angeles, Coplan avait pris contact avec le défenseur de Jacques Beaulieu, l’avocat réputé Wilfrid Herzfuss, qui lui avait communiqué la teneur du dossier, mais il n’avait pu rencontrer le district attorney du comté de Los Angeles, alors en tournée électorale et qui comptait bien, à cette occasion, faire état de l’inculpation de Jacques Beaulieu et d’Ann Jo Devorak Kelly pour renforcer ses chances de se maintenir à son poste. De notoriété publique, il visait, à l’étape suivante, celui de lieutenant-gouverneur de l’État de Californie. De ce tremplin, il espérait se faire élire sénateur.
  
  À présent, il était de retour et avait accordé un entretien à Coplan.
  
  Inattendu et insolite dans un bureau californien, un Aubusson ornait l’un ! des murs, encadré par deux bannières étoilées. Il représentait une Diane grassouillette visant d’un arc languide un cerf qui pleurait déjà.
  
  Bob Sheen portait une moustache fournie sur un visage maigre au teint de brique. Il fumait la pipe et parlait un anglais lourd et lent, tel un natif du Texas. Ses yeux bleus étaient circonspects, comme il seyait à un politicien qui craint les embûches semées sur son chemin par les adversaires de l’autre bord. Costume et cravate venaient de New York et ne sacrifiaient pas aux extravagances californiennes. Laquée avec libéralité, sa chevelure blonde ressemblait à une perruque plaquée sur un crâne en cire.
  
  Coplan déclara qu’il avait lu le dossier remis par Wilfrid Herzfuss, mais qu’il souhaitait connaître en détail la position de l’accusation.
  
  Bob Sheen sourit avec bienveillance.
  
  — Je comprends votre émoi et celui de ceux qui vous envoient, dit-il. Hélas pour vous, je crains bien que mon dossier ne soit sans faille. Résumons-le, si vous le voulez bien. D’abord, le premier assassinat, pour respecter la chronologie. Le mercredi 6 décembre dernier, Brian Kelly, un petit entrepreneur de travaux publics et de bâtiments rentre chez lui. Il est seul. Son épouse, de son nom de jeune fille Ann Jo Dovorak, est allée à Chicago où vivent ses parents. Elle envisage d’y rester une semaine. Son père est né un 5 décembre, et sa mère, un 7 décembre. Ann Jo veut combiner les deux anniversaires et, avec une avance de trois semaines célébrer Noël avec eux, car elle sera avec son mari à Los Angeles le 24 décembre. Ses valises sont bourrées de cadeaux. Pris par ses occupations professionnelles, son époux n’a pu se joindre à elle. Brian est donc seul dans sa demeure. Bien que le climat soit généralement clément en Californie, il fait un peu froid en ce début décembre et Brian est frileux, Ann Jo le sait. Il allume donc la chaudière à gaz. C’est immédiatement l’explosion. Brian meurt, carbonisé et déchiqueté. Sa maison est soufflée et les décombres ravagés par l’incendie.
  
  « Cette même nuit, votre compatriote Jacques Beaulieu se rend, affirme-t-il, à un rendez-vous que lui a fixé une belle jeune femme dont il ne connaît que le prénom, Shirley, dans un bungalow d’un motel de Pasadena. Pour ce faire, il profite de l’absence de son épouse, en tournage à Gorda et qui ne rentre au domicile conjugal que durant les week-ends. Shirley lui a donné le numéro du bungalow, mais lorsque nous l’interrogeons, il ne s’en souvient plus. En tout cas, il se rend directement à ce bungalow dont il possède un double de la clé. Shirley n’y est pas. Elle a laissé un mot épinglé sur le dessus du lit. Elle explique qu’elle a dû quitter le motel en catastrophe, à cause des soupçons de son mari, et qu’elle le recontactera puisqu’elle est une assidue de la plage de Malibu où Beaulieu l’a rencontrée. Ce dernier n’insiste pas et s’en va.
  
  « Sur le chemin du retour, il jette le double de la clé. Personne n’a remarqué sa présence au motel. Questionnés à ce sujet, le réceptionniste de jour et celui de nuit jureront qu’ils n’ont pas loué un bungalow à une belle jeune femme seule répondant à la description donnée par Beaulieu et, plus généralement, à une femme non accompagnée, depuis au moins deux mois avant la date fatidique du 6 décembre. Effectivement, pour cette nuit-là, le registre du motel n’indique aucune femme appartenant à cette catégorie. En réalité, il n’y a que des hommes, que nous avons tous retrouvés grâce à leur numéro d’immatriculation automobile qui, comme c’est l’habitude dans cet État, figure en regard de leur nom. Ce sont des personnes honorables que rien ne relie aux époux Beaulieu ou aux époux Kelly. »
  
  — Réaction subjective, critiqua Coplan.
  
  L’œil du district attorney s’enflamma.
  
  — Pardon ? fit-il, choqué.
  
  — Dire que ce sont des personnes honorables relève de la subjectivité. Avant leur arrestation, Jacques Beaulieu et Ann Jo Kelly étaient eux aussi des personnes honorables, à ce que je sache.
  
  Bob Sheen se raidit.
  
  — Je n’entrerai pas dans ce débat. Pour nous, l’épisode du motel enlève toute crédibilité à votre compatriote et le prive d’un alibi pour cette nuit fatale. Passons au second assassinat, celui de Kimberley Wynegart Beaulieu. Il est commis le vendredi 12 janvier dernier. L’actrice est en tournage à Gorda. Comme chaque vendredi depuis le mois de novembre, elle rentre passer le week-end avec son mari à Beverly Hills. Il fait nuit. À bord de sa Mercedes, elle roule sur la Route n® 1 en direction du sud. C’est une route à deux voies, escarpée, en lacet et zigzags, en tournants à épingles à cheveux, qui longe le bord de l’océan et en surplombe les rochers. Pour cette raison, elle est peu fréquentée, surtout la nuit. Kimberley l’emprunte, car elle ne peut faire autrement si elle veut rejoindre l’Autoroute 101 à la bretelle de Cayucos et descendre à Beverly Hills en traversant San Luis Obispo, Santa Maria, Santa Barbara, Ventura et Oxnard. Certes, elle sait que la 1 est dangereuse, mais elle n’a pas d’autre choix. En outre, depuis novembre, c’est le chemin qu’elle parcourt chaque fin de semaine. Une demi-heure avant d’arriver à la bretelle de Cayucos, sa Mercedes est percutée par une Chrysler Fifth Avenue et expédié sur les rochers. Une chute terrifiante. Kimberley est tuée sur le coup.
  
  Visiblement satisfait de son exposé, Bob Sheen sourit machinalement à Coplan tout en reprenant sa respiration.
  
  — Cette nuit-là, reprit-il, Ann Jo n’a pas plus d’alibi que Beaulieu n’en avait le 6 décembre. Lorsque nous l’interrogeons, elle prétend que, dans l’après-midi du 12 janvier, elle a reçu un coup de téléphone d’une jeune femme affirmant être la fille de son époux défunt. Ann Jo en tombe à la renverse, selon sa propre version : elle ignorait que son mari avait procréé, d’autant qu’il n’avait jamais été marié. Cependant, une progéniture est plausible. Au moment de sa mort, Brian Kelly avait cinquante-sept ans et Ann Jo, vingt-neuf. Ils n’étaient mariés que depuis deux ans. En état de choc, Ann Jo accepte malgré tout de recevoir chez elle cette jeune femme dont le prénom serait Laura. Et, pour être libre, décommande un dîner chez des amis qui souhaitaient lui faire oublier son deuil. Ann Jo et Laura passent la soirée ensemble. Sans témoin. Certes, la description qu’Ann Jo donne de Laura recoupe sur plusieurs points celle de Shirley fournie par Beaulieu. Mais n’est-ce pas normal puisque Beaulieu et Ann Jo sont complices ou auteurs du double assassinat et tentent d’accréditer la thèse d’un complot ourdi contre eux ? Cette Shirley-Laura serait celle qui supprime l’alibi chez la victime. Naturellement, Ann Jo n’a plus entendu parler de cette Laura qui a disparu sans laisser de trace, tout comme Shirley.
  
  — Pour quelles raisons contactait-elle Ann Jo ? voulut savoir Coplan.
  
  — Parce que, toujours selon Ann Jo, elle revendiquait la moitié de la prime d’assurance-décès. Or, je vous le demande, est-il crédible qu’après cette première tentative elle ne se soit plus manifestée ?
  
  — Ann Jo l’a peut-être découragée en lui opposant un refus ?
  
  — Non, elle assure qu’elle a accepté de partager avec elle.
  
  — Alors, si Ann Jo tente de se créer un alibi par le biais de cette Laura, pourquoi diable dirait-elle qu’elle a accepté de partager ? Il serait plus simple pour elle de jurer qu’elle a refusé énergiquement et que, pour cette raison, Laura n’a plus réapparu.
  
  — Raisonnement parfaitement pertinent, mais dans cette éventualité, pourquoi Laura, en apprenant par les médias l’inculpation d’Ann Jo, ne reviendrait-elle pas à la surface pour toucher, dans son intégralité, la prime d’assurance-décès, puisque, complice de l’assassinat de son mari, Ann Jo n’en serait plus bénéficiaire ?
  
  Bob Sheen marquait un point, concéda Coplan en son for intérieur.
  
  — Certes, poursuivit le district attorney, Beaulieu, lui, dispose d’un alibi inattaquable pour la soirée du vendredi 12 janvier. Précautionneux, il avait réuni quelques amis pour un cocktail en attendant l’arrivée de sa femme. En résumé, et c’est là la thèse de l’accusation, Jacques Beaulieu et Ann Jo Dovorak Kelly ont échangé les meurtres de leur conjoint respectif et nous possédons des preuves pour la conforter. L’un et l’autre nient s’être jamais rencontrés. Or, c’est faux. Première preuve : Beaulieu a commandé à une firme de Chicago un paquet de détonateurs à expédier à son nom, poste restante à Beverly Hills. Cette commande a été faite sur du papier ordinaire, dactylographiée, avec une vague signature illisible. La lettre a été postée à Chicago alors qu’Ann Jo y rendait visite à ses parents en septembre dernier avant sa prochaine venue en décembre. À la lettre étaient joints des billets de banque représentant le montant de la commande et les frais d’envoi. La firme a expédié le paquet qui a été récupéré à la poste de Beverly Hills le 3 octobre sur présentation d’une pièce d’identité. Laquelle, nous l’ignorons. Les employés ne se souviennent pas de leur client.
  
  — Beaulieu nie avoir passé cette commande, fit remarquer Coplan, et, par conséquent, avoir récupéré le paquet à la poste. En outre, les experts graphologues que Wilfrid Herzfuss et vous-même avez nommés ne peuvent se prononcer sur la signature.
  
  — En revanche, la machine à écrire Olivetti électrique saisie au domicile de Beaulieu est bien celle sur laquelle a été tapée cette lettre que nous a transmise la firme de Chicago, contra Bob Sheen, triomphant. Là, les experts sont formels.
  
  — S’il est coupable, pourquoi Beaulieu ne se serait-il pas débarrassé de cet élément incriminatoire ? Cela aurait été la moindre des choses.
  
  Espion habile, méthodique et précautionneux, Jacques Beaulieu, raisonnait Coplan, n’aurait pas commis une pareille bourde.
  
  Un sourire moqueur flotta sur les lèvres du district attorney.
  
  — Si les criminels ne commettaient jamais d’erreurs, nous ne les capturerions jamais. Dans le cas qui nous occupe, laissez-moi vous expliquer pourquoi Beaulieu et Ann Jo se sentaient en sécurité. D’abord, personne ne savait qu’ils connaissaient et entretenaient une liaison amoureuse. Ensuite, la mort des époux paraissait être accidentelle et, dans un premier temps, n’a pas entraîné une enquête policière poussée. Effectivement, la police a conclu à un décès par accident. Sans les soupçons, sans l’acharnement, sans le talent du détective de la compagnie d’assurances, la Schucal, l’estimé Oscar Susko, ces deux criminels n’auraient pas été démasqués. Cette trop grande confiance dans leur ruse les a perdus.
  
  — Les autres preuves ?
  
  — Le plan d’installation de la chaudière à gaz découvert chez Beaulieu…
  
  Là encore, raisonna Coplan, pourquoi l’espion expérimenté qu’était son ami n’aurait-il pas détruit ce document ?
  
  — Chez lui on a retrouvé des photos d’Ann Jo et chez cette dernière des photos de son amant…
  
  — Mais jamais des clichés les montrant l’un et l’autre sur la même photographie, opposa Coplan.
  
  — Les relevés téléphoniques prouvent qu’en novembre, avant le meurtre de Brian Kelly, trois communications ont été échangées entre le numéro de Beaulieu et celui d’Ann Jo, et quatre dans le sens inverse. Avouez que, pour des personnes qui ne se sont jamais rencontrées, la coïncidence est curieuse !
  
  — Sauf s’il existe un complot.
  
  — Destiné à quoi, ce complot ? Soyons sérieux, nous ne sommes pas dans la Florence de Machiavel ! Et que faites-vous du voyage à Las Vegas ? Le 8 janvier dernier, nous sommes un mardi, donc Beaulieu est libre puisque son épouse est sur le tournage, Beaulieu et Ann Jo partent à Las Vegas sur le vol 817 d’United Airlines. Les billets ont été achetés par une femme et payés en numéraire. Leurs numéros se suivent.
  
  — La description que donne de cette femme l’employée de la compagnie aérienne ne correspond pas à celle d’Ann Jo Kelly, rappela Coplan.
  
  — Les souvenirs des témoins sont vagues. C’était en janvier et nous sommes en juin, gardez cet élément en mémoire. À Las Vegas, Ann Jo a acheté une Chrysler Fifth Avenue 1987 couleur verte pomme. D’occasion. À rempli les papiers à son nom. Pourquoi irait-elle acquérir une vieille carcasse bonne pour la ferraille alors que, dans son garage de Los Angeles, elle dispose d’une superbe Lincoln ? Et pourquoi à Las Vegas où, cette fois encore, elle paie en liquide ? Mais laissons ces babioles et venons-en au point important. La Chrysler a été abandonnée à Venice. La plaque minéralogique du Nevada avait été retirée. Venice, c’est un quartier pouilleux. Eh bien, même les traîne-misère de ce coin-là n’ont pas voulu de ce vieux tas de ferraille, si bien que la police locale l’a remorqué jusqu’à la fourrière. Les pare-chocs étaient renforcés, alourdis avec du plomb…
  
  Coplan faillit se mordre la lèvre inférieure. Il s’agissait là d’une technique ancienne utilisée par le Service Action. À maintes reprises, Beaulieu avait eu l’occasion de l’employer pour éliminer les cibles qui lui étaient désignée.
  
  Y avait-il eu recours et était-il coupable malgré ses dénégations ?
  
  — Quasiment blindés. Se basant sur les traces de peinture et les tôles embouties, notre laboratoire scientifique confirme que cette Chrysler est l’engin qui a propulsé la Mercedes dans l’océan. Par ailleurs, un bracelet appartenant à Ann Jo est retrouvé dans cette vieille carcasse. Sa chaînette est brisée.
  
  — Vous ne trouvez pas que ça fait beaucoup d’erreurs commises par Ann Jo et Beaulieu ? Beaucoup d’indices laissés derrière eux ?
  
  — Ce ne sont pas des professionnels, rétorqua Bob Sheen.
  
  Coplan se garda bien de lui faire remarquer que, justement, Beaulieu en était un.
  
  — Leur mobile ? se borna-t-il à demander.
  
  — Des plus ordinaires. Vieux comme le monde. L’amour de l’argent est la racine de tous les maux, dit l’Ancien Testament. Et cette racine prend de l’ampleur, grossit, quand elle se nourrit de l’amour adultère. Brian Kelly et Kimberley Wynegart étaient riches, leur conjoint ne l’était pas. Jacques Beaulieu était un officier sans fortune personnelle, et Ann Jo une figurante de cinéma, une chanteuse qui n’a jamais sorti un seul tube, une danseuse de claquettes. Elle a aussi travaillé comme barmaid et a traficoté dans la coke. Pour ce délit, elle a été condamnée à deux ans de prison. Quand elle est sortie, elle a rencontré Brian qui, séduit par sa beauté, l’a épousée. J’analyse les faits comme je le ferai au cours de mon réquisitoire. Ann Jo n’était pas plus amoureuse de Brian que Beaulieu ne l’était de Kimberley. Ils ne visaient que le fric de l’autre. Ensuite, Ann Jo et Beaulieu se sont rencontrés, et là ce fut le coup de foudre réciproque.
  
  « Mais comment vivre cet amour sans un sou ? Solution classique : ils ont pensé à l’héritage et à la prime d’assurance-décès, tous deux en leur faveur. Cependant, il leur fallait maquiller l’assassinat en accident. C’est pourquoi ils ont échangé les meurtres en se créant des alibis. Leur erreur, je vais vous la dire. La police n’y a vu que du feu dans ces pseudo-accidents. Jusque-là, Ann Jo et Beaulieu avaient bien joué et remporté un succès total. Ils auraient dû alors se montrer moins cupides et se contenter de l’héritage en abandonnant l’assurance-décès. Car c’est en la réclamant qu’ils ont déclenché l’enquête de la compagnie d’assurances Schucal. Et ils ignoraient qu’ils allaient tomber sur ce vieux renard d’Oscar Susko. »
  
  — S’ils sont innocents, n’est-il pas normal qu’ils réclament leur dû ? objecta Coplan. Le contraire aurait suscité des soupçons.
  
  — Votre remarque est pertinente, répondit le district attorney, mais non probante, car, s’ils sont coupables et je suis persuadé qu’ils le sont, leur réaction peut être identique : s’ils ne réclament pas la prime d’assurance, leur attitude paraîtra suspecte. De n’importe quelle manière que vous preniez les choses, vous ne pouvez les exonérer sur ce point.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Grand et athlétique comme un quarterback de l’équipe de football des Los Angeles Raiders ou des Rams, Oscar Susko offrait un visage avenant, chaleureux, avec des yeux rieurs et une trogne de bon vivant, des lèvres charnues et sensuelles, portées sur la volubilité et une certaine forme d’humour truculent. Les cheveux étaient noirs, mi-longs et un peu ébouriffés. Son âge oscillait entre la quarantaine et la cinquantaine.
  
  Son bureau était petit mais confortable, meublé de classeurs métalliques et d’appareils d’informatique. À travers la baie vitrée, on découvrait les buildings ultramodernes de Century City.
  
  — Comment se sont éveillés vos soupçons ? questionna Coplan.
  
  Susko éclata d’un rire tonitruant.
  
  — Beaucoup de gens me balancent la même phrase, y compris mon patron ici. Faut vous dire que je suis un ancien flic. J’ai pris ma retraite après vingt ans de bons et loyaux services au Los Angeles Police Department où, croyez-moi, j’en ai bavé. Cette ville est fascinante mais pourrie. Elle est infestée par les gangs. Avant, on avait les Chinois et les Mexicains. Mais ceux-là, c’est de la petite bière comparés aux Jamaïquains qu’on baptise les posses. De vraies carnes. Ici à L.A., on leur attribue 35 meurtres par jour. Bien entendu, vous vous en foutez et c’est normal puisque vous êtes là pour sortir votre copain du pétrin. Seulement, là, attention, vous aurez du mal, c’est moi qui vous le dis ! Le dossier, je l’ai bien ficelé. Comment se sont éveillés mes soupçons ? C’est simple. D’abord, le montant de la prime. Kimberley était assurée au profit de son mari pour 250 000 dollars. Si le décès était accidentel, la clause de double indemnité jouait, et là, nous arrivons à 500 000 dollars. Brian Kelly était, lui, assuré pour un montant de 150 000 dollars, soit 300 000 dollars en cas d’accident. Un sacré paquet de pognon, que ça brisait le cœur de mon patron d’avoir à payer. Il m’a dit de jeter un œil pour voir s’il n’y avait pas un coup fourré. Après tout, c’est pour ça qu’on me verse un salaire tous les mois.
  
  « Pris séparément, les morts de Kimberley Wynegart et de Brian Kelly paraissaient être orthodoxes. Le ou la bénéficiaire de l’assurance ne pouvait avoir commis le meurtre, et il n’existait aucune raison de penser qu’il s’agissait d’ailleurs de meurtriers, puisqu’il ou elle détenait un alibi inattaquable. Quant aux circonstances, elles semblaient aller dans le sens de l’accident, ce que corroboraient les rapports de la police établis par des copains à moi qui m’ont juré que tout était clair. Cependant, et c’est à ce moment que mon flair a joué, j’ai commencé par être obsédé par la courte période entre les deux décès. Très exactement 37 jours. Je consulte les statistiques et je m’aperçois que des primes de cette importance, assorties de la double indemnité, nous en avons très peu à verser. En général, ça tourne autour de 50 000 dollars, grand maximum 100 000 dollars. Je me dis alors que, peut-être effectivement il y a anguille sous roche et, après mûre réflexion, je pense à l’échange de meurtres, comme dans ce vieux film d’Hitchcock qu’on repasse périodiquement à la téloche, l’Inconnu du Nord-Express avec Robert Walker et Farley Granger. Cette méthode expliquerait les dates rapprochées entre les deux morts. »
  
  — Comment ça ? voulut savoir Coplan.
  
  — Logique. Beaulieu tue Brian Kelly le 6 décembre. Ann Jo est tranquille. Elle va toucher l’héritage et l’assurance, mais Beaulieu ? Reportez-vous à la psychologie du criminel. Chaque jour, il pense que sa complice peut revenir sur sa décision, en mesurer les périls et, finalement, refuser d’assassiner Kimberley. Dans ces cas-là, plus le temps file, plus s’éloigne la bonne volonté. C’est pourquoi il la presse de tenir sa part du marché et de passer à l’action. Bien sûr, des criminels dotés d’un grand sang-froid attendraient au moins un an avant de commettre le second crime, mais dans le cas qui nous occupe, Beaulieu aurait risqué que Ann Jo ne tienne pas sa part du marché.
  
  — S’ils sont follement amoureux l’un de l’autre, Ann Jo va le débarrasser de son épouse, c’est sûr, fit remarquer Coplan.
  
  — La peur est souvent plus forte que l’amour. En un sens, cependant, vous avez raison, puisqu’il a fallu à Ann Jo des nerfs d’acier pour expédier Kimberley dans l’océan, même si la route était déserte.
  
  — Et, à partir de là, vous avez démarré votre contre-enquête ?
  
  — Tout à fait. D’abord, je me suis attaché à découvrir si l’un et l’autre se connaissaient. Premières constatations : les relevés téléphoniques. Bon, ça c’est l’abc du métier. Néanmoins je touche le jackpot, comme vous le savez. J’ai établi un lien téléphonique entre les deux demeures. À partir de là, mon hypothèse se renforce. Pour être franc, j’étais tout émoustillé et mon patron aussi. Pensez, ça signifiait pour lui que son blé avait une bonne chance de rester dans son coffre. Seulement, voilà, je n’étais pas sorti de l’auberge. Il me restait un sacré bout de chemin avant de prouver quoi que ce soit. Bon, je ne vais pas bluffer, je vais vous avouer la vérité. L’enquêteur d’une compagnie d’assurances n’est pas astreint à respecter le code de procédure pénale comme c’est le cas pour un policier. Alors, je me suis dit qu’il serait judicieux d’aller jeter un coup d’œil chez ces escrocs pendant leur absence. Et sur quoi je tombe ? Des photos d’Ann Jo chez Beaulieu, et vice versa chez cette dernière.
  
  — Je croyais que la maison des Kelley avait brûlé ?
  
  — Seul un des deux bâtiments a cramé. Le second était séparé du premier par la piscine. Il n’a pas été touché. Avec ces photos, j’ai continué à cimenter. En fouillant dans les ruines du premier bâtiment, je déniche un bout de détonateur. Coup de pot, je déchiffre les trois premières lettres du nom du fabricant. Je me plonge dans les ordinateurs et je parviens à reconstituer la raison sociale d’une firme de Chicago. J’enquête et je découvre la commande effectuée par Beaulieu. Vous connaissez la suite. De mince, mon dossier s’épaississait. Durant tout ce temps-là, je gambergeais. Comment Beaulieu et Ann Jo faisaient-ils pour se rencontrer ? Ici en Californie, c’était trop dangereux. Comment agissent les amants à L.A. pour se jeter en paix dans les bras l’un de l’autre ? Ils prennent simplement l’avion pour Las Vegas. En une heure, vous êtes là-bas. C’est facile et pas cher.
  
  Après, à Las Vegas, personne ne vous prête attention. Les préoccupations des gens sont braquées sur un seul but : gagner du fric à tout prix aux machines à sous, au poker, au baccara ou au black-jack. Pas besoin de vous casser la tête. Vous vous enfermez dans un motel, vous baisez à tout va et tout le monde vous fiche une paix royale.
  
  « C’est dans ces circonstances que j’ai découvert les billets d’avion dont les numéros se suivaient. J’ai fait un saut dans le Nevada. Pour être honnête, je n’ai pas localisé le motel ou l’hôtel dans lequel ils avaient caché leurs amours. Cependant, je me suis posé la question de savoir si le voyage à Las Vegas n’avait pas d’autre but que la partie de jambes en l’air, d’autant que les billets d’avion étaient des allers simples, sans retour. Et s’ils étaient revenus par la route ? me suis-je dit. Ann Jo et Beaulieu s’étaient envolés le mardi 2 janvier. Brian Kelly était mort le 6 décembre, mais Kimberley était toujours vivante. Ce mardi 2 janvier, elle était repartie sur son tournage. Beaulieu avait donc les mains libres.
  
  « Chez un marchand de véhicules d’occasion, j’ai retrouvé une Chrysler Fifth Avenue vendue le mercredi 3 janvier à Ann Jo et payée en liquide. En repartant le jour même pour Los Angeles par la route, Beaulieu avait largement le temps d’être chez lui pour le retour de Kimberley le vendredi 5 et Ann Jo disposait d’une voiture, achetée dans un autre État, qui lui servirait à expédier Kimberley dans la flotte, ai-je raisonné. De retour ici, je me suis rendu dans les différentes fourrières. Et cette putain de Chrysler vert pomme, je lui ai mis la main dessus à Venice. Naturellement, j’avais le numéro du moteur ! Et voilà qu’en plus je récupère sous le siège conducteur un bracelet à la chaînette brisée qui, après enquête, se révèle appartenir à Ann Jo ! »
  
  Bien malgré lui, Coplan était ébloui. Ces investigations étaient claires, logiques et exemplaires.
  
  Oscar Susko sortit de sa poche un large mouchoir à carreaux et épongea son front en sueur malgré la climatisation.
  
  — Je raconte ça à la va-vite, mais ça m’a tout de même pris cinq mois pour réunir ces preuves.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Allongé sur un matelas pneumatique, à trois cents mètres de la plage de Malibu, Coplan se laissait bronzer tout en réfléchissant.
  
  Certes, la contre-enquête menée par Oscar Susko était exemplaire et le dossier judiciaire constitué par le district attorney Bob Sheen paraissait solide et propre à emporter la conviction d’un jury, c’était incontestable. Néanmoins, Coplan voyait mal Jacques Beaulieu dans la peau de l’assassin, non seulement sur le plan moral mais également sur le plan technique. Comment lui, un agent pointu du Service Action, aurait-il pu commettre autant d’erreurs et laisser tant de traces incriminatoires dans son sillage et dans celui de sa complice ?
  
  Ne restait que la thèse du complot. Mais qui et dans quel but ? En outre, contre qui était-il dirigé ? Contre Beaulieu seul ? Contre Ann Jo seule ? Ou contre les deux ? Que recherchaient les conjurés, car ils étaient forcément plusieurs, sinon comment auraient-ils pu recueillir autant de renseignements sur la vie respective des couples Kelly et Beaulieu, tout en mettant au point et en réussissant leur machination ?
  
  Quel était leur mobile ? S’ils voulaient la mort d’Ann Jo et de Beaulieu, il était plus simple de les assassiner directement puisqu’ils étaient capables de tuer froidement leur conjoint. Espérer qu’Ann Jo et Beaulieu, leur culpabilité dénoncée par le verdict du jury, seraient exécutés dans la chambre à gaz de la prison de San Quentin était plus qu’aléatoire. Se contenter de les envoyer en prison ? C’était un but bien étriqué, comparé aux deux assassinats.
  
  Les priver de liberté pour laisser la voie libre. Voilà qui était mieux. Mais la voie libre à quoi et à qui ?
  
  Les empêcher de toucher l’héritage et la prime d’assurance ? Là, on tombait dans le crédible. Mais si Beaulieu n’héritait pas, qui recueillait l’argent ? Wilfrid Herzfuss, l’avocat de l’ancien officier de la D.G.S.E., avait été catégorique, Kimberley Wynegart ne possédait aucune famille et son seul héritier était son mari. Et du côté d’Ann Jo ? Si celle-ci disait la vérité, alors quelqu’un, le soir où Kimberley avait été assassinée, avait joué auprès d’elle le rôle, authentique ou faux, de la fille de Brian Kelly. Mais pourquoi authentique puisque Ann Jo assurait avoir accepté de partager l’héritage avec l’inconnue qui disait se prénommer Laura ?
  
  Donc, le personnage était faux.
  
  Et Laura était à rapprocher de Shirley, cette mystérieuse personne qui avait donné rendez-vous à Beaulieu dans un bungalow de motel et qui n’était pas venue, se contentant de laisser un mot d’excuses épinglé sur le dessus du lit et qui n’avait plus jamais donné de ses nouvelles malgré sa promesse écrite.
  
  Cependant, en ce qui concernait cette Shirley, un point restait à éclaircir. Au cours de son premier entretien avec Coplan, Beaulieu avait juré n’avoir jamais trompé sa femme depuis son mariage. Or, lors du second entretien, le matin même, il avait admis qu’il avait l’intention de coucher avec Shirley. Le fardeau de la fidélité conjugale était-il trop lourd pour lui et disait-il la vérité sur toute la ligne ?
  
  Malgré tout, si l’on s’en tenait à la thèse de la conspiration, il était possible qu’une seule et même femme ait joué le rôle de Laura et celui de Shirley.
  
  Quelle description en donnaient les protagonistes ?
  
  Grande, jolie, des yeux noirs, environ 28, 30 ans.
  
  Blonde, disait Ann Jo ; rousse, jurait Beaulieu. Naturellement, il était possible qu’elle ait porté perruque. « Ses cuisses m’ont fasciné, commentait le second, elles étaient charnues, au-dessus de mollets bien galbés, des jambes vraiment formidables, la poitrine était un peu plate, mais qu’importait ? » Ann Jo avait été plus précise : « Des jambes et une morphologie de ballerine, ou de danseuse professionnelle, je m’y connais puisque j’ai été danseuse de claquettes, cette fille avait pratiqué la danse durant de longues années, ses épaules étaient étriquées et sa poitrine menue. »
  
  Coplan fit la grimace. Autant chercher une aiguille dans un tas de foin !
  
  L’incarcération n’avait pas amoindri la beauté naturelle d’Ann Jo Devorak Kelly. On entrait dans son regard comme dans un bain et ses yeux avaient la couleur de l’eau dans laquelle le nageur, revenu sur le sable de la plage, lit encore les bas-fonds qu’il n’aura de cesse d’explorer. Elle freinait son sourire. Certes, Coplan était censé être un allié, avait déclaré son avocat, Daniel Sorensen, mais elle se méfiait malgré tout. Si elle était innocente, elle devait assimiler les étrangers aux inspirateurs et aux acteurs du complot ourdi contre elle.
  
  Un casque de cheveux blonds encadrait son visage fin et régulier. La bouche était gourmande et sensuelle. Bien sculpté, le corps dessinait des lignes parfaites. Si Ann Jo et Beaulieu étaient coupables, alors il n’était guère étonnant que ce dernier ait été attiré par cette superbe créature, pensa Coplan.
  
  — M. Coudray (c’était là le pseudonyme de Coplan) voudrait vous interroger sur la soi-disant fille de votre mari, expliqua l’avocat. Nous savons que vous êtes victime d’un complot. Or, dans cette hypothèse, le seul maillon vivant que nous connaissions, c’est cette femme et aussi celle qui a forgé un faux rendez-vous à votre coïnculpé, et qui est, peut-être, une seule et même personne.
  
  Ann Jo hocha la tête avec compréhension.
  
  — Que voulez-vous savoir, monsieur Coudray ?
  
  — J’ai déjà lu les déclarations que vous avez faites au district attorney et à votre défenseur. C’est insuffisant pour me permettre de mener une contre-enquête. Je voudrais que vous forciez votre mémoire à vous restituer d’autres détails. En résumé, je voudrais que vous reviviez votre entrevue avec Laura le vendredi 11 janvier. Notez tout sur un morceau de papier. Nous reviendrons demain.
  
  Le jour suivant, Ann Jo arborait une mine navrée.
  
  — Je crains bien de n’avoir pas été à la hauteur de vos espérances, déclara-t-elle d’une voix triste.
  
  Elle tendit une feuille arrachée à un cahier d’écolier.
  
  — Voilà le fruit de mes réflexions.
  
  Coplan lut et esquissa une moue chagrine. C’était bien maigre, en effet. Rien que des détails vestimentaires ou physiques supplémentaires, ou des bribes de conversation sans intérêt. Laura était restée vague sur sa vie privée, n’accordant que des précisions invérifiables et en citant des métropoles telles que New York ou Boston. Ann Jo avait cru noter dans son anglais un léger accent étranger, faux ou authentique.
  
  Lorsque Coplan partit en compagnie de Daniel Sorensen, Ann Jo cria encore son innocence avec une folle véhémence.
  
  Cette fois, ce fut accompagné de Wilfrid Herzfuss que Coplan rendit visite à Jacques Beaulieu. La veille, il lui avait tenu le même langage qu’à sa supposée complice.
  
  La mine de l’ancien officier du Service Action était sombre.
  
  — Au sujet de cette Shirley, je ne me souviens pas de grand-chose de plus.
  
  — Elle avait un accent étranger ? questionna Coplan.
  
  — Mon anglais n’est pas assez trapu pour reconnaître un accent étranger.
  
  Coplan le pressa de questions mais sans rien obtenir en échange. Finalement, il s’en alla. Wilfrid Herzfuss et lui étaient déçus.
  
  — Soyons lucides, fit l’avocat lorsqu’ils franchirent le seuil de la prison. Si mon client est seul visé, ne peut-il s’agir d’une vengeance qui remonterait au temps où il exerçait ses activités… euh… militaires… ?
  
  — Ce n’est pas impossible, admit Coplan.
  
  — Dans ce cas, la balle serait dans votre camp ou celui de Paris, ce qui revient au même.
  
  Coplan prit le soir même l’avion pour Paris, rendit compte au Vieux et s’enferma dans son bureau avec son ordinateur dont les codes qu’il détenait l’autorisaient à avoir accès aux arcanes les plus secrets. Patiemment, il passa en revue chacune des opérations auxquelles Jacques Beaulieu avait participé. Au bout de trois heures d’efforts, l’une d’elles attira son attention.
  
  Cinq ans auparavant, dans le maquis corse, il s’était infiltré dans un groupe formé d’anciens de la Rote Armee Fraktion et des Brigades Rouges, qui tentaient de constituer, avec une phalange d’autochtones, une Armée de Libération de la Corse. Nul ne savait qui l’avait trahi. En tout cas, il avait été démasqué. Dans un premier temps, il avait été affreusement torturé. Naturellement, il n’était pas passé aux aveux. Ce n’était pas dans sa nature. Traduit devant le Tribunal Populaire de la Nouvelle Patrie Corse, il avait été condamné au poteau d’exécution. Peu enclin à mourir de façon aussi stupide, Beaulieu, avec son tonus habituel, était parvenu à s’évader. Grâce à sa force colossale, il avait désarmé un de ses gardiens, l’avait étranglé et, la mitraillette à la main, avait en partie liquidé l’état-major de la formation révolutionnaire, avant de s’enfuir.
  
  Alertés par lui, les Services Spéciaux avaient immédiatement réagi. Transportés par avion en Corse, le G.I.G.N. et 3 sections du 11e Choc(2) avaient investi les lieux et abattu ou capturé les survivants. Parmi ces derniers, figurait Romantica Schiaffino, l’égérie et la sœur du commandant de l’unité, Marco Schiaffino, tué par Beaulieu. Tous deux étaient italiens et membres dissidents des Brigades Rouges et affidés de Damas. Certains assuraient que les liens incestueux les unissaient. Romantica, naturellement, était un nom de guerre. La jeune femme détestait son prénom, Esther. En prison, elle s’était répandue en cris de vengeance contre celui qui, selon ses termes, avait assassiné son frère. Peu à peu, elle s’était calmée et adoucie. Guère désireuse de passer de trop longues années en prison, elle avait accepté de coopérer avec les autorités françaises, ce qui lui avait valu une large remise de peine après sa condamnation à dix ans de réclusion criminelle.
  
  Elle avait été élargie deux ans plus tôt. Où était-elle à présent ?
  
  Coplan fit surgir sur l’écran les photos anthropométriques. Elles ne présentaient pas l’Italienne sous son meilleur jour. Cinq ans plus tôt, elle avait vingt-quatre ans, ce qui, aujourd’hui, l’amenait à l’âge des mystérieuses Laura et Shirley. Les points communs avec ces dernières étaient sa taille 1 mètre 72, ses yeux noirs et c’était tout si l’on exceptait le fait qu’elle parlait probablement anglais avec un accent étranger.
  
  La piste était ultra-fragile mais valait la peine d’être explorée. Romantica connaissait le visage de Beaulieu, mais l’inverse n’était pas vrai.
  
  Coplan entra en contact avec ses homologues romains qui, en fin de soirée, lui fournirent leur réponse. Esther Schiaffino s’était assagie, semblait avoir abandonné le militantisme politique et vivait en Californie. Sa dernière adresse connue était au 16 de Ballard Street, dans le district d’El Sereno à Los Angeles.
  
  Coplan sentit son cœur battre plus vite et respira un grand coup. Voilà qui devenait intéressant, se réjouit-il. Déjà, une hypothèse s’élaborait dans son esprit. Romantica aurait rencontré Beaulieu par hasard dans la vaste métropole de la Côte Ouest. Elle l’aurait suivi, découvert où il demeurait et sa soif de vengeance lui serait remontée des tripes. Seule, elle n’aurait pu réaliser la vaste machination à laquelle elle avait abouti et aurait bénéficié de complicités.
  
  Pourquoi ne se serait-elle pas attaquée directement au responsable de la mort de son frère Marco ? Parce qu’elle connaissait sa personnalité et savait qu’elle avait affaire à forte partie. Elle se souvenait du punch avec lequel il s’était délivré et avait abattu la moitié de l’état-major. Elle ne se sentait pas de taille à affronter un tel surhomme. En revanche, Brian Kelly et Kimberley Wynegart constituaient des cibles bien plus faciles, à sa portée. Ensuite, il ne lui restait plus qu’à fabriquer et à dissimuler aux domiciles respectifs les preuves qui accuseraient les faux amants qui étaient son véritable objectif, Jacques Beaulieu et la malheureuse Ann Jo. Pour cette dernière, peut-être Romantica était-elle désolée et peut-être pas. Au cours de ses activités clandestines, elle avait à plusieurs reprises témoigné de cruauté et vraisemblablement les scrupules ne l’étouffaient-ils pas.
  
  Cependant, encore une fois, il lui avait fallu des complicités pour mener à bien la mission personnelle qu’elle s’était dévolue.
  
  Coplan passa en revue sa théorie, décida qu’elle valait la peine d’être vérifiée et s’en alla rendre compte au Vieux qui réaffirma son intime conviction :
  
  — Beaulieu a été victime d’un coup fourré, diabolique et machiavélique. Je me souviens du dossier de cette Esther Schiaffino. Une fille superintelligente. Elle me semble capable d’être à l’origine d’une telle machination. Remontez cette piste et, surtout, sortez-moi Beaulieu du pétrin !
  
  Le soir même, Coplan reprenait l’avion pour Los Angeles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Plus que dans n’importe quelle autre ville des États-Unis, analysait Coplan, la réussite à Los Angeles semblait à portée de la main. Elle était palpable pour le cireur de chaussures du Hyatt Hôtel, la femme d’intérieur dans sa maison recouverte de stuc à Mar Vista, l’employé de bureau qui, dans sa Concord, roulait sur les routes embaumées d’eucalyptus de Beverly Hills. À chaque pas, on rencontrait un visage connu du monde du cinéma et de la télévision, une vedette, une quasi-vedette, une semi-vedette, au volant d’une Porsche, d’une Ferrari, d’une Maserati. Habillés simplement, ils donnaient l’impression que sous le soleil de Californie, la chance était au rendez-vous et qu’elle accueillait le candidat avec indulgence. Sur un simple coup de dés, la richesse paraissait accessible au commun des mortels, qu’il soit Blanc, Noir ou Jaune. Il suffisait de le vouloir sans, cependant, avoir à lutter avec le maximum d’énergie.
  
  C’est ce qui différenciait Los Angeles de New York et de ses arrivistes forcenés.
  
  Néanmoins, dans le district d’El Sereno, à l’est de l’agglomération, peu de richesses, fausses ou authentiques, s’étalaient. Les maisons se serraient les unes contre les autres, aussi étroitement que, sur le plateau de l’épicier, les parts de pizza que l’on vend au détail.
  
  Coplan passa lentement devant le 16 de Ballard Street. La façade était décrépite. Sa peinture violette s’écaillait par pans entiers. Des rigoles d’eau coulaient sous les climatiseurs en saillie et aggravaient les lézardes.
  
  Coplan se gara en haut de la rue et redescendit à pied. Les quelques rares boutiques portaient des enseignes aux noms à consonance hispanique. Désœuvrés, des jeunes traînaient sur les trottoirs, faussement indolents, l’œil aux aguets, prêt à saisir la bonne occasion. Coplan se dessaisit de quelques coupures pour qu’ils surveillent sa voiture et la gardent en l’état.
  
  — Claro, serior, acquiesça le chef de bande aux cheveux longs, noirs et graisseux. Tendremos cuidado.
  
  Un bristol jauni renseignait : R. Schiaffino, 4e étage, porte C. L’ascenseur était en panne. En grimpant les marches branlantes, Coplan délogea un chat noir et famélique. Parvenu sur le palier, il inspecta la porte. Rien de très difficile. En cinq minutes, sa trousse à outillage eut raison de la serrure.
  
  Un deux-pièces, plus cuisine et salle de bains. Vide, si l’on exceptait quelques caisses en bois, un lit en fer avec sommier et matelas, mais pas de draps, trois chaises et une table de nuit. L’atmosphère était étouffante. Coplan voulut mettre le climatiseur en marche, mais il était à bout de souffle et, après quelques soupirs, expira. Alors, il ouvrit l’une des trois fenêtres.
  
  À vue de nez, les lieux n’étaient plus habités depuis plusieurs mois. Le papier mural était hideux et avait été posé de guingois par un amateur peu doué. La cuisine était encombrée de bouteilles de Coca-Cola vides et, dans le réfrigérateur, dormait un jerrican de jus d’orange. Coplan vérifia le téléphone. Il fonctionnait, tout comme l’électricité. Il jeta un coup d’œil à la boîte aux lettres. Elle ne contenait qu’une poignée de prospectus publicitaires.
  
  Coplan inspecta la table de nuit et le contenu des caisses. Rien que des romans bon marché à l’eau de rose. Coplan fut étonné et douta que cette littérature ait constitué la nourriture intellectuelle d’Esther Schiaffino qui n’avait rien d’une midinette. Dans le fond de la troisième caisse, une douzaine d’ouvrages plus sérieux traitant de philosophie et de politique, dont le Das Kapital de Karl Marx. Coplan les feuilleta. La couverture du Concept d’angoisse de Sören Kierkegaard était déchirée. Elle avait été partiellement scotchée et recouverte d’un papier fort transparent. Les bandes de scotch étaient si habilement disposées que, de prime abord, Coplan ne s’aperçut pas qu’elles dissimulaient une cache. En fait, ce fut l’épaisseur qui l’alerta. Avec une lime à ongles, il les écarta précautionneusement. À ses pieds tombèrent deux rectangles de carton et une note de restaurant pliée en quatre. Les cartons vantaient en anglais et en arabe les mérites de deux boîtes de nuit de Bagdad, le Summer, rue Al-Nidal, et l’Ashbilya, rue Khalid Ben Al-Walid. Quant à la note, c’était celle d’un restaurant huppé de la capitale irakienne, l’Al-Merbad, place Qadyssia. Elle portait une date, celle du 15 janvier qui marquait la fin de l’ultimatum imposé à l’Irak par les forces alliées, avant l’attaque éclair du lendemain.
  
  Coplan passa dans la cuisine et versa un peu de jus d’orange dans un verre qu’il lava préalablement. Il goûta avec méfiance. La boisson n’était nullement éventée. Après tout, elle pouvait avoir été placée là récemment. Il se servit largement et but goulûment. L’atmosphère était toujours aussi pesante malgré la fenêtre ouverte.
  
  Kimberley était morte le vendredi 11 janvier. Sa vengeance accomplie, Romantica avait-elle fait un saut à Bagdad à la veille de la guerre ? Dans quel but ? N’était-ce pas s’exposer à un risque insensé en cas de bombardement, prévisible, de la capitale irakienne ? Ou alors ne pouvait-elle se dérober à ce voyage ? Et ce dernier était-il lié aux meurtres de Kimberley et de Brian Kelly ?
  
  Coplan alluma une cigarette. Ces hypothèses étaient bien fragiles, d’autant qu’il ne détenait aucune preuve que ce soit l’Italienne qui ait rapporté d’Irak ces cartons et cette note de restaurant.
  
  Dès le début de l’attaque des forces alliées, Bagdad avait annoncé la mise sur pied de commandos terroristes à qui il était ordonné de frapper les intérêts occidentaux dans le monde entier. Dans cette optique, Romantica avait-elle été recrutée ? Ce qui signifierait qu’elle était restée fidèle à sa vie antérieure et, la nostalgie aidant, aurait accepté l’offre qui lui était faite. Bon sang ne pouvait mentir et il était plausible qu’elle ait eu envie de retourner à ses aniciennes activités. Rome avait été incapable de renseigner Coplan sur les revenus dont disposait la jeune femme. Vivait-elle des subsides versés en janvier par ses nouveaux employeurs, nouveaux car, de ce que l’on savait des attaches passées de l’Italienne, elle avait servi les intérêts de Damas plutôt que ceux de Bagdad.
  
  L’addition s’élevait à 150 dinars(3) et couvrait le repas de quatre personnes. Coplan examina le verso. Pas d’inscription, pas plus qu’à celui des cartons.
  
  Coplan les empochait lorsque la porte s’ouvrit brutalement. Le chef de bande chicano à qui il avait confié la surveillance de sa voiture apparut, escorté par une dizaine de ses séides. À la main, ils tenaient un couteau à cran d’arrêt à la lame menaçante.
  
  — Qu’est-ce que tu fous ici ? questionna le leader, cette fois dans un excellent anglais.
  
  Rapidement, Coplan jaugea la situation. Elle lui était défavorable dans cet espace aussi restreint. La guerre, pour le moment, était à écarter. Mieux valait la diplomatie.
  
  — Je cherche quelqu’un, répondit-il avec le plus grand calme.
  
  — Qui ?
  
  — Une certaine Schiaffino.
  
  — T’es flic ?
  
  — Je suis un privé.
  
  — Qu’est-ce tu lui veux, à cette nana ?
  
  — Recherche dans l’intérêt des familles, rigola Coplan, très à l’aise.
  
  — Tu perds ton temps, elle s’est barrée depuis des mois. Cette taule est à nous. On s’en sert de planque. On squatte, quoi. Même qu’on paie les factures de téléphone et d’électricité. On est des citoyens respectueux des lois, pas vrai, les gars ?
  
  Chacun y alla de son éclat de rire sonore.
  
  — Une fois, elle est revenue, la Schiaffino, mais on lui a fait comprendre qu’elle se tire ailleurs, surtout que cette taule était pleine de came fauchée, et elle, elle voulait récupérer des bouquins. On l’a virée vite fait, tout comme on va te virer aussi si tu te casses pas tout de suite !
  
  Le chicano brandit son cran d’arrêt et Coplan leva les mains en signe d’apaisement.
  
  — Vos combines, les gars, j’en ai rien à foutre. Ce qui m’intéresse, c’est la Schiaffino.
  
  Il glissa quelques coupures de cent dollars sous son verre, presque vide de son jus d’orange, et le regard du chicano étincela.
  
  — Madré de Dios, toi tu sais parler aux amigos. Ta nana, je sais pas comment tu peux la retrouver, mais j’ai un tuyau pour toi. La dernière fois où elle est venue, elle a pas pris la précaution de nous bakchicher comme toi tu l’as fait dans la rue. Alors, naturellement…
  
  Il se retourna et désigna un grand escogriffe.
  
  —… Pepito lui a fauché sa tire. Une chouette caisse. Une Pontiac Le Mans 1990. Super-luxe. On s’en sert encore. Bien sûr, on a switché les plaques. Celle d’origine était du Nevada. Cependant, on l’a gardée, cette plaque. On ne sait jamais, elle pourrait servir pour une autre caisse fauchée. Si ça t’intéresse, mec, on te refile le numéro.
  
  Le chicano rafla les coupures.
  
  — C’est tout ce que je peux faire pour toi. Tu décides.
  
  Coplan acquiesça et Pepito s’en fut. Il ne fut pas longtemps absent et revint bientôt avec un morceau de papier souillé de taches grasses qu’il tendit à Coplan. Sur le recto, était gribouillé un numéro de plaque minéralogique. Coplan hocha la tête et se dirigea vers la porte entre une double haie de couteaux haut levés.
  
  — Reviens quand tu veux, lui lança le chef des chicanos, nous on a toujours besoin de fric !
  
  *
  
  * *
  
  Le juge déplia la feuille de papier remise par le premier juré, en lut le texte, s’éclaircit la gorge, releva la tête et, un bref instant, examina l’assistance. Coplan comme les autres retenait son souffle. Jacques Beaulieu demeurait hautain et impassible. Ann Jo était livide. Les deux avocats, Wilfrid Herzfuss et Daniel Sorensen, plissaient les yeux, l’air concentré, comme s’ils souhaitaient deviner, avant qu’il ne le prononçât, le verdict qu’allait rendre le juge. Dans la salle, les curieux, venus nombreux, ne regardaient pas le magistrat mais observaient les deux défendeurs en étudiant leurs réactions en ce moment crucial.
  
  Percevant la tension qui montait, le juge se décida enfin :
  
  — À l’unanimité, le Grand Jury du comté de Los Angeles estime que les preuves réunies par l’accusation constituent matière suffisante à traduire devant la justice les nommés Ann Jo Devorak Kelly et Jacques Beaulieu, comme auteurs ou complices de meurtres au premier degré sur les personnes de Kimberley Wynegart Beaulieu et de Brian Kelly. Pour juger les inculpés, la cour de ce comté siégera à compter du lundi 16 septembre.
  
  Il y eut une rumeur de satisfaction dans la salle où chacun n’éprouvait aucun doute sur la culpabilité du couple. On entendit même quelques applaudissements discrets. Ann Jo et Beaulieu furent précipitamment emmenés par les gardes qui craignaient des complications. Drapé dans sa robe noire, le juge fonça vers le couloir menant à ses quartiers.
  
  — Bob Sheen a emporté le morceau haut la main, s’étonna Coplan auprès de Wilfrid Herzfuss et de Daniel Sorensen. Pourtant, ainsi énoncées, les preuves qu’il détient ne me paraissent pas aussi concluantes qu’il voudrait le faire croire.
  
  Le premier avocat haussa les épaules.
  
  — Pour obtenir une inculpation délivrée par le Grand Jury, l’accusation n’a pas besoin de prouver la culpabilité au-delà d’un doute raisonnable. Il lui suffît de prouver qu’il existe une probabilité que le défendeur et la défenderesse ont perpétré les crimes dont ils sont accusés. En clair, cela signifie que de graves soupçons sont suffisants pour obtenir l’inculpation. Bien sûr, plus tard, au procès, il en ira tout différemment. Bob Sheen devra convaincre le jury au-delà d’un doute raisonnable. Ce sera à Daniel et à moi de démolir son dossier.
  
  — En réalité, insista Coplan, il ne détient que des preuves circonstancielles et non directes et, en particulier, il ne dispose d’aucun témoin oculaire.
  
  — C’est vrai, concéda Daniel Sorensen, mais, parfois, une preuve circonstancielle possède une force équivalente à une preuve directe ou à un témoignage oculaire. À ce sujet, j’aimerais vous citer l’exemple que l’on fournit couramment au jury. On lui dit : un soir, avant de vous coucher, vous jetez un coup d’œil dans la rue à travers la fenêtre. Les trottoirs sont secs. Le lendemain matin, ils sont couverts de neige. Est-il hasardeux de jurer qu’il a neigé durant la nuit ? Et, pourtant, vous n’avez pas vu la neige tomber. C’est cela une preuve circonstancielle.
  
  Sorensen rangea ses dossiers dans sa serviette en cuir, imité par Wilfrid Herzfuss. Coplan accompagna ce dernier à son bureau. La secrétaire de l’avocat lui tendit une feuille de papier sur laquelle était consigné le renseignement qu’il avait sollicité : l’identité et l’adresse correspondant au numéro de plaque minéralogique fourni par les chicanos.
  
  Il repartit. Des trombes d’eau se déversaient sur l’immense métropole californienne. Un agréable changement après la vague de chaleur qui avait épuisé les climatiseurs. Asphyxiés, les essuie-glace ahanaient sans procurer un pouce de visibilité. Coplan renonça et se cala confortablement sur son siège en attendant la fin de l’orage. Une question le taraudait. Romantica était une terroriste expérimentée, même si la prison avait émoussé ses réflexes. Néanmoins, il existait des principes de base auxquels elle se serait instinctivement conformée. Quand on avait mené la vie qui avait été la sienne, aux côtés de son frère, un militant pur et dur, élevé dans le culte du combat dans l’ombre, on obéissait forcément aux automatismes les plus élémentaires. Ceci posé, comment avait-elle pu commettre l’erreur de laisser derrière elle des documents aussi incriminatoires qu’une note de restaurant et des cartons publicitaires irakiens ? Pourquoi ne pas les détruire ? Ils ne possédaient aucune valeur sentimentale et les gens comme Romantica voyageaient avec peu de choses dans leurs bagages.
  
  À moins qu’il ne s’agisse d’un signe de reconnaissance ? D’une preuve de la mission qui lui avait été confiée ? Une lettre d’introduction auprès de tiers, c’est-à-dire des contacts susceptibles de l’aider ?
  
  Très plausible. Voilà qui expliquait un geste dangereux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  La troupe de Broadway Story répétait sur la scène du Caesar’s Palace. En amateur éclairé, Coplan appréciait les numéros de claquettes qui étaient époustouflants, tout en étant intrigué par la coïncidence. Ann Jo Devorak, avant son mariage, avait été une danseuse de claquettes professionnelle.
  
  Y avait-il un lien ?
  
  Le thème de la revue était conventionnel. À Broadway, un producteur montait un spectacle. Lors de la première, la vedette se cassait une jambe. Au pied levé, elle était remplacée par une figurante qui se révélait être une grande star. Maintes fois rabâché, le sujet séduisait encore si l’on se fiait à l’énorme succès qu’avait remporté la revue, non seulement à New York mais aussi dans les grandes capitales du monde.
  
  Coplan attendit Sarah Dovcek dans la minuscule loge qui lui était réservée. C’était une grande fille blonde avec des jambes interminables, fines et nerveuses, et un sourire dévastateur.
  
  — Dans le fond, précisa-t-elle d’emblée, je m’en moque bien de ma Pontiac Le Mans puisque l’assurance me l’a remboursée. Au fait vous m’avez dit au téléphone que vous êtes un ami de Romantica ?
  
  — Une relation, rectifia Coplan sur ses gardes. Où pourrais-je la joindre ?
  
  — Je n’en sais rien. Voilà bien deux mois que je ne l’ai pas vue. Elle va, elle vient, elle donne de ses nouvelles ou reste muette. C’est Romantica tout craché.
  
  Coplan lui décocha une œillade complice.
  
  — C’est vrai, c’est Romantica tout craché !
  
  Sans aucune gêne, elle se déshabilla devant lui et passa dans la douche. Coplan inspecta les affiches des spectacles et revues dans lesquels Sarah Dovcek avait joué. Son passé était prestigieux puisqu’elle avait tenu de grands seconds rôles dans des productions aussi courues que les remakes de West Side Story, de Chorus Line, de 42e Rue, de la Cage aux Folles ou de Chantons sous la pluie. Il feuilleta le press-book. Les critiques étaient élogieuses. « Une nouvelle Ginger Rogers est née », disait l’une d’elles qui datait de cinq ans. Probablement lui manquait-il un Fred Astaire, se dit Coplan, pour la propulser au sommet.
  
  — Bravo, félicita-t-il lorsqu’elle réapparut en s’ébrouant.
  
  Galamment, il se précipita, l’enveloppa dans la sortie de bain et la frictionna vigoureusement, alléché par le corps magnifique que ses mains serraient. Elle se laissait faire, semblant apprécier l’intermède, molle, détendue, alanguie. Lorsqu’il lui sécha les seins, elle lui tendit sa bouche et il prolongea le baiser qui devint si torride qu’elle se dégagea en se lamentant :
  
  — Impossible d’aller plus loin ici, la porte n’a pas de verrous.
  
  « C’est typique de Las Vegas ! À croire qu’ils sont tous des voyeurs ! »
  
  — Il faut bien un peu d’amour entre deux bancos, sinon la vie du joueur manquerait de piment, glissa sentencieusement Coplan tout en poursuivant son activité.
  
  Lorsqu’elle fut sèche, elle se dégagea et se rhabilla tout aussi excitante dans son jean moulant comme une tenue de plongée, sa chemise d’un rouge aveuglant et ses boots coquines.
  
  — J’ai faim, annonça-t-elle, on va déjeuner chez moi ?
  
  — Fascinant, acquiesça-t-il.
  
  — Tu es fort sur le poulet à la mexicaine avec une purée de piments rouges et du poivre de Cayenne ?
  
  Coplan frissonna.
  
  — Tu vas m’incendier, plaisanta-t-il.
  
  — N’est-ce pas le but recherché ?
  
  Elle vivait dans une petite maison coquette, de l’autre côté du Strip, à quelques encablures de son lieu de travail, dans Koval Street, à la perpendiculaire de Flamingo Road. Il était midi et le soleil écrasait la ville plantée en plein désert, en lui infligeant une température de quarante degrés, que semblait très bien supporter l’ara enfermé dans sa cage, suspendue à une des branches d’un magnolia qui agonisait lamentablement.
  
  — On a beau déverser des tonnes d’eau, expliqua Sarah, il se meurt inexorablement. Le propriétaire de la maison est originaire d’Alabama et il est si nostalgique du Sud qu’il a voulu transplanter cet arbre. C’est un échec complet.
  
  Le poulet que cuisina l’artiste était succulent, mais il emportait la bouche et embrasait l’estomac.
  
  — Moi je ne peux pas faire l’amour sans avoir mangé, sinon je suis distraite, je pense à une bonne bouffe et je reste détachée. C’est frustrant pour le partenaire, livra Sarah, volubile.
  
  Coplan ne fut pas frustré lorsqu’elle lui tomba dans les bras. Dans les yeux clairs de la jeune femme, presque jaunes, s’allumaient des paillettes d’or. Dans l’attente du plaisir qu’elle allait recevoir, sa chair frémissait, ses seins durcissaient et son ventre se collait à celui de qui allait devenir son amant.
  
  — Viens vite, invita-t-elle.
  
  *
  
  * *
  
  Sarah était partie pour la représentation de Broadway Story au Caesar’s Palace, le plus grand casino de la capitale du jeu. Le spectacle commençait à 21 heures et se terminait à 23 heures. Coplan disposait donc d’un minimum de quatre heures avant le retour de la jeune danseuse.
  
  Douché, séché, rhabillé, il entreprit de fouiller les lieux. Sarah s’était montrée si exigeante et si insatiable qu’il n’avait guère eu le temps de l’interroger au sujet de Romantica. Néanmoins, il avait pu apprendre que l’Italienne avait laissé un bagage dans la maison.
  
  Il le repéra vite dans la penderie de la chambre d’amis. Il s’agissait d’une cantine métallique, vert olive, d’aspect militaire, formidablement cadenassée.
  
  Coplan hocha la tête et sortit. Dans le coffre de sa voiture de location, il pécha sa trousse à outillage. Les cadenas étaient énormes et équipés d’un cadran à sept rangées de chiffres, ce qui indiquait qu’ils fonctionnaient avec une combinaison. Sur chaque cadran, Coplan colla son senseur électronique. En une seconde, à chaque fois, la combinaison s’inscrivit sur le voyant de son appareil et il n’eut plus qu’à la composer pour débloquer la fermeture.
  
  Lorsqu’il souleva le couvercle, il comprit pour quelles raisons l’Italienne avait pris ce maximum de précautions.
  
  La cantine était bourrée de plaquettes incendiaires à la termite, vulgairement surnommées « barres de chocolat » dans l’argot des Services Spéciaux. Les accompagnaient, des tablettes de Lesgum qui ressemblaient à des plaques de chewing-gum. Au contact de la chaleur manuelle, leur dure consistance s’amollissait très rapidement et la cire se transformait en une pâte malléable, immédiatement opérationnelle pour son manipulateur. Modelée en boule, elle permettait une précision de lancer. Explosant après impact contre une surface dure, elle dégageait un gaz, mortel dans les trente secondes.
  
  Coplan s’assit à côté de la cantine. Une hypothèse audacieuse s’échafaudait dans son esprit. Si Romantica était responsable de la mort de Kamberley Wynegart, voilà une découverte qui éclairait d’un jour nouveau le pseudo-accident sur la route longeant l’océan. Dans le passé d’Ann Jo Devorak Kelly, rien ne prédisposait celle-ci à témoigner de l’habileté exceptionnelle consistant à expédier sur les rochers un véhicule, sans prendre un maximum de risques. Cette manœuvre n’était pas à la portée de tout le monde. Il en allait tout autrement si, par exemple, Romantica avait pris la précaution préalable de balancer une « barre de chocolat » sur la Mercedes que pilotait l’actrice. Surprise, celle-ci avait perdu le contrôle de sa voiture qui, vraisemblablement, avait fait une embardée. Alors, la Chrysler Fifth Avenue n’avait plus qu’à la percuter et lui porter le coup de grâce, d’où les traces de peinture sur la carrosserie de l’auto tamponneuse.
  
  Coplan fut satisfait par la rigueur de son raisonnement. Pourtant, une autre question le taraudait : à quoi était destiné l’arsenal qu’il avait sous les yeux ? Romantica préparait-elle un acte terroriste ? Il y avait là un stock propre à incendier tous les hôtels-casinos de Las Vegas en asphyxiant mortellement la foule des joueurs présents.
  
  Pensif, il alla décapsuler une bouteille de bière. Il était intrigué.
  
  Quand elle revint, Sarah était recrue de fatigue. Sans même songer à faire l’amour, elle se coucha et s’endormit aussitôt. Ce ne fut que le lendemain matin, devant un copieux breakfast, que Coplan put l’interroger tout à loisir :
  
  — Comment l’as-tu rencontrée, Romantica ?
  
  — Elle cherchait un engagement. En fait, elle avait pris des cours de danse durant quatre ou cinq ans et s’imaginait, un peu naïvement, que c’était suffisant pour obtenir un rôle dans une revue prestigieuse. Or, il n’en est rien. Romantica avoisine la trentaine. Donc, elle a commencé ses leçons vers l’âge de vingt-cinq ans. C’est déjà trop tard. Dans ce domaine, il faut débuter jeune, tout gosse…
  
  Cinq ans ? La mémoire de Coplan lui restitua la fiche signalétique de la terroriste qu’il avait consulté à Paris. Romantica, durant son séjour dans sa prison française, avait effectivement suivi avec assiduité des cours de danse sous l’égide d’un professeur qui, bénévolement, se consacrait à la reconversion des délinquants ou à leur distraction.
  
  —… Elle s’est fait éjecter par le producteur exécutif et elle semblait si désolée, si éperdue, si paumée, presque au bord des larmes…
  
  Romantica au bord des larmes ? Coplan réprima un sourire.
  
  —… qu’elle m’a fait pitié. Je l’ai consolée et nous sommes devenues amies.
  
  — C’était quand ?
  
  — Un peu après le jour de l’an. Pour les fêtes, nous avions doublé les représentations et tout le monde était crevé. Aussi, après le coup de feu, plusieurs chorus-girls ont décidé d’aller se reposer dans leur famille. Nous avions des trous dans nos effectifs. Romantica en a profité pour tenter de se faire engager…
  
  Donc, début janvier, époque au cours de laquelle la Chrysler Fifth Avenue avait été achetée à Las Vegas, prétendument par Ann Jo.
  
  —… Finalement, j’ai pu lui faire accorder un petit rôle de figurante, sans numéro de danse, bien entendu, et je lui ai proposé d’emménager chez moi, ce qu’elle a accepté. Plus tard, elle a été licenciée et elle est partie. Dans l’intervalle, elle s’est fait voler à Los Angeles la Pontiac Le Mans que je lui avais prêtée pour le voyage.
  
  — Et quand elle est partie, elle t’a laissé un bagage. Tu sais ce qu’il contient ?
  
  — Des vêtements. Romantica, c’est une dingue de vêtements. Toujours à courir les boutiques. Je me suis toujours demandé avec quel fric. Comme figurante, elle recevait plutôt un maigre salaire. En tout cas, elle était réglo. Elle partageait le loyer et les frais avec moi.
  
  — Et tu ignores sa destination ?
  
  — Tout bien réfléchi, c’est probablement New Orléans.
  
  — Pourquoi.
  
  — Elle avait composé une chanson avec un type, un Français qui vit là-bas dans le Sud. Elle m’en a enregistré une copie sur une cassette. Tiens, je vais te la faire écouter. Je ne comprends pas le français, mais la musique est jolie, bien rythmée, typiquement Frenchie des bayous, avec un zeste de blues. Sarah abandonna son toast beurré et confituré, se leva, chercha dans le meuble et introduisit une cassette dans le lecteur.
  
  
  
  Des cœurs que tu balades,
  
  Tu es le funambule.
  
  Tu leur chantes tes aubades,
  
  Moi je reste dans le vestibule
  
  Avec leurs yeux blasés,
  
  Toujours elles capitulent
  
  Mais moi je suis lassée
  
  Et je reste dans le vestibule.
  
  Pourtant, comme la grande Marlène,
  
  Je cherche un ange bleu…
  
  
  
  Coplan fut étonné. Ce qu’il savait de la personnalité de la terroriste ne prédisposait pas celle-ci à témoigner de sentimentalité excessive ni du sens de la poésie, pas plus que de recherche vestimentaire. La prison l’avait-elle métamorphosée à ce point en l’inclinant vers la danse, cette activité artistique qui l’aurait subjuguée ? Pas, cependant, si elle était coupable, jusqu’à lui interdire d’éliminer Brian Kelly et Kimberley Wynegart.
  
  
  
  Embarquements pour Cythère
  
  Dans tes nuits somnambules,
  
  Tu les aimes, tes panthères,
  
  Moi je reste dans le vestibule…
  
  
  
  — Les paroles sont de qui ?
  
  — D’elle. La musique, du Français du pays cajun. Son nom est inscrit sur la bande de la cassette. François Desmarets, un guitariste professionnel. Bon, c’est pas tout ça, mais il faut que je me dépêche, j’ai une répétition jusqu’à midi.
  
  Lorsqu’elle fut partie, Coplan ne tarda pas à l’imiter pour se rendre dans Oquendo Road. En raison de la proximité de l’aéroport international Mc Carran, le terrain était bon marché et c’était sans doute cette raison qui avait présidé au choix de l’emplacement. Durant le trajet, Coplan repensa à Romantica. Jusqu’à son arrestation, ce qu’elle avait révélé de sa psychologie était plutôt monoïdéique. Seule la politique occupait son esprit. Pas la danse, ni la musique, ni les chansons d’amour. D’ailleurs, les « barres de chocolat » et les tablettes de Lesgum étaient là pour attester qu’elle n’avait pas abdiqué ses options d’antan.
  
  Dans Oquendo Road, le lotissement couvrait une succession de hangars qui abritaient les voitures d’occasion. Coplan dénicha rapidement l’employé qui avait négocié la vente de la Chrysler Fifth Avenue. De sa serviette en cuir, il sortit un lot de clichés. Tous représentaient le visage de Romantica d’après les photos anthropométriques, mais retouché par les techniciens de la D.G.S.E. afin de tenir compte des modifications de surface que l’intéressée aurait pu apporter en vue de se camoufler. À chaque fois, les chevelures étaient différentes et le teint plus clair ou plus foncé. Les lunettes n’avaient pas été oubliées, pas plus que le maquillage.
  
  La coupure de cinquante dollars aida l’employé à les examiner attentivement. Après mûre réflexion, il secoua la tête.
  
  — Désolé, ce n’est pas cette femme.
  
  — Sûr ?
  
  — Catégoriquement.
  
  Coplan ne s’avoua pas battu pour autant. Il gardait une autre carte dans sa manche. Il produisit plusieurs photographies de Sarah qu’il avait empruntées à l’album de la danseuse. L’employé parut surpris mais ne manifesta pas son étonnement. Puis le verdict tomba de ses lèvres :
  
  — Ce n’est pas elle non plus.
  
  Dépité, Coplan renfourna les clichés dans sa serviette et s’en fut.
  
  Sarah rentra pour le déjeuner et, quand elle fut rassasiée, exigea de faire l’amour. Comme la veille, elle témoigna d’un appétit féroce pour les étreintes chamelles.
  
  Coplan se montra à la hauteur des circonstances. Sarah le récompensa par une cascade de baisers reconnaissants puis s’accorda une petite sieste.
  
  — Si je ne dors pas dix heures par jour, je ne suis bonne à rien sur scène, expliqua-t-elle en bâillant ; j’ai les jambes qui flageolent et le maître de ballet devient fou furieux.
  
  Coplan profita de son sommeil pour aller remettre en place les photographies qu’il avait empruntées et fait reproduire. Ce faisant, il remarqua un cliché qui le stupéfia. Devant les statues pseudo-gréco-romaines, d’un goût douteux, qui jalonnaient l’entrée du Caesar’s Palace, un trio formé par Romantica, Sarah et Ann Jo Devorak Kelly souriait de toutes ses dents sous le soleil d’hiver. En cette saison, le froid était mordant dans le désert et c’était visible lorsque l’on détaillait les vêtements chauds que portaient les trois femmes.
  
  Au recto, une date : 9 janvier 1991.
  
  Un frisson désagréable zigzagua le long de l’échine de Coplan. Bob Sheen accusait Ann Jo et Beaulieu d’avoir pris l’avion pour Las Vegas le 8 janvier. Ann Jo le niait catégoriquement. Or, apparemment, elle mentait. En réfléchissant bien, cependant, il était possible qu’elle nie avoir voyagé avec Beaulieu le 8 janvier, mais qu’elle passe sous silence le fait qu’elle ait été dans la capitale du jeu à cette époque. Elle l’aurait tu simplement parce qu’elle était sous le coup d’une double inculpation d’assassinat et de complicité d’assassinat. Après tout, c’était à l’accusation de fournir les preuves et non l’inverse. Aussi, peut-être s’était-elle refusée à alimenter Bob Sheen en munitions contre ses propres intérêts.
  
  Néanmoins, la coïncidence était troublante. Plus troublante encore était la présence de Romantica. Certes, chronologiquement, Sarah avait dit la vérité en indiquant que l’Italienne était apparue à Las Vegas début janvier, mais, élément confondant, elle avait approché Ann Jo sous les auspices probables de Sarah.
  
  Coplan remit en place les photographies et s’en alla déloger d’un grand meuble la pile des programmes des revues et spectacles dans lesquels s’était produite Sarah. Il les feuilleta et, après une heure de recherches, tomba sur ce qu’il cherchait. Ann Jo Devorak et Sarah Dovcek avaient joué ensemble dans Chantons sous la pluie et Hello, Dolly, à la fois au Hollywood Bowl et au Caesar’s Palace.
  
  Lorsque Sarah se réveilla, Coplan lui apporta une tasse de café, puis lui mit sous le nez la photographie d’Ann Jo dans le programme de Hello, Dolly.
  
  — N’est-ce pas cette Ann Jo Devorak qui est accusée d’assassinat en Californie ?
  
  — Oui, c’est elle, grogna Sarah, les yeux baissés sur sa tasse. Je l’ai bien connue. On était même copines. C’est la drogue qui l’a perdue. Quand elle était en manque, elle ne tenait plus en place sur scène et, finalement, le maître de ballet de Hello, Dolly l’a foutue à la porte. Elle a dégringolé la pente et s’est même retrouvée en prison. Quand elle est sortie, elle a fait des petits boulots, elle a été barmaid, jusqu’au jour où elle a rencontré un type bourré de fric et s’est mariée avec lui. Elle avait trouvé là l’embellie. Je ne comprends pas pourquoi elle a fait assassiner son mari.
  
  — Depuis Hello, Dolly, tu l’as perdue de vue ? glissa perfidement Coplan.
  
  — Je l’ai rencontrée ici en janvier avec Romantica. Elle était veuve depuis un mois.
  
  — Et elle venait se distraire à Las Vegas pour se consoler de son deuil ?
  
  — Elle voulait se changer les idées. Ann Jo a toujours été un peu joueuse. Son truc, c’est le poker. Alors, elle a combiné les deux. Depuis longtemps, elle voulait assister à une représentation de Broadway Story surtout en sachant que je figurai dans la troupe. Toutes les trois, on a dîné un soir chez Battista(4), puis elle est repartie à L.A.
  
  — Elle s’est bien entendue avec Romantica ?
  
  — Comme cul et chemise. Tu aurais cru que ces deux-là ne s’étaient pas quittées un seul instant dans leur vie !
  
  — Vous avez évoqué la mort du mari ?
  
  — Sujet tabou.
  
  Quand, ce soir-là, Sarah partit pour le spectacle quotidien au Caesar’s Palace, Coplan gagna son motel, le Rodeway Inn, et téléphona à Wilfrid Herzfuss, à qui il livra les renseignements recueillis.
  
  — Il serait peut-être bon que Daniel Sorensen tire l’affaire au clair avec sa cliente. Qu’elle nous dise ce qu’elle faisait ici à une époque où l’accusation la place justement à Las Vegas.
  
  — Votre découverte ouvre, effectivement, de nouveaux horizons, reconnut l’avocat à contrecœur. J’en informe immédiatement Sorensen. Quant à moi, j’ai décidé de faire appel à la théorie Oswald pour combattre les preuves circonstancielles avancées par Bob Sheen.
  
  — La théorie Oswald ?
  
  — Vous vous souvenez qu’à une époque Lee Harvey Oswald était l’assassin unique et officiel du Président Kennedy. Sur quoi se basait-on ? Primo : Oswald travaillait habituellement à l’étage d’où le tireur a fait feu. Deuxio : des témoins l’ont vu circuler à cet étage le matin du crime. Tertio : il était propriétaire du fusil qui a tué le Président. Quarto : Oswald fut repéré cinq étages plus bas une minute trente secondes après l’attentat. Ce fut suffisant. Or, aujourd’hui, on sait que si Oswald était bien le propriétaire de ce fusil, ce n’est pas cette arme qui a tué le Président, et l’on sait aussi que, ce jour-là, Oswald n’était pas à l’étage d’où sont partis les coups de feu. En résumé, Oswald a été victime d’un complot pour lui faire endosser un meurtre qu’il n’a pas commis, afin de dissimuler l’identité des conjurés et des assassins.
  
  Coplan hocha pensivement la tête.
  
  — Je vois où vous voulez en venir. Vous voulez prouver aux jurés que, dans une affaire aussi retentissante que celle de l’assassinat d’un Président des États-Unis, un bouc émissaire totalement innocent a pu être injustement accusé et devenir le tueur officiel, alors ne peut-on penser que, dans une affaire de bien plus faible importance, Bob Sheen s’égare en écartant catégoriquement la thèse d’un complot contre les deux inculpés ?
  
  — Tout à fait. Les cicatrices consécutives à l’attentat de Dallas ne se sont pas effacées dans la mémoire des Américains. Il subsiste même un sentiment de culpabilité collective, y compris chez les jeunes. Pour beaucoup, cet assassinat a couvert l’Amérique de honte. Je suis persuadé que les jurés, pour cette raison, ne resteront pas insensibles à mon argumentation.
  
  — Je le souhaite de tout cœur. N’oubliez pas non plus que Lee Harvey Oswald a été abattu deux jours plus tard pour lui interdire de prouver son innocence…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  L’Association Louisianaise d’instrumentistes s’était réfugiée à la lisière du Quartier Français de New Orléans, imprégné de l’atmosphère désuète, vieillotte, coloniale, de ces rues aux noms français ou espagnols, bordées de maisons en bois à colonnades et à balcons en fer forgé, qui, à la nuit tombée, voisinaient avec les bars à la mode, les boîtes à strip-tease, les petits cafés où, désespérément, des musiciens d’un autre âge tentaient de perpétuer la tradition d’un jazz émigré de Basin Street depuis trop longtemps.
  
  Désœuvrée, l’employée réserva un sourire bienveillant à Coplan qui lui exposa le motif de sa visite.
  
  — François Desmarets ? répéta-t-elle avant de pianoter sur les touches de son Macintosh.
  
  Bientôt, elle eut la réponse :
  
  — Oui, je vois, c’est un ghost(5). Il cherche un engagement dans une formation musicale mais n’en trouve pas. Alors, il fait du ghosting.
  
  — J’ai peut-être un job pour lui, bluffa Coplan. Son adresse ?
  
  — Au 98 de Poinsetta Drive, dans le quartier de Bucktown, près du canal.
  
  Coplan remercia et s’en fut. Le canal, découvrit-il, déversait ses eaux sales et usées dans le lac Pontchartrain.
  
  La maison se logeait tout contre le bord du lac, isolée de ses voisines. Ici aussi il y avait un magnolia mais, à l’inverse de celui de Sarah, il n’était pas moribond et déployait ses frondaisons au-dessus d’une fontaine de style hispano-mauresque. Quant à la demeure, elle était simple, sans fioritures. Repeint récemment en vert clair, son bois était percé de larges fenêtres qui donnaient sur l’eau.
  
  Coplan resta à bord de sa voiture de location et l’examina à travers ses jumelles. Les portes du garage étaient ouvertes. Nul véhicule à l’intérieur. Sur le mur latéral, le climatiseur dégorgeait son eau, phénomène habituel à New Orléans où le taux d’hygrométrie était particulièrement élevé. Derrière les fenêtres fermées, des rideaux blancs pendaient en tendant un voile opaque interdisant toute vue sur l’intérieur.
  
  Coplan rangea ses jumelles et redémarra. Il faisait plein jour et il se refusait à courir tout risque. Il attendrait la nuit. Dans l’intervalle, il explora les environs. Le quartier ne figurait pas parmi les plus huppés de la capitale du Sud. Les maisons étaient modestes et surtout réservées à la population noire, nombreuse dans le district de Bucktown.
  
  Son estomac criait famine, aussi tua-t-il le temps en allant déguster dans un restaurant de l’Allée des Pirates un succulent gombo, suivi d’un plateau de fruits de mer, d’un crabe à la créole, copieux repas qu’il termina par un café brûlot, un café très noir à la liqueur et aux épices.
  
  À vingt et une heures, il était de retour dans Poinsetta Drive. La nuit était tombée mais le 98 n’était pas éclairé. Coplan décida de tenter sa chance.
  
  Cette fois encore, sa trousse à outillage fit merveille. Torche électrique à la main, il visita les lieux. Dans la penderie de la chambre à coucher, il repéra l’imposante garde-robe féminine qui confirmait les remarques de Sarah concernant la passion nouvelle de Romantica pour les vêtements, si du moins ceux qui pendaient là lui appartenaient.
  
  Il n’eut guère le temps d’épiloguer. Un bruit de moteur l’alerta. Il se précipita à la fenêtre. Une Ford tournait le coin de la maison pour s’engouffrer dans le garage.
  
  Typique des maisons louisianaises, celle-ci comprenait un étage formant en son centre une galerie courant sur quatre côtés et cernant un espace carré et vide donnant sur la salle de séjour du rez-de-chaussée. Coplan s’embusqua dans un recoin.
  
  La lumière jaillit. Un homme et une femme entrèrent. Grand, sec, dégingandé, le premier portait les cheveux longs, séparés en leur milieu par une raie prononcée, dont les pans retombaient sur les joues. Cette coiffure très rétro rappelait les années soixante quand la jeunesse américaine militait contre le conflit du Viêt-Nam et scandait dans les rues le slogan désormais célèbre, « Faites l’amour et pas la guerre ».
  
  Dans la seconde, Coplan reconnut Romantica, bien qu’elle eût changé depuis le jour où avaient été prises les photos anthropométriques. Elle avait laissé sa chevelure noire pousser et éclabousser les épaules. Sa tenue vestimentaire étudiée contrastait singulièrement avec celle, décontractée, voire négligée, de son compagnon.
  
  — Il faudrait refaire la même chanson, déclara-t-elle en se dirigeant vers l’ensemble stéréo dans lequel elle préleva une cassette pour l’introduire dans le lecteur.
  
  
  
  Pourtant, comme la grande Marlène,
  
  Je cherche un ange bleu
  
  Avec un cœur en porcelaine,
  
  Surtout pas un Barbe-Bleue…
  
  
  
  Coplan reconnut la chanson. C’était là le refrain, qui fut suivi de deux couplets. La dernière parole se terminait lorsque la porte s’ouvrit à la volée et trois hommes firent irruption dans la salle de séjour. Leur type méditerranéen était accentué. Ils tenaient un pistolet à la main. Romantica et celui qui devait certainement être François Desmaret se figèrent. Le plus grand des intrus fit deux pas en avant et la crosse de son arme frappa violemment à la tempe le compagnon de Romantica qui s’écroula tout d’une pièce en renversant une pile de cassettes disposée sur le dessus de l’ensemble stéréo. Un peu de sang coula sur la joue et la jeune femme poussa un cri effrayé. Les deux autres l’empoignèrent et l’entraînèrent au-dehors, suivis par leur acolyte.
  
  Coplan, à pas de loup, regagna la chambre et ouvrit la fenêtre sans bruit.
  
  En remorquant leur captive, les trois hommes couraient vers une Lincoln garée dans la rue. Ils s’engouffrèrent dans le véhicule qui, deux secondes plus tard, démarra en trombe.
  
  Coplan enjamba l’appui et sauta sur le sol mou, encore humide des pluies de la matinée.
  
  Il se rua vers le bout de plage le long duquel il avait parqué sa voiture. Rapidement, il rattrapa son retard et, en maintenant une distance respectable, fila la Lincoln. Celle-ci, en empruntant Bonnabel Boulevard, descendait vers le sud, vers le Mississippi, en traversant Métairie. Coplan ne fut pas long à découvrir que le chauffeur soupçonnait une filature car la Lincoln accéléra en dépassant largement la limite autorisée. Dans un premier temps, les feux verts se rangèrent dans son camp et, avec une chance insolente, elle passa plusieurs rues perpendiculaires, puis commença à brûler les feux rouges. Pour ne pas perdre la piste, Coplan fut obligé de l’imiter.
  
  La collision avec la voiture de police se produisit au coin de Codifer Street. Plus lourde, la Lincoln résista mieux au choc. Néanmoins, elle fut culbutée sur le trottoir et coucha sur l’asphalte un de ces réverbères style 1900 dont s’enorgueillissait la municipalité qui en avait installé aux carrefours qu’elle estimait stratégiques. Son capot emboutit la baie vitrée d’un restaurant mexicain en semant la panique dans la clientèle et en écrasant sous ses roues des pans de verre brisé.
  
  Déjà, les deux policiers de patrouille se dégageaient de leur siège et bondissaient sur la chaussée, fous de rage, l’arme au poing.
  
  Coplan se rangea précipitamment le long du trottoir. Des bars et des restaurants alentour, les curieux sortaient, friands d’imprévu. Une femme buta dans la portière qu’ouvrait Coplan et, furieuse, en massant son genou meurtri, elle l’insulta grossièrement. Il n’y prit pas garde et courut vers le restaurant éventré.
  
  Il n’eut que le temps de se plaquer au sol. Une rafale de coups de feu éclata. Des gens hurlèrent dans la rue. L’un des policiers tomba. L’autre ajusta son tir. Coplan vit deux des ravisseurs au type méditerranéen s’écrouler sur le verre brisé. Le tir ne cessa pas pour autant. Le premier policier s’était relevé et, couvert de sang, épaula son collègue. Affolés, les clients sortaient du restaurant par une porte latérale. Les bousculant, Romantica, échevelée, surgit sur le trottoir. Coplan rampa jusqu’au mur et se remit debout. L’Italienne courait sur le trottoir dans la direction opposée au carrefour. Coplan la suivit en se maintenant collé aux murs. Elle tourna à gauche au coin d’Orion Street et remonta l’artère jusqu’à Brockenbraugh Street dans laquelle elle tourna à nouveau, mais cette fois à droite. Ici, personne n’avait entendu le bruit de la collision pas plus que les coups de feu.
  
  Elle se jeta dans le premier bar qu’elle rencontra. Après un délai raisonnable, Coplan entra à son tour. Romantica s’était assise à une table isolée et avait commandé un double bourbon sec. Elle ignora le verre d’eau que le barman déposait sur la table en faisant tinter les glaçons, et avala une longue gorgée. Aussitôt, le rouge envahit ses joues. Coplan s’assit à la table voisine et se fit servir un Blue Lagoon.
  
  L’endroit était intime, imprégné d’une musique cajun douce et romantique. Lumières tamisées, bois sombre, tentures rouges, ce bar était destiné aux couples et non aux célibataires, comme le laissait supposer, à l’exception de Romantica, l’absence de femmes seules.
  
  D’un trait, la jeune femme vida son verre puis en commanda un second qu’apporta le barman avec une expression réprobatrice sur le visage. Visiblement, il se méfiait de la clientèle féminine esseulée. Son établissement était bien tenu et il craignait l’apparition d’une prostituée ou d’une soûlarde. Avec sa chevelure en désordre, cette femme avait mauvais genre.
  
  L’air détaché, Coplan alluma une cigarette. Patiemment, il attendait son heure.
  
  Romantica ne lui prêtait nulle attention. Entre deux gorgées d’alcool, elle contemplait ses ongles, l’air rêveur. Elle l’avait échappé belle, analysa Coplan. Profitant de la fusillade, elle était parvenue à prendre la fuite et il fallait avouer qu’il s’agissait là d’une belle performance.
  
  Qui étaient les ravisseurs ? Sûrement pas des policiers qui seraient venus l’appréhender dans la maison de Poinsetta Drive. L’échange de coups de feu écartait cette hypothèse. En revanche, si l’on se fiait au type méditerranéen des trois hommes, il n’était pas exclu qu’ils fussent originaires du Proche ou du Moyen-Orient et appartiennent à l’une de ces phalanges au sein desquelles l’ex-terroriste avait milité et lutté.
  
  Des griffures rougeâtres striaient son bras gauche et une ecchymose bleuissait à la limite du maxillaire sous l’oreille droite. Sa tenue élégante était froissée et une manche de la robe était légèrement déchirée. C’était un moindre prix à payer pour recouvrer la liberté.
  
  À un rythme plus raisonnable, elle buvait son second double scotch. Devant sa rangée de bouteilles, le barman entretenait la conversation avec quelques habitués. Cependant, de temps en temps, il jetait un coup d’œil à l’Italienne, un coup d’œil à la fois intrigué et méfiant. On ne pouvait se tromper sur ses sentiments. Sa cliente se situait en dehors de ses critères et il détestait être dérangé dans sa routine. Coplan renouvela sa consommation et l’intérêt du barman bifurqua dans sa direction. Il se demandait sûrement pourquoi cet homme ne tentait pas de draguer sa voisine de table. Il déposa le verre contenant le cocktail puis se planta devant Romantica.
  
  — En tout, ça fera huit dollars. Si vous voulez bien me régler tout de suite.
  
  Le ton était insolent. Coplan sourit. Son heure était arrivée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Romantica leva la tête et ouvrit des yeux interloqués.
  
  — Pardon ?
  
  — Huit dollars, s’il vous plaît, s’impatienta le barman.
  
  Elle regarda autour d’elle comme pour chercher son sac à main. Elle ne le trouva pas, bien entendu, et parut désemparée.
  
  — Ex… excusez-moi…, balbutia-t-elle. Je… je crains d’avoir perdu mon sac…
  
  Le barman se raidit et redressa un menton agressif.
  
  — Écoutez, la petite, je connais la chanson, vous pouvez pas savoir combien de fois on me l’a servie. Seulement, Joey, il est pas bon pour se faire encore arnaquer, alors, je vous le dis, là, faut casquer !
  
  Tranquillement, Coplan sortit de sa poche une coupure de cinquante dollars et la tendit au barman.
  
  — Prenez les quatre consommations.
  
  Romantica tourna vers lui un visage reconnaissant.
  
  — C’est sympa de votre part, remercia-t-elle.
  
  Coplan haussa les épaules pendant que le barman tournait les talons.
  
  — C’est peu de chose.
  
  Il ralluma une cigarette et souffla la fumée en direction du plafond en adoptant un air indifférent, destiné à donner le change à la jeune femme et lui faire croire que la drague ne l’intéressait pas, attitude qui excita la curiosité de Romantica. Aussi, quand le barman revint avec la monnaie lança-t-elle hardiment :
  
  — Je prendrais bien un autre verre si vous témoignez de la même générosité.
  
  Sans la regarder, Coplan commanda un double bourbon et un Bleu Lagoon. Quand les consommations furent apportées, elle prit son verre et s’installa d’autorité à la table de Coplan.
  
  — Faisons connaissance, invita-t-elle. Mon nom est Esther.
  
  — Francis.
  
  — C’est dans vos habitudes d’offrir un verre à une femme seule sans tenter de la draguer ? attaqua-t-elle, l’œil brillant.
  
  — Vous étiez en mauvaise posture. Je vous ai donné un coup de main, tout simplement. Je déteste voir une femme dans l’embarras pour huit dollars. En ce qui concerne la drague, j’avoue que vous appartenez au type de femme qui me branche. Cependant, de là à vous draguer pour huit dollars, cela aurait été insultant pour vous.
  
  — Incontestablement, vous êtes habile, flatta-t-elle. Vous y allez en douceur, en prenant des gants. Subtil.
  
  — Trinquons à notre rencontre.
  
  Ils se sourirent et burent.
  
  — Vous êtes d’ici ? questionna-t-elle, mine de rien, en reposant son verre.
  
  — Ni d’ici, ni d’ailleurs. Je vais et viens, sans attaches et sans domicile. Je suis un peu comme une queue de comète.
  
  — Vous êtes seul dans la vie ?
  
  — Seul. Pourquoi ?
  
  — Il faut être seul pour aller nulle part, répondit-elle, sentencieuse. Quand on est deux, on va toujours quelque part.
  
  Il s’engouffra dans la brèche qu’elle ouvrait :
  
  — On va où ?
  
  Elle planta dans celui de Coplan son regard dans lequel scintillaient mille étoiles malicieuses.
  
  — Moi aussi je suis de nulle part, je n’ai pas de domicile et pas d’argent. Je suis obligée de me faire offrir des verres dans les bars, répliqua-t-elle d’un ton dans lequel l’humour était sous-jacent.
  
  — On s’en va, décida-t-il.
  
  Il se leva et elle le retint par le bras.
  
  — Où ?
  
  — On verra bien.
  
  Il n’était pas question de retourner au carrefour où avait lieu la collision, suivie de l’échange de coups de feu. Certes, il aurait été plus convaincant de récupérer la voiture de location, mais, d’une part Romantica se serait opposée à prendre cette direction et, d’autre part, ses soupçons se seraient immédiatement éveillés en découvrant que le véhicule était parqué juste en face du restaurant d’où elle s’était échappée dans des circonstances extravagantes.
  
  Aussi Coplan héla-t-il un taxi en donnant l’adresse d’un somptueux motel qui s’était ouvert un an plus tôt dans Toulouse Street et qu’il avait fréquenté lors d’une précédente mission.
  
  À peine arrivée dans la chambre, l’Italienne mit en marche le téléviseur. Sa synchronisation était parfaite puisque c’était l’heure du bulletin d’informations de minuit sur la chaîne locale. Romantica s’assit sur le bord du lit et écouta attentivement.
  
  — « … Sanglant affrontement ce soir au coin de Bonnabel et de Codifer, lut sur son téléprompteur la présentatrice, de cette voix étudiée qu’affectionnaient les journalistes de télévision. Après avoir brûlé un feu rouge, une Lincoln est entrée en collision avec une voiture de patrouille. Sous le choc, elle a défoncé la vitrine d’un restaurant en culbutant chaises et tables. Immédiatement, ses occupants ont fait feu sur les policiers qui venaient les appréhender. Bilan : un blessé chez les policiers, deux morts chez les occupants de la Lincoln. Un troisième, blessé, a été capturé. Une femme qui se trouvait à l’intérieur du véhicule est parvenue à échapper aux poursuites. Cinq clients du restaurant ont également été blessés ainsi que deux serveuses. L’homme capturé est actuellement soigné et interrogé dans les locaux de la police. Nous savons qu’il s’agit d’un Yéménite entré illégalement aux États-Unis voici quelques mois. Son identité n’a pas été révélée. Les deux morts seraient également des Yéménites, eux aussi entrés illégalement sur notre territoire. Tous les trois étaient armés d’un pistolet de fort calibre. Malgré cela, le policier n’a été blessé que légèrement. Quant à la femme qui s’est échappée de la Lincoln, son signalement reste vague. Elle est jeune, brune, grande et vêtue assez élégamment. C’est en profitant de la confusion et de la panique qui régnaient sur les lieux qu’elle a pu s’enfuir facilement. La police se perd en conjectures sur les mobiles qui ont incité ces trois hommes à ouvrir le feu sur la patrouille.
  
  « Compte tenu de leur nationalité et de leur entrée clandestine sur notre territoire, les enquêteurs s’inquiètent et se demandent si le trio, ou plutôt le quatuor, ne fait pas partie d’un de ces groupes expédiés chez nous pour y mener des actions terroristes. À cet égard, il semblerait que le Yéménite aux mains des autorités ait déjà passé quelques aveux en ce sens… »
  
  Une hypothèse se formait dans l’esprit de Coplan : et si le trio avait enlevé l’Italienne en représailles parce qu’elle n’avait pas mené à son terme une mission qui lui aurait été confiée ? Elle apparaissait à Las Vegas début janvier, vraisemblablement dans la première semaine. Le 9, elle posait en compagnie de Sarah Dobcek et d’Ann Jo Devorak Kelly. Le 11, mourait Kimberley Wynegart. Le 15, Romantica dînait à Bagdad, à l’Al-Merbad, place Qadyssia. L’avait-on investie d’une mission terroriste à Las Vegas, ce qui expliquait les « barres de chocolat » et les tablettes de Lesgum dans la cantine métallique ? Et puis, au dernier moment, pour des raisons inexpliquées, elle se serait dérobée, peut-être parce qu’elle avait changé d’habitude, de goûts et de mentalité ? Parce que la guerre du Golfe évoluait dans la mauvaise direction ? Parce qu’elle avait décidé d’orienter sa vie vers un autre but ? Oui, mais alors où, dans ce schéma, se positionnait l’assassinat de Kimberley Wynegart le 11 janvier ? Romantica ne pouvait être en même temps elle-même et son contraire. Si elle était capable de commettre froidement le meurtre de l’actrice de cinéma, pourquoi aurait-elle hésité devant un autre geste tout aussi odieux ?
  
  Quelque chose ne collait pas.
  
  Elle se leva et éteignit le téléviseur. Coplan décida d’agir avec audace :
  
  — Ainsi, tu serais une terroriste ?
  
  Volontairement, le ton était aimable et indulgent. Elle se retourna d’une pièce, le visage fermé, l’œil dur.
  
  — Que dis-tu ?
  
  — C’est toi qui t’es échappée de la Lincoln, non ?
  
  — Tu es fou.
  
  — Tu sais, dans le fond, je m’en moque, je ne suis pas du côté des flics. Si tu es recherchée par eux, compte sur moi, je te donnerai un coup de main. Tu ne connais pas mon passé mais, crois-moi sur parole, il plaide en faveur de ce que je dis.
  
  Elle se détendit quelque peu.
  
  — Tu es quoi, au juste ? Un truand ?
  
  — On parlera de ça quand nous aurons fait plus ample connaissance.
  
  Du doigt il désigna les lits jumeaux.
  
  — Si tu veux coucher seule, ne te sens pas obligée de faire un effort.
  
  Elle secoua la tête, déconcertée.
  
  — Tu es vraiment un drôle de type. Tu te conduis en dehors des critères auxquels je suis habituée. Après quoi cours-tu, en réalité ?
  
  — Je ne le sais pas moi-même. C’est mon drame ou ma tragédie.
  
  — Il existe une différence entre le drame et la tragédie, tu la connais ?
  
  — Laquelle ?
  
  — Le drame met en scène un personnage juste qui se bat contre des personnages injustes, alors que dans une tragédie, personne n’est juste, mais tous les personnages sont justifiables.
  
  — Alors, je vis dans la tragédie. Je ne sais pas pourquoi, dans le monde qui est le nôtre, j’imagine toujours que s’intercale un rôle qui cherche sans fin un acteur capable de le jouer.
  
  — Tu es un marginal ?
  
  — En quelque sorte.
  
  — Tu vis de quoi ?
  
  — De rapines.
  
  — Donc, tu es un truand.
  
  — Plutôt un vagabond de la vie.
  
  Elle poussa un soupir.
  
  — C’est sûr que tu mérites d’être mieux connu. Cependant, il y a un point sur lequel tu te trompes. Je ne suis pas la femme dont parle la télé, qui se serait échappée de la Lincoln.
  
  — Bon, que m’importe après tout ? On couche ensemble ou on prend un lit séparé ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  — On couche ensemble, naturellement, mais tu m’excuses, j’ai un coup de fil à donner.
  
  — Tu as tous les droits.
  
  Il passa dans la salle de bains en laissant la porte entrouverte et fit couler l’eau. Malgré le bruit ainsi causé, il entendit que Romantica téléphonait à François Desmaret pour le rassurer mais sans lui préciser, pour autant et par précaution, l’endroit où elle se trouvait. Elle ne fournit pas non plus d’explications sur les raisons qui avaient conduit à son rapt.
  
  Plus tard, quand elle se blottit dans les bras de Coplan, Romantica témoigna de retenue, d’une certaine réserve, comme si elle n’était pas totalement convaincue qu’elle cheminait dans la bonne voie. Non pas que ses lèvres fussent réticentes mais elles manquaient de chaleur. Malgré les caresses de Coplan, elle ne vibrait pas, et son corps demeurait inerte.
  
  Découragé, il se retourna sur le flanc.
  
  — Je vais dormir dans l’autre lit, décida-t-il.
  
  Elle lui déposa sur la joue un baiser tendre.
  
  — Ce sera mieux demain, promit-elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Tant pis, se décida Coplan, il fallait abandonner Romantica quelques instants. Il s’agissait là d’un risque calculé. De toute façon, il ne s’éloignait guère. Il courut jusqu’à la réception, s’enferma dans une cabine téléphonique et composa sur le cadran le numéro confidentiel qui le mettait en communication avec le spécial agent in charge de la C.I.A. à New Orléans. À une époque, il était interdit à la C.I.A. d’être représentée dans les diverses villes des États-Unis. Cet obstacle avait été levé au cours du premier mandat du Président Reagan. Depuis, l’Agence de Langley avait tissé sa toile d’araignée sur le territoire, ce qui agaçait furieusement le F.B.I. qui en grinçait des dents.
  
  Le S.A.I.C. se nommait Russell Steinbach. Coplan l’avait rencontré à deux reprises et, après s’être identifié, lui exposa sa double requête. Au début, l’Américain se montra un peu réticent. Comme tous ses pareils, il soupçonnait un coup tordu, surtout de la part d’un Français. Depuis toujours, la C.I.A. se méfiait de l’indépendance dont témoignaient les Services Spéciaux français.
  
  Certes, les relations étaient au beau fixe depuis la crise du Golfe. Néanmoins, il subsistait quelques doutes. Aussi Steinbach exigea-t-il des détails que lui fournit Coplan bien volontiers sans, pour autant, lui communiquer l’intégralité de la mission qui lui était confiée. La ruse et la rouerie n’étaient pas le point fort du S.A.I.C., avait jugé Coplan lors de leurs précédentes rencontres. C’est pourquoi il tabla sur cette carence pour le rouler dans la farine. Finalement, il obtint ce qu’il désirait et se confondit en remerciements avant de jurer qu’il tiendrait son correspondant au courant des développements de l’affaire.
  
  Ensuite, il téléphona à Hertz et indiqua l’endroit où il avait abandonné sa Ford Crown Victoria de location, en assurant que le moteur était défaillant et en protestant avec véhémence. L’employée promit une vérification immédiate et Coplan exigea que la voiture soit conduite au motel. Échanger la Ford contre un autre véhicule aurait été ennuyeux car, dans le coffre de la Crown Victoria, il avait enfermé ses bagages, sa trousse à outillage et son matériel technique.
  
  L’Italienne sortait de la douche lorsque Coplan rentra dans la chambre.
  
  — Je viens de me faire envoyer ma voiture, expliqua-t-il.
  
  D’un air morose, elle contempla ses vêtements.
  
  — Il va falloir que je me mette sur le dos ce que je portais hier, grogna-t-elle.
  
  — Je peux faire quelque chose ? Par exemple, aller te chercher tes bagages ?
  
  — Ils sont inaccessibles.
  
  Il s’assit sur un des lits défaits et alluma une cigarette.
  
  — Nous allons être obligés de nous séparer, bluffa-t-il.
  
  Elle se raidit.
  
  — Pourquoi ?
  
  — J’ai un contrat à remplir.
  
  Elle se détendit.
  
  — Un contrat ? Tu veux dire que tu dois descendre quelqu’un ? Alors, c’est bien ce que je pensais, tu es truand, une sorte de tueur à gages. Ces gens sont un peu psychopathes, et toi tu es un dérangé mentalement, c’est sûr.
  
  Elle laissa tomber la serviette de bain à ses pieds et s’allongea sur l’autre lit, celui qu’elle avait occupé la nuit précédente.
  
  — Hier soir, j’avais les idées qui naviguaient sur un océan bien loin de nous. Ce matin, c’est différent. Tu m’excites. Si tu te sens dans les mêmes dispositions, viens donc me faire l’amour.
  
  Ses talents égalaient ceux d’une courtisane de harem, découvrit Coplan avec ravissement. Comme une actrice qui cabotine, elle mettait un point d’honneur à voler la scène de son partenaire. Elle avait baissé le masque et livré son vrai visage, celui d’une femme érotique et sensuelle, aux gestes hardis et ambigus, délirant entre la paranoïa et la schizophrénie charnelles.
  
  Midi était passé depuis longtemps lorsque, enfin, ils mirent fin à leurs ébats torrides.
  
  — Pas mal, approuva-t-elle, tu te défends bien. Grosse expérience des femmes, ça se sent. C’est une femme que tu dois tuer ou un homme ?
  
  Coplan se leva d’un bond, l’air furieux, et se dirigea vers la salle de bains.
  
  — C’est réglé, je te laisse tomber, tu es trop curieuse.
  
  Quand il ressortit, il s’aperçut qu’elle avait fait apporter deux plateaux sur lesquels était posé un copieux breakfast.
  
  — L’amour m’a affamée, assura-t-elle.
  
  Pendant qu’ils se restaurèrent, elle demanda, mine de rien :
  
  — Où vas-tu ?
  
  — En Arizona.
  
  — Phœnix ? Tucson ?
  
  — Sun City.
  
  — Je n’ai jamais entendu parler de ce bled. C’est un trou à péquenots ou quoi ?
  
  — C’est une ville où les vieux font la loi. La cité est construite en forme de soleil et destinée à ceux qui veulent terminer leur vie en rêvant. Elle est située sur la route de Bagdad…
  
  Romantica ne cilla pas.
  
  —… L’aéroport de Phœnix. Population : cinquante mille habitants. ge minimum : 70 ans. Le shérif, qui est une femme, a soixante-dix-huit ans et les majorettes, entre 75 et 85 ans. Pas d’écoles, pas d’enfants, pas de vagabonds, pas de délinquance, ni crimes ni délits. En revanche, une bonne centaine d’églises, de clubs privés et de banques sévèrement surveillées par des antiquités de 80 ans(6).
  
  Romantica avala sa bouchée de toast trempée dans le jaune d’œuf.
  
  — J’ai compris, tu vas braquer une banque.
  
  — Tu te trompes. Sun City est l’endroit le plus dangereux du monde pour commettre un braquage. Ces retraités ont la gâchette facile.
  
  — Ou, alors, tu as un contrat pour éliminer un de ces vieux qui tarde trop à mourir au gré de ses héritiers ?
  
  Coplan planta son regard dans celui de la jeune femme :
  
  — Tu as déjà tué quelqu’un ?
  
  Elle blêmit.
  
  — Pourquoi cette question ?
  
  Coplan abandonna sa crêpe au sirop d’érable et se renversa dans sa chaise.
  
  — Soyons lucides, invita-t-il. Tu es à la côte, complètement fauchée, tu n’as pas de domicile, pas de bagages et pas même une robe à te coller sur le dos, alors ce n’est pas le moment de faire la difficile. Tu me files un coup de main, je te dédommage et ce ne sera pas en nature.
  
  — Le coup de main, il consiste en quoi ?
  
  — Plus tard.
  
  — Comment tu te rends à Sun City ? Par avion en débarquant à Bagdad ?
  
  — Je n’ai pas envie de me faire repérer dans les aéroports. Non, on va m’amener ma Ford Crown Victoria. J’irai en voiture.
  
  — Le trajet fait quand même deux mille kilomètres, objecta-t-elle.
  
  — J’y serai après-demain. Au fait, tu n’as pas répondu à ma question. Tu as déjà tué quelqu’un ?
  
  Elle eut un sourire railleur.
  
  — Est-ce là le genre de question que l’on accepte d’un homme rencontré à peine vingt-quatre heures plus tôt et qui s’est contenté de vous offrir son corps et trois bourbons à quatre dollars ?
  
  — Sans oublier les vêtements neufs que nous allons acheter.
  
  Elle reprit son toast, le grignota, l’air pensif, et avala une longue gorgée de café, puis, les yeux au plafond, déclara :
  
  — J’aime bien le climat de l’Arizona. En fait j’aime bien le climat d’un désert, sec et vivifiant. Ici, le taux d’hygrométrie est trop élevé. On se liquéfie.
  
  — Alors, fit Coplan, la cause est entendue ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Romantica admirait la demeure futuriste entièrement construite en verre autour d’une fontaine géante en forme de fusée intergalactique.
  
  — Quand on cherche l’intimité, s’enquit-elle, que fait-on ?
  
  — On s’enferme dans la cave.
  
  En moindres proportions, avec ses tuyauteries, son armature de raffinerie de pétrole, la salle de séjour ressemblait au Centre Georges Pompidou à Beaubourg, critiqua Coplan en son for intérieur.
  
  Dans sa robe neuve, Romantica esquissa quelques pas de danse comme si elle se lançait dans un numéro de claquettes, puis questionna, l’œil candide :
  
  — Si ici, à Sun City, on n’accepte que les vieux minimum 70 ans, comment se fait-il que le shérif ne s’oppose pas à notre séjour ?
  
  — Parce que je bénéficie d’une recommandation.
  
  — De qui ?
  
  Coplan esquissa un sourire qu’il rendit à la fois cynique et rusé.
  
  — De celui qui se croit le commanditaire et qui, en réalité, est manipulé.
  
  La jeune femme hocha la tête, pensive.
  
  — Tu me fais faire le tour du propriétaire ?
  
  Russell Steinbach, le S.A.I.C. de New Orléans, n’avait pas lésiné, reconnut Coplan en visitant les lieux. Il avait même pensé à la gerbe de fleurs dans un vase pseudo-étrusque qui détonnait dans ce décor avant-gardisme. Romantica jeta un coup d’œil dans la chambre à coucher.
  
  — C’est bien, approuva-t-elle, un lit unique, pas de lits jumeaux.
  
  Elle s’extasia devant une composition d’Erro dans laquelle l’artiste unissait des estampes japonaises à des images de guerre. En une opposition saisissante, des cosmonautes en combinaison métallisée affrontaient des femmes nues aux rondeurs suggestives, tandis qu’une avalanche de bombes tombait des étoiles. En fait, Romantica s’extasia dans un premier temps, puis croisa les bras en frissonnant.
  
  — Ce thème me rappelle la guerre en Irak, dit-elle.
  
  — Je me demande à quoi ressemble Bagdad, aujourd’hui, laissa tomber Coplan, histoire de tâter le terrain.
  
  — Tu connais Bagdad ?
  
  — J’y étais juste avant le déclenchement de la guerre.
  
  Elle le regarda, stupéfaite.
  
  — Vraiment ? Qu’y faisais-tu ?
  
  Il eut un rire gêné.
  
  — Je priais pour la paix dans la mosquée de Califes, rue de Khulafa.
  
  — Tu es musulman ? s’étonna-t-elle. Je n’ai pas remarqué que tu sois circoncis.
  
  — Non, mais quand on prie pour la paix, peu importent le lieu et la religion.
  
  — Les diverses facettes de ta personnalité sont vraiment fascinantes. Je vais de surprise en surprise. Tu étais à l’hôtel, à Bagdad ?
  
  — Au Kasser Al-Senaubar, place de Fateh. Et, puisque tu me fais subir un interrogatoire, sache que je prenais mes repas à l’Ayant Zaman, rue Rachid. Tu connais Bagdad ?
  
  — En touriste, éluda-t-elle.
  
  — Moi aussi.
  
  La visite des lieux se poursuivit. Romantica demeurait songeuse. Visiblement, elle se posait des questions, ce qui était le but recherché par Coplan. Par petites touches, il avait brossé de lui-même un portrait propre à intriguer la terroriste, repentie ou non. Sûrement, l’épisode de Bagdad la déconcertait. En outre, il lui était difficile de situer exactement Coplan, d’autant que, certainement, elle avait encore présents à la mémoire le rapt dont elle avait été victime et la fusillade dans laquelle elle aurait pu trouver la mort. Était-elle dupe ? Soupçonnait-elle que leur rencontre n’était pas aussi fortuite que les circonstances le laissaient supposer ? Dans cette éventualité, elle prenait des risques en suivant Coplan. Peut-être avait-elle fait ce choix parce qu’elle avait de bonnes raisons de penser qu’elle était susceptible de le manipuler aisément. Dans cette optique, il convenait de se souvenir que, dans le passé, elle avait toujours témoigné de hardiesse et d’audace, tout en alliant à ces qualités la ruse et la dissimulation.
  
  Un autre point tracassait Coplan : François Desmaret. Romantica n’avait pas cherché à le revoir à New Orléans. Sans doute pensait-elle qu’il était surveillé par les complices des auteurs de l’enlèvement. Néanmoins, quels sentiments lui portait-elle ? Coplan se rappelait leur première nuit dans le motel. De façon flagrante, elle n’avait pas envie de faire l’amour. Son esprit était préoccupé par le guitariste. C’était tout à son honneur, d’ailleurs. Pour autant, était-il mêlé à des activités louches et, entre autres choses, était-il possible qu’il ait été partie prenante dans l’assassinat de Brian Kelly et de Kimberley Wynegart si, du moins, Romantica en était à son origine ?
  
  Ils étaient arrivés au second niveau du sous-sol. L’atmosphère était fraîche et agréable. Le sol était nu et les murs ripolinés.
  
  Là encore, Russell Steinbach avait effectué de l’excellent travail. Sur un tréteau en bois, était posée une cantine métallique toute pareille à celle que l’Italienne avait laissée à Las Vegas chez Sarah Dovcek.
  
  Elle s’arrêta net et se raidit. Ses doigts se crispèrent un peu sur le tissu léger de la robe toute neuve que Coplan lui avait achetée à Dallas. Elle faillit dire quelque chose mais se retint. Néanmoins, son regard était aimanté par la cantine. Elle ne pouvait en détacher les yeux.
  
  Coplan s’adossa à la margelle du faux puits et alluma une cigarette.
  
  — Normalement, lança-t-il d’un ton désinvolte, dans les autres maisons, ce second sous-sol sert d’abri antiatomique. C’est curieux. Les gens qui résident à Sun City sont tous très âgés et, cependant, plus ils approchent de la mort, plus ils craignent une guerre atomique.
  
  — C’est logique, renvoya-t-elle. Il faut avoir vingt ans pour accepter facilement de mourir. Dès qu’on prend du ventre ou des rides, on a peur du poteau d’arrivée, sous une bombe atomique ou sous un déluge de produits chimiques. À Bagdad ou ailleurs.
  
  Elle ramenait la conversation sur l’Irak, nota Coplan. À contrecœur, elle détourna son attention de la cantine.
  
  — Tu sais ce dont j’ai envie, articula-t-elle lentement, pour inaugurer cette maison futuriste ?
  
  — Quoi ?
  
  — Faire l’amour.
  
  Il ne la crut pas.
  
  — Que fais-tu là ?
  
  Elle se retourna d’une pièce en tressaillant. Néanmoins, sur son visage, nulle surprise, nulle gêne non plus, tout juste un sourire narquois. Le couvercle de la cantine était relevé, démasquant son contenu. Russell Steinbach avait scrupuleusement respecté les consignes. La cantine était bourrée à ras bord de « barres de chocolat » et de tablettes de Lesgum. Coplan feignit la colère mais, en son for intérieur, il était satisfait. Sa compagne était tombée dans le piège qu’il lui avait habilement tendu. Comme elle l’avait souhaité, ils avaient fait l’amour avant de dîner copieusement d’un repas qu’il avait lui-même confectionné, Romantica jurant qu’elle était mauvaise cuisinière. À dessein, il avait forcé sur le sauvignon californien pour faire croire qu’il était un peu ivre lorsqu’il était allé se coucher. Cette fois, elle n’avait pas cherché à faire l’amour. En fait, elle tombait dans le panneau. Après lui avoir accordé un délai de grâce de deux heures, qu’il avait emplies de ronflements sonores, elle s’était levée subrepticement pour gagner le second niveau et fouiller la cantine.
  
  — Tu es ni un truand, ni un tueur à gages, mais un terroriste, martela-t-elle, sûre d’elle. Ce qui m’intrigue, ce sont les raisons qui t’ont incité à me prendre en charge. Que prépares-tu ? Un attentat ? Et tu voudrais que je sois ta complice ?
  
  Coplan la repoussa et referma le couvercle.
  
  — Pourquoi dis-tu que je suis un terroriste ?
  
  D’un doigt vindicatif elle désigna la cantine.
  
  — Ces explosifs.
  
  — Comment sais-tu que ce sont des explosifs ?
  
  Ce fut comme si le ciel lui tombait sur la tête.
  
  Elle écarquilla les yeux et bafouilla quelques paroles inintelligibles. Cependant, très vite, son tempérament hargneux et batailleur reprit le dessus :
  
  — Tu me prends pour une imbécile ? Quel jeu joues-tu avec moi ?
  
  De colère, elle serrait les poings.
  
  — Calme-toi, conseilla-t-il. Ces paquets sont encore emballés dans un papier neutre, sans marques distinctives. Je vais te dire pourquoi tu as su, en te fiant à leurs formes et à leur disposition dans la cantine, qu’il s’agissait de tablettes de Lesgum et de « barres de chocolat ». Tout simplement parce que ta mémoire a fonctionné, ta mémoire visuelle. C’est comme si elle t’avait présenté une photographie. Celle de l’intérieur de la cantine que tu as abandonnée aux bons soins de Sarah Dovcek à Las Vegas.
  
  Le teint de la jeune femme vira au blafard pendant qu’elle hoquetait.
  
  — Qui es-tu, en définitive ? parvint-elle à articuler. Un flic ?
  
  — Pas un flic. Tu avais raison, je suis un terroriste. D’ailleurs, comme tu l’as dit fort justement, ces explosifs le prouvent.
  
  — Ensuite ?
  
  — Je te recherchais.
  
  Elle se raidit.
  
  — Pour quelles raisons ?
  
  — Parce que tu as foutu dans la merde un de nos amis.
  
  — Qui ?
  
  — Un Français nommé Jacques Beaulieu.
  
  Elle grinça des dents.
  
  — Cette ordure !
  
  — Tu vois bien ! triompha-t-il.
  
  — Je ne vois rien du tout ! protesta-t-elle vivement. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
  
  Incomparable dans l’art de la manipulation, du bluff, des demi-vérités, du faux prêché sous l’apparence du vrai, du sous-entendu, Coplan attaqua par un mensonge :
  
  — C’est Bagdad qui m’envoie.
  
  — Les autres aussi.
  
  — Quels autres ?
  
  Découvrant trop tard que sa langue s’était montrée trop agile, elle se mordit piteusement la lèvre inférieure.
  
  — Ceux qui t’ont enlevée dans Poinsette Drive ? C’est ça ?
  
  Elle sursauta.
  
  — Tu y étais ?
  
  — Je t’y attendais, caché au premier étage. J’ai assisté aux événements, à ton rapt. J’ai suivi, à bord de la mienne, la voiture des ravisseurs, jusqu’au coin de Bonnabel et de Brockenbraugh. Ensuite, s’est produite la collision, puis je t’ai vue émerger du restaurant, je t’ai filé le train jusqu’au bar. Voilà la vérité.
  
  Elle respira un grand coup et suggéra :
  
  — On recommence à zéro ? À partir du moment où tu m’as offert un double bourbon ?
  
  — D’accord.
  
  Ils remontèrent jusqu’au salon. Coplan emplit deux verres et ajouta quelques glaçons. Romantica vida le sien d’un trait et les couleurs revinrent à ses joues. D’autorité, elle prit la bouteille des mains de Coplan et se reversa une rasade qu’elle avala avec la même avidité. Après avoir reposé le verre, elle croisa les mains.
  
  — Pourquoi m’avoir menée en bateau ?
  
  — J’ai voulu étudier tes réactions. J’aime bien cibler la personnalité des gens. Je suis contre les initiatives à l’emporte-pièce. N’oublie pas que je suis chargé d’une mission et que j’ai l’intention de la remplir consciencieusement et correctement. Je suis plutôt du genre perfectionniste. À ce propos, pourquoi t’a-t-on kidnappée ?
  
  Elle ricana.
  
  — Tu devrais le savoir puisque tu assures que Bagdad t’a envoyé.
  
  Coplan revit les visages basanés, typiquement moyen-orientaux.
  
  — Des Yéménites travaillant pour l’Irak ?
  
  — Comme si tu l’ignorais, répliqua-t-elle, le sarcasme au bord des lèvres.
  
  — Imaginons que je l’ignore. Que te voulaient-ils ?
  
  Elle plissa les yeux.
  
  — D’accord, nous en sommes au stade des confidences. Alors, j’éclaire ta lanterne si tu éclaires la mienne. Dès lors, c’est moi qui pose les questions. Parle-moi de Jacques Beaulieu.
  
  — Très bien, consentit Coplan. Il s’agit d’un ancien officier de la D.G.S.E. qui travaillait pour Bagdad jusqu’au jour où il a été inculpé d’assassinat et emprisonné. En réalité, il est innocent et Bagdad soupçonne que c’est toi qui l’as piégé, tout simplement parce qu’il avait dans un maquis corse tué ton frère Marco Schiaffino, et que tu cherchais à te venger après être sortie de ta prison française voici deux ans. Tu connaissais son visage et tu l’aurais rencontré par hasard en Californie. De là, tu aurais combiné un complot machiavélique et assassiné deux personnes pour le mettre dans le bain. Ces deux personnes, des innocents à qui, personnellement, tu n’avais rien à reprocher, se nomment Brian Kelly et Kimberley Wynegart, la propre épouse de Beaulieu.
  
  — Tu en sais des choses, reconnut l’Italienne, mais tu te trompes, je ne suis pour rien dans la mort de ces deux innocents.
  
  Aussitôt, Coplan, qui s’attendait à cette réaction, lui fourra sous le nez la reproduction de la photographie sur laquelle on la voyait à Las Vegas, le 9 janvier, en compagnie de Sarah Dovcek et d’Ann Jo Devorak Kelly.
  
  — Tu connaissais au moins l’épouse de Brian Kelly. Jette un coup d’œil. On la voit à ton côté. Curieux, non ? Quelle étrange coïncidence !
  
  Romantica prit le cliché entre les mains et l’examina avec répugnance.
  
  — Et ça prouve quoi ? finit-elle par questionner.
  
  — Ton imagination est débordante. Pour te venger de Beaulieu, tu as comploté en assassinant les conjoints respectifs d’Ann Jo et de Beaulieu. Ensuite, tu as dispersé les preuves incriminatoires contre l’un et l’autre afin de faire croire qu’ils avaient échangé ces meurtres. Cependant, pour obtenir ces preuves, il te fallait pénétrer dans la vie intime de tes futures victimes, découvrir comment ils vivaient, quelles étaient leurs habitudes, leurs passions, leurs préoccupations. C’est ainsi que tu t’es liée avec Ann Jo.
  
  Romantica chassa une mouche imaginaire de devant son visage.
  
  — Et alors, parce que, comme tu le dis, j’aurais foutu dans la merde ton transfuge français, Bagdad t’aurait envoyé sur mes traces ?
  
  — Afin que tu innocentes Beaulieu. Celui-ci est précieux dans la stratégie que Bagdad a mise en place aux États-Unis.
  
  — L’innocenter ou me mettre en l’air ?
  
  — Pourquoi te mettre en l’air ?
  
  — Parce que c’est la solution qu’auraient adoptée mes ravisseurs sans la collision au coin de Bonnabel et de Brockenbraugh.
  
  Elle se reversa une rasade.
  
  — Tu bois trop, reprocha Coplan. Pourquoi t’auraient-ils liquidés ?
  
  Elle vida son verre et, soudain, parut lasse.
  
  — J’étais investie d’une mission, avoua-t-elle. Je devais faire sauter et incendier le Caesar’s Palace à Las Vegas en pleine nuit durant un week-end lorsque l’hôtel est bourré de clients. Tu l’as vu toi-même, je disposais d’un stock d’explosifs pour mener cette tâche à bien. Seulement, j’ai eu des scrupules. Je dois me faire vieille. La moralité vient avec l’âge, mais c’est un luxe privé et coûteux.
  
  — Des scrupules ? releva Coplan, sceptique.
  
  Elle détourna le regard.
  
  — Oui. Ils datent de Bagdad. J’y étais en janvier au moment du déclenchement du conflit. Quoi que Washington ait pu affirmer, les bombardements américains ont touché des cibles civiles. De mes yeux j’ai vu les milliers de cadavres de femmes et d’enfants qui étaient si nombreux que les sauveteurs ne pouvaient les emporter tous et qu’ils pourrissaient sous les décombres dans une odeur horrible. C’était atroce. Alors, je me suis dit que je ne pouvais me rendre complice d’une telle barbarie en agissant de même, en massacrant par représailles les clients du Caesar’s Palace, même si j’avais de bonnes raisons de le faire pour venger les innocents réduits en lambeaux sanglants à Bagdad par les bombes américaines.
  
  — C’est tout à ton honneur.
  
  Elle s’enflamma :
  
  — Hiroshima, Nagasaki, Bagdad, même combat. Ce qu’ont fait les Américains est ignominieux.
  
  — Ils agissaient sous l’égide de l’O.N.U.
  
  Elle éclata de rire.
  
  — Tu sais ce qu’on disait de l’O.N.U. dans le camp du Yémen où j’ai subi mon premier entraînement ?
  
  — Quoi donc ?
  
  — S’il y a un conflit entre deux petits pays, l’O.N.U. intervient et le conflit disparaît. S’il y a un conflit entre un grand et un petit pays, l’O.N.U. intervient et le petit pays disparaît. Enfin, s’il y a un conflit entre deux grands pays, l’O.N.U. intervient et c’est l’O.N.U. qui disparaît.
  
  — Les Yéménites ont le sens de l’humour.
  
  — Si j’avais été certaine que le Caesar’s Palace ne soit bourré que des profiteurs et des pique-assiette onusiens, que des émirs du golfe Persique gras à lard, alors, crois-moi, j’aurais fait péter sa putain de grosse carcasse faussement romaine ! Sans remords !
  
  — Mais face à ces innocents, tu as hésité et tu as décidé de tout laisser tomber ?
  
  — Oui, mais comment expliquer au Moukhabarat(7) une telle réaction de sensiblerie ? Tu as déjà vu des commandos de la mort verser dans le sentimentalisme ? Toi-même, aurais-tu la même disposition d’esprit ?
  
  — Moi, j’accomplis mes missions jusqu’au bout. Je n’éprouve aucun état d’âme. Mais revenons à nos moutons. Donc, ceux qui t’ont kidnappée voulaient t’exécuter pour n’avoir pas accompli ta mission et avoir pris la fuite ?
  
  — Tout à fait.
  
  — Oublions maintenant le Caesar’s Palace et revenons à Beaulieu et à Ann Jo. En ce qui les concerne, tu n’as pas témoigné des mêmes scrupules.
  
  — Encore une fois, tu te trompes. Je n’ai pas tué leurs époux respectifs.
  
  Coplan pointa son index en direction de la reproduction.
  
  — Et ce cliché, tu l’oublies ? C’est une preuve irréfutable de tes liens avec Ann Jo.
  
  Brusquement, la jeune femme parut accuser une immense fatigue et, pour se donner un coup de fouet, recourut encore une fois au bourbon.
  
  — Tu bois trop, répéta Coplan sans, pour autant, l’empêcher de toucher à son verre.
  
  Peut-être la remarque produisit-elle son effet. En tout cas, Romantica se contenta d’une seule gorgée. Elle reposa le verre et cogna des deux poings sur le bois.
  
  — Parfait, jouons cartes sur table, décida-t-elle.
  
  Coplan indiqua son accord d’un bref mouvement du menton.
  
  — Je t’écoute.
  
  — C’est vrai, j’avais l’intention, non pas de piéger, mais de tuer Jacques Beaulieu pour venger mon frère Marco. Ta théorie du complot est farfelue. Ce n’est pas mon genre. Cette histoire d’échange de meurtres est trop compliquée pour moi. J’agis directement, sans détours, sans machiavélisme, droit au but. En outre, je viens de te livrer mon sentiment sur les innocents. Alors, pourquoi diable, aurais-je supprimé Brian Kelly et Kimberley Wynegart, et envoyé Ann Jo en prison, uniquement pour me venger de Beaulieu ? Enfin, pour terminer, ta thèse manque de logique. En représailles du sang versé par Beaulieu, il fallait que le sien coule aussi. La prison n’aurait pas pour moi constitué une vengeance suffisante.
  
  Le raisonnement tenait debout, admit Coplan.
  
  — Donc, tu voulais le tuer ? pressa-t-il.
  
  — Oui, mais lui seul, pas les autres. C’est par hasard que je suis tombée sur lui à Los Angeles. C’était l’année dernière, début septembre. Immédiatement, j’ai voulu le tuer, mais ce n’était pas facile. Beaulieu, depuis le temps qu’il est barbouze, est doté de réflexes étonnants. J’avais l’impression qu’il se méfiait en permanence, qu’il était toujours sur le qui-vive, comme un homme traqué. Il se retournait au bon moment, conduisait à une vitesse folle, évitait à la fois les lieux publics et les endroits trop déserts. On ne se refait pas. S’il travaillait pour Bagdad, comme tu l’affirmes, alors cela constitue une explication supplémentaire. En dehors du réflexe barbouze, moi j’avais tendance à mettre cette attitude sur le compte de la liaison qu’il entretenait avec Ann Jo.
  
  Coplan sursauta :
  
  — Que dis-tu ? Une liaison avec Ann Jo ?
  
  — Exact.
  
  Soudain, il fut saisi par le doute. Déjà, Ann Jo semblait avoir menti quand elle avait juré à la police n’être pas allée à Las Vegas en janvier. La photographie prise en compagnie de Sarah Dovcek et de Romantica prouvait le contraire. Maintenant, c’était au tour de Jacques Beaulieu d’être accusé de mensonge, du moins si l’Italienne disait vrai.
  
  — Ils se rencontraient dans un motel, chaque fois différent. Moi j’ai cherché à me lier avec Ann Jo afin de découvrir le meilleur moyen de tuer son amant. Ce fut facile et nous sommes devenues bonnes amies, d’où la photo de Las Vegas avec Sarah. Seulement, celle-ci a été prise après la mort de Brian Kelly.
  
  — Oui, mais avant celle de Kimberley Wynegart, contra sèchement Coplan.
  
  — Quand elle est morte, j’étais à Bagdad. Je suis partie le 10 janvier.
  
  Elle reprit un peu de bourbon et une moue sardonique flotta sur ses lèvres.
  
  — Tu peux vérifier. Vol direct TWA de Las Vegas à New York. De là, Paris, puis Air France jusqu’à Bagdad. J’insiste : le 10 janvier.
  
  Coplan se promit de vérifier.
  
  — Admettons que tu aies été à Bagdad à cette date, tu étais quand même à Los Angeles le 6 décembre quand Brian Kelly a été assassiné. Donc, tu…
  
  Elle le prit de vitesse :
  
  — Tu vas me demander s’il est possible que Beaulieu ait assassiné Brian Kelly ? À vrai dire, je n’en sais rien car cette nuit-là, je ne le surveillais pas. Quant à Ann Jo, elle était chez ses parents à Chicago.
  
  Coplan réfléchit. Romantica disait-elle la vérité ? Ne brodait-elle pas sur un thème dont Coplan, qui utilisait le même procédé, connaissait les méandres et les subtilités ? Au cours des années passées dans l’ombre en compagnie de son frère Marco, elle avait eu l’occasion de peaufiner sa rhétorique et la fabulation en était une des règles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Coplan avait échangé de nombreuses communications téléphoniques avec les deux avocats, Daniel Sorensen et Wilfrid Herzfuss. Ann Jo et Jacques Beaulieu, sous l’amicale pression de leurs défenseurs, avaient enfin avoué avoir été amants avant la mort de leurs époux respectifs mais niaient les assassinats. Romantica avait donc dit la vérité. En revanche, Coplan était profondément déçu que l’ex-officier de la D.G.S.E. lui ait menti. Sans doute, l’inculpation l’avait-elle placé dans un état d’anxiété extrême le conduisant à renforcer ses défenses naturelles et à s’enfermer dans un bastion en refusant toute confiance à ses meilleurs amis.
  
  Le Vieux, quand il en avait été informé par Coplan, avait été vexé mais n’en avait pas moins estimé de son devoir d’aider son ancien subordonné à prouver son innocence si les accusations portées contre lui se révélaient sans fondement, comme le patron des Services Spéciaux français persistait à le penser.
  
  Coplan s’attabla devant Romantica qui mordait avec appétit dans un sandwich jambon-beurre.
  
  — Combien de temps vas-tu me retenir ici ? s’enquit-elle entre deux bouchées.
  
  — Le temps qu’il faudra. Résumons-nous. De septembre à janvier, tu as épié les faits et gestes de Beaulieu afin de trouver un moyen de le tuer, sans pour autant être incriminée, et tu n’es pas parvenue à tes fins.
  
  — C’est ça. Bien sûr, finalement, j’aurais pu le descendre, mais je risquais de me faire prendre. J’avais encore en mémoire le souvenir de ma prison française et je ne tenais pas à retourner en taule à cause de ce salaud ! Plusieurs fois, pourtant, j’ai failli succomber. Heureusement pour moi, au dernier moment, je me suis retenue.
  
  — Tu le surveillais chaque jour ?
  
  — Non, j’avais quand même autre chose à faire.
  
  — Tu n’as rien remarqué d’anormal ?
  
  — Quoi, d’anormal ?
  
  — Quelqu’un qui faisait comme toi, qui le surveillait ?
  
  — Non.
  
  — Qu’as-tu appris d’Ann Jo ?
  
  — En dehors du fait que c’était un baiseur terrible, rien qui puisse m’aider.
  
  Coplan se mordit la lèvre inférieure. Il ne progressait pas. Le téléphone sonna. Il décrocha. C’était Russell Steinbach qui appelait de New Orléans.
  
  — C’est confirmé pour votre cliente, l’informa-t-il. Départ 10 janvier à 7 heures de Las Vegas sur le vol IWA 740 à destination de New York/J.F.K. de là, départ le soir même par Air France sur Paris puis, le lendemain, Bagdad. La guerre a été déclenchée le 17 janvier. Il y a vraiment des gens qui choisissent mal le lieu de leurs vacances ! À moins qu’elle ne témoigne d’un tempérament suicidaire ?
  
  — Ce n’est pas le cas, assura Coplan. Merci encore.
  
  Il raccrocha et fit face à Romantica.
  
  — D’accord, tu as dit la vérité sur les dates de ton voyage à Bagdad, mais cela ne m’avance guère pour sortir Beaulieu du trou.
  
  — Il peut bien y crever !
  
  — Il est pourtant de ton intérêt de me donner un coup de main. Je suis le seul à t’éviter des représailles. Mon poids est grand chez les pontes du Califat(8). Un mot de moi et plus de rapt sur ta personne. Ma proposition est tout de même alléchante. Sinon, tu te retrouves avec une balle dans la nuque sous une dune du désert d’Arizona ou dans une décharge publique à San Diego.
  
  Elle réprima un mouvement d’effroi.
  
  — Comment pourrais-je coopérer puisque je ne sais rien ? rétorqua-t-elle.
  
  — On sait toujours quelque chose, il suffit de faire l’effort de s’en souvenir. Ainsi, pendant tes séances de surveillance, tu n’as rien remarqué de suspect concernant Kimberley Wynegart ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  — Rien. Je l’ai vue à l’écran. Comme actrice, c’était une ouvrière appliquée, pleine de cette modestie inquiète que seul donne le très grand talent. Dans la vie, elle semblait follement amoureuse de son mari. Elle ignorait, bien entendu, que c’était une ordure et qu’il la trompait. J’avoue, pour être objective, qu’elle lui en fournissait l’occasion, étant toujours absente, sur un tournage, pour sacrifier à sa carrière. C’est typique de ces gens-là. Le comédien redoute les arrêts du temps. Il a l’impression qu’on lui brise son miroir.
  
  — Pas de philosophie, des faits, rappela Coplan.
  
  L’air concentré, elle termina son sandwich et le fit descendre avec une pleine tasse de café fort.
  
  — Tu as suivi Beaulieu à la plage ?
  
  — Plusieurs fois. Sur la plage de Malibu.
  
  — Il draguait ?
  
  — Non. Une fois, cependant, c’est lui qui s’est fait draguer.
  
  — C’était quand ?
  
  — Il faudrait que je consulte mon livre de bord.
  
  — Ton livre de bord ?
  
  — Je tenais un cahier dans lequel étaient notés les renseignements que je recueillais, soit directement, soit auprès d’Ann Jo.
  
  — Où est-il ?
  
  — Dans la maison de Poinsetta Drive.
  
  François Desmaret était absent, aussi Coplan n’eut-il aucune explication à fournir sur sa visite. Dans le meuble indiqué par l’Italienne, il dénicha le gros cahier relié à la couverture rouge et retourna à sa voiture où l’attendait Romantica qui demanda :
  
  — Tu l’as vu ?
  
  — Non.
  
  Il démarra en trombe en cherchant à repérer une filature éventuelle. Il n’y en avait aucune. En empruntant un itinéraire en zigzags, il sortit de l’immense agglomération et gagna Biloxi sur la côte du golfe du Mexique. Dans le bungalow du motel, il s’assit et feuilleta le cahier. Romantica avait dit vrai. Elle s’était livrée à un fantastique travail de repérage et de notations. De manière flagrante, elle s’était appliquée à rechercher la sécurité. Les hypothèses que, sur certains feuillets, elle émettait dans le but de tuer Beaulieu excluaient tout risque inconsidéré de sa part. La prison l’avait rendue prudente. Elle ne tenait pas à y retourner.
  
  À la date du 6 décembre, jour où avait été assassiné Brian Kelly, elle avait inscrit : Plage de Malibu. La cible se fait draguer par une fille superbe. Prennent un verre au bar Delsantino’s. Fille lui remet un énorme porte-clés avec grosse clé.
  
  Coplan tressaillit. Beaulieu avait donné la même version des événements de la journée.
  
  — Tu l’avais déjà vue, cette fille ?
  
  — Non.
  
  — Tu l’as revue, depuis ?
  
  — Non, mais sa photo est dans l’enveloppe.
  
  L’avant-dernière page du cahier était coincée par une enveloppe de papier fort que Coplan délogea.
  
  — Tu prenais aussi des photos ?
  
  — Pour bien situer les endroits lorsque j’aurais mis au point mon plan de bataille.
  
  Avec son frère Marco, elle avait été à bonne école. Réputé pour être un organisateur de premier ordre, il avait fait ses classes dans l’ex-Allemagne de l’Est, sous l’égide de la Stasi, en compagnie des sicaires de la Rote Armee Fraktion, des idéalistes de l’I.R.A. et des égéries des divers groupuscules terroristes de l’Ultra-Gauche. Poids lourd des années de plomb qui avaient marqué les tribulations des commandos de la mort, il avait su admirablement planifier et passer chaque détail au crible. Sa sœur était sa digne héritière.
  
  Elle s’empara de l’enveloppe et en vida le contenu sur un lit avant de le trier, puis tendit trois clichés à Coplan.
  
  — C’est elle, là. Jolie fille, non ? Les femmes, pour la plupart, détestent la beauté chez leurs congénères. Pas moi. Si une femme est belle, pourquoi ne pas le reconnaître ?
  
  Coplan étudia les clichés. Romantica n’exagérait pas. De ce fait, il n’était pas étonnant que Beaulieu se soit laissé séduire et ait accepté le rendez-vous dans le motel en recevant la clé du bungalow. Selon toute apparence, cette superbe créature était celle dont il avait fourni le prénom, Shirley, un prénom probablement faux si l’on retenait la thèse du complot.
  
  De l’Antiquité païenne semblait lui avoir été transmise la perfection corporelle, sans pour autant ressembler à ces Vénus stéréotypées qui hantaient les plages californiennes. Couleur miel, ses cheveux étaient relevés en chignon. Dorée à souhait, la peau se serait perdue dans l’anonymat des chairs bronzées par le soleil du Pacifique, n’eût été le tatouage sur le haut du bras gauche, qui reproduisait une rosace bleutée, mais dont il était impossible de discerner les détails en raison de la distance. Les seins, hiératiques, tendaient le tissu du voile qui les ceignait. Bleus comme l’océan, les yeux se plissaient pour combattre l’ardeur du disque solaire.
  
  — Elle me rappelle une Anglaise qui a été foudroyée par un bombardement américain dans la rue Sadoun, tu sais, les Champs-Elysées de Bagdad. Une frappe chirurgicale, comme ils disaient ! Tu as déjà vu une opération chirurgicale sans effusion de sang ?
  
  Ulcérée, Romantica n’en finissait jamais d’exprimer ses rancœurs, pensa Coplan avant d’aller chercher une loupe dans ses bagages. Depuis qu’elle avait lié son destin au sien, elle répétait quotidiennement sa litanie de souvenirs atroces et tragiques vécus dans la capitale irakienne après le déclenchement de la guerre.
  
  La loupe n’aida en rien Coplan. Les détails du tatouage demeuraient indéchiffrables. Il montra le cliché à l’Italienne.
  
  — Tu l’as vu de près, ce tatouage ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  — J’évitais de m’approcher de Beaulieu pour ne pas être repérée.
  
  *
  
  * *
  
  Suffoquée, Ann Jo ouvrit grande la bouche et resta un long moment sans voix, puis, enfin, s’exclama d’un ton excité :
  
  — Mais c’est elle ! C’est la fille de Brian, celle qui est venue me voir le jour où Kimberley Wynegart a été assassinée ! C’est elle, je la reconnais formellement !
  
  Les deux avocats regardèrent Coplan.
  
  — Mes compliments, félicita Herzfuss.
  
  — Bravo, ajouta Sorensen.
  
  — Où est-elle ? s’écria Ann Jo. Elle est la seule qui puisse me disculper.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  — Hélas, je l’ignore pour le moment. Néanmoins, n’ayez crainte, je la retrouverai.
  
  Les trois hommes quittèrent le parloir. Coplan était satisfait. Il n’avait guère chômé depuis les révélations de Romantica. Celle-ci avait été confiée à la garde des hommes de Russell Steinbach dans une luxueuse villa qui se logeait entre Biloxi et New Orléans, le long de la côte du golfe du Mexique. De là, il s’était rendu à las Vegas et avait rencontré à nouveau le vendeur de la Chrysler Fifth Avenue responsable de la mort de Kimberley Wynegart. Cette fois, l’employé avait été catégorique. La femme qui avait acheté la voiture était celle figurant sur le cliché pris par l’Italienne. L’enquête progressait.
  
  Ainsi, comme le clamaient chacun dans leur prison, Ann Jo et Beaulieu, trois identifications plaidaient en faveur de la conspiration, celles de Romantica, d’Ann Jo et du vendeur de voitures.
  
  — Il faut rendre visite au district attorney, décida Daniel Sorensen.
  
  — Notre dossier est bien mince, rétorqua Coplan, sauf en ce qui concerne le vendeur de Las Vegas. Pour l’identification à laquelle Ann Jo a procédé, Bob Sheen nous opposera qu’elle ment, comme elle l’a fait pour sa liaison avec Beaulieu. Quant à Esther Schiaffino, d’une part elle refusera de témoigner en faveur de celui qu’elle hait, d’autre part, les photographies qu’elle a prises ne sont pas datées. Par conséquent, rien ne prouve qu’Esther Schiaffino opérait le 6 décembre.
  
  — Beaulieu a reconnu cette femme comme étant Shirley, celle qui lui a donné rendez-vous au motel et l’a ainsi privé d’un alibi pour la soirée du meurtre de Brian Kelly, rappela Wilfrid Herzfuss.
  
  — Bob Sheen objectera qu’il a menti, comme il l’a fait au sujet de sa liaison avec Ann Jo, renvoya Coplan.
  
  — Alors, que fait-on ? s’énerva Sorensen.
  
  — On cherche, répondit Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  — Vous avez travaillé d’arrache-pied, congratula le Vieux, et vous avez obtenu des résultats satisfaisants, mais il faut continuer. Même si Beaulieu nous a menti sur ses relations avec cette Ann Jo, notre devoir est clair : le sortir de ce merdier dans lequel il s’est fourré. Je n’oublie pas les années qu’il a passées sous mes ordres ni, grâce à ses exploits, la dette dont nous lui sommes redevables. Pour moi, il est innocent. Vous avez donc carte blanche. Prouvez qu’il s’agit d’une erreur judiciaire.
  
  Coplan sortit du bureau, emprunta l’ascenseur et descendit au troisième sous-sol où se logeaient les services techniques.
  
  Pour lui, la silhouette de Morel évoquait un automne finissant. Les yeux étaient mornes, le front triste, la peau terne. Comme des feuilles mortes hésitant entre la branche et l’humus, les cheveux pendouillaient sur les tempes, et la langue titillait une lèvre chagrine qu’humectait aux commissures un peu de salive piquetée de brins de tabac. D’aspect sévère, les vêtements évoluaient dans un camaïeu de verts comme un chasseur qui veut se fondre dans l’anonymat des broussailles. Seule coquetterie : la pochette en soie jaune citron marquée des initiales M.M. Cette silhouette, pourtant, était bien secondaire. Puits de science aux ressources inépuisables, Morel était irremplaçable dans les arcanes techniques de la D.G.S.E.
  
  Coplan lui soumit son problème et son interlocuteur commenta d’un ton larmoyant :
  
  — Je ne sais si je serai à la hauteur de la tâche.
  
  Ce pseudo-alibi ne trompa pas Coplan. Morel était coutumier du fait. En réalité, derrière une façade empreinte de modestie, il dissimulait un profond orgueil et un sens aigu de sa valeur.
  
  — Je reviens en fin d’après-midi, spécifia Coplan.
  
  Fidèle à ses habitudes, Morel ne le déçut pas lorsqu’ils se rencontrèrent à nouveau. Il fit asseoir son visiteur devant un écran géant et alluma un projecteur. Sur la blancheur de la toile, apparut une grosse tache en forme de rosace dont les contours se précisèrent. Le gros grain de la photographie s’affina jusqu’à ce que le dessin du tatouage révèle un dragon, la gueule ouverte dans laquelle un cobra tortillant enfilait sa tête. Les couleurs étaient vives. Corail pour la peau du serpent. Rouge sang pour la gueule. Émeraude pour le corps monstrueux du dragon. Bleu France pour la queue.
  
  — Belle palette, commenta Morel. Vous remarquerez la finesse du travail. Nous avons affaire à un artiste professionnel, pas un de ces gougnafiers qui vous massacrent la peau à Barbès ou à la Bastille. À mon avis, il s’agit d’une œuvre effectuée à l’aide de l’électronique. La précision est trop grande pour qu’il en soit autrement.
  
  — L’intéressée ne s’est sûrement pas adressée à Barbès ou à la Bastille, ironisa Coplan. Ce serpent et ce dragon constituent un symbole que vous connaissez ?
  
  La réponse fut catégorique :
  
  — Non.
  
  — Faites-moi un agrandissement de ce tatouage, ordonna Coplan en se levant.
  
  Le lendemain, à la nuit tombée, il atterrissait à Los Angeles. Herzfuss et Sorensen l’attendaient. Ils se rendirent chez le premier qui examina attentivement le cliché, hocha négativement la tête et tendit l’agrandissement à son confrère. Celui-ci tressaillit.
  
  — C’est un tatouage yakuza.
  
  Coplan et Herzfuss ouvrirent des yeux stupéfaits.
  
  — Yakuza ? Éclairez notre lanterne.
  
  — D’accord, acquiesça Sorensen. Tout d’abord, laissez-moi vous dire que je connais bien la question puisque j’ai eu à défendre un membre de cette organisation criminelle d’origine japonaise. Les yakuzas descendent de guerriers samouraïs du XVIe siècle et sont actuellement environ au nombre de cent mille au Japon. Bon an, mal an, le jeu, la prostitution, le racket, la pornographie et, surtout, la drogue, leur rapportent, selon les estimations les plus pessimistes, près de dix milliards de dollars. Cette association criminelle, auprès de laquelle les mafiosi font figure de pâles figurants, règne par la terreur et par sa féroce cruauté. Voici quelques années, conscient du problème que posent ces criminels endurcis, le gouvernement nippon a pris les choses en main et a décidé de frapper farouchement à la tête. Cette politique a porté ses fruits et nombre de yakuzas sont tombés dans les filets de la police. Toujours astucieux, certains yakuzas ont émigrés à Hawaï, puis en Californie où ils sont fortement implantés. En raison de leurs caractéristiques physionomiques trop voyantes, ils demeurent en retrait et recrutent abondamment chez les Hispaniques et aussi chez les Blancs. Évidemment, ces nouveaux membres doivent se soumettre aux règles édictées par Yoyabun, c’est-à-dire le chef. Le tatouage symbolique fait partie du rituel. Le simple yakuza est affublé d’un tatouage sur la fesse gauche, qui consiste en un soleil rouge à huit rayons verts. Une parenthèse : cette société criminelle affectionne certaines couleurs comme le corail, le bleu France, le rouge sang et le vert émeraude que vous retrouvez sur ce cliché. S’il prend du grade, le yakuza, qui en japonais signifie « inutile », se voit accorder un tatouage identique sur la fesse droite. S’il gravit encore certains échelons, le même motif est tatoué sur les omoplates. Celui que nous voyons ici en haut du bras gauche indique que sa propriétaire a accédé au grade de sokaya, terme qui se traduit par « ouvreuse » ou « huissière », en tout cas « femme de confiance », exploit qui en dit long sur ses capacités si l’on se souvient que les châtiments infligés par les yakuzas pour manquement aux règles établies sont d’une atroce cruauté. D’ailleurs…
  
  L’avocat s’interrompit et se massa le menton.
  
  — Je viens de penser à quelque chose…
  
  Il s’adressa à Coplan :
  
  — Pourrais-je revoir les photographies prises par Esther Schiaffino ?
  
  Sans mot dire, Coplan les sortit de son attaché-case et les lui tendit.
  
  — Un détail illogique vous a-t-il frappé ? questionna Sorensen, l’œil rusé.
  
  — Évidemment, répondit Coplan sans hésiter, en s’autorisant un sourire narquois. Celle qui prétend se prénommer Shirley se tient sur une plage de sable blanc, chauffée par le soleil. Elle est vêtue d’un maillot une-pièce et, bien naturellement, il est impossible de voir si elle est tatouée sur les deux fesses. Un voile lui ceint les seins et elle ne se montre pas de dos, donc, là encore, nous ne pouvons savoir si elle est tatouée sur les omoplates. Enfin, pour terminer, elle porte des gants. Pourquoi des gants sur une plage ? C’est inhabituel. Voici, par conséquent, le détail insolite que j’ai remarqué.
  
  — J’ai peut-être une explication, proposa Sorensen. L’un des châtiments préférés des yakuzas, c’est l’ablation d’une phalange d’un doigt. Le raffinement consiste à forcer le coupable à exécuter lui-même la sentence. Alors, sur le linge rituel, il pose son doigt et, à l’aide d’un katana, un petit sabre sacrificatoire, il se tranche la phalange, sans anesthésie préalable, inutile de le préciser. Le morceau de chair est ensuite livré à la convoitise de poissons sacrés, puis la blessure est cicatrisée au fer rouge. Si notre sokaya porte des gants, c’est peut-être que, dans le passé, avant d’accéder à ce haut grade, elle a commis une erreur sanctionnée par cette terrible punition.
  
  — Un yakuza, s’il a fauté, peut-il, par la suite, monter en grade ? demanda Coplan.
  
  — Le châtiment, une fois exécuté, entraîne le pardon. La faute est oubliée, du moins théoriquement. Il s’agit là d’une ancienne tradition japonaise. Bien évidemment, en cas de récidive grave, le coupable est éliminé définitivement.
  
  — Où cela nous mène-t-il ? soupira Herzfuss.
  
  Sorensen eut un sourire torve comme s’il préparait une manœuvre qui dérouterait la défense adverse et conduirait à l’acquittement de sa cliente. Lentement, avec des gestes précis, il alluma un gros cigare, souffla la fumée en direction d’une statuette en ivoire et fixa Coplan.
  
  — Pour vous qui vous révélez un enquêteur efficace, j’ai peut-être un contact à vous fournir, susceptible d’être précieux et, ce qui est le plus important, de produire des renseignements sur l’organisation yakuza en Californie. Son nom est Keisha Mulligan. Elle est métisse, de père irlandais et de mère nippone. Bien sûr, elle parle couramment japonais, ce qui constitue un énorme avantage lorsque l’on est investi de la mission d’infiltrer les yakuzas.
  
  — Infiltrer ?
  
  — Keisha Mulligan est un agent secret de la D.E.A.(9).
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  De son père irlandais elle avait hérité les yeux faïence, la haute taille et les lèvres charnues. De sa mère, elle tenait l’ébène de la chevelure, la bride des paupières, le teint de porcelaine et la finesse de la peau. Elle était belle mais ne semblait pas s’en soucier. Coplan devina qu’elle appartenait à la catégorie des intellectuelles bourrées de diplômes universitaires, si fortement attirées par l’action qu’elles ne rêvaient que d’entrer dans les services fédéraux de répression du Crime. Ainsi alliaient-elles leur intelligence à leur goût du mouvement et du danger. En général, elle affichaient une nature froide, voire glacée.
  
  Keisha Mulligan paraissait ne pas échapper à la règle.
  
  Son accueil avait été réservé. Pas de chaleur, si l’on exceptait la tasse de café. Vêtue d’un jean, moulant délicieusement ses jambes et ses fesses, d’un T-shirt blanc, d’un blouson en toile grise et chaussée de baskets, elle conservait un maintien raide et distant et son regard restait polaire. D’un ton neutre, volontairement monocorde, elle exprima son mécontentement :
  
  — Daniel Sorensen n’aurait pas dû vous parler de moi. Il a eu connaissance de mes activités sur le plan professionnel lors d’une action en justice. Néanmoins, ma mission demeure secrète.
  
  — Probablement ultrasecrète, même. Du genre « Document à brûler avant de le lire », tenta de plaisanter Coplan afin de détendre l’atmosphère.
  
  — C’est à peu près ça.
  
  — Je connais.
  
  — Vraiment ?
  
  Elle paraissait sincèrement étonnée.
  
  — Racontez-moi votre histoire, invita-t-elle.
  
  Il s’exécuta en lui faisant comprendre, sans le préciser pourtant et sans expliciter, qu’il appartenait aux Services Spéciaux français. Trop fine et intelligente pour poser des questions, elle écouta en silence, en se contentant de remuer machinalement sa cuillère dans sa tasse de café qui refroidissait. Quand il eut fini, elle avala une gorgée, grimaça et rebrancha la cafetière électrique.
  
  — Vous avez la photo de cette femme ?
  
  Coplan posa les clichés et les agrandissements sur la table. Keisha les examina comme s’il s’agissait d’un manuscrit de la mer Morte, puis secoua négativement la tête.
  
  — Jamais vue.
  
  Coplan cacha sa déception. Elle s’en aperçut et esquissa un sourire confus.
  
  — Désolée.
  
  — À votre avis, combien de femmes de type européen, comme celle-ci, ont été recrutées par l’Organisation ?
  
  — Si l’on prend en compte les cinquante États, plusieurs dizaines, peut-être même une centaine. En ce qui concerne plus particulièrement la Californie où semble évoluer votre « Shirley », probablement une cinquantaine. N’oubliez pas qu’en dehors de Hawaï, notre État a servi de tête de pont à l’invasion yakuza, facilitée par une forte implantation japonaise qui date du début du siècle, les Niseis. Ma mère, d’ailleurs, était une Nisei(10).
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  — Une cinquantaine ? C’est presque une aiguille dans un tas de foin, cette « Shirley ».
  
  Keisha emplit les tasses de café chaud.
  
  — Remarquez, votre histoire me rappelle un incident, si l’on accepte la thèse que cette femme a parfaitement joué la comédie pour piéger votre ami et sa maîtresse, puisqu’elle a successivement tenu le rôle d’une dragueuse et de la fille de Brian Kelly. Ce résultat suppose des dons incontestables et une certaine expérience. Par conséquent, nous sortons du domaine traditionnel dans lequel sont cantonnées les femmes yakusas, sokayas ou autres.
  
  — Quel incident ?
  
  — Cela se passait l’année dernière en juin. À West Hollywood. À peu près au coin de Santa Monica Boulevard et de Fairfax Avenue. Une Ford rouge emboutit une Toyota en stationnement et s’enfuit. Une femme est debout sur le trottoir. Elle se nomme Mildred Pearce et a assisté au spectacle. Elle est outrée par le comportement du chauffard mais n’a pas le temps de réagir que, déjà, une femme, l’air agité, les yeux flamboyant de colère, se jette sur elle et lui secoue le bras en lui criant :
  
  « Vite, vite, relevez son numéro, je l’ai mémorisé mais je n’ai rien pour écrire ! Vite, dépêchez-vous avant que je ne l’oublie ! » Mildred Pearce obtempère et inscrit sur sa carte de visite le numéro minéralogique qui lui est dicté. La femme la remercie et s’en va. Pour Mildred Pearce, elle est la propriétaire de la Toyota. À la même heure, le oyabun Matumata, c’est-à-dire le patron de l’Organisation pour la Californie, se fait assassiner d’une balle dans la tête, en pleine rue, à l’autre bout de Los Angeles, dans Crenshaw Boulevard à Inglewood. L’assassin s’enfuit à bord d’une Ford rouge. La plaque est maculée de boue et son numéro demeure inidentifiable. Pour tout le monde, le tueur est Kuchimayo, le second du oyabun, agissant par ambition personnelle sans l’accord de la hiérarchie à Tokyo. La police l’interroge. Il nie farouchement et donne son alibi. À bord de sa Ford rouge, il a embouti une Toyota au coin de Santa Monica Boulevard et de Fairfax Avenue.
  
  Coplan sourit.
  
  — Astucieux.
  
  — La police vérifie et retrouve la Toyota. Sur le pare-brise, elle découvre sous l’essuie-glace la carte de visite de Mildred Pearce qui confirme et n’en démord pas. Au volant de la Ford, elle a distingué un Asiatique sans pouvoir l’identifier formellement. Kuchimayo est relâché.
  
  — Et, naturellement, la femme n’était pas la propriétaire de la Toyota ?
  
  — Vous avez tout compris.
  
  Coplan récupéra les photographies et les agrandissements.
  
  — Où puis-je trouver Mildred Pearce ?
  
  Cette dernière vivait dans une modeste maison de Colima Road, découvrit Coplan deux heures plus tard. Là se terminait Whittier, la banlieue sud-est de Los Angeles. Au-delà s’étendait une plaine désertique, dans laquelle tentaient de survivre deux ou trois cactus.
  
  Noire et corpulente, entourée de bambins aux mines malicieuses, elle dévisagea Coplan avec inquiétude.
  
  — Vous revenez pour cette vieille histoire ? J’ai tout dit aux flics, je suis sûre de mon fait.
  
  — Je voudrais juste que vous procédiez à une identification. Cette femme, là sur ces photos, vous la reconnaissez ?
  
  Elle avança sa main droite, la retira et l’avança à nouveau.
  
  — Donnez.
  
  Le cœur de Coplan battit très vite. Après un long coup d’œil, Mildred Pearce lui restitua les clichés.
  
  — C’est elle, c’est la femme à la Toyota.
  
  — Merci.
  
  Coplan s’en fut et retourna voir Keisha Mulligan.
  
  — C’est confirmé, annonça-t-il.
  
  Elle plissa les yeux, satisfaite.
  
  — Vous avez avancé d’un grand pas. Cependant, vous êtes coincé. Comment faire pour retrouver votre « Shirley » ? D’abord, ce que vous devriez essayer de savoir, c’est la raison pour laquelle votre ami et sa maîtresse ont attiré sur eux l’attention des yakuzas.
  
  — Il ne peut s’agir d’une vengeance personnelle, car, alors, pourquoi s’attaquer à leurs époux respectifs ?
  
  Coplan prit congé et s’en alla trouver Oscar Susko, l’enquêteur de la compagnie d’assurances Schucal, l’homme qui avait déclenché l’affaire. Dans son bureau, tout était clair et net. Pas un dossier en vue.
  
  — C’est le chômage ? plaisanta Coplan.
  
  Susko éclata d’un rire tonitruant, sa trogne de bon vivant s’illumina et, du doigt, désigna l’écran de l’ordinateur.
  
  — Si j’appuie sur la touche « départ », j’ai plein de cas suspects qui me dégringolent en pleine gueule ! Heureusement, j’ai des enquêteurs qui bossent pour moi. En ce moment, je m’accorde un moment de détente avant d’aller confondre un escroc coupable d’incendie volontaire pour toucher un maxi ! Café ?
  
  — Volontiers.
  
  — Qu’est-ce qui vous amène ?
  
  — Les yakuzas.
  
  — Mais encore ?
  
  — Au cours de votre enquête, vous n’êtes pas tombé sur une piste qui aurait éveillé, ne serait-ce qu’un instant, vos soupçons sur une éventuelle participation de l’Organisation dans le double meurtre ?
  
  Oscar Susko en oubliait le café qu’il avait proposé. Bouche béante, il contemplait Coplan avec ahurissement. Pour finir, il parla avec effort :
  
  — Je crois, monsieur Coudray, que vous faites fausse route. Les yakuzas ? Mon Dieu, où êtes-vous allé chercher ça ? Pourquoi diable seraient-ils allés tuer deux époux innocents ? Sincèrement, je crois qu’ils sont trop occupés à sévir dans les milieux de la drogue, du racket, de la prostitution, des jeux pour perdre leur temps dans une affaire aussi sordide et vulgaire. D’ailleurs, où se situerait leur intérêt ?
  
  — C’est ce que je cherche.
  
  — Vous faites fausse route, répéta l’enquêteur d’un ton catégorique.
  
  De la compagnie d’assurances, Coplan se rendit à la prison. Jacques Beaulieu avait fondu. Le séjour carcéral creusait son visage et l’inquiétude marquait son regard. Sur sa peau, le bronzage avait disparu. Coplan scruta ses traits. Était-il le Docteur Jekyll ou Mister Hyde ?
  
  — T’as déniché quelque chose ?
  
  Coplan se montra réservé.
  
  — Je progresse. Les yakuzas, tu connais ?
  
  — Robert Mitchum a fait un film sur le sujet. J’ai même la cassette. Kimberley était très amie avec Mitchum. Ce que je sais des yakuzas, je l’ai appris dans ce film. Seulement, les yakuzas opèrent au Japon, pas ici.
  
  — Tu te trompes.
  
  — Vraiment ?
  
  Coplan l’interrogea longuement mais se rendit vite compte que Beaulieu ignorait tout des activités de l’Organisation en Californie et qu’il n’avait même pas remarqué le tatouage sur le bras de « Shirley ». Au parloir des femmes, il n’obtint pas plus de succès avec Ann Jo Kelly. Dépité, il s’apprêtait à repartir lorsqu’elle le retint par le bras.
  
  — Attendez, monsieur Coudray, je viens de me souvenir de quelque chose…
  
  — Quoi ?
  
  — Vous savez que j’ai été en prison avant mon mariage avec Brian. Dans ma cellule, j’avais une femme yakuza.
  
  L’intérêt de Coplan se réveilla.
  
  — Une Américaine ?
  
  — Américaine, oui, mais d’origine japonaise. Une nisei, si vous préférez. Nous sommes restées un mois ensemble, puis elle a été mutée dans une autre aile de la prison. Son nom était Elaine Yourga. Elle avait été condamnée pour proxénétisme. Elle forçait de jeunes adolescentes à se prostituer dans sa maison de rendez-vous. C’était une personne plutôt fermée, hermétique même, pas vraiment sympathique. Elle n’aimait pas qu’on lui pose des questions mais, il faut le reconnaître, n’en posait pas non plus. Elle était respectée en raison de la crainte qu’inspirait son appartenance à l’Organisation. Même les Italiens de la Mafia ont peur des yakuzas, à cause de leur barbarie.
  
  Sceptique, Coplan se demanda ce qu’il pouvait bien tirer de ce renseignement. Néanmoins, il s’en alla trouver le district attorney Bob Sheen qui se moqua de lui.
  
  — Vous êtes incroyable, vous ! Vous voilà sur la piste d’une yakuza ! Qu’allez-vous chercher là ?
  
  — Je ne vous demande qu’une chose : pouvez-vous m’indiquer l’endroit où je pourrais mettre la main sur cette Elaine Yourga ?
  
  Bob Sheen poussa un soupir excédé.
  
  — Si la France ne nous avait pas donné un coup de main dans la guerre du Golfe, je vous enverrais vous faire foutre, mais nous sommes alliés, n’est-ce pas ?
  
  Il convoqua son assistant et lui transmit ses ordres, avant d’aller emplir deux gobelets en carton à la cafetière murale.
  
  — Vous divaguez complètement. Certes, la machination à laquelle se sont livrés Ann Jo Kelly et Jacques Beaulieu est diabolique mais, l’un dans l’autre, elle correspond à un crime passionnel assez classique : le quatuor infernal. Deux amants et deux conjoints encombrants dont on planifie l’élimination. Prenez tous les bons manuels, les annales, vous y retrouverez une situation identique. Si vous n’en êtes pas persuadé, demandez donc à Sherlock Holmes ou à Maigret. Ils vous le certifieront. Les yakuzas n’ont rien à voir là-dedans.
  
  Coplan ne fut nullement ébranlé. L’assistant revint bientôt en annonçant :
  
  — Cette Elaine Yourga a disparu de la circulation.
  
  Il ne restait plus à Coplan qu’à recourir aux bons offices de Keisha Mulligan. Toujours aussi froide et réservée, celle-ci hésita puis livra le renseignement :
  
  — Dès sa sortie de prison, elle a poursuivi ses activités pour le compte de l’Organisation. Naturellement, elle avait commis une faute en se faisant prendre. Aussi a-t-elle dû sacrifier à l’usage et s’autopunir en se coupant la phalange d’un doigt. Cette fois, elle se montre plus prudente et gère une maison de rendez-vous plus discrète, fermée pour le moment, car elle a expédié ses filles, toutes des Blanches, en charter pour le Japon. Là-bas, les riches Japonais sont friands de beautés blondes aux yeux bleus.
  
  — Où vit-elle ?
  
  L’agent secret de la D.E.A. consulta son ordinateur.
  
  — À Santa Monica. Au 56 de Mulholland Drive.
  
  — Merci. Dans votre arsenal, vous auriez une arme qui ne serait enregistrée nulle part ?
  
  Elle s’autorisa un sourire complice.
  
  — J’ai un Colt. 45 dont les numéros ont été limés par un pro.
  
  — Il fera l’affaire. Avec deux chargeurs de rechange, on ne sait jamais.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Dans Mulholland Drive, les demeures étaient espacées, séparées par de hauts murs d’enceinte derrière lesquels s’étalaient de vastes pelouses, bordées de vénérables sycomores.
  
  Coplan inspecta la nuit. C’est à peine si quelques rares voitures grimpaient ou descendaient la pente escarpée. La lune était absente. Il s’approcha du panneau chiffré logé dans le mur à gauche du lourd portail, y colla son senseur électronique, le laissa quelques secondes, puis le retira. Sur l’écran lumineux s’était inscrit le numéro du code d’ouverture. Il le composa sur le panneau et le battant s’écarta. Après avoir rempoché le boîtier, il poussa et entra.
  
  Immédiatement, il perçut le danger et culbuta sur les fesses. Son dos en repoussant le battant du portail le fit claquer. Sa main droite arracha le Colt de sous son blouson léger. La crosse du fusil à pompe lui rasa le cuir chevelu. D’un violent coup de pied dans le tibia, il riposta. Son agresseur lâcha un cri de souffrance et tomba en avant. Coplan le cueillit au menton de son poing armé et reçut sur la poitrine le corps inanimé de l’inconnu. Vite, il s’en débarrassa et tendit l’oreille. Aucun bruit suspect. Seul était présent le bruissement des feuillages sous le vent timide qui montait de l’océan. Au-delà de la pelouse, une lumière brillait au rez-de-chaussée de la villa, une lumière vive qui éclaboussait l’allée cimentée et le parterre de roses.
  
  Il retourna son adversaire sur le dos, sortit de sa poche une mini-torche électrique et inspecta le visage. Des traits européens, rudes et anguleux, aux cheveux gris et épars. À la pointe du menton, l’ecchymose bleuissait et formait un hématome. Les joues étaient rasées de près. Vêtements bon marché, chaussures ordinaires en mauvais cuir. Il fouilla les poches. Rien de particulier, sauf un couteau à cran d’arrêt et un permis de conduire indiquant que l’intéressé vivait dans un bled perdu de l’Utah.
  
  Coplan rangea son Colt et fit jaillir la lame du cran d’arrêt. Sans vergogne, il tailla de grosses bandelettes dans la chemise au tissu épais et bariolé. Ceci fait, il ligota solidement les poignets et les chevilles de son captif. Pour terminer, il le bâillonna avec ce qui restait de la chemise. Satisfait, il ramassa le fusil à pompe et en vérifia soigneusement le fonctionnement. Rassuré, il emprunta l’allée cimentée pour se diriger à pas prudents vers la demeure.
  
  Les vantaux du garage étaient ouverts. Un somptueux cabriolet Dodge dernier cri immatriculé dans le Nevada y stationnait. La portière côté conducteur restait ouverte et l’ampoule plafonnière éclairait un cuir luxueux couleur crème.
  
  Contre la roue avant gauche reposait une chaussure de femme à haut talon.
  
  Intrigué, Coplan inspecta le garage, mais ne découvrit aucun autre détail insolite.
  
  Il reprit sa progression précautionneuse vers la villa et atteignit la terrasse. La seconde chaussure était là. L’index recourbé sur la détente, Coplan alla se coller au mur et jeta un coup d’œil à travers la baie vitrée. Décor de salon d’un ultra modernisme outrancier, mais vide de toute présence humaine.
  
  Coplan entra avec la désagréable sensation de se trouver en plein éclairage. Rapidement, il traversa la pièce et déboucha sur un couloir large et obscur. À nouveau, il fit appel à sa torche. Le faisceau débusqua deux embouchures d’escalier. L’un grimpait vers le premier étage, le second colimaçonnait vers le sous-sol et dégageait une faible lumière. Coplan se dirigea vers celui-ci car, en dressant l’oreille, il avait perçu des bruits de voix. Accoudé à la rampe, il se pencha.
  
  Les syllabes lui parvenaient plus distinctement :
  
  — Nous, membres de la famille Billingham…
  
  L’homme qu’il avait terrassé derrière le portail se nommait Fred Billingham, se souvint Coplan.
  
  —… te reconnaissons coupable, toi Elaine Yourga, du rapt de notre bien-aimée Carolyne que tu as entraînée sur les sentiers du stupre et de la luxure, ce que le Dieu des Mormons condamne avec la plus extrême sévérité. C’est pourquoi Il nous a autorisés à exercer sur toi le châtiment que nous estimerons approprier à tes péchés. Pour nous, il n’en est pas d’autre que la mort qui constituera ta rédemption et le rachat des fautes que tu as commises et qui ont offensé Notre Seigneur et notre Carolyne adorée. Nous espérons que cette punition blanchira ton âme et que Dieu l’acceptera dans Son infinie miséricorde…
  
  Les marches étaient en béton et ne risquaient pas de craquer sous son poids. Coplan descendit lentement, l’index sur la détente.
  
  Autour du gros tuyau de la chaudière était passée une corde de chanvre entrelacée de fils d’acier. Elle se terminait par un nœud coulant.
  
  Au crédit de la nisei, il convenait de porter une impassibilité totale. Elle ne tremblait nullement à l’énoncé de ce terrible verdict. Pieds nus, vêtue d’une jupe de cuir, rouge comme les chaussures qu’elle avait perdues, d’un pull noir, elle baissait les yeux. Ses mains étaient liées dans le dos et elle se tenait au milieu d’un cercle qui comprenait deux femmes et quatre hommes dont deux serraient l’une des extrémités de la corde. Son âge oscillait entre trente-cinq et quarante ans, et, de ce que Coplan pouvait voir de son visage, elle était assez jolie, compte tenu que son lourd maquillage masquait les ravages du temps.
  
  Coplan arma le fusil et le fracas du métal fit sursauter l’assistance. La Japonaise releva précipitamment le regard.
  
  — Police ! rugit Coplan. Tout le monde les mains en l’air ou je fais feu.
  
  Parmi les quatre hommes, il y en avait un à barbe blanche qui se laissa tomber sur les genoux et joignit des mains à la peau brunie et craquelée par les travaux de la terre.
  
  — Dieu Tout-Puissant ! s’écria-t-il. Nous abandonnez-Vous ?
  
  Les deux femmes l’imitèrent et poussèrent des cris aigus qui n’impressionnèrent pas Coplan. D’un ton autoritaire, il répéta son ordre et vit qu’un sourire soulagé fleurissait sur les lèvres de la proxénète, dont la taille se redressa, en même temps qu’une expression arrogante durcissait ses traits.
  
  Coplan se décida pour un coup de bluff. Il épaula, visa soigneusement, sûr de son talent de tireur, et lâcha deux coups. Tranché net, le nœud se distendit. Cette fois, la nisei rit franchement tandis que les autres, malgré eux, courbaient l’échine, assourdis par les détonations.
  
  — Je n’ai pas envie de faire du mal à d’honnêtes citoyens, enchaîna Coplan. Je dois arrêter cette femme et l’incarcérer pour les crimes qu’elle a commis. Cependant, je ne peux accepter que vous fassiez justice vous-mêmes, que votre Dieu vous l’ait ordonné ou pas. La loi de Lynch est abolie sur le territoire des États-Unis depuis longtemps et ceux qui l’appliquent sont, à mes yeux, aussi coupables que ceux qu’ils prétendent juger. La Loi c’est moi et pas vous !
  
  À contrecœur, les femmes se relevèrent et supplièrent le vieillard de se rendre à la raison, ce qu’il fît avec majesté, comme accablé par un sort injuste et contraire.
  
  — Les mains en l’air, commanda encore Coplan.
  
  Ils s’exécutèrent.
  
  — Collez-vous face au mur côté chaudière.
  
  Cette fois encore, ils obtempérèrent. Coplan descendit la volée de marches, tira sur la corde pour la dégager, força Elaine à se coucher sur le dos et lui ligota les chevilles sans cesser de surveiller ses prisonniers. La proxénète protesta avec véhémence :
  
  — Mais… je ne comprends pas ! Qu’est-ce que vous faites ? Vous feriez mieux de me délivrer !
  
  Coplan ne l’écoutait pas. Quand il en eut terminé avec elle, il escorta ses captifs jusqu’au portail où leur acolyte s’était réveillé et grognait sous son bâillon.
  
  — Emmenez-le avec vous, ordonna Coplan. Vous avez une voiture ?
  
  — Nous en avons deux, répondit l’une des femmes. Elles sont garées dans la rue.
  
  — Alors, fichez le camp d’ici et vite ! Je garde le fusil comme pièce à conviction. N’oubliez pas de remercier le Dieu des Mormons d’avoir placé sur votre route un flic compréhensif qui vous a évité de vous fourrer dans le pétrin !
  
  Il les regarda s’éloigner, monter dans leurs voitures, démarrer et partir. Quand ils eurent disparu, il referma le portail après avoir changé le code d’ouverture.
  
  — Qui êtes-vous ? apostropha durement Elaine Yourga quand elle le vit revenir.
  
  — Je suis un ange envoyé par le Dieu des Mormons.
  
  Les circonstances étaient telles qu’elle demeura insensible à son humour.
  
  — En tout cas, vous n’êtes pas un flic. Qu’attendez-vous pour me délivrer ? Nous discuterons ensuite de votre personnalité. Mes poignets sont tout engourdis.
  
  Coplan s’assit sur la dernière marche et posa sur le sol le fusil et le cran d’arrêt à la lame ouverte.
  
  — Il ne tient qu’à vous d’être délivrée. D’abord, mettons les choses au point : je vous ai sauvé la vie.
  
  Elle hocha la tête.
  
  — C’est vrai et je vous en remercie, bien que j’ignore vos mobiles. Néanmoins, vous m’avez débarrassée de ces fous furieux. Vous avez vu à quoi conduit la religion ?
  
  — Pas de leçons de morale, s’il vous plaît. Vous, vous n’êtes pas blanche comme neige. Toutes les filles que vous exploitez, dont vous tirez de l’argent !
  
  — Changez de disque, je viens d’entendre les mêmes reproches.
  
  Il se releva et alla la soulever pour l’adosser contre le mur, puis il lui présenta les clichés qu’il avait sortis de sa poche.
  
  — Vous connaissez cette femme ?
  
  Elle plissa ses yeux bridés pour mieux voir.
  
  — Non.
  
  Il lui montra les agrandissements.
  
  — Ce tatouage évoque-t-il quelque chose pour vous ?
  
  — Rien du tout.
  
  Il rempocha clichés et agrandissements, fit demi-tour, ramassa le fusil et le cran d’arrêt et posa le pied sur la première marche.
  
  — Où allez-vous ?
  
  Dans la voix perçait l’angoisse.
  
  — Vous ne m’intéressez plus, répondit-il sèchement.
  
  — Attendez !
  
  — Vous refusez de coopérer avec moi. Alors, vous savez ce que je vais faire ?
  
  — Quoi ?
  
  — Foutre le feu à cette fichue baraque. Quand vous serez la proie des flammes, sans doute regretterez-vous la corde et les Mormons !
  
  Pour la première fois, elle témoigna de quelque émotion et son impassibilité tout orientale se lézarda.
  
  — C’est vrai, je le jure, cette femme, je ne la connais pas !
  
  — Alors, tant pis pour vous !
  
  Il posa le pied sur la deuxième marche, l’air résolu.
  
  — Si vous n’êtes pas flic, vous allez vous brûler les doigts ! Vous ignorez à qui vous avez affaire !
  
  Il s’arrêta et tourna la tête.
  
  — Vous faites allusion aux yakuzas ?
  
  Elle ricana.
  
  — Vous prononcez ce nom comme s’il s’agissait de personnages quelconques. Croyez-moi, si vous tombez dans leurs mains, ils vous couperont en morceaux !
  
  — Pour me donner à bouffer aux poissons sacrés ? Je sais tout cela.
  
  — Si vous êtes au courant, alors faites bon usage de votre cran d’arrêt et coupez-moi ces liens.
  
  — Pour être franc avec vous, j’aimerais bien me payer une yakuza.
  
  — D’accord, violez-moi, mais, après, délivrez-moi.
  
  — Vous vous méprenez. Le viol, ce n’est pas ma tasse de thé. Par « me payer une yakuza », je voulais dire la griller au barbecue.
  
  Elle se renfrogna.
  
  — Vous êtes têtu.
  
  Coplan posa le pied sur la troisième marche.
  
  — Attendez, fit-elle pour la seconde fois.
  
  — Je vous écoute. Pas de manœuvres dilatoires. Pour tout vous dire, ça ne servirait à rien. Je suis bien décidé à prendre la place des Mormons. La seule différence, ça sera la grillade au lieu de la potence.
  
  Elle vint enfin à résipiscence.
  
  — Cette femme, je le jure, je ne la connais pas en ce sens que j’ignore son nom et son adresse. Je ne l’ai rencontrée qu’une seule fois.
  
  — Où ?
  
  — Chez Yoyabun.
  
  — Donc, c’est bien une yakuza ?
  
  — Son tatouage le prouve.
  
  — Et c’est une sokaya. Par conséquent, elle détient un haut grade. Pour l’Organisation, c’est une personne de confiance.
  
  — Apparemment, répondit Elaine Yourga, redevenue prudente après réflexion.
  
  — Quand a eu lieu cette rencontre ?
  
  — Il y a plus d’un an. La seule chose que je sais d’elle, c’est qu’elle est spécialisée dans les escroqueries aux assurances…
  
  Coplan tressaillit.
  
  —… Ce jour-là, elle était félicitée par l’oyabun. Elle venait de réussir un joli coup avec une collection de porcelaines chinoises. Voilà, c’est tout ce que je sais. Je n’ai plus jamais revu cette femme. Je ne connais même pas son prénom. Dans son passé, elle avait dû commettre une faute car elle avait une phalange coupée. Comme moi. Maintenant, coupez-moi ces liens !
  
  — Vous ne vous souvenez pas d’autres détails à son sujet ? À qui appartenait cette collection de porcelaines chinoises ? Où l’opération avait-elle pris place ? En Californie ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  — Je n’en sais pas plus. Bon Dieu, vous vous ramenez avec votre foutu cran d’arrêt ?
  
  — Je vais enquêter sur cette escroquerie à l’assurance. Si vous avez dit vrai et que je trouve une piste, je reviens vous délivrer, mais je ne sais combien de temps ça prendra. La lumière est allumée. Vous n’aurez pas peur dans le noir. Pour vous occuper l’esprit, pensez aux filles que vous avez expédiées au Japon et qui vous rapportent des yens ! Et le yen, vous le savez, grimpe, tandis que le dollar dégringole aux Bourses du monde entier. Vous n’êtes pas perdante. Du moins pour le moment, et à condition que votre tuyau soit valable !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Oscar Susko alluma son cigare avec soin, avec une débauche de gestes qui auraient conduit un observateur candide à conclure que l’enquêteur de la compagnie d’assurances était propriétaire du champ de tabac, de l’usine où étaient roulés les cigares et du bateau qui les transportait en Californie.
  
  Ce rite accompli, il souffla la fumée en direction du climatiseur et posa sur Coplan un regard courroucé.
  
  — Vous me prenez pour un con ?
  
  — Pourquoi ?
  
  — Vous imaginez que quelqu’un aurait tenté d’escroquer la compagnie pour laquelle je travaille sans que j’aie découvert le pot aux roses ? Impossible. On ne la fait pas à ce vieil Oscar. J’ai le flair, moi ! Dès la première page d’un dossier, je renifle le coup fourré. C’est comme une seconde nature. Vous avez des mécaniciens, ils soulèvent le capot et ils savent tout de suite ce qui cloche. Moi c’est pareil quand j’ouvre un dossier. Les escroqueries ont une odeur particulière.
  
  — Une odeur de pourri ?
  
  — À peu près ça.
  
  — Vous vous souvenez d’une affaire de porcelaines chinoises ?
  
  — On n’a jamais eu cette affaire à la Schucal.
  
  — Sûr ?
  
  — Laissez-moi quand même vérifier. Je tiens à être absolument honnête avec vous.
  
  Susko s’absenta et revint un quart d’heure plus tard, son cigare à demi consumé, l’air triomphant.
  
  — Qu’est-ce que je vous disais ? Personne ne nous a jamais baisés avec des porcelaines chinoises !
  
  Coplan remercia et s’en fut. Avec l’aide des deux avocats Sorensen et Herzfuss, il contacta les compagnies d’assurances californiennes, mais sans succès. Aucune d’elles n’avait eu à négocier des dommages-intérêts pour la perte ou le vol de porcelaines chinoises dont la valeur devait être élevée pour que « Shirley » fût félicitée par l’oyabun, si, du moins, Elaine Yourga avait dit la vérité.
  
  Coplan retourna voir la yakuza et la fit boire et manger. Quand elle fut restaurée, elle s’inquiéta :
  
  — Vous allez encore me garder longtemps ? Vous avez fait chou blanc, c’est ça ?
  
  — C’est bien ça.
  
  — Dans ce cas, je ne peux rien pour vous.
  
  — Vous avez tort de vous enfermer dans ce raisonnement. N’oubliez pas que je vous séquestre jusqu’à ce que je sois tombé sur la piste qui m’intéresse.
  
  — Je vous ai dit tout ce que je savais.
  
  — C’est insuffisant. Réfléchissez bien à votre rencontre avec cette femme.
  
  Il la quitta et remonta au rez-de-chaussée pour savourer à son aise les sandwiches et la bière qu’il avait achetés en chemin. Son repas frugal avalé, il explora les lieux. Rien de remarquable n’était à retenir, si l’on exceptait la filmothèque.
  
  Dans un meuble en bois de teck étaient rangées des cassettes. Sur les tranches étaient inscrits des chiffres et des initiales. Au hasard Coplan en choisit une et la plaça dans le lecteur. Comme les suivantes, celle-ci semblait avoir capté les images d’un bal de maniaques sexuels. Donnant libre cours à leurs fantasmes, les participants mâles se déchaînaient en compagnie des créatures les plus excitantes que l’on puisse imaginer. En guêpières, en bas noirs à mailles, en bodies, en corsages froufroutants, en chaussures à talons aiguilles, en cuissardes, les belles de lupanar s’appliquaient à satisfaire leurs clients aux yeux exorbités. Sirènes du plaisir tarifé, outrancièrement fardées et coiffées de perruques pailletées d’or, elles s’escrimaient de bon cœur. Certaines, vêtues de robes fendues à la Shéhérazade, en dévergondées de harem, câlinaient dans leur caverne d’Ali-Baba les califes de l’étreinte à tous crins. Insensibles à cette atmosphère des Mille et Une Nuits, d’autres, cuirassées de cuir clouté ou culottées de mousseline transparente sous un tablier de soubrette, fouettaient ou cravachaient leurs esclaves dociles. Corsetées de noir, escarpins rouge vif, harnachées en sadomaso, nudités à demi voilées par le string et le porte-jarretelles, provocantes à souhait, quelques-unes enchaînaient, menottaient ou tiraient en laisse les aficionados de la soumission.
  
  Cette projection donna une idée à Coplan qui bondit sur le téléphone. Herzfuss fut un peu agacé :
  
  — Monsieur Coudray, vous savez que Jacques Beaulieu n’est pas mon unique client. En ce moment même, je peaufine une plaidoirie pour une pauvre femme qui…
  
  — Quelles relations entretenez-vous avec le patron de la Brigade des Mœurs ?
  
  — John Gutierrez ? Excellentes. Pourquoi ?
  
  — Passez-lui tout de suite un coup de fil pour me recommander à lui. Je pars à l’instant lui rendre visite.
  
  Coplan raccrocha avant que l’avocat n’ait le temps de poser des questions inutiles. Il rangea les cassettes et redescendit au sous-sol. La haine se lisait dans les yeux de la nisei.
  
  — À quoi bon m’avoir délivrée des griffes des Mormons si c’est pour me torturer ensuite ? lui jeta-t-elle d’une voix qui se voulait cinglante.
  
  Coplan ne fut guère ému.
  
  — La mémoire vous est revenue ?
  
  — Je vous l’ai dit, je ne me souviens de rien d’autre.
  
  Il l’abandonna pour se rendre au quartier général de la police. John Gutierrez le reçut sur-le-champ. C’était un chicano aux traits bouffis par la graisse. Teint olivâtre, il affectionnait les couleurs claires. Cette prédilection se décelait dans son costume en synchronisation avec la saison mais en retard sur son âge. Bien que courtois, il fit comprendre à son visiteur qu’il était un homme fort occupé et que son temps était compté.
  
  Coplan plaça sur son bureau les photographies.
  
  — Je soupçonne cette femme d’être une ancienne prostituée qui s’en est sortie grâce, probablement, à ses qualités extra-professionnelles et à l’aile protectrice des yakuzas.
  
  À ce mot, l’intérêt du chicano s’éveilla. Il bougea sa lourde masse et se pencha en avant. Soigneusement, il étudia les clichés et secoua lentement la tête.
  
  — Connais pas. Cependant, laissez-moi vous dire, monsieur Coudray, que la prostitution est florissante à Los Angeles. Quelque cinquante mille filles tapinent. Des Noires, des Blanches, des Hispaniques, des Asiatiques, de tout.
  
  — Combien sont-elles, celles contrôlées par les yakuzas ?
  
  — Il y en a infiniment moins, c’est sûr. Environ une dizaine de milliers.
  
  — Vous avez des fichiers ?
  
  — Dans un ordinateur géant. Ne me dites pas que vous allez vous atteler à cette tâche ? Compiler nos archives une par une ? Nous sommes en juin, vous n’aurez pas terminé pour Noël.
  
  — Quel est le pourcentage des Blanches dans vos cinquante mille prostituées ?
  
  — Quinze pour cent.
  
  — Chez celles contrôlées par les yakuzas ?
  
  — Cinq pour cent, pas plus. Je vois où vous voulez en venir. Vous allez vous concentrer sur les Blanches contrôlées par les yakuzas parce que celle que vous recherchez est une Blanche. Vous réduirez ainsi le champ d’investigations. Pas mal. Seulement, notre ordinateur est hypersophistiqué. Saurez-vous le manipuler convenablement ?
  
  Coplan ne put s’empêcher de sourire. John Gutierrez ignorait qu’il se trouvait en présence de l’agent le plus expérimenté de la D.G.S.E. Il rassura le policier :
  
  — Ne vous inquiétez pas.
  
  Il ne se trompait pas. L’I.B.M. lui était familier. Le chicano l’installa dans une pièce minuscule, lui livra les codes d’accès, brancha la cafetière électrique murale et s’esquiva en lui souhaitant bonne chance.
  
  À raison de quatorze heures par jour d’un labeur acharné, Coplan s’attaqua au problème qui lui était posé. Au bout de deux jours, il dut acheter dans une pharmacie des gouttes pour les yeux tant ces derniers étaient soumis à rude épreuve. Les photos anthropométriques défilaient sur l’écran et Coplan scrutait chaque visage, conscient que les traits de « Shirley » avaient pu se modifier au cours des années. Appliqué, il détaillait durant dix minutes la physionomie pour laquelle il éprouvait un doute. Sa journée terminée, il s’en allait, exténué, apporter à boire et à manger à Elaine Yourga et la conduire aux toilettes et à la douche.
  
  Fidèle à l’attitude qui avait été la sienne devant la corde de chanvre, la nisei conservait une attitude fière et arrogante. Sa haine s’était décuplée et, à présent, elle insultait grossièrement son geôlier en lui promettant mille morts. Coplan restait calme et froid.
  
  Le sixième jour, il toucha le jackpot.
  
  Incontestablement, c’était elle. Plus jeune, bien sûr. La fiche datait du 14 avril 1984.
  
  Kristi Kauffman
  
  Née 5 janvier 1963 à Phœnix, Arizona.
  
  Le rapport relatait les circonstances de l’arrestation. La jeune femme avait utilisé une pratique aussi ancienne que la prostitution : l’entôlage. Le client était un gros propriétaire terrien des environs de Dallas. Kristi Kauffman avait fait appel à un ami journaliste qui avait dédommagé le Texan. Celui-ci avait retiré sa plainte et Kristi était repartie libre. Il était noté en post-scriptum que l’hôtel dans lequel elle avait entraîné sa victime appartenait aux yakuzas.
  
  Coplan abandonna les lieux après avoir relevé les coordonnées du journaliste et l’adresse de l’hôtel. Gutierrez fut suffoqué d’apprendre qu’il avait réussi et Coplan lut dans son regard une expression respectueuse.
  
  Le journaliste, Ryck Heflin, se consacrait à la rédaction d’un ouvrage humoristique, en fait une compilation des perles relevées dans le courrier des lecteurs adressé aux journaux. Cela allait de les loups arrivèrent et déjeunèrent leurs plans à taillable et corps et âme à merci en passant par on lui a mis le cou dans une minette.
  
  De l’avis de Coplan, Heflin avait le plus grand besoin de se plonger dans son bêtisier car, intarissable bavard et véritable mur des lamentations, il profita de cette oreille inattendue et complaisante pour conter à la cadence d’une mitrailleuse les catastrophes qui s’abattaient sur lui :
  
  — C’est vraiment le manque de pot, je vous assure, monsieur Coudray ! Je viens d’apprendre que ma fiancée, que j’aime follement, se drogue et, en plus, est séropositive. Quel coup ! Et moi qui, avec elle, n’ai jamais utilisé de préservatifs comme pourtant le recommande la télévision ! Maintenant, je m’explique tous ces points rouges qu’elle a dans la saignée du bras gauche. Mais ce n’est pas tout, vous allez voir ! On m’a annoncé une saisie-arrêt sur salaire parce que je ne paie plus depuis deux ans la pension alimentaire que j’ai été condamné à verser à mon ex-épouse ! La garce ! Me faire ça à moi ! Asseyez-vous, monsieur Coudray, je vous en prie, sinon vous allez tomber sur le cul en entendant la suite. Là, c’est bien. Bon, j’avais une vieille tante fort riche que je choyais comme si j’étais son fils. Elle meurt. Et vous savez ce que me dit le notaire ? Qu’elle ne m’a pas couché sur son testament ! La salope ! Par-dessus ça, et dans la même journée, mon agent de change me téléphone. À part quelques misérables pépites, on n’a trouvé que des cailloux sans valeur dans la concession minière au Lesotho dont j’avais acheté 20 000 actions en janvier dernier. Non, alors là, c’est trop ! Est-ce qu’un homme normal, bien constitué, peut résister à une telle avalanche de mauvaises nouvelles ? Hein, je vous le demande ?
  
  — Je compatis. J’espère que Kristi Kauffman n’est pas mêlée à vos ennuis ?
  
  — Kristi ? Ah, la brave fille ! Question femmes, c’est mon meilleur souvenir.
  
  — Souvenir ? Vous ne la voyez plus ?
  
  — Bien sûr que non. Quand elle avait vingt ans, elle était pute et, alors, croyez-moi, quelle sacrée baiseuse. Ce temps n’est plus, du moins en ce qui concerne le côté pute. Pour le reste, j’imagine qu’une femme qui a du tempérament le garde toute sa vie.
  
  — Depuis combien de temps ne l’avez-vous pas vue ?
  
  — Cinq, six ans. Astucieuse comme elle était, elle a dû épouser un type bourré de fric.
  
  Dépité par ce nouvel échec, Coplan repartit pour se rendre à l’adresse qu’il avait notée. Situé à quelques pas de la plage de Santa Monica, dans Pico Boulevard, l’hôtel était une construction de trois étages à la façade lézardée et lépreuse. Devant son entrée avaient échoué quelques clochards pouilleux et barbus.
  
  Cette ruine, un repaire yakuzas ? Coplan ne pouvait en croire ses yeux. Il alla inspecter le hall. Minable. Il tendit une coupure de cinq dollars à un clochard qui la rafla prestement.
  
  — Y a-t-il des putes qui viennent dans cet hôtel ?
  
  L’autre s’esclaffa.
  
  — Tu rigoles, mon pote ?
  
  — Qui le fréquente ?
  
  — Des paumés qui ont pas peur de se coucher sur un nid à puces. Et des camés qui y planquent leurs doses pour pas se faire alpaguer avec.
  
  — Qui le tient ? Un Japonais ?
  
  — T’es dingue ? C’est fini, le temps des Paupières-Bridées. Ça fait une paie que ç’a été vendu aux chicanos. Maintenant on n’y parle plus qu’espagnol.
  
  Coplan retourna au quartier général de la police et remonta dans le passé pour chercher l’identité de la gérante de l’hôtel. Elle s’appelait Shamita Shamito, un patronyme phonétiquement facile à retenir. Satisfait, il prit le chemin de Mulholland Drive. Dès son apparition, Elaine Yourga l’invectiva grossièrement. Elle avait triste mine après une semaine de détention dans sa propre demeure.
  
  Coplan leva les mains pour stopper le flot d’injures.
  
  — Vous avez une chance de vous en tirer.
  
  Elle s’arrêta net.
  
  — En faisant quoi ?
  
  — Vous connaissez Shamita Shamito ?
  
  Elle plissa les yeux, méfiante.
  
  — Que lui voulez-vous ?
  
  — Que vous me recommandiez à elle. En échange, vous aurez droit en ma présence à un bon bain et à des vêtements propres. Si elle me fournit le renseignement que je cherche, alors je vous rends la liberté. Honnête, non ?
  
  — Vous êtes toujours à la recherche de cette femme ?
  
  — Oui. Je sais qu’elle s’appelle Kristi Kauffman. Ce nom vous dit quelque chose ?
  
  — Non.
  
  — Il y a cinq, six ans, elle était prostituée et travaillait chez Shamita dans un hôtel de Pico Boulevard à Santa Monica.
  
  — Cet hôtel a été vendu à des Mexicains.
  
  — Je suis au courant. Alors, c’est d’accord ?
  
  Elle n’hésita qu’un instant.
  
  — D’accord.
  
  — Attention, avertit-il en brandissant son Colt. Pas d’entourloupe, pas de phrases en japonais. Anglais obligatoire. Sinon, représailles et adieu la liberté.
  
  Il désentrava ses chevilles et l’aida à monter au rez-de-chaussée. Là, il lui libéra les poignets qu’elle massa vigoureusement avant de soulever le combiné du téléphone. Coplan se saisit de l’écouteur.
  
  La nisei fronça des sourcils, perplexe.
  
  — Que vais-je invoquer comme prétexte ?
  
  — Il y a un an Kristi Kauffman vous a fourni quelques filles très valables. Vous voudriez renouveler votre cheptel mais vous n’avez aucun moyen de remettre la main sur Kristi pour lui demander si elle n’a pas quelques jolis petits lots à vous proposer. C’est tout. À partir de là, vous brodez.
  
  — Je brode et je me mouille.
  
  — Il faut savoir de quel côté la tartine est beurrée.
  
  Elle réfléchit un moment puis se décida. Coplan écoutait attentivement, prêt à couper la communication si sa captive dérogeait aux instructions. Lasse de la séquestration dont elle était l’objet, elle se garda bien de le faire et joua franc-jeu avec une conviction louable. Les réponses, cependant, données par sa correspondante le firent grincer des dents. Elles étaient plus que décevantes. Shamita Shamito ignorait où trouver Kristi Kauffman. Elle s’apprêtait à raccrocher quand, au dernier instant, elle livra un renseignement intéressant :
  
  — Une de ses anciennes copines du temps où toutes les deux travaillaient pour moi à Santa Monica l’a rencontrée récemment. Elle s’appelle Debbi Stupak mais personne ne la connaît sous son nom réel, là où elle tapine. Son sobriquet, c’est Cinderella Blue.
  
  — Et où tapine-t-elle ?
  
  — Dans Harold Way à Hollywood.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Boyau gluant à la perpendiculaire de Western Avenue proche du tronçon le plus sordide de Sunset Boulevard, Harold Way alignaient ses dizaines de prostituées. Chairs tristes et fanées, ces arpenteuses de bitume ne méritaient nullement le terme louangeur de belles de nuit dont les affublaient les salles de rédaction. Ravagées par l’alcool et la drogue bien qu’encore jeunes, elles offraient des visages de cauchemar. Comportement et langage vulgaires, vastes décolletés, talons aiguille, minijupes à ras du pubis, dos dénudés, maquillages épais, elles s’offraient, sous les chiches lumières au néon, à la libido d’une tourbe de vagabonds, de voleurs à la tire, de dealers à la petite semaine ou de maniaques sexuels à la recherche du sordide, seul élément propre à ressusciter leurs énergies blasées. S’y ajoutaient des lesbiennes vieillies auxquelles étaient interdites de nouvelles conquêtes. Véritable cour des Miracles pluriethnique, ce lieu réunissait au coude à coude Noires, Blanches, Asiatiques, Hispaniques, Mélanésiennes et Polynésiennes. Sur l’asphalte, s’accumulaient les mégots des joints et les enveloppes de cellophane qui avaient contenu l’héroïne.
  
  Coplan imita la clientèle qui, la démarche furtive, l’air faussement détaché, déambulait en jaugeant d’un regard en biais les potentialités des silhouettes adossées aux murs. Finalement, il aborda une Noire corpulente.
  
  — Cinderella Blue n’est pas là ce soir ?
  
  — Elle se fait une ligne. Elle a failli piquer une crise tant elle manquait.
  
  — Je suis pressé. Où est-elle ?
  
  — Au Birdie. Porte 7.
  
  Le Birdie était un immeuble composé de studios. Dans un décor à vomir, aux murs lépreux et aux marches branlantes, l’électricité était défaillante, suppléée par des bougies torsadées, et l’eau coulait plus abondamment dans les crevasses du plâtre que sur l’émail des bidets.
  
  Coplan poussa la porte 7. Ici encore des bougies. La corbeille à papier débordait de préservatifs devant la fenêtre aux rideaux sales qu’agitait le vent. Posé de guingois sur son sommier, le matelas étalait sa crasse huileuse. Assise devant une coiffeuse bancale, une femme vieillie avant l’âge tourna vivement la tête en direction de Coplan. À ses pupilles, à ses traits sereins et détendus, à ses gestes précis, il conclut qu’elle venait de se shooter à la cocaïne et qu’elle s’apprêtait à redescendre dans la ruelle pour d’autres racolages.
  
  — Bonsoir, mon chéri. Tu as bien fait de monter. C’est la première fois que je te vois. Je me trompe ?
  
  — Non. J’ai cent dollars au chômage.
  
  Il exhiba la coupure. Cinderelle Blue s’esclaffa.
  
  — Tu peux obtenir beaucoup de choses de moi pour ce prix-là.
  
  Quelles sont tes préférences ?
  
  — Les bavardages.
  
  Elle hocha la tête.
  
  — Je comprends. Tu voudrais me parler de celle qui t’a quittée et que tu aimes encore.
  
  — En fait, je voudrais te parler de Kristi. Tu te souviens de ta copine de Pico Boulevard à Santa Monica ?
  
  Sans attendre la réponse, il ajouta une seconde coupure à la première et déposa les deux sur la coiffeuse, à côté de la feuille de papier pliée qui avait servi à confectionner la ligne. Indécise, Cinderella Blue les froissa entre ses doigts maigres.
  
  — Tu l’as rencontrée récemment, n’est-il pas vrai ? Je tiens le renseignement de Shamita.
  
  À ce nom, la prostituée parut soulagée, comme délivrée d’un grand poids.
  
  — C’est vrai.
  
  — Quand était-ce ?
  
  — Trois ou quatre semaines.
  
  — Où ?
  
  — Dans Restaurant Row, devant la boutique d’antiquaire entre Chez Louisette et l’El Chabanquero. Elle ne m’a pas reconnue d’abord. Faut dire qu’on s’était perdu de vue.
  
  Elle n’ajouta pas qu’elle avait dégringolé la pente depuis Pico Boulevard. Sans doute avait-elle honte de sa déchéance.
  
  — Elle, elle était florissante. Sapée comme une star, couverte de bijoux, j’ai tout de suite pensé qu’elle s’était trouvé un mec qui l’entretenait, bien qu’elle n’ait rien dit de tel. Pour être franche, elle a été plutôt brève. Elle ne tenait pas à s’appesantir, et puis elle était pressée. La conversation n’a pas duré dix minutes. Pour finir, elle s’est embarquée dans un coupé Ferrari. Le grand chic. Sûr qu’elle était pleine aux as ! Dans le fond, qu’est-ce qu’elle en avait à foutre de moi ?
  
  — Elle sortait de chez l’antiquaire ?
  
  — Oui.
  
  Coplan venait de se souvenir des porcelaines chinoises.
  
  Le lendemain, à l’adresse indiquée, il planqua, blotti derrière le volant de sa voiture. La boutique n’ouvrit qu’à onze heures. L’homme qui officiait était menu, voûté, le teint gris. L’œil aux aguets, il trottina de long en large sur le trottoir en inspectant la chaussée dans les deux sens, comme s’il attendait une visite. Finalement, il réintégra son antre. Coplan lui trouva une allure de faux témoin. Il se dégagea, posa le pied sur le trottoir et inspecta les environs. Les deux restaurants, le français et le mexicain, qui encadraient la boutique étaient fermés. Ils n’ouvriraient qu’à midi. La chaussée était encombrée par un flot de véhicules.
  
  Cette fois, Coplan était décidé à agir en force. Les choses traînaient depuis trop longtemps. Il détestait le rythme languissant.
  
  Il poussa la porte. L’antiquaire se précipita à sa rencontre en se déhanchant imperceptiblement.
  
  — Que puis-je pour vous, cher monsieur ?
  
  Soigneusement étudiée, sa voix voguait sur des trémolos langoureux.
  
  — Je m’intéresse aux porcelaines chinoises. Je suis recommandé par Kristi Kauffman.
  
  — Kristi ?
  
  La mine épouvantée, l’homme tourna les talons et s’enfuit vers l’arrière-boutique. Vivement, Coplan verrouilla la porte de l’intérieur et se lança à sa poursuite, après avoir tiré son Colt. Du talon, il claqua la porte derrière lui. Ici, se situait le repaire de l’antiquaire, la boutique proprement dite ne recelant que des statuettes et des poteries précolombiennes de valeur moyenne.
  
  Terrorisé, l’homme leva ses mains menues.
  
  — Ne me tuez pas ! cria-t-il.
  
  — Je n’ai pas l’intention de vous tuer.
  
  — Les porcelaines chinoises ont été revendues. Je ne comprends pas que Kristi vous envoie à moi. Je lui ai payé ce que je lui devais, rubis sur l’ongle. De quoi se plaint-elle ?
  
  Comme un entomologiste se penchant sur un insecte inconnu, Coplan posait sur l’antiquaire un regard implacable.
  
  — Ce n’est pas elle qui se plaint, c’est moi.
  
  — De quoi ?
  
  — J’ai été blousé dans l’affaire. Kristi ne m’a pas versé ma part. Alors, c’est toi qui me la paies ou tu me dis où je trouve Kristi. Au choix. Mais dépêche-toi. Ce flingue, ça fait longtemps qu’il n’a pas servi, et il meurt d’envie de cracher ses dragées.
  
  Le teint de l’antiquaire vira au blafard.
  
  — Pas question que je vous verse de l’argent, protesta-t-il néanmoins avec la plus grande énergie, je ne suis pour rien dans vos ennuis. Faut voir Kristi !
  
  — Justement, où ?
  
  — Ben… chez elle.
  
  — Où ?
  
  — Au 16 La Condesa Drive à Brentwood Heights.
  
  — Très bien. Allonge-toi sur le ventre. Je te ligote et je te bâillonne. Tu n’as pas de soucis à te faire. Si tu m’as dit la vérité, je reviens te délivrer. Je suis réglo, moi, mais je n’aime pas qu’on m’arnaque.
  
  — Je vous ai dit la vérité.
  
  — Alors, allonge-toi sur le ventre.
  
  À contrecœur, l’antiquaire obtempéra. Coplan sortit de sa poche le tissu et le rouleau de corde qu’il avait apportés. L’homme une fois neutralisé, il inscrivit en majuscules « FERMETURE PROVISOIRE » sur un morceau de carton qu’il scotcha sur la face intérieure de la porte vitrée. Il sortit et verrouilla derrière lui.
  
  La maison du 16 de La Condesa Drive se logeait au flanc d’une colline, théâtre d’une végétation excroissante et artificielle, œuvre de promoteurs immobiliers qui avaient ainsi masqué le sol pelé et aride.
  
  La construction était isolée au détour de la route. Sous son blouson, Coplan posa la main sur la crosse du Colt et poussa la barrière. Lentement, il remonta l’allée entre la double haie d’orangers qui embaumaient. D’un pas nonchalant, il escalada les marches conduisant à la terrasse. La baie vitrée était entrouverte. Le Colt en avant-garde, il pénétra dans la salle de séjour. Sous ses pieds, des dalles géantes que matelassaient des fourrures et des tapis épais. Aux murs, de la mosaïque. Des défenses d’éléphant surveillaient la porte qu’il franchit.
  
  Ce fut au premier étage, dans la chambre à coucher, qu’il découvrit celle qu’il cherchait depuis si longtemps en ne ménageant pas ses efforts. Il faillit tomber sur les genoux et vomir tant l’odeur était atroce. Kristi Kauffman était morte depuis plusieurs jours. Son assassin l’avait frappée par-derrière en lui brisant la nuque et elle avait chuté sur la hanche gauche en restant calée là, dans la ruelle, coincée entre le lit et le mur. Avant l’agression, elle avait eu le temps de déposer sur la coiffeuse une perruque aux longs cheveux roux, si bien que son crâne montrait des cheveux coupés à trois centimètres.
  
  Elle était en slip et soutien-gorge. Rien d’autre. Avait-elle été surprise par son assassin en cette tenue plus que légère, ou bien le connaissait-elle et l’avait-elle admis sans problème dans son intimité ?
  
  À peine quelques gouttes de sang sur la peau du dos. C’était flagrant, les vertèbres cervicales avaient été rompues. Il baissa le slip. Rien ne manquait à la sokaya. Les tatouages symboliques étaient là. Le soleil rouge à huit rayons verts sur chaque fesse et chaque omoplate. Quant au bras gauche, il s’ornait du dragon émeraude et du naja corail englouti par la gueule rouge sang.
  
  Il examina les mains. La gauche était amputée de l’auriculaire.
  
  Il n’eut guère le temps d’épiloguer sur ces premières constatations. La porte s’ouvrit brutalement. Le premier Japonais se projeta à l’horizontale avant que Coplan n’ait eu le temps de réempoigner la crosse du Colt. Pourtant expert en arts martiaux, Coplan n’eut pas la possibilité d’en faire état, car l’adversaire bénéficiait de l’effet de surprise, outre le fait qu’il détenait l’avantage du nombre. Immobilisé par quatre Nippons, ayant perdu son arme, Coplan se mordit les lèvres de dépit. Il fut solidement ligoté et bâillonné.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  Le trajet à bord du fourgon avait duré une heure. Rudement brinquebalé sur le plancher métallique, Coplan s’était roulé en boule pour limiter les dégâts. À destination, il avait été transporté le long d’un souterrain jusqu’à une pièce à l’atmosphère moite et aux murs fraîchement repeints. Le local était équipé d’un lit, d’un lavabo et d’un w. c. Débâillonné et délivré de ses liens, Coplan se retrouva sur le lit.
  
  Un des Japonais lui avait vidé les poches en lui laissant quand même son briquet et ses cigarettes. Il en alluma une et aspira une longue bouffée qui lui éclaircit les idées.
  
  Le quatuor qui l’avait agressé avait dû planquer aux alentours après avoir découvert le cadavre de leur acolyte. Ils n’escomptaient tout de même pas que ce soit l’assassin qui réapparaisse, même si le vieux dicton assurait qu’il revenait toujours sur les lieux de son crime ?
  
  En tout cas, il semblait que la mort de la jeune femme n’ait pas son origine dans quelque faute grave commise au détriment de l’Organisation, sinon pourquoi le quatuor aurait-il surveillé les lieux ? Alors, pour quelles raisons avait-elle été tuée ? Une affaire personnelle, en dehors de ses activités pour le compte des yakuzas ? Un crime passionnel ? Ne pas oublier qu’avant d’avoir été liquidée, elle n’était vêtue que d’un slip et d’un soutien-gorge. Confiante, s’était-elle déshabillée devant son amant ? En lui tournant le dos et en lui offrant sa nuque pour le coup fatal qui lui briserait les vertèbres cervicales ?
  
  En définitive, sa mort avait un caractère d’opportunité qui ne lui échappa pas. Elle arrangeait bien du monde et enfonçait un clou presque définitif dans le dossier que le district attorney Bob Sheen réunissait contre Jacques Beaulieu et Ann Jo Kelly.
  
  La porte se rouvrit et le premier Japonais lui fit signe de sortir. Lentement, Coplan avança en étudiant le dispositif adverse. Intérieurement, il grimaça. Pas de failles. De vrais professionnels. Le premier avait les mains libres, à l’exception de la paire de menottes qu’il brandissait avec nonchalance. Spécialistes de l’aïkido, chacun des trois autres tenait soit un tanto, un couteau, un jô, le lourd bâton en bois, ou un ken, le sabre court et droit comme un glaive. Tenter de les attaquer aurait été suicidaire, surtout en raison de l’espace restreint. Certes, il lui était facile de neutraliser le premier et de s’en servir comme rempart. La suite, cependant, se révélait plus problématique.
  
  Il décida d’attendre une meilleure occasion.
  
  Menotté, il enfila le long couloir, emprunta une grande cabine d’ascenseur et déboucha dans un hall aux murs fraîchement repeints comme sa cellule.
  
  Sans ménagement, il fut poussé dans une pièce. Derrière le bureau, il s’attendait à découvrir une montagne de chair nippone, un poussah adepte du sumo ou du ko budo, au crâne rasé et aux joues bouffies par la graisse.
  
  Sa stupéfaction fut grande.
  
  Elle avait les cheveux blond argent des filles du Nord, probablement frais et doux comme une eau courante. Avec ses pommettes hautes et ses yeux légèrement écartés, elle avait quelque chose d’un chat. Vêtue avec un goût sûr, elle triturait une chaîne en or, passée autour du cou, à l’extrémité de laquelle pendait une grosse croix, ce qui incita Coplan à se demander si les yakuzas croyaient au Christ. Quand elle parla, il décela un léger accent germanique des bords du Rhin.
  
  — Monsieur Coudray, que faisiez-vous, en compagnie d’un cadavre, au 16 de La Condesa Drive ?
  
  — Qui êtes-vous et pourquoi suis-je prisonnier ?
  
  Elle eut un sourire charmant, comme une hôtesse qui accueille ses invités. Elle avait un peu dépassé la quarantaine et restait fort belle, une beauté aux seins lourds et fermes et un peu glacée qui rappelait à Coplan cette Allemande de l’Est insolente, statue complaisante et indifférente, dont le seul souci pour conjurer l’humiliation était la reprise aux Soviétiques et aux Polonais des territoires prussiens perdus après la défaite de 1945. D’ailleurs, elle conservait dans un grand album des photographies montrant l’exode avec ses femmes violées, ses vieillards, ses enfants, ses soldats harassés et ses villes écrasées par les bombes.
  
  Ses yeux bleus se posèrent sur lui avec insistance.
  
  — Vous n’êtes pas dénué d’humour, monsieur Coudray, pour questionner au lieu de répondre. La situation dans laquelle vous vous trouvez devrait vous inciter à moins de témérité. Je répète, que faisiez-vous dans La Condesa Drive ?
  
  — Je voulais m’entretenir avec Kristi Kauffman.
  
  — Pour ce faire, vous l’avez assassinée.
  
  — Elle est morte depuis plusieurs jours. Si vous alliez lui rendre visite, rien qu’à l’odeur, vous verriez que je dis la vérité.
  
  — Vous la connaissiez bien, Kristi ?
  
  Il fallait surtout travestir la vérité, réalisa Coplan, car il n’était pas impossible, après tout, que les yakuzas soient tombés sur l’antiquaire bâillonné et ficelé, et, que de la boutique, ils aient foncé à Brentwood Heights. Aussi convenait-il de s’en tenir à sa version précédente.
  
  — Je la connais bien, mais pas suffisamment bien pour ne pas me laisser truander par elle. C’est la femme la plus coriace et la plus rusée que j’aie jamais rencontrée dans ma vie. Si vous êtes du même calibre, alors j’ai des soucis à me faire !
  
  — Truander ? Expliquez-moi.
  
  — Kristi devait ramasser un beau paquet de fric sur un double assassinat. Je l’ai aidée ici et à Las Vegas, pour mener son projet à bien. De ce que je sais, elle a réussi, mais a oublié ma part. Je l’ai recherchée et j’ai buté sur son cadavre à Brentwood Heights.
  
  — Connaissiez-vous son adresse ?
  
  Là, au contraire, il fallait dire la vérité, jugea-t-il lucidement.
  
  — Non, je l’ai demandée à un antiquaire de Restaurant Row, un certain… euh… au fait, j’ignore son nom.
  
  — Cet antiquaire, comment êtes-vous remonté jusqu’à lui ?
  
  — Par le biais de Shamita Shamito, l’ex-tenancière d’un hôtel de passes dans Pico Boulevard à Santa Monica.
  
  — Et, pour elle, quel a été le relais ?
  
  — Elaine Yourga.
  
  — Comment êtes-vous tombée sur elle ?
  
  — Je l’ai séquestrée et lui ai extorqué les renseignements que je souhaitais obtenir.
  
  Elle sursauta.
  
  — Séquestrée ?
  
  — C’est exact, répondit Coplan avec la plus grande simplicité.
  
  — Parlez-moi du double meurtre.
  
  C’était un quitte ou double, estima Coplan. Si les assassinats de Brian Kelly et de Kimberley Wynegart avaient été commis à l’instigation des yakuzas, il ne leur apprendrait rien de neuf en divulguant ses soupçons. En revanche, si l’Organisation était étrangère à ces crimes, elle pourrait juger avoir été flouée par Kristi Kauffman. En effet, selon le règlement de l’hydre nippone, nul membre n’était censé ramasser de l’argent en indépendant, à moins qu’il ne verse un fort pourcentage. Kristi, si elle était coupable, avait-elle reversé sa dîme ? Coplan espérait que non et que cette carence jouerait en sa faveur.
  
  — De quelle somme s’agit-il ?
  
  — Cinq cent mille dollars, cita Coplan avec aplomb en prenant pour bases les assurances-décès. Selon mes accords avec Kristi, j’avais droit à vingt pour cent, soit cent mille dollars. Maintenant, j’ai tout perdu puisqu’elle est morte. Cependant, à mon avis, elle a forcément planqué le fric quelque part. Peut-être dans un coffre de banque ? Comme je le disais à l’instant, c’était une dure, une coriace, une rusée, Kristi. Faut se méfier de ces femmes qui jouent les sex-symbols et profitent de leur beauté pour vous en mettre plein la vue !
  
  L’Allemande détourna le regard pour réfléchir et le silence s’installa. Du pied, Coplan crocheta le pied d’une chaise, l’attira jusqu’à lui et, d’autorité, s’assit. L’optimisme l’habitait car il avait l’impression que, malgré ses poignets menottés, c’était lui qui menait le jeu. Pour être installée où elle était, la femme devant lui détenait certainement un grade élevé dans la hiérarchie. Vraisemblablement une « huissière en chef ». Astucieusement, pour se fondre dans la population américaine, l’Organisation privilégiait le pluralisme ethnique et confiait des rôles clés à des membres d’origine non japonaise. En adoptant une tactique inverse, la Mafia italo-américaine, la Cosa Nostra, frôlait la sclérose et l’asphyxie, et sombrait parfois dans le ridicule en raison de ses travers archaïques hérités de son passé sicilien. Plus intelligents, les Japonais évitaient cet écueil.
  
  — Vous en savez plus sur le double assassinat ? reprit l’Allemande.
  
  — Non, fit Coplan, péremptoire.
  
  — Comment Kristi pouvait-elle toucher cinq cent mille dollars, alors qu’elle ne figurait pas dans les bénéficiaires du capital-décès ?
  
  — Je l’ignore.
  
  — À moins que ces bénéficiaires n’aient été ses complices ?
  
  Coplan comprit l’allusion. Pour le compte de l’Organisation, Kristi Kauffman avait endossé la tunique du tueur à gages. L’Allemande le savait. Elle élaborait donc une hypothèse plausible. Complice de Jacques Beaulieu et d’Ann Jo Kelly, la yakuza les aurait débarrassés de leurs époux respectifs en échange d’une part du double capital-décès. Séduisant. Cependant, ce que ne savait pas l’Allemande, c’est que, justement, grâce à la fantastique contre-enquête diligentée par Oscar Susko, le détective de la Schucal, ces capitaux-décès n’avaient pas été versés. Néanmoins, rien n’excluait que Kristi n’ait effectivement joué le rôle que lui prêtait l’Allemande. En allant plus loin, le poblème posé restait le même. Que Jacques Beaulieu et Ann Jo Kelly aient échangé les meurtres ou que Kristi Kauffman ait agi pour leur compte, la responsabilité des deux amants demeurait identique et le district attorney Bob Sheen, si la seconde hypothèse se révélait la bonne, n’aurait qu’à modifier le libellé de ses accusations.
  
  Mieux valait, pour le moment, mettre les choses au point avec l’Allemande et lui donner l’impression qu’il jouait franc-jeu :
  
  — La compagnie d’assurances est la Schucal. Faudrait peut-être piocher de ce côté-là.
  
  Dans les yeux bleus de la jeune femme il vit danser une lueur étrange, presque joyeuse, comme quelqu’un qui a longtemps cheminé dans l’obscurité la plus totale et, soudainement, voit la sortie du tunnel.
  
  — À condition que la Schucal ait versé l’argent, remarqua-t-elle avec un soupçon d’ironie.
  
  — Vous marquez un point.
  
  L’intérêt qu’elle manifestait le conduisit à penser que les yakuzas ignoraient tout des activités clandestines de Kristi dans le double meurtre. Sans doute l’Allemande devait-elle se torturer l’esprit pour découvrir un bon moyen de mettre la main sur l’argent. La cupidité, déjà, embrasait son regard.
  
  Elle claqua des doigts et les Japonais se rapprochèrent.
  
  — Ramenez-le dans sa cellule, ordonna-t-elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  Coplan se réveilla et consulta sa montre-bracelet. Trois heures du matin. Plus que frugal, le repas qu’on lui avait fourni la veille au soir ne lui avait pas tenu au corps et la faim le tenaillait. Il se leva, passa son visage à l’eau et tambourina contre la porte. Au bout d’un moment, une voix perça l’épaisseur du panneau :
  
  — Qu’est-ce que tu veux ?
  
  — J’ai faim.
  
  Dix minutes plus tard, on lui tendit à travers le guichet un sandwich au jambon et une boîte de bière. Il se restaura mais sa faim ne le quitta pas pour autant. Il fuma coup sur coup deux des sept cigarettes demeurant dans le paquet. À présent, son esprit était bien clair. Il reprit l’affaire dès le début, avançant lentement, pas à pas, décortiquant chaque détail des versions différentes, celles d’une part d’Ann Jo Kelly et de Jacques Beaulieu, d’autre part, d’Oscar Susko et de Bob Sheen. Il se plaça dans la peau des accusés, puis dans celle des accusateurs, c’est-à-dire l’enquêteur de la Schucal et le district attorney. Et, pour finir, celle de Kristi Kauffman en Californie et à Las Vegas, trafiquant la chaudière de Brian Kelly, puis percutant la voiture de Kimberley Wynegart.
  
  Où se situait son intérêt financier puisque le capital-décès dans les deux cas n’avait pas été versé ?
  
  L’aube se levait lorsqu’il eut une illumination et entrevit la vérité. Au début, l’impression avait été insidieuse, comme du déjà vu. Rétive, sa mémoire n’en situait pas la source. Dès lors, il s’était forcé à accomplir quelques mouvements de gymnastique, un moyen imparable, avait-il souvent constaté, pour activer ses neurones. Satisfait, il s’était allongé sur le lit et avait allumé une troisième cigarette, puis une quatrième.
  
  C’était un vieux film des années quarante, oui, c’était bien ça. Le titre en était Assurance sur la mort, Double Indemnity en anglais. Un classique et un chef-d’œuvre du film noir. Un trio d’excellents interprètes, Fred MacMurray, Barbara Stanwyck et Edward G. Robinson. Robinson jouait le rôle de l’enquêteur de la compagnie d’assurances, un personnage cher au cœur des auteurs de polars de l’époque. En vamp teinte en blonde, Stanwyck était éblouissante, mystérieuse et énigmatique à souhait, dans celui de la femme fatale qui veut se débarrasser d’un mari riche et gênant. Quant à MacMurray, c’était le gogo rêvé, englué dans les filets de la vamp, qui assassinait l’époux avant de se faire pigeonner par celle qui le manipulait et le dupait depuis le début. L’histoire était signée James Cain, le prolifique auteur du Facteur sonne toujours deux fois.
  
  Cinéphile averti, Coplan ressuscitait dans sa mémoire le suspense de ce scénario haletant. Et, justement, il y avait ce dialogue entre Robinson et MacMurray qui le mettait sur la piste…
  
  Bien sûr, il convenait de vérifier que les us et coutumes des années quarante n’étaient pas tombés en désuétude.
  
  Pour le moment, hélas, il lui était impossible de vérifier puisqu’il était prisonnier. Pour la dixième fois, il inspecta minutieusement les lieux. Difficile de s’en sortir. Le lit, tout comme le lavabo, était scellé dans des blocs de béton. Pas question de le démanteler et d’en utiliser des morceaux comme des armes. Quant aux barreaux de la fenêtre, ils paraissaient capables de résister aux assauts d’un char. De plus, il y avait un lourd volet d’acier à l’extérieur. Et même pas une chaise dont il aurait pu se servir comme bouclier.
  
  Décourageant.
  
  Ses yeux firent le tour de la pièce.
  
  La boîte de bière. Il s’en empara et, à coups de talon, l’écrasa. Il la plia en deux, puis en quatre et, toujours à coups de talon, il la pressa jusqu’à ce qu’il obtienne une plaque du volume d’un manche de couteau dont la lame était constituée par l’arête acérée que formait le métal à l’endroit où la boîte avait perdu sa capsule.
  
  Lorsqu’il eut terminé, il esquissa une grimace désolée. L’arme qu’il venait de fabriquer ne valait pas grand-chose. Néanmoins, c’était mieux que rien.
  
  Les aiguilles de sa montre indiquaient le quart de neuf heures lorsque la porte s’ouvrit. Le Japonais tenait un plateau sur lequel reposaient un pot de café, un sachet de sucre en poudre, un gobelet en carton, une cuillère en plastique et des toasts grillés. Coplan leva haut le pied. Brutalement, la pointe de sa chaussure souleva le plateau et l’expédia dans la figure de l’arrivant qui, les yeux ébouillantés, grogna et recula. Du tranchant de la main gauche, Coplan lui cisailla la carotide et, sans attendre le résultat de cette manœuvre, il fonça vers les trois acolytes qui, déjà, se précipitaient sur lui.
  
  Dans la gorge du premier, Coplan planta son arme improvisée et procéda, de la main, à un rapide mouvement de rotation. Le jet de sang lui éclaboussa le menton. Il lâcha l’aluminium et se laissa tomber sur les fesses. Il était temps. Le deuxième comparse amorçait une attaque avec son nunchaku. D’un violent coup de pied, Coplan lui déboîta le genou et saisit au vol le fléau qu’il lâchait. Se relevant prestement, il affronta le dernier Nippon qui, d’un coup de tête magistral, lui percuta le plexus solaire. Le souffle coupé, Coplan repartit sur les fesses. En boitillant, le Japonais à la rotule en déconfiture sortait un long couteau et le brandissait en direction de Coplan qui sut que son assaillant allait plonger sur lui. Son torse bloqué, il parvint quand même à réagir et à rouler sur le flanc. La lame du couteau s’ébrécha en frappant le sol cimenté, là où un dixième de seconde plus tôt son cœur battait. D’un violent coup de nunchaku, il emboutit le menton de son agresseur et s’apprêta à parer l’attaque du seul membre indemne de l’équipe de gardiens.
  
  L’autre visa son entrejambe. Au dernier moment, Coplan présenta la cuisse et eut l’impression que son fémur explosait. En grimaçant de douleur, il empoigna la cheville et tira de toutes les forces que lui permettait son manque de respiration. L’autre chuta en pointant son index et son majeur écartés de la paume, en vue de lui crever les yeux. Coplan bascula la tête en l’écrasant contre le ciment et ouvrit la bouche toute grande. Les ongles lui éraflèrent le palais. Sans perdre de temps, il referma les mâchoires et, à demi sectionnés, les deux doigts vidèrent leur sang sur ses lèvres.
  
  Il ouvrit la bouche et repoussa brutalement son opposant. L’air revenait dans ses poumons. Maladroitement, il se mit debout, le nunchaku à la main, et se mit à frapper de taille et d’estoc, en assommant définitivement ses adversaires.
  
  Il s’arrêta enfin, triomphant, mais ne s’accorda que deux minutes de répit avant de pousser à l’intérieur de son ancienne cellule les corps inanimés des Japonais. Ensuite, il verrouilla la porte et ne s’éternisa pas en ces lieux.
  
  À l’extrémité du couloir, il vit la cabine d’ascenseur mais, méfiant, il chercha un autre moyen de s’échapper du souterrain.
  
  Un escalier s’offrait à lui. Il en gravit les marches, le nunchaku à la main. Bien lui en prit car un cinquième Japonais veillait là. Coplan boula la tête la première, lui percuta les jarrets et le mit hors de combat après une succession de manchettes sur la nuque.
  
  Il n’était pas quitte pour autant. Un autre Japonais déboucha au tour du couloir et fonça sur lui en arrachant son automatique de son holster. D’un violent coup du fléau, Coplan lui brisa le poignet et l’élimina d’un coup de pied dans le bas-ventre. Il ramassa le pistolet et tourna le coin du couloir.
  
  Son regard découvrit un parking. À pas prudents, il s’avança. Un coupé Dodge, tout pareil à celui qui dormait dans le garage d’Elaine Yourga, était parqué sur sa gauche. La portière était déverrouillée et les clés pendaient sur le tableau de bord. Il n’en demandait pas plus. Installé sur le somptueux cuir beige, il lança le moteur, démarra et se rua sur la rampe en accélérant à fond. Comme un bolide, il déboucha dans la rue.
  
  Il n’eut pas le temps de tourner. Un fourgon de police vint lui bloquer le passage et il écrasa le frein avec une seconde de retard. Le déchirement du métal le fit grincer des dents. Néanmoins, il n’eut pas le loisir d’épiloguer. Une escouade de policiers en uniforme surgit et les revolvers se braquèrent sur lui.
  
  — Bouge pas !
  
  Il se raidit.
  
  — Pose les mains sur le volant.
  
  Il s’exécuta et, en un tour de main, fut extrait du Dodge, jeté sur le sol et menotté.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  Le sergent avait posé sur le bureau le nunchaku et l’automatique. Sans indulgence, son regard dur s’appesantissait sur le sang qui maculait le visage et les vêtements de Coplan.
  
  — Va falloir t’expliquer, mon gars.
  
  — Selon la loi, j’ai droit à deux communications téléphoniques ?
  
  — C’est parfaitement exact. Deux communications téléphoniques dont l’une à un avocat.
  
  Coplan avait déjà choisi : Keisha Mulligan et Wilfrid Herzfuss. Vêtue d’un jean moulant, d’un T-shirt bariolé aux couleurs d’une populaire équipe de football, d’un blouson bleu électrique et chaussée de baskets, la métisse irlando-japonaise arriva la première. Sans perdre de temps, elle posa à côté du nunchaku sa carte d’agent de la D.E.A. et le sergent s’inclina cérémonieusement. D’un œil glacé, la jeune femme examina Coplan.
  
  — Pas brillant, hein ? lança-t-elle d’une voix dans laquelle perçait l’agacement.
  
  — La Criminelle n’en dira pas autant, répliqua-t-il du tac au tac et un brin vexé, car il estimait, depuis sa dernière rencontre avec Keisha, avoir accompli un grand pas vers la vérité.
  
  Nullement impressionnée, elle se tourna vers le sergent :
  
  — C’est un de mes informateurs. Il était en mission sur mes ordres. Laissez-le partir.
  
  Le policier hocha la tête, gêné.
  
  — Je veux bien, seulement… l’ennui, c’est que son arrestation est inscrite sur la main courante. Alors, il me faut une caution. Sans caution, il m’est impossible de le relâcher, même si vous me signez une décharge comme, d’ailleurs, vous serez obligée de le faire, de toute façon.
  
  Heureusement, l’avocat arriva sur ces entrefaites et Coplan poussa un soupir de soulagement car il n’avait pas un sou sur lui, les Japonais l’ayant délesté de ses biens personnels.
  
  La caution fut versée et il sortit libre du commissariat. Sa mésaventure, avait-il appris, provenait de la surveillance que la police exerçait sur le repaire yakuza dans lequel il avait été séquestré. Le coupé Dodge appartenait à l’Allemande, membre influent de l’Organisation, que l’escouade policière avait pour mission d’appréhender. D’où la méprise.
  
  Sur le trottoir, Keisha signifia son mécontentement d’un ton rogue :
  
  — Sachez, monsieur Coudray, que je suis investie d’une mission et que je n’ai pas de temps à perdre avec des amateurs qui se font kidnapper par les yakuzas et dont il faut aller arranger les affaires dans un commissariat. Par ailleurs, les progrès que vous enregistrez au profit de la Criminelle ne m’intéressent pas. Je n’ai qu’une corde à mon arc : la drogue. Un point, c’est tout. De tout cœur, j’espère que je n’aurai plus à vous sortir d’un traquenard.
  
  Sur ces paroles bien senties, elle s’éloigna d’un pas ferme vers sa voiture garée en stationnement interdit devant le poste de police. Dès qu’elle eut tourné le coin de la rue, Herzfuss s’exclama :
  
  — C’est plutôt son sang irlandais qui parle ! Les Jaunes ne se mettent jamais en colère. Pour eux, cette réaction est synonyme de faiblesse. En outre, ils ont l’impression de perdre la face.
  
  — En tout cas, elle m’a tiré du guêpier. Encore une fois, mille mercis. Vous m’avez extirpé une belle épine du pied. Je passe à la banque et je vous rembourse.
  
  — Rien n’est pressé. Je fais confiance au gouvernement français.
  
  — Vous avez un peu de temps libre ?
  
  — Guère. Pourquoi ?
  
  — Je voudrais que vous m’accompagniez à l’hôtel. Je prends une douche, je change de vêtements, nous buvons un verre et je vous expose ma théorie. Si elle est bonne, Jacques Beaulieu et Ann Jo Kelly vont recouvrer sous peu la liberté et il n’y aura nul besoin que ce soit un jury qui le décide.
  
  L’avocat haussa un sourcil ravi.
  
  — Vraiment ?
  
  — Oui. Seulement, j’ai besoin d’une vérification. Ce qui existait dans les années quarante est peut-être obsolète aujourd’hui.
  
  — Je n’ai pas connu les années quarante. Je ne suis né qu’en 1950 et ne m’en plains pas. Les années quarante, c’étaient les années de guerre. Qui a envie de vivre une époque pareille ? Bon, venez, ma voiture est en face. Je meurs d’envie d’écouter votre théorie. Elle est en liaison avec les yakuzas ? Avec ceux qui vous ont enlevé ?
  
  Ils se lancèrent sur la chaussée et se faufilèrent entre les voitures dans un concert de klaxons réprobateurs.
  
  — Les yakuzas n’y sont pour rien, répondit Coplan en posant le pied sur le trottoir d’en face.
  
  Coplan avait délivré l’antiquaire et Elaine Yourga. Sans leur fournir d’explications, il était reparti pour l’aéroport international et il arriva juste à temps pour voir apparaître Bob Dechazeville qui débarquait du vol des American Airlines.
  
  L’intéressé était un homme d’une quarantaine d’années qui ne possédait pas l’imposante présence d’un Coplan. Il n’était pas non plus doté de l’agilité verbale de celui qui l’attendait. D’apparence insignifiante, il était petit et son visage terne et sans grâce évoquait à bien des égards ces classiques maris harcelés par leurs envahissantes épouses, cibles privilégiées des auteurs de pièces de théâtre. Insoucieux de sa tenue, il affectionnait les costumes fripés, aux tons feuille-morte, sur lesquels il passait un imper à la Bogart. Il ne détestait pas non plus les couvre-chefs, casquettes ou chapeaux. Présentement, celui qui avait sa faveur était un ahurissant bonnet de chef de clan écossais que Coplan lui arracha.
  
  — Fichez-moi ça dans votre poche, exigea-t-il. Vous êtes censé passer inaperçu.
  
  Dechazeville ne s’offusqua nullement. D’une part, parce que, depuis Paris, il avait épuisé les plaisirs de son excentricité, d’autre part parce qu’il adorait Coplan.
  
  Ce dernier l’entraîna jusqu’au parking et, dans le coffre de sa voiture, plaça une des deux mallettes du voyageur. L’autre contenait le matériel que Dechazeville, installé sur le siège passager, entreprit de déballer.
  
  Par Sepulveda Boulevard, Coplan remonta jusqu’au San Diego Freeway et suivit cette autoroute urbaine jusqu’à la sortie sur Santa Monica Boulevard. En bifurquant vers le nord-est, il atteignit Century City. Dans ce quartier ultramodeme, il roula au pas en cherchant une place et, finalement, s’embusqua au coin de Constellation Street et de l’Avenue of the Stars.
  
  Il alluma une cigarette et tourna la tête vers son compagnon. Celui-ci était fin prêt et dissimulait son matériel sous son imperméable.
  
  Ils attendirent un peu plus d’une heure. Les gens sortaient des bureaux. Des hommes d’affaires entraient à l’Embassy Row, un bar élégant, surtout fréquenté par des journalistes d’une chaîne de télévision locale qui avait son siège dans l’un des buildings de Constellation Street.
  
  Coplan fournit les indications et Dechazeville entra en action. Le changement était radical. Ce n’était plus le personnage effacé, aux yeux sombres et doux, à la petite moustache inoffensive, sur lequel ne s’attardait jamais le regard d’une femme, mais le redoutable super-technicien de la D.G.S.E. qui empoignait son rôle à bras le corps.
  
  La scène dura à peine une minute et Coplan redémarra pour gagner son hôtel où il avait réservé une chambre pour le visiteur. Le soir, ils dînèrent ensemble dans un petit restaurant mexicain où les camarones, les enchiladas et les tacos étaient succulents. Dechazeville voulait absolument goûter aux vins de Californie et Coplan choisit un blanc, un chablis de Mondovi, et un bourgogne rouge d’Inglenook.
  
  Le lendemain matin, ils prirent l’avion pour Paris.
  
  Durant les deux jours qui suivirent, Dechazeville s’activa ferme en compagnie de ses collaborateurs tandis que Coplan, en témoin intéressé, ne perdait rien de leurs efforts. La tâche n’était pas facile et il avait fallu faire appel à Morel, le technicien qui avait procédé à l’agrandissement du tatouage ornant le bras de Kristi Kauffman. Amusé, Coplan comparait intérieurement Dechazeville et Morel. Sur le plan physique, peu de choses séparaient les deux hommes. Leur aspect était plutôt terne, guère séduisant. En revanche, sur le plan professionnel, la D.G.S.E. possédaient en eux deux super-techniciens dont les talents réunis ne pouvaient que mener à bonne fin la difficile mission dont les avaient investis le Vieux et Coplan.
  
  Au crépuscule du premier jour, le pessimisme envahit ce dernier. Les essais donnaient de mauvais résultats. Particulièrement, lorsqu’il s’agissait d’animer Kristi Kauffam en prenant pour bases les photographies prises sur la plage, celles du cadavre étant peu utilisables, finalement.
  
  Ce soir-là, l’estomac noué, il dîna frugalement et seul. Il avait besoin de se concentrer, bien qu’il n’intervînt en aucune manière dans le labeur qui était imparti à Morel et à Dechazeville. La nuit qui suivit fut brève pour lui, tout comme elle le fut pour l’équipe qui travaillait d’arrache-pied.
  
  Levé à l’aube, douche, rasé, vêtu de frais, il regarda un moment à travers la fenêtre les tours de Notre-Dame se profilant au loin dans la brume matinale qui montait déjà de la Seine, et plus à l’ouest, les structures effilées de la tour Eiffel. Il commanda au planton du café noir, des toasts et des œufs sur le plat. En attendant que son déjeuner lui soit apporté, il contempla son visage dans la glace au-dessus du lavabo. Ses traits étaient creusés, comme chaque fois qu’il était confronté à d’éprouvantes expériences, à la connaissance lucide des horizons que l’homme atteignait pour apaiser sa soif insatiable d’argent, à la cupidité omniprésente, aussi fidèle au rendez-vous que la Mort.
  
  Son breakfast avalé, il se précipita au laboratoire. Trop excités par leur tâche pour accuser la fatigue, Dechazeville et Morel avaient enregistré des progrès notables et l’inquiétude disparut chez Coplan.
  
  Plus qu’à l’accoutumée, les cheveux gris de Morel pendouillaient sur les tempes et il était flagrant qu’il avait grillé au cours de la nuit cigarette sur cigarette, tant les brins de tabac constellaient ses lèvres et son menton.
  
  Coiffé d’une casquette de joueur de base-ball, Dechazeville actionnait le projecteur.
  
  — Comment trouvez-vous ce montage ? questionna-t-il à l’intention de l’arrivant.
  
  Coplan regarda de tous ses yeux.
  
  — Pas mal, reconnut-il.
  
  — Ce soir, nous aurons terminé, affirma Morel d’un ton catégorique.
  
  — Le costume ! s’écria soudain Dechazeville.
  
  — Quoi, le costume ? s’étonna Coplan.
  
  — Il n’était peut-être pas le même ce jour-là ?
  
  Coplan réfléchit.
  
  — Tant pis. Il faudra faire avec. Nous n’avons pas d’autre choix.
  
  — C’est vous le patron.
  
  Morel n’avait pas bluffé. Vers neuf heures du soir, le travail était terminé. Dans l’intervalle, Coplan avait longuement visionné les bouts d’essai, obligeant les techniciens à rectifier les erreurs de détail, les défauts de synchronisation, les séquences trop claires, trop visibles, s’attachant à conserver à l’environnement un flou artistique, conforme à celui qu’il avait décrit à satiété dans ses instructions à Dechazeville et à Morel.
  
  Le résultat était excellent. Rien à redire. Morel et Dechazeville, habituellement pondérés et avares de manifestations de joie, se frottaient les mains en compagnie de leurs collaborateurs. Ils en avaient le droit, estima Coplan. Fidèles à leur réputation, en partant de presque rien, ils avaient construit un superbe édifice.
  
  Coplan sonna le planton. Les bouteilles de champagne et les seaux à glace furent apportés. Les bouchons sautèrent. Coplan téléphona au Vieux qui arriva avec sa flûte personnelle, un cadeau du Shah d’Iran lorsque, dans les années 70, le patron des Services Spéciaux avait déjoué un complot contre sa vie. La partie supérieure, en cristal de Baccarat, était enchâssée dans un pied en or incrusté de rubis. Pour protéger ce chef-d’œuvre artistique, un coffret en bois de rose, délicatement sculpté.
  
  Les bouteilles une fois vidées, Morel, Dechazeville et leurs techniciens s’éclipsèrent, et le Vieux se fit projeter le film.
  
  — Beau travail, s’enthousiasma-t-il. À mon avis, vous connaissant, ça devrait marcher.
  
  — Je l’espère bien !
  
  Le lendemain matin, Coplan prit l’avion pour Los Angeles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  Impressionné, Oscar Susko inspectait les lieux, une lueur admirative dans le regard.
  
  — Vous avez une chouette baraque ici ! Vous la louez ou vous l’avez achetée ?
  
  — Je la loue, répondit Coplan en entraînant son visiteur.
  
  — C’est mon rêve, une taule pareille sur la plage, avec le clapotis de l’eau sur le sable et les étoiles qui vous donnent l’impression de pouvoir être décrochées d’un coup de pouce.
  
  — Vous êtes romantique, mon cher. Hélas, j’ai bien peur que notre conversation ne le soit guère puisque, à nouveau, je voudrais revoir avec vous les détails de votre enquête.
  
  — À mon tour de vous dire « hélas ». La cause est entendue. Ann Jo Kelly et Jacques Beaulieu ont échangé les meurtres de leurs époux. C’est clair comme de l’eau de roche. D’ailleurs, le district attorney ne s’y est pas trompé. Sinon, pourquoi les aurait-il inculpés et foutus au trou ?
  
  — Ce n’est pas aussi simple que l’on pourrait le penser à première vue.
  
  — Vraiment ?
  
  Le ton était sarcastique.
  
  — J’ai découvert des éléments nouveaux.
  
  — Lesquels ?
  
  — Une femme, une certaine Kristi Kauffman, celle qui a tendu un piège à Jacques Beaulieu et à Ann Jo Kelly. Dans le premier cas, elle lui a donné rendez-vous dans un motel, auquel elle n’est pas allée. Lui, si, et, ce faisant, s’est privé d’un alibi pour le meurtre de Brian Kelly. Dans le second cas, elle s’est fait passer auprès d’Ann Jo pour la fille issue d’un premier mariage de Brian Kelly. Cette manœuvre a privé Ann Jo d’un alibi pour le meurtre de Kimberley Wynegart.
  
  — Vous dites vrai ? Vous ne bluffez pas ?
  
  — Non.
  
  — Alors là, chapeau ! C’est moi qui en prends plein ma gueule ! Ils vont me lapider, à la Schucal ! Comment ai-je fait pour me planter ainsi ! Ah ! j’aimerais lui parler à cette garce ! On va la voir ?
  
  — Impossible. Elle est morte.
  
  — Pas de pot. Au moins, vous avez eu le temps de lui faire enregistrer officiellement ses aveux ?
  
  — Non. Elle a été assassinée avant.
  
  — Vous avez quand même recueilli ses aveux sur une bande magnétique, non ? Bien sûr, devant un tribunal, ce n’est pas une preuve. Néanmoins, ça pourrait faire réfléchir Bob Sheen.
  
  — Je n’ai pas pris cette précaution.
  
  — Bon Dieu, où avez-vous appris le boulot ?
  
  — Sur le tas. Comme vous.
  
  — Sauf que vous vous n’êtes pas suffisamment vicelard.
  
  — Vous, vous l’êtes !
  
  L’enquêteur de la Schucal éclata de rire.
  
  — Et comment !
  
  — Je vous offre un verre ?
  
  — Double scotch sans eau et sans glace.
  
  Coplan emplit les verres, puis offrit des cigares.
  
  — J’aimerais vous exposer ma version de l’affaire, préambula-t-il.
  
  — Une question, d’abord. Quel était l’intérêt de cette Kristi Kauffman dans cette double affaire ? Passion, vengeance, argent, jalousie ? Ann Jo Kelly et Jacques Beaulieu étaient amants, ne l’oubliez pas.
  
  — Ils en ont fait l’aveu, mais Kristi Kauffman n’a pas agi par jalousie, passion ou vengeance. Elle voulait mettre la main sur une belle somme d’argent.
  
  — Par quel biais, puisqu’elle ne touchait pas le capital-décès ?
  
  — C’est plus astucieux que cela. Vous me laissez raconter ?
  
  — Allez-y, j’adore les histoires policières, c’est mon métier.
  
  Susko s’installa confortablement dans le fauteuil, le verre à la main, un sourire gouailleur sur les lèvres serrées sur le cigare.
  
  — Voilà, c’est simple. Les compagnies d’assurances sont rusées, non seulement avec leurs clients, mais aussi avec leur personnel, en particulier les enquêteurs. Prenons le cas d’Ann Jo Kelly et de Jacques Beaulieu. Le capital-décès à verser à Brian Kelly s’élevait à 150 000 dollars, doublé en cas de mort accidentelle, soit 300 000 dollars. Pour Kimberley Wynegart, 250 000 dollars, doublés, soit 500 000 dollars. En tout, 800 000 dollars à débourser par la compagnie d’assurances, ce qui ne la rendait pas folle de joie. Or, il est une pratique constante dans le milieu des assurances. Si l’enquêteur parvient à prouver qu’il s’agit d’un meurtre et non d’un accident, meurtre et donc escroquerie, la compagnie ristourne à l’enquêteur un quart du capital-décès qu’elle n’a plus à verser, soit dans le cas qui nous occupe, 200 000 dollars.
  
  Susko avala une longue gorgée de scotch et tira sur son cigare.
  
  — C’est parfaitement vrai et j’escompte bien toucher tout ce fric quand Kelly et Beaulieu seront condamnés comme ils le méritent.
  
  — L’ennui pour vous, c’est qu’ils sont innocents et que c’est vous, en compagnie de Kristi Kauffman, qui avez monté une conspiration contre eux et avez fabriqué pas à pas, de Chicago à Los Angeles, de Las Vegas à Beverly Hills, les preuves qui ont conduit Bob Sheen à les inculper.
  
  — Vous êtes fou !
  
  — Pour terminer, et c’était le plus facile, vous n’aviez plus qu’à faire semblant de les démasquer.
  
  — Vous délirez, mon pauvre vieux.
  
  — Dans l’intervalle, cependant, comme j’ai commis l’erreur d’aller vous trouver pour obtenir des renseignements sur votre complice, vous avez estimé que celle-ci devenait extrêmement dangereuse. Il fallait éviter qu’elle puisse témoigner contre vous. En outre, pourquoi ne pas faire cavalier seul et garder ainsi l’intégralité des 200 000 dollars ? Pourquoi, finalement, partager ? D’autant que la maison sur la plage dont vous rêvez, avec le clapotis de l’eau sur le sable et les étoiles qu’on a envie de décrocher, coûte probablement plutôt 200 000 dollars que 100 000. Alors, vous vous êtes résolu à liquider Kristi Kauffman, comme vous l’aviez fait, en sa compagnie, avec Kimberley Wynegart et Brian Kelly. Kristi était votre maîtresse. Sans se douter de rien, elle s’est déshabillée devant vous. Quand elle vous a tourné le dos, vous lui avez brisé la nuque.
  
  — Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
  
  — J’ai une preuve.
  
  Susko bondit hors de son fauteuil en lâchant son verre qui explosa sur le carrelage tandis que le whisky éclaboussait les pieds du siège.
  
  — Quelle preuve ?
  
  — Je connaissais son adresse et, je ne sais pas pourquoi, je me doutais du sort qui l’attendait car, à ce moment-là, j’avais tout compris. Aussi ai-je disposé dans sa chambre une caméra à déclenchement automatique lorsque se manifeste une présence humaine. Voyez-vous ce projecteur, là-bas, et cet écran blanc sur le mur ?
  
  — Et alors ?
  
  — Accordez-moi quelques instants, voulez-vous ?
  
  C’était le moment du grand bluff. Le chef-d’œuvre de maquillages, de trucages, de faux-semblants, monté à partir des photos de Kristi et de Susko par les talentueux Morel et Dechazeville, assistés de leurs collaborateurs, allait-il fonctionner comme l’espérait Coplan ?
  
  Il mit en route le projecteur. Gros plan sur le visage de Susko, sur celui de Kristi, sur son corps dévêtu, sur le tatouage yakuza. En suggéré, l’assassinat. Bien sûr, ce n’était pas parfait. Bien des éléments manquaient. Entre autres, l’arme du crime. Cependant, ce qui était essentiel, c’était le mouvement. On avait vraiment l’impression que Susko frappait Kristi, tant les séquences se succédaient à un rythme foudroyant. C’était cette vitesse qui était censée démonter Susko et provoquer chez lui un choc.
  
  Le résultat fut spectaculaire.
  
  — Fils de pute, hurla Susko, je vais avoir ta peau, comme aux autres, comme à Wynegart, à Kelly, à Kristi !
  
  Déjà, il sortait son automatique. Il ignorait à qui il avait affaire. Plus prompt, Coplan braqua sur lui son arme.
  
  — Ne bouge pas.
  
  Les panneaux de la double porte s’écartèrent. Bob Sheen, accompagné par les policiers, par Wilfrid Herzfuss et Daniel Sorensen, entrèrent. Les policiers brandissaient leur pistolet. Hagard, Susko, à contrecœur, ôta sa main de la crosse.
  
  — C’est un traquenard ! hurla-t-il. Je suis tombé dans un piège. D’ailleurs, ce Français, il n’a même pas juridiction ici. De quel droit me braque-t-il ?
  
  Le district attorney et les avocats tendirent à Coplan une main chaleureuse.
  
  — Je ne croyais pas que ça marcherait, avoua le premier.
  
  — Bravo ! félicita le deuxième.
  
  — Si on allait annoncer la bonne nouvelle aux premiers intéressés ? suggéra le troisième.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Centre d’Entrainement des Réserves Parachutistes, euphémisme désignant l’école d’espionnage de Cercottes.
  
  2 Une des composantes du Service Action de la D.G.S.E.
  
  3 2. 250 franc.
  
  4 Célèbre restaurant de Las Vegas.
  
  5 Fantôme dans l’argot des musiciens U.S., instrumentiste qui mime sa performance dans un play-back pendant que l’artiste chante sur une bande-son.
  
  6 Authentique.
  
  7 Services spéciaux irakiens.
  
  8 Surnom donné, dans les milieux du terrorisme européen, aux Services Spéciaux irakiens.
  
  9 Drug Enforcement Administration : Organisme fédéral chargé de la répression du trafic de drogue.
  
  10 Américains d’origine japonaise nés sur le sol des Etats-Unis.
  
  
  
  
  
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