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Coplan sauve la mise

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  No 1966 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Cela faisait déjà deux heures que l’inspecteur Lavoine battait la semelle dans l’avenue Kleber. Pour rien. Car, comme d’habitude, le « client » allait rentrer chez lui avec un retard considérable sur l’horaire prévu.
  
  Lavoine était de ces policiers qui supportent sans broncher d’interminables attentes. Les intempéries ne le gênaient pas, physiquement, et la monotonie d’une surveillance très probablement superflue n’altérait en rien son sens de l’observation.
  
  De taille moyenne, coiffé d’un petit feutre gris foncé et vêtu d’un imper de tergal noir, une cigarette non allumée au coin de la bouche et le visage inexpressif, il déambulait le long des voitures en stationnement sans perdre de vue l’entrée d’un immeuble de grand standing dont la porte cochère restait ouverte en permanence, du moins jusqu’à onze heures du soir.
  
  En cette soirée d’octobre, le vent doux et humide qui venait de la place de l’Étoile chassait les feuilles mortes sur la chaussée. Au loin, l’arc de triomphe, blanchi par un récent nettoyage, resplendissait sous les feux des projecteurs.
  
  La densité de la circulation commençait à décroître. Le regard de Lavoine embrassa un instant la perspective de l’avenue dans l’espoir de distinguer l’approche d’un motard mais, une fois de plus, il fut déçu. Il poursuivit alors son chemin jusqu’à la berline Peugeot dans laquelle, depuis quelques minutes, son collègue Duclos se reposait un peu tout en surveillant, lui aussi, les abords de l’immeuble.
  
  Duclos, un quadragénaire corpulent et sanguin, présenta par la fenêtre ouverte le bout rougeoyant de sa cigarette à Lavoine, qui prit du feu et dit ensuite :
  
  - Six entrants, deux sortants. D’accord ?
  
  - D’accord. Quand tu voudras t’asseoir, fais-moi signe.
  
  - Ne t’inquiète pas. Si la flotte se met à tomber, j’irai m’abriter sous le porche du 38.
  
  Duclos acquiesça et Lavoine reprit sa marche vers l’Étoile. Une trentaine de mètres plus loin, il se posta à un arrêt de l’autobus, avec d’autres personnes.
  
  Il se demandait toujours, dans ces cas-là, si, parmi les gens qui se trouvaient près de lui, il y en avaient qui le soupçonnaient d’être un flic. Souvent, son incognito lui procurait une satisfaction discrète, teintée d’un léger sentiment de supériorité, et à d’autres moments il en éprouvait une sorte d’embarras. C’était les jours où l’utilité de sa tâche lui semblait discutable.
  
  De fait, pendant des mois et des mois, il poireautait ainsi en divers endroits de Paris, à l’affût d’un incident, et il ne se passait jamais rien. Il fallait avoir le moral bien accroché pour exercer ce métier en gardant le feu sacré.
  
  Les personnalités dont il assurait la protection ne se rendaient pas compte... Neuf fois sur dix, elles ignoraient même que l’inspecteur Lavoine, anonymement perdu dans la foule, se tenait prêt à affronter les balles pour leur sauver la vie.
  
  Au fond, c’était peut-être cet esprit de sacrifice qu’on exigeait de lui qui rendait acceptable, à ses yeux, une activité plutôt morne, faite surtout de patience et d’attention.
  
  Soudain, le vrombissement caractéristique d’une grosse moto débouchant de la place de l’Étoile fit dévier le regard de Lavoine. Il ne s’attarda pas sur le conducteur casqué, sanglé dans sa tenue de drap bleu foncé, mais guetta ce qui venait derrière.
  
  Quelques secondes plus tard, une DS noire décrivit le même virage et emprunta l’avenue Kleber. Lorsqu’elle passa devant Lavoine, il entrevit trois hommes à l’intérieur, deux sur la banquette avant, un sur le siège arrière.
  
  Plus alerte, il quitta l’arrêt de l’autobus et se dirigea vers l’immeuble tout en tenant à l’œil les piétons qui, à cet instant précis, déambulaient aux environs de l’entrée cochère.
  
  Le motard continua de rouler à petite allure, droit devant lui, mais il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que la DS arrivait à destination sans encombre. En effet, la voiture surbaissée, tournant sur la droite, lança deux appels de phares pour prévenir les promeneurs et s’engagea sur le trottoir afin de pénétrer dans le couloir de l’édifice.
  
  Dès lors, Duclos et Lavoine se sentirent moins futiles. Maintenant, quelqu’un était confié à leur garde. Et, désormais, la figure des gens qui franchiraient le seuil de cette maison serait scrutée avec une défiance accrue.
  
  Peu après, la DS ressortit en marche arrière. Seul le chauffeur l’occupait encore. Elle vira précautionneusement d’un quart de tour de manière à se replacer dans l’alignement de l’avenue, puis elle démarra en silence, fila dans la direction du Trocadéro.
  
  Les deux inspecteurs, après leur mouvement convergent vers l’entrée de l’immeuble, changèrent de secteur et gagnèrent les endroits où ils allaient rester en faction jusqu’à la relève. Il était huit heures un quart ; la moitié de leur temps de service était donc déjà dépassée.
  
  Contrairement aux prévisions, la pluie ne tombait toujours pas. La température, elle, fraîchissait nettement. Lavoine releva le col de son imper avant de se réfugier dans une encoignure pour allumer une autre cigarette.
  
  A ce moment de la soirée, le flot des voitures et des passants s’inversait : il y en avait beaucoup plus allant vers les Champs-Élysées que dans l’autre sens. Visiblement, de nombreux couples se rendaient au théâtre et au cinéma.
  
  Lavoine soliloquait sur le dernier film qu’il avait vu, lorsque le mugissement puissant d’un klaxon s’éleva, dominant tous les autres bruits par sa clameur. De quoi valoir une superbe contredanse à l’automobiliste qui en était responsable...
  
  Mais l'assourdissant vacarme s’éternisa. Pas de doute, le contact restait collé.
  
  L’inspecteur essaya de localiser la voiture qui était à l’origine de ce raffut. Comme tout le monde, il tourna la tête vers l’autre côté de l’avenue. Cela devenait franchement infernal. Qu’attendait donc cet idiot pour déconnecter un des souliers de câble de sa batterie ?
  
  Mû par une impulsion, Lavoine faillit s’engager sur la chaussée. Il s’en abstint cependant, se disant que ce n’était pas son rôle et qu’un gardien de la paix ne tarderait pas à surgir. En dépit de cette note soutenue, véhémente, qui vrillait les tympans et attirait invinciblement l’attention, il reporta son regard sur le large couloir d’entrée, éclairé, de l’immeuble. Rien de spécial.
  
  Un attroupement commençait à se former sur le trottoir d’en face. A vrai dire, personne ne parvenait à identifier le véhicule dont l’avertisseur fonctionnait sans désemparer. Les voitures s’écoulaient normalement dans les deux sens, chacun s’interrogeant sur la cause de cette tempête sonore.
  
  Enfin, un agent de police accourut, fendit les rangs des badauds pour atteindre la source du délit. Le malheur, c’est qu’il avait beau hurler des questions, on ne le comprenait pas plus que lui ne pouvait entendre les mots braillés par ses interlocuteurs. Il finit pourtant par s’apercevoir que le mugissement ne s’échappait pas du capot d’une Opel Admiral en stationnement mais... d’une poubelle se trouvant juste à côté !
  
  Le gardien de la paix, plus tenté de se boucher les oreilles que d’employer ses mains à autre chose, essaya vainement de soulever le couvercle du récipient en matière plastique. Énervé de surcroît par l’hilarité qu’il déchaînait, il souleva la poubelle tout entière, non sans effort car elle était très lourde, et il la laissa violemment retomber sur le sol sans, pour autant, réussir à interrompre le vacarme. Alors, furibond, il tapa dedans à coups de pieds rageurs, qui se révélèrent tout aussi inopérants.
  
  Soit parce que ce son continu provoquait à la longue une sensation douloureuse, soit qu’ils se fussent avisés du caractère insolite de cette poubelle transformée en sirène d’alarme, les curieux commencèrent à s’en éloigner.
  
  L’agent, qui se demandait sérieusement s’il n’allait pas faire taire cette singulière boîte à ordures en la transperçant de quelques balles de son pistolet, fut effleuré par l’idée qu’elle contenait peut-être de l’explosif. Ce montage n’était pas l’œuvre d’un mauvais plaisant ou d’un déséquilibré. En déposant là cet engin, on avait un but autre que celui d’embêter les riverains et la police.
  
  Tant pis pour la sérénade... Enjoignant aux derniers badauds de s’écarter de l’indestructible poubelle, le gardien de la paix se disposait à courir vers la borne d’appel la plus proche lorsque survint un car qui effectuait des rondes dans le quartier. L’agent s’élança au-devant de ses collègues et il entreprit de les mettre au courant.
  
  Pendant ce temps-là, Duclos, flairant quelque chose de trouble dans ce chahut intempestif, avait marché lentement vers la berline Peugeot et s’y était installé. De là, il avait à la fois dans son champ de vision l’entrée du domicile du « client » et la scène qui se déroulait sur l’autre trottoir.
  
  Des gens courroucés apparaissaient aux fenêtres et sur les balcons. Certains proféraient des injures.
  
  L’inspecteur Lavoine, immobile, aux aguets, leva les yeux vers les fenêtres du locataire dont il assurait la protection, au troisième étage. Elles étaient fermées, de la lumière filtrait entre les rideaux.
  
  Lavoine pria le ciel que l’intéressé n’eût pas la malencontreuse inspiration de se montrer. Qui sait si le fonctionnement de cet avertisseur n’avait pas pour objectif, précisément, de le faire apparaître derrière la vitre... Avec une carabine à lunette, d’un des étages des maisons d’en face, un bon tireur pourrait le descendre à coup sûr.
  
  Au-dessus des lampes de l’éclairage public, ces façades étaient plongées dans l’ombre. Impossible de voir si quelqu’un était embusqué là-haut.
  
  Saisi par le trac, Lavoine aperçut un homme nu-tête, en complet veston, qui sortait de l’immeuble surveillé. Les mains dans les poches, intrigué par l’insupportable mugissement du klaxon et par la présence d’un car de police, cet habitant de la maison traversa la rue pour élucider les raisons de ce remue-ménage. Sa silhouette se perdit bientôt dans la foule.
  
  Après quelques essais infructueux, les agents du car jugèrent plus expédient d’embarquer le mystérieux ustensile dont ils ne parvenaient pas à détraquer le mécanisme. Avec une pèlerine, l’un d’eux bouchait les trous ronds, d’un centimètre de diamètre, par où s’échappait le son ; quand les portes du car se refermèrent, on cessa presque d’entendre la tonalité du signal.
  
  Lavoine lâcha un soupir d’aise, non seulement parce que ses tympans étaient soulagés mais aussi parce que le « client » n’avait pas commis l’imprudence redoutée. Évidemment, ce bonhomme n’était pas né de la dernière pluie... Il avait dû penser à l’éventualité qu’avait envisagée l’inspecteur.
  
  Lorsque la voiture de police eut quitté les lieux, les badauds se dispersèrent rapidement et l’avenue ne tarda pas à reprendre son aspect normal.
  
  Une 404 beige clair sortit de l’immeuble avec une prudente lenteur. Lavoine l’aperçut, se déplaça vivement pour relever son numéro d’immatriculation, l’identifia comme appartenant à un des locataires qui résidaient dans le building.
  
  Un instant, il la suivit des yeux puis il éprouva le besoin d’échanger quelques mots avec son collègue.
  
  Il monta dans la berline, s’assit à côté de Duclos.
  
  - Ça ne t’a pas paru bizarre, toi, ce boucan ? s’informa-t-il, soucieux. On n’aurait pas pu trouver mieux pour amuser la galerie et pour détourner notre attention...
  
  - C’est bien ce que je me suis dit, approuva Duclos. Aussi, je te prie de croire que j’ai fais gaffe, et plutôt deux fois qu’une !
  
  - Moi aussi. Je n’ai été distrait qu’un quart de seconde, tout au début. Enfin, à part cet intermède, tu n’as rien noté de particulier ?
  
  - Non... Le type qui est venu voir, puis le départ, il y a un instant, de la 404 répertoriée. C’est tout.
  
  Un silence.
  
  Lavoine reprit :
  
  - Un avertisseur et une batterie montés dans une poubelle... Un drôle de canular, non ? J’ai du mal à me figurer que ça ne rime à rien.
  
  Duclos afficha une face bougonne.
  
  - Écoute, dit-il, cette histoire ne doit pas nous tarabuster jusqu’à la fin de notre garde. Va te renseigner dans la maison et assure-toi que rien ne cloche.
  
  - J’en meurs d’envie, avoua Lavoine tout en rouvrant la portière.
  
  Il fila en oblique vers l’entrée de l’édifice, s’engagea dans le couloir, gravit les escaliers de marbre menant au hall et alla frapper à la loge du concierge. Ce dernier se manifesta aussitôt.
  
  - Bonsoir, Kessler, salua l’inspecteur à mi-voix. Est-ce que tout va bien ?
  
  - Ici, oui, mais que s’est-il passé à l’extérieur ? Encore un imbécile qui ne parvenait pas à arrêter son klaxon ?
  
  - Pas exactement, éluda Lavoine. Tu n’as pas bougé de ta loge ?
  
  Ils appartenaient au même service et se connaissaient depuis des mois. Kessler remplissait les fonctions de concierge depuis que le « client » avait élu domicile dans cette résidence. Les traits, le son de la voix, le pas, la silhouette et même les tenues vestimentaires des quelque soixante personnes qui fréquentaient les lieux (47 locataires et le personnel des bureaux du rez-de-chaussée) étaient rigoureusement fichés dans sa mémoire, bien que sa physionomie de père pantouflard le fît, en général, considérer comme une quantité négligeable.
  
  - Je n’ai pas mis le nez dehors depuis 6 h du soir, répondit-il, les mains croisées sur son ventre. Ne sais-tu pas que c’est la consigne ? Tant qu’il n’est pas rentré, je n’ai pas le droit d’aller me balader.
  
  - Ah ! bon... Non, j’ignorais.
  
  Lavoine réfléchit, puis ajouta :
  
  - Ça ne te ferait rien de passer un coup de fil à la planque du garde du corps, là-haut ?
  
  Kessler haussa les sourcils.
  
  - Pour lui demander quoi ?
  
  - Pour voir s’il est là, simplement.
  
  - Mais je l’ai vu monter avec le client... Ça ne te suffit pas ?
  
  - J’aimerais quand même que tu l’appelles, insista Lavoine. Cet incident qui s’est produit dans la rue nous a intrigués. On préférerait en avoir le cœur net.
  
  - Bon. Si tu y tiens, fit Kessler en décrochant le téléphone d’un geste négligent tandis que l’inspecteur refermait derrière lui la porte de la loge.
  
  Le concierge forma les deux chiffres du petit appartement réservé, au troisième étage, au « gorille » chargé de veiller la nuit sur la sécurité de l’homme qui occupait l’appartement voisin.
  
  La sonnerie résonna plusieurs fois. Kessler, se rembrunissant, dit à l’intention de Lavoine :
  
  - On ne répond pas.
  
  Il garda encore le récepteur à l’oreille pendant quelques secondes, eut une mimique perplexe et dit en replaçant le combiné sur le socle de l’appareil :
  
  - Ne te frappe pas trop... Il est peut-être chez le client. Parfois celui-ci lui offre l’apéritif et, d’autre part, ce vacarme dans l’avenue risque de l’avoir mobilisé.
  
  - C’est possible, admit Lavoine, pas très convaincu. Reste là et ouvre l’œil. Je vais pousser une pointe jusqu’au troisième.
  
  Kessler, influencé par l’inquiétude à peine voilée de son collègue, marmonna de sa voix de basse :
  
  - C’est plutôt moi qui devrais y aller...
  
  - Il vaut mieux que tu observes les allées et venues, puisque tu peux faire la différence entre les gens de la maison et les étrangers.
  
  Lavoine s’éclipsa. La cabine de l’ascenseur était au rez-de-chaussée, libre. Après une brève hésitation, le policier gravit quatre à quatre les marches de l’escalier.
  
  Un silence tout à fait rassurant régnait dans l’édifice ; les pas de Lavoine étaient amortis par une épaisse moquette. A peine discernait-on, sur le palier du deuxième, le lointain écho d’une musique diffusée par le poste ou l’électrophone d’un des locataires.
  
  Un peu essoufflé, l’inspecteur se dirigea vers la porte du local affecté au garde du corps. Il tapa discrètement sur le panneau de bois. Ceci ne provoquant aucune réaction, il fit tourner le bouton et tenta d’entrer. L’huis était fermé à clé.
  
  Tournant les talons, Lavoine gagna la porte d’en face, appuya un index légèrement moite sur le bouton de sonnerie.
  
  Le battant s’écarta et une domestique d’un certain âge se profila dans l'entrebâillement.
  
  - Excusez-moi, dit Lavoine. Monsieur Lorfèvre est bien rentré, n’est-ce pas ?
  
  La servante braqua sur lui un regard suspicieux.
  
  - Non, il n’est pas là, rétorqua-t-elle. Aviez-vous un rendez-vous ?
  
  L’inspecteur exhiba sa carte de la Préfecture.
  
  - Je l’ai vu pénétrer dans l’immeuble... Il était accompagné par un homme de confiance. Dites-moi franchement s’ils sont là, tous les deux. C’est indispensable.
  
  Son ton sérieux et pressant porta sur la femme. De l’étonnement se peignit sur son visage ingrat.
  
  - Mais... c’est vrai, je vous assure, déclara-t-elle. M. Lorfèvre n’est pas chez lui. Nous l’attendons d’un moment à l’autre. Désirez-vous voir Madame ?
  
  Une sueur froide monta au front de Lavoine.
  
  - Non merci, prononça-t-il. Je m’excuse encore. Et je vous prie de ne pas rapporter ceci à votre patronne. Dites-lui que je suis un visiteur qui s’était trompé de porte.
  
  Il salua d’un coup de chapeau, dévala les marches à toute allure, se précipita vers la loge. Le devançant, Kessler ouvrit, l’air anxieux.
  
  - Ça sent le roussi, lui jeta Lavoine. A ton avis, le client a-t-il pu faire une escale dans un autre appartement avant de réintégrer le sien ?
  
  - Pas question ! Il n’entretient strictement aucun rapport avec les autres habitants de l’immeuble. Enfin, ne charrie pas... Je l’ai vu monter, je te dis !
  
  - N’empêche qu’il n’est pas chez lui, la bonne est formelle. Et la planque est toujours fermée à clé.
  
  Les deux hommes s’examinèrent mutuellement, cherchant la décision qu’il fallait prendre. Kessler se pétrit le front.
  
  - Préviens le copain qui est à l’extérieur et rapplique, articula-t-il, la gorge sèche. Qui est-ce ?
  
  - Duclos.
  
  - Qu’il avise la Préfecture par radio. A tout hasard, je vais commencer par boucler les vantaux de l’entrée. Grouille-toi.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Hâtivement, Lavoine avisa son camarade Duclos qu’il se passait quelque chose d’assez inexplicable.
  
  - Il n’y a pas de raison de s’affoler mais Kessler est tout de même d’avis que tu devrais signaler le fait sans attendre, déclara-t-il. Demande un ou deux hommes de renfort ; moi, je vais parcourir la maison de haut en bas. Kessler va fermer les portes pour empêcher les bagnoles de sortir sans inspection préalable.
  
  Duclos arbora une expression ennuyée.
  
  - C’est peut-être prématuré d’alerter la Préfecture, non ? objecta-t-il. Le type est forcément à l’intérieur, avec son garde du corps. Essaie d’abord de les dénicher.
  
  Lavoine, dubitatif, secoua la tête.
  
  - Mieux vaut se mettre à couvert, d’emblée. On ne nous en tiendra pas rigueur si c’est une fausse alerte mais, dans le cas contraire...
  
  - Oui, au fond, accepta Duclos avec un haussement de ses lourdes épaules. Ça ne coûte rien d’établir la liaison.
  
  Il se pencha pour actionner un interrupteur sous le tableau de bord et Lavoine s’en retourna vers la porte cochère, guetté par Kessler qui la tenait entrebâillée.
  
  - Cette fois, je prends l’ascenseur, annonça l’inspecteur au concierge occupé à verrouiller les vantaux.
  
  La cabine était toujours là. Lavoine s’y enferma et appuya sur le bouton de l’étage le plus élevé.
  
  Par acquit de conscience, il examina les cloisons et le plancher pendant que l’engin s’élevait. Ne décelant aucune anomalie, sinon une trace d’odeur d’encaustique, il s’efforça de tempérer sa nervosité.
  
  Une question, pourtant, le harcelait : si, d’aventure, un meurtrier muni d’une arme silencieuse, mettant à profit l’absence d’un locataire, s’embusquait dans son appartement deux ou trois heures avant le retour présumé du client, il pouvait théoriquement le faire à l’insu de Kessler. Ce dernier contrôlait bien les entrées et les sorties des visiteurs, mais il ne pouvait deviner si leur présence était légitime ou non, ni chez qui ils se rendaient.
  
  Il y avait là une lacune dans le système, mais comment l’éviter ? Pour qu’une surveillance soit efficace, il faut qu’elle s’exerce d’une façon invisible, sans quoi on parvient toujours à la déjouer.
  
  La cabine s’arrêta au septième. Entre-temps, la minuterie s’était éteinte. Lavoine manœuvra les portes, prit pied sur le palier et pressa le bouton de l’éclairage, sur le mur opposé. Instantanément, il eut un coup au cœur. A quelques mètres de lui, dans un couloir, gisait le corps recroquevillé d’un homme.
  
  L’inspecteur s’élança, se pencha sur lui. Atterré, il reconnut le « gorille » de service. Tout en fixant sur son visage un regard anxieux, il ausculta sommairement son thorax. Pas de blessure apparente, le cœur battait. La respiration était même normale...
  
  Délaissant une seconde le garde du corps inconscient, Lavoine tourna la tête dans tous les sens, espérant et redoutant à la fois d’apercevoir dans un autre recoin la forme inanimée du client...
  
  Personne.
  
  Domptant son agitation, Lavoine secoua vigoureusement son confrère et le houspilla à voix basse :
  
  - Reprends tes esprits, bon sang de bon sang ! Ce n’est pas le moment de roupiller... Allez, hop ! Debout...
  
  Pas plus ses objurgations que ses mouvements ne tirèrent l’athlétique André Fondane de sa torpeur. Son sommeil quasi comateux défiait des traitements aussi simples.
  
  Fébrile, Lavoine le fouilla. Il s’empara du pistolet rangé dans l’étui que Fondane portait sous l’aisselle, ramena au jour la clé Yale du local de veille. Il la manipula pensivement puis, jugeant qu’il devait renoncer à l’espoir d’arracher une confidence au garde du corps, il se redressa et courut vers l’ascenseur.
  
  La cabine s’enfonça dans les profondeurs de la cage.
  
  Laissant les portes ouvertes, au troisième, l’inspecteur se servit de la clé pour une rapide incursion dans la pièce réservée à la protection nocturne du sieur Lorfèvre.
  
  Le local était vide, bien entendu, et Lavoine se reprocha d’avoir gaspillé une minute pour vérifier une hypothèse parfaitement saugrenue. Ce n’était pas le « protégé » qui avait endormi son garde du corps, quand même !
  
  Lavoine battit en retraite, le cerveau en ébullition. Il descendit chez Kessler qui, pour se donner une contenance, époussetait un des fauteuils du hall.
  
  - Le gorille est là-haut, anesthésié, chuchota-t-il. Dans le couloir des combles...
  
  Le concierge se figea, effaré.
  
  - Comment ? Qu’est-il allé faire là-bas ?
  
  Lavoine lui renvoya une mimique montrant qu’il n’en avait pas la moindre idée.
  
  - Le problème, c’est de savoir où est passé l’autre, rétorqua-t-il, acerbe. As-tu un passe des mansardes et des greniers ?
  
  - Pour sûr...
  
  Kessler alla le décrocher, le tendit à Lavoine, ajouta :
  
  - Tu ne devrais pas remonter tout seul... Si on a eu ce gars-là, on pourrait t’avoir aussi.
  
  Exhibant le pistolet de Fondane, l’inspecteur opposa :
  
  - Moi, je suis sur mes gardes. Ce qu’il faut surtout, c’est remettre la main sur le père Lorfèvre, de toute urgence. Téléphone au service et demande qu’on envoie un toubib. Le témoignage de Fondane serait précieux mais il pionce comme une souche.
  
  - Je m’en occupe, promit Kessler, consterné.
  
  Un calme absolu continuait de régner dans l’édifice. C’était l’heure où la plupart des gens dînaient, soit chez eux, soit au-dehors.
  
  Sur le point de repartir vers l’étage supérieur, Lavoine s’enquit :
  
  - Y a-t-il un appartement dont les locataires sont en voyage, ou qui soit actuellement vide ?
  
  - Eh bien... il y a celui au-dessus de chez les Lorfèvre. Cela fait partie des mesures de sécurité. Personne, dans la boîte, ne le sait. Même pas lui.
  
  - Je veux y jeter un coup d’œil également. Refile-moi la clé, exigea Lavoine, très conscient des catastrophes qui s’abattraient sur lui s’il commettait la moindre erreur.
  
  Sans commentaire, son collègue lui remit une seconde clé, puis il reflua vers sa loge, les nerfs en pelote, mal à l’aise.
  
  Tout en décrochant le téléphone, il transféra son automatique dans la poche droite de sa veste et, du pouce, il déplaça le cran d’arrêt.
  
  Lavoine, en route pour le quatrième, se creusait fiévreusement la cervelle. Si des agresseurs méditaient d’assassiner Lorfèvre après lui avoir administré par surprise une forte dose de narcotique, pourquoi n’avaient-ils pas dissimulé et supprimé aussi son protecteur ? Cela eût retardé la découverte de l’attentat...
  
  Avant d’introduire sa clé dans la fente de la serrure, Lavoine s’assura que celle-ci ne portait pas de traces d’effraction. Ne distinguant pas d’éraflures suspectes, il fit jouer le pêne, repoussa doucement le battant. Son arme serrée dans sa main droite, il allongea l’autre bras et, à tâtons, chercha l’interrupteur. Il l’atteignit, fit de la lumière.
  
  Toutes les portes donnant sur le couloir intérieur de l’appartement vide étaient larges ouvertes. Crispé, Lavoine s’avança, l’oreille aux aguets et le regard vigilant.
  
  Les diverses pièces étaient désertes, de même que l’unique placard d’une des chambres. Il n’y avait pas non plus d’empreintes révélatrices sur la fine couche de poussière qui recouvrait uniformément le parquet.
  
  Lavoine, en se retirant, n’oublia pas d’éteindre. Maintenant, il avait la certitude que l’affaire se jouait là-haut. Mais pourquoi diable Lorfèvre et son compagnon, seuls dans l’ascenseur et hors de toute contrainte, étaient-ils montés jusqu’au septième ?
  
  L’estomac noué, Lavoine regretta que le renfort ne fût pas encore arrivé. Devant cet ensemble d’éléments incompréhensibles, les bonnes résolutions qu’il avait affichées étaient en train de fondre. Néanmoins, il poursuivit son chemin vers le haut, mais par les escaliers et après avoir refermé la cabine.
  
  Il accédait au palier du cinquième lorsqu’un monsieur correct, distingué, frisant la soixantaine, émergea d’un des appartements de cet étage. Lavoine n’eut que le temps d’escamoter son pistolet.
  
  Le locataire, qui se proposait visiblement d’appeler l’ascenseur, salua le policier d’une inclinaison de tête courtoise mais distante.
  
  L’inspecteur fit de même et détailla en un clin d’œil le signalement de ce particulier. Il l’avait déjà vu antérieurement, lors d’autres missions de surveillance à l’avenue Kleber.
  
  Tenté de lui demander s’il n’avait pas perçu de bruits insolites, il y renonça, persuadé que seul l’incident du klaxon emballé reviendrait sur le tapis. Au fait, ce long signal n’aurait-il pas eu pour objet d’attirer aux fenêtres et sur les balcons les habitants de l’immeuble pendant que se perpétrait une action brusquée à l’intérieur de l’édifice ?
  
  Parvenu au dernier palier, Lavoine revit le corps de Fondane à l’endroit où il l’avait abandonné, et ce fut tout juste s’il n’en conçut pas quelque étonnement. Il fut soudain enveloppé d’une obscurité totale, la minuterie étant à nouveau à bout de course. Spéculant sur le fait que le locataire ou Kessler allaient rallumer, il attendit, immobile.
  
  La lumière revint effectivement trois secondes plus tard. Alors le policier s’engagea dans le couloir. Il dépassa Fondane, allongé par terre et toujours abîmé dans un sommeil de plomb, manœuvra le bouton de la première mansarde de gauche. La porte pivota en grinçant, sans requérir l’emploi du passe-partout.
  
  Lavoine comprit pourquoi. En réalité, ce local était une des parties communes de l’immeuble : il permettait d’accéder au toit par un escalier de fer aboutissant à une large lucarne. Celle-ci était fermée normalement, c’est-à-dire verrouillée de l’intérieur.
  
  Des intrusions successives dans les chambres de bonne, les débarras ou autres mansardes sans utilité précise ne fournirent à Lavoine aucun indice positif. Ni Lorfèvre, ni les agresseurs n’avaient pourtant pu se volatiliser...
  
  Comme ils n’avaient pu partir par le toit - le verrou engagé l’attestait - ils devaient se trouver quelque part entre le rez-de-chaussée et le dernier étage, indiscutablement.
  
  Fort de cette conviction, l’inspecteur revint vers Fondane. Il localisa l’endroit et la position qu’occupait le garde du corps avant qu’il tentât de le ranimer, puis il entreprit de le charger sur son épaule.
  
  Cette grande carcasse était d’autant plus lourde qu’elle était inerte. La tête et les bras ballants, les yeux clos, Fondane fut transporté jusqu’à l’ascenseur. Bien que ployant sous ce fardeau, Lavoine ne le redéposa pas pendant qu’il attendait la cabine.
  
  Une appréhension supplémentaire s’emparait de lui, à propos de Kessler qui était resté seul en bas. Si les individus qui avaient mis Fondane hors circuit étaient des locataires réguliers de l’immeuble, ils pourraient sortir librement en laissant derrière eux une victime de plus... Peut-être était-ce déjà fait !
  
  Lavoine transpirait abondamment quand il parvint dans le hall avec Fondane sur son épaule. La vue de Kessler le soulagea.
  
  - Qui est ce vieux type du cinquième ? haleta-t-il avant même de déposer l’agent du S.D.E.C. sur le canapé de la loge.
  
  - Celui qui est sorti il y a quelques minutes ? s’enquit son collègue, interloqué. Mais c’est M. de Laroche, l’administrateur-directeur général des Aciéries de l’Ouest...
  
  - Et l’autre, avant... Pendant que l’avertisseur fonctionnait à plein tube ? Un grand, large d’épaules, entre 30 et 40 ans mais le cheveu déjà rare ?
  
  - Celui-là n’était pas de la maison. Il est arrivé vers cinq heures de l’après-midi. Il se rendait chez les Fillioux : il m’a demandé quel était leur étage.
  
  Kessler contemplait la face détendue, un peu pâle, de l’homme qu’il avait vu vingt minutes auparavant, en pleine possession de ses moyens, pénétrant dans l’ascenseur à la suite de Lorfèvre.
  
  - C’est pas possible, on lui a fait boire une drogue, marmonna-t-il. Et le client, il n’est pas là-haut, lui ?
  
  - Hé non, lança Lavoine qui reprenait son souffle. On va devoir perquisitionner partout, pas d’histoire ! A moins qu’on n’ait flanqué Lorfèvre par une fenêtre sur la cour, il doit être dans la baraque. Qu’est-ce qu’ils foutent, bon Dieu, à la Préf...
  
  Un bref coup de sonnette, vibrant dans la loge, lui coupa net la parole.
  
  - Les voilà probablement, dit Kessler en gagnant le hall.
  
  Il ne s’était pas trompé. Lorsqu’il eut ouvert un des lourds vantaux, le commissaire divisionnaire Beauchamp, les inspecteurs Chalon, Lafitte et Duclos firent irruption dans le corridor.
  
  Beauchamp était un homme mince, large de carrure, grisonnant, dont le visage ascétique reflétait une intelligence aiguë alliée à cette autorité naturelle que confère une vision juste des nécessités immédiates.
  
  Il interpella Kessler d’un ton abrupt :
  
  - L’avez-vous retrouvé ?
  
  - Non, avoua le concierge, tourmenté. Mais Lavoine a découvert le garde du corps, endormi par un anesthésique, sur le palier du 7ème. Il vient de le ramener.
  
  Beauchamp fonça vers la loge, suivi de ses collaborateurs.
  
  Il laissa tomber un regard soucieux sur Fondane, puis il fixa l’inspecteur Lavoine dans le blanc des yeux.
  
  - Pas de traces de bagarre, là-haut ?
  
  - Ni ailleurs, monsieur le commissaire. J’y perds mon latin...
  
  - Qu’avez-vous fait, depuis que Duclos m’a alerté ?
  
  Lavoine, troublé, relata ses démarches dans l’immeuble et les constatations qu’elles lui avaient permis d’effectuer. Beauchamp l’écouta en ponctuant de petits signes de tête les assertions de son interlocuteur.
  
  Quand Lavoine eut terminé son rapport, Duclos enchaîna :
  
  - Il y a, me semble-t-il, un autre élément dont vous devez être informé. Quelques minutes après que la DS ait débarqué ici ses deux passagers, un avertisseur de voiture a fait un bruit épouvantable dans l’avenue, et cela a duré jusqu’à ce qu’un car de police vienne enlever l’appareil, qui était enfermé dans une poubelle. Peut-être y a-t-il une corrélation ?
  
  Intrigué, Beauchamp réclama de plus amples détails. Puis il interrogea Kessler, dont les réponses ne firent qu’épaissir le mystère.
  
  - Apportez-moi de l’eau et une serviette, ordonna-t-il. Avant toute chose, il faut réveiller notre unique témoin...
  
  Du menton, il désignait Fondane.
  
  - Nous avons demandé un médecin, dit Lavoine. Des serviettes mouillées ne suffiront pas. Tel qu’il est là, on pourrait l’amputer d’une jambe sans le gêner.
  
  Le commissaire hocha la tête. A titre d’expérience, il pinça sévèrement le dos de la main du patient, qui ne réagit pas.
  
  - Hum... Une vraie narcose, jugea-t-il. Même avec une piqûre, il n’est pas prêt de retrouver toute sa lucidité.
  
  Relevant les yeux sur le groupe qui l’entourait, il reprit :
  
  - Sans mandats, nous ne pouvons fouiller tous les appartements. Néanmoins, comme le sort de la personnalité que nous devons protéger prime tout, vous, Lavoine, et vous, Chalan, sous la conduite de Kessler, vous allez interviewer les gens de la maison. Obtenez d’eux que, de bon gré, ils vous laissent parcourir rapidement les pièces qu’ils occupent. Si quelqu’un refuse, signalez-le-moi illico.
  
  Ses trois agents acquiescèrent et quittèrent la loge.
  
  Beauchamp regarda l’heure à son poignet. Neuf heures dix. Une foule d’hypothèses s’entrechoquaient dans son esprit. La seule, malheureusement, qui ne se heurtât pas à une impossibilité matérielle, était celle du crime prémédité. Or, dans ce cas-là, il était assez absurde d’imaginer que le ou les meurtriers se fussent résignés à se laisser prendre au piège dans l’édifice.
  
  - Donc, résuma Beauchamp à l’intention de Duclos, en tout et pour tout, quatre personnes sont sorties d’ici depuis le retour de la DS officielle : cet inconnu en veston, les deux passagers de la 404 et le vieux monsieur du cinquième ?
  
  - C’est bien cela, approuva Duclos.
  
  - Bon. Allez dans la cour et vérifiez deux choses : si une corde ne pend pas le long de la façade arrière et s’il n’existe pas un moyen de s’échapper par un immeuble voisin.
  
  - Pour le second point, je peux vous répondre tout de suite par la négative. C’est moi qui suis venu procéder à une étude des lieux avant l’établissement de la surveillance. La cour est entièrement cernée par les murs de ce building, elle ne communique pas avec une autre bâtisse.
  
  - Parfait. Voyez donc le reste, corde, échelle ou même tuyaux de descente des eaux usées, cita le commissaire, les traits tendus.
  
  La sonnerie tinta derechef.
  
  Duclos, une main sur le bouton de la porte de la loge, supputa :
  
  - Il y a des chances pour que ce soit le médecin, mais si c’est quelqu’un d’autre ?
  
  - Laissez passer, je m’en charge. N’oubliez pas de remettre le verrou.
  
  Demeuré seul avec son supérieur, l’inspecteur Lafitte grommela :
  
  - Si on a liquidé le client en silence, je me demande pourquoi on aurait épargné son défenseur...
  
  - Entendez-vous par là qu’on l’aurait soustrait à son gardien pour le garder prisonnier dans la maison ? persifla Beauchamp. Vous êtes plus optimiste que moi... Ce serait l’œuvre d’un fou !
  
  Le téléphone sonna tandis qu’on grattait à la porte. Le commissaire décrocha tout en faisant signe à Lafitte d’ouvrir.
  
  Une voix féminine, cassée par l’âge, articula :
  
  - C’est madame Lorfèvre... Dites, Alphonse, qu’est-ce que cela signifie ? Mon mari n’est pas encore rentré, et un individu qui s’est présenté à ma porte a prétendu qu’il l’avait vu monter !
  
  Porteur d’une sacoche rebondie, un homme en gabardine foncée passait devant l’inspecteur et jetait un coup d’œil professionnel sur Fondane puis, interrogateur, sur Beauchamp. Celui-ci, d’un battement de paupières, le pria d’attendre et dit dans le micro :
  
  - Non, madame, ce n’est pas Al..., le concierge qui est à l’appareil, c’est un membre du service de protection. Il est vrai qu’un de mes collègues a cru voir votre époux, mais il a dû faire erreur. Incidemment, n’avez-vous pas reçu aujourd’hui la visite d’un démarcheur quelconque ?
  
  - Un instant, je vous prie. Je me renseigne auprès de la bonne.
  
  Peu après, la dame déclara :
  
  - Non, personne n’est venu dans la journée.
  
  Puis, sur un ton légèrement agacé :
  
  - Enfin, pourquoi Alphonse n’est-il pas dans sa loge ?
  
  - Il est en train de remplacer un fusible au second étage, mentit Beauchamp, à l’étroit dans ses souliers.
  
  - Dites-lui de m’appeler dès que possible, enjoignit madame Lorfèvre, manifestement mécontente.
  
  Et elle raccrocha, à la grande satisfaction du commissaire. Il souhaitait de ne pas l’alarmer trop vite mais savait qu’il devrait inéluctablement, et bientôt, lui faire part de mauvaises nouvelles.
  
  S’adressant au médecin du service, déjà penché sur l’homme qui requérait ses soins, Beauchamp déclara :
  
  - Tâchez de me réveiller promptement ce gaillard, docteur. Il est sous le coup d’un soporifique...
  
  - Je vois, dit le toubib.
  
  D’une légère pression de l’index et du majeur, il tâtait le pouls de Fondane. Il eut une moue désapprobatrice, s’inclina davantage pour sentir l’haleine du patient.
  
  - C’est un anesthésique peu courant, absorbé sous forme de gaz ou d’aérosol, pronostiqua-t-il. Pas facile d’en définir la nature exacte. Je vais lui faire une intraveineuse.
  
  Il souleva une des paupières de Fondane, examina la pupille, soupira :
  
  - Ne comptez pas sur moi pour lui administrer un remède de cheval. Le cœur m’a l’air solide mais il faut être prudent, surtout quand on ignore les effets secondaires du produit utilisé. Pourquoi ne pas appeler une ambulance et hospitaliser ce quidam ?
  
  - Parce que je veux le faire parler tout de suite, rétorqua Beauchamp d’une voix pressante. C’est capital. En outre, il n’est pas question d’ameuter les passants et les locataires...
  
  Le médecin le considéra et se gratta méditativement la joue.
  
  - Très bien, s’inclina-t-il. Aidez-moi à lui ôter sa veste, que je puisse poser un garrot.
  
  Lafitte lui donna un coup de main pour soulever le buste du garde du corps. Impatient, Beauchamp se mit à tambouriner, de ses ongles, l’appareil téléphonique.
  
  Sur ces entrefaites, Duclos revint de son expédition dans la cour. Son faciès de tenancier de bistrot exprimait du désarroi.
  
  - Il n’y a pas de dispositif d’évasion, fixe ou amovible, certifia-t-il d’un air emprunté. Mais la 404 beige que nous avions vu sortir... elle est de nouveau là !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Le commissaire dévisagea Duclos avec animosité.
  
  - Que me chantez-vous là ? maugréa-t-il. Si cette voiture était revenue, vous l’auriez vu rentrer, je suppose ?
  
  - Eh oui, nécessairement, admit Duclos. Donc il faut croire que ce n’est pas la même... Et. pourtant, l’immatriculation concorde.
  
  Un froid de glace tomba sur les épaules de Beauchamp. Mais son esprit vif réfuta aussitôt sa première idée.
  
  - On n’a pas pu embarquer Lorfèvre dans cette 404... Kessler l’aurait vu repasser avec ses ravisseurs.
  
  A peine eut-il formulé cette opinion qu’un doute surgit en lui. Et si la vigilance du concierge avait été mise en défaut, un temps très court, par un incident trop minime pour être retenu ?
  
  - Lavoine et moi, on ne peut pas avoir eu la berlue en même temps, dit Duclos. Si cette bagnole avait rappliqué après un tour dans le quartier, on l’aurait noté, l’un ou l’autre.
  
  Le médecin, sa seringue vide dans la main, épiait sur la figure d’André Fondane l’effet du stimulant qu’il lui avait injecté. Serait-ce la reprise de conscience ou une chute de tension brutale ?
  
  Beauchamp promena les yeux sur le patient, sur le docteur qui lui dédia une mimique incertaine, et enfin sur Duclos, dont les lèvres étaient pincées. Il sut qu’aucun d’eux ne pouvait trancher son dilemme.
  
  Avec brusquerie, il décrocha le téléphone et forma un des numéros de la Préfecture.
  
  - Ici le commissaire divisionnaire Beauchamp, à l’avenue Kleber. Je voudrais faire appliquer le plan de diffusion régionale pour l’interception d’une 404 beige clair, immatriculée...
  
  Du regard, il consulta Duclos, qui lui souffla : « 6498 BU 75 »...
  
  Beauchamp répéta ce numéro et ajouta :
  
  - Ceci n’a qu’une valeur d’indication car il n’est pas exclu que cette plaque soit déjà changée... Attendez, je vous passe l’inspecteur Duclos, il va mieux vous décrire la voiture.
  
  Le combiné changea de main.
  
  - Berline 404, pratiquement neuve, aux chromes brillants ; une courte antenne radio sur le toit, au-dessus du pare-brise ; butoirs en caoutchouc aux pare-chocs ; enjoliveurs à rayons. Garniture intérieure en drap bleu roi. Pas de bosses ou d’éraflures dans la carrosserie, du moins du côté droit, le seul que j’aie pu voir...
  
  Beauchamp s’empara de l’appareil et poursuivit :
  
  - Il y a deux hommes à bord, en principe. Le véhicule a quitté l’avenue Kleber il y a maintenant... une heure environ. S’il est découvert en stationnement, prière de m’en aviser d’urgence. Mais s’il roule, et s’il n’obéit pas aux sommations, ne pas tirer ! Il transporte peut-être une haute personnalité dopée par un soporifique, et il s’agit de récupérer ce personnage sans casse. Donnez des ordres très stricts à ce sujet.
  
  Il écouta l’accusé de réception, marmonna un remerciement puis, ayant coupé la communication, il dit à Duclos :
  
  - Je ne veux prendre aucun risque, même pas celui que vous vous soyez fourré le doigt dans l’œil. A présent, rattrapez le trio qui enquête dans l’immeuble et ramenez-moi discrètement Kessler.
  
  Tandis que Duclos faisait demi-tour, le commissaire se débarrassa de son manteau, le jeta sur le dossier d’une chaise. Il avait la sensation qu’une chaleur insupportable régnait dans la loge.
  
  Se rapprochant de Lafitte et du docteur, qui lui cachaient le corps de Fondane, il s’enquit :
  
  - Comment va-t-il ?
  
  - J’ai l’impression qu’il ne va pas tarder à se réveiller, répondit le médecin. Sa respiration s’amplifie et il réagit aux attouchements par de petites contractions musculaires. C’est le signe que l’anesthésie se dissipe.
  
  - Est-ce qu’une bonne paire de claques n’accélérerait pas son retour à la vie ?
  
  Le praticien sourit.
  
  - Essayez, dit-il, laconique.
  
  Beauchamp calotta par deux fois, sans trop de méchanceté, le visage serein de l’agent du contre-espionnage. Celui-ci haussa les sourcils, soupira profondément, fit un gros effort pour soulever ses paupières. Il cligna enfin des yeux nébuleux et centra son attention sur la silhouette la plus proche. Il mâchonna laborieusement puis posa, d’une voix faible, la question rituelle :
  
  - Où suis-je ?
  
  - Dans un fameux pétrin, mon vieux, lui lança Beauchamp d’un ton empreint de gravité. Secouez-vous un peu... Tâchez de vous souvenir de ce qui est arrivé.
  
  Fondane, la physionomie subitement altérée, s’appuya sur un coude.
  
  - Oui, prononça-t-il. Que m’est-il arrivé ?
  
  Il fixa l’un après l’autre, avec effarement, les trois inconnus qui l’entouraient et voulu se lever d’un élan.
  
  - Du calme, lui recommanda le médecin en le maintenant sur le divan. Faites plutôt marcher votre tête, elle est plus solide que vos membres. Et tranquillisez-vous, nous sommes entre amis.
  
  - Commissaire Beauchamp, se présenta l’officier de police. Dans quelles circonstances avez-vous été drogué ?
  
  La figure de Fondane changea, à mesure que ses idées se remettaient en place.
  
  - Nom de Dieu, chuchota-t-il, pris de panique. Où est-il, lui ?
  
  - C’est précisément ce que je veux savoir, coupa Beauchamp. Vous l’avez accompagné normalement dans l’ascenseur... Et puis après, que s’est-il produit ? On vous a trouvé là-haut, tout seul, dans le couloir menant aux mansardes.
  
  Fondane se prit la tête à deux mains comme s’il cherchait à chasser les brumes qui obnubilaient encore ses facultés mentales. Il se pétrit les arcades sourcilières et leva ensuite un visage durci.
  
  - L’ascenseur ne s’est pas arrêté au troisième, réalisa-t-il. J’ai pensé qu’un locataire des étages supérieurs avait poussé sur le bouton avant moi. Et puis la cabine s’est bloquée entre le 6ème et le 7ème... Il y a eu comme un échappement d’air comprimé...
  
  Beauchamp aboya :
  
  - Vous n’avez vu personne sur l’un des paliers ?
  
  - Pas un chat... Mais, quelle heure est-il ?
  
  - Neuf heures et demie.
  
  - Et vous ne savez toujours pas ce qu’il est devenu ? gronda Fondane, anéanti.
  
  - Ce ne sont pas vos révélations qui vont m’aider beaucoup, riposta le commissaire, acrimonieux. En bref, vous ne savez rien. Montée imprévisible, arrêt délibérément provoqué de l’extérieur entre deux niveaux et puis bonsoir ? Mais par où a-t-on pulvérisé le narcotique à l’intérieur de la cabine ?
  
  L’intéressé réfléchit, les yeux dans le vague.
  
  - Par le haut, de toute évidence, conclut-il. En réalité, le haut de la cabine dépassait de quelques centimètres seulement le palier du septième quand elle s’est arrêtée. Je pouvais me rendre compte qu’il n’y avait personne au sixième mais, malgré ma taille, il m’était impossible de voir si quelqu’un se tenait sur le niveau supérieur. Je pense qu’on a dû introduire un tuyau en caoutchouc sous le plafond de l’ascenseur, pour nous envoyer un jet de toxique...
  
  C’était fort vraisemblable mais cela ne faisait pas progresser d’un pouce les investigations de Beauchamp.
  
  - Nous aurons le loisir de tirer cela au clair plus tard, bougonna-t-il. M. Lorfèvre et vous, avez donc bien été endormis en même temps... Profitant alors de votre inconscience, les agresseurs ont amené l’ascenseur au sommet de sa course et ils vous en ont extrait tous les deux, cet endroit de la maison étant évidemment le plus indiqué pour une manœuvre de ce genre. Ensuite, ils vous ont abandonnés dans le couloir afin de se consacrer exclusivement à l’évacuation de M. Lorfèvre...
  
  Beauchamp s’interrompit. L’instant d’après, il apostropha son collaborateur :
  
  - Lafitte, cavalez au 7ème... Lavoine n’a peut-être pas tout exploré, ou mal. Ne vous contentez pas de pénétrer dans tous les locaux de l’étage. Ouvrez, et forcez au besoin, les armoires, les malles et les placards que vous découvrirez, voyez s’il n’y a pas de portes dérobées ou de moyen de communication direct avec un des appartements du dessous. Compris ?
  
  - J’y vais aussi, décida Fondane en posant ses pieds sur le sol.
  
  - Non, dit Beauchamp, catégorique. Cela n’est plus dans vos attributions et, de plus, je veux vous garder près de moi.
  
  - Ma responsabilité est engagée, regimba Fondane, outré. J’ai le droit de...
  
  - Pas maintenant, je vous l’interdis. Pour le moment, cette affaire est du ressort exclusif du Service de Protection des H.P. Allez, vous, ordonna Beauchamp à son inspecteur.
  
  - Si c’est comme ça, dit l’agent du S.D.E.C. en visant le téléphone, je vais prévenir la piscine... (Terme par lequel les initiés désignent le siège du S.R. français (Note de l’auteur))
  
  - N’en faites rien, l’invita le commissaire d’une voix modérée mais qui recelait une ombre de menace. Je m’oppose à ce que cette histoire s’ébruite, même dans vos services. Quand je le jugerai nécessaire, j’aviserai moi-même les instances compétentes.
  
  Fondane garda le silence. Ces paroles avaient déchiré le dernier voile qui obscurcissait sa pensée et, comme un projecteur s’allumant dans la nuit, elles lui montrèrent crûment d’inquiétantes perspectives, tant sur un plan général que sur un plan personnel.
  
  - Vous m’avez entendu, docteur ? reprit Beauchamp sur un ton moins incisif. Lorsque vous sortirez d’ici, vous oublierez instantanément tout ce que vous aurez enregistré dans cette maison. Par ailleurs, je vous prie de rester à ma disposition car nous pourrions encore avoir besoin de vous.
  
  Quelque peu impressionné par l’atmosphère pesante qui planait dans l’édifice et par l’étrange dialogue auquel il venait d’assister, le praticien acquiesça :
  
  - J’ai tout mon temps.
  
  L’attention des trois hommes fut captée par l’apparition de Kessler, suivi par Duclos. L’attitude du concierge indiquait clairement que, jusqu’ici, les visites d’appartements n’avaient pas fourni le plus petit renseignement.
  
  - Qui gare dans la cour une 404 beige ? lui demanda Beauchamp.
  
  - C’est celle des Hériche-Morart, spécifia Kessler sans hésitation.
  
  - Depuis combien de temps l’ont-ils ?
  
  - Mm... Avant, ils avaient une vieille Chambord. Cela doit faire quatre mois qu’ils ont changé de voiture ; c’était un peu avant les vacances...
  
  - Parlez-moi de ces gens. Quels sont leurs moyens d’existence ? Reçoivent-ils du monde ?
  
  Kessler gonfla ses joues.
  
  - Grosse galette, confia-t-il, sentencieux. Le mari possède une imprimerie qui marche à tout casser, la femme a des biens de famille, entre autres un porte-feuille-titres dont les revenus suffiraient à couvrir les besoins d’un ménage modeste. Ils ont deux filles, de 18 et 21 ans. L’une fait Sciences-Po et la cadette les Beaux-Arts. Si vous désirez plus de détails, j’ai là un aide-mémoire, au fond de la commode. Nous venions justement de chez eux quand Duclos...
  
  - Alors, pourriez-vous me dire qui étaient les deux individus qui ont quitté l’immeuble dans une voiture tout à fait semblable à celle des Hériche-Morart ? questionna le commissaire, inquisiteur.
  
  Kessler, d’abord bouche bée, articula :
  
  - Quand ?
  
  Ce fut Duclos qui précisa :
  
  - Quelques minutes après que l’avertisseur se soit tu.
  
  Guetté par tous les assistants, et surtout par son supérieur qui rivait sur lui un regard pénétrant, le concierge balbutia :
  
  - Mais... ils ne sont pas passés devant ma loge... A ce moment-là, seul le visiteur des Fillioux est descendu.
  
  Beauchamp réprima un mouvement de colère. Étant parvenu à contenir l’exaspération qui bouillonnait en lui, il dit entre ses dents :
  
  - Écoutez, Kessler, nous sommes devant une situation extrêmement grave. Vos affirmations peuvent être déterminantes. Je vous adjure de me dire la vérité, même si vous craignez d’être révoqué. N’avez-vous pas été attiré hors de votre loge, ou distrait dans votre loge, par un petit fait sans importance ? Réfléchissez bien...
  
  Pâle, deux rides profondes entre ses sourcils, Kessler se prit le menton. Fondane et Duclos retinrent leur souffle, presque aussi angoissés que lui.
  
  - Honnêtement, déclara le concierge avec une certaine fermeté, je ne pense pas que le passage de quiconque, dans le hall, ait pu m’échapper. Mes yeux ne restent pas fixés constamment sur le hall, c’est évident, mais j’ai l'ouïe fine et j’entends toujours fonctionner les portes de l’ascenseur. Alors, je regarde...
  
  - Et ce bruit de klaxon, n’a-t-il pas fini par vous inciter à aller voir à l’une des fenêtres de façade des bureaux d’en face ?
  
  - Non, j’ai respecté la consigne, assura simplement Kessler. Lavoine pourra vous le dire : il m’a trouvé dans ma loge.
  
  Beauchamp détestait se heurter à des contradictions.
  
  - Néanmoins, deux de vos collègues ont assisté au départ de cette 404, rétorqua-t-il. Et les types qui étaient dedans ne sont pas tombés du ciel. Alors ?
  
  Le malheureux Kessler écarta les bras en signe d’ignorance.
  
  - Je n’y comprends rien, avoua-t-il, assommé.
  
  - Cela signifie tout bonnement que ces deux individus ne sont pas entrés dans le hall, intervint Fondane. Ils ont pénétré dans la cour avec leur voiture, longtemps auparavant, et ils sont restés planqués à l’intérieur jusqu’à leur départ. C’est la seule explication plausible.
  
  - Vous croyez ? persifla Beauchamp. Il faudrait en déduire aussi qu’ils sont venus pour ne rien faire, dans votre hypothèse... Ça ne tient pas debout !
  
  Fondane ne broncha pas. Il confrontait des faits et ne cherchait pas encore à leur donner un sens. A son avis, la bonne foi de Kessler était indubitable.
  
  Beauchamp, moins convaincu, suspectait l’existence d’une preuve qui militât en faveur de l’enlèvement. Qu’on n’eût pas encore mis la main sur le cadavre de Lorfèvre, dans la maison, semblait écarter la possibilité d’un assassinat.
  
  Un rapprochement d’idées lui fit dire au concierge :
  
  - Madame Lorfèvre a demandé que vous l’appeliez. Elle s’est inquiétée à la suite de la brève conversation que Lavoine a eue avec sa bonne. Dites-lui que vous attendez toujours son mari...
  
  - Elle est foutue de téléphoner au bureau, signala Fondane.
  
  - Crénom, fit Beauchamp. C’est vrai... Elle risque de déclencher un fameux tintamarre au S.D.E.C. Kessler, passez-lui ce coup de fil. Après, je ferai mettre sa ligne en dérangement.
  
  Le concierge s’exécuta et Beauchamp prit l’autre écouteur afin de savoir, d’après les propos de la dame, si elle n’avait pas contacté les Services Spéciaux. Il respira. Les paroles de Kessler la tranquillisèrent et, comme son époux travaillait souvent jusqu’à des heures indues, elle n’insista plus.
  
  Beauchamp jugea utile, cependant, de la faire débrancher du réseau téléphonique pour une période d’une heure. Par la même occasion, il pria le central d’identifier les appels qui pourraient parvenir à ce numéro.
  
  Après quoi, faute d’éléments nouveaux, le commissaire rumina ceux qu’il possédait. Ni Fondane ni les inspecteurs n’émirent des suggestions, sentant qu’elles eussent été mal venues. D’une façon comme de l’autre, on n’allait plus tarder à être fixé.
  
  Lafitte redescendit de son expédition aux locaux situés sous les toits. Il n’affichait pas une expression satisfaite.
  
  - On ne l’a pas caché là-haut, je vous le garantis, prononça-t-il en entrant dans la loge. Et, à part l’escalier principal, il n’y a pas de communication avec l’étage inférieur.
  
  Sa déclaration fut accueillie par un sombre mutisme. Pour tous les policiers présents, l’idée que quelqu’un puisse disparaître à l’intérieur d’un immeuble était proprement aberrante.
  
  Un quart d’heure plus tard, Lavoine et Chalon reconnurent à leur tour que leurs investigations chez les locataires n’avaient pas abouti. Nulle part, ils n’avaient flairé quelque chose de louche : on les avait autorisés partout, non sans étonnement mais de très bonne grâce, à visiter toutes les pièces.
  
  Avant de se résoudre à admettre son échec, le commissaire adopta une dernière série de mesures :
  
  - Kessler, allez jeter un coup d’œil dans les bureaux du rez-de-chaussée. Les types de la 404 auraient pu se dissimuler là, à votre insu, pour réceptionner Lorfèvre en rappelant l’ascenseur après qu’un complice en ait retiré le garde du corps. Lavoine, grimpez sur le toit. Vérifiez si le disparu ne gît pas aux environs de la lucarne. On a pu l’y transporter, puis refermer la crémone. Chalon, retournez chez les Fillioux et demandez-leur l’identité de l’homme qui est sorti pendant que l’avertisseur hurlait dans l’avenue. Et dépêchez-vous, tous !
  
  Fondane, maussade, écœuré d’être tenu à l’écart, presque honteux de se retrouver indemne sans avoir joué son rôle de protecteur, essaya de calmer son énervement en allumant une cigarette.
  
  - Vous risquez une nausée, le prévint le médecin.
  
  - Merde, dit Fondane.
  
  Et il inhala un maximum de fumée en regardant le docteur avec défi. L’autre haussa les épaules.
  
  Un couple assez jeune, ayant débouché de l’escalier, traversa le hall. Beauchamp fondit vers les arrivants.
  
  - Je m’excuse, monsieur, madame... Puis-je voir vos papiers d’identité, s’il vous plaît ?
  
  - Volontiers, dit l’homme. Mais que se passe-t-il, en fin de compte ? Tout à l’heure, des gens de la P.J. sont déjà venus chez nos amis, au cinquième...
  
  - Un interdit de séjour s’est réfugié dans l’immeuble. Nous voulons le pincer. Qui sont vos amis ?
  
  - Monsieur et madame Dorléac.
  
  - Bien, je vous remercie, dit Beauchamp tout en rendant les cartes d’identité. Duclos, veuillez laisser sortir ces deux personnes.
  
  Tandis que le jeune ménage descendait dans le couloir, il nota sur son calepin le nom et l’adresse des intéressés. Puis il retourna dans la loge.
  
  La pendule marquait dix heures moins cinq.
  
  Kessler, traînant les pieds, le teint moins pâle, referma à clé la porte de chêne à double battant des locaux de la firme commerciale, rejoignit sans hâte le commissaire.
  
  - Zéro, annonça-t-il. J’en étais sûr.
  
  - On est sûr d’un tas de choses, riposta son chef d’un ton aigre. Cela ne dispense pas de les vérifier.
  
  A ce moment-là, ils entendirent des pas qui dévalaient les marches deux par deux, lourdement. Un dernier bond amena l’inspecteur Chalon sur les dalles du hall et, sur sa lancée, il courut jusqu’à Beauchamp.
  
  - Les Fillioux... haleta-t-il. Personne n’est venu les voir aujourd’hui. Ils ne sont d’ailleurs là que depuis cinq heures et demie !
  
  Beauchamp, vindicatif, attaqua le concierge :
  
  - N’étiez-vous pas sûr, aussi, que cet inconnu venait de chez eux quand il est repassé devant vous ?
  
  - Mais... bégaya Kessler, je ne peux pas contrôler les faits et gestes de tout le monde !
  
  - Nous sommes bien d’accord, mais vous êtes là pour déceler les anomalies. Vous deviez vous aviser que les Fillioux montaient chez eux une demi-heure après que cet homme vous ait demandé à quel étage ils habitaient !
  
  Atterré, Kessler resta bouche cousue.
  
  - Signalement, exigea Beauchamp.
  
  Duclos vint à l’aide de son infortuné collègue. Il décrivit l’homme en termes de métier, souligna les particularités de son physique et de sa tenue vestimentaire.
  
  - Ce type-là est dans le coup... Sa taille et sa carrure impliquent une force suffisante pour déplacer les quelque 80 kg de Fondane, estima Beauchamp, surexcité. C’est lui qui devait attendre au 7ème...
  
  Il se dirigea vers le téléphone mais, avant qu’il l’eût atteint, la cabine de l’ascenseur, occupée par Lavoine, s’immobilisa au rez-de-chaussée. L’inspecteur était trempé.
  
  - Pas de cadavre sur le toit, dit-il d’un ton définitif en marchant vers le groupe de ses camarades. Qu’est-ce qu’il tombe, mes aïeux ! Un vrai déluge...
  
  Les regards de Beauchamp et de Fondane se croisèrent.
  
  - Y a pas, conclut le commissaire. Étant établi que votre patron n’est pas ici, on est forcé d’admettre qu’il a été transféré ailleurs. Voyez-vous un autre véhicule que la 404 ?
  
  - Non.
  
  - Moi non plus. Donc, Kessler ne s’est pas laissé abuser une fois, mais deux. C.Q.F.D.
  
  Il décrocha l’appareil, forma sept chiffres.
  
  - Ici, Beauchamp... Mettez en œuvre le plan de diffusion nationale, non seulement pour la 404 désignée précédemment mais aussi pour un individu dont voici les caractéristiques...
  
  Fondane, à qui Lavoine restituait le pistolet dont il l’avait délesté, eut envie de se tirer une balle dans la tête.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Aux environs de minuit, sous l’impulsion de la direction de la Sûreté Nationale, les dispositifs prévus par le plan de diffusion étaient en place ou sur le point de l’être.
  
  Pratiquement, cela mobilisait dans toute la France la Police Judiciaire, les polices municipales, la gendarmerie et les C.R.S. Aux aéroports, dans les gares et dans les ports de mer, les contrôles étaient renforcés. Des barrages étaient établis sur les routes, les frontières étaient bouclées.
  
  En raison de l’importance du disparu, les autorités militaires furent même requises de prêter main-forte aux policiers dans les régions où leurs effectifs étaient insuffisants.
  
  A Paris, au Centre d’informations et de Recherches Criminelles, un organisme de la P.J. équipé de façon ultra-moderne, une machine électronique triait à la vitesse de 900 000 fiches par minute les renseignements accumulés sur trois millions de malfaiteurs ayant opéré en France depuis 1946. Ceci avait pour but d’identifier, si possible, le seul des trois suspects dont on avait un signalement convenable.
  
  Simultanément, la D.S.T. et le S.D.E.C. mirent en œuvre leurs moyens propres. Mais la caractéristique la plus marquante de ce gigantesque déploiement de forces fut que, à part quelques rares privilégiés, aucun des participants ne sut qui était, exactement, monsieur Lorfèvre. Cet homme âgé pour lequel le pays tout entier se mettait, en quelque sorte, sur pied de guerre…
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, vers neuf heures, lorsque Francis Coplan fit son entrée dans les locaux qui abritent, derrière les murs épais d’une ancienne caserne, les services centraux de la Documentation Extérieure, il décela d’emblée une atmosphère insolite.
  
  Au début, il eut l’impression que tout le monde lui faisait la gueule. On ne lui dédiait que des saluts moroses, les employés qu’il rencontrait avaient des mines sombres ; d’autres, en train de bavarder à mi-voix, se taisaient à son approche.
  
  Quand il croisa Maresse, du Département des Archives, qu’il considérait pourtant comme un bon camarade, ce dernier ne lui offrit qu’une molle poignée de main et s’esquiva en ricanant :
  
  - Vous, le superman attitré, vous allez avoir de la besogne...
  
  Perplexe, Coplan poursuivit son chemin dans le couloir. Évidemment, qu’il allait avoir de la besogne, puisqu’on l’avait convoqué par téléphone une heure auparavant ! Et d’une façon plus cavalière que d’habitude, du reste.
  
  Il frappa et entra chez Pontvallain, pressentant subitement un drame. L’adjoint du directeur et deux agents qu’il connaissait formaient un demi-cercle autour de Fondane, assis sur une chaise, comme s’ils étaient occupés à le cuisiner...
  
  Outre le colonel Pontvallain, dont la face de baroudeur était contractée, il y avait le commissaire Tourain, de la D.S.T., et Paillon, un des plus anciens agents du Service. Quant à Fondane, il avait les épaules affaissées, le teint de papier mâché et la barbe mal rasée des gens qui ont passé une nuit blanche.
  
  - Ah, vous voilà, Coplan ! lança Pontvallain, agressif. Ce n’est pas trop tôt...
  
  Francis dirigea un regard sérieux sur le quatuor, lut une expression pathétique sur le visage de Fondane.
  
  - Eh bien ! Qu’y a-t-il de cassé ? s’informa-t-il avec calme.
  
  - Tenez-vous bien, éructa le directeur-adjoint. Le Vieux a été kidnappé... Et il était confié à la garde de votre ami. ici présent !
  
  En dépit de sa maîtrise de soi, Coplan accusa le coup.
  
  - Le Vieux ? Kidnappé ?
  
  - Hier soir, vers neuf heures, en plein Paris ! A son propre domicile, confirma Pontvallain. Et on ne sait toujours pas ce qu’il est devenu, alors que toutes les polices sont sur les dents ! Qu’est-ce que vous dites de ça ?
  
  Coplan fit un pas de plus vers le groupe. Son masque avait acquis la dureté du granit.
  
  - Ce que j’en dis ? Que c’est un désastre ! La pire des catastrophes qui pouvaient s’abattre sur nous, que ce soit sur le plan humain ou sur celui de la défense nationale, prononça-t-il d’une voix enrouée. Qui a eu la folie de commettre un coup pareil ?
  
  - Voilà le problème, dit Pontvallain, submergé tout à coup par une vague de lassitude. Nous ne sommes nulle par: Fondane ne sait rien, le service de protection de la préfecture patauge, un suspect et la voiture des ravisseurs sont introuvables. L’opération a été exécutée de main de maître... mais elle ne porte pas de signature.
  
  Coplan se ressaisit. Le temps d’un éclair, il avait eu la révélation de l’attachement qui l’avait toujours uni à son chef malgré leurs querelles, leurs mésententes et, parfois, leurs âpres conflits. Tout ceci était balayé, oublié.
  
  - Qu’attendez-vous de moi ? demanda-t-il sans s’adresser à quelqu’un en particulier. Je suppose que la machine est en marche à tous les échelons ?
  
  - Bien entendu, confirma Pontvallain en hochant sa grosse tête. Mais la question est de savoir si nous avons intérêt à marcher sur les brisées de la police ou si nous devons aborder l’événement en sens contraire. En d’autres termes, essayer de désigner les auteurs de l’enlèvement en fonction de la conjoncture actuelle. Il est clair que nous ne sommes pas en présence d’une vengeance individuelle ou d’un exploit de gangsters visant à obtenir une rançon. C’est, à mon avis, une manœuvre d’un service secret, rival ou ennemi, au choix. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Cela paraît à peu près certain. Mais de là à discerner le mobile et la nationalité de ce service, il y a de la marge... Demandez-vous plutôt qui n’aurait pas intérêt à s’emparer d’un des meilleurs cerveaux des S.R. occidentaux !
  
  Le sous-directeur se croisa les bras en lâchant un soupir de taureau.
  
  - Je vous l’accorde, concéda-t-il. Mais nous devons pourtant restreindre au plus vite le nombre des hypothèses les plus vraisemblables. A dix heures et demie, nous devons assister à une réunion qui groupera des membres du Conseil Supérieur et du Comité de la D.N. (Ces deux organismes sont rattachés directement au Président de la République), du Comité interministériel du Renseignement (Ce comité dépend, lui, du Comité de la Défense, auquel il soumet les plans de recherches assignés au S.D.E.C (Notes de l’auteur.)) et de hauts fonctionnaires de la police. Nous serons mis sur la sellette, invités à fournir des éclaircissements, des suggestions... Vous qui vous frottez de façon directe, depuis tant d’années, aux gens des autres bords, n’avez-vous pas une idée ? La manière dont le kidnapping a été organisé n’évoque-t-elle pas pour vous le style d’une section spéciale ou d’un personnage ?
  
  Coplan, dont la présence semblait exercer une influence apaisante sur Paillon et sur Fondane, répondit du tac au tac :
  
  - Encore faudrait-il que vous m’exposiez les circonstances de la disparition du Vieux... Et d’abord, pourquoi Fondane fait-il figure d’accusé, parmi vous ?
  
  - Il était aux premières loges et il n’est pas fichu de nous donner la moindre indication ! explosa Pontvallain, fulminant. Avouez que nous aurons bonne mine, tout à l’heure !
  
  - Écoutez-moi, Coplan, pria Fondane. Personne n’aurait rien pu faire... Pas même vous. Ils nous ont terrassés, le Vieux et moi, avec un produit chimique foudroyant, alors que nous étions prisonniers dans l’ascenseur. Je n’ai même pas eu l’occasion de les voir. Vvv ! Plongeon dans le cirage.
  
  - Je sais fort bien que tu aurais vidé ton chargeur si tu avais eu une cible pendant un quart de seconde, le consola Coplan. Mais procédons par ordre. Quels sont les faits ?
  
  Pontvallain les lui relata, tels qu’ils lui avaient été communiqués à trois heures du matin par le commissaire Beauchamp.
  
  Il souligna aussi que, tout bien considéré, les pistes suivies étaient fragiles, attendu qu’on n’avait pas une preuve vraiment tangible de la participation au rapt des individus recherchés. En résumé, tout demeurait obscur, tant dans la méthode que dans les intentions
  
  Attentif, Coplan logea dans sa mémoire les moindres détails qu’il recueillait mais il s’abstint d’édifier une théorie.
  
  Un tour de passe-passe de cette envergure avait dû être préparé de longue date et mis au point avec une extraordinaire minutie. On devait donc avoir incorporé dans le schéma des faux indices destinés, précisément, à capter l’intérêt des enquêteurs pour mieux les égarer.
  
  Le commissaire de la D.S.T. parla ensuite :
  
  - Dès que nous avons été alertés - et je regrette qu’on ne l’ait fait que deux heures après l’attentat... - nous avons resserré le filet sur les agents de l’étranger qui sont repérés à l’heure actuelle. Il y a beaucoup de chances pour que, si certains d’entre eux changent de domicile ou tentent de filer au-delà des frontières, cela soit en corrélation avec le kidnapping. A propos, afin d’éviter une publicité inopportune, nous avons affecté le nom de code « Affaire Sigma » à l’ensemble des opérations de police se rapportant à la disparition de monsieur Lorfèvre.
  
  Francis fit un signe d’acquiescement et, l’air distrait, tira de sa poche un paquet de Gitanes. Il le présenta à la ronde en commençant par Fondane. Pontvallain refusa d’un geste. Coplan, tout en offrant du feu, supputa :
  
  - Chantage ? Information ou règlement de compte ? Dites-moi, mon colonel, n’avons-nous pas joué la même blague au chef du S.R. d’un autre pays, ces temps derniers ? En Asie ou en Afrique par exemple ?...
  
  Pontvallain tourna vers lui un visage offusqué.
  
  - Voyons, FX-18 ! Cela n’est pas dans nos mœurs, vous devriez le savoir... Même en matière d’espionnage et d’action, nous respectons certaines règles, des traditions...
  
  - Oui - oui, c’est entendu, l’interrompit Francis avec un mélange d’impertinence et de scepticisme. Mais, en cherchant bien, ne trouverait-on pas quelque chose d’approchant ?
  
  - Si vous voulez mon idée, dit le commissaire Tourain, nous avons du temps devant nous pour élucider ce mystère. Selon moi, il faut perdre tout espoir de retrouver le Vieux vivant. Quelles que soient les apparences, on l’a enlevé pour le tuer, et probablement après de longues tortures. Quoi que nous fassions, nous arriverons trop tard. Alors, autant recourir aux méthodes classiques.
  
  Coplan lui jeta :
  
  - Je ne sais si vous avez raison, Tourain, mais n’aurions-nous qu’une chance sur cent millions de le sauver, elle justifierait que nous y mettions le paquet.
  
  - Revenons à notre sujet, s’impatienta Pontvallain. En somme, Coplan, vous désirez la nomenclature des missions dont la réussite aurait pu inciter l’adversaire à nous frapper à la tête, en représaille ?
  
  - Oui. Il ne doit pas y en avoir tellement qui revêtent une gravité aussi extrême ?...
  
  Le colonel, esquissant une lippe dubitative, répliqua :
  
  - Dans notre optique, non, mais pour les autres, c’est une question d’appréciation. Le fanatisme grossit démesurément l’importance des agissements d’agents étrangers... Enfin, je vais rapidement passer en revue les plus « chaudes » de ces derniers mois.
  
  Il fila en coup de vent vers la chambre forte où étaient rangées les évaluations, c’est-à-dire les synthèses tirées de l’activité des correspondants, affectées de cotes indiquant les degrés d’importance, d’urgence et de probabilité qu’il fallait attribuer à ces informations.
  
  En clair, ces évaluations étaient la quintessence de tous les problèmes touchés par les agents du Service, un véritable répertoire-panorama des opérations de la guerre secrète, ainsi que leur bilan provisoire.
  
  Profitant de l’absence momentanée de Pontvallain, Coplan dit à Fondane :
  
  - Il y a un truc que je ne pige pas, dans ton histoire... Comment se fait-il que l’ascenseur soit monté au septième ? N’as-tu donc pas poussé sur le bouton d’arrêt quand tu as vu que vous dépassiez l’étage ?
  
  - Si, mais ça n’a pas marché...
  
  Tourain fronça les sourcils. Il exprima tout haut la supposition qui découlait de la question de Coplan :
  
  - On aurait trafiqué le tableau de commande ?
  
  - Ça m’en a tout l’air, émit Francis. De même, pour arrêter la cabine de l’extérieur, entre deux étages, il a fallu produire une interruption de courant. Il serait intéressant de savoir comment on s’y est pris.
  
  - Si la P.J. n’a pas déjà examiné ce point, moi j’y veillerai, promit le commissaire. J’interrogerai aussi Kessler pour voir si, la veille, il n’a pas reçu la visite d’un ouvrier prétendument chargé de l’entretien.
  
  Déjà les idées de Coplan vagabondaient sur d’autres détails.
  
  - Cette fameuse poubelle..., reprit-il, rêveur. Imaginons un instant qu’il y ait un rapport entre le signal qu’elle émettait et le kidnapping. Toi, Fondane, l’as-tu entendu ?
  
  - Oui. Au moment même où le Vieux et moi nous pénétrions dans l’ascenseur. Mais comme ça se passait au-dehors, et assez loin, je n’y ai pas prêté beaucoup d’attention.
  
  - Ce synchronisme est pour le moins singulier, constata Francis. Cela étant, et compte tenu de la manière ultra discrète avec laquelle on vous a expédiés au pays des songes, à quoi devait servir ce vacarme ? Qu’aurait-il dû masquer ?
  
  - Cela, je me le demande aussi, avoua Tourain. Pourquoi s’amuser à faire venir les gens aux fenêtres alors qu’on devait se douter que les inspecteurs de garde ne se laisseraient pas distraire par un procédé tellement primitif...
  
  - Primitif ? dit Coplan. Voire ! J’aimerais jeter un coup d’œil sur cet engin, à l’occasion. Qu’un gardien de la paix ne soit pas parvenu à détraquer le système me paraît déjà surprenant De mauvaises langues prétendent qu’ils esquintent pas mal leur propre matériel...
  
  - Des racontars, affirma Tourain. Néanmoins, il est vrai que cet instrument mérite d’être étudié. Comme vous, je le suspecte d’avoir joué un rôle dans l’affaire.
  
  Les trois hommes évoquèrent encore ensemble, pendant près d’une demi-heure, diverses formules susceptibles d’expliquer comment les agresseurs avaient monté leur coup pour faire sortir leur victime de l’immeuble.
  
  Leurs supputations furent interrompues par le retour de Pontvallain, qui tenait à la main une feuille de papier couverte de notes manuscrites. Sa figure était renfrognée.
  
  - Je ne suis guère plus avancé, grogna-t-il. J’ai particulièrement épluché les résultats de vos dernières missions, Coplan, étant donné que le Vieux vous confiait souvent les plus dangereuses, mais Je doute que cet enlèvement puisse être une conséquence de vos expéditions en Thaïlande, au Japon ou au Ghana,. (Voir «Ordres secrets pour FX-18 », « Coplan fait peau neuve » et « Coplan coupe les ponts »)
  
  - Je n’en ai pas non plus l’impression, dit Francis, car il faudrait alors incriminer nos amis américains ou anglais ; s'il nous arrive d’échanger des coups bas, en douce, ça ne va pas jusqu’à décapiter nos services respectifs.
  
  Il fit quelques pas de long en large, les yeux baissés, puis il les braqua sur le directeur-adjoint.
  
  - A la rigueur, on pourrait songer à une vengeance de cette organisation d’anciens criminels de guerre que j’ai torpillée, déclara-t-il. Elle possédait des équipes de choc capables de manigancer une entreprise aussi audacieuse, mais il y a, en tout état de cause, un fait qui ne peut vous avoir échappé : ces gens-là ont dû recevoir des tuyaux de quelqu’un de bien renseigné, appartenant soit au S.D.E.C. soit à la Protection des H P.
  
  - Certainement, approuva Tourain. Un rapt accompli avec un tel brio postule une connaissance parfaite de toutes les dispositions de sécurité adoptées pour votre grand patron. Le premier venu n’a pu les sucer de son pouce...
  
  Excédé, Pontvallain éclata :
  
  - C’est entendu, mais nous verrons tout ça plus tard ! Je ne sais plus où donner de la tête, moi... Nous risquons déjà d’être en retard à cette réunion... Fondane, vous êtes consigné ici jusqu’à nouvel ordre. Tourain, revenez me voir au début de l’après-midi et vous, Coplan, suivez-moi !
  
  
  
  
  
  Ce fut un véritable conseil de guerre, groupant une douzaine d’hommes graves et tourmentés, qui se tint autour d’un tapis vert dans un des petits salons de l’Élysée.
  
  Celui qui, en raison de son âge et des hautes fonctions qu’il occupait au sein du conseil supérieur de la Défense Nationale, présidait la séance, ouvrit le débat par une brève allocution :
  
  - Messieurs, en présence d’une situation exceptionnelle et que j’ose qualifier de tragique pour le pays, il vous appartient de définir d’urgence une refonte immédiate de nos plans stratégiques et de nos réseaux de documentation extérieure, l’affaire Sigma menaçant d’avoir des répercussions redoutables dans ces deux domaines. Nous devons envisager le pire, à savoir qu’on n’a pas enlevé le chef de nos Services Spéciaux pour le supprimer, mais pour le faire parler. Songez, d’une part, à ce que représente cet homme : il est le dépositaire de nos plus grands secrets, une encyclopédie vivante, à l’échelle mondiale, des buts, des moyens et de l’identité de nos « correspondants » à l’étranger. D’autre part, sachez que la science moderne dispose d’une gamme de produits capables d’amener l’individu le plus rétif à répondre à toutes les questions qu’on lui pose. On peut à la fois annihiler sa volonté, raviver sa mémoire, stimuler en lui un besoin de confidence, et tout cela sans altérer sa santé. En un mot, en s’emparant de Sigma, un de nos adversaires a mis la main sur un capital de matière grise d’une valeur inestimable, susceptible de lui épargner, pour l’obtention de renseignements de première grandeur, des investissements colossaux. Notre seule parade, c’est d’agir en sorte que les renseignements que Sigma peut fournir - les principaux, j’entends - soient périmés dans un délai très court. A vous maintenant, chacun dans le domaine qui vous est propre, d’exprimer des suggestions.
  
  Un silence de mort tomba dans la pièce.
  
  S’estimant le premier visé, Pontvallain s’éclaircit la voix et prit la parole :
  
  - Je puis vous informer, messieurs, que d’ores et déjà des instructions prescrivant à nos chefs de réseaux de se replier sur des positions d’attente et de mettre en sommeil l’activité des agents qu’ils manipulent ont été diffusées... Des messages sont lancés de façon continue sur nos antennes ; partout dans le monde nos ambassades sont contactées par radio ou par Télex. Je crois ainsi avoir paré au plus pressé pour la sécurité de nos informateurs... D’autres mesures suivront, évidemment. Elles concerneront le remplacement des codes, puis la dissimulation du matériel et des fonds.
  
  Le délégué du C.I.R. fit entendre une voix aigre :
  
  - Oui, nous pouvons approuver ces précautions... élémentaires, mais Je vous ferai remarquer qu’elles n’auraient pas été indispensables si votre Service avait évité par avance une telle éventualité.
  
  Coplan réprima une grimace. Ça y était... L’échange de vues allait tourner à l’acte d’accusation.
  
  Mais le président de l’assemblée, apercevant l’écueil, sut couper court à cette tendance.
  
  - Nous ne sommes ici, ni pour établir les responsabilités, ni pour critiquer ou orienter les investigations en cours. Nous devons édifier un programme, c’est tout.
  
  Pontvallain, qui brûlait de se débiner, sauta sur l’argument.
  
  - Je viens de vous énoncer le mien. Si ces messieurs n’ont pas d’autre mission à m’assigner, je vous demanderai la permission de me retirer, avec mon collaborateur. Nous avons des tâches urgentes à remplir, vous ne l’ignorez pas.
  
  Un autre délégué prononça :
  
  - Un moment, je vous prie. Avez-vous un espoir raisonnable de retrouver la trace de Sigma et de le délivrer dans un proche délai ?
  
  Cette question traduisait visiblement les préoccupations de la majeure partie de l’auditoire. Mis au pied du mur, Pontvallain répondit en posant, à plat, ses mains sur la table :
  
  - Non, rien ne m’autorise à vous donner cette assurance, malheureusement. Jusqu’ici, nous sommes tributaires des efforts déployés par les diverses polices, et nous attendons des éléments. Mais je vais détacher M. Coplan afin qu’il participe à l’enquête et qu’il réalise une étroite coordination entre la Sûreté Nationale et le S.D.E.C.
  
  Cette nouvelle provoqua une satisfaction unanime qui s’extériorisa par des hochements de tête approbateurs et des murmures. Quelqu’un maugréa :
  
  - Vous auriez dû commencer par là...
  
  Une fois de plus, le président intervint :
  
  — Vous pouvez disposer, colonel Pontvallain, et vous aussi, M. Coplan. Nous vous accordons des crédits illimités pour résoudre cette énigme et découvrir Sigma vivant ou mort, car tel est l’objectif numéro Un. Tout le reste dépendra de votre réussite ou de votre échec.
  
  Coplan et Pontvallain prirent rapidement congé des membres de la commission. Lorsqu’ils eurent regagné la voiture qui les attendait dans la cour, le colonel essuya son front moite.
  
  - Et voilà, conclut-il. Il n’y a plus qu’à foncer. Si seulement on savait sur quoi... Vous n’avez pas une idée, vous ?
  
  - Non, dit Coplan. J’ai rarement une idée. Je me laisse conduire par les faits. Or il y a presque douze heures que le plan de diffusion nationale est en vigueur, et s’il n’a rien donné, cela veut dire que le Vieux est mort et enterré... ou qu’il est déjà hors de nos frontières.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Dans le couloir, avant d’arriver au bureau de Pontvallain, Coplan retint le colonel par la manche :
  
  - Faites-moi une faveur, pria-t-il à voix basse. Donnez-moi Fondane comme second.
  
  Stoppant net, le directeur-adjoint lui opposa une face bourrue.
  
  - Fondane ? Et les sanctions qu’il...
  
  - Soyons réalistes, voulez-vous ? A quoi des sanctions serviraient-elles ? D’abord, quelle faute a-t-il commise ? Il se fait un sang d’encre et cette punition-là suffit. Vous ne pourriez pas désigner, dans tout le personnel, un type qui soit plus désireux que lui de tirer cette affaire au clair. Si vous me l’adjoignez, il sera chauffé à blanc...
  
  Pontvallain se gratta, de l’ongle du pouce, sous le menton.
  
  - Évidemment, admit-il non sans réticence. Il y aurait là, pour lui, une excellente possibilité de réparer sa faute... Bon, d’accord. Qu’il vous accompagne dans vos recherches.
  
  Ils entrèrent d’abord chez Paillon, qui avait pour tâche de centraliser les communications émanant des directions de la police et de les inscrire, dans l’ordre d’arrivée, sur un journal de bord.
  
  Son teint enluminé dénotait, outre un goût excessif pour le Beaujolais, une certaine effervescence intérieure.
  
  - Des gendarmes de l’Yonne ont découvert la 404, lança-t-il en quittant sa chaise. Elle était rangée dans le parking d’une usine, aux environs de Vermenton.
  
  - Ça se situe où ? s’enquit Pontvallain, le front plissé.
  
  - A peu près à 25 km au sud-est d’Auxerre. Les gendarmes n’ont toutefois relevé aucune trace suspecte à l’intérieur du véhicule...
  
  La voiture avait donc été abandonnée à 200 km de Paris, grosso modo. Si tant est qu’elle transportait un prisonnier, celui-ci avait pu être débarqué en cours de route ou avoir été fourré dans un autre véhicule.
  
  - Ils sont en train d’interroger le veilleur de nuit de l’usine, poursuivit Paillon. On nous rappellera si son témoignage apporte des indications valables.
  
  Coplan eut une mimique désabusée. Cette piste ne lui disait rien qui vaille. Il voyait mal comment les ravisseurs auraient eu le culot d’amener un homme inconscient, du 7ème étage au rez-de-chaussée, en s’exposant à être vus par des locataires, et de le transférer ensuite dans la cour au nez et à la barbe du concierge.
  
  Le colonel considéra Francis.
  
  - Commencez par faire un saut à la Sûreté Nationale, lui dit-il. Je vais vous faire établir une pièce d’introduction. Allez à la 3ème Section du Service de la sécurité des H.P., puis à la Sous-Direction des Affaires Criminelle (Département de la Police Judiciaire spécialisé, entre autres, dans les enquêtes sur les disparitions et rapts de personnes (Note de l’auteur)). Vous aurez là des compte-rendus complets des investigations menées par les inspecteurs. Après, vous joindrez le commissaire Tourain à la D.S.T. pour...
  
  Coplan leva la main droite.
  
  - Si vous avez besoin d’un garçon de courses, il n’en manque pas dans les ministères, coupa-t-il, les traits rigides. Vous m’avez assigné une mission, d’accord, mais laissez-moi la remplir à ma guise, nous gagnerons du temps.
  
  D’abord choqué, Pontvallain fut tenté de faire acte d’autorité. Son bon sens l’en dissuada. Le Vieux ne lui avait jamais caché que Coplan était un satané cabochard auquel on devait laisser la bride sur le cou.
  
  - C’est bon, débrouillez-vous, grommela Pontvallain. Venez pourtant me faire un rapport en fin de journée.
  
  - Je n’y manquerai pas, si j’en ai la possibilité. J’emmène donc Fondane, comme convenu.
  
  Il sortit, entra deux portes plus loin. Fondane se morfondait en grillant cigarette sur cigarette.
  
  - En piste ! jeta Coplan d’un ton alerte. Tu vas m’aider dans l’affaire la plus moche de ma carrière...
  
  Son ami écarquilla les yeux.
  
  - Moi ? s’exclama-t-il, stupéfié, en écrasant son mégot dans un cendrier plein à ras bord.
  
  - Oui, toi. Ça te concerne un peu, non ? Alors, prends tes cliques et tes claques... Nous filons.
  
  - Où ?
  
  - Au laboratoire de police technique.
  
  En moins de deux, Fondane remit dans ses poches des objets qui traînaient sur la table, resserra son nœud de cravate, enfila sa gabardine. Il était transfiguré.
  
  - Si je m’attendais à ça ! jubila-t-il. Ça bardait drôlement, quand vous êtes arrivé ce matin.
  
  - N’y pense plus. La seule chose qui compte, c’est d’épingler les salopards qui ont embarqué le Vieux.
  
  Ils débouchèrent dans le couloir et se dirigèrent vers le palier.
  
  - Coplan ! tonna la voix de Pontvallain.
  
  L’interpellé se retourna.
  
  - Il vous faut cet ordre de mission officiel, insista le sous-directeur. Où vous croyez-vous, ici ? Vous êtes à Paris, pas au Texas !
  
  Bon gré mal gré, Coplan et Fondane revinrent sur leurs pas, entrèrent chez Paillon. Ce dernier tapait à la machine sur du papier à en-tête. La sonnerie du téléphoné tinta, paralysant ses doigts, mais c’est Pontvallain qui décrocha le récepteur.
  
  Dès l’audition des premiers mots, son visage devint attentif. Les secondes suivantes, il se rembrunit progressivement, les yeux fixés sur le micro.
  
  Lorsque son correspondant eut terminé, le colonel bougonna :
  
  - En résumé, il n’a rien vu ? Mais pourquoi n’a-t-il pas téléphoné séance tenante à la gendarmerie ? C’était tout de même assez anormal, me semble-t-il ?
  
  Il écouta encore, le regard absent, puis il conclut :
  
  - Bien, je vous remercie. Transmettez également cette information à la Sûreté.
  
  Il raccrocha et dit à ses trois collaborateurs :
  
  - Le veilleur de nuit de l’usine n’a pas remarqué l’arrivée de la 404. Par contre, vers onze heures et demie, il a entendu atterrir et décoller un avion de tourisme... Cela ne l’a pas surpris, car l’entreprise jouxte un terrain qui est utilisé pour les déplacements des dirigeants de la firme.
  
  Exprimant à haute voix l’hypothèse qui effleurait chacun, Fondane déclara :
  
  - Plus besoin de chercher... C’est là qu’ils l’ont transbahuté ! Et les mecs se sont défilés en même temps, par la même voie.
  
  - Méfie-toi des conclusions hâtives, lui conseilla Francis.
  
  Puis, s’adressant à Pontvallain :
  
  - Il est indéniable que si cet avion a repris l’air immédiatement, il n’avait pas fait un atterrissage forcé. Mais comme le gardien ne l’a pas vu, son témoignage ne modifie pas mes intentions. Ce que je veux, c’est un point de départ.
  
  Le colonel, pensif, soliloqua :
  
  - Il y a de cela 12 heures... Depuis lors, ils ont pu couvrir des milliers de kilomètres.
  
  - Oui, mais je préfère ça, dit Coplan. C’est peut-être un signe que le Vieux est encore en vie. Ils ne se seraient pas donné tant de mal s’ils avaient eu le projet de l’assassiner. Dites, Paillon, il vient, ce papier ?
  
  Son collègue acheva précipitamment de taper le texte, le dégagea ensuite du chariot de la machine, y appliqua un tampon et soumit le feuillet à la signature du directeur-adjoint, qui le tendit à Coplan avec un regard oblique.
  
  
  
  
  
  Dans un atelier dépendant du laboratoire de la police, un technicien conduisit ses deux visiteurs devant un établi où le contenu de la poubelle avait été réduit en pièces détachées.
  
  - Voilà l’engin, présenta le spécialiste. L’ensemble était soigneusement monté, et d’une solidité à toute épreuve. On se demande pourquoi des gens passent leur temps à fabriquer un bidule pareil... L’alimentation du klaxon pouvait s’opérer par télécommande.
  
  Coplan tiqua.
  
  - Par radio ? s’enquit-il, bien qu’étant déjà édifié par la boîte métallique, surmontée d’une antenne de 30 centimètres, qu’il avait ramassée sur l’établi.
  
  - Oui, bien sûr, acquiesça le technicien. Voyez : on a bricolé cet ustensile avec du matériel courant : une pile Leclanché de 6 volts à forte capacité, un avertisseur Marchal, un relais et un bloc récepteur comme on en utilise pour le téléguidage de modèles réduits. Le signal pouvait donc être déclenché à distance...
  
  - Combien de mètres, à votre avis ? questionna Fondane.
  
  - Impossible de vous le dire : cela dépend de la puissance de l’émetteur qui envoie l’impulsion. Rien ne vous empêcherait d’actionner le relais à des kilomètres, à condition qu’aucun écran tel que pâtés de maisons, colline ou forêt ne s’interpose entre les deux antennes.
  
  L’opinion de Coplan était faite : le constructeur de ce montage appartenait au groupe qui avait réalisé l’enlèvement du Vieux. D’où avait-il, au moment opportun, provoqué la mise en service de l’avertisseur ?
  
  Le réceptacle, c’est-à-dire la poubelle proprement dite, était aussi d’un type très répandu, en plastique vert foncé, dur et pratiquement incassable. Elle ne portait, évidemment, aucune inscription. Le couvercle avait été assujetti au moyen de deux tiges filetées qui traversaient de part en part l’espace intérieur et le fond. A chaque extrémité, un écrou assurait la cohésion de l’ensemble.
  
  Tel quel, cet équipement ne pouvait guère fournir d’indication sur l’homme qui l’avait assemblé, ni même sur son domicile.
  
  - Des inspecteurs de la P.J. sont déjà venus l’examiner, dit le technicien, curieux. Que lui reproche-t-on ?
  
  - D’avoir coopéré à un rapt en mystifiant tout le monde, dévoila Coplan. Remontez le tout... Plus tard, cela deviendra une pièce à conviction.
  
  Il partit avec Fondane, au volant de sa DS 19, à l’avenue Kleber.
  
  - Je ne vois toujours pas pourquoi on a employé ce fourbi, avoua son camarade. A moins que ce ne soit pour nous aiguiller sur une voie de garage...
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Nous ne pourrons pas en juger tant que nous n’aurons pas découvert de quelle façon le Vieux a été sorti de l’immeuble, objecta-t-il. Le mieux est d’essayer de se rendre compte sur place.
  
  Il eut la chance de pouvoir se garer dans la cour. L’endroit ne lui était pas inconnu : il y était venu, un soir de l’année précédente.
  
  Kessler jaillit de sa loge lorsque les arrivants eurent accédé dans le hall. Il vit Fondane, se douta des fonctions de son compagnon. Coplan lui présenta néanmoins son ordre de mission.
  
  - J’aimerais jeter un coup d’œil là-haut, ajouta-t-il.
  
  Le concierge approuva de la tête.
  
  Comme la veille au soir, Fondane appela l’ascenseur. Quand ils se furent enfermés dans la cabine, Coplan appuya sur le bouton du troisième et, pendant qu’ils montaient, il examina les vis de fixation du tableau. Elles n’étaient pas griffées.
  
  L’ascenseur faisant escale au niveau prévu, Francis poussa sur le bouton du septième, puis, quelques secondes plus tard sur celui marqué «Stop» La cabine continua de monter.
  
  Fondane dédia un regard éloquent à Francis. Pas de doute, une connexion avait été sectionnée.
  
  Parvenus au dernier étage, ils prirent pied sur le palier. Fondane indiqua à quelle hauteur l’ascenseur s’était immobilisé. L’interstice par lequel on avait projeté l’anesthésique ne dépassait pas 7 centimètres.
  
  - Oui. dit Francis, mais c’est surtout la suite qui m’intéresse. Toi, on t’a traîné là-bas, de manière que tu ne puisses être vu de quelqu’un montant au 6ème par les escaliers. Et lui ?
  
  Il promena des yeux scrutateurs sur les environs tout en se remémorant les données fournies par les inspecteurs. Puis, s’étant penché sur la cage d’escalier, il murmura :
  
  - On ne me fera jamais croire qu’ils ont adopté ce chemin-là. Ils pouvaient être surpris à tout bout de champ par un locataire et, en bas, ils auraient dû matraquer Kessler.
  
  Il se redressa, épié par Fondane qui se torturait la cervelle pour émettre un avis acceptable. Coplan marmonna :
  
  - Ça peut paraître rocambolesque, mais j’en viendrais à me demander s’ils ne l’ont pas descendu dans la cour au bout d’une corde... Les mansardes sont elles dotées de fenêtres donnant sur cette cour intérieure ?
  
  - Non. D’après les deux inspecteurs qui ont visité les combles, elles n’ont que des lucarnes ouvertes dans le toit.
  
  - Alors, voyons ce toit...
  
  Ils n’eurent qu’à ouvrir la première porte à gauche pour apercevoir l’escalier en spirale. Coplan monta, déverrouilla le vasistas, en écarta les vantaux, grimpa sur la couverture de zinc de la toiture.
  
  Debout en plein vent, il contempla tout d’abord le panorama, puis les superstructures des édifices contigus. Fondane apparut à son côté.
  
  - Partageons-nous la besogne, dit Francis. Suivons chacun le bord du versant intérieur, en sens opposé. Si tu décèles des traces de frottement ou une poulie, fais-moi signe.
  
  - D’ac.
  
  Ils se séparèrent et, marchant le buste penché à quelques centimètres du vide, ils explorèrent du regard la surface grise, striée de coulées de rouille, qui s’étalait devant leurs pieds.
  
  Mais Coplan n’avait pas progressé de deux mètres qu’il distingua, dans la gouttière, un stylo-bille à capuchon doré. Il le saisit, ressentit un petit choc au creux de l’estomac. C’était un Parker absolument identique à celui dont se servait le Vieux... Son aspect de neuf témoignait qu’il n’avait pas été exposé longtemps aux intempéries.
  
  Francis, logeant sa trouvaille dans la pochette de son veston, poursuivit son examen jusqu’au moment où il se retrouva nez à nez avec Fondane en un point diamétralement opposé à celui dont ils étaient partis.
  
  - Pas une éraflure, annonça Fondane, la mine allongée. Et vous ?
  
  - Pas davantage... Mais je crois que nous tenons quand même le début du fil. Regarde. Ça ne te dit rien ?
  
  Il brandit le stylo-bille sous le nez de son ami, dont la figure changea.
  
  - C’est celui du Vieux, s’effara Fondane en attrapant l’objet pour le voir de plus près.
  
  - 99 chances sur 100, opina Francis. Et comme ils n’ont pas pu, matériellement, le parachuter d’ici dans la cour, il n’y a plus qu’une solution possible... Ce n’est pas la 404 qui l’a emmené.
  
  - Alors quoi ?
  
  - Un hélicoptère.
  
  Abasourdi, Fondane resta muet.
  
  - Viens, lui enjoignit Coplan. Maintenant, je m’explique pourquoi cet avertisseur de voiture devait produire un boucan de tous les diables... C’était pour masquer le bruit du moteur. L’appareil ne pouvait pas se poser, il a dû faire du point fixe à quelques mètres au-dessus du toit.
  
  Ils rallièrent la fenêtre d’accès et, à l’instant même où ils rentraient dans l’immeuble, des aboiements furieux retentirent à faible distance.
  
  Tenu en laisse par un inspecteur, un chien policier tentait frénétiquement d’emprunter l’escalier de fer. Lavoine, qui suivait le chien et son dresseur, interpella Fondane :
  
  - Ah, vous étiez là-haut ? Kessler m’avait dit que vous faisiez un tour au septième.
  
  L’autre inspecteur calma le chien tout en le maintenant vigoureusement pour l’empêcher de grimper.
  
  - Il a raison, le clébard, dit Fondane. Ils ont effectivement amené Sigma sur le toit... Nous en avons une autre preuve. Vous ne l’avez pas trouvée, hier soir, parce qu’il pleuvait à torrent et que vous cherchiez un cadavre.
  
  Il présenta Coplan et celui-ci exhiba le Parker en déclarant :
  
  - Il est tombé de la poche du disparu et a roulé dans la gouttière.
  
  - Mais ensuite ? questionna Lavoine d’une voix ébahie. Qu’ont-ils fait de leur victime ?
  
  - Ils l’ont enlevée par la voie des airs, maugréa Coplan. Le gars et la 404 dont les signalements ont été lancés dans tous les azimuts, c’était de la mise en scène. L’enquête doit redémarrer sur des bases toutes nouvelles.
  
  Lavoine et son collègue n’en revenaient pas.
  
  - Un hélicoptère ? articula le premier. Vingt dieux ! Il fallait y penser... Mais alors, cela devient du ressort de la Police de l’Air !
  
  - Sans aucun doute, renchérit Coplan. Nous y allons de ce pas. Vous nous accompagnez ?
  
  
  
  
  
  Il était trois heures de l’après-midi quand les deux agents du S.D.E.C. et l’inspecteur Lavoine pénétrèrent dans les locaux du Service Central de la Police de l’Air, qui relève de la Direction des Renseignements Généraux.
  
  Après quelques palabres, ils furent reçus par le commissaire Paupelin, un homme encore jeune mais totalement chauve, au visage net et ouvert. Vêtu d’un complet gris de coupe très sobre, il avait le regard direct et les gestes précis d’un fonctionnaire moderne, aussi efficace qu’un chef d’industrie.
  
  Paupelin avait été touché par le plan de diffusion, le contrôle des aéroports, des frontières et de la circulation aérienne figurant parmi les attributions de son service. Il sut donc d’emblée de quoi il s’agissait.
  
  - Je devine ce qui vous amène, dit-il lorsque ses visiteurs eurent pris place autour de son bureau. C’est ce rapport de la gendarmerie de l’Yonne, qu’on m’a communiqué de la Direction de la Police Judiciaire il y a moins d’une heure ?
  
  - En partie, oui, confirma Coplan. Mais autre chose vient se greffer là-dessus : seriez-vous en mesure d’identifier un hélicoptère ayant survolé Paris à basse altitude hier soir, entre 20 et 21 heures ?
  
  Paupelin joignit ses mains sous son menton et un reflet malicieux s’alluma dans ses prunelles.
  
  - Théoriquement, oui, avança-t-il. Dans la pratique, c’est autre chose. Le survol de l’agglomération parisienne est interdit. Cette règle comporte toutefois des exceptions. Ainsi, des appareils de la gendarmerie, de l’armée ou même d’entreprises privées circulent au-dessus de la capitale, mais il faut une autorisation. Cela dit, le repérage et l’identification d’un hélicoptère évoluant à très basse altitude n’est pas techniquement sûr. Je vous mentirais en affirmant que la probabilité mathématique est de cent pour cent. Donc je ne puis, sur-le-champ, vous répondre par oui ou par non. Il me faut des détails complémentaires...
  
  - Eh ! bien, c’est simple, dit Coplan. L’engin en question s’est immobilisé pendant une ou deux minutes au-dessus d’un immeuble de l’avenue Kleber, vers huit heures vingt, puis il a dû filer vers le sud-ouest... et se poser dans l’Yonne, à l’endroit précis où on vous a signalé l’atterrissage clandestin d’un avion de tourisme.
  
  Le commissaire hocha la tête.
  
  - Toute autorisation délivrée est assortie d’un plan de vol, souligna-t-il. La première chose à faire est donc de s’assurer si, hier soir, un hélicoptère n’a pas respecté le trajet qui lui était imposé. Vous permettez ?
  
  Il empoigna son téléphone, forma sept chiffres.
  
  - Le procès-verbal d’hier soir mentionne-t-il une infraction ? s’informa-t-il. Dans l’affirmative, à quel moment et où s’est-elle produite ?
  
  Le combiné à l’oreille, il patienta en tapotant son stylo-bille sur la tablette de son bureau.
  
  - Ah ? Vous en avez constaté une ? reprit-il soudain un ton plus haut. L’hélico s’est baladé autour de l’Étoile ? A quelle heure ?
  
  Les propos de son correspondant parurent aggraver sa tension.
  
  - Donnez-moi l’indicatif de l’appareil et le nom du propriétaire, invita-t-il.
  
  Puis, quand il eut noté ces indications, il conclut :
  
  - N’entamez pas la procédure habituelle. C’est un cas tout à fait spécial. Veillez à ce que le dossier me soit transmis en mains propres, et le plus vite possible. Merci.
  
  Il raccrocha.
  
  Fixant Coplan, il reprit avec un demi-sourire :
  
  - En l’occurrence, le mystère semble résolu. Il s’agirait d’un engin appartenant à la Société Rotordyne, dont l’usine est au sud d’Avallon. Le plan de vol prévoyait un voyage aller et retour Avallon-Le-Bourget...
  
  - Avallon ? Mais c’est aussi dans l’Yonne, interjeta Francis, survolté. Cette fois, ça prend tournure...
  
  Paupelin doucha son enthousiasme :
  
  - C’est probable, mais ne vous faites quand même pas trop d’illusions. A priori, il semble impensable qu’un appareil d’une firme honorablement connue exécute une mission clandestine au-dessus de Paris car, la preuve vous en est donnée, il se ferait coincer tout de suite. D’autre part, une fois en l’air, et de nuit, un engin peut usurper l’identité d’un autre. Allez donc vérifier, si vous n’êtes pas là lors de l’atterrissage !
  
  - Pouvez-vous me communiquer l’adresse de cette société et le type d’hélicoptères qu’elle utilise ? demanda Francis, la pointe de son crayon à bille tenue au-dessus d’une page vierge de son calepin.
  
  - Rotordyne, S.A., sur la route de Santigny, près d’Avallon. Cette usine dispose de plusieurs modèles, puisqu’elle les fabrique, mais celui dont nous avons l’immatriculation pour ce vol est un R. III.
  
  - Parfait. Je voudrais transmettre illico ces informations, officieusement, au commissaire Tourain, de la D.S.T., qui collabore avec nous dans cette affaire.
  
  - Je vous en prie.
  
  Paupelin avança le téléphone et Coplan passa son message. « Ne foncez pas là-bas sans moi, dit-il pour finir. J’espère recueillir d’autres éléments très bientôt. Pourriez-vous venir à la piscine à 6 heures, ce soir ? »
  
  Tourain lui en ayant donné l’assurance, Francis redéposa le récepteur. Il dit ensuite à son hôte :
  
  - Peut-être qu’en lisant le dossier, vous en tirerez d’autres déductions. Enfin, désormais, vous savez ce que nous cherchons. Mais abordons le cas de cet avion privé, à bord duquel Sigma a sans doute été transporté au-delà de nos frontières. Le problème est le même : peut-on espérer son identification ?
  
  Le commissaire Paupelin alluma une cigarette.
  
  - Ma réponse sera aussi ambiguë que la première, prévint-il en expulsant de la fumée. Il y a près de 400 points d’atterrissage en France pour des avions légers. On ne peut pas les surveiller tous jour et nuit. Or, nous sommes devant deux hypothèses : la première, que l’appareil en cause soit français. Il a le loisir de se balader tant qu’il veut au-dessus du territoire pour autant qu’il observe la réglementation en vigueur mais, s’il veut aller à l’étranger, il doit se poser auparavant sur un terrain douanier. Seconde hypothèse : l’avion vient d’ailleurs, il est en transit. Alors il doit au moins faire une escale sur un terrain douanier à l’arrivée, une autre au départ. Nous avons donc le moyen théorique de contrôler le trafic de ces avions de tourisme ou d’affaires mais si, délibérément, l’un d’eux viole notre espace aérien sous la couverture radar, il a des chances de passer au travers. Souvenez-vous que, pendant la guerre, malgré toutes les précautions prises par les Allemands, de petits Lysander anglais parvenaient à franchir les barrages, tant à l’entrée qu’à la sortie.
  
  Coplan approuva de la tête. Il s’offrit aussi une Gitane.
  
  - Supposons que cet avion-pirate ait franchi en rase-mottes une des côtes ou une frontière terrestre, émit-il. Bon : pour nous, sa piste est perdue. Mais quel pilote volerait constamment très bas par mauvais temps ? Lors du décollage, il a dû prendre de l’altitude, et ne redescendre que par la suite, quand cela devenait indispensable. Vos stations de radar ne pourraient-elles nous renseigner sur la direction qu’a prise ce pirate, dans l’Yonne, à onze heures et demie, hier soir ?
  
  - Je vais essayer de le savoir, dit Paupelin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  A six heures juste, Coplan pénétra dans le bureau du colonel Pontvallain. Celui-ci, qui discutait avec Tourain, commença par demander d’un ton sec :
  
  - Où est Fondane ?
  
  - Il mange, il se rase et il dort, indiqua brièvement Francis. Il me faudrait, prêt à décoller dans trois heures au maximum, un bimoteur Cessna type Skyknight, avec un pilote à nous, des papiers d’identité attestant que l’appareil et ses occupants appartiennent à une société française, et trois pistolets sans recul du nouveau modèle dotés d’une ample réserve de munitions.
  
  - Hé ! Comme vous y allez ! s’exclama le colonel après un instant de surprise. Comment justifiez-vous ces exigences ?
  
  Coplan était sous pression. Si ses gestes étaient mesurés et si sa voix demeurait contenue, on le devinait débordant d’énergie, chargé à bloc, il dit, en regardant tour à tour ses deux interlocuteurs :
  
  - Ce n’est plus la peine de maintenir en vigueur le plan de diffusion nationale... Les principaux protagonistes ont fichu le camp, maintenant c’est sûr. La D.S.T. devrait naturellement essayer de mettre la main sur le pilote de l’hélicoptère, au siège de la Rotordyne, mais cela ne mènera pas loin car il doit ignorer quelle était la destination finale de l’avion dans lequel a été transféré le Vieux.
  
  Le commissaire Tourain hocha la tête.
  
  - Vous avez donc une meilleure piste ? s’enquit-il, les yeux plissés.
  
  - Oui. Les gars de la Police de l’Air ont fait un travail remarquable : en moins de deux heures de recherches et de recoupements, ils ont pu, non seulement définir la route suivie par l’appareil des ravisseurs, mais même m’en livrer l’immatriculation et le nom du propriétaire !
  
  - Sacrédié, articula Pontvallain en serrant les poings. C’est du beau boulot, en effet... Comment ont-ils procédé ?
  
  Une carte de France était affichée au mur. Coplan alla se planter devant elle et son index se posa sur un point de la frontière franco-allemande, près de Forbach.
  
  - La démonstration repose sur un faisceau d’indices concordants, expliqua-t-il. A sept heures du soir, un avion d’affaires venant d’Allemagne passe la frontière ici et va se poser sur un terrain douanier près de Metz. Il est piloté par une femme. Elle accomplit normalement les formalités et déclare qu’elle va chercher à Nice un dirigeant de la firme germano-américaine « United Chemicals » dont le siège est à Francfort. Elle dîne, refait le plein, prend à nouveau l’air à vingt-deux heures...
  
  Le doigt de Francis traça une droite approximativement orientée vers le sud-ouest.
  
  - A diverses reprises, l’avion est repéré par radar, poursuivit-il. On constate qu’il ne met pas le cap sur Dijon, ce qui serait sa route normale, mais qu’il dérive vers l’ouest. Comme il est doté d’un équipement IFR et VOR (IFR : Système permettant de voler aux instruments de jour et de nuit, même par mauvais temps.
  
  VOR : appareil permettant de se guider par réception de signaux émis par des sortes de radiophares), et que le pilote a la qualification requise, ce détour est considéré comme volontaire. On s’en inquiète d’autant moins que cette manœuvre n’a rien de répréhensible. Et puis, un trou... Plus d’observation entre 22 h 40 et 23 h 15...
  
  Coplan tourna la tête vers ses auditeurs pour souligner :
  
  - C’est-à-dire pendant la période où l’appareil, se trouvant dans la région d’AvalIon, a pu toucher le sol, embarquer des passagers et redécoller. A 23 h 30, Lyon le situe à 2 000 mètres d’altitude, à 50 km au nord-ouest. Il fait route vers le midi à une vitesse de 400 km/heure, ce qui correspond à l’allure de croisière la plus élevée d’un avion de ce type. Quarante minutes plus tard, il échappe définitivement au repérage. On est donc amené à conclure qu’il a cinglé vers la Méditerranée en suivant la vallée du Rhône. Soit dit en passant, aucun autre avion léger n’a été détecté cette nuit-là au-dessus de la Nièvre, de la Côte-d’Or ou de l’Yonne.
  
  Pontvallain, méditatif, se pétrit la mâchoire.
  
  - D’accord, c’est certainement par cette voie que le patron a été emmené à l’étranger, reconnut-il. Mais dans quel but me demandez-vous un Cessna ?
  
  - D’abord, pour disposer d’un moyen d’action rapide, indépendant, identique à celui qu’utilise l’adversaire et qui peut donc atterrir sur les mêmes terrains. Ensuite, parce que je veux retrouver à Francfort la trace de la femme qui a conduit le Vieux à destination. On possède son signalement, sa fiche d’entrée, avec nom, adresse et profession. Elle s’appelle Léa Lieblich et est effectivement au service de l'United Chemicals : un simple coup de téléphone me l’a confirmé il y a moins d’une heure.
  
  Dans certaines circonstances, Pontvallain savait se montrer aussi expéditif que le Directeur lui-même.
  
  - Soyez à Toussus-le-Noble à dix heures du soir, décréta-t-il. Tout y sera : l’avion, les armes, le pilote, des faux-passeports pour lui, pour vous et pour Fondane. Et même de l’argent... Combien de marks vous faut-il ?
  
  
  
  
  
  Le petit bimoteur à six places atteignit, au début de la nuit, un aérodrome proche de l’aéroport international de Francfort, ce dernier constituant le carrefour aérien le plus important d’Europe.
  
  Pendant le voyage, Coplan et Fondane avaient eu le loisir de lier connaissance avec Bougeard, leur pilote, un collègue d’une trentaine d’années, petit, râblé, originaire de Bretagne et qui venait de l’Armée de l’Air. D’un naturel plutôt renfermé, il s’était simplement informé si son rôle se bornerait à jouer le chauffeur de taxi ou s’il aurait aussi d’autres tâches à remplir.
  
  - Je ne vais pas vous laisser moisir dans votre appareil, mon vieux, lui avait répondu Francis. Mais ne m’en demandez pas davantage, je ne peux rien prévoir.
  
  Lorsque les trois hommes eurent passé au contrôle de la Bundes Polizei et assuré aux douaniers (qui les crurent sur parole...) qu’ils n’avaient pas de marchandises dans leurs bagages, ils montèrent dans un taxi pour gagner la ville.
  
  Par chance, la Foire Internationale du Livre venait de fermer ses portes et il y avait de la place dans les hôtels, notamment à l’intercontinental, un énorme building de style américain, en béton, assez peu esthétique, situé dans le centre.
  
  Au lendemain d’une bonne nuit passée dans des chambres silencieuses et climatisées, Coplan fit venir ses deux compagnons dans sa propre chambre et leur déclara :
  
  - Momentanément, vous n’allez pas bouger d’ici. Le Skyknight va sûrement rallier son port d’attache, si ce n’est déjà fait. Il me faut donc rassembler quelques informations préalables concernant l’appareil et la fille qui le pilote... Après, nous serons en mesure d’adopter un programme.
  
  Bougeard acquiesça mais Fondane se mit à ronchonner :
  
  - Est-ce que vous vous figurez que je suis d’humeur à me tourner les pouces entre quatre murs ? Demandez-moi n’importe quoi sauf de rester immobile...
  
  - Cela ne durera pas plus de quelques heures et je dois être à même de te mobiliser à tout moment, rétorqua Francis, inflexible.
  
  
  
  
  
  Par une banale conversation téléphonique avec la standardiste de la firme de produits chimiques germano-américaine, Coplan apprit que Léa Lieblich était attendue au bureau, à son retour de voyage, dans le courant de l’après-midi, et que le personnel finissait un peu avant cinq heures.
  
  Nanti de ces renseignements, Francis s’en fut acheter trois plans de ville. Il tomba par hasard dans une librairie spécialisée en publications érotiques, dans la Taunus Strasse, et eut du mal à convaincre le commerçant qu’il ne désirait rien d’autre.
  
  Ayant alors gagné la Hauptbahnhof toute proche et consulté l’un des plans, il partit en reconnaissance du côté de l’United Chemicals.
  
  Au terme d’une promenade d’une vingtaine de minutes au cours de laquelle il franchit un large pont sur le Main, il prit sur la gauche et enfila une petite rue tranquille qui, presque aussitôt, aboutissait à un square planté d’arbres. Sur l’un des côtés se dressait un grand immeuble cubique, de verre et d’acier inox, haut d’une dizaine d’étages. C’était le siège social de l’entreprise.
  
  Francis fit le tour de la place, étudiant la configuration des lieux, situant les voies qui, aux angles, s’en échappaient et notant celles qui avaient un panneau « sens interdit ».
  
  S’il n’y avait eu le building, on aurait pu se croire dans le jardin public d’une ville de province, bordé par ailleurs de maisons bourgeoises, peu fréquenté par les passants. Des voitures étaient garées le long des trottoirs mais il y avait des places vacantes.
  
  Coplan repartit vers l’artère plus animée qui longeait le fleuve. Aucun taxi ne s’arrêtant à ses signes, il fut contraint de chercher un stationnement. Il se fit la réflexion que c’était encore pire qu’à Paris et qu’en cas d’urgence on ne pouvait espérer en attraper un au vol. Ce ne fut qu’au bout de trois cents mètres qu’il parvint à en localiser un à l’arrêt. Il se fit conduire à la Geibel Strasse, à l’adresse du domicile de la jeune femme. Là, il se promena également pour voir comment les choses se présentaient.
  
  C’était un quartier périphérique où des villas à deux ou trois étages étaient séparées de l’avenue par un jardinet et une clôture. Des rues calmes se croisaient à angle droit.
  
  La maison qu’habitait Léa Lieblich formait un coin. Près du portillon d’entrée, une plaquette portant trois boutons de sonnette révélait que l’immeuble était occupé par trois locataires, et que la dame en question logeait au troisième étage.
  
  Édifié, Francis reprit le chemin de l’Intercontinental, où il tint séance tenante un conciliabule avec Fondane et Bougeard.
  
  - La fille est revenue à Francfort, leur annonça-t-il en se laissant tomber dans un fauteuil. L’endroit qui me paraît le plus indiqué pour lui sauter dessus est celui où elle habite. Par précaution, nous la prendrons en filature dès sa sortie du bureau. Il nous faudra deux voitures : vous irez chacun en louer une, séparément.
  
  Il exhiba ses plans de ville, en étala un sur la tablette du secrétaire et montra deux emplacements : celui où Léa Lieblich allait apparaître à cinq heures puis celui vers lequel, probablement, elle se dirigerait.
  
  Très attentifs, ses compagnons écoutèrent les instructions qu’il leur donna.
  
  - Il fera nuit quand elle rentrera chez elle, souligna-t-il. Je me charge de l'embarquer. Vous, Bougeard, vous serez déjà sur place, dès cinq heures, et vous prendrez position à ce coin-ci. Ne restez pas dans la voiture mais laissez tourner le moteur. Vous guetterez notre arrivée. Si le kidnapping provoque un peu de grabuge, votre boulot sera d’empêcher qu’on nous poursuive.
  
  - La garce, grinça Fondane, ragaillardi à l’idée de capturer bientôt une complice des ravisseurs du Vieux. Il me tarde de la cuisiner, celle-là !
  
  - A moi aussi, dit Coplan, le visage assombri. Il y a cependant un point qui me tracasse... Est-elle allée jusqu’au terminus ou l’a-t-on déposée en cours de route pour céder les commandes à quelqu’un d’autre ? Les auteurs du coup devaient savoir que la police française relèverait ses coordonnées...
  
  Fondane, déconcerté, le regarda de travers.
  
  - Ça vous étonne qu’elle ait rappliqué aussi vite à Francfort ? demanda-t-il sourdement.
  
  - Oui, plutôt, admit Coplan. Qui sait si la boîte où elle travaille n’est pas tout entière impliquée dans l’histoire ?…
  
  
  
  
  
  Assis côte à côte sur la banquette avant d’une Opel Rekord noire, Francis et Fondane observaient la sortie du personnel de l'United Chemical.
  
  Par petits groupes, des employés des deux sexes ouvraient les portes de verre et descendaient les marches de l’entrée. Dans la clarté diffuse du crépuscule, on discernait encore facilement les physionomies.
  
  Une femme jeune, élancée, dotée de lunettes à verres teintés, aux cheveux d’un blond mordoré, apparut seule en haut de l’escalier.
  
  - La voilà, prévint Francis.
  
  Quasiment certain de ne pas se tromper, il continua pourtant de la détailler. Le front haut et pur, le nez droit, la lèvre supérieure au dessin délicat et l’autre, sensuelle, légèrement boudeuse, composaient un visage attirant, répondant trait pour trait au signalement fourni par les inspecteurs de Metz.
  
  Léa Lieblich, très droite dans un manteau noir, tenant son sac à la main, traversa de biais et alla vers une petite Fiat rouge.
  
  Fondane, au volant, mit le contact.
  
  - Ne la serre pas de trop près, recommanda Coplan, les yeux aux aguets.
  
  Il surveillait les mouvements des autres voitures autour du square, les allées et venues des piétons.
  
  La Fiat déboîta, entama un tour complet de la place.
  
  Sur un signe approbateur de Coplan, Fondane démarra. Comme il devait respecter le sens giratoire, il se dépêcha de rejoindre le sillage de l’autre voiture. Celle-ci, aisément repérable par sa forme et par sa couleur vive, vira sur la droite dans l’allée où Francis avait vainement cherché un taxi et se mêla au trafic intense qui, à ce moment de la journée, s’écoulait en bordure du fleuve.
  
  Francis suivait sur la carte le trajet emprunté par la Fiat.
  
  - Zut, fit-il tout à coup. La môme Léa ne va pas chez elle...
  
  En effet, au lieu de tourner à droite à la sortie d’un pont, elle continuait vers le centre de la ville.
  
  Fondane, prompt à se faire de la bile, maugréa :
  
  - Pourvu qu’elle ne nous balade pas toute la soirée ! Bougeard va se ronger les sangs...
  
  Ce n’était qu’une fausse alerte. Léa Lieblich stoppa à la Hauptwache, une grande place entourée de magasins, les uns logés dans de vieilles maisons de style ancien, épargnées par la guerre, d’autres dans des édifices modernes très récents. Elle acheta quelques provisions puis réintégra sa voiture et repartit.
  
  Francis, qui l’avait filée alors qu’elle faisait ses emplettes, s’introduisit dans la Rekord.
  
  - Il y a de l’espoir, à moins qu’elle veuille s’offrir un pique-nique, marmonna-t-il. Mais la saison est quand même un peu avancée pour un repas sur l’herbe...
  
  Quelques minutes plus tard, il fut définitivement rassuré : la Fiat prenait bien le chemin de la Geibel Strasse.
  
  Fondane grilla de justesse un feu orange pour ne pas se laisser distancer, car la fille conduisait sa petite bagnole avec brio.
  
  A rapproche de l’instant fatidique, Coplan déclara :
  
  - Quand j’intercepterai la belle enfant, ne garde pas les yeux fixés sur nous. Sors de l’Opel et observe les environs.
  
  - On dirait que vous avez le trac, ma parole, remarqua Fondane, perplexe. Vous craignez les flics, ou quoi ?
  
  - Non, tout autre chose... J’ai cette sensation désagréable qui, d’ordinaire, est de mauvais augure.
  
  Fondane n’eut plus le temps d’épiloguer là-dessus. Léa Lieblich à peine engagée dans l’avenue, escaladait le trottoir et rangeait sa voiture sous un arbre.
  
  L’Opel s’immobilisa une dizaine de mètres plus loin. L’éclairage public était assez restreint.
  
  Coplan, descendu de voiture, marcha à longues enjambées vers la Fiat dont les feux venaient à peine de s’éteindre. D’un coup d’œil, il tâcha de distinguer si Bougeard se trouvait à l’endroit prévu mais il ne l’aperçut pas.
  
  Deux longues jambes gainées de nylon, émergeant de la portière entrebâillée, captèrent son regard. La jeune femme ramassait les paquets déposés sur la banquette arrière. Elle écarta, davantage, du coude le battant de la portière et, encombrée par ses achats, elle se leva.
  
  Surgissant comme une ombre auprès d’elle au moment précis où elle traversait l’allée, Francis l’aborda, lui demanda en allemand :
  
  - Fraülein Lieblich... Pouvez-vous m’accorder quelques minutes ?
  
  L’interpellée le toisa, nullement troublée.
  
  - Que désirez-vous ? s’enquit-elle d’une voix égale, quoique enveloppante et feutrée comme celle d’une vamp allongée sur des coussins.
  
  - C’est d’ordre strictement professionnel, rassurez-vous, lui dit Francis d’un ton détaché. Je ne vous demande pas d’entrer chez vous mais, plutôt que de rester debout dans la rue, nous ferions peut-être mieux de nous asseoir dans ma voiture ?
  
  Elle l’examina en conservant une imperturbabilité sereine, ni aimable ni hostile. Constatant que son interlocuteur avait l’air paisible et que son attitude était dépourvue d’équivoque, l’Allemande prononça :
  
  - Dites-moi d’abord de quoi il s’agit. Qui êtes-vous ?
  
  Coplan préférait nettement ne pas devoir recourir à la violence, du moins dans l’immédiat.
  
  - Mon nom est Schiller, inventa-t-il. J’aimerais acheter un avion Skyknight et on m’a dit que vous en pilotiez un. Puis-je vous poser quelques questions au sujet de cet appareil ?
  
  Le visage de la jeune femme s’éclaira brusquement et l’intellectuelle sérieuse fit place à une fille saine et gaie, sans complexes.
  
  - Ce n’est que cela ? Vous auriez pu m’écrire ou me téléphoner pour un rendez-vous, reprocha-t-elle.
  
  Coplan regardait fixement par-dessus l’épaule de Léa Lieblich. Il articula, tout en surveillant l’approche d’un homme distant d’une quinzaine de mètres :
  
  - Je ne suis que de passage à Francfort et, hier, vous étiez absente... Venez, ma voiture est un peu plus loin.
  
  Il montra l’Opel d’un signe de la tête, toucha le coude de sa compagne d’un geste courtois, presque familier. Elle avança machinalement, voulut se remettre à parler mais se figea soudain car un bruit de lutte s’élevait derrière eux.
  
  Coplan se douta que Bougeard venait de tomber à bras raccourcis sur le quidam qui, l’instant plus tôt, déambulait nonchalamment vers la maison d’angle. Se détournant un quart de seconde, il vit que son collègue avait réussi à paralyser le bras de l’inconnu. Ce dernier, qui tenait un browning, essayait furieusement de se débarrasser de son adversaire.
  
  Francis entraîna plus vite la jeune femme en lui serrant fortement le bras.
  
  C’est alors qu’un chuintement bref jaillit de derrière l’Opel. Un trait de feu raya les ténèbres en un éclair, puis un râle précéda la chute d’un corps humain sur la terre jonchée de feuilles mortes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Léa Lieblich, médusée, s’arrêta pile et se colla instinctivement contre Coplan. Celui-ci la contraignit d’avancer, avec une rudesse accrue.
  
  - Mais... qui a tiré ? bégaya-t-elle. On vient de tuer quelqu’un...
  
  - Sûrement, dit Francis. Raison de plus pour ne pas rester là.
  
  Il la fit monter en hâte dans l’Opel sans qu’elle opposât la moindre résistance. Fondane sortit de l’ombre et ouvrit l’autre portière.
  
  - Un type braquait un flingue, expliqua-t-il à Francis.
  
  - Démarre, intima ce dernier. Bougeard n’a qu’à se démerder.
  
  La Rekord évita le cadavre étalé dans le caniveau et le pistolet échappé de sa main. Elle vira au premier coin de rue, fonça droit devant elle jusqu’à une grande voie bien éclairée sur laquelle roulait un tramway, enfila cette artère qui indiquait la direction du centre-ville.
  
  - Lâchez-moi ! cria soudain Léa Lieblich en français, d’une voix éperdue, révélant ainsi qu’elle avait compris l’échange de paroles entre Fondane et Coplan. Qu’est-ce que tout ça veut dire ?
  
  Elle était vigoureuse, se débattait en flanquant en l’air les petits colis qu’elle avait serrés contre elle jusque-là, repoussait Francis à coups de griffe et de talon. Il la renversa sur la banquette, agrippa ses poignets et les écrasa sur sa poitrine en grondant :
  
  - C’est tout, oui ? Cessez de gigoter ou je vais vous faire mal. Ne comprenez-vous pas que nous venons de vous sauver la vie ?
  
  Haletante, les traits crispés, elle ne tenta plus de résister. Coplan allégea sa pression et dit encore :
  
  - Reprenez votre sang-froid... Vous n’êtes pas en danger mais ne faites surtout pas de bêtises. Aviez-vous la naïveté de croire que nous ne vous rattraperions pas ?
  
  Elle lâcha un long soupir, puis murmura :
  
  - Mais que me voulez-vous ? Je n’y suis pas, moi... Allons, laissez-moi me rasseoir et expliquez-vous.
  
  Elle s’exprimait en français très aisément, avec une pointe d’accent à peine perceptible, Et même dans la posture inconfortable qu’elle occupait, son manteau retroussé à mi-cuisses, elle gardait une parfaite maîtrise de soi.
  
  Coplan l’aida à se redresser. L’Opel roulait à fond de train et cahotait parfois sur des parties de chaussée déformées par de récents travaux.
  
  Fondane, qui savait où il devait aller, ne perdait pas une miette de ce qui se passait derrière lui.
  
  Quand Léa Lieblich se fut réinstallée plus normalement, Coplan lui déclara :
  
  - C’est vous qui avez des choses à nous expliquer ; vous auriez tout à perdre en essayant de jouer la comédie. Nous sommes des envoyés de la police française. Il ne tient qu’à nous de vous faire incarcérer sous une inculpation de complicité d’enlèvement. Répondez avec la plus grande franchise si vous voulez éviter la prison. Avant-hier, après votre atterrissage clandestin dans l’Yonne, où avez-vous déposé vos passagers ?
  
  La jeune Allemande considéra Francis d’un air absent. Puis elle prit son sac à deux mains et l’appuya sur ses genoux. Elle jeta un coup d’œil par la portière, ramena son regard sur Coplan, un regard pensif et intrigué.
  
  - Je me doutais bien qu’il y avait là une entorse aux règlements mais je ne pensais pas que vous en feriez tout un drame, dit-elle de sa voix caressante, teintée de scepticisme. Ainsi, j’ai coopéré à un enlèvement ?
  
  Fondane grommela :
  
  - Elle se paie notre tête... Montrez-lui tout de suite de quel bois on se chauffe !
  
  Ignorant l’incartade de son ami, Coplan dit à l’adresse de sa prisonnière :
  
  - Oui, c’était un enlèvement. Qui vous avait donné des instructions pour ce vol ?
  
  - Mais... mon chef, comme d’habitude ! Herr Weiszdorn.
  
  - Qu’est-il, à l'United Chemicals ?
  
  - Il dirige le département des relations publiques et organise les déplacements du personnel des cadres supérieurs. Ce n’est pas un homme à me confier des besognes malhonnêtes.
  
  - Il n’empêche que celle-ci pouvait, juridiquement, être qualifiée de criminelle, rétorqua Francis, acerbe. Et qu’elle pourrait vous coûter la vie... Vous en avez eu la preuve il y a moins de cinq minutes.
  
  Fondane s’exclama :
  
  - Mais c’est vous qu’on voulait descendre ! Cette salope était protégée !
  
  - Tu te gourres, lui jeta Coplan. Éliminer l’un de nous, ou même nous liquider tous les trois, eût été une faute grossière, puisque d’autres agents auraient pris la suite. Tandis que supprimer mademoiselle Lieblich mettait un point final à notre enquête : elle est le pivot du système.
  
  - Pourquoi l’ont-ils laissée revenir à Francfort, alors ?
  
  - Parce qu’il n’y avait aucune possibilité que nous la joignions avant, et que le meurtre ne devait être commis, en aucun cas, avant le retour de l’avion à son point de départ.
  
  Fondane se tenant coi, Francis dit à la fille :
  
  - Je ne suis pas tellement surpris par ce que vous me racontez. Pour la sécurité des gens qui vous ont manœuvrée, et notamment pour celle du nommé Weiszdorn, il était préférable d’utiliser quelqu’un de bien, ne se rendant absolument pas compte de ce qu’on lui demandait... Que vous avait prescrit votre chef, au juste ?
  
  Léa Lieblich, nerveuse, le front soucieux, ouvrit son sac à main pour en retirer un paquet de cigarettes Roth-Handle, la Gauloise allemande. Elle arracha la languette de la cellophane entourant l’emballage rouge, ouvrit celui-ci. Alors qu’elle insérait une cigarette entre ses lèvres, Francis lui tendit du feu.
  
  - La tête me tourne, avoua-t-elle après avoir rejeté de la fumée. Attendez que j’y voie clair. Ce que vous me dites me paraît fabuleux, totalement incroyable...
  
  - Je n’ai pas le temps de vous laisser rêvasser, coupa Coplan. C’est une question de vie ou de mort, et même pire. Où avez-vous conduit cet avion ?
  
  - Eh bien... En Grèce, à proximité de Patras.
  
  - L’endroit exact ?
  
  - Je ne pourrais pas vous le définir. J’y ai atterri en pleine nuit, sur un petit terrain balisé d’une propriété privée. C’est l’un des Grecs qui étaient à bord de l’appareil qui m’en a facilité l’approche. J’en suis repartie avant l’aube pour prendre Herr Weiszdorn à Athènes et le ramener à Francfort, comme c’était prévu depuis dix jours.
  
  Fondane se sentit des aiguilles dans les doigts en songeant qu’en ce moment même le Vieux était détenu là-bas, quelque part dans le Péloponnèse.
  
  - Et si elle était en train de nous bourrer le crâne ? éructa-t-il en se retournant à demi.
  
  - Vous n’êtes qu’un imbécile ! éclata Léa, indignée. Je n’en ai rien à foutre, moi, de cette histoire... On m’a demandé un service, en marge de mon boulot, et je l’ai rendu. Pourquoi cacherais-je la vérité ? Je n’ai rien fait de mal !
  
  Coplan intervint avec une calme autorité :
  
  - Ne vous excitez pas. Si ce terrain existe, nous allons le retrouver. Nous avons ici un Cessna Skyknight semblable au vôtre. Vous nous montrerez le chemin.
  
  La colère de l’Allemande se mua en ébahissement.
  
  - Moi ? s’écria-t-elle, désarçonnée. Mais quand ?
  
  - Cette nuit même.
  
  
  
  
  
  Le point de ralliement fixé à Bougeard pour le cas où un incident l’aurait séparé de ses collègues était situé dans la forêt au sud de Francfort, un peu à l’écart de l’autoroute allant à Darmstadt et avant la localité de Neu-Isenbourg.
  
  L’Opel éteignit ses feux de route, bifurqua dans un chemin forestier. Une cinquantaine de mètres plus loin, Fondane coupa aussi l’éclairage de ville. Dès lors, la voiture fut ensevelie dans des ténèbres opaques, le feuillage des arbres masquant la faible clarté du ciel nocturne.
  
  Pour ne pas raviver les inquiétudes de Léa, Coplan lui avait dévoilé qu’ils devaient attendre là, Jusqu’à 8 heures du soir au plus tard, un autre membre de leur équipe.
  
  - Comment voulez-vous que j’opère un demi-tour dans ce goudron ? maugréa Fondane. Faut que je rallume...
  
  - Qui t’avait dit d’éteindre ? renvoya Coplan. Tu joues aux barbouzes plus vrais que nature. Accomplis ta manœuvre comme n’importe qui et puis, un peu plus près de la route, tu soulèveras le capot pour voir ce qui ne va pas. Ainsi, ça semblera normal.
  
  Si Fondane songea que Francis avait trouvé le joint pour l’expulser de la voiture et y rester seul avec l’Allemande, il estima plus prudent de ne pas l’exprimer tout haut. Il obéit sans mot dire ; quand l’Opel eut été remise face à l’intersection de l’autoroute, il en sortit.
  
  Sa montre-bracelet indiquait 7 heures 20. Il releva le capot de la berline, ce qui dissimula encore mieux ses occupants. Puis il alluma une Gitane et s’efforça d’être patient. Si Bougeard s’en était tiré, il ne tarderait pas...
  
  A l’intérieur de la voiture, Francis poursuivit son interrogatoire dans une atmosphère beaucoup moins tendue. Il était persuadé de la sincérité de Léa Lieblich ; de plus, il n’était pas insensible au charme que dégageait cette belle jeune femme un peu étrange.
  
  Il ne parvenait pas encore à saisir les traits dominants de sa personnalité. Elle avait 28 ans, était célibataire. Était-ce une cérébrale résolue à défendre son indépendance, n’accordant à l’homme, de loin en loin, que des faveurs méprisantes, ou au contraire une sensuelle redoutant de succomber au premier séducteur qui lui parlerait d’amour ? Très féminine, certes, mais de plain-pied avec son époque, à tous les points de vue.
  
  En cours de route, elle avait relaté les péripéties de son équipée en France. Rien d’extraordinaire, au demeurant. Weiszdorn l’avait simplement priée de faire une courte escale sur le terrain d’aviation privé d’une usine près d’Avallon afin de prendre à bord un vieux monsieur accompagné de son médecin et deux Grecs qui devaient rentrer à Patras.
  
  Selon Weiszdorn, l’homme âgé désirait traiter en secret une importante affaire, rapidement, et ne voulait pas qu’on se doutât qu’il s’était absenté de France, où il rentrerait le lendemain par un autre avion de tourisme. De telles pratiques étant fréquentes dans la grosse industrie. (Souvent des rumeurs concernant le déplacement d’un président de société influencent en bien ou en mal le cours des actions en Bourse...) Léa Lieblich n’avait pas sourcillé.
  
  Ce passager, dont l’identité ne lui avait pas été révélée, avait l’air un peu égaré quand le médecin l’avait aidé à monter dans l’avion. Il avait dormi pendant tout le voyage. Léa n’avait pas eu l’impression qu’on l'embarquait à son corps défendant...
  
  - Et ce médecin ? demanda Coplan. Comment était-il ? Avez-vous une idée de sa nationalité ?
  
  - Je pense qu’il était Français. Assez costaud, un mètre soixante-quinze environ, la figure ovale... Bien qu’il ne devait pas avoir plus de 35 ans, il n’avait plus beaucoup de cheveux.
  
  C’était évidemment le type qui était sorti de l’immeuble pendant que l’avertisseur hurlait encore... Et ce soi-disant médecin (Il l’était peut-être, après tout...) était aussi l’individu qui avait pulvérisé l’anesthésique dans la cabine de l’ascenseur, inévitablement. Quant aux deux Grecs, il ne fallait pas être devin pour reconnaître en eux les occupants de la 404 abandonnée au parking de l’usine de Vermenton.
  
  Coplan calcula : décollage vers 21 heures, une escale technique en Italie près de Brindisi... En volant à la vitesse maximum, le Skyknight pourrait croiser au-dessus du Péloponnèse à trois heures du matin.
  
  Restait Weiszdorn...
  
  Les phares des voitures qui défilaient sur l’autoroute créaient par moments des ombres fuyantes dans l’allée où l’Opel était embusquée.
  
  Fondane ne promenait sur le moteur que des regards fugitifs. Le retard de Bougeard commençait à le préoccuper. Un mouvement plus lent des lignes d’ombre l’avertit de l’approche d’un véhicule dont l’allure diminuait progressivement. Tout en guettant son passage, Fondane fit mine d’être absorbé par la contemplation du carburateur.
  
  L’intensité des feux de la voiture arrivante baissa brusquement alors qu’elle tournait dans le chemin forestier. Elle serra sur la droite pour contourner l’Opel, roula encore quelques mètres au-delà et stoppa enfin.
  
  Ayant reconnu son collègue au volant, Fondane se précipita à sa rencontre. Bougeard mit pied à terre.
  
  - J’ai amené le mec avec moi, émit-il à voix basse comme si la chose allait de soi. Coplan aimerait peut-être le cuisiner ?
  
  Épaté, Fondane marmonna :
  
  - Eh bien ! mince... Tu as pu l’embarquer, à toi tout seul ?
  
  - En le secouant un peu. Je lui ai presque cassé une patte. Et puis je l’ai endormi d’un coup de crosse. Il est ratatiné sur le plancher.
  
  Du menton, il indiquait l’intérieur de la voiture. Francis sortait de l’Opel, content de voir rappliquer Bougeard sain et sauf.
  
  Fondane lui lança :
  
  - Il nous ramène un invité... L’autre type.
  
  Coplan sifflota, admiratif.
  
  - Bravo, Bougeard, mais êtes-vous sûr de n’avoir eu personne à vos trousses ?
  
  - J’ai fait ce qu’il fallait pour semer d’éventuels poursuivants, d’où mon retard.
  
  Il n’y avait que deux bonnes femmes dans la Geibel Strasse quand j’ai trimbalé mon zigoto, et elles cavalaient vers celui qu’un de vous a descendu.
  
  - Je vais m’occuper de lui, dit Francis en hochant la tête. Fondane, retourne près de la fille ; ne lui dis rien de la capture d’un des agresseurs.
  
  Avec Bougeard, il alla voir le personnage. Ce dernier, recroquevillé entre les deux banquettes, fut hissé sur le siège arrière et dépouillé de ses papiers. Comme il faisait trop sombre pour les étudier, Coplan les empocha en vue d’un examen ultérieur, puis il ranima l’inconnu par de sévères bourrades entrecoupées de gifles.
  
  L’homme avait le physique d’un Arabe : les pommettes saillantes, le nez busqué, des sourcils très touffus, les cheveux noirs frisés. Il avait dû prendre un sérieux coup sur la cafetière car il mit plusieurs minutes à sortir de l’inconscience.
  
  Coplan le cala dans l’angle de la portière et l’apostropha en allemand :
  
  - Est-ce Weiszdorn qui vous avait ordonné d’abattre la blonde ?
  
  Le type souffrait. Une grimace étirait sa bouche et fermait l’un de ses yeux. Au surplus, il ne semblait toujours pas réaliser pleinement qu’il était éveillé.
  
  Francis le rudoya de nouveau en répétant sa question mais le tueur continua d’arborer une figure d’imbécile. Alors Coplan l’interpella en français, en espagnol, tout aussi vainement.
  
  Supposant que l’individu faisait l’idiot pour le décourager, Coplan préleva dans sa poche une arme qui ressemblait à un revolver à barillet et il la braqua sur le nez du prisonnier, dans l’intention d’en finir. Du coup, l’autre recouvra subitement l’usage de la parole :
  
  - Je ne sais pas... Je ne connais pas de Weiszdorn, baragouina-t-il en allemand. C’est Amar-le-caïd... Il nous avait promis 2 000 marks.
  
  - Où perche-t-il, cet Amar?
  
  - Un jour par-ci, un jour par-là... Nous, on le voit toujours dans un bar de la Wesel Strasse.
  
  Coplan savait qu’à Francfort les rues portant un nom de fleuve étaient celles où gravitent les prostituées. Ces rues sont groupées autour de la Kaiser Strasse, près de la gare centrale.
  
  Il y avait donc gros à parier que cet exécutant appartenait à la pègre, et qu’il ne savait pas grand-chose : dans le milieu, on n’a pas coutume d’exposer les motifs d’un meurtre, ni d’en désigner le commanditaire.
  
  - Ça va, dit Francis. Fous-moi le camp.
  
  Interdit, l’homme n’en crut pas ses oreilles. Il ne discernait pas s’il avait affaire à des gens de la police ou à des types d’une bande rivale, mais qu’on pût le libérer sans autre forme de procès lui paraissait inimaginable.
  
  - Allez, file, intima Coplan d’une voix plus menaçante.
  
  L’Arabe tâtonna fébrilement la portière, à la recherche de la poignée. Il la trouva, l’actionna tout en gardant les yeux fixés sur le pistolet, l’esprit partagé entre un espoir délirant et une trouille abominable.
  
  A reculons, il sortit de la voiture. Il effectuait un demi-tour pour décamper quand un projectile de calibre 45 fit éclater sa tête. Le choc l’envoya s’écrouler deux mètres plus loin, quasi décapité.
  
  Il n’y avait eu qu’un éclair et le bruit d’un pneu se dégonflant brusquement.
  
  - Pas mal, ces engins, conclut Francis en relogeant l’arme dans la poche de son imper. Venez, Bougeard. Cachons dans les fourrés ce qui reste de ce truand…
  
  Ce fut fait en quelques secondes, mais des traces de sang jalonnèrent le trajet suivi par le cadavre. De toute manière elles ne deviendraient visibles qu’à la lueur du jour.
  
  - Nous repassons par l’intercontinental, et de là nous filerons à l’aérodrome, annonça Coplan à son coéquipier avant de rejoindre Fondane. Vous avez quand même bien fait de m’apporter ce lascar : il a confirmé indirectement les affirmations de la fille. Nous pouvons nous fier à elle.
  
  
  
  
  
  Avant de quitter l’hôtel, Coplan expédia un message codé à Pontvallain. Il stipulait que ses recherches allaient le conduire en Grèce, et demandait l’envoi à Francfort, dans la nuit même, d’un groupe d’agents qui devraient exercer une surveillance étroite sur un nommé Weiszdorn, employé à l'United Chemicals et domicilié au 124 Kennedy Allee. Si cet individu quittait l’Allemagne, la filature devrait être poursuivie sans relâche. En aucun cas, Weiszdorn ne pouvait être appréhendé.
  
  Ensuite, Coplan jeta un coup d’œil sur les papiers saisis sur l’Arabe. C’était un Algérien nommé Ali Barouk, né à Sétif en 1932, titulaire d’une carte de travail le classant comme « manœuvre ». Dans son porte-billets crasseux, aucun autre document ne se rapportait à ses occupations, licites ou illicites.
  
  L’Allemagne importait, depuis des années, une main-d’œuvre étrangère assez nombreuse, notamment des Italiens, des Grecs, des Turcs et des Nord-Africains. De ceux-ci, il y en avait des centaines à Francfort et, parmi eux, quelques-uns qui étaient prêts à toutes les besognes. Barouk devait appartenir à ce menu fretin. Mener des investigations dans cette colonie serait du temps perdu.
  
  Finalement, ce ne fut que vers onze heures du soir que les trois agents du S.D.E.C. et Léa Lieblich prirent place dans l’avion. Francis s’était montré suffisamment persuasif pour inciter l’Allemande à les suivre de bon gré : ou elle acceptait, ou il était contraint de la livrer à la police pour qu’elle ne fût pas exposée à une autre tentative d’assassinat.
  
  Le Cessna Skyknight, piloté par Bougeard, s’envola dans un ciel chargé de nuages.
  
  Léa Lieblich ne s’était pas rendu compte de ce qui s’était passé dans la forêt. Distraite par Fondane qui avait allumé la radio, elle n’avait rien vu ni entendu.
  
  Coplan bavarda avec elle pendant que l’avion, parvenu à son altitude de croisière, fonçait vers le sud.
  
  - Était-ce la première fois qu’on vous demandait de transporter en France ou hors de France des passagers qui n’étaient pas des membres du personnel de votre firme ? s’enquit-il incidemment.
  
  - Il m’est arrivé d’en amener de Grèce en Allemagne et vice versa, mais jamais en France, répondit-elle. Quand je me rends dans votre pays, c’est toujours pour conduire ou reprendre des personnes connues. Maintenant, dites-moi qui était ce vieux monsieur... Était-ce un homme important ?
  
  Francis plissa les lèvres.
  
  - Très important... Il vaut des milliards, en francs ou en marks.
  
  - C’est un industriel ?
  
  - Un savant, dit Francis. Il participe à des travaux concernant notre défense nationale. Si, grâce à votre coopération, nous le retrouvons vivant, cela vous vaudra une belle prime, je vous le promets.
  
  - Oh, oh ! fit la jeune femme, pensive. Savez-vous que je commence à vous trouver très sympathique ?
  
  C’était réciproque, mais il fit semblant de ne pas avoir entendu.
  
  - Dormez un peu, conseilla-t-il, paternel.
  
  Le bruit des moteurs ne couvrait pas le ronflement de Fondane, qui roupillait déjà, les bras croisés, dans un des fauteuils de l’arrière.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  - Le golfe de Patras, annonça soudain Bougeard en regardant par la vitre de l’habitacle.
  
  Sous les ailes de l’appareil, il voyait miroiter la mer, enserrée par des côtes noires parsemées de rares points lumineux et balayée périodiquement par le pinceau du phare du cap Pappas.
  
  Dans la cabine, chacun émergea aussitôt de sa somnolence et se pencha vers les hublots.
  
  - Oui, confirma Léa. Le halo, là-bas, c’est la ville. Je reconnais le tracé de la route côtière qui y aboutit.
  
  - Installez-vous près de mon camarade et guidez-le, dit Francis en se levant pour lui céder le passage. Il nous faudra sans doute descendre de quelques milliers de pieds ?
  
  La jeune femme se recoiffa de quelques tapotements aussi gracieux qu’opportuns et déclara, tout en se glissant sur le siège le plus proche du pilote :
  
  - Non, au contraire... Le pays est montagneux, et il y a un pic de plus de deux mille mètres non loin de l’endroit où j’ai dû atterrir.
  
  Puis, à Bougeard :
  
  - Maintenez le cap sur Patras jusqu’à ce que nous soyons presque à l’aplomb du port.
  
  Fondane, le regard brouillé, vint s’asseoir près de Coplan.
  
  - On attaque ? s’enquit-il, incisif.
  
  
  
  
  
  - Tu rêves encore ? persifla Francis. Même si ce Skyknight était un avion d’assaut, ce ne serait pas une bonne tactique. Ceci n’est qu’une opération de reconnaissance...
  
  Fondane eut une moue de déconvenue puis, à la réflexion, il dut admettre qu’une action trop précipitée risquait de mettre en danger les jours du Vieux. Au surplus, était-il encore détenu dans la propriété où il avait été débarqué ? Cela n’était pas du tout certain.
  
  Léa Lieblich, observant tour à tour l’altimètre et la configuration du sol, puis aussi une carte qu’avait maintes fois consultée Bougeard, prononça :
  
  - Venez un peu sur le sud-est... d’une dizaine de degrés. Il s’agit de repérer une route qui, de Patras, s’enfonce dans l’intérieur des terres.
  
  L’avion s’inclina légèrement sur son aile droite et, sous lui, le paysage parut tourner. Les étoiles, jusqu’ici très brillantes, perdaient de leur éclat dans un ciel pâlissant. La visibilité du sol s’améliorait.
  
  Le récepteur de radio du bord, réglé sur la fréquence des communications du trafic aérien, était allumé en permanence. Son haut-parleur diffusait un bruit de souffle continu, zébré de crachotements, et retransmettait parfois des bribes de dialogues lointains.
  
  - Ah ! voilà la route... s’écria Léa, son index pointé vers le bas. Virez encore de quatre ou cinq degrés vers le sud et longez les collines perpendiculaires à la côte. Ainsi, nous serons à peu près dans l’axe : la propriété est à peine à six milles au nord du pic Erimanthos.
  
  Coplan déplorait de ne pas avoir emporté un appareil photographique. Il demanda à Bougeard s’il n’y en avait pas un dans l’avion et reçut une réponse négative.
  
  Obéissant aux commandes, le Cessna s’aligna sur la direction indiquée. Le sol montait progressivement vers lui. Comme Bougeard naviguait à vue, et que le relief devenait très tourmenté, il fallait diablement ouvrir l’œil.
  
  Une voix forte s’échappant du haut-parleur fit soudain sursauter tout le monde : « Avion privé survolant la région de Patras à 7 500 pieds d’altitude, veuillez signaler votre indicatif et votre course ! »
  
  L’injonction avait été lancée en américain, sur un ton comminatoire.
  
  Bougeard se détourna pour lancer un regard interrogateur à Coplan. Celui-ci lui dit très vite :
  
  - Répondez que nous allons de Brindisi à Athènes, et donnez notre indicatif authentique.
  
  Pressant du doigt le bouton de mise en service du micro, Bougeard débita sur un ton neutre les précisions demandées par la station de surveillance.
  
  La voix retentit à nouveau : « Votre cap n’est pas correct. Pourquoi piquez-vous actuellement vers le sud ? »
  
  Francis souffla au pilote :
  
  - Parce que nous voulons voir de près le pic Erimanthos...
  
  Bougeard répéta ce mensonge sur les ondes.
  
  - Okay. Terminé, conclut l’opérateur.
  
  Le souffle de l’onde porteuse s’effaça.
  
  - Quel était cet émetteur ? bougonna Bougeard pour lui-même. Il n’a pas cité son propre indicatif... Sa puissance démontre qu’il est proche et la carte n’indique pourtant pas l’existence d’un aéroport dans ce secteur.
  
  Coplan questionna Léa :
  
  - Aviez-vous aussi été appelée par ce poste lors de votre vol précédent ?
  
  - Non, dit-elle, songeuse. Il est vrai que je venais d’une autre direction, et plus bas. Je ne vois pas non plus quelle peut être cette tour de contrôle... Ce n’est sûrement pas Athènes.
  
  - Ne vous cassez pas la tête, dit Coplan. C’est Andravidha, la base secrète de l’O.T.A.N. Son radar nous a détectés. On s’en fiche, de toute façon. La propriété n’est pas encore en vue, Léa ?
  
  La jeune femme explora derechef le paysage survolé.
  
  - Ce n’est plus qu’une question de minutes, je pense, articula-t-elle. On distingue là-bas la localité de Manesi et, à tribord, une rivière. Le terrain se situe dans la vallée de ce cours d’eau. Oh... attendez...
  
  Son front collé contre la vitre, elle scruta très attentivement les lignes de démarcation des vignobles et des oliveraies, ainsi que les petits édifices blancs qui étaient éparpillés dans cette campagne. Sur la gauche, une haute montagne se profilait dans une brume grisâtre, annonciatrice de l’aube.
  
  - Descendez à 1 500 pieds en gardant votre ligne de vol, conseilla soudain l’Allemande, plus tendue.
  
  L’appareil piqua du nez et l’accélération plaqua ses occupants dans leur siège. Au bout de quelques secondes, il se stabilisa à l’horizontale.
  
  - C’est là, montra Léa Lieblich. Vous voyez ce long rectangle dénudé dans le bois de pins ? Et plus loin, dans la verdure, ce bâtiment au toit en terrasse avec deux dépendances ? C’est bien ici qu’on m’a fait atterrir.
  
  Coplan et Fondane contemplèrent le site avec une curiosité mêlée de sombre satisfaction et d’hostilité. Quels mystères recelait cette résidence isolée, endormie dans les derniers voiles de la nuit ?
  
  - Passez-moi la carte, invita Coplan.
  
  Léa la lui tendit par-dessus son épaule.
  
  Francis traça une croix, aussi exactement qu’il le put, à l’endroit où se localisait la propriété. Puis, de l’autre côté de la feuille, il fit hâtivement un croquis de la piste, des édifices et du chemin qui les reliait à la route Patras-Manesi.
  
  Bougeard virait de bord conformément aux indications de Léa, de manière à évoluer entre les deux massifs montagneux qui bordaient la vallée. Le pic Erimanthos apparut bientôt dans les hublots de gauche.
  
  - Que fait-on maintenant ? s’enquit le pilote lorsque l’objectif eut été laissé sur l’arrière.
  
  C’était précisément à cela que réfléchissait Coplan.
  
  Athènes ? L’avion en était à quelques 200 km. Il y avait bien un terrain à Corinthe, à mi-distance, mais comment organiser quelque chose à partir de ce bled ?
  
  - Il y a une formule toute prête, décréta Francis. Se poser à Andravidha. Remontez à 7 500 pieds et faites route vers le sud-ouest. La tour de la base ne tardera pas à se manifester.
  
  Son pronostic se réalisa douze minutes plus tard, et ce fut lui qui, cette fois, répondit à l’interpellation acrimonieuse de l’opérateur américain :
  
  - Ici F-BSAH - Libellule... Oui, je sais que nous nous écartons de l’itinéraire. Je demande l’autorisation d’atterrir à Andravidha. Terminé.
  
  Du haut-parleur s’échappèrent un certain nombre de syllabes nasillardes dont la somme constituait un refus pur et simple.
  
  - D’accord, c’est interdit, renvoya Francis d’un ton conciliant. Néanmoins, dépêchez-vous de prévenir le commandant de la base. Cet appareil est en mission pour le gouvernement français. Il apporte un renseignement de la plus haute importance qui concerne la sécurité de tous les pays de l’O.T.A.N. Grouillez-vous pour nous faciliter la procédure d’approche : nous n’avons plus que quelques dizaines de gallons dans le réservoir.
  
  Fondane regardait son ami d’un air mitigé, un peu inquiet. Si Coplan se préparait à divulguer la véritable raison de leur expédition en Grèce, c’était une initiative qui provoquerait une déflagration au sein de l’Alliance Atlantique ! Oubliait-il que le kidnapping du Vieux pouvait représenter un désastre pour tout l’Occident, et que Paris voulait à tout prix maintenir un black-out absolu sur l’affaire Sigma ?
  
  Après un assez long silence, l’opérateur d’Andravidha reprit la parole :
  
  - Gouvernez sur 242 degrés, gardez la même altitude et attendez des instructions.
  
  - Entendu. Terminé.
  
  Aussitôt le contact rompu, Fondane jeta :
  
  - Vous n’allez quand même pas les affranchir ? On serait bons pour le peloton, à notre retour...
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Nous avons des moyens d’action formidables à notre disposition et tu te figures que je vais hésiter à m’en servir ? opposa-t-il durement. Je sais où je vais, ne t’en fais pas.
  
  Le Skyknight croisait à présent au-dessus d’une région vallonnée, pratiquement inculte. Léa Lieblich, oisive, rendue plus intriguée encore par cette communication radio, se sentait sur des charbons ardents.
  
  - Que comptez-vous faire de moi, lorsque nous aurons atterri ? s’informa-t-elle auprès de Francis.
  
  C’était bien le cadet de ses soucis. Il fit un geste évasif et dit :
  
  - Vous serez mise en lieu sûr pendant quelques jours... Le temps qu’il faudra pour que nous sachions ce qui se trame dans ce domaine où vous avez débarqué vos quatre passagers.
  
  A l’est, le ciel blanchissait nettement. Seules deux ou trois étoiles scintillaient encore. Le panorama s’élargissait, s’étendait jusqu’à la côte.
  
  Droit sur l’avant surgirent soudain deux points noirs qui grossirent à une vitesse folle. Ils passèrent au-dessus du Skyknight avec un rugissement tel qu’on l’entendit à l’intérieur de la cabine, montrant fugitivement la découpe de leurs ailes en delta.
  
  - Des chasseurs de la base, supputa Bougeard, mais il ne put en dire plus car le haut-parleur tonitrua :
  
  - F-BSAH - Libellule... Réglez vos cap et altitude sur les nôtres. Nous vous escortons jusqu’au terrain. En cas de désobéissance, nous serons forcés de tirer. Accusez réception.
  
  - Ça va, les gars, lança Francis dans le micro. On ne demande qu’à descendre, croyez-moi !
  
  Après avoir opéré un demi-tour, les deux Starfighters de l’U.S. Air-Force vinrent encadrer l’avion de tourisme, l’extrémité d’une de leurs ailes à moins de 40 mètres de celles du Skyknight.
  
  Bougeard avait chaud. Il avait l’impression d’être coincé dans une mâchoire de requin. Docile, il vira légèrement comme les chasseurs et calqua sur la leur sa trajectoire de descente en effectuant un vaste cercle. Puis, notablement plus bas, il refila en ligne droite.
  
  - Terrain à douze milles, annonça l’un des anges gardiens. Pour vous, contact à vue sur la piste principale. Stoppez à l’intersection du taxi-way de dégagement. Que personne ne sorte de l’appareil avant d’y avoir été invité par radio.
  
  - Okay, approuva Coplan. Merci pour le pas de conduite !
  
  Bougeard apercevait effectivement l’aérodrome et il était soulagé d’être débarrassé des Starfighters qui s’écartaient de lui en regrimpant vers les cieux.
  
  Avec doigté, il amena l’appareil sur le ciment à moins de 150 km à l’heure, ne freina que modérément car la longueur de la piste, prévue pour des jets, excédait de loin les besoins d’un avion privé.
  
  Les trois passagers regardaient autour d’eux pendant cette course progressivement ralentie, mais il n’y avait pas grand-chose à voir. Quelques baraquements, de-ci de-là... Un territoire désertique, parsemé de bosquets. De toute évidence, les aménagements de la base étaient souterrains.
  
  Un command-car précédant un camion chargé de soldats en armes se ruait au-devant du Skyknight en soulevant un nuage de poussière. Il s’immobilisa à faible distance de l’appareil. Les G.I.’s bondirent de leur véhicule et vinrent établir un cordon tout autour de l’avion suspect.
  
  Puis ce fut le silence, le calme plat.
  
  - Eh bien, quoi ? maugréa Bougeard, sur le point d’allumer une cigarette. Vont-ils nous laisser moisir longtemps ?
  
  - Ils attendent probablement un ordre, dit Francis. Si ça traîne un peu trop, je me renseignerai...
  
  - Je boirais bien un café, intervint Fondane, pas tellement rassuré. Ces voyages de nuit, ça creuse... et ça me fout des durillons aux fesses, en plus.
  
  Ces échanges de vue se seraient prolongés si, subitement, une émission très forte n’avait empli la cabine d’un vacarme infernal que Bougeard se hâta de réduire en tournant un bouton :
  
  - Veuillez remettre vos moteurs en marche et rouler derrière le command-car, gentlemen. Vous êtes autorisés à débarquer sur la base.
  
  L’antenne de la voiture militaire avait dû capter le même message car, instantanément, elle exécuta un virage en épingle à cheveux et démarra en direction d’une des baraques.
  
  Un coup de sifflet rappela les soldats dans le camion. Celui-ci fit une marche arrière pour dégager la piste. II ne s’ébranla que lorsque le Skyknight eut passé devant et l’accompagna jusqu’à l’aire de parking.
  
  
  
  
  
  - Vous êtes les bienvenus, dit Jovialement le colonel Cartwright au groupe qui pénétrait dans la salle des communications du Q.G. souterrain. Je suppose que vous prendriez volontiers un bon breakfast, avant toute chose ?
  
  Cet accueil aimable, qui contrastait passablement avec la méfiance toute militaire dont on les avait entourés jusqu’ici, ne laissa pas de surprendre les trois agents français. Léa Lieblich, derrière eux, se serrait frileusement dans son manteau.
  
  - Ce n’est pas de refus, mon colonel, dit Coplan. Désirez-vous voir nos pièces d’identité ?
  
  Cartwright sourit et fit un geste désinvolte.
  
  - Pas la peine... Il y a beaucoup de chances qu’elles soient fausses tout en étant officielles.
  
  Il s’amusa un instant du froncement de sourcils que ses paroles avaient provoqué chez ses visiteurs, puis il ajouta :
  
  - Dès que vous avez sollicité l’autorisation d’atterrir, je me suis mis en liaison avec le Haut-Commandement, à Rocquencourt, via notre Quartier Général du secteur Sud-Europe, à Naples. Vous savez, nous avons des lignes spéciales, ça va très vite... Au SHAPE (Suprême Headquarters Allied Powers Europe : l’un des quatre commandements de l’O.T.A.N., les autres étant ceux de l’Allemagne, de la Manche et de l’Amérique du nord.), il ne leur a pas fallu un quart d’heure pour recevoir de vos Services Spéciaux l’assurance que F-BSAH était bien un appareil leur appartenant, et même qu’il était chargé d’une mission relative à l’Affaire Sigma.
  
  Coplan ne broncha pas, mais Fondane ne put réprimer un battement de paupières ahuri. Tous deux, cependant, devinèrent le topo. Personne, à l’O.T.A.N., ne devait savoir ce que signifiait en réalité ce nom de code.
  
  - Eh bien, voilà qui facilite les présentations, constata Francis détendu. On vous a sans doute aussi prescrit de nous accorder une certaine aide ?
  
  - Une aide totale, rectifia le colonel. Je présume que cela commence par une douche et une tasse de café, non ?
  
  
  
  
  
  La base d’Andravidha comportait une section de Sécurité Militaire affectée au contre-espionnage, et celle-ci, comme dans tous les pays de l’Organisation Atlantique était épaulée par le service national chargé de veiller sur la sécurité de l’État. En l’occurrence, un bureau de la K.Y.P. (Service spécial grec dépendant de la Présidence du Conseil. Il est dirigé par un colonel (Note de l’auteur.)) siégeait à Patras, d’où il couvrait tout le Péloponnèse.
  
  En fin de matinée, Coplan exposa le problème à des membres des deux services, mobilisés à sa demande par le colonel Cartwright.
  
  Outre Fondane et Bougeard, il y avait le capitaine Luke, de l’Intelligence Division de l’Air-Force, le commissaire Dimitratos et l’inspecteur Padakis, en tant que représentants de la K.Y.P.
  
  - L’Affaire Sigma, c’est essentiellement ceci, leur dit Coplan dans la langue qu’ils connaissaient tous, l’anglais. Il s’agit de retrouver et de délivrer un homme qui a été kidnappé en France, il y a maintenant 63 heures. Nous devons le récupérer vivant, parce qu’il est vital de savoir ce qu’il a pu divulguer sous l’effet de la torture ou d’une drogue. Toute la défense du Bloc occidental risque d’en être affectée. C’est pourquoi nous devons intervenir d’urgence, et ne pas frapper avec une brutalité aveugle...
  
  Ses auditeurs approuvèrent en silence. Pour eux tous, dont le métier était le Renseignement, l’identité réelle de l’homme en question était un sujet tabou. La caution des Services Spéciaux français suffisait, la solidarité du Pacte atlantique imposant une coopération sans réserve.
  
  - Voici, en pratique, où nous en sommes, reprit Coplan tout en dépliant sa carte sur la table. Il existe de fortes présomptions que Sigma soit détenu actuellement dans une propriété située à mi-chemin entre Patras et Manesi. Je souligne que ce n’est pas une certitude. Donc, premier point : s’il y est, empêcher qu’on ne le transfère ailleurs. Encerclement discret du domaine et surveillance de l’espace aérien...
  
  Le capitaine Luke - un grand gaillard mince aux épaules carrées, au visage ovale et lisse dont les traits réguliers manquaient de caractère -, se levant à demi, pencha son buste sur la carte.
  
  - Hélicoptère ? suggéra-t-il, laconique.
  
  - Éventuellement relayé par des chasseurs, stipula Francis. Mais pas d’interception en l’air... Filature à distance de tout avion qui décollerait du terrain privé, sans plus.
  
  - Okay, fit Luke. Attendez que je note... Environ 38 degrés 6 minutes de latitude nord, 21 degrés 42 minutes de longitude est. A l’est de la route de Patras... Je vais immédiatement donner des instructions.
  
  Pendant qu’il s’éloignait vers la porte, les policiers grecs s’inclinèrent à leur tour sur l’endroit marqué d’une petite croix.
  
  - Avez-vous vu cette propriété ? s’enquit le commissaire Dimitratos, ses gros sourcils noirs se rejoignant sur une ride verticale au milieu de son front.
  
  - D’en haut seulement... L’édifice principal semble être une grande villa de style hellénique, à toit plat. Il y a deux autres bâtiments qui forment un triangle avec l’habitation principale. Le tout est entouré de pins et la piste est constituée par une sorte de couloir déboisé.
  
  Les deux Grecs se regardèrent, incrédules, puis le commissaire, les traits burinés, dit à Francis.
  
  - Cela paraît assez invraisemblable… Nous connaissons le propriétaire de ce domaine. C’est un homme parfaitement honorable, riche, qui possède une entreprise de réparation et de démolition de navires. Il s’appelle Feriadès.
  
  Coplan n’eut pas l’air impressionné.
  
  - On a pu utiliser sa résidence à son insu, avança-t-il. Moi, je me base sur un témoignage indiscutable, celui du pilote qui a amené Sigma sur ce terrain. Il y a donc lieu d’établir un mandat de perquisition, rédigé à la suite d’une plainte pour séquestration arbitraire.
  
  Le jeu de physionomie de Dimitratos prouva qu’il n’était pas très enthousiaste.
  
  - C’est une grave accusation, opina-t-il. En outre, Feriadès est puissant. Il bénéficie d’appuis politiques. Si jamais nous...
  
  - Si vous préférez que je monte l’opération comme un hold-up plutôt qu’en respectant les règles, moi je veux bien, coupa Francis. Mais tant pis pour vous, après.
  
  Le capitaine Luke revint dans la pièce en se frottant les mains.
  
  - C’est parti, annonça-t-il. Plus d’évasion possible par le ciel : les radaristes sont déjà sur le qui-vive.
  
  - Bien, ponctua Coplan. Songeons maintenant au bouclage terrestre et aux modalités d’envahissement des lieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Le dispositif d’encerclement de la villa Feriadès était déjà en place depuis plus de deux heures lorsque Coplan, Fondane, Léa Lieblich et le capitaine Luke arrivèrent en voiture à l’auberge qui avait été réquisitionnée par la police grecque en vue d’y établir le P.C. de coordination.
  
  Les deux voitures qui parcouraient en sens Inverse, constamment, la route Patras-Manesi, de même que les observateurs répartis autour du domaine et l’hélicoptère en balade au-dessus de la région étaient en liaison radio avec le centre opérationnel.
  
  En dépit des objurgations pressantes de Fondane, Francis était opposé à une offensive immédiate. Le premier objectif, avait-il souligné, était de recueillir des renseignements, car si le Vieux avait été incarcéré ailleurs entre-temps, une action hâtive risquait de n’être qu’un coup d’épée dans l’eau ayant pour effet accessoire d’aviser les ravisseurs qu’ils étaient talonnés de près par des forces adverses. Ceci pouvait être extrêmement dangereux.
  
  Le bien-fondé de cette tactique ne tarda pas à se révéler : le commissaire Dimitratos, qui venait de converser avec l’une des deux voitures de patrouille, informa Coplan et Luke qu’une Mercedes occupée par trois personnes avait quitté la villa quelques secondes auparavant. Elle se dirigeait vers Patras.
  
  - Qu’on l’arraisonne et qu’on l’amène ici, dit Coplan. Si les passagers tentent de fuir et se défendent avec des armes à feu, ne pas les cribler de balles, ni eux ni leur auto : viser les pneus de la voiture.
  
  Dimitratos donna des instructions dans ce sens. Il fit aussi édifier un barrage par des agents de la K.Y.P. qui étaient embusqués dans un boqueteau proche de la route, à une quinzaine de kilomètres de là, sur le chemin de la ville.
  
  C’était la fin de l’après-midi. Le soleil répandait encore une lumière chaude et dorée, gênante quand on la recevait de face. Elle altéra la sûreté de manœuvre du conducteur de la Mercedes lorsqu’une voiture, la doublant de près en klaxonnant avec fureur, l’obligea successivement à se serrer sur la droite, à freiner, puis à mordre sur le bas-côté en zigzaguant pour ne pas verser dans le fossé.
  
  La queue de poisson effectuée par l’auto des policiers en civil contraignit la Mercedes à stopper. Trois d’entre eux, pistolet au poing, bondirent sur l’asphalte et se ruèrent vers la grosse berline grise, la cernèrent.
  
  Les deux hommes et la femme assis à l’intérieur fixèrent les assaillants avec un mélange de colère et d’effroi.
  
  - Sortez de là, les mains en l’air, intima l’un des inspecteurs, le masque dur.
  
  Subjugués, les interpellés obéirent.
  
  En plein milieu de la route, on les fouilla sommairement. L’un des hommes était porteur d’un pistolet. On lui passa les bracelets avant de l’enfourner, avec ses compagnons, dans la voiture de police.
  
  Un inspecteur prit alors le volant de la Mercedes et les deux véhicules partirent vers l’auberge.
  
  Lorsque les prisonniers eurent été amenés dans la salle où attendaient les organisateurs de l’opération, Coplan demanda à Léa Lieblich si elle reconnaissait quelqu’un du trio. Elle fit un signe d’assentiment et désigna l’individu qu’on avait délesté de son automatique.
  
  - Il faisait partie du groupe qui est monté à bord de mon appareil dans l’Yonne, affirma-t-elle.
  
  L’intéressé avait le type méditerranéen. Il s’était ressaisi, affichait un air crâneur. Logiquement, il devait être l’un des individus qui étaient sortis de l’immeuble de l’avenue Kleber dans la 404 semblable à celle des Fillioux.
  
  Le commissaire Dimitratos, d’un battement de paupières, laissa l’initiative à Coplan. Celui-ci apostropha le quidam en français :
  
  - Vous êtes un ami de Feriadès ?
  
  - Oui, admit l’autre sur le mode ironique. Est-ce un délit ?
  
  Aucune charge précise ne pouvait être invoquée contre lui, sinon celle de port d’arme sans permis. Il le savait parfaitement et c’est pourquoi il plastronnait. Mais la fille et l’autre type capturés en même temps que lui paraissaient beaucoup moins rassurés.
  
  - L’homme qui a été enlevé en France est-il toujours dans la propriété de Feriadès ? questionna Coplan.
  
  - Je ne sais pas de qui vous parlez, dit le bellâtre, indifférent.
  
  - Vous allez vous en souvenir, certifia Francis avec une belle confiance.
  
  Il agrippa le truand par les cheveux, le repoussa jusqu’au mur et lui cogna par deux fois la tête contre les pierres.
  
  Fondane les rejoignit. Il gratifia d’un crochet à l’estomac le gandin rivé au mur par Coplan, puis il écrasa ses orteils d’un coup de talon. Les yeux agrandis et la bouche ouverte, le bandit exhala un râle de douleur.
  
  - Ce n’est plus le moment de faire le mariole, l’avertit Francis. La loi, on s’en fout, tu comprends ? Ou tu causes tout de suite, ou c’est la torture et on te crève, ici-même. Et tes copains avec, s’il le faut...
  
  A titre d’échantillon, il lui expédia son genou dans le bas-ventre, assez fort pour lui arracher un autre gémissement.
  
  Dimitratos et le capitaine Luke assistaient à la scène en spectateurs très détachés. Léa, par contre, sentait sa gorge se nouer.
  
  - Alors ? reprit Coplan. Tu vois qui je veux dire ? Il est encore là ou non ?
  
  Ce fut la voix, déprimée, de l’autre individu qui s’éleva :
  
  - Oui, il y est... Ça ne sert plus à rien de la boucler, Tsatos. C’est cuit.
  
  Coplan se tourna vers lui.
  
  - Vous semblez moins borné que votre collègue, vous... Donnez-nous des tuyaux valables, on vous en tiendra compte. Qui êtes-vous, d’abord ?
  
  - Shelton, Georges... Ex-pilote chez Rotordyne.
  
  Coplan et Fondane tiquèrent, presque incrédules.
  
  - C’est vous qui avez emmené la victime de l’avenue Kleber à ce terrain près d’Avallon ? s’informa Francis, fustigé par cet heureux coup du sort.
  
  - C’est moi, convint sombreraient le nommé Shelton.
  
  Il n’était vêtu que d’un pantalon de toile et d’un polo rouge.
  
  De taille moyenne, large de carrure, il avait un visage viril et bronzé de sportif, des cheveux châtains taillés en brosse, les yeux clairs. Comme il avait un accent nasillard, Coplan lui demanda :
  
  - Vous êtes Américain ?
  
  Shelton acquiesça.
  
  - Ma femme est française, dit-il en montrant sa compagne. Il ne faut pas lui chercher des embêtements, elle n’est au courant de rien. Comme j’ai sur moi ma carte de résident et ma licence de pilote d’hélicoptère, pas question d’essayer de vous endormir.
  
  Francis posa un regard sceptique sur Léa Lieblich.
  
  - Shelton n’était pas venu en Grèce avec vous ?
  
  - Non... Je ne l’ai jamais vu.
  
  - Je suis arrivé le lendemain par la ligne régulière d’Air-France, intervint Shelton. Avec ma femme et nos bagages... A la Rotordyne, vous m’auriez piqué, inévitablement. Feriadès m’avait offert un contrat.
  
  Dimitratos se tritura le menton. L’honorable propriétaire de chantier naval semblait avoir de singulières relations.
  
  Le capitaine Luke, soucieux, profita du silence pour adresser la parole à Shelton :
  
  - Avez-vous fait votre service à l’Air-Force ?
  
  Le pilote fit signe que oui.
  
  - Démobilisé régulièrement, précisa-t-il. Après, j’ai travaillé en Afrique, en Europe...
  
  - Vous êtes embarqué dans une sale histoire, dit Luke. Je vais éplucher votre dossier. Ne vous hasardez pas à nous fournir des indications fausses...
  
  Shelton haussa les épaules.
  
  - Pourquoi le ferais-je ? opposa-t-il, amer. Je me suis assez enfoncé comme ça.
  
  Tsatos, le Grec que Fondane gardait à vue, réalisa que les aveux de l’Américain flanquaient tout par terre. A quoi bon, dès lors, persister dans un mutisme qui lui vaudrait uniquement d’être encore maltraité. Il ramena l’attention générale sur lui quand il prononça :
  
  - Si vous voulez récupérer le vieux bonhomme sain et sauf, vous avez intérêt à nous promettre quelque chose en échange...
  
  Bien que Francis et Fondane fussent tentés de poser une foule de questions qui leur brûlaient les lèvres, ils songeaient surtout à éviter des révélations trop claires des deux inculpés en présence de Dimitratos et du capitaine Luke.
  
  - Je vous promets simplement que vous serez abattu par mes soins si on a touché à un cheveu de ce savant, déclara Coplan, sans la moindre emphase mais avec une sinistre décision. Où est-il enfermé ?
  
  Tsatos effleura Léa Lieblich d’un regard haineux. C’était par sa faute qu’on les avait pris au piège, fatalement. Vingt-quatre heures de plus et toutes les pistes auraient été brouillées...
  
  - Il est dans une pièce du premier étage, sur la façade sud, maugréa le Grec en reportant les yeux sur Coplan. Trois hommes se relayent pour monter la garde. Ils logent dans la villa. Un médecin veille sur le prisonnier, dans sa chambre.
  
  - Feriadès, il est là aussi ?
  
  - Non. Parti en voyage depuis hier.
  
  - Où ?
  
  Tsatos et Shelton eurent la même mimique d’ignorance.
  
  - Quand doit-il rentrer ?
  
  - Demain, dans la matinée.
  
  - Pourquoi vous rendiez-vous à Patras ?
  
  - On allait se débiner, avoua Shelton, les épaules basses. Nous devions nous embarquer sur un bateau. Les bagages étaient déjà à bord.
  
  Sa femme se mit soudain à pleurer. Il lui pressa le bras d’un air plutôt gauche, la mine penaude.
  
  Coplan revint à la charge :
  
  - Pas de guetteurs ? Pas de chien ?
  
  - Non, mais deux ménages habitent dans les dépendances. Ces gens-là se couchent tôt. Ils croient que le vieux monsieur est un invité de leur maître et qu’il est là pour se reposer.
  
  Le capitaine et Francis dévisagèrent Dimitratos, qui se gratta la joue. Apparemment, le sauvetage de Sigma ne se heurterait pas à une forte résistance. Néanmoins, une descente opérée de façon classique présentait des aléas : quelles consignes avait reçu le « médecin », en cas de perquisition ?
  
  - Comment s’appelle ce toubib ? s’enquit Francis auprès de Tsatos.
  
  - Mazelin... Pour nous, c’est Bob.
  
  - Un Français ?
  
  - Oui. Un ancien d’Algérie.
  
  Fondane dédia un coup d’œil à Coplan. Un Français dans ce complot, c’était à prévoir.. L’affaire n’était-elle pas strictement politique en fin de compte ?
  
  - Mon camarade et moi, nous tenons à assumer nos responsabilités, dit Francis à Dimitratos. Nous avons reçu l’ordre de prendre en main la sécurité de Sigma à partir du moment où serait découvert son lieu de détention. Y voyez-vous un inconvénient ?
  
  Le commissaire médita. Devait-il en référer à Athènes ou couvrir, de sa propre autorité, la participation d’agents étrangers. Comment se justifierait-il si l’un d’eux se faisait descendre au cours de l’opération ?
  
  Finalement, il se décida :
  
  - Je vous accompagnerai, avec l’inspecteur Padakis. D’autres de mes subordonnés viendront en seconde ligne.
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, Léa Lieblich regagna la base d’Andravidha sous la conduite du capitaine Luke. Leur voiture était suivie par celle des agents de la K.Y.P. dans laquelle Tsatos, Shelton et son épouse avaient été réunis. A la demande de Coplan, et avec l’approbation de Dimitratos, les trois suspects devaient être mis au secret dans les locaux souterrains de l’O.T.A.N., jusqu’à plus ample informé.
  
  Pendant ce temps, un schéma avait été tracé, adopté, et des instructions avaient été distribuées en conséquence aux autres membres du S.R. grec appelés à jouer un rôle dans le siège de la propriété Feriadès.
  
  Chargé d’une manœuvre de diversion, l’hélicoptère de surveillance se posa sur le terrain privé, en bout de piste, à courte distance de la villa. Le pilote en descendit et resta planté devant son appareil, les poings sur les hanches, dans une attitude de grande perplexité.
  
  Le bruit causé par son atterrissage ne manqua pas de susciter la curiosité - et la méfiance - des habitants du domaine. L’aviateur américain fut bientôt interpellé par un grand gaillard blond qui, mécontent, et voyant les insignes de l’Air-Force sur l’habitacle de l’appareil, lui jeta en anglais :
  
  - Qu’est-ce qui se passe ? Vous n’avez pas le droit de vous poser ici...
  
  - Je m’en doute, répondit philosophiquement le pilote. Seulement, j’ai un pépin. Ça vous dérange, que j’examine ici ce qui ne va pas ?
  
  Renfrogné, indécis, l’homme continua de se rapprocher. Derrière lui venait une jeune femme en pantalon collant, très maquillée, et dont les seins pointaient de façon provocante sous un corsage de soie jaune canari.
  
  - Vous en aurez pour longtemps ? s’enquit le blond sur un ton acerbe. Ne vous figurez pas que vous pourrez réparer votre moulin ici. Nous payons assez cher pour être tranquilles, et qu’on nous foute la paix.
  
  Dans la demi-clarté du crépuscule agonisant, l’Américain écarta les bras en signe d’impuissance.
  
  - Sorry, s’excusa-t-il. Je vais simplement faire un essai au sol. C’est le rotor anti-couple arrière qui ne tourne pas rond.
  
  Il remonta dans la cabine, remit le moteur à turbine en marche. Les pales entrèrent en rotation lente et la petite hélice verticale parallèle au bout de la queue amorça une timide giration. Le vacarme emplit les oreilles des deux assistants, que des domestiques vinrent bientôt rejoindre.
  
  Captivés par le fonctionnement de la machine, ils ne s’aperçurent pas que la Mercedes de Tsatos rappliquait à fond de train par le chemin d’accès à la route nationale. Elle stoppa devant le perron de la villa, feux allumés, alors qu’un homme apparaissait précisément sur le seuil.
  
  Les quatre portières de la berline s’ouvrirent en même temps, Coplan et Dimitratos foncèrent les premiers vers l’inconnu. Celui-ci eut un haut-le-corps apeuré, fit un pas pour battre en retraite mais fut simultanément réduit au silence et à l’immobilité par le coup de crosse que lui assena Coplan sans le moindre préavis.
  
  Padakis s’agenouilla devant le corps écroulé tandis que Fondane se ruait à l’intérieur de l’édifice sur les pas de Francis et du commissaire. Une seconde voiture, bourrée d’inspecteurs, vira entre les dépendances.
  
  Une partie de ses occupants cavalèrent vers le terrain pour tenir en respect les gens qu’avait attirés l’hélicoptère, tandis que les autres contournaient la villa pour en bloquer les issues.
  
  Coplan, talonné par Dimitratos, escalada au galop les marches d’un magnifique escalier à la lourde rampe de bois patiné.
  
  Une porte s’ouvrit à l’étage. Un individu en bras de chemise, tenant au poing un pistolet de lourd calibre, surgit sur le palier. Sa face se contracta sauvagement quand il vit monter des étrangers. Il braqua son Colt et tira sur l’assaillant le plus proche mais fut frappé lui-même par le projectile que Fondane lui expédia du hall. Les deux détonations se confondirent, précédant d’un dixième de seconde celle produite par l’automatique du commissaire.
  
  Francis s’était plaqué sur les marches dès l’apparition du gardien. Ce dernier s’abattit comme une masse sur le parquet, la tête et le corps transpercés. Coplan se releva et s’élança derechef vers le palier, les dents serrées et le cœur battant.
  
  Si Tsatos avait dit vrai, il n’y avait plus qu’à éliminer le soi-disant médecin qui partageait la chambre du Vieux.
  
  Avisant la porte qui, selon le Grec, était celle de la pièce où logeaient le prisonnier et le nommé Mazelin, Francis saisit le loquet et balança un furieux coup d’épaule dans le panneau. Il ébranla l'huis sans réussir à l’ouvrir.
  
  Dimitratos, soufflant comme un buffle, joignit son élan à celui de Coplan. La violence du choc n’eut pas raison de la serrure. Une troisième tentative fut brisée par l’éclatement d’un coup de feu, à l’intérieur de la chambre.
  
  Fondane et Coplan blêmirent. Une crainte effroyable les mordit au creux de l’estomac. Le commissaire les regarda tous les deux, quêtant leur autorisation de faire sauter la serrure à coups de revolver, mais redoutant aussi que ce soit trop tard.
  
  - Essayons encore, dit Francis d’une voix enrouée en prenant du champ.
  
  Ils chargèrent et défoncèrent cette fois le battant, qui alla cogner avec fracas le mur contigu. Emportés, Coplan et le policier déboulèrent dans la pièce, le doigt sur la détente. Ils faillirent trébucher sur un corps recroquevillé par terre, parcoururent des yeux l’espace qui les entourait.
  
  - Bonjour, Coplan, prononça le Vieux d’un ton morne.
  
  Il était assis dans un rocking-chair à haut dossier, près d’une fenêtre garnie de barreaux.
  
  Stupéfaits, les trois hommes qui venaient de faire irruption restèrent sans voix. Ils avaient tellement cru que le Vieux avait été exécuté par son gardien qu’ils doutaient de leurs sens.
  
  Pourtant, c’était bien le cadavre du présumé Mazelin qui gisait sur le tapis, la tempe trouée. Quant à Sigma, il se balançait doucement dans son fauteuil, les mains croisées, la figure inexpressive.
  
  Pas dans son état normal, visiblement.
  
  Le bruit du moteur de l’hélicoptère s’éteignit, et un lourd silence plana dans la chambre.
  
  Coplan et Fondane marchèrent vers le Vieux. Celui-ci les contempla par-dessus ses lunettes, ni surpris, ni satisfait.
  
  - Vous allez bien ? demanda bêtement Fondane, désemparé.
  
  - Ma foi, oui, concéda le Vieux. Vous avez vu Mazelin ? Il s’est fait sauter la cervelle... Maintenant, il est mort pour de bon.
  
  De la tête, il désignait l’individu couché en chien de fusil.
  
  - Je l’avais prévenu, reprit le Vieux. Il n’avait aucune chance, ni d’un côté ni de l’autre. Je me demande où nous sommes, ici, en définitive ? Le paysage qu’on aperçoit par les fenêtres n’est pas typique encore que ce soit celui d’une région proche de la Méditerranée. Je ne suis pas ici dep...
  
  Coplan interrompit ce bavardage débité d’une voix monocorde et fit cesser le balancement du fauteuil en le retenant d’une main ferme.
  
  - Un instant, pria-t-il. Nous aurons bientôt une conversation plus approfondie... D’abord, il faut partir. Êtes-vous capable de vous lever ?
  
  - Bien sûr. Qu’est-ce qui vous fait croire que je ne puis me tenir debout ? Ces piqûres qu’ils m’ont administrées ne paralysent pas les membres...
  
  Docile, il s’extirpa de son siège, considéra son auditoire avec une fierté puérile.
  
  Le commissaire Dimitratos, partiellement rassuré mais constatant aussi que les facultés du pseudo-savant étaient obnubilées par une drogue, dit à Coplan :
  
  - Emmenez-le vite à Andravidha, pour qu’il soit soumis à un examen médical. Le reste, je m’en occupe.
  
  - D’accord, accepta Francis. Mais amenez aussi les survivants à la base, en vue d’une confrontation générale.
  
  Il glissa, plus bas :
  
  - On ne peut pas compter sur son témoignage, évidemment. Pourvu que sa raison ne sombre pas...
  
  Dimitratos se gonfla les joues, dubitatif, tandis que Fondane aidait le Vieux à gagner la porte.
  
  Avant de sortir, Coplan se pencha sur le mort. Carrure puissante, moins de quarante ans, le crâne dégarni : le type qui était sorti de l’immeuble de l’avenue Kleber au nez et à la barbe des inspecteurs du service de protection ; celui-là même qui avait diffusé le soporifique dans l'ascenseur et hissé le Vieux sur le toit. L’acteur principal de l’enlèvement, en somme ; mais il ne parlerait plus.
  
  Allégé quand même, Coplan rattrapa Fondane sur le palier, où Padakis était en train d’examiner l’autre cadavre. Les traits encore grimaçants de ce dernier ne rappelèrent rien aux deux agents français.
  
  Soutenant de part et d’autre leur chef, ils descendirent les marches, un peu sonnés par leur succès mais leur joie gâchée parce qu’ils avaient l’impression de n’avoir délivré qu’un fantôme.
  
  - C’est une belle demeure, déclarait le Vieux en promenant des yeux papillotants sur le hall. Je ne l’avais pas vue en arrivant. Dites-moi, Fondane : m’aviez-vous accompagné jusqu’ici ?
  
  L’interpellé balbutia :
  
  - Heu !... Non. Je n’ai pas suivi le même chemin, monsieur.
  
  
  
  
  
  CHAPTIRE X
  
  
  
  
  
  - Un dérivé de la mescaline, confia le médecin américain à Coplan après avoir ausculté le patient. Ne vous tracassez pas, l’état général est satisfaisant. Un peu d’emphysème, du rhumatisme, le cœur fatigué, mais rien de dramatique. Le produit qu’on lui a injecté abolit les inhibitions mentales et prive le sujet de sa volonté, d’où cette incontinence de paroles... Il dit tout ce qui lui passe par la tête, et cela durera jusqu’à ce que son organisme ait éliminé le toxique. Nous allons d’ailleurs l’y aider.
  
  Coplan, pensif, plongea les mains dans les poches de son pantalon.
  
  - Avant que vous lui donniez un traitement, je voudrais profiter des effets de cette drogue pour l’interroger seul à seul, dit-il à mi-voix en dirigeant son regard vers le vieil homme allongé, le torse nu, sur la table d’examen.
  
  - Libre à vous, consentit le praticien. Il est, à ce point de vue, dans la meilleure condition qu’on puisse rêver.
  
  Son ton léger prouvait qu’il ne soupçonnait pas le moins du monde le côté catastrophique de la situation. Il se débarrassa de son stéthoscope, ajouta :
  
  - Prévenez-moi quand vous aurez fini. Je serai chez le capitaine Luke.
  
  Il quitta le local. Francis dit au Vieux, jovialement :
  
  - Eh bien, pour une fois, nous allons renverser les rôles. C’est moi qui vais vous confesser. Mais rhabillez-vous d’abord...
  
  Son patron obéit de très bonne grâce et, tout en enfilant un maillot de corps, il demanda :
  
  - Qu’ai-je à vous confesser, Coplan ? De quoi me suis-je rendu coupable ?
  
  - C’est tout le problème, murmura Francis. On vous a enlevé, transporté clandestinement en Grèce, enfermé dans une villa. Quels renseignements vous a-t-on extorqués ?
  
  Les sourcils grisonnants du Vieux se rapprochèrent. Il rajusta ses lunettes pour mieux scruter le visage de son interlocuteur.
  
  - Des renseignements ? marmonna-t-il, hébété.
  
  Il secoua la tête, reprit :
  
  - Personne ne m’a questionné. Pourquoi aurais-je livré des informations ?
  
  Coplan soupira. Si son chef avait oublié l’interrogatoire auquel on l’avait soumis, les menaces qui pouvaient planer sur les réseaux du S.D.E.C., sur les intérêts français ou sur la stratégie de l’O.T.A.N. n’étaient pas prêtes de se dissiper.
  
  - Enfin, vous souvenez-vous de tout ce qui s’est passé depuis que vous avez repris connaissance ? insista Francis. Racontez-moi... Vous avez été anesthésié dans l’ascenseur de votre immeuble. Où vous trouviez-vous quand vous vous êtes réveillé ?
  
  - Dans un avion... Un petit avion. Il était piloté par une femme et il y avait trois autres passagers, dont Mazelin.
  
  - Ensuite ?
  
  - J’avais soif. On m’a donné un verre d’eau. Je me suis rendormi. Quand j’ai rouvert les yeux, j’étais dans cette chambre. J’avais perdu toute notion du temps et ma montre s’était arrêtée. Mazelin était auprès de moi. Il m’a fait apporter un repas... Des œufs, du...
  
  Il semblait pourtant se rappeler tous les détails !
  
  - Vous parlez de ce Mazelin comme si vous le connaissiez antérieurement, remarqua Francis en passant. Est-ce exact ?
  
  - Mais oui ! C’est un ancien du Service, figurez-vous ! On le croyait mort en Algérie... Il avait tout bonnement déserté, pour des motifs politiques m’a-t-il avoué. Il s’est lancé dans l’aventure mais ses activités n’avaient plus rien de commun avec le Renseignement. Il ne m’en a pas dit plus.
  
  Une partie du mystère s’éclairait. Il n’y avait pas eu de fuite, ou de trahison d’un agent encore attaché au Service : le réalisateur de l’enlèvement possédait, de par sa propre expérience, toutes les données souhaitables.
  
  - Et vous n’avez vu personne d’autre que lui ? enchaîna Coplan, affichant son scepticisme.
  
  - Non, à part les gens qui venaient faire la chambre ou qui apportaient à boire et à manger. Ceux-là ne parlaient pas le français, du reste.
  
  Cette apathie persistante et l'indifférence avec laquelle le Vieux traitait sa propre capture finissaient par être irritantes. Coplan avait beau savoir qu’elles étaient dues à une altération de la personnalité par un facteur chimique, il ne put totalement refréner son impatience.
  
  - Vous devez quand même avoir une idée des mobiles qu’ont eus les auteurs du kidnapping ? avança-t-il sur un ton plus sec.
  
  Le Vieux, qui boutonnait consciencieusement sa chemise, eut un sourire désarmant.
  
  - On peut imaginer mille hypothèses, mais aucun fait positif ne me permet d’entrevoir quelle est la bonne, émit-il. Je vous le répète : on ne m’a rien proposé, rien demandé. Dans un sens, vous êtes peut-être arrivé trop vite, FX-18.
  
  Écœuré, Coplan renonça à poursuivre l’interrogatoire. Il tâcha cependant de faire bonne figure et dit avec affabilité :
  
  - Maintenant, vous allez prendre les médicaments qu’on vous a prescrits, et vous reposer sous la garde de Fondane, encore que nous soyons dans des installations de l’O.T.A.N. Faites un effort pour garder le silence, ne révélez pas qui vous êtes : c’est capital. Ici, pour tout le monde, votre nom est Sigma.
  
  
  
  
  
  Par télégramme chiffré, envoyé au début de la nuit, Coplan informa Pontvallain que Sigma avait été récupéré sain et sauf, mais qu’il ne jouissait pas, momentanément, de toutes ses facultés. Il signala en outre que le pilote d’hélicoptère de la Rotordyne était arrêté et que l’inconnu de l’avenue Kleber, actuellement identifié, avait perdu la vie au cours de l’opération de nettoyage.
  
  Accessoirement, Coplan demanda où en était la filature de Weiszdorn, l’employé de l'United Chemicals. L’homme se baladait-il toujours à Francfort ?
  
  Après l’expédition de ce message, Francis alla retrouver le commissaire Dimitratos qui, dans un des locaux de la base, cuisinait l’un après l’autre tous les individus appréhendés dans la villa Feriadès.
  
  L’officier de police fit sortir celui qui était sur la sellette, afin de pouvoir s’entretenir librement avec l’agent français.
  
  - Ça se décante petit à petit, mais le fond de l’affaire demeure obscur, résuma Dimitratos, luisant de sueur. Aucun des protagonistes ne paraît savoir quel était le but de cet enlèvement. Leurs assertions concordent toutefois sur un point : c’est réellement Feriadès qui a ordonné d’amener Sigma en Grèce.
  
  Coplan s’assit d’une fesse sur le bord de la table et alluma une Gitane. Il exhala de la fumée, accepta d’un signe de tête le verre de vin que le commissaire offrait de lui verser.
  
  - D’abord, quelles sont les identités de ces truands ? s’enquit Francis. D’où viennent-ils ? A quel titre Feriadès les avait-il embauchés ?
  
  Dimitratos se renversa dans son fauteuil. Il leva son pouce gauche et posa dessus l’index de sa main droite, pour entamer une énumération :
  
  - Le type que vous avez assommé à l'entrée de la villa : Slim Benneth, anglais. Un aventurier ayant roulé sa bosse aux quatre coins du monde. Profession avouée : planteur.
  
  Dépliant son index gauche, il poursuivit :
  
  - Deux. L’homme qui a tiré sur vous, à l’étage : Yani Callopoulos, un Grec. D’après Tsatos, ils étaient ensemble à Paris pour préparer l’enlèvement. Callopoulos était un technicien-radio qualifié. Il procédait au démontage des postes existant à bord des navires acquis par Feriadès pour la démolition.
  
  Ce gars-là, songea Coplan, devait avoir été le monteur de la fameuse poubelle à télé-commande. Tsatos serait à entendre là-dessus.
  
  - Trois. Kurt Schilber, le grand blond qui s’est porté au-devant de l’hélicoptère U.S., continuait le commissaire. C’est ce qu’en France vous appelez un « affreux », un de ces mercenaires prêts à se faire tuer pour n’importe quelle cause pourvu que ça rapporte. Feriadès l’avait engagé comme garde du corps, il y a quinze jours. Reste l’individu qui s’est suicidé...
  
  - Je suis édifié à son sujet, intercala Francis. C’est le personnage le plus énigmatique de la bande et celui-là devait être au courant des dessous de l’histoire. Le reste ?
  
  Dimitratos, la bouche plissée par une moue de dédain, avança le menton.
  
  - Des comparses. Deux femmes de mœurs légères, les amies de Kurt et de Callopoulos, puis la domesticité...
  
  - La perquisition n’a-t-elle pas fourni d’éléments sur les manigances occultes de Feriadès ?
  
  - Pas jusqu’ici... Mes inspecteurs fouillent les moindres recoins de l’édifice dans l’espoir de découvrir des documents révélateurs. Mais ceux-ci sont peut-être à son bureau de Patras. Or je ne veux pas opérer une descente dans ces locaux avant qu’il réapparaisse : quelqu’un pourrait le prévenir.
  
  Coplan approuva, tout en se demandant si l’armateur n’aurait pas vent, d’une autre manière, du raid exécuté par la police dans sa propriété.
  
  - En somme, conclut Dimitratos en s’essuyant le front, vous n’avez pas lieu de vous plaindre. Sigma est libéré, c’est ce qui comptait le plus, n’est-ce pas ?
  
  - Hmm... oui, admit Francis.
  
  Il but une gorgée de vin, les yeux dans le vague ; puis, se tournant vers son interlocuteur, il souligna :
  
  - Néanmoins, nous aboutissons à un point mort. Rien, sinon les circonstances dans lesquelles le kidnapping a été commis, n’est élucidé. Vous plairait-il de refaire comparaître Tsatos ?
  
  - Volontiers.
  
  Deux minutes plus tard, le détenu pénétra dans la cantine, escorté par des M.P. à la stature imposante. Il était beaucoup moins fringant qu’au moment de son arrestation, sept heures auparavant.
  
  Francis l’entreprit :
  
  - Est-ce que le nom de Weiszdorn signifie quelque chose pour vous ?
  
  Tsatos leva les yeux.
  
  - Non, assura-t-il. Je n’ai jamais été en rapport avec un type portant ce nom-là.
  
  - Et votre patron, Feriadès, n’est-il pas en relations d’affaires avec une firme de produits chimiques appelée « United Chemicals » ?
  
  Des rides se creusèrent dans le front du Grec. Après réflexion, il murmura :
  
  - Je ne sais pas s’il trafique avec cette maison, mais...
  
  - Mais quoi ?
  
  - Il me semble que j’ai vu cette marque sur un emballage.
  
  Il eut un geste qui fit cliqueter ses menottes et compléta soudain :
  
  - Oui, c’est ça ! Sur un colis qu’avait déballé Mazelin. Il y avait là-dedans des boîtes d’ampoules et une sorte de petit extincteur de voiture.
  
  Pardi ! Tout le matériel nécessaire pour l’anesthésie et pour la mise en condition du Vieux...
  
  - C’est bien, dit Coplan. Vous me direz une autre fois qui vous a procuré cette Peugeot 404 à Paris.
  
  Il se pencha vers Dimitratos.
  
  - Fini pour lui. Maintenant, je voudrais questionner Shelton.
  
  L’ex-employé de la Rotordyne, extrait de sa cellule, vint remplacer son complice. Son moral avait encore baissé. Il était le seul de la bande à ne pas être antipathique. Son regard était franc.
  
  - Par quel canal êtes-vous entré en contact avec Feriadès ? s’informa Coplan sur un ton désapprobateur mais plutôt bonhomme. Vous aviez un bon job, à la Rotordyne... Comment vous êtes-vous laissé entraîner dans cette combine passablement louche ? Car, au départ, vous avez dû falsifier des papiers ? Solliciter, soi-disant au nom de votre firme, une autorisation de survol de l’agglomération parisienne... Vous deviez vous rendre compte que vous participiez à des menées illégales, non ?
  
  Shelton esquissa une grimace d’embarras. Il se racla la gorge, regarda tour à tour Coplan et le commissaire.
  
  - Écoutez, dit-il. Franchement, ça m’embête, mais je ne peux pas vous répondre. Vraiment, je ne peux pas...
  
  Francis se croisa les bras.
  
  - Voyons, vous n’allez pas couvrir des fripouilles ? s’étonna-t-il. On est venu vous chercher dans votre petit coin, alors que vous étiez bien tranquille. Pourquoi avez-vous marché ? Pour le fric ?
  
  Shelton rougit, resta silencieux.
  
  Se détachant de la table, Coplan s’approcha du prisonnier, le fixa dans le blanc des yeux.
  
  - Voulez-vous que je vous dise qui c’est ? railla-t-il. Il y a un type qui a synchronisé l’atterrissage de votre hélicoptère et celui du Skyknight. Il a trompé la fille qui pilotait l’avion comme il vous a entortillé, vous, et il se nomme Weiszdorn. Oserez-vous prétendre que c’est faux ?
  
  Shelton n’avait pu réprimer un haussement de paupières. Il soutint le regard de Coplan et parvint à garder un visage indéchiffrable.
  
  - Votre attitude est stupide, dit Francis en lui tournant le dos pour revenir près de Dimitratos. D’ores et déjà, Weiszdorn est sous surveillance. Il sera coffré dès que j’en donnerai le signal. Ce n’est qu’un vulgaire assassin. Il avait payé des Arabes pour qu’ils abattent la fille ; il vous aurait supprimé aussi à la première occasion parce que vous pouviez le compromettre.
  
  - Ah non ! s’exclama Shelton, empourpré. Là, vous mentez ! Ce n’est pas un bandit... Je le connais depuis quinze ans !
  
  Coplan fit volte-face.
  
  - Alors, dites-moi quel genre d’homme c’est, prononça-t-il d’un air doucereux et satisfait.
  
  Furieux d’être tombé dans le panneau, Shelton secoua les épaules.
  
  - Si vous êtes en mesure de l’arrêter, faites-le, maugréa-t-il. Il vous l’expliquera lui-même. Moi, je réponds de mes actes, pas de ceux des autres.
  
  - A votre guise, renvoya Coplan, désinvolte.
  
  Il fit signe aux M.P.’s qu’ils pouvaient emmener le prisonnier, lampa ensuite le fond de son verre de vin.
  
  Le commissaire eut du mal à s’extraire de son fauteuil. La fatigue creusait ses traits.
  
  - Je vais regagner Patras, annonça-t-il. Nous reprendrons tout cela plus tard, quand nous aurons mis la main sur Feriadès. A demain, cher collègue. A présent, vous avez le droit de dormir sur vos deux oreilles...
  
  - Le droit, oui, mais pas le loisir, lança Francis en lui dédiant un signe amical. Bonne nuit, commissaire, et merci pour votre coopération !
  
  De la cantine de la Base, Coplan se rendit chez le capitaine Luke. Au terme d’un bref entretien, il s’informa de l’endroit où était logée Léa Lieblich. L’officier sourit vaguement.
  
  - J’ai réquisitionné pour elle la chambre d’un lieutenant des Transmissions qui est de quart cette nuit, déclara-t-il. Et j’ai fait garder sa porte, car la présence de cette fille met nos soldats en ébullition. Elle a du pep, hein ?
  
  - Mieux que ça, dit Francis. C’est pourquoi je vais l’emmener ailleurs. Pouvez-vous me prêter une voiture ?
  
  - C’est facile... Mais il faut que je vous accompagne jusqu’à ce local. Il est dans une section interdite aux civils et, de plus, le M.P. de service ne vous laisserait pas entrer.
  
  Il revêtit sa vareuse d’uniforme et se coiffa de son képi, passa ensuite devant son visiteur pour lui montrer le chemin.
  
  Ils déambulèrent le long d’un couloir taillé dans la roche, puis ils empruntèrent un ascenseur qui les amena trois étages plus bas. Au cours de la descente, Francis aperçut fugitivement une immense salle fortement éclairée par des projecteurs et où des bombardiers B-58 étaient alignés.
  
  Quand la cabine s’immobilisa, Luke entraîna Coplan vers le quartier réservé au personnel des communications. Une sentinelle postée à un carrefour, mitraillette sur le ventre, salua le capitaine.
  
  Peu après, Francis aperçut un soldat casqué de la Police Militaire de l’Air-Force, assis sur un tabouret, le dos au mur. Voyant approcher quelqu’un, il se leva.
  
  - La miss va déménager, sergent, dit Luke. Votre garde est terminée.
  
  Calé en position, le M.P. répondit par les mots rituels tandis que Coplan frappait à la porte. Quelques secondes s’écoulèrent avant que celle-ci ne s’entrebâille. Faute de peignoir, Léa s’était enveloppée dans son manteau. Elle eut un sourire ambigu, interrogateur.
  
  - Ne dormiez-vous pas ? s’enquit Francis en pénétrant dans le local.
  
  - J’essayais, dit-elle. Ça fait une drôle d’impression, d’être enfermée dans une forteresse contenant un stock de bombes atomiques.
  
  Coplan referma derrière lui, reléguant Luke dans le couloir.
  
  - Je vais vous installer autre part, annonça-t-il. Vous ne devez pas rester plus longtemps dans cette base.
  
  La jeune femme le considéra d’un air étonné.
  
  - Maintenant ? Mais quelle heure est-il ?
  
  - Pas loin de minuit.
  
  - Ne ferions-nous pas mieux d’attendre jusqu’à demain matin ?
  
  Il fit un signe négatif et déclara :
  
  - Je préfère que ce soit tout de suite. L’objectif principal de ma mission est atteint : le vieux monsieur est en sécurité, ici-même. L’enquête, qui est loin d’être terminée, traverse une phase d’accalmie. Mais, demain, je n’aurai probablement plus l’occasion de m’occuper de vous.
  
  Debout devant lui, Léa Lieblich dit avec une pointe de sarcasme :
  
  - Ne pouvez-vous laisser ce soin à quelqu’un d’autre ?
  
  - Il vaut mieux pour vous que je prenne l’initiative, riposta-t-il en s’efforçant de ne pas attarder son regard sur les lèvres pulpeuses de l’Allemande. Vous courez le risque d’être maintenue en détention, soit en Grèce, soit en France. En retournant à Francfort, vous exposeriez de nouveau votre vie. Moi, j’estime que tous ces ennuis doivent vous être évités. Vous allez séjourner pendant quelque temps dans un cadre paradisiaque où vous serez à l’abri ; je serai le seul à savoir où vous êtes.
  
  Elle examina un instant cette proposition, puis elle conclut :
  
  - Eh bien... si vous êtes de cet avis, je suppose que c’est la meilleure solution. Mais je vous rappelle que je n’ai pas de bagages, ni linge ni objets de toilette...
  
  - Ne vous inquiétez pas. Vous pourrez acheter un bikini sur place et vous n’aurez besoin de rien d’autre. C’est la tenue de rigueur.
  
  Léa Lieblich lui décocha un coup d’oeil sibyllin.
  
  - En attendant, patientez dans le couloir pendant que je me rhabille, murmura-t-elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Dans la longue limousine Ford que Coplan pilotait à vive allure sur la route côtière nimbée d’un admirable clair de lune, Léa rompit un silence qui durait depuis un quart d’heure.
  
  - Au fond, j’ai donc collaboré avec des gens qui appartenaient à un service de renseignements ? constata-t-elle avec un étonnement rétrospectif. Opéraient-ils pour un pays de l’est ?
  
  - Croyez-moi ou non, je n’en sais rien, répondit Francis, les yeux obstinément fixés sur les méandres de la route. C’est cela que nous allons rechercher à présent. Mais parlez-moi plutôt de vous... Êtes-vous fiancée ?
  
  Elle fit une petite moue qui traduisait du désenchantement.
  
  - J’aimerais bien l’être, avoua-t-elle. Le malheur, à 28 ans, c’est que les hommes plus jeunes ne m’intéressent pas, et que les plus âgés sont déjà mariés.
  
  - Pas tous, quand même !...
  
  - Non, évidemment, mais j’ai l’impression que ceux qui sont encore célibataires à cet âge-là ont un côté déplaisant, du moins pour une femme.
  
  - Merci, dit Coplan, souriant. Vous m’ouvrez des perspectives... Je ne me hasarderai plus à faire une demande en mariage.
  
  Léa, égayée, se mit de travers sur la banquette pour le regarder.
  
  - Peut-être y a-t-il des exceptions, mais alors il faut croire que j’ai joué de malchance, reprit-elle. Ceux qui m’ont fait la cour avaient un but bien précis, toujours le même, et dès qu’ils avaient eu satisfaction, ils se montraient sous leur vrai jour : égoïstes, cyniques, contents d’eux-mêmes, souvent bêtes et craignant comme la peste les responsabilités. Plus j’avance, plus je les sens venir sur leurs gros sabots... et moins j’ai envie de leur céder. Sauf parfois, par hygiène, et en les flanquant à la porte aussitôt après.
  
  - Hé bé... Il doit rigoler, le gars qui vous conte fleurette !
  
  - Je m’amuse assez à lui faire passer un mauvais quart d’heure, reconnut Léa. On acquiert de l’esprit critique, après quelques idylles décevantes, et ça soulage de blesser l’amour-propre de ces coureurs de jupon patentés qui s’imaginent que nous devons béatement tomber dans leurs bras après leur baratin standard.
  
  Coplan commençait à trouver le temps moins long. Il avait encore une cinquantaine de kilomètres à couvrir.
  
  - Défoulez-vous à votre aise, invita-t-il. Quels autres griefs avez-vous encore contre les hommes ?
  
  Elle s’assombrit, demanda :
  
  - Vous vous fichez de moi ?
  
  - Pas du tout... Mais si vous vivez seule, vous ne devez pas avoir tellement l’occasion de bavarder à cœur ouvert. Entre nous, ça ne porte pas à conséquence. Alors, ne vous gênez pas... J’en prends de la graine.
  
  Dans la pénombre, le visage de la jeune femme refléta une sorte d’indulgence complice.
  
  - Mais... justement, vous, je n’éprouve pas le besoin de vous servir toutes les choses désagréables que j’ai dans la tête, avoua-t-elle. Je ne suis même pas sur la défensive comme d’habitude, quand je suis seule avec un homme. C’est reposant.
  
  - Dans ce cas, reposez-vous. Mais soyez gentille : allumez-moi une cigarette. Je me méfie de ces virages d’où surgissent des camions lancés à fond de train.
  
  Elle prit le paquet de Gitanes qu’il lui tendait sans détourner le regard, en préleva deux cigarettes qu’elle mit entre ses lèvres pour les allumer ensemble avec son propre briquet. Puis elle en glissa une au coin de la bouche de Francis et s’informa :
  
  - Où me conduisez-vous, finalement ?
  
  - A Aighion, dit Coplan, environné de fumée. Il y a là un village de vacances du Club Méditerranée. C’est très bien, vous verrez. Je me charge de vous faire admettre, même dans ces conditions un peu spéciales. Il se trouve que le chef de village est un de mes amis.
  
  
  
  
  
  Des cases d’apparence africaine, au toit conique en chaume, séparées les unes des autres par des broussailles et dominées par des palmiers, s’étageaient à flanc de coteau sous la clarté lunaire.
  
  A la gauche du portail d’entrée, à l’extrémité d’une esplanade, se détachait un grand bâtiment blanc avec une immense terrasse bordée sur tout son pourtour par des massifs de fleurs. Au loin, à la limite de la déclivité, scintillait la mer et, sur l’autre rive du golfe de Corinthe, les contre-forts du mont Parnasse estompés de brume dessinaient une ligne sombre sur le ciel étoilé.
  
  - Que c’est beau... souffla Léa, émerveillée.
  
  Mais, interrompant sa rêverie, le veilleur de nuit arriva en traînant les pieds dans le gravier. Il était accompagné par un homme corpulent, vêtu d’un short et d’une chemise courte dont les pans écartés laissaient voir une bedaine dionysiaque.
  
  - Toi, Francis ? prononça le chef du village, éberlué. Tu viens en vacances ?
  
  Il avait une figure de bon vivant, le teint enluminé, des cheveux souples et clairs de nordique. Son regard glissa sur Léa, revint sur Coplan, qui lui dit :
  
  - Non, Jean-Paul, ce n’est pas moi. C’est mademoiselle. Tu dois bien avoir une case libre ?...
  
  Ils se secouèrent cordialement les mains.
  
  - Bien sûr, dit Jean-Paul. Il n’y a plus grand monde : on ferme dans une dizaine de jours. Où sont les bagages ?
  
  - Elle n’en a pas. Viens, que je te présente...
  
  L’Allemande et Jean-Paul échangèrent un shake-hand, après quoi le trio descendit vers un chemin qui sinuait entre des arbres.
  
  - A toi, je peux bien l’avouer, reprit Francis. Léa a eu des ennuis. Elle a besoin de repos. Et j’aimerais qu’elle ne soit pas officiellement inscrite...
  
  - Hm, fit Jean-Paul, rembruni. Avec toi, j’aurais dû me douter qu’il y aurait un truc pas régulier.
  
  - C’est pour la France, insinua Coplan.
  
  - Ouais ! grogna son ami. Tu essaies de me ramener aux beaux jours de la Résistance, hein ? Mais nous sommes en 65, mon vieux ! Je ne suis plus dans le coup, moi... Enfin (énorme soupir) je vais toujours la caser, ta copine. Mais gare à toi si j’ai des emmerdements.
  
  - Je te ferai avoir le Mérite Agricole, promit Francis en lui tapant sur l’épaule.
  
  Comme ils approchaient des premières paillotes, ils se turent. Au terme d’une longue promenade sur un terrain caillouteux et après avoir serpenté à travers un bois, ils parvinrent devant une case portant l’écriteau « PACA ». Elle était isolée, face à la mer.
  
  Jean-Paul dégagea le verrou intérieur en passant la main entre le toit et les claies de bambou qui formaient la paroi, puis il repoussa le léger battant et dit :
  
  - Voilà, Léa. Ici, vous êtes chez vous... Quand, au matin, vous entendrez les haut-parleurs susurrer la « Caresse Japonaise », cela voudra dire que le petit déjeuner est servi sur la terrasse.
  
  S’adressant alors à Francis, il marmonna :
  
  - Explique-lui le reste, à ta protégée. Moi, je vais roupiller. Je dois me lever à 5 heures pour un départ.
  
  - Tu es un frère, Jean-Paul, assura Coplan. Fais de beaux rêves.
  
  - Crapule, lui jeta l’obligeant chef de village avec un sourire épanoui.
  
  Quand il se fut éloigné, Francis alluma la lampe-torche dont il s’était muni et promena un faisceau de lumière sur l’ameublement rudimentaire dont la case était pourvue : deux lits, un rayonnage, quelques cintres pendus à un fil transversal.
  
  - Ne vous y fiez pas, c’est plus confortable que ça n’en a l’air, dit-il à la jeune femme, qui semblait légèrement effarée par la rusticité de l’installation. Dans deux jours, vous préférerez cela à un palace.
  
  Elle entra, promena les yeux autour d’elle tandis qu’il lui décrivait toutes les commodités de l’organisation et la manière dont elle fonctionnait. En somme, c’était un retour à la simplicité, à une vie naturelle sans préoccupations, aimable, hors du monde moderne.
  
  - J’aime autant ça que ces souterrains sinistres, répliqua Léa tout en ôtant son manteau. Mais quand et comment partirai-je d’ici ?
  
  - Ne vous inquiétez pas, dit Coplan. Je vous en aviserai en temps utile. Ou bien le commissaire Dimitratos s’en occupera... Maintenant, relaxez-vous. Ici, tout est gratuit. Vous pourrez nager, faire de la voile ou du ski nautique, aller danser le soir. Profitez-en. Moi, je retourne à mon passe-temps favori...
  
  Comme il se penchait pour sortir, Léa le prit par la manche.
  
  - C’est ainsi que vous me quittez ? murmura-t-elle de sa voix froufroutante. Il m’avait semblé, tout à l’heure dans la voiture, que nous étions devenus amis.
  
  Il lui fit face, lentement.
  
  - C’est vrai, admit-il.
  
  La regardant dans les yeux, il posa ses mains puissantes sur les épaules de Léa, lui effleura les joues d’un baiser banal, fut insidieusement conquis par la douceur de sa peau.
  
  Il tenta de s’écarter de la jeune femme mais elle le retint encore et articula, la bouche entrouverte :
  
  - Je vais me sentir seule, sans vous...
  
  Il l’enlaça.
  
  - Vous me manquerez aussi, chuchota-t-il. Cependant, il vaut mieux que je m’en aille...
  
  Elle se haussa sur la pointe des pieds pour envelopper de ses mains tièdes le visage de Francis et posa ses lèvres sur les siennes. Longuement.
  
  Il n’avait aucun désir de se soustraire à cette insistante caresse, qui répondait au fond à son vœu. Ce fut lui qui resserra son étreinte et rendit ce baiser moins chaste. Alors Léa, les paupières closes, s’abandonna contre lui, frémissante. Elle noua ses bras autour du cou de cet homme qui, tout en la désirant, ne souhaitait pas céder à l’attrait qu’elle exerçait sur lui. Malgré ce baiser qui n’en finissait pas, Léa sentait confusément que Francis demeurait maître de lui et qu’il songeait à lui échapper.
  
  - Ne pars pas, supplia-t-elle avant de l’embrasser à nouveau, cette fois avec une fougue irréfléchie, passionnée.
  
  Il y avait des jours que Coplan combattait en lui la séduction qui émanait de cette fille au corps de naïade, fraîche comme un bouquet de jacinthes. Mais comme, délibérément, elle éveillait ses sens, il acheva de l’emprisonner et se mit à lui chatouiller la nuque tout en couvrant de baisers son menton, ses yeux, son front, ses lèvres palpitantes. Elle eut un petit gémissement chaviré, se laissa mener vers un des lits.
  
  Francis attrapa d’une main, pour l’éteindre, la torche posée sur le rayonnage puis, assis sur le bord de la couchette, il entoura de son bras le buste de sa compagne, qui se blottit au creux de son épaule.
  
  - Je ne suis qu’un homme, tu sais, persifla-t-il à voix basse.
  
  - Oui, acquiesça-t-elle, heureuse. Toi tu en es un...
  
  Et tandis qu’au-dehors une faible brise faisait tressaillir les feuillages et se rider la mer, Léa frôla de sa joue satinée celle, rugueuse, de Francis.
  
  - Câline-moi, veux-tu ? quémanda-t-elle. Fais comme si tu m’aimais vraiment.
  
  Il lui pinçota le lobe de l’oreille et dit :
  
  - Je suis mauvais comédien...
  
  Mais la tendresse avec laquelle il la serra contre lui démontra, ou qu’il mentait, ou qu’il éprouvait également la sensation de découvrir l’être qu’il avait obscurément cherché.
  
  L’instinct de Léa la prévint. Elle ne se défendit pas quand Francis, épousant les contours de ses hanches, la repoussa en arrière.
  
  Leurs souffles se mêlèrent et, dans les ténèbres, ils se fondirent bientôt en un seul soupir de merveilleuse félicité.
  
  
  
  
  
  Il était neuf heures du matin, et le soleil brillait gaiement, quand la Ford pilotée par Coplan pénétra sur le terrain de la base. On n’y voyait pas un seul avion.
  
  Francis alla en premier lieu chez le colonel Cartwright, afin de l’aviser que la limousine était à nouveau disponible et aussi pour savoir si un message en provenance de Paris ne lui avait pas été remis à son intention.
  
  - Oui, répondit l’officier. Il est arrivé il y a une demi-heure. Le voici...
  
  Coplan saisit le pli et l’enfouit dans sa poche sans l’ouvrir, sachant qu’il devrait le décoder pour en prendre connaissance.
  
  - Et Sigma ? s’enquit-il. L’avez-vous vu depuis son réveil ?
  
  - Sure, fit Cartwright. Il n’a pas l’air d’être de très bonne humeur. Pourtant, il devrait se réjouir d’avoir été délivré. Ces savants, quels gens bizarres !...
  
  Francis en déduisit que le Vieux se portait mieux que la veille, et que ça promettait du sport.
  
  - Je vais lui rendre visite, annonça-t-il. Où se trouve-t-il en ce moment ?
  
  - Il se promène au grand air, là-bas, du côté de la buvette des pilotes, avec votre ami.
  
  Il montrait, à travers la fenêtre, un baraquement distant de trois cents mètres.
  
  - Okay, dit Francis. Dimitratos n’a pas encore donné signe de vie, ce matin ?
  
  Cartwright ayant fait un signe de dénégation, Coplan ressortit.
  
  Le télégramme de Pontvallain, ça ne brûlait pas. Francis gagna donc la buvette mais, en cours de route, il aperçut les silhouettes de Fondane et du Vieux en promenade dans une lande aux broussailles rabougries, au-delà de l’aérodrome. Il hâta le pas pour les rejoindre.
  
  A son approche, une expression de soulagement détendit les traits de Fondane qui, mine de rien, décerna un clin d’œil significatif, par-dessus l’épaule du Vieux, à Coplan.
  
  Celui-ci, impavide, se présenta devant son chef.
  
  - D’où sortez-vous ? s’enquit le Vieux avec brusquerie, en le couvant d’un regard acéré.
  
  Les médicaments avaient fait de l’effet...
  
  - J’ai conduit la Fraülein Lieblich dans une retraite sûre, avoua carrément Francis. Sa présence ici ne s’imposait plus.
  
  Les mains derrière le dos, campé dans une attitude combative qui rappelait celle de Clemenceau, le Vieux remarqua d’un ton aigre :
  
  - Vous vous surmenez, mon cher. Et vous prenez bien à cœur les intérêts de ce témoin. Passons. Fondane m’a relaté les résultats de l’opération que vous avez montée pour me délivrer. Il en ressort que nous ne sommes guère plus avancés...
  
  - C’est parfaitement vrai, dit Coplan. De nouveaux développements peuvent cependant être attendus dans les prochaines heures, car la K.Y.P. est sur la brèche.
  
  Sombre, le Vieux reprit lentement sa marche, entraînant avec lui ses deux collaborateurs.
  
  - Cette histoire est incompréhensible et même passablement démentielle, souligna-t-il. Bien que mon enlèvement ait été réalisé avec une audace inouïe, il flaire l’amateurisme. A part Mazelin, aucun des acteurs n’est du métier. En outre, on ne m’a pas témoigné la moindre hostilité, bien au contraire... On devait légitimement supposer que mon rapt allait déclencher une riposte foudroyante et, pendant 48 heures, on me détient sans rien me demander. Cela n’est pas le fait d’un S.R. téléguidé par un gouvernement...
  
  Il dévisagea soudain Coplan, le questionna :
  
  - Enfin, Paris n’a pas reçu de message contenant l’offre d’un marché, ou une manœuvre de chantage ?
  
  - Pas que je sache, répondit Francis. Mais j’ai ici un télégramme expédié par Pontvallain. Me permettez-vous de le déchiffrer ?
  
  - Dépêchez-vous de le faire !
  
  Ils s’arrêtèrent en terrain découvert. Coplan, avisant un tas de gros cailloux sur lesquels, à la rigueur, on pouvait s’asseoir, s’installa sur l’un d’eux et décacheta le pli. Ensuite, stylo-bille à la main et calepin dans l’autre, il se mit à la besogne.
  
  Au bout d’un quart d’heure, il put transposer en clair la totalité du message : « Acheminez Sigma Paris par avion militaire O.T.A.N. Instructions transmises par voie hiérarchique au commandant de la base. Weiszdorn quitté Francfort avant arrivée de l'équipe : avion de ligne régulier pour Monrovia. »
  
  Le Vieux contempla ces lignes, les sourcils froncés, puis il déchira le papier en menus morceaux qu’il lâcha dans le vent.
  
  - Je ne le saurai qu’à Paris, évidemment, monologua-t-il.
  
  Il reprit, sur un ton décidé et en faisant demi-tour :
  
  - Rentrons... Il me tarde d’être à pied d’œuvre. Pontvallain doit se débattre dans un sacré tohu-bohu. Les attaques contre le Service pleuvent certainement de tous côtés. Nous allons y mettre bon ordre.
  
  Fondane n’en menait toujours pas large, encore que son chef ne lui eût pas adressé de reproches. Il n’osa pas demander s’il allait retourner à Paris par le même avion que le Vieux.
  
  Mais Coplan mit la question sur le tapis :
  
  - Et nous, maintenant, abandonnons-nous aux Grecs la poursuite de l’enquête ?
  
  Plissant les lèvres, le Vieux secoua la tête et dit :
  
  - La clé de l’affaire n’est pas en Grèce, Coplan. Feriadès n’a été qu’un intermédiaire... peut-être même inconscient. Son départ de la propriété, au lendemain de mon arrivée, prouve qu’il devait contacter quelqu’un dès que ma capture serait un fait acquis. Vous allez rester ici avec Fondane. Avec, ou à l’écart de Dimitratos si vous le jugez bon, vous continuerez à creuser le problème. Jusqu’au bout du monde le cas échéant.
  
  
  
  
  
  Moins d’une heure plus tard, un bombardier quadriréacteur prit son envol à destination de la France.
  
  Coplan et Fondane suivirent des yeux son décollage puis, quand les traînées de fumée se furent diluées dans l’azur, ils se regardèrent avec un mélange de satisfaction et de perplexité.
  
  Contrairement à leur attente, le Vieux n’était pas monté sur ses grands chevaux. Et Dieu sait, pourtant, si cette étrange mésaventure devait l’avoir ulcéré.
  
  - Il a deviné d’où venait le coup, jugea Fondane. Mais il est trop finaud pour nous le dire. Il garde toujours des atouts dans sa manche.
  
  - Je ne suis pas de ton avis, rétorqua Francis. Il est aussi paumé que nous et ça le rend malade. Et si nous ne parvenons pas à tirer l’affaire au clair, c’est alors que ça bardera pour notre matricule, durement. Mets-toi ça dans la tête !
  
  Ils regagnèrent en silence les aménagements souterrains, passèrent chez le capitaine Luke.
  
  - La miss est-elle en de bonnes mains ? s’informa ironiquement ce dernier.
  
  - Ça va, merci, éluda Coplan. Je voudrais parler à Shelton. L’avez-vous cuisiné pour votre propre compte ?
  
  - Non, pas encore. J’attends d’en savoir plus long sur ce gang qui l’avait enrôlé. Qu’avez-vous contre lui, au juste ?
  
  - C’est lui qui a, positivement, enlevé Sigma à bord de son hélicoptère en faisant l’acrobate au-dessus d’un immeuble de Paris. Juridiquement, il n’est responsable que devant nos tribunaux.
  
  Luke comprit l’avertissement;
  
  - Allons à sa cellule, dit-il.
  
  On avait incarcéré le pilote et sa femme dans le même cachot, l’un de ceux réservés aux soldats indisciplinés.
  
  Lorsque la porte blindée pivota, le couple dirigea un regard plein d’appréhension vers Coplan, qui entrait le premier.
  
  - Vous étiez lié avec Weiszdorn, rappela Francis à Shelton. A-t-il des intérêts quelconques à Monrovia ?
  
  Après un temps d’hésitation, l’interpellé répondit : -
  
  - Pas lui... La maison pour laquelle il travaille, l’United Chemicals. Elle a un gros client au Liberia.
  
  - Qui ?
  
  - Une société germano-américaine, aussi, qui a une concession de plantations de bananes : la Lifruco.
  
  Décelant de la gêne chez le détenu, Coplan le fixa plus attentivement.
  
  - Serait-ce par hasard au Liberia que vous pensiez fuir ? interrogea-t-il, l’œil inquisiteur.
  
  Shelton se tut.
  
  - Le nom du navire à bord duquel vous deviez vous embarquer ? exigea Coplan.
  
  L’Américain réalisa que, s’il se taisait, l’enquêteur obtiendrait de toute façon le renseignement par Tsatos, sinon par la capitainerie du port de Patras.
  
  - Le cargo-ship Nimba.
  
  - Battant pavillon libérien, probablement ?
  
  - Oui, laissa tomber Shelton, plus pâle.
  
  - Thanks, jeta Francis.
  
  Il se retourna, indiquant à Luke et à Fondane que l’entretien était terminé. Le M.P. de service referma le battant derrière lui et les trois hommes remontèrent à la surface.
  
  - Feriadès est le maillon central, mais c’est d’ailleurs qu’on tire les ficelles, opina Coplan, faisant sienne la conviction du Vieux. Que Dimitratos se dépêche de l’attraper car les arrestations déjà opérées vont donner l’alarme à l’échelon supérieur, et ça risque d’être la débandade.
  
  Ils en furent réduits à ronger leur frein jusqu’à onze heures et demie, quand le commissaire arriva enfin à la base, porteur de nouvelles peu rassurantes.
  
  Ils se réunirent à la cantine et se firent apporter du café.
  
  - L’avion personnel de Feriadès a été localisé sur le terrain de l’aéroclub d’Athènes, rapporta Dimitratos d’un air emphatique. Mais le bonhomme, on ne sait pas où il est... Et il y a vraiment peu de chance qu’il revienne à sa propriété. Au cours de la nuit, mes hommes y ont découvert un émetteur clandestin, dissimulé dans un trou sous les bâches étalées pour le séchage des raisins...
  
  Coplan exprima l’objection qui lui venait à l’esprit :
  
  - Feriadès n’a pas pu correspondre avec son domaine cette nuit. Tout le monde a été coffré, et Callopoulos, qui devait être l'opérateur, est resté sur le carreau.
  
  - Oui, convint le commissaire, mais si Feriadès avait un rendez-vous sur les ondes à une heure déterminée, il n’a pu obtenir la communication ; cela peut lui avoir mis la puce à l’oreille.
  
  Il y eut un silence déprimé.
  
  - Tout est en train de nous claquer dans la main, grommela Fondane. Cirage et brouillard...
  
  Francis réagit :
  
  - Que non ! Il faut attaquer le problème sous un autre angle, c’est tout ! Intercepter Feriadès, c’est l’affaire de la K.Y.P. Nos investigations doivent porter sur d’autres points...
  
  Il allait en dire davantage mais il se retint, alors que Luke et Dimitratos l’examinaient avec curiosité.
  
  Ce ne fut que vingt minutes plus tard, lorsque la réunion eut pris fin sur un accord assez flottant, que Francis confia seul à seul à André Fondane :
  
  - Je ne vois pas un Grec riche, respecté, se mouiller jusqu’au cou dans une histoire pareille par pur idéalisme... Feriadès devait escompter un profit matériel, un profit colossal ! A nous de découvrir lequel.
  
  - Vous êtes bien bon, mais comment ?
  
  - Essayons de nous en faire une idée en visitant ses chantiers et ses bureaux. Ce gars-là ne vend peut-être pas que des bateaux, après tout.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  A Patras, peu avant minuit, Coplan et Fondane garèrent leur voiture sur le bas-côté de la route littorale, non loin d’une gare de marchandises, à l’est du port.
  
  Dans la ville régnait encore l’animation que conservent la plupart des cités méditerranéennes après un dîner tardif, mais la banlieue industrielle, celle des chantiers de réparation de navires, était pratiquement désertée.
  
  Les deux agents français, qui avaient parcouru les environs avant la tombée du soir, s’étaient rendus compte que l’accès aux installations de Feriadès était des plus faciles. Il n’y avait pas de clôture, le fil de fer symbolique délimitant la superficie occupée par la firme ne pouvant constituer un obstacle à une intrusion.
  
  Outre un vaste hangar et une cabane de bois destinée à un personnel administratif réduit, le chantier comportait des grues, un garage et un atelier où était rangé le gros outillage, mais c’était sur l’eau que se déroulaient ses activités essentielles : des épaves en cours de démolition, un bassin de radoub, une cale sèche de petites dimensions et les deux remorqueurs amarrés à un quai indiquaient clairement la nature du commerce auquel se livrait l’armateur. Le tout, du reste, donnait une impression de fouillis, comme chaque fois qu’une entreprise en expansion doit s’accommoder d’une surface trop restreinte.
  
  Coplan et Fondane, l’allure dégagée mais l’œil vigilant, cherchant à distinguer dans l’obscurité la présence d’éventuels veilleurs de nuit, pénétrèrent dans l’enceinte des aménagements par la section consacrée au découpage des unités reléguées à la ferraille.
  
  Certaines d’entre elles, ne flottant que grâce aux caissons auxquels on les avait arrimées, n’étaient plus que des squelettes de métal. D’autres, privées déjà de leurs superstructures, rongées de rouille, rappelaient encore vaguement ce qu’avait été leur forme antérieure : petit cargo, chalutier de haute mer ou transbordeur.
  
  - Et vous tenez vraiment à vous balader dans ces carcasses ? s’inquiéta Fondane avec une pointe d’incrédulité. On va se casser la gueule cent fois...
  
  - C’est bien ce que je me dis, approuva Francis, les yeux ailleurs. A part le personnel spécialisé, qui aurait l’idée saugrenue de s’aventurer sur ces débris de navires ? Avoue que ce seraient des entrepôts de choix pour une camelote clandestine...
  
  Fondane ne put qu’en convenir. Ces épaves qu’on remorquait vers le chantier, ou vers la haute mer pour en couler la coque trop vermoulue, ne devaient guère intéresser la douane.
  
  Évoluant entre les poutrelles, les tôles et les cordages qui jonchaient le sol, ils parvinrent à un ponton le long duquel étaient amarrés deux raffiots promis à la destruction.
  
  Après un coup d’œil circulaire, Coplan enjamba le bordage et prit pied sur le pont du premier d’entre eux. Fondane le suivit dans une coursive où flottait encore une odeur de fuel. Ils durent allumer leurs torches quand ils pénétrèrent dans les aménagements intérieurs que Francis voulait explorer.
  
  N’ayant rien vu de particulier, ils descendirent à la salle des machines, puis ils firent le tour des cales en prenant garde à ne pas dégringoler sur des pièces métalliques qui traînaient çà et là.
  
  - Néant, constata Fondane, dépité, alors qu’ils émergeaient d’un cagibi encombré de vieux bidons vides.
  
  Ils avaient passé partout, de la timonerie aux puits des chaînes d’ancres.
  
  - Voyons les autres, suggéra Francis.
  
  Lampes éteintes, ils retournèrent sur le ponton. Au loin, les lumières de la ville piquetaient l’obscurité. Coplan, tout en progressant vers le bateau suivant, eut le regard attiré par un des remorqueurs - en état de marche - du chantier.
  
  - Tiens, fit-il. On l’a mis sous pression...
  
  En effet, de la fumée s’échappait de la cheminée et les hublots de la chambre de veille étaient éclairés.
  
  Cela n’avait du reste rien d’extraordinaire, une écoute permanente étant assurée sur les remorqueurs et leur permettant d’intervenir dès réception d’un signal de détresse.
  
  - Oui, on dirait qu’il s’apprête à prendre le large, renchérit Fondane, assez indifférent.
  
  Comme ceci n’était pas de nature à modifier leurs projets, les deux hommes poursuivirent leur chemin et montèrent sur un ex-caboteur démantelé.
  
  A nouveau, ils se livrèrent à une rapide, mais systématique, perquisition. Les cales étaient vides, ici aussi, mais dans la machinerie, à l’endroit où s’étaient trouvés auparavant le Diesel, les génératrices de courant et les moteurs des pompes, se dressait un entassement de caisses de divers formats. Sans marques ni inscriptions.
  
  Lorsque le faisceau de la torche les eut parcourues, Coplan toucha Fondane du coude.
  
  - Et ça ? murmura-t-il. Tu crois que c’est du corned-beef ?
  
  Ils s’en rapprochèrent. Francis en souleva une, d’assez petites dimensions comparativement aux autres mais tellement lourde qu’il dut la redéposer presque aussitôt. Cette seule indication lui fit deviner ce qu’elle contenait.
  
  Il chercha autour de lui un morceau d’acier ou de fonte pouvant servir de pied-de-biche ou suffisamment fort pour défoncer les planches du dessus.
  
  - Des armes, sans doute ? supposa Fondane, excité.
  
  - Je le parierais...
  
  Coplan dénicha dans un coin une barre qui avait dû soutenir antérieurement le garde-fou entourant le Diesel. Il la ramena et, la tenant à deux mains, verticalement, il en frappa un bon coup au centre du couvercle, qui craqua. Francis acheva de le démantibuler. Il n’eut plus ensuite qu’à arracher les fragments de bois retenus par des clous et à déchirer le papier bitumé qui protégeait la marchandise.
  
  C’étaient des bandes de balles de mitrailleuse.
  
  Fondane, accroupi, en extirpa une, l’examina d’un air connaisseur.
  
  - Ces pruneaux-là ne viennent pas d’Agen, marmonna-t-il.
  
  A l’envers de la bande, il découvrit d’ailleurs la marque d’une manufacture de Birmingham, la désigna à son chef.
  
  Coplan hocha la tête et dit :
  
  - Tout ce matériel n’est peut-être pas de la même provenance, mais il est du même acabit, ça va de soi. Ainsi, le père Feriadès s’occupe de trafic d’armes...
  
  Il réfléchit, eut une mimique incertaine et reprit :
  
  - Je n’aperçois pas la corrélation avec l’enlèvement du Vieux... A moins que le Grec ait agi à l’instigation d’un mouvement dont il était le fournisseur ?
  
  - Auquel cas, la destination de ce lot pourrait nous aiguiller vers les tireurs de ficelle, supputa Fondane en redéposant la bande dans la caisse. Il vaudrait mieux ne pas signaler notre découverte au commissaire Dimitratos, provisoirement.
  
  Dans le silence qui suivit, un faible bruit parvint de l'écoutille : les pas de plusieurs hommes chaussés d’espadrilles, sur les traverses du ponton.
  
  Fondane éteignit subitement sa torche et retint son souffle. Coplan, l’oreille tendue, observa la résonance croissante des pas. Aucun doute n’était permis, ces individus se disposaient à venir à bord du caboteur désaffecté.
  
  Apportaient-ils d’autres caisses ou comptaient-ils en enlever du chargement ?
  
  Dans les ténèbres, Francis prit son camarade par le bras afin de l’attirer hors de l’ancienne salle des machines par le couloir donnant sur l’arrière.
  
  Ils refluèrent sur la pointe des pieds, au juger, vers la découpe moins obscure de l’encadrement de la porte étanche. Les arrivants ne parlaient pas. Des chocs sourds attestèrent qu’ils bondissaient l’un après l’autre sur les tôles du pont. Ils étaient quatre, sembla-t-il.
  
  Une tache de clarté mouvante tomba sur les marches de l’escalier de descente. Coplan et Fondane, pressés de se dissimuler à la vue des intrus, se hâtèrent. L’un d’eux buta dans un gros bidon cylindrique placé en travers du passage et produisit un affreux vacarme tout en manquant de s’allonger par terre.
  
  L’air parut s’être figé. Un silence opaque, terrible, s’installa.
  
  Coplan, qui s’était retenu de proférer un juron, demeura immobile comme une statue, ainsi d’ailleurs que Fondane dont il percevait la respiration haletante.
  
  La voix d’un des inconnus éclata soudain. Il éructa une courte phrase en grec, à laquelle répondirent des grognements et des imprécations.
  
  Francis déchanta. Il avait espéré un quart de seconde que ces types imputeraient à un rat le renversement du récipient métallique...
  
  Les choses promettant de se gâter, il poussa Fondane vers l’échelle de fer qui menait sur la plage arrière. Un pinceau lumineux le balaya tandis qu’il escaladait les degrés, et il entendit crier un mot de sommation, mais il n’en grimpa que plus vite les derniers échelons.
  
  Alertés par leur acolyte, deux hommes restés sur le pont se ruèrent vers l’arrière pour couper la retraite des fugitifs. Pendant qu’ils couraient le long du midship, ils virent émerger Fondane, puis Coplan, et ils se précipitèrent pour les empoigner.
  
  Fondane dévia du gauche la patte crochue de son adversaire et cassa son élan d’une droite percutante expédiée au niveau de la ceinture. Le gars, un costaud vêtu d’un tricot sombre, eut un hoquet, recula d’un pas chancelant, repartit à l’attaque en arborant un masque convulsé de fureur tandis que son copain fonçait vers Francis. Il fut soulevé du sol avant même d’avoir vu comment on l’avait pris à la gorge et à la braguette de son pantalon
  
  Coplan pivota d’un quart de tour pour balancer son antagoniste par-dessus la rambarde. L’homme exécuta un plongeon de quatre mètres, bras et jambes écartés, s’engloutit dans la flotte avec autant de grâce qu’un sac de pierres.
  
  Fondane avait encaissé un direct au maxillaire. Sa garde était ouverte. Le type au tricot, mettant cet avantage à profit, chargea son poing gauche de toute l’énergie disponible et l’envoya derechef vers la figure de Fondane. Son coude fut matraqué par un atémi latéral qui, modifiant avec brutalité la direction du coup, fit pivoter son auteur sur lui-même et offrit sa nuque à un autre atémi plus meurtrier qu’il dégusta sur-le-champ.
  
  Mais une silhouette surgissant de l’écoutille empruntée peu avant par les deux Français ne laissa pas à Coplan le loisir d’observer l’écroulement du boxeur.
  
  Une lame dans la main, sa torche dans l’autre, l’assaillant n’eut que trois pas à faire pour être à bonne portée.
  
  - Coplan ! prévint Fondane d’une voix étranglée, sentant qu’il n’avait pas la force de réagir plus efficacement.
  
  Francis se jeta de côté, à plat sur les panneaux inclinés qui forment une sorte de verrière au-dessus de la machine. Le poignard fendit l’air, ratant Coplan d’un pouce.
  
  Le détenteur de l’arme s’accrocha les pieds dans ceux de Francis et trébucha en avant mais renouvela illico sa tentative, espérant clouer sur les fenêtres d’aération son adversaire étalé. Il fut frappé en pleine poitrine par le talon de Coplan, qui l’envoya dinguer sur son complice évanoui.
  
  Fondane, le souffle court, se porta au devant du quatrième matelot. Ce dernier apparaissait en haut de l’échelle de fer, plutôt confiant dans les performances de ses compagnons. Il n’avait pas lâché les mains courantes qu’il bénéficiait déjà d’un shot à la face lui écrasant à la fois le nez et la bouche.
  
  Il retomba lourdement dans les profondeurs du couloir en se cognant durement la caboche contre une cloison. Fondane fit demi-tour.
  
  Coplan avait rejoint entre-temps le type au couteau, renversé sur le dos, privé de sa lame et de sa torche, mais nullement hors de combat.
  
  Francis lui sauta dessus à pieds joints, comme au catch, à la base du sternum. Après quoi, gratifié de ce cadeau de 90 kg, le destinataire put encore tout bonnement ouvrir une bouche énorme dans laquelle l’air ne passait plus.
  
  - On se débine ? haleta Fondane. La voie est libre...
  
  - Minute... L’un de ces zigotos pourrait peut-être nous tuyauter sur le client qui attend les caisses.
  
  Ils promenèrent d’abord leurs regards sur les alentours, se demandant si ce grabuge n’avait pas attiré l’attention d’autres employés de Feriadès, voire celle d’un membre de l’équipage du remorqueur.
  
  Apparemment, il n’en était rien. Sur la terre ferme, du côté des constructions, on ne voyait personne.
  
  Un rapprochement se fit dans l’esprit de Francis. Il contourna le roof, se pencha sur le bastingage pour scruter la surface de l’eau, sur toute l’étendue occupée par la partie navale du chantier.
  
  - Eh bien quoi ? Qu’est-ce que vous attendez ? s’impatienta Fondane.
  
  Coplan revint vers lui.
  
  - Ces Grecs sont arrivés les mains vides, donc vraisemblablement dans l’intention d’évacuer une partie du stock d’armes, souligna-t-il. D’autre part, il y a là-bas ce remorqueur prêt à appareiller. Je doute qu’ils aient envisagé de trimbaler les caisses aussi pesantes à bras d’homme, en effectuant un long détour par le ponton et le quai d’amarrage, jusqu’à ce bateau de sauvetage... Donc, il est à présumer qu’une embarcation ne va pas tarder à se montrer.
  
  Fondane frotta sa joue endolorie.
  
  - Probable, concéda-t-il. Alors, que décidez-vous ? Ces mecs-ci commencent à remuer...
  
  Poursuivant son raisonnement, Francis se dit que ces gaillards devaient appartenir à l’équipage du remorqueur, et que leur capitaine était encore mieux renseigné qu’eux, forcément.
  
  - On ne va pas les cuisiner, déclara-t-il. Renvoyons-les dans les songes...
  
  Il donna l’exemple en abattant son poing sur le crâne du navigateur encore suffoqué puis, traînant son corps jusqu’à l’ouverture menant à la chambre des machines, il le précipita froidement au bas de l’échelle.
  
  Fondane réserva le même traitement au type en tricot bleu et l’expédia à la suite de l’autre dans la coursive en contrebas.
  
  - Et maintenant ? questionna-t-il. On s’érige en comité de réception pour le canot ?
  
  - Nous ne l’attendrons pas ici... Filons vers le remorqueur.
  
  Ils reprirent pied sur le ponton. Les jambes pliées et le buste fléchi, ils regagnèrent la terre ferme tout en épiant par intermittence l’eau noire du bassin.
  
  Parvenus près du hangar, ils s’abritèrent un instant derrière un amas de ferraille. S’ils n’avaient pas déployé la plus grande vigilance, ils n’auraient pas distingué une chaloupe peinte en noir qui, à la rame, se faufilait entre les épaves vers l’extrémité du ponton.
  
  - Ouf ! lâcha Francis, rassuré. Le temps que le type aborde le caboteur, qu’il voie dans quel état sont ses copains et qu’il rapplique au remorqueur, ça nous laisse un battement de vingt minutes. Allons-y.
  
  Ils progressèrent vers le quai en ayant soin de rester invisibles aux yeux de l’homme qui ramait. Quand la coque du petit cargo forma écran entre eux et le matelot, ils cavalèrent à toute allure vers l’unité de remorquage, sautèrent en souplesse sur le plat du bordage et descendirent sur le pont, à l’arrière.
  
  Coplan marcha jusqu’à un hublot éclairé, jeta un coup d’oeil furtif. C’était une cabine à trois couchettes, vide. Plus loin, le second hublot était masqué par un rideau.
  
  Francis agrippa les barreaux de l’échelle du roof afin d’accéder à la timonerie. Lorsque sa tête atteignit le niveau surélevé, il constata qu’il n’y avait personne non plus dans la chambre de veille. Une pensée lui donna le trac : n’était-ce pas le patron lui-même qui voguait dans la chaloupe ?
  
  Achevant de se hisser dans l’habitacle, Francis fit signe à Fondane de rester sur le pont. Un ronronnement continu attestait que certaines machines fonctionnaient, et il y avait tout lieu de supposer qu’un mécanicien était préposé à leur surveillance.
  
  Contournant alors la barre pour aller vers la porte basse par laquelle, normalement, le personnel s’introduit à l’intérieur du bâtiment, Francis se pencha, écouta.
  
  Malgré le bourdonnement, il perçut un vague bruit de conversation. Son moral remonta d’un cran.
  
  Avec le sentiment de jouer un quitte ou double, il descendit silencieusement des marches étroites et raides, aboutit dans la coursive centrale. Là, il dégaina son pistolet sans recul chargé de 6 mini-roquettes de 13 mm, longues d’un pouce et demi (Un peu plus encombrante qu’un revolver à barillet de calibre 45, cette arme légère et très bon marché tire de petites fusées à combustible solide. Elle a été mise au point aux États-Unis dès 1965 (Note de l’auteur)).
  
  Ayant situé le local où on parlait, il ouvrit brusquement la porte et ordonna sèchement :
  
  - Hands up !
  
  Ils étaient quatre, assis sur des bancs autour d’une table. Deux d’entre eux étaient des Noirs. Tous braquèrent sur Coplan un regard égaré. Son masque résolu et l’arme volumineuse qu’il pointait sur leur groupe étaient encore plus convaincants que son injonction.
  
  Mais la stupeur des quatre occupants fut telle qu’ils n’obéirent pas immédiatement. Francis pressa la gâchette, déterminant la mise à feu électrique du premier projectile. Celui-ci fusa. Il perfora la cloison entre un des Européens et un Noir. Les deux hommes eurent un sursaut d’épouvante.
  
  - Up ! réitéra Coplan.
  
  Un à un, ils levèrent les bras. Coincés entre leur siège et la table, il leur était impossible de réagir autrement. Le teint des Africains avait viré au gris.
  
  En dépit de son air menaçant, Francis était désarçonné.
  
  Un des Blancs, celui qui avait une face ronde très bronzée et qui était coiffé d’une casquette crasseuse, devait être le patron du remorqueur. Mais l’autre, un barbu, vêtu d’un costume élégant, âgé d’une cinquantaine d’années, semblait complètement déplacé dans ce cadre. Il avait une incontestable distinction. Ses traits tirés reflétaient une morgue d’aristocrate. Quant aux Noirs, ils avaient la mise sobre et soignée de diplomates d’une jeune nation africaine. Des serviettes de cuir noir et des documents gisaient sur la table.
  
  Coplan réalisa soudain : ces types étaient les acheteurs du lot d’armes qu’on devait amener à bord.
  
  - Who are you ? questionna-t-il en pointant le canon de son pistolet vers le quinquagénaire atterré, sans trop savoir si l’anglais lui était compréhensible.
  
  L’interpellé pinça les lèvres. Ses yeux fulguraient.
  
  - Et vous, qui êtes-vous ? Rétorqua-t-il aigrement dans la même langue, sans le moindre accent.
  
  - La prochaine balle vous fera éclater la figure, prévint Coplan. C’est moi qui pose les questions, et une seule fois. Vous répondez ?
  
  - Mais je suis Feriadès ! C’est facile à voir, non ?
  
  Il paraissait ulcéré de l’ignorance de Francis, comme si le monde entier devait connaître son illustre personne.
  
  - Ravi de vous rencontrer, articula Coplan, sarcastique. Et qui sont ces gentlemen avec lesquels vous débattiez un marché ?
  
  Un silence plana.
  
  L’esprit de Coplan était en effervescence. Feriadès, fiévreusement recherché par la K.Y.P. à Athènes, était ici, à Patras, à bord de ce navire prêt à appareiller ! Quant à ces Noirs, leur présence avait-elle un rapport quelconque avec l’enlèvement du Vieux ?
  
  Les dix minutes qui restaient ne permettraient pas de résoudre toutes les énigmes posées par cette réunion.
  
  - Sortez de là, les mains sur la tête, gronda Francis. Le capitaine d’abord... Et j’abats comme un chien le premier qui esquisse un mouvement de rébellion.
  
  Le patron grec, un petit gros bedonnant, quitta sa place et sortit de biais aussi vite que l’y autorisaient sa corpulence et l’étroitesse de l’espace disponible.
  
  - Méfiez-vous, lui lança Francis. Mes collègues vous attendent à l’extérieur.
  
  Un des Noirs, les lèvres tremblantes, emboîta le pas au capitaine. Sa haute stature le contraignit à se baisser dans l’encadrement de la porte.
  
  - Pas vous, intima Coplan à Feriadès. Votre autre client d’abord... Rassemblez les documents, rangez-les dans une serviette et passez-les-moi toutes les trois.
  
  Le second Africain sortit du carré, le front bas et les yeux fuyants. Il méditait trop visiblement un coup vache. Prenant les devants, Coplan le tira par la manche et le propulsa d’un fantastique coup de pied au derrière qui l’envoya contre le dos de son compatriote.
  
  Blême, Feriadès se mit debout à son tour, ramassa les sacoches. Il les tendit avec répugnance. Francis s’en empara, priant le ciel que Fondane pût garder le contrôle de la situation sur le pont.
  
  Et c’est à ce moment précis qu’il l’entendit appeler d’une voix angoissée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Un rictus sardonique se peignit sur la physionomie contractée de Feriadès. Après avoir espéré que les choses traîneraient en longueur jusqu’au retour de ses matelots, il avait perdu cette illusion quand Coplan avait manifesté l’intention de l’emmener immédiatement. Mais ce cri lancé à l’extérieur prouvait qu’une chance subsistait.
  
  - Grouillez-vous, ordonna Coplan.
  
  Sans le moindre respect pour l’armateur, il lui envoya également son pied dans les fesses. Le noble barbu piqua une tète en avant et alla s’affaler sur les mollets du Noir qui montait l’escalier. Il se releva, vert de rage, mais se dépêcha de grimper plutôt que d’opposer une résistance peut-être prématurée.
  
  Inquiet, appréhendant de recevoir les échos d’une bataille, Francis escalada deux à deux les degrés ; il surgit dans la timonerie alors que le premier des Noirs empruntait l’échelle de descente.
  
  - Que se passe-t-il, André ? clama Coplan.
  
  - La chaloupe rapplique déjà !
  
  Par la fenêtre de droite de l’habitacle, Coplan vit qu’elle n’était plus qu’à une vingtaine de mètres du remorqueur.
  
  Deux hommes souquaient dur ; l’un d’eux, trempé des pieds à la tête, les cheveux plaqués sur le front, était celui qui, lancé par-dessus bord, avait pris un bain forcé.
  
  - Ne te soucie que des prisonniers ! cria Francis. Abats carrément celui qui ose baisser les mains !
  
  Feriadès avait sourcillé en entendant parler français. Il pivota pour descendre à reculons tout en observant Coplan qui faisait coulisser la fenêtre de tribord.
  
  Coup sur coup, deux traits de feu rayèrent l’obscurité.
  
  Les hommes de la chaloupe, indemnes, lâchèrent cependant les rames pour se recroqueviller sur leur banc. Ils étaient pétrifiés, terrifiés par la perspective d’être encore mitraillés. L’eau montant par le fond de l’embarcation enveloppa leurs chevilles et ils surent alors que la chaloupe était en train de couler.
  
  Francis se désintéressa de leur sort. Son seul but avait été de les mettre hors d’état de nuire, ne fût-ce que quelques minutes.
  
  Il récupéra les serviettes, rangea son arme dans sa poche, jeta un coup d’œil sur le pont avant de poser le pied sur les barreaux de l’échelle. Sa poitrine s’allégea. Fondane tenait en respect les quatre personnages qui avaient débouché de la timonerie. Au fur et à mesure qu’ils se présentaient, il les avait obligés à s’aligner contre le bordage très bas, ayant pigé tout de suite lors de l’apparition du capitaine. Mais il n’avait pas cru que Francis lui enverrait tant de monde...
  
  Coplan le rejoignit et lui annonça:
  
  - Le type en costume clair, là... C’est Feriadès. Nous allons les boucler tous dans la baraque administrative.
  
  Puis, aux prisonniers :
  
  - Montez sur le quai, et pas de singeries !
  
  Les Noirs obtempérèrent, puis le patron, et enfin l’armateur.
  
  Le groupe se mit en marche, suivi à distance par les deux agents du S.D.E.C. Il était à mi-chemin lorsque tout à coup, avec une vélocité qui défiait une réaction appropriée, le capitaine fit un écart et sauta dans la mer.
  
  Fondane bondit vers le bord du quai pour expédier un projectile au fuyard mais Coplan, qui ne perdait pas de vue les trois autres captifs, lui jeta :
  
  - Laisse... Il n’échappera pas à la police, cet imbécile !
  
  Feriadès et les Noirs, tentés de s’échapper de la même façon, tournèrent vivement la tête et purent voir qu’un pistolet était braqué sur eux sans défaillance. Néanmoins, affolé sans doute à l’idée d’être arrêté, le plus grand des Africains bouscula l’armateur dans l’intention de se flanquer à l’eau.
  
  Un dard explosif lui laboura les reins. L’homme roula sur les planches. Les yeux exorbités et les poings crispés, il dépassa le rebord, bascula, dégringola les pieds en l’air, creva la surface de l’eau.
  
  - James ! s’exclama son compatriote, la voix brisée.
  
  - Attention ! aboya Coplan. Continuez de marcher droit !
  
  Feriadès, les jambes molles, se résigna à l’inévitable. Fondane rattrapa Francis. Il ne comprenait pas trop pourquoi ce dernier avait tiré, alors qu’il venait de lui interdire de le faire. Puis il comprit que son ami avait dû s’y résoudre pour casser les velléités d’évasion des deux derniers prisonniers.
  
  Quelques secondes plus tard, ils débouchèrent sur la terre ferme et mirent le cap sur le baraquement. La porte n’était pas fermée à clé. Coplan entra, actionna un interrupteur, invita d’un signe de tête l’armateur et son compagnon à pénétrer dans le local.
  
  - Monte la garde, recommanda-t-il à Fondane. Les matelots du remorqueur hésiteront peut-être à nous attaquer encore, mais il vaut mieux tout prévoir.
  
  Sans cesser de tenir en joue ses deux adversaires, il déposa les sacoches sur le sol, puis il s’approcha d’un appareil téléphonique qu’il décrocha. De l’index, il forma le numéro de la permanence de la K.Y.P.
  
  - Le commissaire Dimitratos, demanda-t-il, les yeux fixés sur Feriadès.
  
  On lui répondit qu’il n’était pas là.
  
  - Alors, prévenez-le à son domicile, de toute urgence, et envoyez sur-le-champ une escouade au chantier naval de Feriadès.
  
  - C’est Francis Coplan, à l’appareil. Il y a eu du grabuge... Le propriétaire se livrait à un trafic d’armes. Il est ici.
  
  Le correspondant ayant assuré que le nécessaire allait être fait, Coplan raccrocha.
  
  - J’ai besoin de quelques précisions avant l’arrivée de la police, dit-il au Grec en s’asseyant sur un des bureaux. Quel était votre objectif en faisant kidnapper le chef d’un des Services de Renseignements français ?
  
  Feriadès s’essuya le front du revers de sa manche. La partie était perdue pour lui, définitivement ; s’il n’avait eu qu’à répondre d’une contrebande d’armes, devant les tribunaux de son pays, il aurait pu s’en tirer, mais avec des agents spéciaux étrangers acharnés à sa perte, il n’avait plus aucune chance.
  
  - Ce n’est pas moi qui ait monté cette opération, c’est eux, affirma-t-il en désignant le Noir d’un geste méprisant.
  
  L’intéressé changea de figure. Ses grosses lèvres se retroussèrent comme s’il allait mordre puis, bégayant d’indignation, il éructa :
  
  - C’est un damné mensonge ! Nous n’avions pas ordonné une chose pareille ! Il y avait d’autres moyens pour...
  
  Si Feriadès parlait l’anglais le plus pur, son contradicteur s’exprimait à la manière des Noirs américains, nasillarde, plaintive.
  
  - Vous n’aviez pas le temps ! rétorqua le Grec. J’ai eu tort de marcher dans vos combines !
  
  Fou furieux, le Noir le saisit à la gorge, à deux mains, dans le but manifeste de l’étrangler. Feriadès se défendit en agrippant ses poignets et en s’efforçant de se dégager par une torsion du buste.
  
  Coplan frappa le Noir d’un direct du gauche, juste sous la tempe. Chancelant sous ce coup de bélier, l’homme lâcha prise et alla heurter une armoire.
  
  - Du calme, exigea Francis. Réglez vos comptes autrement qu’en vous battant comme des gamins. Parlez, Feriadès.
  
  L’armateur rajusta les revers de son veston. Il inséra son index entre son cou et son col de chemise afin d’en élargir l’échancrure, et cela tout en dardant sur le Noir un regard flamboyant.
  
  - Il leur fallait des informations, prononça-t-il d’une voix enrouée. M. Lorfèvre devait vous être restitué intact, dès aujourd’hui, et il aurait appris en même temps certains dessous des complots que trament les gens de couleur.
  
  - Complots dans lesquels vous aviez de gros intérêts ? semble-t-il, ricana Coplan. Quels rôles jouent l'United Chemicals et la Lifruco ?
  
  Le Noir, encore sonné, dit en se massant la joue :
  
  - Aucun rôle... Du reste, vous ne saurez rien. Et ce bandit n’en sait pas assez pour vous dévoiler des secrets importants.
  
  - Vous voyez ! triompha Feriadès. Il le reconnaît lui-même... Je n’étais qu’un intermédiaire. Ils m’ont pressenti au lendemain de la sécession de la Rhodésie du sud...
  
  Libéria... Rhodésie... Un Noir américain… Qu’est-ce que le Vieux venait faire là-dedans ? Ou la France ?
  
  Coplan se rabattit sur des faits précis :
  
  - Lequel d’entre vous était en liaison avec Weiszdorn ?
  
  Il y eut un silence. Les deux interpellés échangèrent un coup d’œil hostile, encore que teinté d’une ancienne connivence. Ni l’un ni l’autre ne parut enclin à fournir une réponse.
  
  Francis cherchait un moyen de ranimer leur colère quand la porte s’ouvrit en coup de vent. Fondane signala :
  
  - Le remorqueur se débine...
  
  Coplan ne bougea pas d’une ligne.
  
  - Je m’en contrefous, répliqua-t-il sereinement. Le sauve-qui-peut du menu fretin n’est une mauvaise affaire que pour ces messieurs.
  
  Fronçant soudain les sourcils, il demanda à Feriadès :
  
  - A propos, où alliez-vous livrer les caisses ?
  
  Le Grec garda la bouche cousue. Fondane, sûr à présent qu’une attaque n’était plus à redouter, se plaça dans l'encadrement de la porte, curieux de voir où en était l'interrogatoire.
  
  - Voulez-vous que je stimule leurs cordes vocales ? s’informa-t-il auprès de Francis.
  
  - Ce n’est pas la peine. Les agents de Dimitratos vont arriver d’une minute à l’autre... Mais parcours en vitesse les documents contenus dans ces serviettes. S’il y en a qui concernent notre propre enquête, étouffe-les.
  
  Et tandis que Fondane se mettait à l’œuvre, Coplan relança son dialogue avec les détenus.
  
  - Ce stock d’armes ?... Je suppose que le cargo libérien Nimba l’attend hors des eaux territoriales grecques ? Et c’est à son bord que vous comptiez fuir, évidemment. Comment vous a-t-on prévenu, à Athènes, que votre propriété avait été occupée par la police ?
  
  Découragé, Feriadès haussa les épaules. Il se laissa tomber sur une chaise et déclara :
  
  - J’ai su, par un coup de téléphone émanant de ce bureau-ci, que Tsatos et Shelton ne s’étaient pas présentés à l'embarquement lors de l’appareillage de ce navire, hier après-midi. Étant donné la présence de Lorfèvre sous mon toit, j’avais adopté des mesures de sécurité exceptionnelles, et notamment une liaison-radio avec ma villa toutes les quatre heures aussi longtemps que j’en serais éloigné. A six heures du soir, j’ai demandé si Tsatos et le pilote avaient renoncé à partir. Callopoulos m’a répondu que non, qu’ils avaient pris la route en temps utile. A dix heures, je n’ai plus obtenu le contact. Alors j’en ai déduit que le filet s’était refermé sur mon domaine.
  
  - Et pour donner le change, vous avez abandonné votre avion là-bas, compléta Francis. Mais quel était le motif de votre déplacement à Athènes ?
  
  - J’étais allé accueillir Goodman et Rainey à l’aéroport. Ils devaient m’apporter le questionnaire établi par les chefs de leur mouvement en vue de l’interrogatoire de votre directeur. Naturellement, ils ne tenaient pas à se montrer à la villa...
  
  Fondane feuilletait des papiers en les lisant en diagonale. Tous les textes étaient en anglais, langue qu’il pratiquait aussi couramment que le français.
  
  Au premier abord, c’était de la correspondance commerciale sans grand intérêt. Certaines lettres, à l’en-tête de la Lifruco, traitaient de marchés de bananes. D’autres, portant la marque d’une entreprise minière, évoquaient la livraison de quantités de minerai de fer.
  
  Rainey (le Noir survivant) observait Fondane avec anxiété. Il regrettait amèrement d’avoir accompagné Feriadès à Patras pour sauver de la débâcle un stock d’armes payé à l’avance. Non seulement cette expédition avait coûté la vie à son collègue Goodman mais lui-même était pris la main dans le sac. Un coup terrible pour l’organisation !
  
  - Et Mazelin ? poursuivait Coplan sur un ton neutre. Où l’aviez-vous embauché ?
  
  - Au Katanga, dit le Grec. Il procurait des fusils aux rebelles. C’était du petit commerce... Moi, j’avais besoin d’un représentant permanent à Francfort, qui est une place de premier ordre pour l’achat et la revente de lots importants. Il connaissait le milieu, y ayant vécu pendant deux ans pour espionner les tractations qui s’y déroulaient à l’époque de la guerre d’Algérie.
  
  Francis se fit la réflexion qu’un agent affecté si longtemps à cette tâche devait, tôt ou tard, comme bien des officiers de l'active, refuser la défaite et préférer l’aventure.
  
  - Amar-le-Caïd, c’est aussi un homme à vous ? s’informa Francis.
  
  Surpris, Feriadès acquiesça.
  
  - Mazelin l’avait remplacé à Francfort, mais j’utilisais encore parfois ses services, expliqua-t-il. C’est un débrouillard... L’avez-vous arrêté ?
  
  - Était-il en rapport avec Weiszdorn ?
  
  - Non, absolument pas.
  
  - Alors, il n’y a que vous qui ayez pu donner l’ordre de supprimer Léa Lieblich, la femme qui pilotait le Skyknight, souligna Coplan sans se départir de son calme. Vous payerez pour cela aussi, et...
  
  Un remue-ménage de crissements de pneus et de portières claquées lui coupa la parole. Fondane, absorbé, releva la tête, puis il s’empressa de plier et de glisser dans sa poche intérieure les deux feuillets qu’il était en train de consulter, et qui étaient rédigés en français.
  
  Feriadès et Rainey avaient un regard traqué. Les inspecteurs grecs, guidés par la lumière, arrivèrent au pas de charge. Coplan rengaina son arme et leur dit :
  
  - Voilà l’homme que vous cherchiez, avec un de ses commanditaires. Le stock d’armes et de munitions se trouve à bord du caboteur désaffecté amarré au ponton. Peut-être verrez-vous aussi flotter un cadavre à proximité du quai...
  
  Les agents de la K.Y.P. (ils étaient six...) se répartirent la besogne ; l’un d’eux, qui avait distribué les consignes, laissa transparaître du mécontentement.
  
  - Vous n’aviez pas le droit d’agir sans nous, crut-il bon de souligner. Ceci nous concernait exclusivement. Pourquoi ne nous avez-vous pas prévenus ?
  
  - Le commissaire Dimitratos était opposé à une perquisition du chantier, du moins dans l’immédiat. Ne vous plaignez pas : si nous n’étions pas venus rôder ici, Feriadès vous filait sous le nez. Un de ses remorqueurs était sur le point de l'emmener à un rendez-vous en haute mer.
  
  L’inspecteur du contre-espionnage n’insista pas, mais il ne se radoucit pas pour autant.
  
  - Dimitratos sera là dans quelques minutes... grommela-t-il. Vous vous expliquerez avec lui.
  
  Ses collègues passaient les menottes aux prisonniers. Fondane redéposa discrètement les serviettes par terre.
  
  
  
  
  
  Le corps de Goodman fuit repêché vers deux heures du matin. Il avait encore sur lui un passeport délivré par le gouvernement des États-Unis. Dans le couloir menant à la salle des machines du caboteur, les policiers avaient découvert auparavant un homme inconscient qui souffrait d’une fracture du crâne, et ils l’avaient transporté à l’hôpital le plus proche.
  
  Et pendant que se déroulaient au chantier les opérations traditionnelles succédant à la mise en évidence d’un trafic de contrebande, à Andravidha Feriadès était confronté avec ses subalternes.
  
  Devant Dimitratos, le capitaine Luke et Coplan, il fut obligé de reconnaître qu’il avait donné personnellement l’ordre, à quatre de ses séides, d’enlever une personnalité en France, mais il réaffirma qu’il avait obéi, contraint et forcé, aux injonctions d’une organisation clandestine dont le siège était à Monrovia, et à laquelle il fournissait du matériel de guerre depuis deux ans déjà.
  
  Il soutint mordicus qu’il ne s’agissait que d’un internement très provisoire, l’homme enlevé à Paris devant être remis en liberté au bout de trois ou quatre jours.
  
  A côté de cela, Feriadès nia avoir été mis au courant des objectifs poursuivis par ses cliente. Il se doutait évidemment que les armes livrées allaient à des bandes de rebelles ou de révolutionnaires pratiquant la guérilla en divers endroits de l’Afrique, mais il ignorait contre qui ces manœuvres étaient dirigées.
  
  Interrogé ensuite hors de la présence de Feriadès, le Noir appelé Rainey, possesseur d’un passeport libérien, fut relativement loquace sur certains points et garda obstinément le silence sur d’autres.
  
  Il maintint que l’initiative du kidnapping revenait à Feriadès et que le mouvement auquel il appartenait n’avait aucune responsabilité dans cette entreprise.
  
  Rainey confirma que Goodman était un sujet américain, qu’à eux deux ils négociaient des achats d’armes sous le couvert d’activités commerciales parfaitement honnêtes. Il avoua même que les stocks achetés à des trafiquants n’étaient pas destinés au Libéria, mais il se cantonna dans un mutisme absolu quand le capitaine Luke lui demanda où et à qui ces engins de guerre étaient réexpédiés.
  
  Ni les menaces, ni les sévices, ni la fatigue ne réussirent à vaincre l’obstination du Noir.
  
  Tout en suivant, sans intervenir, les péripéties de cet interrogatoire, Coplan réfléchissait.
  
  Il se passait une chose singulière. Par une sorte d’accord tacite, les deux inculpés s’étaient abstenus d’évoquer les fonctions de l’homme qui avait été détenu arbitrairement. Par ailleurs, ayant vu que Fondane avait soustrait des papiers aux investigations de la police grecque, ils savaient tous deux que les réponses à certaines questions qu’on leur posait étaient inscrites sur ces documents.
  
  Ils se taisaient donc uniquement pour le capitaine Luke et ils spéculaient sur le fait que Coplan se tairait aussi !
  
  Or, depuis le départ de Patras, Francis n’avait pas été seul une minute et il n’avait pu lire les textes que Fondane lui avait refilés subrepticement. Il se cantonna donc dans l’expectative, curieux de voir jusqu’où irait ce double jeu.
  
  Luke, bien sûr, essayait d’arracher à Rainey des renseignements plus précis sur Goodman et sur Shelton, afin d’apprendre si les comploteurs de Monrovia avaient des ramifications aux États-Unis, voire s’ils n’étaient pas téléguidés par un groupe installé aux États-Unis.
  
  Le Libérien jura véhémentement qu’il n’en était rien, qu’il s’agissait d’une affaire purement africaine.
  
  A cinq heures du matin, Luke abandonna.
  
  Dimitratos, lui, s’estimait satisfait : il avait plus de preuves qu’il n’en fallait pour obtenir une condamnation de Feriadès, quelles que fussent les manœuvres politiques auxquelles ce dernier pourrait se livrer par l’intermédiaire de son avocat. Quant à la mort de Goodman, le commissaire voulait bien en assumer la paternité. Des patrouilleurs de la Marine Royale étaient en route pour intercepter le remorqueur et capturer son équipage. Donc, le dossier était prêt à être remis au juge d’instruction.
  
  Lorsque Coplan eut quitté la cantine avec Luke et Dimitratos, qui allaient se coucher dans leurs logis respectifs, il s’isola dans les toilettes et prit connaissance des textes que son collègue avait jugé bon de subtiliser.
  
  D’emblée, il vit que c’était le document capital : le fameux questionnaire que Feriadès était allé chercher à Athènes...
  
  En le lisant, un frémissement parcourut Francis de la nuque aux talons.
  
  Grâce aux informations que Mazelin aurait dû demander au Vieux, il était aisé de reconstituer les mobiles et les objectifs du comité clandestin de Monrovia... Et c’était, comme il fallait s’y attendre, une conspiration de vaste envergure.
  
  Francis remit les feuillets dans sa poche et sortit des toilettes.
  
  Il comprenait à présent pourquoi Rainey ne s’était pas fait tuer comme son ami Goodman. Le Noir avait espéré, jusqu’à la dernière minute, pouvoir reprendre et détruire le questionnaire. L’arrivée des agents de la K.Y.P., à l’instant même où Fondane s’emparait du document, avait brisé sa tentative. Désormais, il ne lui restait plus qu’à se suicider...
  
  Le front moite, Coplan se hâta vers le quartier disciplinaire.
  
  - Je dois encore demander quelque chose au détenu noir, dit-il au M.P. de service. Où est sa cellule ?
  
  Le militaire, qui l’avait déjà vu souvent avec Luke, le mena jusqu’à une porte et l’ouvrit.
  
  Rainey, occupé à déchirer un des draps de sa couchette, s’assit brusquement pour dissimuler ce qu’il était en train de faire et tourna vers Coplan un visage décomposé.
  
  Francis claqua le battant derrière lui.
  
  - Vous vous pendrez plus tard, dit-il à mi-voix. Mais, auparavant, racontez-moi pourquoi des hommes comme Shelton et Weiszdorn vous prêtaient leur concours.
  
  Rainey se décontracta soudainement et lâcha un interminable soupir.
  
  - Oui... à vous je peux le révéler, prononça-t-il comme si cette visite lui apportait un apaisement. Mais nous devions être seuls, et vous devinez pourquoi...
  
  Francis, tout en approuvant de la tête, lui tendit son paquet de cigarettes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  La réverbération du soleil sur les eaux du golfe de Corinthe avait un éclat presque insupportable. En ce début d’après-midi, au village du Club Méditerranée, personne ne se hasardait sur la plage sans une bonne paire de lunettes aux verres teintés. Beaucoup, du reste, préféraient à cette heure l’ombre fraîche et reposante des cases.
  
  De loin en loin, entre les arbres, des filles adorablement bronzées, vêtues de bikinis très rétrécis, circulaient en ondulant avec une gracieuse nonchalance, désœuvrées, paisibles, s’interrogeant sur les attraits comparés d’une baignade ou d’une boisson glacée au bar.
  
  Les haut-parleurs chuchotèrent :
  
  - Petit avis personnel... Léa Lieblich est demandée au bureau des excursions. Elle est priée de s’y rendre d’urgence.
  
  Ce message atteignit la jeune femme alors qu’elle était allongée sur une natte, parmi les galets d’une crique minuscule. A regret, elle se leva, s’étira en contemplant un paquebot blanc qui cinglait vers le Canal.
  
  Cet appel ne lui disait rien qui vaille. Il venait de la reconnecter à tous les ennuis du monde extérieur, alors qu’elle savourait pleinement la paix idyllique de cet éden.
  
  Rajustant son soutien-gorge, elle se décida à gagner la grande bâtisse fleurie.
  
  Par contraste, l’intérieur de l’édifice paraissait obscur. Aussi Léa hésita-t-elle à reconnaître Francis, qui l’attendait dans la pénombre.
  
  - Toi ? fit-elle, surprise et ravie, avant de l’embrasser.
  
  Ce ne fut qu’après qu’elle s’avisa de la présence de Jean-Paul. Ce dernier, les poings sur les hanches et le torse nu, la regardait avec commisération.
  
  - Tes vacances n’auront pas été longues, déplora Coplan, séduit par les lignes pures du corps de Léa. Je suis venu te rechercher car nous rentrons à Paris dès ce soir...
  
  Elle s’enquit, très bas :
  
  - Vais-je être arrêtée ?
  
  Il fit un signe négatif, puis :
  
  - Si tu le désires, rien ne t’empêchera de retourner à Francfort. Weiszdorn ne mettra plus jamais les pieds à l’United Chemicals et, de plus, ce n’était pas lui qui avait payé ces Arabes. Le vrai coupable était le propriétaire du domaine et il avait transmis l’ordre de t’éliminer à un type de la Wesel Strasse, nommé Amar-le-Caïd, qui doit être sous les verrous actuellement. La police allemande a été informée.
  
  Après un temps, Léa déclara :
  
  - Tu sais, je n’ai pas tellement l’envie de me retrouver seule chez moi. Crois-tu que j’aurais du mal à me loger à Paris, pour quelque temps ?
  
  - Aucun problème, certifia Francis, très sérieux. Cours t’habiller.
  
  Les lèvres de la jeune femme se pincèrent en un sourire entendu.
  
  - Je vole, promit-elle.
  
  Quand elle eut fait demi-tour, il regretta de la voir s’éloigner aussi vite. Le dessin de ses hanches et les fossettes au creux de ses reins méritaient d’être admirés moins fugitivement.
  
  - Hé, Francis ! l’appela Jean-Paul pour le distraire. Des suspectes comme elle, tu pourrais m’en amener plus souvent...
  
  Coplan ramena vers lui un regard énigmatique.
  
  - Va te rhabiller, toi aussi, conseilla-t-il.
  
  
  
  
  
  Il pleuvait sur Paris. Du Sacré-Cœur à Notre-Dame, un rideau de grisaille s’étendait sur les toits de la ville. Les pneus des voitures chuintaient sur le bitume et projetaient des éclaboussures sur les piétons alignés aux arrêts d’autobus.
  
  Mais l’atmosphère triste qui planait sur la capitale ne semblait pas avoir affecté Bougeard, Fondane et Coplan quand ils se rejoignirent dans un bistrot de la Porte des Lilas.
  
  Il y avait moins d’une semaine qu’ils avaient quitté Paris, et ils retrouvaient ce cadre familier avec autant de satisfaction que s’ils s’en étaient absentés pendant des mois.
  
  Ils s’offrirent un Dubonnet puis se rendirent ensemble à la « piscine », l’esprit libre et le cœur léger. Surtout Fondane, qui s’estimait à présent tout à fait blanchi.
  
  Effectivement, dans les couloirs de l’ancienne caserne, les « administratifs » qu’ils rencontrèrent leur firent bonne figure. La discrétion de rigueur dans la maison interdisait toute allusion au travail qu’ils venaient d’accomplir, mais il était visible qu’on leur savait gré d’avoir aussi rapidement vengé l’honneur du Service.
  
  Tout était rentré dans l’ordre ; la machine fonctionnait à nouveau en silence, sur des coussinets bien huilés, avec son conducteur habituel aux commandes.
  
  Le Vieux, la pipe au bec, accueillit ses trois agents comme s’il avait oublié sa mésaventure : détendu, l’œil prompt, un petit pli sarcastique au coin de la bouche.
  
  - Asseyez-vous, invita-t-il d’un air paterne. Vous n’amenez pas le beau temps, à ce que je vois. Ici, ce n’est plus le ciel bleu de l’Attique...
  
  Ses subordonnés prirent place. En la présence de leur chef, ils se sentaient toujours mystérieusement privés d’esprit de répartie.
  
  - Sauf peut-être pour vous, FX-18, persifla le Vieux sur un ton badin. Avez-vous pu procurer une chambre à mademoiselle Lieblich ?
  
  Coplan ne sourcilla pas. C’était bien dans la manière du Vieux : commencer par mettre le doigt sur le défaut de la cuirasse.
  
  - Je n’ai pas encore eu le temps de m’en occuper, nous avons atterri à six heures du matin, dit Francis. Incidemment, j’ai le plaisir de vous annoncer que votre hôte est sous les verrous, à Patras.
  
  Fondane, modeste, baissa les yeux vers le sol.
  
  Le Vieux, retirant sa pipe de sa bouche, n’en écarta que peu le tuyau de ses lèvres et articula :
  
  - Parfait, mais les inspirateurs ?...
  
  Francis eut un léger mouvement d’épaules.
  
  - Virtuellement inaccessibles, répondit-il. Les deux seuls hommes qui auraient pu les dénoncer sont morts : j’ai dû abattre l’un, l’autre s’est suicidé l’avant-dernière nuit.
  
  Fondane, jetant un coup d’œil oblique à Coplan, demanda :
  
  - Qui ?
  
  Avant le décollage, à Andravidha, le capitaine Luke n’avait pas dit un mot du décès d’un des détenus. Comment Francis était-il au courant ?
  
  - Rainey, cita Coplan. Il s’est pendu plutôt que d’être acculé par les Américains à divulguer l’identité de ses chefs. Luke est très embêté.
  
  - Enfin, j’espère que vous ne revenez pas les mains vides ? s’insurgea le Vieux. Vous auriez dû prendre des précautions pour que cet homme ne puisse se tuer... C’est élémentaire !
  
  - En l’occurrence, ce n’était peut-être pas souhaitable, opposa Coplan. Je préférais que cet inculpé ne soit pas mis sur le gril par le contre-espionnage des U.S.A., afin de vous laisser le libre choix : c’est à vous de juger si les États-Unis doivent être informés ou non.
  
  Deux rides se creusèrent entre les sourcils du Vieux.
  
  - Bon, bougonna-t-il. Mais j’aimerais quand même savoir, en définitive, quel est l’individu qui a eu le toupet de me faire kidnapper, et l’idée qu’il avait dans sa cervelle !
  
  - Là-dessus, nous pouvons vous répondre, affirma Francis en puisant son paquet de Gitanes dans la poche de son imperméable. Mais autant commencer par le début... Vous permettez ?
  
  Il montrait ses cigarettes et le Vieux acquiesça. Fondane se servit, Bougeard refusa. Quand Coplan eut tiré une bouffée, il reprit :
  
  - Tout est parti d’un état-major qui siège dans la capitale du Libéria, et qui s’est installé là pour des raisons très valables ; historiques devrais-je dire car, vous vous en souvenez certainement, cette république a été constituée en 1847 grâce aux efforts de plusieurs sociétés philanthropiques américaines désireuses de fournir un territoire autonome, indépendant, aux Noirs des États-Unis libérés de l’esclavage (Authentique. La constitution de ce pays ressemble très fort à celle des États-Unis. Sa population n’est pas exactement recensée. On l’évalue entre un million et deux millions et demi d’habitants, dont 6000 sont de race blanche)...
  
  Le Vieux approuva tout en reglissant l’embout de sa pipe entre ses lèvres.
  
  - Il n’est pas superflu de souligner que la France a été, avec la Grande-Bretagne, le premier pays à reconnaître ce nouvel État, poursuivit Coplan, mezzo voce. Cet élément... sentimental a joué un rôle dans l’affaire, comme vous allez le voir. Pour achever le tableau, je vous rappelle que le Libéria, s’il est étroitement lié aux États-Unis sur le plan économique, a aussi des accords très importants avec l’Allemagne, qui finance le développement de ses télécommunications et exploite des concessions minières et fruitières. Ainsi, il y a un gros courant d’échanges entre les trois partenaires, et c’est le troisième élément qui a déterminé les promoteurs d’un mouvement de coalition des Noirs de toutes origines à s’implanter au Libéria.
  
  Le Vieux fronça imperceptiblement les sourcils, mais ne dit mot.
  
  Fondane avait lu le questionnaire, mais l’exposé de Francis élargissait sa vision des événements.
  
  - Ce mouvement, créé au début au Mississippi pour abolir les inégalités raciales, voulait recourir à la violence, et constituer des commandos terroristes qui pourraient riposter avec vigueur aux attaques du Ku-Klux-Klan et à celles de groupes extrémistes blancs dans les États du Sud. Il est bien évident que si la direction de ce réseau s’était installée en Amérique, le F.B.I. n’en aurait fait qu’une bouchée en moins d’un mois...
  
  - ... D’où la décentralisation dans un territoire où les Noirs forment une écrasante majorité, intercala le Vieux entre deux bouffées.
  
  - Et où, par conséquent, les chefs de la conjuration pouvaient escompter une neutralité bienveillante des autorités, voire leur accord tacite, enchaîna Francis. Appelons ce mouvement, par commodité, le Groupe X. Tout en formant des unités de choc aux États-Unis, il y a introduit des stocks d’armes achetés à Feriadès, Mais l’un des théoriciens de ce groupe a vu plus loin. Il a pris des contacts avec des rebelles de l’Angola, en vue de les aider à chasser les Portugais et de fonder ensuite une sorte d’Israël noir, plus dégagé que le Libéria de l’influence américaine, où tous les nègres opprimés viendraient se réfugier en masse. Des Antilles, des Guyanes, d’Amérique du Nord et des pays d’Afrique encore aux mains des Blancs, ils afflueraient vers cette nouvelle terre promise dont la puissance militaire devait être rapidement portée à un niveau élevé.
  
  Il tapota sa cigarette au-dessus du cendrier, puis il ouvrit une parenthèse :
  
  - J’ai tort d’en parler au passé, car en réalité le processus est en route, actuellement... Feriadès réalisait de belles affaires et des perspectives vertigineuses s’ouvraient à lui. Elles lui ont d’ailleurs tourné la tête au point qu’il s’est fourré dans un guêpier. Mais cela explique son intervention...
  
  - De marchand de mitraillettes, il ambitionnait de devenir marchand de canons, résuma Fondane.
  
  - Et même de fournir les navires pour les transporter, renchérit Coplan. Il n’était du reste pas le seul Blanc à prêter main-forte au Groupe X. Ce dernier a des appuis dans cette « Nouvelle Gauche » américaine qui combat pour les droits civiques des Noirs, et qui est composée de jeunes intellectuels qu’on a baptisés, non sans mépris, des « Mixers »... (Partisans du mélange des races. Cette « Nouvelle Gauche » n’est pas un parti. C’est plutôt une tendance qui rassemble les adhérents de multiples groupes aux idées avancées, des comités estudiantins et des pacifistes. Mais, non violents au début, ces jeunes passent de plus en plus fréquemment à l’action directe pour défendre leurs thèses. (Note de l’auteur.)).
  
  - Bon Dieu !... coupa une fois de plus Fondane. Weiszdorn et Shelton en sont ?
  
  - Entre autres...
  
  - Hum, fit le Vieux. Je commence à voir où ils voulaient en venir, en m’offrant quelques jours de congé dans le Péloponnèse. Mais videz votre sac, Coplan. Elle devient passionnante, votre histoire...
  
  - Et tragique... Car parmi ces Américains blancs favorables à l’émancipation des gens de couleur, écœurés par les brutalités des polices du Sud, par les crimes impunis dirigés contre les anti-ségrégationnistes et par les lynchages, plusieurs ont émigré. Des firmes comme l’United Chemicals et la Lifruco en ont pris à leur service... Et des hommes comme Goodman et Rainey ont préféré mourir plutôt que de trahir ces Blancs qui les aidaient.
  
  - Mais Mazelin ? questionna le Vieux. Il n’était pas Américain, lui, et il a été la cheville ouvrière de l’opération, sans nul doute. Pourquoi ?
  
  - Parce qu’il n’a pas cru desservir la France... Au contraire. Votre détention devait être courte, elle promettait aussi d’être instructive pour vous, et de vous apporter des éléments susceptibles de modifier l’orientation de notre diplomatie.
  
  - Là, vous m’étonnez. En tant qu’ancien du S.D.E.C., il aurait pu reprendre contact avec moi. C’eût été plus simple.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Il n’en savait pas assez. Il se doutait que quelque chose se tramait au Libéria, quelque chose qui aurait de vastes répercussions dans toute l’Afrique, mais il ignorait quoi. L’idée de vous enlever a été lancée par Feriadès. Il a d’abord demandé à Mazelin si elle était réalisable, puis il l’a proposée au Groupe X, lequel n’était d’ailleurs pas très chaud... Mais les Noirs ont fini par accepter, étant donné les avantages énormes que représentaient, pour leur cause, des informations données par un des hommes les mieux renseignés de l’Occident. Avec une économie de moyens inespérée, et en un temps très bref, le Groupe X pouvait ainsi se procurer en une seule fois une quantité de tuyaux que des centaines d’espions n’auraient pu rassembler qu’à grand peine.
  
  - Des tuyaux de quel ordre ? s’enquit le Vieux.
  
  - Politiques et diplomatiques, surtout. Fondane a mis la main sur le document qui avait été rédigé à Monrovia, en vue de votre interrogatoire.
  
  Coplan le retira de sa poche intérieure mais ne le tendit pas à son chef.
  
  - Le véritable sens de ces questions ne vous apparaîtra que lorsque je vous aurai raconté la suite des aveux de Rainey, dit-il. Les plans du Groupe X prévoient, à plus longue échéance, la libération du Mozambique, de l’Union Sud-Africaine et d’autres territoires administrés par les Blancs, puis une intégration du monde noir en un bloc unique. Ces tendances ont déjà été exprimées ouvertement à diverses conférences : à Addis-Abeba en 1963, à Cotonou en 1964, et à Accra (Il existe une Organisation de l’Unité Africaine. Elle a notamment demandé aux Nations Unies, en novembre 1965, après la réunion d'Accra, d’envoyer des Casques Bleus en Rhodésie pour empêcher la sécession de ce pays). Mais cette unité africaine réprouve le communisme, qu’il soit russe ou chinois (Le Guinéen David Soumal a proposé à la conférence de Dakar une résolution à la fois anticommuniste et anticapitaliste qui a été votée à l’unanimité par les jeunes États indépendants d’Afrique, en 1965, Les Chinois ont renoncé, pour de multiples raisons du même ordre, d’assister à la conférence afro-asiatique d’Alger). Elle ne veut pas non plus être coiffée par les Arabes. Alors, comment va-t-elle manœuvrer sur l’échiquier mondial si, au départ, elle doit compter avec l’opposition des trois géants de la planète : Amérique, U.R.S.S. et Chine ?
  
  Le Vieux fuma pensivement pendant quelques secondes, les yeux dans le vague. Un long silence plana.
  
  Fondane, maintenant, se sentait presque flatté d’avoir été mêlé à de si grands desseins. Ce Groupe X inaugurait à coup sûr un nouveau chapitre de l’Histoire...
  
  - Montrez-moi ces feuillets, prononça le Vieux d’un ton négligent.
  
  Coplan les lui remit.
  
  Le Directeur étudia attentivement les questions qu’on s’était proposé de lui soumettre et auxquelles, sous l’influence de la drogue, il aurait immanquablement donné des réponses correctes.
  
  Ensuite, il déposa les papiers sur son bureau et regarda Coplan en arborant une mimique perplexe.
  
  - Hmm... Oui, vous avez bien fait de laisser cet homme mettre fin à ses jours, concéda-t-il. J’aime autant que les Américains ne sachent pas tout de suite que le Libéria est le tremplin d’une série d’actions subversives qui vont les secouer à la fois chez eux et à l’extérieur. Nous tenons là une excellente monnaie d’échange...
  
  - D’accord, mais ne pensez-vous pas qu’il y a d’autres profits à tirer de ces révélations ? Notamment, la possibilité de renforcer nos positions d’avenir dans ce monde noir de demain ?
  
  - Assurément ! C’est dans le droit fil de notre politique africaine, depuis longtemps.
  
  Le Vieux se caressa le menton d’un air méphistophélique.
  
  - Savez-vous bien, reprit-il, que je serais tenté de donner librement, à ces gens-là, mon opinion très franche sur certains des points qu’ils soulèvent ?
  
  Discernant l'ombre d’un sourire sur les traits de Francis, le Vieux ajouta :
  
  - Mais oui ! Pourquoi, par exemple, ne pas les informer des intentions réelles du gouvernement britannique vis-à-vis de l’émancipation des populations noires vivant dans ses colonies ? Cela épargnerait déjà pas mal de tueries... Et ensuite, quel désavantage y aurait-il à dévoiler l’attitude qu’auraient probablement les Russes en cas de gros troubles aux États-Unis ?
  
  - Je ne sais pas, dit Coplan. Moi, je ne suis pas dans le secret des dieux...
  
  Rêveur, le Vieux continua :
  
  - Les Chinois... La liste des centrales qu’ils ont installées sur le continent africain n’est presque plus un secret. Quant aux personnalités noires qu’ils contrôlent, ma foi, on en connaît quelques-unes...
  
  - Bien sûr, approuva Coplan, mi-figue mi-raisin. Il suffirait de remplacer seulement quelques chefs de bandes rebelles pour se rallier de nombreux combattants de la brousse, en Angola ou au Kenya par exemple...
  
  - Ne souriez pas, dit le Vieux. Je ne médite nullement de fournir à ce Groupe X une aide qui porterait un préjudice à des nations alliées ou amies. Mais rien ne sert non plus de se voiler la face devant une évolution inéluctable. On ne peut pas s’opposer indéfiniment à la volonté de centaines de millions d’hommes qui marchent vers leur libération : tout au plus peut-on essayer d’endiguer le flot, de canaliser l’action de ces révoltés vers des chemins où ils commettront de moindres dégâts. Éviter des massacres inutiles est toujours une politique payante : ne perdons jamais cela de vue.
  
  - C’est même la seule justification de notre métier ! approuva Coplan avec une sorte de détachement qui cachait mal sa conviction profonde.
  
  - Dites plutôt notre véritable raison d’être, conclut le Vieux.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  Paris, novembre 1965
  
  
  
  
  
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