Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan riposte

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  @ 1961 «Éditions Fleuve Noir», Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Deux heures du matin. Francis Coplan arrêta sa DS noire devant un bâtiment administratif dont la façade sinistre ne montrait que quatre ou cinq fenêtres éclairées. Cette nuit d’avril, pluvieuse et froide, était déprimante. Les boulevards extérieurs avaient un aspect triste et désert qui n’évoquait en rien le charme légendaire du printemps parisien.
  
  Coplan débarqua, pénétra dans l’immeuble, monta au premier étage.
  
  Dans le bureau de la permanence, Maurice Buquois bavardait avec une jeune femme du service, une blonde, très jolie et très élégante.
  
  - Salut, dit Coplan.
  
  Il serra la main de ses deux camarades, ajouta un bref compliment à l’adresse de Danièle Favard :
  
  - Toujours ravissante, à ce que je vois !...
  
  Maurice Buquois prononça sur un ton d’excuse :
  
  - Désolé de vous déranger en pleine nuit, Coplan, mais l’appel d’alerte concerne un bonhomme qui figure sur la liste comme faisant partie des suspects placés sous votre contrôle personnel.
  
  - De qui s’agit-il ? questionna Francis, intrigué.
  
  - Un certain Michel Rouard.
  
  Une lueur intéressée passa dans les yeux de Coplan.
  
  - Sans blague ? fit-il. Et quel est le motif de l’alerte ?
  
  - Le comportement insolite du suspect.
  
  - C’est-à-dire ? insista Coplan.
  
  - Je ne sais rien de plus, avoua Buquois, mais nos collègues de la D.S.T. ont estimé que la situation valait le dérangement.
  
  - Bon, quelles sont les coordonnées ?
  
  - L’inspecteur Brasset vous attend de toute urgence à Pigalle, en face du cirque Médrano.
  
  - O.K. Je me mets en route, acquiesça Francis.
  
  - Danièle vous accompagne, indiqua Buquois. L’inspecteur Brasset m’a conseillé de mobiliser une jolie fille pour faire équipe avec vous.
  
  - Tout le plaisir est pour moi, lança Coplan. Allez, on y va !
  
  D’un geste galant, il pria Danièle Favard de le précéder vers la sortie.
  
  - Ma voiture est devant la porte, dit-il.
  
  - Hé, minute ! intervint Buquois. Le Vieux a demandé que vous lui passiez un coup de fil si vous obtenez un résultat positif. Pensez-y !
  
  - Entendu, promit Francis.
  
  La DS fonça à toute allure vers Pigalle.
  
  Tandis qu’ils longeaient les boulevards de grande ceinture, Danièle questionna Coplan :
  
  - Il y a une opération spéciale qui se déroule cette nuit ?
  
  - Oui, une affaire que le Vieux a déclenchée au début de la semaine : l’opération CATAPULTE.
  
  - On aurait pu me prévenir, maugréa la blonde. Je venais de me mettre au lit. J’ai dû m’habiller et me maquiller en cinq minutes.
  
  - Maquillage à part, Je suis dans le même cas, répondit Coplan, ironique. Le Vieux adore secouer ses collaborateurs à l’improviste. Il prétend que c’est un entraînement indispensable et que c’est pour notre bien qu’il agit de la sorte. En réalité, ça lui permet de satisfaire le côté sadique de son caractère.
  
  Danièle essaya de lire sur le visage de son camarade s’il parlait sérieusement ou s’il plaisantait. Le masque de Francis, modelé par le faible reflet lumineux du tableau de bord, était imperturbable.
  
  Elle reprit :
  
  - En quoi consiste l’opération Catapulte ?
  
  - La formule dit bien ce qu’elle veut dire, non ? La catapulte est une machine de guerre qui sert à lancer des pierres ou d’autres projectiles... C’est exactement ce que le Vieux a fait : il a lancé un certain pavé dans une certaine mare, et il attend la réaction.
  
  Il ajouta :
  
  - Si tu veux des explications complémentaires, tu voudras bien consulter ton quotidien habituel en temps opportun.
  
  La blonde se le tint pour dit.
  
  Lorsqu’ils arrivèrent au rendez-vous, l’inspecteur Brasset flânait devant le cirque Médrano. Il repéra immédiatement Coplan, alla au-devant du couple.
  
  - J’espère que vous ne serez pas déçu, dit-il à Francis. Votre client se conduit d’une manière tellement inquiétante depuis le début de la nuit qu’il y a sûrement anguille sous roche. Venez, nous allons au « Golden Bow ». C’est une petite boîte de nuit qui s’est ouverte récemment dans la rue Victor Massé. Votre paroissien a échoué là un peu avant deux heures et il s’y trouve toujours.
  
  - En effet, reconnut Coplan, mon bonhomme n’est pas un habitué du Paris-by-night. Il dépense un fric fou, j’imagine ?
  
  - Mon jeune collègue Hénard, qui surveille votre suspect depuis que celui-ci a quitté son domicile, estime qu’il a déjà claqué près de deux cent mille anciens francs.
  
  - Ses appointements d’un trimestre, souligna Francis. Mais ce sont des choses qui arrivent, surtout au printemps : le besoin irrésistible de faire la bombe et de se livrer à une nuit de débauche...
  
  - D’accord, admit l’inspecteur de la D.S.T. Mais ce n’est pas tout : d’après Hénard, votre zigoto manifeste une intention délibérée de se saouler à mort, et il parle de suicide.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Vous avez eu raison de m’alerter, murmura-t-il.
  
  - C’est là, indiqua l’inspecteur. Le night-club proprement dit est dans la cour intérieure, au bout du couloir. Il y a une dizaine de clients dans la boutique pour l’instant. Mon collègue Hénard est une jeune gars aux cheveux châtains taillés en brosse. Il porte un complet bleu marine et un nœud papillon. Du reste, il vous connaît. Vous ne l’avez sans doute pas remarqué lors de notre premier briefing, mais lui vous aura vite repéré.
  
  Coplan opina, passa son bras sous celui de Danièle.
  
  - En avant pour la fiesta, ricana-t-il.
  
  L’inspecteur Brasset demanda à Francis :
  
  - Vous avez un plan pour la suite ?
  
  - Je vais d’abord tâter le terrain. Si je juge que votre diagnostic est fondé, j’embarque le malade et je le ramène à son domicile.
  
  - C’est peut-être un peu risqué ? émit le policier.
  
  Coplan, servi par sa mémoire prodigieuse, articula :
  
  - Michel Rouard vit seul dans un appartement de trois pièces, au quatrième étage, 86 ter boulevard des Batignolles. Ce n’est pas loin, et personne ne nous embêtera.
  
  - Bien De toute façon, je me balade dans les parages. Je serai là au moment voulu pour vous donner un coup de main.
  
  
  
  
  
  Au premier abord, quand on passait sans transition de la vieille arrière-cour lugubre dans la salle du « Golden Bow », l’impression était assez excitante. Le vaste local rectangulaire avait été arrangé par un décorateur habile. Dans le fond, il y avait une estrade surélevée à laquelle des drapés en simili lamé or conféraient l’aspect d’une scène de théâtre. Devant cette scène, une piste à danser créait un vide circulaire qui donnait au spectacle le dégagement nécessaire. A gauche et à droite, le long des murs, des compartiments tendus de soie rose accueillaient les couples et leur assuraient une Intimité favorable.
  
  Plus en retrait, vers la double porte capitonnée de l’entrée, il y avait une demi-douzaine de tables pour les clients qui ne recherchaient pas la solitude complice. A droite, face à la double porte, le comptoir du bar. Ce comptoir, arrondi en arc de cercle, était entièrement recouvert de métal doré. Les lumières y scintillaient à l’infini, ce qui donnait à l’ensemble de l’installation un cachet de luxe raffiné, éblouissant.
  
  Lorsque Coplan et Danièle firent leur entrée, une superbe négresse était en train de se dévêtir sur la scène, au son d’une musique africaine diffusée par un pick-up. Chose bizarre, personne ne prêtait la moindre attention à la fille noire. Et celle-ci exécutait son numéro de strip-tease pour son propre plaisir semblait-il. Au milieu de la salle, affalé sur une chaise, Michel Rouard. les deux jambes allongées, discourait en agitant la main gauche. A vrai dire, il bafouillait lamentablement. Autour de lui, trois entraîneuses le dorlotaient avec un empressement plein de rires et de tendresse. Deux touristes anglo-saxons s’étalent installés à la table du Français. Les seaux à champagne encombraient la table.
  
  De toute évidence, c’était l’heure où la soirée s’achève en beuverie et sombre dans l’incohérence.
  
  Coplan et sa compagne avaient pris d’emblée un air de circonstance. Rien qu’à les voir, on se rendait compte qu’ils terminaient une tournée des grands ducs et qu’ils avaient du vent dans les voiles.
  
  Le maître-d’hôtel, en psychologue avisé, plaça les arrivants à moins d’un mètre de Michel Rouard.
  
  Coplan commanda d’autorité deux bouteilles de champagne brut. Puis, d’une voix pâteuse mais impérative, il interpella sans vergogne la négresse qui s’exhibait sur la scène.
  
  - Hello, Joséphine ! éructa-t-il. Viens te montrer ici. tu boiras avec nous à nos amours. C’est la soirée des fiançailles.
  
  La fille noire se tourna vers un énorme type en smoking qui se tenait debout près du comptoir. Le malabar acquiesça d’un hochement de tête.
  
  Du moment que le gérant marquait son approbation, la négresse n’avait plus qu’à obéir. Elle descendit de la scène et s’amena sur la piste de danse. Son admirable corps d’ébène luisait dans la lumière.
  
  Elle se débarrassa de son pagne, dénoua la guirlande de fleurs qui pendait autour de son cou, fit sauter l’agrafe du slip en peau de léopard qui ornait son bas-ventre.
  
  Les seins nus, les reins cambrés par les haut talons de ses escarpins d’argent, elle s’approcha de la table de Coplan. Une grosse fleur en velours noir (fixée par un système dont Francis n’essaya pas d’élucider le mystère) dissimulait aux regards l’ultime secret féminin de la danseuse.
  
  Avec lenteur et complaisance, la Noire pivota sur elle-même pour offrir à la contemplation de la clientèle sa croupe bien fournie. Ensuite, elle fit face et salua. La musique, parfaitement synchronisée, se tut.
  
  Coplan et Danièle applaudirent, imités par toute l’assistance. La négresse salua derechef.
  
  Francis, solennel comme un vrai pochard, se leva, marcha en titubant vers la Noire, lui prit la main pour la lui baiser, conduisit l’artiste vers le siège qui se trouvait à côté de Danièle.
  
  Grâce à cette initiative, Coplan et Danièle furent adoptés par les autres fêtards et l’ambiance monta très vite de plusieurs degrés. Les bouteilles se mirent à défiler.
  
  Comme prévu par l’astucieux maître-d’hôtel, la jonction entre Rouard et le joyeux couple se produisit. Rouard et Coplan, bras-dessus bras-dessous, chantèrent ensemble une chanson à boire.
  
  - La vie est belle, gueula Francis. Vive le printemps, vive l’amour, vive Paris !
  
  Dans un des compartiments, l’inspecteur Hénard était aux prises avec deux jeunes entraîneuses. L’une d’elles, à peine fardée, aux yeux sombres et durs, lui chuchotait des choses dans le creux de l’oreille. Elle cherchait probablement à l’emmener. Elle avait le genre sobre et chic des prostituées « nouvelle vague ». Hénard, les prunelles nébuleuses, souriait aux anges. Bien entendu, il observait Michel Rouard et Francis Coplan et il suivait avec intérêt le manège de ce dernier.
  
  Insidieusement, Coplan s’était peu à peu assuré l’exclusivité de son suspect. Rouard l’appelait « mon vieux pote » et lui racontait sa vie. Les deux hommes s’embrassèrent, proclamèrent les mérites de l’amitié, trinquèrent à tout casser.
  
  Francis se mit à parler philosophie.
  
  Michel Rouard se fâcha presque tout de suite. Il n’était plus d’accord. A son avis, la condition humaine et le destin des hommes dans la civilisation moderne, c’était l’enfer.
  
  - C’est de la m.. ! hurla-t-il. Les morts sont plus heureux que les vivants !
  
  Il plongea sa main dans la poche latérale de sa veste
  
  - Voilà le bonheur ! glapit-il. Voilà la délivrance !
  
  Il serrait dans ses doigts un tube pharmaceutique. Du gardénal
  
  - Avant l’aube, affirma-t-il, je serai dans un monde meilleur.
  
  Il regarda le tube, hocha la tête.
  
  Il ne plaisantait pas. Ses yeux hagards, injectés de sang, avaient soudain la lucidité implacable qui transcende l’inconscience et troue les brumes de l’ivresse.
  
  Coplan décida de couper court. Il appela le garçon et commanda du whisky pour tout le monde.
  
  Quelques verres de whisky après une copieuse ration de champagne, c’est le coup de massue qui ne pardonne pas. Moins de dix minutes plus tard, Michel Rouard s’écroulait de sa chaise, assommé.
  
  - Nous allons le ramener chez lui, proposa Danièle.
  
  Le gérant s’interposa :
  
  - Nous ferons le nécessaire, dit-il, hautain.
  
  Il se pencha sur Rouard, lui extirpa son portefeuille, compta les billets de banque qui s’y trouvaient, chercha une pièce d’identité.
  
  - Je n’abandonnerai jamais un ami, déclara Coplan dans une envolée grandiloquente. Tenez, payez-vous ! En France, la fraternité n’est pas un vain mot.
  
  Il tendit un liasse de billets au maître-d’hôtel, ajouta :
  
  - Appelez un taxi !
  
  Le gérant, apaisé quant à sa note, devint tout sucre et tout miel, ravi de la tournure que prenait la scène.
  
  - Il habite à dix minutes d'ici, indiqua-t-il en lisant une des cartes de visite de Rouard. Boulevard des Batignolles. 86 ter.
  
  - C’est, notre chemin pour rentrer, enchaîna Danièle.
  
  Spontanément, l’inspecteur Hénard apporta son aide pour véhiculer jusqu’au taxi le noceur endormi. Mais après le départ du pittoresque trio, Hénard resta dans la boîte de nuit, histoire de vérifier si personne d’autre n’allait quitter les lieux avec un empressement révélateur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le 86 ter du boulevard des Batignolles était une imposante bâtisse de six étages dont la façade plate, noircie par l’air crasseux de Paris, regardait les mornes bâtiments du collège Chaptal édifié de l’autre côté de la voie. Une porte cochère, ouverte en permanence, donnait accès à la cour intérieure où s’amorçaient les entrées de trois autres blocs d’habitations.
  
  Pendant que Danièle payait le taxi, Coplan sortit Michel Rouard de la voiture.
  
  Rouard, complètement inconscient, ne fut pas tiré de son lourd sommeil malgré les secousses que Francis dut lui infliger pour l’extirper du taxi. Et comme ses jambes lui refusaient tout service, Coplan fut obligé de l’empoigner à bras-le-corps afin de le transporter.
  
  - Eh ben, mon petit vieux, soupira Danièle, je te plains si tu dois grimper quatre étages avec un fardeau pareil.
  
  - Ce qui m’embête, grommela Coplan, c’est que j’ignore dans lequel des quatre blocs il habite. Or, j’aimerais passer inaperçu..
  
  - Si je comprends bien, se lamenta la blonde, je suis bonne pour me taper quatre fois quatre étages ?
  
  - Il n’y a pas d’autre moyen, dit Francis. Ce n’est pas le moment d’aller frapper à la loge du concierge. D’ailleurs, la loge est fermée.
  
  - Pourvu qu’il ait mis son nom sur sa porte, fit Danièle.
  
  - Je vais te passer ses clés, murmura Coplan en déposant à même le sol son colis humain. Si tu ne trouves pas d’indication, tu jetteras un coup d’œil sur les serrures de tous les appartements qui sont au quatrième étage. Bien entendu, sans ameuter les...
  
  Il se tut. Une voiture venait de stopper devant l’immeuble. Ils tendirent l’oreille, guettant le claquement d’une portière, mais ils ne perçurent pas le bruit caractéristique. Néanmoins, une silhouette se profila dans les ténèbres du couloir.
  
  C’est l’inspecteur Brasset qui déboucha dans la cour.
  
  - Je suis venu à la rescousse, chuchota-t-il. J’avais gardé une certaine distance pour vérifier si quelqu’un vous prenait en chasse ou non. Je n’ai rien remarqué.
  
  - Vous tombez bien, répondit Coplan. J’espère que vous savez dans quel bloc il crèche ?
  
  - Bâtiment B, quatrième à droite. Je vais vous aider à le porter. Je marcherai devant, je connais les lieux.
  
  - Bon, mais n’allumez pas la minuterie de la cage d’escalier.
  
  - On va se casser la gueule, prédit l’inspecteur de la DST.
  
  - Surtout pas ! Je veux le maximum de discrétion, recommanda Francis.
  
  Il se pencha sur Rouard, le fouilla, trouva dans l’une des poches un trousseau de trois petites clés de cuivre qu’il tendit à Danièle.
  
  - Tu prends la tête de la colonne et tu nous ouvres la porte, ordonna-t-il.
  
  Les deux hommes soulevèrent Rouard, traversèrent la cour et pénétrèrent dans le vestibule du bâtiment B.
  
  Tout se passa très bien. Avant de faire de la lumière dans l’appartement, Coplan fit le tour des quatre fenêtres et s’assura que partout les rideaux avaient été tirés hermétiquement. Le logement de Rouard n’était pas en façade, maïs orienté vers la cour.
  
  Danièle referma la porte palière, et Coplan alluma. Rouard fut allongé sur le lit-divan qui occupait un des coins de la pièce principale.
  
  Tout en reprenant leur souffle, les trois visiteurs promenèrent un regard autour d’eux.
  
  Une tristesse étrange planait dans ce logis. Les meubles étaient pauvres, dépareillés. Le papier peint des murs était sale et décoloré. Le vieux tapis d’Orient qui recouvrait le parquet était usé jusqu’à la corde, maculé de taches, poussiéreux.
  
  - Déprimant, murmura Danièle. Ses envies de suicide ne m’étonnent plus. Quel taudis !...
  
  - Tu confonds la cause et l’effet, lui rétorqua Coplan. Ce décor lamentable est le reflet de son état d’âme.
  
  Ils passèrent les autres pièces en revue. La cuisine, dans un désordre répugnant, suait le désespoir. La chambre-à-coucher, transformée en bureau-bibliothèque, sentait la pipe refroidie. Des journaux, des revues, des bouquins délabrés s’entassaient pêle-mêle sur les rayons d’un meuble en faux acajou. La salle-de-bains attenante était une désolation : baignoire malpropre, serviettes souillées, chemises et caleçons sales flanqués à la diable dans un panier.
  
  Ils retournèrent dans le studio.
  
  - Une lettre pour le commissaire de de police, annonça l’inspecteur Brasset qui s’était approché de la table ronde où traînait une cafetière ébréchée.
  
  Il se saisit du pli.
  
  - On l’ouvre ? demanda-t-il en regardant Coplan.
  
  - Naturellement.
  
  Brasset décacheta l’enveloppe, en retira un feuillet de bloc-notes qu’il déplia.
  
  Il lut à mi-voix :
  
  « C’est volontairement et dans la pleine possession de mes facultés que j’ai décidé de mettre fin à mes jours. N’accusez personne.
  
  Michel Rouard.
  
  Il y eut un silence, que l’inspecteur de la DST rompit en grommelant d’un ton désabusé :
  
  - L’écriture est molle, mais sa main ne tremblait pas quand il a écrit son mot d’adieu. Il n’était pas encore saoul.
  
  - Il a voulu se doper à l’alcool pour trouver le courage de mettre son projet à exécution, dit Coplan.
  
  Danièle eut un petit rire caustique.
  
  - Manque de pot, fit-elle, ça se termine par une cuite carabinée. Il va se réveiller avec une de ces gueules de bois !...
  
  Brasset maugréa :
  
  - Mais j’ai l’impression qu’il est parti pour un drôle de somme. Si ça se trouve, il va dormir pendant vingt-quatre heures d’affilée.
  
  Il se tourna vers Francis :
  
  - Qu’est-ce que vous allez faire ?
  
  Coplan se gratta la tempe d’un air perplexe. Puis, prenant son paquet de Gitanes dans sa poche, il y puisa une cigarette qu’il alluma, pensif.
  
  - Il faudrait d’abord que je réussisse à établir le bien-fondé de mon intervention, murmura-t-il. Des gens qui se suicident, ce n’est pas ce qui manque à Paris. Et ça ne prouve rien.
  
  Il expira un long nuage de fumée. Puis :
  
  - Commençons par le commencement. Nous allons le déshabiller pour le fourrer dans son plumard.
  
  Ils se mirent au travail.
  
  Ensuite, Coplan vida systématiquement toutes les poches du costume gris de Rouard.
  
  - Je me demande ce qu’il a fait de son agenda, marmonna Francis. De nos jours, tout le monde utilise un agenda.
  
  Danièle fit remarquer :
  
  - Pourquoi l’aurait-il emmené, puisqu’il avait la ferme intention de s’empoisonner ?
  
  - Évidemment, admit Coplan. Mais s’il a pris la précaution de faire disparaître tout ce qui se rapporte à sa vie privée, ça va bougrement me compliquer la besogne.
  
  - Nous pouvons profiter de son sommeil pour perquisitionner sans laisser de traces, suggéra l’inspecteur.
  
  - C’est ce que nous allons faire, acquiesça Francis.
  
  Ses yeux firent le tour de la pièce.
  
  - Il y a le chauffage central, reprit-il. Par conséquent, s’il a brûlé des papiers, on a des chances de retrouver des vestiges de l’opération. Soit des cendres, soit des marques laissées par la combustion. Ouvrez l’œil.
  
  - De toute manière, bougonna Brasset, il nous reste le recours de le foutre en taule et de le cuisiner. Selon moi, il y a un lien direct entre sa volonté de mourir et le déclenchement de l’opération Catapulte.
  
  - Et s’il s’agissait d’une contre-manœuvre ? objecta Coplan.
  
  - Comment ça ?
  
  - Supposons que Rouard fasse réellement partie d’un réseau, expliqua Francis, soucieux. Et supposons qu’ils aient détecté le piège que nous leur tendions. Dans ce cas, toute l’attitude de Rouard n’est peut-être qu’une mise-en-scène pour observer notre réaction.
  
  - Mince, laissa tomber le policier, voilà une chose à laquelle je n’ai pas songé. Mais alors...
  
  Coplan enchaîna :
  
  - Ils savent dès à présent que nous sommes sur la piste et que nous les surveillons. En d’autres termes, nous sommes refaits. Mais ceci n’est qu’une hypothèse...
  
  Ils entamèrent leurs investigations. Coplan, pour sa part, s’occupa du petit bureau-bibliothèque. Guidé par son instinct de limier, il s’attaqua en premier lieu aux journaux qui encombraient le rayonnage. Il vérifia la date des divers numéros de France-Soir, fit un rapide triage. Il dénicha presque d’emblée le Journal du 5 avril, et ce qu’il constata lui parut de bon augure. Le quotidien était resté plié à la page 5 où s’étalait sur deux colonnes un article ayant pour titre :
  
  « L’assassin du conseiller Rodan arrêté avec un de ses complices. Le filet se resserre. Le chef des tueurs doit être identifié sous peu. »
  
  Coplan alla aussitôt montrer sa trouvaille à Brasset et à Danièle.
  
  - Regardez, leur dit-il, ça ne s’annonce pas trop mal. Rouard a effectivement pris connaissance du papier que le Vieux a fait paraître dans la presse. Le journal était plié tel que vous le voyez.
  
  - J’en étais sûr, appuya l’inspecteur.
  
  Danièle parcourut l’article, leva les yeux vers Coplan :
  
  - C’est le pavé lancé par la catapulte ? demanda-t-elle.
  
  - Oui.
  
  - Je commence à piger, fit la blonde.
  
  - Bon, continuons, dit Coplan.
  
  Il retourna dans le bureau.
  
  Dix minutes plus tard, il se ramenait derechef dans le studio, la mine triomphante. Il tenait dans la main une liasse de feuillets dactylographiés.
  
  - Les carottes sont cuites, articula-t-il. Je viens de mettre la main sur les listes confidentielles de la C.A.M.A. (Commission d’Aide aux Musulmans Algériens) Et les deux listes bidon que le Vieux a glissées dans le circuit font partie du lot. Cette fois, quels que soient les prolongements de l’affaire, Rouard n’est plus un suspect mais un coupable.
  
  - Je vous l’avais dit, répéta l’inspecteur de la DST. Je vais m’occuper du mandat d’arrêt.
  
  - Excellente idée, approuva Coplan.
  
  S’adressant à Danièle :
  
  - Préviens le Vieux et demande-lui de m’envoyer Fondane.
  
  - Dois-je revenir ? s’enquit-elle.
  
  - Non, c’est terminé pour toi. Pour moi, la fête commence.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Resté seul dans l’appartement silencieux, Coplan poursuivit pendant deux bonnes heures encore ses recherches. Avec l’espoir de découvrir d’autres indices qui démontreraient d’une façon plus probante la culpabilité de Michel Rouard, il fouilla les meubles, les costumes, les tiroirs du bureau. Il se donna la peine d’inspecter les bouquins de la bibliothèque et d’inventorier les papiers personnels de Rouard, ses souvenirs rangés dans des boîtes de carton, ses documents administratifs de la Sécurité Sociale, ses dossiers de fonctionnaire, etc. Mais en vain. Rouard, après avoir décidé de mettre fin à ses jours, avait sûrement fait un nettoyage dans ses affaires. A l’exception des listes de la C.A.M.A., aucune pièce à conviction n’était demeurée à la traîne.
  
  De guerre lasse, Coplan retourna dans la salle-de-séjour, poussa un vieux fauteuil bancal devant le lit-divan, s’installa pour un moment de relaxation.
  
  Rouard dormait toujours parfaitement immobile. C’était un homme de trente-quatre ans. petit, assez corpulent, au visage rond et mou. Une calvitie naissante le faisait paraître plus âgé qu’il ne l’était. Ses cheveux d’un blond pâle, peignés vers l’arrière de la tête, étaient ternes et négligés.
  
  Tel qu’il était là, avec son teint gris, blafard et ses yeux fermés, il faisait penser à un gisant de pierre.
  
  Pas besoin d’être un physionomiste patenté pour deviner que c’était un pauvre type, un vaincu de la vie. Cependant, Coplan ne se faisait pas trop d’illusions : ces individus-là, lorsqu’ils se savent au bout du rouleau, ce n’est pas facile de leur arracher des secrets. Surtout quand ils ont résolu d’emporter ces secrets dans la tombe...
  
  Coplan alluma une Gitane.
  
  Pour amener Rouard à se confesser et à livrer ses complices, il y avait diverses méthodes. L’humilier, le menacer, le terroriser... Au besoin, l’atteindre dans sa chair par la torture.
  
  Chaque cas pose ses problèmes. Un espion de métier a ses réactions propres ; un criminel endurci a les siennes, qui ne sont pas les mêmes. Ce sont des catégories bien définies, bien délimitées. Mais Rouard, qu’était-il au Juste ? Un petit traître occasionnel ? Un agent Infiltré par une organisation extérieure dans l’administration française ?
  
  Coplan se souvenait fort bien de la fiche transmise par le ministère. Les renseignements recueillis par les enquêteurs administratifs se résumaient à si peu de choses que Rouard ne faisait vraiment pas figure d’espion chevronné. Ou alors, il avait fait preuve pendant dix ans d’une habileté tout à fait exceptionnelle.
  
  Deux brefs coups de sonnette tirèrent Francis de ses réflexions. Il se leva pour aller ouvrir ; mais déjà, Fondane, son adjoint habituel, pénétrait dans l’appartement.
  
  Fondane, élégant, sportif, dynamique et souriant comme à l’accoutumée, serrait sous son bras une serviette de cuir noir. Ses cheveux bruns, bouclés, étaient constellés de grosses gouttes de pluie.
  
  - Sur le sentier de la guerre ? s’enquit-il.
  
  - Oui et non, dit Coplan. Mon adversaire est toujours dans les bras de Morphée. Et J’étais en train de l’étudier.
  
  - C’est lui ? demanda Fondane en désignant d’un mouvement de la tête le dormeur qui occupait le lit-divan.
  
  - Oui.
  
  - Il n’a pas l’air bien dangereux. Ni très appétissant.
  
  - Il était ivre-mort quand nous l’avons ramené, à trois heures et demie du matin.
  
  - Je sais, murmura Fondane, Danièle m’a raconté.
  
  Il ouvrit sa serviette, en retira une chemise cartonnée rouge.
  
  - Voici son dossier, dit-il. Et voici un mandat d’arrêt en bonne et due forme.
  
  Coplan regarda sa montre-bracelet. Les aiguilles marquaient sept heures moins dix.
  
  Fondane voulut ôter son demi-saison de tweed, mais Coplan l’arrêta :
  
  - N’enlève pas ton manteau, J’ai deux ou trois choses à te faire faire.
  
  - On ne réveille pas le zigoto ? s’étonna Fondane.
  
  - Non, dit Francis.
  
  Une intuition subite venait de lui dicter la ligne de conduite à suivre.
  
  - Je lui accorde encore quelques heures de répit. Si je le réveille trop brutalement, il sera malade comme un chien et je ne pourrai rien en tirer. Je préfère l’attendre au creux de la vague pour le cueillir en douceur...
  
  - Bon. Quel est mon job ?
  
  - Primo : aller me chercher un magnétophone au bureau. Secundo, passer chez le docteur Servais pour lui demander un bon remède contre la gueule de bois. Tertio, m’acheter de quoi casser la croûte et de quoi préparer une grande provision de café. Quarto, lancer une équipe pour dresser un inventaire complet de tous les habitants de cet immeuble.
  
  - O.K. Je passe à l’action tout de suite, acquiesça Fondane. Vous avez une préférence quant à la nature des sandwiches ?
  
  - Au gruyère, avec une tramée de moutarde piquante.
  
  
  
  
  
  Il n’était pas loin de quatre heures de l’après-midi lorsque Rouard commença à remuer dans son lit. Fondane - qui était revenu depuis belle lurette - lança un clin d’œil à Coplan. Ce dernier, tranquillement calé dans le vieux fauteuil, opina en silence et, du geste, ordonna à son adjoint d’aller mettre le magnétophone en marche. L’appareil avait été placé dans la cuisine, avec une ligne vers un micro enregistreur camouflé sous le divan.
  
  Rouard ouvrit les yeux, les referma, les rouvrit, les referma, et ainsi plusieurs fois de suite. Il s’agita, avala péniblement sa salive. Il devait avoir la bouche amère.
  
  Il tourna la tête, contempla Coplan d’un œil flou.
  
  Pendant plusieurs minutes, sa face blême demeura figée dans une grimace qui exprimait un douloureux ahurissement.
  
  - Qui êtes-vous ? articula-t-il d’une voix enrouée.
  
  - Un ami, forcément, murmura Coplan. Rappelez-vous : nous avons terminé la nuit ensemble à Pigalle.
  
  Un long soupir fusa entre les lèvres pâteuses de Rouard.
  
  - Je ne me souviens de rien du tout.
  
  - Je vous ai ramassé sous la table, vers trois heures et demie du matin. Vous dormez depuis plus de douze heures.
  
  Rouard se redressa à demi et, avec effort, se mit sur son séant.
  
  - J’ai la migraine, gémit-il.
  
  Puis, abasourdi :
  
  - Vous... vous m’avez même déshabillé ?
  
  - Je vous ai soigné comme une mère. Ne bougez pas, j’ai préparé une potion qui va atténuer vos maux de tête. Dans dix minutes, vous boirez une tasse de café noir et vous vous sentirez beaucoup mieux.
  
  Effectivement, pendant le quart d’heure qui suivit, Rouard fit des progrès physiques considérables. Sa lucidité mentale lui revint presque d’un seul coup. Il réclama une deuxième tasse de café, la but lentement, redéposa la tasse sur la chaise que Francis avait placée près du divan.
  
  - Vous êtes... un policier, n’est-ce pas ? prononça-t-il en dévisageant Francis.
  
  - Oui, comment le savez-vous ?
  
  - Je... je m’y attendais depuis quelques Jours.
  
  - Vraiment ? Et pourquoi ?
  
  - Vous le savez aussi bien que moi.
  
  Coplan montra le « France-Soir » avec l’article relatif à l’assassinat du conseiller Rodan. Rouard opina d’un air las et, baissant la tête, dit d’un ton morne :
  
  - J’avais décidé de me suicider. Je ne comprends pas pourquoi je ne l’ai pas fait...
  
  Mais il ajouta aussitôt, hargneux et méprisant :
  
  - Même pour ça, Je n’ai pas eu le courage qu’il fallait !...
  
  Le silence pesa dans la pièce.
  
  Comme Rouard paraissait sombrer dans un abîme de mélancolie, Coplan reprit à mi-voix :
  
  - Dans votre intérêt, Je vous conseille de m’expliquer toute l’affaire, Rouard... Vous pouvez me parler d’homme à homme, car je vous considère comme une victime et non comme un coupable.
  
  - Vous vous trompez : Je suis un coupable. A cause de moi, sept Français ont été lâchement assassinés alors qu’ils accomplissaient leur devoir... Sept Français dont le seul crime était de se dévouer corps et âme au service de leur prochain.
  
  - J’ai retrouvé dans vos papiers les listes de la Commission d’Aide aux Musulmans d’Algérie. A qui avez-vous transmis ces listes qui devaient rester secrètes ?
  
  - Au F.L.N.
  
  - C’est le nom de votre correspondant qui m’intéresse, insista Coplan.
  
  - Hamed Kissaoud.
  
  - Où habite-t-il ?
  
  - Vous ne me croirez sans doute pas, mais c’est pourtant la vérité : J’ignore où il habite. Il n’a Jamais voulu me donner son adresse.
  
  - Comment s’opèrent vos contacts avec lui ?
  
  - Il vient ici à l’improviste, environ une fois par mois, et toujours après la tombée de la nuit. Mais quand il a besoin d’un renseignement immédiat, c’est une femme qui vient. Et ce n’est jamais la même qui vient deux fois de suite.
  
  - Comment êtes-vous prévenu ?
  
  - Par la poste. Une circulaire commerciale, timbrée avec un timbre supplémentaire d’un franc.
  
  - Bien combiné, glissa Coplan (qui sut ainsi pourquoi la surveillance du courrier n’avait jamais rien détecté d’anormal). A quel moment avez-vous commencé à fournir des renseignements à Kissaoud ?
  
  - Octobre 1958.
  
  - C’est-à-dire, calcula Coplan, trois mois après votre mutation au Département des Affaires Algériennes.
  
  - Oui.
  
  De nouveau, le silence plana.
  
  C’était la paix du dimanche qui régnait dans la maison, et le bruit de la pluie contre les fenêtres ajoutait une note douce et triste au calme de l’appartement. Fondane, assis dans la cuisine, écoutait le dialogue de Coplan et de Rouard.
  
  Coplan reprit :
  
  - Comment avez-vous été amené à... rendre des services à Hamed Kissaoud ?
  
  Rouard ne répondit pas tout de suite. Le front penché, il paraissait loin de tout.
  
  - Un enchaînement de circonstances, dit-il enfin. J’ai fait mes débuts de fonctionnaire à Alger, après mon service militaire. Je m’y suis marié en 1952... Je m’étais inscrit à une école particulière où je suivais, trois fois par semaine, des cours d’anglais et d’allemand qui se donnaient le soir. C’est là que j’ai fait la connaissance de Kissaoud. Nous avions le même âge, il était intelligent et sympathique, très attaché à la France... A cette époque, j’étais heureux. Les malheurs ont commencé en 55... Mon fils avait un an... C’est le 17 octobre 1955 - je n’oublierai jamais cette date - que le médecin nous a révélé que l’enfant était... n’était pas normal.
  
  - A quel point de vue ?
  
  Rouard fixa Coplan, articula :
  
  - Fou... Les mécanismes du cerveau ne fonctionnaient pas. Naturellement, on ne nous a pas dit que c’était incurable. Nous l’avons appris peu à peu, à force de consulter des spécialistes. A partir de ce moment-là, les catastrophes se sont succédé. La révolte a éclaté en Algérie, mes parents se sont tués en voiture, ma femme s’est suicidée.. Tout s’est déglingué comme ça, au fil des années. Après les événements de 58, j’ai été transféré à Paris. Un jour, j’ai reçu la visite de Kissaoud. Il savait que j’étais aux Affaires Algériennes, et il savait que j’avais besoin d’argent pour soigner mon fils.
  
  - Où est-il, cet enfant ?
  
  - Dans un institut, près de Toulouse.
  
  - Hamed Kissaoud vous a proposé froidement de travailler pour lui ?
  
  - Non, bien au contraire... Il se disait pro-Français et il cherchait des éléments de réconciliation entre la France et les nationalistes algériens. Je ne me suis pas méfié... Quand il m’a demandé les listes des fonctionnaires affectés à la commission d’aide aux Musulmans d’Algérie, j’ai trouvé cela logique. Ces fonctionnaires qui se dévouaient discrètement pour assister les Nord-Africains séjournant en France, pouvaient en effet servir au rapprochement des deux camps ennemis. J’étais loin de me douter que je livrais ces hommes aux tueurs du F.L.N... Ce n’est qu’après le troisième assassinat que j’ai eu des doutes, puis des soupçons, puis des certitudes.
  
  - Des certitudes ?
  
  - Oui. J’avais interrogé Kissaoud. Il a jeté le masque, mais c’était trop tard, j’étais pris dans l’engrenage.
  
  - Chantage ?
  
  - Oui... Ma sœur vit à Alger avec son mari. Ils ont quatre enfants. Kissaoud m’a mis au pied du mur : si je refusais de continuer, il massacrait toute la famille là-bas. Kissaoud est un individu redoutable. Il joue un rôle important au sein du G.P.R.A.
  
  - Vous auriez pu vous confesser à vos chefs, non ?
  
  - Peut-être... On a raison de dire que les épreuves rendent les forts plus forts et les faibles plus faibles. Je n’avais plus le courage de redresser la barre.
  
  - Pourquoi avez-vous décidé de vous suicider ?
  
  - J’y pense depuis si longtemps, laissa tomber Rouard, accablé... Mais ce sont deux faits précis qui ont brusquement stimulé ma résolution d’en finir. Deux faits récents. Tout d’abord, l’article que vous m’avez montré tout à l’heure. J’ai senti que la police était sur le point de découvrir de quelle manière le F.L.N. avait pu se procurer les listes secrètes de la C.A.M.A. Et ensuite, la bagarre que j’ai eue vendredi soir avec Kissaoud. Il m’a accusé de le trahir.
  
  Deux rides barrèrent le front de Coplan.
  
  - Je ne vous suis pas, dit-il. Kissaoud vous accusait de le trahir, lui ?
  
  - C’est une histoire assez mystérieuse. La dernière liste qui m’est passée entre les mains comportait six noms nouveaux au sujet desquels je ne suis pas parvenu à trouver des informations. S’agit-il de fonctionnaires étrangers à l’administration ou ayant pris un nom de guerre vis-à-vis de notre département ? Je n’ai pas pu tirer cela au clair. Toujours est-il que Kissaoud n’a pas voulu admettre ma sincérité. Il m’a donné quatre jours pour lui procurer les renseignements. Jeudi soir, un émissaire viendra chercher la réponse. A 21 heures 30, ici.
  
  Décidément, le Vieux avait eu le nez creux en combinant son opération Catapulte.
  
  Coplan questionna négligemment :
  
  - Vos sympathies profondes vont au F.L.N. ou au camp opposé ?
  
  Rouard hésita un instant.
  
  - Je vais vous surprendre, prononça-t-il d’une voix désabusée, mais la vérité, c’est que je n’ai plus ni sympathies ni convictions pour qui que ce soit, pour quoi que ce soit. Je suis indifférent... comme une épave, comme un mort. Ce que je peux dire aussi, c’est que je n’ai jamais pu considérer les Algériens comme des ennemis.
  
  - Vous n’avez jamais songé que les adversaires de la France et de l’Occident pouvaient exploiter les malheurs de l’Algérie contre les Français et contre les Musulmans eux-mêmes ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Rouard posa sur son interlocuteur un regard hébété. Puis, les yeux fermés, il se massa le front d’un air découragé.
  
  - Je dois avoir le cerveau très fatigué encore, dit-il, mais je ne comprends pas le sens des paroles que vous venez de prononcer.
  
  - Ce n’est pourtant pas compliqué. Vous avez trahi la France en transmettant à Kissaoud des renseignements ultra-secrets, et vos agissements ont eu des conséquences tragiques. Mais ce que vous ignorez, c’est que Hamed Kissaoud trahit le F.L.N. Il utilise vos informations contre les nationalistes algériens.
  
  Rouard, les traits crispés, médita ce que Coplan venait de lui révéler.
  
  - Je ne saisis toujours pas, avoua-t-il en secouant faiblement la tête. Kissaoud lui-même m’a affirmé qu’il dirigeait plusieurs wilaya en France.
  
  - C’est à la fois vrai et faux, répondit Francis. Les opérations de terrorisme organisées par Kissaoud sont évidemment très réelles. Mais elles constituent aussi un alibi. Car, en définitive, Kissaoud n’est pas un soldat qui combat pour l’indépendance de l’Algérie : c’est un agent au service du communisme international.
  
  Rouard dévisagea Coplan, qui poursuivit :
  
  - Nous ne sommes plus au moyen-âge, Rouard. Dans le monde actuel, une guerre n’est jamais locale. Dans le conflit qui nous oppose aux rebelles algériens, les opérations militaires n’ont qu’une importance très relative. Par contre, ce qui est capital, c’est la fermentation politique provoquée par cette crise ouverte. De nos jours, toute guerre est fatalement planétaire. Et les véritables adversaires sont toujours les mêmes, quel que soit le lieu où ils s’affrontent : le bloc communiste d’un côté, le bloc occidental de l’autre... Hamed Kissaoud n’est pas au service de l’Algérie, il est au service de la coalition Moscou-Pékin.
  
  - Mais... comment le savez-vous ?
  
  Coplan se renversa contre le dossier de son fauteuil.
  
  - En février dernier, à Epinay, les tueurs du F.L.N. ont abattu Lucien Rémont, ancien officier de police, mis à la retraite anticipée pour cause de maladie. Personne, même pas sa famille, ne savait que Rémont s’occupait d’assistance morale et matérielle aux travailleurs nord-africains de la banlieue ouest. Cet assassinat - le cinquième au sein des fonctionnaires de la C.A.M.A. - impliquait une complicité dans les cadres du Département des Affaires Algériennes, car Rémont n’avait pas encore eu le temps d’accomplir une seule mission concrète. Il venait d’être nommé à ce poste et sa nomination avait été tenue secrète.
  
  - Oui, je sais, articula Rouard d’une voix sourde.
  
  - Attendez, vous ne savez pas tout. Lucien Rémont était un de mes camarades de jeunesse. J’ai demandé comme une faveur de pouvoir m’occuper de l’affaire. Je me suis juré de venger mon camarade, et je...
  
  - C’est chose faite, je sais ce qui m’attend, intercala Rouard, amer.
  
  Coplan, d’un petit geste irrité de la main, écarta les paroles désabusées de Rouard :
  
  - Vous ne m’intéressez pas, dit-il, féroce. Pour payer une telle facture, vous ne faites pas le poids. C’est Kissaoud et sa maffia qui devront acquitter la note.
  
  - Si vous vous attaquez à ces gens-là, vous y laisserez votre peau. Ils ne reculent devant rien, et ils ont une organisation terrible.
  
  Coplan approuva :
  
  - Vous ne m’apprenez rien. Leurs réseaux sont copiés sur ceux que nous avions au temps de la Résistance, avec l’expérience en plus et les conseils techniques des spécialistes du Kremlin. Mais j’ai contre eux une arme secrète : la collaboration du F.L.N.
  
  Rouard marqua le coup.
  
  - La collaboration du F.L.N ? répéta-t-il, sidéré.
  
  - Après l’assassinat de mon ami Rémont, j’ai décidé de jouer cartes sur table. Grâce à certains contacts avec le G.P.R.A. en Allemagne, nous avons reçu, de la source la plus autorisée, la confirmation que les crimes commis sur la personne des conseillers aux Affaires Algériennes n’ont jamais été ordonnés par les chefs de la rébellion.
  
  - Mais quel est l’objectif de Kissaoud, alors ?
  
  - Empêcher la réconciliation, prolonger la guerre au maximum, couper l’Algérie de la France pour la faire basculer dans le camp des pays d’obédience communiste... Stratégie subtile, efficace, dans laquelle le Kremlin est passé maître.
  
  Rouard, visiblement dépassé par les perspectives insoupçonnées que les explications de Coplan lui ouvraient, resta un long moment absorbé par ses pensées.
  
  Finalement, il demanda :
  
  - C’est pour me montrer la gravité de mon cas que vous me donnez toutes ces précisions ?
  
  - C’est pour que vous m’aidiez, articula Coplan d’une voix durcie... Je vous ai peut-être empêché de mettre fin à vos jours, mais ce n’est pas par bonté d’âme. C’est parce que vous êtes le seul instrument dont je dispose pour accrocher Kissaoud et remonter la filière.
  
  - Vous n’allez pas me mettre en prison ?
  
  - Sûrement pas ! Ce serait le meilleur moyen d’alerter l’adversaire. Vous allez me servir d’appât, et pour cela vous allez reprendre votre vie normale. Demain, vous irez au ministère comme d’habitude... Je vous fournirai les renseignements que Kissaoud vous a réclamés. Et jeudi, vous les remettrez à l’émissaire qui doit venir... Êtes-vous d’accord pour jouer de plein gré votre nouveau rôle ? Cela sera porté à votre crédit, bien entendu.
  
  - Oui, je suis d’accord, mais je ne vous demande pas votre indulgence... Vous ne pouvez pas savoir à quel point tout me dégoûte, à quel point je me dégoûte moi-même.
  
  - Vos sentiments personnels ne doivent plus entrer en ligne de compte. Ou alors, essayez de vous racheter. Je vous en offre l’occasion.
  
  Rouard esquissa une grimace mais ne répondit pas. Coplan continua :
  
  - Il me reste deux ou trois choses à examiner avec vous dans l’immédiat. Pourriez-vous me dessiner un portrait-robot aussi précis que possible de Hamed Kissaoud ?
  
  - Je n’ai aucun talent de dessinateur, mais je peux vous le décrire.
  
  - Bien, nous verrons cela... Deuxième point : qu’avez-vous fait de votre agenda ?
  
  - Je l’ai détruit et je l’ai jeté dans la Seine.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Pour ne rien laisser de compromettant derrière moi.
  
  - Et les listes de la C.A.M.A. ?
  
  - Vous m’avez mal compris. Je tenais à laisser les preuves de ma culpabilité, mais je ne voulais pas que la police aille importuner toutes mes connaissances. Ces gens sont innocents.
  
  Coplan hocha la tête. Puis :
  
  - Encore une question. Est-ce par hasard ou bien dans une intention précise que vous avez fini la soirée au Golden Bow ?
  
  - Tout à fait par hasard. Comme je n’ai jamais fréquenté Pigalle, je suis allé d’un établissement à l’autre... Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  - Pour savoir.
  
  
  
  
  
  Vers le début de la soirée, après avoir dormi encore pendant une ou deux heures, Rouard se leva. Il avait la mine défaite, le crâne enserré dans un cercle de plomb, les jambes molles.
  
  - Vous feriez bien de vous rafraîchir et de vous raser, lui conseilla Coplan.
  
  - Oui, j’en ai besoin, admit Rouard.
  
  A cet instant, Fondane - qui avait fait disparaître le magnétophone - fit son entrée dans la salle-de-séjour.
  
  Rouard le regarda d’un œil étonné.
  
  - Bonsoir, susurra Fondane. Ne soyez pas surpris, je suis un ami.
  
  Coplan intervint :
  
  - Il faudra renoncer pendant quelques jours à la solitude, Rouard. J’ai décidé de vous protéger nuit et jour, mais nous serons très discrets. Vous êtes devenu un homme extrêmement précieux...
  
  Rouard haussa les épaules, se dirigea vers la salle-de-bains en traînant les pieds. Le bruit d’eau coulant dans la baignoire crasseuse attesta qu’il se mettait à sa toilette.
  
  Coplan et Fondane tinrent conseil à voix basse. Ensuite, Fondane enfila son demi-saison et quitta l’appartement pour aller porter au Vieux l’enregistrement du long entretien Coplan-Rouard,
  
  Francis, songeur et préoccupé, alluma une Gitane, gagna la cuisine pour manger un sandwich.
  
  Quand il revint dans le studio, une vingtaine de minutes plus tard, il s’arrêta net. Une flaque d’eau s’élargissait dans la pièce. Il bondit vers la salle-de-bains. Michel Rouard gisait nu dans la baignoire remplie d’eau rougie par son sang. Il s’était tranché la carotide au moyen d’une lame de rasoir.
  
  - Salaud ! rugit Coplan en se précipitant pour fermer les robinets et tirer le bouchon de vidange de la baignoire.
  
  Il n’y avait plus rien à faire. Pour une fois, Rouard n’avait pas manqué de cran : il s’était entaillé la gorge, juste sous la pomme d’Adam, avec une force effroyable. La plaie béante laissait voir à vif les muqueuses de la trachée. L’hémorragie, aidée par l’eau chaude du bain, avait été rapide et abondante. Rouard, la face tordue, exsangue, avait les yeux révulsés.
  
  Coplan, surmontant sa répugnance, plongea sa main dans l’eau pour saisir le poignet de Rouard. La mort avait fait son œuvre.
  
  - Fumier, ragea Francis, pâle de colère, en laissant retomber le bras du suicidé.
  
  L’eau s’écoulait en bouillonnant dans la tuyauterie d’évacuation. Le cadavre remuait avec mollesse à mesure que la baignoire se vidait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  La mort de Michel Rouard avait placé Coplan dans une situation difficile. Sans la collaboration du fonctionnaire félon, le guet-apens imaginé par Francis devenait plus qu’aléatoire. Un piège sans appât n’attire guère le gibier...
  
  C’était aussi l’avis du Vieux.
  
  - En tout état de cause, dit celui-ci à Coplan, nous n’avons pas à nous plaindre. Le fait d’avoir pu colmater la brèche par laquelle les informations du ministère passaient à destination de l’ennemi, c’est un résultat non négligeable. Pour moi, l’opération Catapulte est un succès ; j’ai atteint mon objectif numéro UN.
  
  - On se console comme on peut, grommela Francis. Quant à moi, je vais quand même tenter ma chance jeudi. J’accueillerai moi-même l’émissaire de Hamed Kissaoud.
  
  - Si cet émissaire se présente, ce dont je doute, fit le Vieux, sceptique. Vous oubliez la prudence des commandos F.L.N... Ils ont sûrement des observateurs qui contrôlaient les allées et venues de Rouard. A l’heure qu’il est, ils doivent savoir qu’il a disparu de la circulation.
  
  - C’est vraisemblable, mais ce n’est pas certain, rectifia Coplan en appuyant sur ce dernier mot. La prudence des tueurs fellagha est une chose, la finesse psychologique des Arabes en est une autre. Je suis persuadé que Kissaoud avait parfaitement Jaugé Rouard. Et que c’est même sur la lâcheté profonde, congénitale dirais-Je, du personnage, qu’il a misé. Depuis le début.
  
  - Sans aucun doute, admit le Vieux. Mais où voulez-vous en venir ?
  
  - Kissaoud était sûr qu’il tenait Rouard. Il en était tellement convaincu qu’il n’a pas craint de jeter le masque, ce qui n’était pas seulement cynique mais risqué. Or, Rouard a continué à trahir son pays en pleine connaissance de cause. Vous avez entendu l’enregistrement. La docilité effarante de Rouard a dû être pour Kissaoud la meilleure des garanties. Pourquoi l’aurait-il fait surveiller ? Sans compter qu’une surveillance augmentait les dangers de détection.
  
  - Oui, concéda le Vieux, oui, évidemment. Et, de plus, Kissaoud ne s’exposait que très rarement en personne.
  
  - Le message postal, l’agent intermédiaire, toutes ces précautions militent en faveur de ma thèse, enchaîna Coplan. Par contre, ce que je redoute, c’est la mise en place d’un contrôle au moment de la venue de l’émissaire.
  
  - Cela, vous pouvez le prévoir. A vous de choisir une parade appropriée.
  
  Coplan réfléchit une seconde. Puis :
  
  - Je crois que la meilleure combine, c’est le coup du taxi. L’effet de surprise aidant, ça doit marcher, qu’en pensez-vous ?
  
  - Vous avez carte blanche, laissa tomber le Vieux. Mais gare au choc en retour ! Les tueurs nord-africains n’y vont pas avec le dos de la cuiller.
  
  
  
  
  
  Le jeudi suivant, c’est-à-dire quatre jours après la mort de Michel Rouard, Coplan, vers la fin de l’après-midi, s’amena tranquillement au boulevard des Batignolles, se promena un moment dans les alentours du 86 ter, puis, s’étant assuré que tout paraissait normal dans les parages de l’immeuble, s'engagea dans le couloir, traversa la cour et monta jusqu’au quatrième étage, escalier B.
  
  Il ne rencontra personne, et il pénétra dans l’appartement de Rouard.
  
  Rien n’avait changé depuis la nuit du dimanche au lundi. Le désordre et le fouillis étaient restés ce qu’ils étaient au moment où les gars du Service étaient venus emballer le cadavre du locataire pour l’emmener de la façon la plus clandestine.
  
  Coplan vérifia minutieusement les repères qu’il avait dispersés dans les pièces, la veille. Tout était intact. Aucun visiteur indésirable n’était venu.
  
  Il n’y avait plus qu’à patienter, puisque, selon les dires de Rouard, le contact avait été fixé à 21 heures 30.
  
  Vers 19 heures, Coplan alluma dans la salle-de-séjour et tira les rideaux. Mais il eut soin de laisser filtrer un bord de lumière. De cette manière, si l’émissaire jetait un coup d’œil de la cour, il verrait que Rouard était là.
  
  Entre vingt heures et vingt heures et demie, quatre taxis vinrent successivement se ranger à la queue leu leu le long du boulevard, en face du numéro 82. Aucune plaque n’indiquait qu’il y avait là un stationnement officiel, mais la chose semblait aller de soi puisqu’il y avait quatre voitures. En tête de file, c’était un radio-taxi Peugeot 404.
  
  Coïncidence étrange, chaque fois qu’un client se présentait, la voiture de tête refusait la course. Le chauffeur devait rentrer à Levallois, ou à Denfert-Rochereau, ou à Clignancourt, mais jamais à l’endroit où le client désirait se rendre. Une des autres voitures chargeait le client, et ce taxi était aussitôt remplacé par un autre qui s’amenait comme par miracle.
  
  A neuf heures 20, Coplan alluma sa douzième Gitane.
  
  Une insidieuse fébrilité s’était peu à peu insinuée dans ses veines, il avait des fourmis dans les jambes. De la cuisine au bureau et du bureau à la cuisine, il se mit à marcher, comme un prisonnier dans sa cellule, le front soucieux, le regard tendu, l’oreille aux aguets.
  
  Neuf heures 23... 24... 25... 26... 21... 30... 36... 40...
  
  Le coup de sonnette éclata, si bref, si impératif, que Coplan ne put s’empêcher de tressaillir. Il écrasa promptement dans un cendrier la cigarette qu’il venait d’allumer au mégot de la précédente, s’avança vers la porte palière, l’ouvrit.
  
  - Bonsoir, jeta une voix féminine à la fois rude et sèche.
  
  - Salut, grogna Coplan qui, reconnaissant la visiteuse, réalisa sur-le-champ que Rouard lui avait menti.
  
  En effet, la fille qui se tenait sur le palier était une des entraîneuses du Golden Bow, la petite brune aux yeux noirs et méchants qui avait essayé de baratiner le jeune inspecteur Hénard. Elle fronça les sourcils.
  
  - Tiens, c’est vous ? dit-elle, revêche, en se rappelant où elle avait déjà vu la tête de l’homme qui l’accueillait.
  
  - Oui, c’est moi. Entrez...
  
  Elle hésita une fraction de seconde, s’avança, méfiante. Coplan, très naturel et très décontracté, referma la porte, invita la fille à pénétrer dans la salle-de-séjour.
  
  Elle fit quelques pas dans la pièce, promena un rapide regard autour d’elle, se retourna vers Francis.
  
  Rouard n’est pas là ?
  
  - Non, vous le savez bien, répondit Coplan d’un ton détaché.
  
  - Je ne sais rien du tout ! riposta-t-elle.
  
  Elle avait un tempérament agressif qui correspondait parfaitement à son visage dur et à toute sa petite personne. Vêtue d’un tailleur noir de coupe très stricte, ses joues mates à peine maquillées, elle serrait dans son poing crispé son sac de cuir noir. Elle était tendue, sur ses gardes.
  
  Coplan reprit sur le même ton négligent :
  
  - Il m’a dit qu’il avait prévenu. Il a été appelé d’urgence à Toulouse. Son môme est malade.
  
  - Son môme ? Première nouvelle.
  
  - Vous tombez de la lune ou bien quoi ? maugréa Coplan.
  
  D’un geste évasif, il montra une photo dans un cadre de chêne posé sur la commode. On y voyait une jeune femme avec un bébé dans les bras.
  
  - Vous ne savez pas qu’il a été marié, que sa femme s’est suicidée, que son fils a maintenant sept ans et que cet enfant est enfermé dans un institut : fou et incurable ?
  
  - Je croyais qu’il était vieux garçon, grommela-t-elle.
  
  Coplan, qui voulait simultanément tâter le terrain et faire croire qu’il connaissait Rouard de longue date, plaisanta :
  
  - Vous ne devez pas l’avoir fréquenté beaucoup, car il racontait ses malheurs à tout le monde.
  
  - Je ne me suis jamais occupée de lui. C’est pour Lulu qu’il venait au Golden... Mais vous, qui êtes-vous ?
  
  - Un de ses copains.
  
  Elle opina sans mot dire, mais ses yeux sombres trahissaient une évidente préoccupation. Elle se rendait sans doute compte, confusément, que l’attitude de Coplan ne collait pas tout à fait avec ce qu’elle avait vu lors de la soirée au Golden Bow.
  
  - C’est comment, votre nom ? questionna-t-elle.
  
  - Alors ça, c’est un comble ! jeta Coplan.
  
  Quittant brusquement son air désinvolte, il mit ses poings sur ses hanches, se planta devant la fille, la scruta d’un œil intrigué, défiant.
  
  - Dis donc, ma jolie, siffla-t-il entre ses dents, j’aimerais bien savoir ce que cela cache, tes manières d’ingénue et tes questions.
  
  Il se déplaça avec lenteur, de façon à lui couper le chemin vers la porte palière.
  
  - Qui c’est qui t’a envoyée ici ?
  
  - Ben, le patron... Kacem, quoi ! balbutia-t-elle, inquiète.
  
  - Ah oui ? Et sans te prévenir que Rouard ne serait pas là ? Sans te rencarder à mon sujet ? Tu te fous de moi ?
  
  Elle commençait à perdre contenance. Coplan insista, de plus en plus menaçant :
  
  - Veux-tu bien m’expliquer d’où tu viens ?
  
  - Mais... du Golden ! J’y suis arrivée à neuf heures et Kacem m’a appelée pour m’expliquer le topo. Il m’a bien dit que Rouard devait me remettre une enveloppe et que je devais aller la porter à Hamed. Je ne suis pas folle, non !...
  
  - Quel cirque, soupira Francis, écœuré. Un de ces jours, on se fera coincer, c’est couru d’avance.
  
  Il haussa les épaules, marcha vers la table.
  
  - Tiens, dit-il en saisissant un pli et en le tendant à la fille, voilà l’enveloppe. A l’avenir, il y aurait lieu d’ajuster un peu mieux vos combines. Je déteste la rigolade dans ce domaine.
  
  - Vous pouvez toujours m’engueuler, répliqua-t-elle, j’y suis pour rien. Si vous êtes en rogne, arrangez-vous avec Kacem.
  
  Elle plia l’enveloppe, la fourra dans son sac à main.
  
  - Tchau ! fit-elle, vexée.
  
  Elle se dirigea vers la sortie. Coplan la précéda pour lui ouvrir la porte. Les lèvres pincées, elle gratifia Francis d’un regard dédaigneux. Il ricana :
  
  - A la revoyure.
  
  Il appuya sur la minuterie de la cage d’escalier, referma la porte.
  
  Il l’entendit descendre. Le cœur battant, il se rua vers la cuisine où il avait remisé l’émetteur-récepteur apporté la veille. Il actionna les boutons du poste, coiffa les écouteurs, se pencha vers le micro encastré dans le couvercle de l’appareil.
  
  - F.X. 18... F.X. 18... annonça-t-il.
  
  - R.U. 43, répondit une voix nasillarde, Je vous écoute.
  
  - Le gibier est en route. C’est une petite brune en tailleur noir.
  
  - Je l’avais repérée, dit R.U. 43. J’aurais parié que c’était elle.
  
  - Comment est-elle arrivée ?
  
  - Seule, à pied, venant de Clichy... Attention, la voici...
  
  Il y eut un temps d’arrêt. Coplan retenait son souffle.
  
  La voix de R.U. 43 résonna derechef, goguenarde :
  
  - C’est dans la poche. Elle a foncé sur le tacot de Lourain comme un tigre sur sa proie... Lourain démarre... Ho, minute, les gars ! Une Dauphine rouge déboîte de la file à hauteur du 92... Pas de doute, la fille était couverte...
  
  - A son insu, compléta vivement Coplan. Sinon, elle n’aurait pas pris un taxi... Prudence pour la filature ! A vous, Sicot !
  
  - J’y vais, intervint l’inspecteur Sicot... Appel à Monceau pour une prise demandée ; ne vous dérangez pas, Richelieu...
  
  Le troisième taxi de la rangée démarra.
  
  Alors, entre le chauffeur de la 404 qui transportait la petite entraîneuse du Golden Bow et l’autre taxi qui participait à l’opération, un dialogue absolument abracadabrant débuta. Les deux inspecteurs spécialisés, dans un langage-clé que seuls les initiés pouvaient comprendre, échangeaient sur un ton monotone des indications de service qui n’avaient aucun sens apparent mais qui, en réalité, étaient des repères.
  
  R.U.43 traduisait pour Coplan, sur un autre poste et sur la longueur d’onde réservée à la direction générale de la manœuvre.
  
  - Étoile... Kléber... Pont d’Iéna, énonça R.U.43 dont la voix placide avait quelque chose d’infiniment rassurant. Suffren... Suffren... Pasteur... La Dauphine suit le train... Elle est immatriculée 4199CV78...
  
  Coplan sortit son stylo-bille pour noter le numéro au vol. Il n’osait pas encore se réjouir, bien que l’affaire fût en bonne voie.
  
  R.U.43 poursuivait sa litanie :
  
  - Pasteur, Vercingétorix... On approche, semble-t-il, car la Dauphine vient de dépasser Lourain... Stop ! La Dauphine s’est rangée devant l’église... Lourain débarque son colis au coin de Pernety...
  
  Il y eut de nouveau un silence. Puis, d’un ton décidé, R.U. 43 déclara :
  
  - Terminé. Le gibier est revenu sur ses pas pour disparaître dans le passage Bournisien. A vous, F.X.18.
  
  Coplan enchaîna immédiatement :
  
  - On y va ! Jonction rue du Château... C.5 et C.7 doivent se placer en barrage... Interceptes discrètement la fille si elle quitte la position avant mon arrivée... Méfiez-vous des guetteurs, ce coin est une véritable casbah... Contact dans dix minutes. A vous, Central.
  
  Coplan ôta son casque tourna les boutons du poste, referma la mallette, éteignit toutes les lumières dans l’appartement, sortit, donna un tour de clé à la porte palière et dévala à toute allure les quatre étages. Fondane avait déjà avancé la D.S. de son chef.
  
  - Fonce, lui ordonna Francis en s’engouffrant dans la voiture.
  
  Tandis qu’ils rejoignaient dare-dare le 14ème arrondissement, le contact fut rétabli avec le Central. Tout se passait bien, du moins jusqu’à nouvel ordre.
  
  Lorsqu’ils arrivèrent au point de ralliement, deux cars de police, bourrés d’agents armés de mitraillettes, venaient de se ranger un peu au-delà du débouché du boulevard Pasteur.
  
  Coplan tint un bref conciliabule avec le commissaire Fouchot qui commandait les deux groupes de choc de la police.
  
  - Promis, conclut Fouchot. On met le paquet. Ne vous exposez pas inutilement, recommanda-t-il à Coplan et à Fondane. Mes hommes sont dotés du nouveau gilet pare-balles et ils sont exercés à ce genre de sport.
  
  L’encerclement de la ruelle où la fille du Golden Bow, ainsi que le ou les occupants de la Dauphine s’étaient engagés, fut mené en douce mais très rondement.
  
  Soudain, un coup de feu éclata. Un individu caché dans une encoignure détala comme un lièvre en direction de la rue Blottière.
  
  Au fond de l’impasse, il devait y avoir une issue donnant sur les voies de la gare de marchandises. Mais le guetteur n’alla pas loin. Au moment où il s’élançait vers un couloir, un coup de matraque lui percuta le crâne. Le type, emporté par son élan, battit le record du vol plané sans ailes ni moteur. Il alla s’aplatir au pied de la façade d’un vieil immeuble en cours de démolition.
  
  Cependant, l’alerte était donnée. Il fallait agir à toute vitesse.
  
  Avec un cran fantastique, les deux groupes de flics s’élancèrent à l’assaut des cinq bicoques de l’impasse. Une mitraillette, pointée depuis le grenier de l’une des maisons, lâcha une rafale. Des coups de feu ripostèrent.
  
  Coplan et Fondane, habitués aux ruses de guerre des commandos fellagha, avaient discrètement contourné les taudis occupés par les Nord-Africains pour aller se poster dans une autre ruelle dont les ateliers, autrefois célèbres à Montparnasse, jouxtaient le repaire des Algériens. Le calcul était juste. Alors que la fusillade déclenchée par les policiers atteignait son point culminant, trois ombres se faufilèrent subrepticement à moins de dix mètres de l’endroit où Coplan et Fondane se trouvaient.
  
  - C’est la souris, chuchota Fondane. Avec deux gars.
  
  - On crosse les mâles, souffla Francis.
  
  Cueille celui qui marche devant, je me charge de l’autre.
  
  Ils s’effacèrent dans le renfoncement où ils s’étaient planqués. Devant eux, une vieille fontaine laissait pisser un filet d’eau dont le clapotis évoquait des temps révolus. Une odeur de cabinets empestait l’air.
  
  Dans la ruelle voisine, le duel des mitraillettes avait cessé. Selon leur tactique coutumière, les Nord-Africains, assurés d’avoir protégé la fuite de leurs chefs, se rendaient.
  
  Les trois fuyards, en file indienne, progressaient vers la rue principale. Ils ne craignaient pas de se faire agrafer par des gens du quartier, car les habitants se terraient dans leurs maisons.
  
  Fondane, le dos aplati contre la muraille, vit passer à sa gauche la silhouette mince et souple de l’individu qui guidait la fille et l’autre type. Il se projeta d’un bond, rabaissa avec violence son bras levé. Au même instant, jaillissant de l’obscurité, Coplan bouscula la fille et assena un coup de crosse foudroyant au bonhomme qui venait en troisième position. Touché en plein milieu du front, l’Arabe tomba à la renverse en faisant tournoyer ses bras dans le vide. L’automatique qu’il serrait dans son poing alla voltiger sur le pavé.
  
  Fondane, pas trop sûr d’avoir assommé son adversaire, s’était précipité pour le gratifier d’une dose supplémentaire. La fille en tailleur noir, prompte comme une chatte, se lança, se baissa, ramassa l’arme que son complice avait lâchée. Mais Coplan ne perdit pas le nord. D’un plongeon brutal, il se catapulta sur l’entraîneuse, la plaqua au sol dans un style éblouissant, se retourna d’une secousse en expédiant de toute sa force la fille en l’air contre la fontaine de bronze. Elle resta inerte, la jupe retroussée jusqu’au nombril, la joue dans la flaque boueuse qui stagnait entre la fontaine et les cabinets.
  
  Trois policiers qui patrouillaient s’amenèrent, mitraillette en batterie. Fondane gueula :
  
  - Ne tirez pas ! Police !
  
  Un des flics alluma sa lampe torche.
  
  - De la casse par ici ? aboya-t-il.
  
  - Rien de grave, répondit Fondane. Nous avons harponné trois petits malins qui se débinaient par l’arrière.
  
  Coplan ajouta, soulagé :
  
  - Ils sont vivants, Dieu merci ! Quelles sont les nouvelles de votre côté ?
  
  - Un blessé chez nous, trois fellagha tués. On est en train de les embarquer dans les cars.
  
  - Passez-moi votre lampe une seconde.
  
  S’éclairant avec la torche du policier, Francis alla fouiller les deux hommes évanouis. Un seul des deux avait dans sa poche un portefeuille avec des papiers. Parmi ces papiers, un certificat de travail au nom de Hamed Kissaoud, mécanicien, domicilié à Maubeuge.
  
  - La prise est bonne, dit Coplan, satisfait. Aidez-moi à transporter ces deux zèbres et la donzelle dans une des voitures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  En moins de vingt-cinq minutes, le quartier avait retrouvé son calme : les gens réapparurent, les juxe-box des bistrots reprirent leur vacarme habituel.
  
  On était blindé, dans ce coin de Paris. Les rafles et les bagarres n’avaient rien d’exceptionnel. Même les chants arabes, nasillés par les phonos, recommencèrent bientôt à se faire entendre.
  
  Demain, dans les journaux, ça se résumerait à un fait-divers banal, presque quotidien : « Des terroristes F.L.N. ouvrent le feu sur un car de police ».
  
  Coplan et Fondane, à bord de la D.S noire, avaient déjà regagné le 9ème arrondissement. Après quelques coups de fil entre le Service et la Préfecture, le commissariat de la rue Ballu reçut l’ordre d’entrer en action.
  
  A minuit moins vingt, la clientèle du Golden Bow s’augmenta subitement d’une douzaine de noctambules aux larges épaules, aux yeux de granit, au sourire peu engageant.
  
  Cinq minutes plus tard, sous la menace des pistolets exhibés à la même seconde par ces clients d’un genre spécial, le nettoyage par le vide commençait. Le gérant de la boîte-de-nuit, le maître-d’hôtel, les garçons, les entraîneuses, les effeuilleuses et les consommateurs furent priés de grimper en bon ordre dans les cars que la Préfecture mettait gracieusement à leur disposition.
  
  Deux couples américains, trois touristes allemands et un aviateur canadien en goguette voulurent protester. Le commissaire leur cloua le bec en leur disant d’un ton poli mais ferme :
  
  - On vous relâchera dans un quart d’heure, n’ayez crainte. Il s’agit d’une simple vérification d’identité.
  
  - Gee ! glapit une des Américaines. C’est oune scandale !
  
  - Ne vous frappez pas, lui jeta le policier qui ne manquait pas d’humour. Nous sommes payés par l’Office de Tourisme, cela fait partie des célèbres Nuits de Pigalle !
  
  Après un triage accéléré, Coplan se retrouva dans les locaux de la D.S.T. avec les personnages qui l’intéressaient : Hamed Kissaoud, revenu de ses émotions, un énorme pansement autour de la tête ; Kacem Kalouch, gérant du Golden Bow, malabar aux manières faussement distinguées, aux attitudes pleines de déférence, aux nerfs d’acier ; mademoiselle Mily Dumaine, alias Émilie Couchât, pas encore tout à fait remise de sa phase de rugby avec Coplan ; et enfin, anonyme et abruti, le zèbre que Fondane avait orné de deux bosses bleuâtres à l’arrière du crâne.
  
  Les interrogatoires débutèrent par Kacem Kalouch.
  
  Le gérant du Golden Bow, âgé de 48 ans, originaire d’Oran, ancien caporal de l’Armée Française, mangea le morceau tout de suite. Et avec un appétit remarquable.
  
  - Je suis content que c’est arrivé, affirma-t-il. Je savais que cela devait arriver... Kissaoud ne m’a pas laissé le choix : ou bien je travaillais pour lui, ou bien il me liquidait.
  
  - Qu’entendez-vous par travailler ? demanda l’inspecteur Brasset qui assistait Coplan.
  
  - Mettre mon personnel à sa disposition.
  
  - Vous étiez au courant de la trahison de Rouard ?
  
  - Oui, je savais qu’il était plus ou moins en cheville avec Kissaoud.
  
  - Vous connaissiez Rouard ?
  
  - De vue seulement. J’ai toujours gardé mes distances.
  
  - Il venait souvent chez vous ?
  
  - Il est venu quatre ou cinq fois, pas davantage... Il voulait retrouver une entraîneuse qui avait travaillé un moment à mon service. Je ne sais ni où, ni comment, il l’avait connue, mais il avait un sérieux béguin pour elle.
  
  Coplan intervint :
  
  - Le nom de cette fille ?
  
  - Lulu... Enfin, c’est son nom de guerre. A l’état-civil, c’est Lucie Kramer.
  
  - Où peut-on la retrouver ?
  
  - Je l’ignore. Elle est partie brusquement, vers la fin du mois de janvier,
  
  - Comment est-elle ?
  
  - Grande, blonde... euh... bien balancée.
  
  - Était-elle au courant de vos combines avec Rouard et Kissaoud ?
  
  - Oui. En gros, tout au moins. Elle savait qu’il s’agissait d’une affaire pour le compte du F.L.N.
  
  - Son âge et son adresse ?
  
  - Vingt-huit ans. Elle avait une chambre meublée dans la rue Clauzel, mais elle n’y habite plus et personne ne sait ce qu’elle est devenue.
  
  Coplan prit quelques notes sur son agenda, puis :
  
  - Depuis combien de temps travaillez-vous pour Kissaoud ?
  
  - Depuis décembre. Mon cabaret s’est ouvert en octobre, mais ça n’a démarré que cinq ou six semaines après l’ouverture. Je crois que c’est aux environs du 20 novembre que Kissaoud est venu pour la première fois.
  
  - Que faisiez-vous avant ?
  
  - J’étais cuisinier dans un restaurant populaire, en Belgique. A La Louvière.
  
  - Comment avez-vous décroché la gérance du Golden Bow ?
  
  - J’ai quitté le Borinage quand il y a eu des histoires là-bas avec la Sûreté belge. J’avais pas mal de copains à Paris... Vous savez comment cela se passe : on cause à gauche, on cause à droite. De fil en aiguille, j’ai appris qu’un nouveau cabaret allait s’ouvrir et j’ai présenté ma candidature.
  
  Coplan saisit la balle au bond :
  
  - Qui est le véritable patron de cette boîte-de-nuit ?
  
  - Un groupe financier de Lyon. Je peux vous montrer tous les papiers. C’est une affaire commerciale tout à fait régulière.
  
  - Je n’en doute pas, maugréa Francis, mi-figue mi-raisin. Ce sera tout pour l’instant. Nous reprendrons cette conversation plus tard...
  
  - J’espère que vous allez me relâcher ?
  
  - Bien sûr ! Mais pas tout de suite. Il faudra que vous fassiez un tour au centre de triage de Vincennes.
  
  Le malabar haussa les épaules d’un air fataliste.
  
  Après lui, c’est Hamed Kissaoud qui fut mis sur la sellette. Il avait 32 ans, il était originaire de Biskra et il avait travaillé onze ans comme mécanicien dans une firme de transports d’Alger. Il s’était rallié au F.L.N. en 1958, après les événements de mai, sous la pression de certains membres de sa famille.
  
  L’inspecteur Brasset lui fit remarquer :
  
  - D’après vos papiers d’identité, vous êtes domicilié à Maubeuge. Depuis quand êtes-vous à Paris ?
  
  - Depuis le mois de janvier.
  
  - Vous avez fait du maquis ?
  
  - Oui, deux ans. C’est en juin 1960 que mes chefs m’ont ordonné de venir en France.
  
  - Qu’est-ce que vous faites à Paris ?
  
  - Je suis chômeur. Je cherche du travail...
  
  Coplan, assez désagréablement impressionné par la docilité du Nord-Africain, lui posa soudain une question très précise :
  
  - Où étiez-vous en octobre 58 ?
  
  - Au Maroc, dans un camp d’entraînement militaire.
  
  - C’est faux ! Rouard vous livre des renseignements depuis octobre 1958.
  
  - Il se trompe, assura Kissaoud sans se démonter. Mon premier contact avec lui a eu lieu le 10 juin 1960. J’étais à Paris depuis sept jours très exactement. Et c’est même pour me placer à sa disposition que mes chefs m’ont retiré de l’armée.
  
  - L’un de vous deux ment, dit Francis, cassant. Je vous préviens que vous serez confrontés.
  
  - Tout à fait d’accord, acquiesça Kissaoud. Personnellement, je n’ai aucune raison de vous mentir.
  
  Son aplomb et son aisance avaient quelque chose de troublant. Coplan reprit :
  
  - A qui transmettiez-vous les renseignements que Rouard vous passait ?
  
  - A un émissaire qui venait spécialement de Bruxelles. J’étais prévenu par un message qui m’était apporté la veille.
  
  - Quel émissaire ?
  
  - Ce n'était jamais le même et il ne disait jamais son nom. Nous avions un point de contact qui changeait chaque fois, et un mot de passe.
  
  - Vous commandez plusieurs wilayas dans Paris ?
  
  - Moi ? Pas du tout ! Au contraire, mes consignes m’interdisaient formellement de participer aux actions directes. Je devais me tenir tranquille, passer inaperçu, rester en dehors de toute opération compromettante.
  
  - Vous êtes un membre de l’Organisation Secrète ?
  
  - Si vous voulez. Je suis surtout un soldat. J’obéis, je ne demande pas d’explications.
  
  - Vous avez menacé Kacem Kalouch, le gérant du Golden Bow, et vous l’avez contraint à mettre son personnel à votre service.
  
  - Oui, j’exécutais les ordres,
  
  - Bien, nous nous reverrons.
  
  Avant de faire comparaître les deux derniers suspects, c’est-à-dire le Nord-Africain anonyme (celui qui avait tenté de fuir avec Kissaoud et la petite brune au moment de la rafle) et la fille en question, Coplan échangea ses impressions avec l’inspecteur Brasset. Ce dernier affichait un scepticisme désabusé.
  
  - Pas moyen de tirer quelque chose de valable de ces zigotos, grommela-t-il. Ils s’entendent comme des larrons en foire.
  
  C’est toujours la même chanson : les uns se lamentent en affirmant qu’ils sont soumis au chantage, les autres se retranchent derrière leur devoir de combattant. Quant aux gonzesses, elles agissent par sentiment, qu’elles disent !...
  
  - A votre avis, les déclarations de Kissaoud sont-elles vérifiables ?
  
  - Très certainement. Je connais la musique : quand un de ces types-là donne des dates précises, c’est qu’il est sûr d’avoir des preuves officielles.
  
  - Dans ce cas-là, Rouard n’était pas seulement un lâche, c’était un fourbe par-dessus le marché. Tous ses aveux étaient des bobards... Et on peut se demander dans quelle mesure ce n’était pas lui le chef d’orchestre de toute la combine d’espionnage au ministère des affaires algériennes.
  
  Coplan réfléchit un instant, puis il ajouta :
  
  - Comment pourrait-on s’y prendre pour creuser l’affaire en profondeur ? Du côté des patrons du Golden Bow peut-être ?
  
  Brasset émit un petit ricanement :
  
  - Rien à espérer de ce côté-là. La moitié de Pigalle est maintenant dans les mains des Nord-Africains, et toutes les tractations sont faites devant notaire, dans la plus rigoureuse légalité. Les hommes de paille sont inattaquables.
  
  Il y eut un silence.
  
  L’inspecteur murmura à mi-voix :
  
  - Si vous y tenez réellement, moi je veux bien soumettre vos trois lascars à un interrogatoire renforcé... Mais ce sera du temps perdu, je le crains.
  
  Coplan prit un air faussement indigné :
  
  - Voyons, inspecteur ! Comment osez-vous parler d’interrogatoire renforcé ! C’est absolument contraire à nos principes, vous le savez bien.
  
  Brasset ne put s’empêcher de rigoler en douce.
  
  - On voit les deux autres ? Proposa-t-il.
  
  Coplan, songeur, fit non de la tête. Puis, après avoir allumé une Gitane, il murmura en contemplant les ronds de fumée qui montaient de sa cigarette :
  
  - J’ai une autre idée... Je me trompe peut-être, mais je crois qu’il y a moyen de posséder l’adversaire par la bande.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  L’inspecteur Brasset regarda Coplan.
  
  - A qui faites-vous allusion quand vous dites l’adversaire ? Vous espérez coincer l’état-major des commandos terroristes ?
  
  - Non, je ne m’occupe pas de cette question-là. Le terrorisme, c’est votre boulot. L’adversaire qui m’intéresse, c’est le réseau pour lequel Rouard dérobait des informations secrètes au ministère.
  
  - Vous ne croyez pas que c’est la même chose ? fit le policier, surpris.
  
  - Je suis persuadé du contraire. Et cela pour deux raisons : primo, les assassinats dont Rouard est le responsable indirect ne sont pas commandés par le F.L.N. Secundo : les renseignements fournis par Rouard dépassent de loin le simple domaine de l’action terroriste. C’est surtout sur le plan politique que ses agissements criminels ont eu des conséquences néfastes. En d’autres termes, il y a quelqu’un derrière Rouard. Quelqu’un qui stationne à Paris, qui tire les ficelles et qui joue un double jeu.
  
  - J’admire vos conclusions, mais je ne les comprends pas très bien, marmonna Brasset.
  
  - Pour les comprendre, il faut connaître le dessous des cartes. Le personnage que je cherche est probablement un type qui opère à l’échelon supérieur. Et c’est précisément parce qu’il est haut placé dans la hiérarchie du G.P.R.A. qu’il peut détourner à des fins personnelles les indications moissonnées par Rouard.
  
  - Et comment comptez-vous mettre le grappin sur cet individu ?
  
  - En lui rendant la monnaie de sa pièce.
  
  Brasset opina du bonnet, mais son expression indécise montrait qu’il ne pigeait pas.
  
  Coplan se leva, laissa tomber son mégot, l’écrasa sous sa semelle. Puis, tout en déambulant dans le local, il exposa à son collègue le plan auquel il pensait.
  
  - Dans un sens, dit-il, je me suis laissé rouler. Le piège que j’ai tendu n’a pas donné les résultats escomptés. Pourquoi ? Parce que j’ai sous-estimé les gens auxquels j’avais affaire. Le réseau Rouard-Kissaoud était articulé en deux temps. Or, j’ai frappé trop tôt : seule la première phase de la transmission s’était déroulée. Kissaoud n’était pas le destinataire de la marchandise Rouard ; il n’était qu’un intermédiaire.
  
  - Il aurait fallu savoir cela plus tôt, non ? Maintenant que nous avons cassé la baraque, c’est un peu tard.
  
  - Cela dépend, rétorqua Francis. Nous pouvons déclencher la mise en marche de la deuxième phase de la mécanique... Et nous avons un excellent atout : la mort de Rouard n’a pas été annoncée.
  
  - Je commence à saisir. Vous voulez poster quelqu’un dans l’appartement du boulevard des Batignolles et attendre, c’est bien cela ?
  
  - Oui, mais en ajoutant un zeste de provocation pour pousser l’animal à sortir de son refuge.
  
  Le policier se caressa le menton. Pour lui, le cerveau de Coplan avait toujours deux ou trois longueurs d’avance. Francis murmura d’un ton un peu sardonique :
  
  - Je vais relâcher la petite brune, Émilie Couchât, alias Miss Mily Dumaine... Qu’est-ce que vous croyez qu’elle va faire ? Kissaoud est détenu, et le gérant du Golden Bow aussi. Nous retombons dans votre spécialité, inspecteur.
  
  Le faciès glabre de l’inspecteur se plissa.
  
  - Elle va se faire zigouiller, pas de question, laissa-t-il tomber d’une voix grave. C’est une règle qui ne souffre pas d’exception, et je suis bien placé pour le savoir. Quand une fille de cette espèce a fricoté avec les fellagha, au moindre pépin ils la bousillent. Responsable ou pas, du moment qu’il y a des ennuis avec la police et des arrestations, ces filles sont brûlées.-
  
  - Je sais, je lis les journaux. C’est là-dessus que je table, naturellement.
  
  - Quand comptez-vous la lâcher dans la nature ?
  
  - Demain, après le coucher du soleil. Nos dispositifs seront implantés.
  
  - Il vous faudra des hommes de tout premier ordre.
  
  - Nous en avons chez nous qui ont fait leurs preuves.
  
  - A mon avis, ça doit marcher, émit Brasset. La fermeture du Golden Bow a dû sonner le branle-bas de combat dans le camp adverse. Vous avez vos chances.
  
  - Bien entendu, vous poursuivez vos opérations habituelles : perquisitions, vérifications, etc... Les complices de Kissaoud doivent croire que le disjoncteur de sûreté a fonctionné.
  
  - Bien sûr. De toute manière, je dois poursuivre. Le coup de filet de cette nuit est une affaire concrète pour moi. Je ne plane pas dans les hautes sphères, comme vous.
  
  
  
  
  
  Le samedi suivant, vers 19 heures, Coplan rencontra l’inspecteur Brasset afin de prendre connaissance du bilan provisoire de l’affaire Hamed Kissaoud. La D.S.T. et les policiers de la Préfecture avaient fait du bon travail. Des armes et des documents avaient été saisis, d’autres arrestations opérées. Mais, pour Francis, le résultat des investigations était décevant. Les deux ou trois points précis auxquels il s’intéressait n’avaient pu être élucidés par les enquêteurs. Ceux-ci n’avaient pas retrouvé la trace de la blonde Lucie Kramer - le béguin de Rouard - ni réussi à identifier les correspondants de Kissaoud. Quant à l’immatriculation de la Dauphine rouge, il s’agissait d’un faux numéro. Le véritable propriétaire de la plaque 4199 CV 78 était un banlieusard honnête et paisible, utilisateur d’une Élisée P 60.
  
  - Ce que je peux vous garantir, plaisanta Brasset, c’est que nous avons fait assez de ramdam pour alerter les copains de Kissaoud. S’ils ne se sont pas débinés, ils doivent être sur pied de guerre. Et drôlement à l’affût.
  
  - Si vous croyez qu’un réseau clandestin prend la fuite au premier accroc, vous vous gourrez, dit Coplan.
  
  Il regarda sa montre.
  
  - Je vais téléphoner. J’ai demandé qu’on relâche Émilie à 19 heures 45.
  
  A 19 heures 30, la petite brune du Golden Bow fut ramenée au commissariat de la rue Ballu pour un ultime contrôle d’identité - qui n’était qu’un simulacre.
  
  Le commissaire Audouin, un costaud bourru, sermonna une dernière fois la jeune femme.
  
  - Voici votre sac à main, et voici vos papiers, lui dit-il en la dévisageant d’un œil sombre. A l’avenir, tâchez de surveiller vos fréquentations. Et que je ne vous rencontre pas à faire le tapin dans mon secteur, hein ? Je veux bien passer l’éponge, pour une fois. Mais gare à vous si vous ne filez pas droit : ce sera plus cher. Vous êtes libre.
  
  - Je suis une artiste, je ne suis pas une putain ! riposta la fille, toujours vindicative.
  
  - Ouais !... Allez, rompez !...
  
  Elle haussa les épaules, pivota sur ses talons et sortit.
  
  Le commissaire la suivit des yeux. Drôle de corps, cette souris. Elle avait un cran du tonnerre, c’était indéniable. Mais elle était à mille lieues de se douter de ce qui l’attendait vraisemblablement. En tout cas, elle n’avait pas flairé le piège que cachait sa libération.
  
  Elle remonta vers Pigalle, traversa la place, entra dans un café, se commanda un demi, réclama des cigarettes.
  
  Pendant un gros quart d’heure, elle resta au comptoir, savourant à petites gorgées sa bière fraîche et mousseuse, fumant une seconde cigarette après la première, écoutant d’une oreille distraite la musique du juke-box.
  
  Autour d’elle, les clients discutaient. A trois reprises, des hommes s’approchèrent d’elle pour lui faire des propositions. Elle les rabroua dédaigneusement.
  
  Dehors, la faune habituelle du quartier commençait à devenir plus nombreuse. Les touristes n’étaient pas encore là, mais les Noirs, les Arabes, les mauvais garçons et les jeunes dévoyés se rassemblaient peu à peu dans les rues, dans les bistrots, sur le boulevard. Les cabarets avaient illuminé leur entrée, leurs néons, leurs vitrines où trônaient des photos alléchantes.
  
  Soudain, la petite brune quitta le comptoir pour se rendre aux toilettes. Elle descendit au sous-sol, s’enferma dans une cabine téléphonique, glissa un jeton dans l’appareil.
  
  Elle forma de mémoire le numéro de son correspondant.
  
  - Allô ? fit-elle.
  
  - Oui, répondit une voix rauque.;
  
  - C’est moi, Mily.
  
  - Et alors ?
  
  - On peut se voir
  
  - Sûr.
  
  - Je suis à Pigalle.
  
  - Dans dix minutes, amène-toi chez Domi. Te presse pas, et viens par le trottoir de gauche. Si tu ne vois pas de lumière au deuxième tour, passe ton chemin. Vu ?
  
  - D’ac.
  
  Coplan, qui recevait l’écoute en direct, jubilait. Tout se déroulait selon ses prévisions. La fille venait de contacter son protecteur.
  
  Elle raccrocha, remonta au rez-de-chaussée, commanda un sandwich et un nouveau verre de bière.
  
  Trois minutes plus tard, Coplan recevait (via le Central) les coordonnées : le correspondant de Mily habitait au second étage d’un immeuble de la rue Fontaine, non loin de la rue de Douai. L’abonnement téléphonique était au nom de Dominique Leccia, représentant en vins et liqueurs.
  
  Coplan donna aussitôt ses instructions aux équipes qui participaient à l’opération.
  
  L’entraîneuse, après le délai convenu, paya ses consommations, ramassa son paquet de cigarettes et s’en alla. Elle traversa le boulevard pour se rendre sur le trottoir qui se trouvait à main gauche quand on regardait Blanche.
  
  Marchant de son petit pas sec et nerveux, elle ne se retourna pas une seule fois. Arrivée à la place Blanche, elle s’engagea dans la rue Fontaine, descendit jusqu’au croisement de la rue de Douai, tourna dans la rue Fromentin, revint derechef vers la place Blanche.
  
  Cette tactique de dépistage amusa beaucoup les camarades de Coplan. Téléguidés par leurs relais-radio, ils déambulaient par groupes de deux, à plus de cinquante mètres devant la fille, et ils changeaient d'itinéraire après soixante secondes. Même des observateurs aguerris et méfiants ne pouvaient absolument pas déceler la filature. Parmi les nombreux effectifs mobilisés par Francis, il y avait douze Nord-Africains et sept Noirs. Ils faisaient très couleur locale.
  
  Mily, à son deuxième passage rue Fontaine, leva les yeux vers l’appartement du nommé Leccia. Une des fenêtres laissait filtrer un reflet de lumière. La fille poussa la porte de rue de l’immeuble, pénétra dans le couloir, referma le battant.
  
  Une demi-heure plus tard, elle ressortait en compagnie de deux hommes au teint sombre. Le trio monta dans une Frégate verte qui stationnait dans la rue.
  
  - Attention, c’est maintenant que ça va barder ! annonça Coplan, le casque d’écoute aux oreilles. A vous, G.L. 25...
  
  La Frégate s’arrêta une première fois à la Porte de Saint-Ouen, et l’homme qui pilotait la voiture débarqua pour aller téléphoner dans un café. Coplan n’avait évidemment pas d’interception dans ce secteur-là.
  
  - Ne vous frappez pas, dit-il à son collègue qui lui passait les informations. C’est plutôt bon signe. Ils vont franchir les écluses et ils vont nous guider.
  
  La Frégate redémarra.
  
  Finalement, c’est à Saint-Denis, dans une petite rue déserte qui longeait les murs lugubres de l’usine du Landy, que la voiture s’arrêta. Ses lanternes s’éteignirent, un feu de position s’alluma, mais les trois occupants du véhicule ne bougèrent pas.
  
  Dix longues minutes s’écoulèrent.
  
  Tout à coup, une traction noire vira au coin de la rue, vint se ranger à côté de la Frégate.
  
  Malgré l’obscurité, les hommes de Coplan reconnurent la silhouette caractéristique de Mily lorsque celle-ci débarqua de la Frégate pour grimper prestement dans la traction. Les deux hommes de la rue Fontaine ne quittèrent pas leur voiture. La traction démarra, puis, deux minutes après, la Frégate.
  
  - Pauvre gourde, grommela Francis en recevant les nouvelles. Elle croit sans doute qu’ils vont la mettre à l’abri ? La main du bourreau est déjà sur elle !...
  
  - Nous filons sur Aubervilliers, annonça le dispatcheur du Central... G.L. 25 demande s’il faut intervenir pour sauver la fille en cas d’agression patente ?
  
  - Non, dit Coplan. Ce sont les types de la traction qui nous intéressent en priorité.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Derrière le vieux cimetière d’Aubervilliers, entre l’hospice des vieillards et le fort, il y a un dédale de ruelles, de passages et d’impasses dont le pittoresque rappelle des temps oubliés. Dans le jour, ce décor évoque Utrillo et ses banlieues résignées, mi-campagnardes, mi-bidonvilles. Il y règne un calme étrange, imprégné de désolation. Les bicoques délabrées, les pavillons pauvres, les ateliers des artisans et les morts du cimetière baignent dans la même solitude mélancolique.
  
  La nuit, l’endroit est beaucoup moins poétique. Il est même franchement sinistre, pour tout dire.
  
  Les camarades de Coplan qui avaient pris en chasse la traction noire dans laquelle se trouvait l’entraîneuse du Golden Bow furent bientôt obligés d’interrompre la filature, il était humainement impossible, même pour des spécialistes, d’improviser une poursuite dans un tel lieu. La traction s’était arrêtée à l’entrée de l’impasse du Pont-Blanc, mais les trois passagers du véhicule s’étaient enfoncés à pied dans le ténébreux lacis des petites rues.
  
  Coplan, informé par le Central, se sentit très désappointé.
  
  - Est-ce que nous avons l’immatriculation de cette traction noire ? s’enquit-il.
  
  La réponse arriva peu après :
  
  - 8718 VZ 75.
  
  L’opérateur du Central ajouta :
  
  - Les copains craignent de se faire repérer en restant trop longtemps dans le secteur. On attend des instructions avec impatience.
  
  - Quelles sont les dernières informations ? demanda Francis.
  
  - Les deux hommes et la souris ont disparu dans une petite voie sans issue. D’après mon plan, ça doit être une des trois impasses situées côte à côte, à l’est du cimetière.
  
  - Bon, décida Coplan, inutile de bousiller la situation par excès de zèle. Si la chose est réalisable, qu’on laisse un ou deux gars dans les parages. Les autres peuvent se replier après avoir pris le maximum de repères. J’organiserai la relève le plus rapidement possible.
  
  - O.K. Je vous rappelle dans cinq minutes, promit l’opérateur.
  
  Sans perdre une seconde, Coplan résolut de recourir aux grands moyens. Puisque le Vieux lui avait donné carte blanche, il allait en profiter. C’était le moment ou jamais de déclencher la mise en route du dispositif S.G. prévu pour des cas comme celui-ci.
  
  En l’espace de trois quarts d’heure, les diverses permanences des services de surveillance furent alertées. Avant la fin de la nuit, les premiers éléments de l’offensive invisible entraient en action. Selon les directives de Coplan, trois grilles devaient couvrir les points stratégiques de l’opération : une au boulevard des Batignolles, une à la rue Fontaine et une à Aubervilliers (La grille est un ensemble de mesures de surveillance, de filatures, d’enquêtes, de vérifications, de contrôle du courrier, d’écoutes, etc... Ces mesures se concentrent sur un ou plusieurs suspects et peuvent se prolonger fort longtemps le cas échéant.).
  
  Vers le milieu de la matinée, le lendemain, un ordre émanant des autorités supérieures entérina les décisions prises par Coplan. Mais cet ordre stipulait toutefois que Coplan devait passer la main à un inspecteur du Service de Coordination des Affaires Algériennes. Francis, qui n’avait pas l’habitude de se laisser marcher sur les pieds, accueillit assez froidement son collègue du SCAFAL, l’inspecteur Vailland, un type d’une trentaine d’années, aux cheveux blonds taillés en brosse, au visage insignifiant, aux yeux d’un bleu de schiste.
  
  Vailland, percevant la réticence que Coplan n’essayait d’ailleurs pas de cacher, murmura en guise de justification :
  
  - J’exécute les ordres qu’on me donne. Mais, rassurez-vous, je ne suis pas là pour vous mettre des bâtons dans les roues. Au contraire, je vous aiderai.
  
  - Je suis capable de diriger des grilles sans que personne ne m’aide, maugréa Francis. J’ai horreur de partager mes pouvoirs. En général, on finit toujours par se tirer dans les pattes.
  
  Vailland, avec une assurance tranquille que sa figure un peu fade ne laissait guère deviner, répondit sur un ton égal :
  
  - La partie est plus difficile que vous ne le pensez. Vous l’ignorez probablement, mais vous avez besoin de moi et de mes équipes.
  
  - Ah oui ? J’aimerais que vous m’expliquiez pourquoi.
  
  - Parce que les milieux musulmans de Paris et de la banlieue sont truffés de Nord-Africains qui travaillent pour nous. Comme vous ne les connaissez pas, vous risquez de frapper dans nos rangs.
  
  - Mouché, fit Coplan, beau joueur. A vous les commandes.
  
  
  
  
  
  L’inspecteur Vailland ne tarda pas à montrer que ce n’était pas le piston qui l’avait poussé au poste délicat qu’il occupait. Ainsi qu’il l’avait dit lui-même, la partie était difficile à jouer. L’installation des guetteurs chargés d’observer sans répit les suspects de la rue Fontaine et ceux d’Aubervilliers posa des problèmes épineux.
  
  Coplan s’en rendit compte lorsqu’il fit personnellement une balade dans les parages du cimetière d’Aubervilliers. Pour la circonstance, il s’était déguisé en ouvrier de la Compagnie des Eaux. En début d’après-midi, le lundi, il arpenta la rue Jules Guesde et il passa devant l’impasse Coq, devant l’impasse du Pont-Blanc, devant les trois ruelles parallèles dénommées Passage Poisson, Passage Boudier, Passage Hardy. Le mur de clôture du cimetière, qui faisait face au débouché des trois ruelles, interdisait la mise en place d’un poste d’observation pouvant contrôler simultanément les trois voies
  
  Vailland, nullement à court d’imagination, tourna la difficulté. Dans la rue Jules Guesde, à côté du chantier d’un marchand de monuments funéraires, un immense panneau publicitaire annonçait la construction imminente d’un groupe de trente-deux appartements avec prime de l’État.
  
  C’est là, en bordure du terrain vague où devait s’élever le nouveau bloc d’immeubles, que l’inspecteur fit édifier une cabane en planches appuyée contre la palissade, à l’intérieur du terrain.
  
  Au moyen des jumelles et des caméras dotées de téléobjectifs, les allées et venues des propriétaires de la traction noire furent enregistrées, signalées aux équipes de filatures, pointées d’une façon continue.
  
  Un système analogue fonctionna rue Fontaine, à partir d’une chambre d’hôtel dont la fenêtre avait vue sur la maison habitée par Dominique Leccia.
  
  Coplan supervisait les opérations, centralisait les renseignements, constituait les dossiers, ordonnait les enquêtes annexes, dressait les fiches, vérifiait le courrier, annotait minutieusement les écoutes téléphoniques. Installé dans le bureau où Vailland avait son P.C. d’état-major, Francis tenait d’une main très ferme les fils d’une gigantesque toile d’araignée.
  
  Après trois jours de travail, Vailland commença à avoir des doutes.
  
  - Je me demande si vous n’êtes pas sur une voie de garage, dit-il à Coplan. Aucun de vos suspects ne paraît avoir des contacts avec les milieux algériens. Malgré la proximité de la Goutte-d’or, les types d’Aubervilliers ne fréquentent pas de Nord-Africains. Et c’est pareil pour les deux lascars de la rue Fontaine.
  
  - Une erreur d’aiguillage est évidemment possible, admit Coplan, mais cela m’étonnerait. A mon avis, l’absence de Musulmans dans le deuxième échelon du réseau Kissaoud est plutôt un signe rassurant.
  
  - Si vous le prenez ainsi, marmonna Vailland, tant mieux !
  
  - Nous faisons un bout de chemin ensemble, mais nos spécialités ne se confondent pas, murmura Francis.
  
  Et comme il avait de la sympathie pour ce collègue dont la conscience professionnelle le touchait, il reprit :
  
  - N’oubliez pas que l’homme que je recherche n’est ni un fellagha ni un quelconque exécutant du F.L.N... Mon adversaire, c’est une grosse légume du G.P.R.A. Or, mettez-vous à la place de cet individu : le meilleur filtrage pour casser les recoupements entre les lampistes et lui, c’est une couche neutre. Autrement dit, un milieu apparemment inoffensif.
  
  Vailland opina d’un air plutôt mitigé :
  
  - Pour être neutres, on peut dire qu’ils le sont. Depuis trois jours et trois nuits qu’on les tient à l’œil, ils mènent une vie exemplaire.
  
  Il prit dans ses deux mains le carton sur lequel il avait lui-même dessiné un tableau-synthèse de tous les éléments rassemblés depuis le début des grilles. Il parcourut les graphiques d’un œil maussade, en silence.
  
  En fait, les identifications opérées au cours de ces trois jours et de ces trois nuits n’étaient vraiment pas encourageantes. En dehors du repaire de Hamed Kissaoud dans le 14” arrondissement et de la boîte-de-nuit tenue par le gérant Kacem Kalouch, aucun nouveau point de ralliement algérien n’était apparu. Quant aux nouveaux suspects, ils avaient l’air de vivre d’une manière fort honnête.
  
  Dominique Leccia, le représentant en vins et liqueurs, était un individu irréprochable. Ses voisins de la rue Fontaine l’estimaient.
  
  La police, toujours méfiante à l’égard des Corses ayant élu domicile entre Clichy et Pigalle, n’avait rien noté contre lui. Son casier judiciaire était vierge.
  
  Le copain de Leccia, un Roumain de quarante-trois ans, nommé Alexandre Manesco, était régulièrement inscrit au Ministère et avait un permis de travail en règle. Il était magasinier chez un marchand de tissus de la rue du Sentier. Il sous-louait dans l’immeuble de la rue Fontaine une chambre mansardée dont Leccia était locataire en titre.
  
  A Aubervilliers, les enquêtes ne révélaient rien de bien intéressant non plus. Le propriétaire de la traction noire était un modeste retraité des chemins de fer, un nommé Louis Garcin, âgé de 62 ans. Il était veuf et il vivait seul. La surveillance n’avait pas permis de savoir qui était le second bonhomme qui se trouvait dans la voiture le soir où la petite brune du Golden Bow avait été prise en charge par Garcin.
  
  - En principe, marmonna soudain l’inspecteur Vailland, nos grilles peuvent se prolonger très longtemps sans que ça nous apporte le moindre élément significatif. En réalité, si nous sommes toujours négatifs dans cinq ou six semaines, la direction nous ordonnera de réduire les frais.
  
  - Cinq ou six semaines ! s’exclama Coplan. C’est absolument impensable. Il y aura du nouveau bien avant cela !... Vous ne croyez tout de même pas qu’ils vont garder la petite brune en planque jusqu’à la fin des temps ! D’autre part, si le réseau s'est mis en veilleuse à la suite de la corrida chez Kissaoud, ça ne durera pas non plus. La vie continue.
  
  - Combien de temps comptez-vous maintenir les voitures-relais en état d’alerte ?
  
  - Une quinzaine de jours, dit Francis. Mais je suis presque sûr que ça bougera bien avant ce délai.
  
  - Sur quoi vous basez-vous ?
  
  - Sur mon pendule, laissa tomber Coplan, ironique. J’irai même plus loin : sauf erreur, c’est du côté de Manesco que l’alerte viendra. Ce type remplit exactement les conditions requises pour l’emploi d’agent de liaison : pas de domicile fixe, situation sociale modeste, physique banal... Tous les courriers et tous les collecteurs de fonds du F.L.N. sont dans ce style-là.
  
  Vailland ne répondit ni oui ni non.
  
  Or, le lendemain soir, juste au moment où Coplan revenait du restaurant de la place des Ternes où il était allé dîner, l’alerte fut donnée de deux côtés à la fois. Garcin, à Aubervilliers, venait de sortir sa traction du hangar qui lui servait de garage. Et Leccia, rue Fontaine, venait de démarrer, seul, dans sa Frégate.
  
  - Les choses ne se passent pas comme vous le pensiez, fit remarquer Vailland à Coplan.
  
  - Un pronostic n’est jamais qu’un pronostic, grommela Francis.
  
  Le dispatching des voitures-radio de la D.S.T. annonça vingt minutes plus tard que la Frégate et la traction avaient opéré leur jonction à Saint-Denis, au même endroit désert que la fois précédente. Mais, cette fois, c’est un colis qui était passé de la traction dans la Frégate.
  
  Une filature prudente s’organisa.
  
  La Frégate fila vers le Bourget, s’engagea sur la Nationale 2, dépassa Villers-Cotterêts... et disparut. Les cinq voitures qui s’occupaient de la Frégate faillirent perdre la piste. Heureusement, un des gars de la D.S.T. avait eu assez de flair pour opérer un demi-tour et revenir sur Villers-Cotterêts. C’est lui qui remarqua au passage, l’espace d’une seconde, des feux rouges qui s’éloignaient dans une des allées transversales de la forêt.
  
  Coplan et Vailland, qui suivaient en pensée la poursuite de la Frégate, réclamaient sans arrêt des informations au Central.
  
  Soudain, le Poste Permanent de la rue Fontaine appela :
  
  - Manesco vient de sortir de la maison. Il est seul, il a mis son costume du dimanche, et il paraît bougrement méfiant.
  
  - Ne le lâchez pas ! recommanda aussitôt Coplan, très excité.
  
  - Pas de danger... Il va vers les taxis de la Place Blanche... J’appelle F.P. 25 et F.P. 16... Alerte à toute la section F.P...
  
  - Ici F.P. 16... Objectif localisé... Nous démarrons. Notre homme est monté dans un taxi Panhard rouge, 5277 DK 75. Nous prenons vers Magenta... F.P. 25 ? Où êtes-vous ?
  
  Coplan, les yeux sombres, se mordillait la lèvre inférieure.
  
  - Quelque chose me dit que le round décisif est engagé, articula-t-il.
  
  Vailland, qui griffonnait les multiples messages au fur et à mesure qu’ils arrivaient, approuva d’un bref hochement de la tête. Il était crispé, anxieux, énervé.
  
  Le Roumain débarqua au coin de la rue Timbaud, un peu après la station de métro « Filles-du-Calvaire ». Pendant qu’il payait sa course, quelques gars du groupe F.P. descendaient de voiture et préparaient l’encadrement du suspect.
  
  Alexandre Manesco, non sans une certaine virtuosité, effectua une manœuvre de dépistage avant de revenir sur ses pas pour enfiler la rue Saint-Sébastien. Quand il se crut en sécurité, il s’arrêta devant un vieil immeuble de trois étages. Il sonna au bouton du rez-de-chaussée.
  
  La porte s’ouvrit instantanément.
  
  Le Roumain entra.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan se sentit brusquement envahi par une sorte de trac, comme si son intuition l’avertissait avec plus de force encore que la démarche d’Alexandre Manesco constituait un indice capital pour la suite de l’affaire Rouard-Kissaoud.
  
  Il appela le Central.
  
  - Ordonnez l’arrêt des filatures au groupe qui se trouve à la rue Saint-Sébastien, communiqua-t-il au dispatcheur. Un seul homme peut demeurer sur place pour contrôler la sortie du Roumain, mais interdiction formelle de prendre celui-ci en chasse quand il quittera l’immeuble.
  
  - O.K. Je transmets la consigne, dit l’opérateur.
  
  - Quelle est l’adresse exacte à la rue Saint-Sébastien ?
  
  - 217.
  
  - Bon. Quoi de neuf du côté de la Frégate ?
  
  - Rien pour l’instant. La voiture s'est engagée dans un des sentiers coupe-feu et elle a éteint ses phares. Nos camarades se tiennent dans l’expectative.
  
  - Envoyez-leur également la consigne de stopper le mouvement.
  
  - Je transmets.
  
  L’inspecteur Vailland, quelque peu surpris par les décisions de Francis, s’enquît d’un ton hésitant :
  
  - Vous estimez que nous sommes mûrs pour le coup de filet ?
  
  Coplan, le visage soucieux, regarda son collègue :
  
  - Le coup de filet ? Quel coup de filet ?
  
  - La razzia générale, quoi. La rafle.
  
  - Pas question de ça, grands dieux ! fit Coplan.
  
  Il reprit d’une voix plus appuyée :
  
  - Surtout pas question d’inquiéter notre monde ! Par surcroît de précaution, je vais même disperser les grilles. Le moindre pépin risque de flanquer tout par terre. Or je n’ai pas du tout envie de jouer indéfiniment au chat et à la souris avec cette maffia.
  
  - Nous ne pouvons tout de même pas laisser un réseau F.L.N. en liberté, protesta Vailland.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Les réseaux F.L.N. et les commandos fellagha, je m’en balance, avoua-t-il froidement. Je suis plus loin que ça, mon vieux. Et pour tout vous dire, c’est aussi pour le F.L.N. que je travaille en ce moment. Alors...
  
  Deux rides horizontales burinèrent le front de l’inspecteur Vailland.
  
  - A quoi sert tout ce micmac, dans ce cas ?
  
  - Je vous l’ai dit : je cherche un Algérien haut placé qui tire les ficelles du réseau Kissaoud et qui exploite cette organisation à des fins inavouables... Je vais d’ailleurs faire un saut jusqu’à la place Voltaire pour interviewer le commissaire-principal du XIème arrondissement.
  
  - A quel sujet ?
  
  - Il me donnera sûrement des tuyaux sur le locataire du rez-de-chaussée de l’immeuble de la rue Saint-Sébastien. Car c’est de là que je compte reprendre mon enquête... Si Manesco est bien l’agent de liaison que je présume, et si l’individu chez lequel il se trouve actuellement est un Nord-Africain, je n’aurai pas perdu mon temps.
  
  - Le fichier du SCAFAL pourra peut-être nous renseigner, suggéra Vailland. Nous avons le répertoire complet des Nord-Africains qui résident en France. A condition qu’il ne s’agisse pas d’un clandestin, bien entendu.
  
  - Essayons toujours, dit Coplan, intéressé.
  
  Pendant que l’inspecteur appelait le SCAFAL par téléphone, le Central annonça que le bonhomme d’Aubervilliers avait regagné son impasse.
  
  - Il a garé sa traction, puis il est reparti en compagnie de son copain. Ils sont en train de boire un verre dans un bistrot de la rue Barbusse.
  
  Cinq minutes plus tard, c’est le groupe de Villers-Cotterêts qui donna de ses nouvelles :
  
  - La Frégate est en route vers Paris. Nous avons laissé tomber la filature, conformément aux directives reçues. Mais je vous signale néanmoins que les inspecteurs Jouard et Longin viennent d’exhumer le cadavre de Mily Dumaine, alias Emilie Couchât... C’était cela, le colis que transportait le Corse Leccia. Il ne s’est d’ailleurs pas foulé, le gars. Le corps était simplement enterré sous trente centimètres de feuilles mortes.
  
  Coplan réalisa qu’il allait avoir des emm...
  
  - Ordre à l’inspecteur Jouard de transférer le cadavre à l’institut Médico-légal de Paris, trancha-t-il. Inutile de prévenir les autorités départementales de l’Aisne. Je prends la responsabilité totale de l’opération.
  
  Vailland, qui avait entendu les informations du Central, ne put réprimer une grimace anxieuse.
  
  - Dites donc, grommela-t-il, vous allez fort, non ?
  
  - Ne vous faites pas de bile, c’est à titre personnel que je prends cette responsabilité.
  
  - Vous allez avoir le Parquet et la P.J. sur le dos, c’est couru d’avance, grinça l’inspecteur du SCAFAL. Un truc pareil, c’est la mise à pied sans pardon.
  
  - Votre avancement n’est pas en danger, rassurez-vous. Mais, en ce qui me concerne, j’aime mieux m’engueuler avec la P.J. que de déclencher des arrestations qui bousilleraient mon boulot.
  
  - Vous couvrez des criminels, pensez-y.
  
  - On verra cela plus tard. Pour l’instant, je ferais n’importe quoi pour que les types de la rue Fontaine et ceux d’Aubervilliers se sentent en paix dans la plus complète sécurité... A propos, que disent les fichiers du SCAFAL?
  
  - Les vérifications sont en cours. On va nous rappeler dans une demi-heure.
  
  Vailland affichait maintenant une expression maussade. Il se laissa tomber dans un fauteuil, se croisa les bras, abaissa son regard vers le plancher. Visiblement, il était contrarié.
  
  Il se leva tout à coup.
  
  - Je suis désolé, Coplan, dit-il d’un ton résolu, mais je ne peux vraiment pas couvrir vos décisions. Je ne mets pas en doute votre bonne foi, ni votre loyauté, mais je suis responsable en titre de toutes les opérations et les ordres du ministère sont formels : vous êtes présentement sous ma juridiction. Or, il y a un cadavre et des assassins. Je suis obligé de mettre les autorités judiciaires dans le coup.
  
  Coplan, qui venait d’allumer une Gitane, mesura intérieurement l’abîme qui le séparait de ce fonctionnaire de la police. Il tenta d’amadouer l’inspecteur.
  
  - Je ne vous demande pas de me suivre dans l’illégalité, précisa-t-il, je vous demande simplement de retarder pendant deux ou trois jours la transmission de vos rapports.
  
  - C’est impossible. Si on dépose une plainte contre moi, mon silence sera jugé coupable.
  
  - Une plainte contre vous ? se récria Coplan. Décidément, vous voyez les choses en noir. Pourquoi diable s’en prendrait-on à vous ?
  
  - Je crois que nous vivons dans des mondes très différents, prononça Vailland avec amertume. Vous, vous êtes un franc-tireur, mais moi j’évolue dans un cadre beaucoup plus strict. Je suis entre le marteau et l’enclume, en quelque sorte. A l’intérieur même du Scafal et des services de police, il y a une lutte sourde entre les partisans de la paix en Algérie et les activistes irréductibles. Si je ne n’arrête pas les assassins de l’entraîneuse du Golden Bow, Je serai dénoncé à bref délai par un de nos collègues qui ont participé aux opérations de ce soir.
  
  Coplan, le menton dans la main, médita les paroles de son interlocuteur.
  
  - Écoutez, Vailland, dit-il finalement, voici ce que je vous propose. Dès que nous aurons la réponse du Scafal, je reprends ma liberté d’action et je vous laisse la latitude de procéder aux formalités régulières concernant les gens qui ont liquidé la petite brune du Golden Bow. Ayant ouvert votre parapluie de ce côté-là, vous pouvez parfaitement m’accorder une certaine marge en ce qui concerne Manesco et son éventuel, acolyte de la rue Saint-Sébastien, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, j’aime mieux ça, fit l’inspecteur, rasséréné. Vous devez comprendre que...
  
  La sonnerie de l’un des téléphones lui coupa la parole. C’était le Scafal qui annonçait le résultat de ses recherches.
  
  Vailland griffonna sur un feuillet de bloc-notes les informations qu’on lui donnait. Il raccrocha, détacha le feuillet du bloc, s’approcha de Coplan.
  
  - Voici un renseignement qui va vous faire plaisir, murmura-t-il avec un pâle sourire. Le rez-de-chaussée du 217 de la rue Saint-Sébastien est occupé par un musulman natif de Tlemcen. Il s’appelle Salah Kheriouf. Il est âgé de 43 ans, célibataire, et il travaille comme inspecteur de ventes au service d’une grosse boîte de la Halle-aux-vins. Pas de dossier spécial à son nom. On ne lui connaît aucune attache politique, il est bien noté par ses employeurs et il n’a jamais été signalé comme ayant participé à une réunion d’Algériens.
  
  - C’est exactement ce que j’espérais, exulta Francis. Depuis combien de temps est-il en métropole ?
  
  - Depuis plus de dix ans.
  
  - Bravo ! Je vais m’occuper de lui séance tenante, déclara Coplan en se frottant vigoureusement les mains.
  
  - Sur le plan légal, vous n’avez aucune preuve contre cet homme, fit remarquer Vailland. Méfiez-vous d’un coup de boomerang.
  
  - Vous, avec votre légalité ! ricana Francis. Il y a belle lurette que j’aurais été rayé des cadres si je m’en tenais à vos critères. Je me tue à vous expliquer que je cherche précisément un individu contre lequel on ne peut pas avoir de preuves tangibles. Ce qui compte, dans ma spécialité, ce sont des indices logiques. Et, à cet égard, ceux que je possède me paraissent amplement suffisants. La filière Rouard-Kissaoud-Leccia-Manesco me conduit à Salah Kheriouf par des voies détournées qui sont bien plus valables que la voie directe.
  
  Vailland, débarrassé de son cas de conscience, avait récupéré sa sérénité. Il s’installa devant sa machine à écrire pour entamer la rédaction de ses rapports.
  
  - En tout cas, marmonna-t-il, j’aime mieux ma place que la vôtre. Toute réflexion faite, ça ne me plairait pas tellement d’être agent spécial. Je suis trop honnête.
  
  - Merci ! lança Coplan.
  
  - Je ne dis pas cela pour vous vexer, mais des gars comme vous... ils sont un peu gangster sur les bords, avouez.
  
  Coplan ne répondit pas.
  
  Au moment où Vailland commençait à taper à la machine, le Central se mit à diffuser les dernières informations relatives aux mouvements des équipes. Les unes après les autres, les voitures rentraient. Un peu avant minuit, le groupe qui avait suivi Alexandre Manesco annonça la fin de sa mission. Le Roumain venait de regagner son domicile de la rue Fontaine.
  
  Avant de prendre congé de Vailland, Coplan lui demanda :
  
  - Vers quelle heure vos rapports arriveront-ils au ministère ?
  
  Vailland consulta sa montre, puis, après un rapide calcul :
  
  - Vers trois heures du matin. Mais la P.J. ne sera sans doute pas alertée avant le milieu de la matinée.
  
  - Bien, acquiesça Francis. D’ici là, j’aurai placé mon coup de frein pour ralentir l’intervention du Parquet.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, Coplan exposa son problème à son chef et plaida sa cause avec sobriété mais sans insister d’une manière trop ostensible. Le Vieux avait l’air épouvantablement tracassé, absorbé, d’assez méchante humeur. Quand il arborait cette mine rébarbative, il fallait peu de chose pour exciter son esprit de contradiction et se faire rabrouer.
  
  - En somme, abrégea-t-il d’un ton abrupt, vous voulez que j’intercepte le dossier Leccia-Manesco-Garcin avant qu’il ne tombe entre les mains d’un magistrat-instructeur, c’est bien cela ?
  
  - Exactement. Il me faut deux ou trois jours de battement pour ausculter Salah Kheriouf, l’Algérien de la rue Saint-Sébastien.
  
  - Entendu, acquiesça le Vieux en enfonçant une des touches de son intercom.
  
  Deux minutes plus tard, un des secrétaires du Service venait prendre les ordres. Le Vieux dicta rapidement les instructions, donna de mémoire les renseignements précis, ajouta :
  
  - Que Vargel fasse cette démarche personnellement, en priorité. C’est très urgent. J’attends la réponse avant midi.
  
  Le secrétaire se retira.
  
  Coplan était assez sidéré. Tout d’abord, parce que le Vieux avait eu l’air de l’écouter distraitement, alors qu’en fait sa mémoire avait tout enregistré. Mais le plus surprenant, c’était la docilité avec laquelle il avait accepté la proposition de Coplan. Celui-ci ne put s’empêcher de murmurer avec une pointe de malice :
  
  - Qu’est-ce qui ne va pas ce matin ? Je m’attendais à une discussion serrée.
  
  Le Vieux, baissant la tête, parut soudain très dégonflé.
  
  - J’ai de gros ennuis, Coplan. De très gros ennuis. Ne me posez pas de questions, je ne peux pas vous expliquer... Quoi qu’il arrive, faites votre boulot et ne vous occupez pas du reste. Le cas échéant, mettez-vous en sommeil dans un patelin de province et patientez.
  
  Il esquissa un geste de la main pour conclure :
  
  - Allez, mettez-vous en route et laissez-moi travailler.
  
  Coplan, médusé, s’en alla.
  
  Il avait rendez-vous avec Fondane, son assistant, dans un café de la place de la République. Fondane était déjà là lorsque Francis pénétra dans l’établissement.
  
  - Comment vont les affaires ? s’enquit Coplan en s’installant à la table de son adjoint.
  
  - Pas trop mal, ma foi, répondit Fondane. Le client a quitté son domicile un peu avant neuf heures pour aller chercher sa 2 CV dans un garage de la rue de Turenne. En ce moment, c’est la petite Bérard qui surveille les entrées et les sorties au 217. Voici la photo du client.
  
  - Mazette, fit Coplan, c’est ce qu’on peut appeler du travail ultra-rapide.
  
  Il prit l’enveloppe que Fondane lui glissait sur la table.
  
  Un garçon en veste blanche vint prendre la commande.
  
  - Cinzano, demanda Francis.
  
  Puis, discrètement, il ouvrit l’enveloppe. La photo, quoique prise à la sauvette, était excellente. Salah Kheriouf était un grand type au visage osseux, au teint foncé, aux traits fortement marqués. Tête nue, vêtu d’un complet de ville de coupe très convenable, il faisait plus âgé que 43 ans. Son allure paraissait aisée ; son expression grave, sérieuse, inspirait confiance. On sentait qu’il était complètement occidentalisé, assimilé. S’il avait eu la peau moins sombre, on se serait à peine aperçu qu’il était Nord-Africain.
  
  Fondane, commentant la photo, murmura :
  
  - Je l’ai bien observé. C’est un type intelligent, énergique, en pleine forme.
  
  - Comportement normal ?
  
  - Oui, mais qui n’est pas exempt de défiance. Je me suis abstenu de le suivre et j’ai bien fait. J’ai pu constater, de loin, qu’il s’arrêtait devant l’une ou l’autre vitrine. Il est probablement sur ses gardes.
  
  - C’est logique, après la visite de Manesco. Il sait désormais que ça ne tourne pas rond dans le secteur Kissaoud.
  
  - Pas de contre-ordre du côté du Vieux ? questionna Fondane.
  
  - Non, tout s’est passé comme sur des roulettes. Je n’en suis pas encore revenu... Le patron avait l’air tellement démoralisé qu’il m’aurait accordé la lune si je la lui avais réclamée. Je me demande bien ce qui lui est arrivé...
  
  - Par les temps qui courent, émit Fondane, son poste n’est pas une sinécure, c’est le moins qu’on puisse dire.
  
  Comme le garçon s’amenait avec le Cinzano commandé par Coplan, ils se turent.
  
  Lorsqu’ils furent de nouveau tranquilles dans leur coin, Fondane reprit :
  
  - Je continue comme convenu ?
  
  - Oui. De mon côté, je vais m’efforcer de rassembler le maximum d’informations sur l’ami Salah. Je me donne 48 heures de préparation.
  
  Fondane hocha la tête en faisant la moue.
  
  - Dommage qu’on soit talonné quand il s’agit d’une histoire aussi importante, grommela-t-il à mi-voix. Nous n’avons qu’une carte ; et si nous ratons notre ouverture, c’est mort.
  
  Coplan alluma une Gitane. Il éprouvait la même appréhension que Fondane, mais il ne l'aurais pas avoué pour un empire.
  
  - Je prendrai le relais à minuit, rappela-t-il. Nous ferons un premier bilan.
  
  Il vida son verre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Vers la fin de la soirée, ce même jour, alors qu’il achevait de mettre de l'ordre dans ses notes, Coplan, installé dans un des bureaux du Service, fut appelé par le Vieux.
  
  Quand il vit son chef, il comprit tout de suite qu’un orage venait de s’abattre sur la Grande Maison.
  
  - Vous savez la nouvelle ? grinça le Vieux.
  
  - Non, dit Coplan. A quel sujet ?
  
  - L’armée est en train de prendre le pouvoir à Alger. Des généraux entrent en dissidence contre Paris...
  
  - Sans blague ?
  
  - J’étais au courant depuis ce matin à l’aube, mais je pensais que c’était une manœuvre d’intoxication. Maintenant, ce n’est plus un bobard. Les troupes ont commencé leur mouvement.
  
  - C’est officiel ?
  
  - Le gouvernement est alerté, mais le public ne sait encore rien. Selon mes informateurs, la proclamation du putsch est imminente.
  
  - Que faisons-nous ?
  
  - Obéir, naturellement, gronda le Vieux d’une voix sourde.
  
  Il ajouta, un ton plus bas encore :
  
  - Comme il est impossible de prévoir comment cela va tourner, je vous ordonne de disparaître. Je ne veux pas que vous soyez embringué. Si l’ouragan m’emporte, c’est vous qui me succéderez. Par conséquent, gardez soigneusement votre mise dans votre poche.
  
  Il darda son regard sur Coplan.
  
  - Compris ? articula-t-il.
  
  - Compris, dit Francis.
  
  - Filez maintenant. J’ai fait inscrire sur votre fiche de roulement que vous êtes en mission extérieure. Ne mettez plus les pieds ici avant la fin de la tempête.
  
  Coplan alla dare-dare prendre ses papiers dans le bureau où il avait passé une partie de l’après-midi. Une heure plus tard, il avait transféré son domicile dans un appartement proche du Trocadéro. Ce pied-à-terre, situé dans une des rues les plus calmes et les plus bourgeoises du 16ème arrondissement, lui assurait un incognito parfait. Il l’avait loué plusieurs années auparavant, sous un nom d’emprunt et en qualité d’inspecteur de l’administration de la France d’Outre-mer, ce qui lui permettait de n’y faire que de rares apparitions sans que cela parût étrange.
  
  
  
  
  
  On sait ce que fut cette folle nuit du 22 au 23 avril 1961.
  
  Cependant, malgré l’agitation tumultueuse d’un Paris en pleine mobilisation civile, Coplan poursuivit imperturbablement son programme d’action. Avec ses deux équipiers - c’est-à-dire Fondane et Lise Bérard - la surveillance de Salah Kheriouf fut maintenue sans interruption.
  
  Le résultat fut d’ailleurs très maigre. Aucun fait insolite ne fut enregistré, aucun indice compromettant ne vint figurer au débit du suspect. Même aux heures les plus dramatiques de ce début de révolution, Salah Kheriouf resta cloîtré dans son rez-de-chaussée de la rue Saint-Sébastien.
  
  Le lundi matin, il partit en tournée comme d’habitude. Le mardi, Alger s’effondrait ; le gouvernement reprenait le contrôle de l’armée et tout rentrait dans l’ordre. La D.S.T. entamait alors un nettoyage sévère des éléments dits « activistes ».
  
  A neuf heures du soir, Coplan décidait d’exécuter son plan offensif tel qu’il l’avait conçu avant la convulsion d’Alger.
  
  - Nous pouvons même profiter des circonstances, expliqua-t-il à Fondane. Le public ayant été informé par la presse, tout le monde sait que des vérifications policières se déroulent d’un bout à l’autre de la France. Nous allons embarquer Salah Kheriouf et nous le conduirons à la D.S.T. L’inspecteur Brasset est dans le coup et il est d’accord pour jouer sa petite comédie. Pendant ce temps, nous reviendrons pour perquisitionner. Lise montera la garde et elle nous préviendra par radio en cas de visite imprévue.
  
  A 21 heures 20 exactement, Coplan et Fondane débarquaient de leur D.S. noire à quelques mètres du 217 de la rue Saint-Sébastien. Ils se dirigèrent vers l’immeuble, et Fondane appuya résolument sur le bouton de la sonnerie.
  
  Quand la porte s’ouvrit, Coplan et Fondane eurent une première surprise. C’était une belle fille blonde, aux formes avantageuses, qui se tenait dans l’encadrement.
  
  - Police, annonça discrètement Coplan en exhibant une carte rayée aux couleurs françaises.
  
  La blonde ne broncha pas.
  
  Un déclic se fit dans la mémoire de Coplan : il avait vu une photo de cette femme. La coiffure et le maquillage avaient changé, mais l’ovale du visage, la bouche, les oreilles, la forme des yeux ne laissaient subsister aucun doute ; cette fille n’était autre que la nommée Lucie Kramer, dite Lulu, ex entraîneuse au Golden Bow et dernier béguin de feu Michel Rouard.
  
  - Vous permettez ? dit Coplan en écartant la fille avec une douceur qui n’excluait pas la fermeté. Nous voudrions voir Monsieur Kheriouf.
  
  La belle Lulu, pas du tout à son aise, recula à contre-cœur pour livrer le passage aux deux visiteurs. Mais elle retrouva soudain son sang-froid et, refermant précipitamment le battant, elle devança Coplan et Fondane dans le couloir, ouvrit une porte et cria :
  
  - Sally ! La police pour toi.
  
  Coplan jeta un regard courroucé vers la blonde, pénétra dans une pièce noyée de pénombre où un poste de radio diffusait de la musique en sourdine. Une seconde porte, dans le fond de la pièce, était ouverte sur une cuisine éclairée. Coplan traversa d’un pas rapide la pièce plongée dans la demi-obscurité.
  
  Salah Kheriouf, en bras de chemise, était debout devant un réchaud, un poêlon à la main. Près de lui, sur une petite table encombrée de vaisselle sale, une théière attendait l’eau bouillante.
  
  L’apparition de Francis ne parut pas impressionner outre mesure l’Algérien. Cependant, une flamme aiguë, fugace, avait scintillé dans ses prunelles sombres et cette réaction n’avait pas échappé à l’œil attentif de Coplan.
  
  Ce dernier, tout en tirant de sa poche un feuillet qu’il avait préparé, questionna :
  
  - Vous êtes bien Salah Kheriouf, né le 18 mars 1918, à Tlemcen ?
  
  - Oui, c’est moi.
  
  - Je suis dans l’obligation de vous prier de me suivre à la Sûreté. L’inspecteur Brasset désire vous interroger.
  
  - M’interroger ? A quel sujet ?
  
  - Je l’ignore, mais c’est une simple formalité.
  
  - A cette heure-ci ? grogna Kheriouf.
  
  - Vous devez être au courant de ce qui se passe, dit Coplan, puisque vous écoutez la radio. La convocation de la Sûreté fait partie des mesures d'ensemble ordonnées par le gouvernement depuis dimanche. Une vérification, sans plus.
  
  La blonde et Fondane s’étaient également avancés dans la cuisine. Salah Kheriouf, impassible, le visage dur et sévère, regardait l’eau qui commençait à bouillir dans le poêlon.
  
  - J’ai quand même le temps de prendre une tasse de thé ? ricana-t-il, un peu hargneux.
  
  
  
  
  
  - Non, vous êtes prié de venir immédiatement, stipula Francis avec sécheresse. Nous avons d’autres personnes à voir encore.
  
  Le Musulman haussa les épaules, s’écarta du réchaud pour saisir son veston accroché au dossier d’une chaise. Coplan s’interposa :
  
  - Une seconde, jeta-t-il en marchant vers la chaise.
  
  Il prit le veston de l’Algérien, souleva le vêtement dans sa main droite, vérifia de la main gauche le contenu des poches.
  
  - Tenez, dit-il en tendant le vêtement à son propriétaire.
  
  Kheriouf prit sa veste, fit mine de l’endosser mais, opérant une brusque vol te, il se rua sur Coplan pour lui balancer le veston dans la figure.
  
  Francis, en dépit de son allure décontractée, ne fut nullement surpris par l’attaque du Nord-Africain. Il savait que Salah Kheriouf pouvait avoir une réaction dangereuse. En effet, l’entraîneuse du Golden Bow avait sûrement transmis à ses complices de la rue Fontaine le signalement précis de l’individu par lequel elle avait été accueillie chez Michel Rouard. Et ce signalement, Manesco avait dû le communiquer à Kheriouf.
  
  Malgré la vélocité de son geste, l’Arabe n’eut pas le temps d’aller jusqu’au bout de son offensive. Coplan arrêta net la trajectoire de la veste, exécuta une petite passe de toréador pour éviter la charge de son adversaire, contra l’élan de ce dernier par un prodigieux crochet au menton. Salah Kheriouf, touché, fit une pirouette sur la gauche, heurta un meuble, trébucha, tomba sur le dossier de la chaise, les deux mains en avant. Mais le bonhomme était coriace et ne manquait pas de ressource. Il empoigna la chaise et la lança de toutes ses forces vers la tête de son antagoniste. D’un bond acrobatique, Francis se catapulta hors de la direction du projectile. L’Arabe n’attendait que cela : il fonça tête baissée vers la pièce ou se trouvait la radio.
  
  Fondane eut un réflexe heureux. Il gratifia Kheriouf d’un croc-en-jambe absolument imparable, ce qui expédia le gars à plat ventre dans le local contigu. Puis, pour empécher l’Arabe de se débiner, il se précipita à son tour dans l’autre pièce, fit de la lumière au vol, sortit son automatique.
  
  Kheriouf se releva péniblement.
  
  Coplan l’apostropha sur un ton furieux :
  
  - Vous êtes cinglé, non ?
  
  Il marcha sur l’Arabe, les poings serrés. A cet instant, la voix de la blonde articula :
  
  - Si vous le touchez, je vous abats.
  
  Coplan s’arrêta, pivota lentement sur ses talons. La belle Lulu, mettant à profit l’intervention de Fondane, s’était glissée sournoisement vers un buffet placé contre le mur latéral de la cuisine. Et là, dans un des deux tiroirs, elle avait saisi un pistolet court et trapu, de gros calibre, qu’elle braquait résolument vers la poitrine de Francis.
  
  Kheriouf, tenu en joue par Fondane, arborait un sourire sinistre. Coplan, menacé par la blonde, demeurait immobile.
  
  Un silence frémissant plana, et la musique douce diffusée par la radio prit un relief saugrenu.
  
  L’Arabe, s’adressant à Lulu, prononça d’une voix sourde :
  
  - Tu tireras quand je te le dirai, compris ?
  
  Puis, à Fondane :
  
  - Si vous ne rengainez pas votre arme tout de suite, votre copain est foutu. Moi, je n’ai rien à perdre.
  
  Coplan intervint :
  
  - Vous êtes fou, Kheriouf ! Pour une simple vérification de police, Bondieu ! Soyez raisonnable, voyons.
  
  - Ta gueule, toi ! On te connaît dans le secteur. Ta peau pour la mienne. Si tu as de l’autorité sur ton camarade, c’est le moment de...
  
  Le reste de sa phrase fut couvert par un fracas formidable. Coplan avait sauté vers le réchaud, avait saisi le poêlon d’aluminium par le manche et avait projeté le contenu du récipient à la face de la blonde. Celle-ci, prise au dépourvu, reçut toute la giclée d’eau bouillante en plein visage. La douleur lui donna une telle secousse qu’elle appuya sans le vouloir sur la détente de son pistolet. Le coup alla fracasser un des cadres qui pendaient au mur. Aveuglée par le liquide en ébullition, la malheureuse, hurlant de douleur, laissa tomber son arme pour porter ses deux mains à sa figure.
  
  Salah Kheriouf, croyant que sa comparse venait de fusiller Coplan, joua son va-tout. Il se plia en deux pour plonger sur Fondane. Ce dernier s’imaginait aussi que la blonde avait tiré sur Francis, et il ne put réprimer l’impulsion féroce qui s’empara de lui : il actionna la gâchette de son Colt, une fois, deux fois, trois fois. Les ploufs du silencieux firent vibrer les vitres de la fenêtre. Fondane avait visé l’abdomen de l’Arabe, mais à cause de la position d’attaque que celui-ci venait de prendre subitement, c’est à la tête que Kheriouf reçut les balles destinées à son ventre. Il s’écroula, foudroyé, la tempe droite déchiquetée.
  
  Dans la cuisine, la blonde se tordait en titubant et en gémissant. Ses brûlures atroces lui infligeaient une souffrance qui la rendait presque hystérique.
  
  Coplan ramassa le pistolet qu’elle avait abandonné, marcha vers la pièce adjacente, bien décidé à mettre le point final à la corrida. C’est Fondane qui apparut à l’entrée de la cuisine et qui, voyant Coplan, s’écria :
  
  - Vous êtes touché ?
  
  - Non, on ne m’a pas si facilement ! Mais elle est dans un bel état, l’idiote. Je lui ai flanqué l’eau bouillante dans la fiole. Je n’avais pas le choix.
  
  Il aperçut Kheriouf qui gisait sur le tapis de la salle-à-manger.
  
  - Liquidé ? questionna-t-il d’une voix tendue.
  
  - J’ai visé les tripes, mais il prenait son élan pour me sauter dessus et...
  
  - Tant pis ! Ses archives m’intéressent plus que sa carcasse, après tout.
  
  - Il a failli vous posséder avec le coup de la veste, hein ?
  
  Coplan ricana :
  
  - Un espion sédentaire ne devrait jamais se mesurer à un homme d’action. Il ne s’est pas douté que je l’attendais au tournant !... Son attaque est en tout cas une confirmation de mon pronostic à son sujet.. Appelle Lise, elle doit se faire un sang d’encre. Qu’elle fasse venir une ambulance immédiatement.
  
  Fondane rengaina son Colt, préleva dans sa petite poche de veston un boîtier noir de la taille d’une boîte d’allumettes.
  
  - Lise ? prononça-t-il en approchant de ses lèvres le minuscule appareil.
  
  - Oui, allô ? Que se passe-t-il ? J’ai entendu des coups de feu, des cris...
  
  - Tout va bien pour nous, rassure-toi. Mais nous avons un mort et une blessée. Arrange-toi pour passer un coup de fil à la Permanence et réclame une ambulance. C’est très urgent.
  
  - O.K. Terminé.
  
  - Terminé, répéta Fondane qui tourna le bouton de son yashifone afin de mettre l’appareil au point mort. (Émetteur-récepteur miniature, de fabrication japonaise. Malgré son volume réduit, permet une liaison très claire sur une distance d’environ 900 mètres)
  
  Coplan était retourné dans la cuisine. La blonde, terrassée par une véritable crise nerveuse, se roulait au sol.
  
  En voyant sa victime, Francis eut pitié d’elle et il se reprocha presque l’acte cruel par lequel il avait sauvé sa peau. Il s’agenouilla près de la femme, la maîtrisa, lui assena un léger coup de tranchant de la main sous le menton. Elle perdit conscience instantanément, se relâcha, resta inerte.
  
  La peau de son visage, mordue par l’eau bouillante, était rouge et boursouflée. Ses paupières fermées paraissaient soudées.
  
  - Quel métier, soupira Francis.
  
  Il se redressa.
  
  - Commençons les fouilles en attendant l’ambulance, dit-il à Fondane.
  
  Quand l’ambulance arriva, trente-cinq minutes plus tard, la perquisition n’avait encore rien donné.
  
  Fondane décréta :
  
  - A mon avis, il faudra sonder la baraque. Kheriouf n’a sûrement pas étalé ses documents à la vue du premier venu.
  
  Coplan murmura :
  
  - J’ai l’impression qu’il les cachait ailleurs que dans son appartement. Étant Nord-Africain, il se savait à la merci d’une visite policière... Mais il y a autre chose qui me turlupine : depuis trois jours et trois nuits que nous surveillons la place, comment se fait-il que la présence de cette femme n’ait pas été détectée ?
  
  - C’est ma foi vrai, s’exclama Fondane. Mais peut-être ne sortait-elle pas ?
  
  - Je vais m’occuper de ce problème. Reste ici avec Lise, je viendrai vous chercher le plus tôt possible. J’accompagne Lulu à l’hôpital.
  
  La blonde, admise au service des urgences de Lariboisière, fut examinée par un docteur dès son arrivée.
  
  - L’œil gauche est perdu, déclara lé médecin. L’autre...
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Coplan questionna :
  
  - Pouvez-vous la ranimer ? Je voudrais lui parler.
  
  - Puisqu’elle est dans le coma, laissons-la dormir le plus longtemps possible, grogna le médecin. Je vais profiter de son évanouissement pour traiter ses brûlures.
  
  - Je suis navré de me montrer inhumain, articula Coplan, mais il faut que je lui parle. Cette femme et ses complices sont responsables de la mort d’un certain nombre de policiers. De plus, ses aveux concernent les affaires de l’État.
  
  - Je regrette, déclina le médecin, glacial.
  
  - Comme vous voudrez, dit Coplan, incisif. Mais votre absence de compréhension lui vaudra en fait un supplément de souffrance : je suis obligé de lui parler maintenant... Rien ne vous empêche de lui administrer de la morphine après mon entretien avec elle.
  
  - Soit, capitula le docteur, ébranlé par l’intransigeance de Coplan.
  
  Dès qu’elle reprit conscience, Lucie Kramer se remit à gémir. Coplan s’approcha du lit dans lequel on l’avait couchée.
  
  - Lucie Kramer, écoutez-moi, commença-t-il en agrippant dans sa main le poignet de la blonde. Si vous répondez à mes questions, vous serez soignée par les meilleurs médecins de Paris et on vous tirera de là. Si vous refusez de parler, j’interdis votre chambre au toubib et vous serez aveugle... Où se trouvent les papiers secrets de votre ami Salah Kheriouf ?
  
  - Derrière... dans la cour... La porte brune... La clé se trouve dans mon sac, chez Salah... Sur le poste de radio... La machine-à-coudre... Le coffre contient une cache... Tout est là, je vous le jure... Ne me laissez pas comme ça, je vous en supplie...
  
  Coplan se tourna vers le médecin.
  
  - Occupez-vous d’elle, docteur. Je reviendrai dans une heure.
  
  Le docteur approuva sans desserrer les lèvres, mais son regard figé en disait long. Coplan ne put se retenir de lui murmurer d’un ton agressif, avant de sortir de la chambre :
  
  - Vous croyez peut-être que cela m’amuse ? J’espère que vous aurez une pensée pour moi quand on vous apportera des innocents blessés par les terroristes.
  
  
  
  
  
  Ayant regagné à toute vitesse la rue Saint-Sébastien, Coplan, guidé par les aveux de Lucie Kramer, trouva sans difficulté la porte brune qui donnait dans la cour du 217.
  
  Au moyen de la clé prélevée dans le sac de la blonde, il ouvrit le battant, pénétra dans un couloir humide, fit de la lumière et referma la porte.
  
  Ce logement, dont la construction devait être très ancienne, comportait trois pièces au plafond bas, au sol pavé, aux murs crevassés. Dans la pièce du milieu, une machine-à-coudre Singer, un vieux modèle des années 30, trônait près d’un divan.
  
  Le coffre de bois qui recouvrait la machine ne présentait aucune anomalie apparente ; il fallait être prévenu pour s’apercevoir que l’arrondi intérieur de ce coffre n’avait pas exactement la même courbe que l’arrondi extérieur. La fermeture de cette cache avait été camouflée avec une telle habileté que Francis mit plus de dix minutes avant de saisir le mécanisme qui permettait de déplacer le panneau intérieur.
  
  Il retira de l’alvéole quatre liasses de feuillets de papier recouverts d’une écriture microscopique. Ce papier était encore plus mince que du papier à cigarette ; il était infroissable et il ne crissait pas quand on le manipulait.
  
  Coplan parcourut les feuilles, mais il ne put déchiffrer que quelques mots ; les indications consignées sur ces documents avaient été rédigées avec l’aide d’une forte loupe et, semblait-il, en langage-code.
  
  Francis empocha ce butin, remit le couvercle de la Singer en place. Continuant son exploration, il déboucha dans la troisième pièce du logement. Puis, par une dernière porte, il accéda à un couloir. Il se retrouva ainsi dans une cour... et il constata que cette cour communiquait avec un passage.
  
  Dans l’obscurité, il s’avança. Deux minutes après, il déambulait derechef dans la rue Saint-Sébastien, mais à plus de trois cents mètres du 217.
  
  Francis admira la combine.
  
  - Chapeau, grommela-t-il. Salah Kheriouf n’était pas un apprenti.
  
  Il alla sonner au 217.
  
  L’ébahissement de Fondane et de Lise Bérard l’amusa.
  
  - Il y a une seconde issue par le passage voisin, expliqua-t-il. C’est le repaire classique d’un maître-espion.
  
  - Et les archives ? s’enquit Fondane.
  
  - In the pocket, dit Coplan en tapotant sa poche. Je file jusqu’à l’hôpital et ensuite je fonce au Service pour confier la camelote au père Doulier. C’est écrit en code.
  
  - Pourquoi retournez-vous à Lariboisière ? demanda Lise. Vous devez encore interroger cette femme ?
  
  Coplan détourna les yeux.
  
  - Non, murmura-t-il d’un air évasif, je voudrais savoir où elle en est...
  
  Fataliste, il haussa les épaules, puis il ajouta :
  
  - Je vais demander à Brasset de venir mettre les scellés sur la boutique ici. Vous me rejoindrez au bureau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Pendant les cinq Jours qui suivirent la mort de Salah Kheriouf, les rafles se succédèrent à Paris et partout en France. Grâce aux documents découverts chez Kheriouf, plusieurs réseaux F.L.N. furent démantelés de fond en comble. Agissant en collaboration étroite avec les polices municipales d’une part et les inspecteurs du SCAFAL d’autre part, la D.S.T. put réaliser la plus vaste opération jamais entreprise depuis le début de la rébellion algérienne.
  
  Pour un seul week-end - et rien que dans la zone parisienne - plus de neuf cents Nord-Africains furent appréhendés.
  
  Le Vieux se frottait les mains.
  
  - Ce Kheriouf est vraiment une prise de choix, dit-il à Coplan. Non seulement il centralisait les activités de plusieurs wilayas, mais il contrôlait également le travail des collecteurs de fond et les missions terroristes.
  
  Coplan, assez sceptique, grommela en haussant les épaules :
  
  - Je ne suis pas dupe de votre enthousiasme, vous savez. A l’heure qu’il est, Kheriouf a déjà un remplaçant qui s’est mis au boulot. Depuis le temps que cela dure...
  
  Le Vieux ne voulait pas entendre.
  
  - Rendez-vous compte, Coplan, s’exclama-t-il en prenant un des nombreux dossiers empilés sur son bureau, les types qui ramassent le fric des pauvres Algériens font des recettes colossales.
  
  Il ouvrit son dossier, pointa un nom au hasard :
  
  - Tenez, pour la seule province du sud-est, le chef de zone Hamed Bouhal a comptabilisé des cotisations mensuelles qui dépassent les 20 millions de francs... Je vous garantis que notre intervention massive est un coup dur pour les finances du G.P.R.A.
  
  L’ironie de Francis se fit plus agressive.
  
  - Vous ne pensez tout de même pas que les dirigeants du F.L.N. vont se trouver à court d’argent, non ? Ils jonglent avec des milliards et ils n’arrêtent pas de recevoir des subventions. Ils ont même pu s’offrir le luxe de monter un émetteur radio qui vient d’entrer en action et qui s’intitule : Station Algérie Libre. Pour un Kheriouf qui disparaît, il y en a dix ou vingt qui sont prêts à reprendre le flambeau.
  
  Le Vieux, mécontent, rangea son dossier en silence. Coplan reprit :
  
  - La vérité, c’est que vous ne voulez pas admettre votre déception. L’affaire Salah Kheriouf est certes une belle opération pour la D.S.T. et pour le SCAFAL. Mais, pour nous, le résultat final de l’Opération Catapulte est un échec.
  
  - Un peu de patience, que diable, ronchonna le Vieux. Doulier n’a pas dit son dernier mot.
  
  - Justement, si ! répliqua Francis, Je viens de passer à son bureau et il m’a laissé entendre que je n’avais plus rien à espérer.
  
  - Bon, allons le voir ensemble pour faire le point, trancha le Vieux.
  
  Ils quittèrent le bureau.
  
  Situé sous les combles du bâtiment, le laboratoire spécial de Doulier était une immense pièce divisée par des cloisons vitrées. Dans chacun des petits locaux ainsi aménagés, des spécialistes se creusaient les méninges pour résoudre des problèmes extrêmement compliqués. Toutes les recherches concernant les écritures secrètes, les codes, les machines à écrire, la graphologie, les traitements chimiques des encres et des papiers, les procédés cryptographiques inconnus et le dépouillement des archives extérieures s’opéraient dans ce service, sous la direction de Doulier. Ce dernier avait toute la confiance du Vieux.
  
  Doulier, en dépit de ses airs bourrus, était un homme serviable et consciencieux. Sa tête ronde et ses moustaches tombantes le faisaient ressembler à un savant biologiste célèbre. Il était d’ailleurs lui-même une espèce de savant.
  
  - Alors ? attaqua le Vieux. Coplan me dit que vous êtes arrivé au terminus et que le résultat est négatif au sujet de ce mystérieux H.K.34 ? Est-ce exact ?
  
  - Oui, je suis dans l’impasse, reconnut Doulier. J’ai terminé tous les pointages, tous les recoupements, toutes les confrontations. Impossible d’identifier l’individu qui se cache sous cet indicatif.
  
  - Vous étiez pourtant sur la bonne voie, hier soir ? maugréa le Vieux.
  
  - J’avais l’impression que je tenais la filière décisive. J’ai pu repérer plusieurs identités qui figuraient sur la nomenclature de Kheriouf, et notamment trois agents F.L.N. qui ont stationné en Belgique et à Prague. Mais je n’ai malheureusement aucun lien qui me conduise jusqu’à H.K.34.
  
  - Même dans les informations émanant de nos amis Belges, de nos amis Suisses et de nos collègues Allemands ? insista le Vieux.
  
  - J'ai tout épluché, croyez-moi, assura Doulier.
  
  - C’est rageant, gronda le Vieux. Arriver si près du but, et rester le bec dans l’eau...
  
  Doulier se vexa brusquement.
  
  - Vous appelez ça rester le bec dans l’eau ? grommela-t-il. Je me suis esquinté pendant trois jours et trois nuits sur les archives de Salah Kheriouf et je vous ai livré une telle somme d’indications que vous avez pu décapiter la moitié des organisations F.L.N. en métropole !
  
  Le Vieux battit en retraite :
  
  - Je ne vous reproche rien, Doulier. Je déplore simplement que les papiers secrets de Salah Kheriouf ne nous permettent pas d’aller jusqu’au bout. Si nous avions pu identifier l’homme qui se cache sous l’indicatif H.K.34, et qui est en fait le véritable cerveau du réseau Kheriouf, nous aurions remporté une vraie victoire. Au demeurant, je ne me plains pas. Je suis satisfait, personnellement, des résultats acquis.
  
  Il se tourna vers Coplan, mais en s’adressant toujours à Doulier :
  
  - C’est notre ami Coplan qui n’est pas content.
  
  - Oui, je sais, bougonna Doulier. Il me l’a dit ce matin, et assez vertement... Je suis bien surpris de son attitude, entre nous. J’ignorais qu’il travaillait pour le compte du G.P.R.A.
  
  Coplan, qui venait de saisir son briquet pour allumer une Gitane, arrêta net son geste. Retirant sa cigarette de sa bouche, il articula en dévisageant Doulier avec dureté :
  
  - Mesurez vos paroles, mon vieux. Une connerie comme celle que vous venez de sortir peut avoir des conséquences très graves. J’ai vu naître des malentendus et des drames pour moins que cela. Je ne travaille ni pour le G.P.R.A. ni contre le G.P.R.A. Je ne suis pour personne ni contre personne. Je suis au service de la France, comme nous le sommes tous ici. Mais il se trouve que la mission qui m’a été confiée défend simultanément les intérêts des Français et ceux des Musulmans d’Algérie... Je n’ai pas choisi cette mission. Michel Rouard trahissait son pays et on m’a chargé de découvrir les bénéficiaires de cette trahison, un point c’est tout.
  
  Le Vieux intervint.
  
  - Ne nous emballons pas, dit-il, conciliant. Chacun a fait de son mieux, c’est l’essentiel.
  
  Doulier, qui était plutôt cabochard, marmonna :
  
  - Nous devons bien nous mettre dans la tête que les rebelles algériens ont fait des progrès considérables au cours de ces dernières années. A plusieurs reprises, ils ont été coincés par suite de nos interventions. Mais la leçon a porté. Leurs chefs occultes ont adopté des systèmes de sécurité qui empêchent de remonter les filières jusqu’à leur source.
  
  Il désigna les documents étalés sur sa table de travail.
  
  - Vous pouvez confier ces archives à qui vous voudrez, je vous jure qu’il est impossible de mettre un nom sur l’indicatif H.K.34.
  
  Coplan rétorqua :
  
  - Je ne vous demande pas son nom, je vous demande sa localisation géographique. Salah Kheriouf, comme tous les chefs de centre, a consigné dans ses papiers des renseignements relatifs à la totalité de son activité. Comment se fait-il que vous ne trouviez pas là-dedans la moindre allusion au destinataire final de ses rapports ?
  
  - Parce que cet indice a été omis systématiquement, volontairement, scrupuleusement, affirma Doulier. Cette omission constitue le premier fusible du circuit. Posez-moi n’importe quelle colle au sujet de Salah Kheriouf, je vous répondrai. Mais quant à vous dire le nom et l’adresse de l’individu qui commande Kheriouf en dernier ressort, je n’en suis pas capable. Du reste, libre à vous de recommencer le dépouillement. Si ça vous amuse !... Je ne suis pas infaillible, après tout.
  
  Coplan préféra ne pas envenimer la discussion. Il alluma sa Gitane, souffla un long jet de fumée.
  
  Doulier grinça :
  
  - Votre attitude ne me fait pas plaisir, Coplan. Car enfin, voilà trois nuits que je n’ai pour ainsi dire pas fermé l’œil. Et si vous aviez un tant soit peu d’objectivité, vous sauriez reconnaître que j’ai abattu du bon boulot. Vous avez là des tableaux qui analysent tous les secteurs placés sous l’obédience de Kheriouf, vous avez des milliers de noms, vous avez la preuve irrécusable que Kheriouf jouait sur deux claviers en même temps et que c’était un agent double. Si ça ne vous suffit pas...
  
  Il leva les bras en signe d’impuissance. Coplan, calmé, murmura :
  
  - Je regrette que vous ne compreniez pas mon point de vue, Doulier. Vous n’avez pas d’admirateur plus sincère que moi, je le dis sans flatterie. Seulement, nos positions ne sont pas les mêmes. Vous, vous êtes dans ce bureau et vous triturez bien tranquillement des papelards. Moi, pour vous ramener ce butin, j’ai dû affronter mes adversaires face à face, commettre des actes... disons regrettables. Alors, quand vous m’annoncez que je peux aller me rhabiller, que mon ennemi numéro UN est hors de notre portée, que ma mission tourne court, je ne pavoise pas.
  
  Il jeta son mégot par-terre, l’écrasa, reprit avec plus de sobriété.
  
  - Kheriouf recevait des consignes de H.K.34 et lui envoyait des rapports. Comment les deux hommes correspondaient-ils ?
  
  Doulier, acide, marmonna :
  
  - Par la poste, vraisemblablement. Soit par la voie directe, soit par une chaîne de boîtes aux lettres. Mais il est évident que Kheriouf n’allait pas consigner dans ses archives l’adresse de son correspondant clandestin ! Pourquoi l’aurait-il fait ? Il avait cette adresse dans sa mémoire, ce qui était sa plus sûre sauvegarde. Même si le G.P.R.A. décidait subitement de le contrôler ou de le remplacer, Kheriouf était à l’abri de tout pépin : tout ce qui se rapportait à H.K.34 faisait l’objet d’un classement en marge et demeurait anonyme.
  
  Coplan opina distraitement, les yeux dans le vague. Le Vieux mit un terme à la controverse en résumant :
  
  - Faute de grives, on mange des merles. Et qui sait si le déroulement des enquêtes actuellement en cours ne va pas nous procurer des tuyaux inattendus sur ce H.K.34... La plupart de mes dossiers en suspens reçoivent tôt ou tard leur solution... Vous me ferez un état définitif de votre dépouillement dès que ce sera possible, n’est-ce pas ?
  
  - Je m’y mets, promit Doulier.
  
  Le Vieux, revenu dans son bureau directorial avec Coplan, se laissa tomber dans son fauteuil et soupira :
  
  - C’est évidemment pénible d’être stoppé comme nous le sommes, mais la plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a.
  
  - Pénible ? fit Francis, acerbe. Le mot est faible... C’est stupide et révoltant, voilà la vérité.
  
  - Inutile de pleurer sur du lait renversé, murmura le Vieux. Ce qui compte, c’est d’exploiter au maximum ce que l’on possède.
  
  Le son de sa voix trahissait une certaine satisfaction qui éveilla l’attention de Coplan. Il regarda son chef.
  
  - Vous avez un projet ? s’enquit-il.
  
  - Oui, dit le Vieux.
  
  - Peut-on le connaître ?
  
  - Le topo de Doulier va me servir, révéla le Vieux. Vous savez qu’il y a un conflit de doctrine dans les hautes sphères... Même dans les milieux spécialisés du Renseignement, un certain nombre de grosses têtes s’imaginent encore que les Russes donnent la priorité à l’espionnage scientifique et industriel. La chose était vraie, il y a quelques années ; elle ne l’est plus actuellement. Aujourd’hui, ce qui prime, c’est le sabotage politique. Les Soviets n’ont plus besoin de piller les laboratoires étrangers, ils sont en avance dans la plupart des branches de la science. Par contre, ils mettent le paquet sur la politique et la diplomatie. Leur nouvelle école de Prague forme des types de première force dans ce domaine. Or, comme vous avez pu le voir, Kheriouf et Manesco, pour ne parler que de ces deux-là, sont passés par Prague. Je suis persuadé que l’énigmatique H.K.34 est un technicien de la politique secrète.
  
  - Nous l’avions deviné depuis le début, rappela Francis, puisque l’assassinat de mon ami Rémont, de l’aveu même du F.L.N., n’a pas été commandé par le G.P.R.A.
  
  - Précisément, les archives de Kheriouf renforcent ma thèse. On va se rendre compte en haut lieu, de ce que cela signifie... Une centaine de H.K.34 dispersés aux endroits névralgiques de la planète pourraient commettre des dégâts effroyables.
  
  - Vous feriez mieux d’employer le présent au lieu de parler au conditionnel. Voyez Cuba, le Laos, la Turquie, etc... On sent fort bien qu’il y a là des ferments invisibles qui travaillent. Et les crises qui éclatent sont toujours favorables à l’expansion communiste. L’agitation spontanée est toujours à sens unique, c’est un phénomène sans précédent.
  
  Le Vieux ne répondit pas. Après un long silence, Coplan suggéra soudain :
  
  - Et si je contactais directement le F.L.N. pour leur parler de H.K.34 ?
  
  - Que voulez-vous dire ? grogna le Vieux, interloqué.
  
  - Exactement ce que je dis. Je vous propose de rendre visite, moi, personnellement, au G.P.R.A... Avec une documentation solide dans les mains.
  
  - Vous êtes fou, non ? Ils ont mis votre tête à prix et vous êtes le numéro UN de leur liste noire.
  
  - Et alors ? Si j’ai bonne mémoire, vous m’avez donné carte blanche pour venger Lucien Rémont ? En fin de compte, c’est H.K.34 le véritable assassin de mon camarade. Je suis disposé à prendre le maximum de risques pour me mesurer avec cet adversaire.
  
  - Il y a des limites à tout, bougonna le Vieux.
  
  - Sauf à un devoir d’honneur que l’on s’est assigné, corrigea Francis. L’idée même de savoir que H.K.34 nous glisse entre les doigts et poursuit tranquillement son action néfaste m’est intolérable.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Le Vieux était-il pris de court par l’audacieuse suggestion de Coplan ? On aurait pu le croire, à en juger d’après l’expression soucieuse que reflétait son lourd visage. Mais Francis, qui connaissait son chef, ne se fiait pas entièrement aux attitudes de celui-ci.
  
  - Je suppose, reprit Coplan, que ma proposition n’est pas irréalisable sur le plan technique ?
  
  Au lieu de répondre, le Vieux se mit à ouvrir les tiroirs de son bureau, puis à remuer les papiers qui encombraient sa table de travail. Il réussit à mettre la main sur sa vieille pipe, et il entreprit de la bourrer. Cette tâche parut l’absorber très profondément.
  
  Lorsqu’il eut allumé sa bouffarde, il s’entoura d’un nuage de fumée.
  
  - Vous me demandez une chose énorme, Coplan, grommela-t-il enfin. Votre acharnement me plaît, bien sûr. Néanmoins, vous me mettez dans une situation bien embarrassante... H.K.34 m’intéresse, cela va de soi, mais pas au point de me fausser le jugement. Or, si j’entrais dans vos vues, je commettrais une erreur d’appréciation. Une erreur flagrante...
  
  - Comment cela ?
  
  - Faites le calcul vous-même et vous verrez... Vos chances de réussite sont minces, très minces. Primo, parce que le G.P.R.A. n’en sait peut-être pas davantage que nous sur H.K.34. Secundo, parce que ces gens n’ont pas encore acquis l’envergure requise pour comprendre une telle démarche ; ils aiment recevoir des appuis, ils n’osent pas en donner. Tertio, ils ont le complexe du guet-apens et leur méfiance les paralyse littéralement. Dès lors, ça ne vaut vraiment pas le coup de vous envoyer dans la gueule du loup pour tenter une opération dont l’issue est par trop aléatoire. Je suis responsable de vous, et comptable de votre vie, ne l’oubliez pas.
  
  Coplan voulut réfuter ces arguments, mais le Vieux, levant la main, l’en empêcha et poursuivit :
  
  - En revanche, ce que je peux faire, c’est un sondage discret dans les hautes sphères du F.L.N... Grâce aux contacts dont je dispose, je peux parfaitement tâter le terrain.
  
  - Ne faites surtout pas cela ! se récria Francis. Ce serait le meilleur moyen de gâcher définitivement l’affaire, car il est probable que H.K.34 serait alerté en moins de deux par un complice. C’est précisément pour éviter ce danger-là que je tiens à mener personnellement la négociation.
  
  - Il faut que je réfléchisse, marmonna le Vieux. Revenez demain après-midi, nous en reparlerons. De votre côté, revoyez votre projet à tête reposée.
  
  
  
  
  
  Le lendemain après-midi, quand Coplan revit son chef, celui-ci arborait une mine particulièrement grave.
  
  - Eh bien, voilà, commença-t-il. j’ai longuement pesé le pour et le contre... Si je vous ordonne de laisser tomber l’affaire H.K.34, je sais que vous ne le ferez quand même pas. Je suis donc d’accord pour organiser la démarche que vous m’avez proposée... Vous savez tout aussi bien que moi dans quelle direction le vent souffle actuellement, n’est-ce pas ?... Ceci dit, c’est à vos risques et périls que vous vous lancez dans cette aventure ; en ce qui me concerne, j’ai pris toutes mes dispositions pour vous désavouer au cas où votre initiative déclencherait un scandale... Vous avez rendez-vous, mercredi soir, à Francfort, avec le docteur Tahar Kaleb. C’est un homme âgé de 48 ans, intelligent, généreux, pondéré mais c’est aussi un nationaliste algérien fanatique et sincère ; il a sacrifié sa famille, sa fortune et sa carrière pour l’indépendance de son pays. Toutefois, comme il est foncièrement honnête, il ne se croit pas obligé de cracher sur la France qu’il considère comme « une des nations-phares de la planète », selon ses propres mots.
  
  - Quelle est sa position officielle ?
  
  - Il dirige un des services extérieurs du C.C.E.
  
  - Parfait, acquiesça Coplan.
  
  - Vous pouvez tabler sur Kaleb dans la mesure où vos requêtes n’iront pas à rencontre des intérêts matériels et spirituels de l’Algérie algérienne. Pour le reste, soyez prudent. Et méfiez-vous des surveillances occultes qui entourent Tahar Kaleb ; sa liberté d’action est moins étendue qu’on pourrait le croire d’après les apparences... Rousseaux s’occupe de la préparation de votre voyage et de vos papiers d’identité. Tahar Kaleb attend la visite d’un attaché ministériel français nommé Charles Faure. Et Charles Faure, c’est vous.
  
  - Entendu.
  
  - J’espère que vous avez songé à votre dossier ?
  
  - Tout est prêt, assura Francis. J’emmène les originaux de Salah Kheriouf et les photocopies des tableaux analytiques établis par Doulier.
  
  - Je vous rappelle que vous serez en danger pendant chaque minute de votre séjour à Francfort, insista le Vieux. Les Musulmans - même quand ils ne nous détestent pas - ont des réactions qui nous échappent souvent.
  
  - Je prendrai soin de ma petite personne, ironisa Coplan.
  
  - Prenez surtout soin de ma réputation grogna le Vieux. Je me soucie moins de ce qui peut vous arriver que des répercussions éventuelles pour le Service.
  
  
  
  
  
  Les recommandations du Vieux étaient superflues. Coplan savait très bien que son voyage à Francfort comportait de gros risques.
  
  Lorsqu’il arriva dans la grande ville allemande, il se rendit en ligne droite à la Gare Centrale. Dans le vaste hall où des gens pressés déambulaient en tous sens, il chercha le guichet des lignes internationales. Et, au premier coup d’œil, il repéra son adjoint Fondane qui faisait semblant de lire un illustré.
  
  Fondane se contenta de lever les yeux par-dessus son périodique, sans plus.
  
  Coplan sortit de la gare, traversa l’esplanade pour s’engager dans une des rues qui s’amorçaient sur la gauche. Dans cette rue, plusieurs hôtels de bonne catégorie s’offraient à son choix. Il opta pour le Baseler Hof, où il obtint sans difficulté une chambre avec salle-de-bains.
  
  Ensuite, il fit un tour à pied dans la cité et il poussa jusqu’au Zeil, la belle artère commerçante du centre ; la prospérité de l’Allemagne Fédérale éclatait à toutes les vitrines.
  
  Un peu avant le carrefour important de la Lange Strasse, Francis bifurqua à droite. C’était là, au 25 de la rue Klinger, qu’il devait rencontrer le docteur Tahar Kaleb, à 21 heures précises.
  
  Il passa devant l’immeuble sans s’arrêter. C’était une construction relativement neuve, haute de six étages, qui ne comportait pas un seul local à usage commercial. Rien que des appartements, d’un standing plutôt cossu.
  
  Satisfait par cette rapide inspection préliminaire, Francis regagna son hôtel, troqua son costume de voyage contre un complet de ville, jeta un ultime coup d’œil sur ses dossiers avant de les glisser dans un porte-documents de cuir noir.
  
  Il quitta le Baseler Hof et il se rendit dans la Mosel Strasse, de l’autre côté de l’esplanade de la Gare Centrale. Au Nürnberg Hôtel, on lui confirma qu’une chambre avait été réservée à son nom, c’est-à-dire au nom de Mr Félix Comtet.
  
  - Pas de courrier pour moi ? s’enquit le soi-disant Comtet.
  
  L’employé de la réception vérifia ses casiers, ramena une enveloppe blanche non timbrée, la remit à Coplan.
  
  Dès qu’il fut dans sa chambre, Francis ouvrit l’enveloppe. Fondane avait griffonné sur un feuillet :
  
  
  
  « Cher Monsieur Comtet,
  
  « Ainsi qu’il avait été convenu, je serai très heureux de vous remettre demain la documentation et les catalogues que vous m’avez demandés.
  
  Bien à vous,
  
  Fritz Schmell
  
  
  
  En clair, cela voulait dire que Fondane n’avait rien décelé dans le sillage de son chef, que personne ne s’était discrètement attaché à ses pas depuis qu’il avait quitté l’aéroport de Rhein-Main.
  
  Rassuré sur ce point, Coplan se remit en route pour aller à son rendez-vous.
  
  Le docteur Tahar Kaleb occupait un appartement situé au troisième étage. Quand Coplan sonna, c’est une servante d’âge mûr, blonde et rose, aux formes rebondies, qui vint ouvrir la porte.
  
  - J’ai rendez-vous avec le docteur Kaleb, dit Francis en allemand. Je suis Mr Charles Faure.
  
  - Ya, bitte, acquiesça la grosse mémère en esquissant un geste pour inviter le visiteur à s’avancer dans le hall.
  
  Elle referma l’huis, guida Coplan vers un petit salon d’attente aux murs nus, aux meubles impersonnels. Un abat-jour ultra-moderne, qui ressemblait à un hublot de navire, déversait une lumière vive et nette dans la pièce. Coplan, aux aguets, essaya de se rendre compte si on le photographiait ou si on l’observait d’un local voisin par le truchement d’un judas invisible, mais il ne remarqua rien, n’entendit rien.
  
  Il allait prendre place dans un des fauteuils quand la porte se rouvrit. Un homme de petite taille, aux cheveux noirs et luisants, au visage sombre, aux traits fortement burinés, fit son apparition.
  
  - Je suis le docteur Kaleb, dit-il.
  
  - Charles Faure, se présenta Coplan.
  
  - Enchanté, fit le Musulman, la main tendue.
  
  Il était habillé en gris-foncé, avec un souci d’élégance qui confinait à la coquetterie. Chemise impeccable, cravate bleu-nuit, souliers étincelants. Ses yeux, très enfoncés dans les orbites, étaient d’un noir d’anthracite ; ils exprimaient une âme brûlante, un esprit pénétrant, une curiosité en alerte, le tout imprégné d’un rien de condescendance.
  
  - Voulez-vous me suivre dans mon bureau ? reprit-il. Nous y serons mieux pour bavarder.
  
  Il conduisit son visiteur dans une grande pièce rectangulaire dont les meubles d’acajou, les tentures de velours et les tapis d’Orient donnaient une impression de luxe. De la main, il indiqua un club de cuir :
  
  - Je vous en prie... Cognac, whisky ?...
  
  - Non, je vous remercie, déclina Coplan en s’installant dans le profond fauteuil.
  
  - Cigare ? proposa Kaleb.
  
  - Non plus. Mais, avec votre permission, j’allumerai plutôt une de mes affreuses Gitanes. Si le cœur vous en dit ?...
  
  - Volontiers, s’empressa l’Algérien. J’ai fait ma médecine à Paris et j’ai gardé le goût du tabac français.
  
  Ils allumèrent leur cigarette. Kaleb prit place dans un fauteuil, en face de son visiteur, puis prononça d’un ton détaché :
  
  - Vous désirez me poser des questions au sujet de certains actes de terrorisme, je crois ?
  
  - Oui et non, dit Coplan en posant son porte-documents sur ses genoux. Au départ, il y avait affectivement un problème de cet ordre ; mais la mission dont on m’a chargé se situe sur un plan beaucoup plus général...
  
  En quelques phrases mûrement préparées, Coplan exposa les rétroactes de l’affaire Rouard.
  
  - Grâce aux renseignements émanant du G.P.R.A. lui-même, poursuivit-il, nous avons eu la confirmation de ce que nous avions déjà pressenti : les assassinats des membres de l’Assistance aux Musulmans Algériens n’ont jamais été ordonnés par vous. Bien au contraire, nous savons que vous approuvez le travail social de ces fonctionnaires dont les buts sont exclusivement humanitaires. Bref, la preuve était faite que ces crimes sont inspirés par une organisation qui utilise à des fins inavouables le conflit qui met aux prises la France et le F.L.N. Une enquête, menée par nos services spéciaux, nous a permis de découvrir l’homme qui, en France, tire les ficelles de ce double jeu. Il s’agit d’un certain Salah Kheriouf, originaire de Tlemcen, chef de plusieurs réseaux F.L.N. en métropole, centralisateur de fonds et directeur, par personnes interposées, de nombreux commandos terroristes.
  
  Tahar Kaleb, qui avait écouté très attentivement l’exposé de Coplan, fronça les sourcils quand il entendit le nom de Salah Kheriouf.
  
  - Kheriouf serait-il entre vos mains ? demanda-t-il à mi-voix.
  
  - Il est mort. Il a été abattu au moment où il allait tirer à bout portant sur un inspecteur de la Sûreté. Mais ses archives sont en notre possession.
  
  Kaleb marqua le coup. Les yeux baissés, il examinait ses deux mains jointes.
  
  - C’est une grosse perte pour nous, reconnut-il.
  
  - Sur le plan financier, peut-être. Mais, pour votre Cause, sa disparition est un bienfait. Un traître est toujours néfaste, quels que soient les services qu’il peut rendre dans l’un ou l’autre secteur...
  
  Sans lever les yeux, Kaleb articula d’un ton amer :
  
  - De nos jours, on a vite qualifié de traîtres les individus dont les idées ne concordent pas avec les nôtres. En vous accueillant ici, je suis déjà un traître pour la plupart de mes collègues du Conseil National de la Révolution Algérienne.
  
  Coplan secoua négativement la tête :
  
  - Non, docteur Kaleb, il ne s’agit pasde jouer sur les mots. La félonie de Salah Kheriouf ne repose pas sur une différence d’optique, elle est basée sur une chose bien plus concrète : Kheriouf était aux ordres d’une organisation dont les visées ne sont pas celles du G.P.R.A.
  
  - Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?
  
  - Naturellement, dit Coplan en ouvrant son porte-documents. Ce sont les papiers que nous avons trouvés chez Kheriouf. Les originaux, pas des copies. Je pense que vous êtes en mesure de contrôler l’authenticité de ces documents ?
  
  - Oui.
  
  - Lorsque vous les aurez lus, vous serez édifié... Dans une certaine mesure, j’ose affirmer que Salah Kheriouf et ceux qui le dirigent sont plus dangereux pour vous que pour nous car la France, parmi toutes les forces hostiles qui l’attaquent, ne fait pas de distinctions : elle se défend. Mais vous, à l’heure où s’élabore votre personnalité en temps que nation, à l’heure où votre destin cherche sa forme, vous êtes à la merci des tricheurs. Quand vous déposerez les armes, il ne vous restera rien : les Kheriouf et autres stratèges subtils vous auront dépouillés du fruit de vos sacrifices.
  
  L’Algérien resta pensif et silencieux. Finalement, posant son regard sombre sur Coplan, il s’informa :
  
  - Quels sont les renseignements précis qui vous intéressent ?
  
  - L’homme qui manipulait Kheriouf se cache sous un indicatif. En l’occurrence : H.K.34... Nous ne sommes pas parvenus à l’identifier, ni même à le localiser... Seriez-vous disposés, vous et vos services, à nous aider à percer l’anonymat de H.K.34 ?
  
  Tahar Kaleb examina derechef ses mains jointes.
  
  - De quelle façon pourrions-nous identifier cet homme ? demanda-t-il. Si, comme vous le dites, c’est un agent à la solde d’une organisation étrangère à nos réseaux, nous ne sommes pas mieux placés que vous pour le démasquer.
  
  Coplan ne put réprimer un mince sourire.
  
  - N’exagérons rien, docteur Kaleb. Nos services ne sont pas trop mal documentés, c’est un fait, mais nous ne disposons quand même pas de tous vos fichiers de roulement, de tous vos répertoires. L’administration centrale du F.L.N. possède sûrement des informations que nous n’avons pas. Du moins, je l’espère pour vous.
  
  Le faciès austère du Musulman se décontracta imperceptiblement et sa bouche dessina une ébauche de sourire.
  
  - Je l’espère aussi, dit-il.
  
  - En épluchant les archives que je vais vous confier, vous devez théoriquement pouvoir retrouver la piste du mystérieux correspondant pour lequel Kheriouf accomplissait son travail parallèle. En pointant les déplacements de Kheriouf, en confrontant ses contacts, cela doit vous mettre sur la voie.
  
  — Je ne puis prendre aucun engagement Mr Faure. Mon service n’est qu’un des nombreux départements du C.C.E. (Comité de Coordination et d’Exécution. Organisme chargé de l’exécutif au sein de l’état-major central de la rébellion algérienne). Par conséquent, je suis obligé de consulter mes confrères.
  
  - Cela tombe sous le sens, renchérit Francis, imperturbable. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je tenais à vous confier des documents originaux, et non des copies douteuses.
  
  - Il me faudra au minimum quarante-huit heures pour vous donner une réponse.
  
  - Je suis à votre disposition.
  
  Kaleb se leva. Coplan fit de même, lui tendit les papiers qu’il avait amenés, questionna :
  
  - Vendredi soir, à la même heure ?
  
  - D’accord, acquiesça l’Algérien. D’ici-là, je compte sur votre prudence, sur votre loyauté, sur votre discrétion.
  
  - Je ne me serais pas donné la peine de sonner à votre porte si j’avais eu des intentions belliqueuses, docteur Kaleb.
  
  Hochant la tête, le Musulman murmura :
  
  - J’ai échappé à deux attentats, je crains le troisième.
  
  - Ma situation n’est guère plus rassurante que la vôtre, mais je crois que ma présence dans votre cabinet de travail est la meilleure preuve de ma bonne foi.
  
  - A vendredi soir, confirma l’Algérien, la main tendue.
  
  
  
  
  
  Pendant ces deux jours d’attente, Coplan ne quitta pour ainsi dire pas sa chambre du Baseler Hof. Il ne fit qu’une seule promenade, histoire de vérifier si les amis du docteur Kaleb le tenaient à l’œil. Mais, selon Fondane, ce n’était pas le cas.
  
  Par ailleurs, la pluie ne cessa pas de tomber du matin au soir, le printemps étant aussi moche à Francfort qu’à Paris. Et il pleuvait toujours, le vendredi soir, quand Francis reprit le chemin de la Klinger Strasse.
  
  Chez Kaleb, il fut derechef accueilli par la grosse servante blonde, qui l’introduisit dans le petit salon d’attente ; mais lorsqu’il pénétra dans le cabinet de travail de Kaleb, il réalisa instantanément qu’un désastre allait s’abattre sur sa tête. Un autre Nord-Africain, grand et sec, nettement plus jeune que Kaleb, se tenait debout au centre de la pièce.
  
  - Je vous présente un de mes compatriotes, dit Kaleb, le colonel Omar Ben Laraf... Monsieur Charles Faure...
  
  Coplan tendit la main. Mais le nommé Ben Laraf, figé comme un bloc de pierre, la bouche crispée, ne tendit pas la sienne. Ses yeux aiguisés vrillaient ceux de Coplan.
  
  - Vous ne manquez pas de culot, vous, articula-t-il, pâle de colère. Vous ne vous appelez plus Francis Coplan ?
  
  Il se tourna vers son congénère et il lui débita tout un discours furibond en arabe. Coplan, bien qu’il n’en pigeât pas le moindre mot, en comprit parfaitement le sens. Ce Ben Laraf était un des Nord-Africains auxquels il avait joué un terrible tour de cochon, au Maroc, un an plus tôt. (Voir: «F.X. 18 se défend »).
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan, qui n’était pas armé, ne se faisait aucune illusion. Si ce Ben Laraf se laissait emporter par sa haine et par sa fureur, c’était la catastrophe. De toute évidence, ce type était un irréductible. Et peut-être faisait-il partie de la sinistre « Commission de la mort » qui, de Rabat, désigne aux tueurs du F.L.N. les hommes à abattre ?
  
  Le pauvre docteur Kaleb, sidéré, pétrifié, adressa péniblement quelques mots en arabe au colonel, mais ce ne fut pas suffisant pour alléger la tension.
  
  Ben Laraf, les poings serrés, prêt à bondir, éructa d’une voix sourde en dévorant des yeux le visiteur :
  
  - Comment osez-vous ?... Vous ! Notre pire ennemi ! Je devrais vous étrangler de mes propres mains, comme une bête malfaisante.
  
  Décidément, il n’en revenait pas, le colonel. La vue de Coplan lui avait donné un choc.
  
  Coplan, impassible, soutenait sans broncher le regard étincelant de son redoutable interlocuteur. Après un moment, il dit d’un ton calme et froid :
  
  - Le ressentiment ne mène nulle part, colonel Ben Laraf. En venant ici, je vous prouve que je ne suis pas votre adversaire et que j’ai volontairement oublié mes griefs les plus légitimes. Faites-en autant, c’est aussi votre Cause qui en bénéficiera.
  
  - Il y a des choses qui ne s’oublient pas, gronda l’Arabe. Des choses qu’un soldat n’a pas le droit d’oublier.
  
  - Erreur profonde, rétorqua Coplan. J’ai combattu à outrance l’Allemagne, ce qui ne m’empêche pas de m’y trouver en ce moment même et d’y avoir des amis dévoués. La vie continue.
  
  - Mais vous, vous êtes un espion ! jeta Ben Laraf. Vous n’êtes pas ici pour nous rendre service, vous êtes ici pour échafauder un traquenard. Et la preuve, c’est que vous avez pris un faux nom.
  
  - Je croyais qu’il était préférable, en effet, de me présenter sous un nom d’emprunt. Simple question de tact, en somme. Mais votre attitude me surprend. Le docteur Kaleb vous a-t-il transmis les documents que je lui ai confiés ?
  
  - Oui, et alors ? se cabra le Musulman.
  
  - Comment pouvez-vous dire que je ne suis pas ici pour vous rendre service ? En vous livrant ces documents, je vous ai déjà rendu service. Et si vous n’en convenez pas, c’est que vous êtes aveugle, borné, ou de mauvaise foi, au choix... Quant à me traiter d’espion, libre à vous. Mais je me permets de vous rappeler la pensée du grand poète musulman : il faut être tour à tour le poison et le remède. (Omar-Khayyam, poète persan, mort à Nichapour en 1124) C’est mon cas.
  
  Ben Laraf, déconcerté par le baratin de son adversaire, cherchait une réplique. Elle fut hésitante.
  
  - Et vous comptez sur moi pour vous aider à poursuivre votre sale besogne ? fit-il avec mépris.
  
  - Je vois que vous n’avez rien compris, laissa tomber Francis. Je ne suis pas un solliciteur, colonel. Ma démarche se résume très exactement à ceci : je suis venu à Francfort pour contacter le Conseil National de la Révolution Algérienne et pour lui démontrer que sa lutte était exploitée par des saboteurs politiques à la solde de l’impérialisme soviétique. Ainsi que je le disais avant-hier au docteur Kaleb, c’est un péril qui menace en même temps la France et l’Algérie, mais plus directement l’Algérie. Ceci posé, je vous offre l’appui de la France pour éliminer ces saboteurs. C’est tout. Vous répondez oui, ou vous répondez non, à vous d’apprécier.
  
  - En quoi cela vous concerne-t-il, après tout ? grinça le Nord-Africain.
  
  - Aucun conflit n’est éternel, vous le savez bien. Même si notre guerre est une guerre de cent ans, elle finira un jour. Or, les cinquante millions de Français qui ont misé sur l’Algérie ont le devoir de veiller à ce que leurs sacrifices ne soient pas utilisés contre eux. Et vous, en tant qu’Algérien, vous avez le devoir d’éliminer les brebis galeuses qui se préparent à vous dépouiller.
  
  - Toutes les forces qui luttent avec nous pour notre indépendance sont valables, rétorqua Ben Laraf. Y compris les communistes. Notre pays sera une république démocratique.
  
  - Et vous en serez le Béria ? fit Coplan, sarcastique. Je vous souhaite bien du plaisir. Moi, à votre place, j’y regarderais à deux fois.
  
  Le docteur Tahar Kaleb, qui s’était bien gardé d’intervenir, prononça d’une voix neutre :
  
  - Revenons-en au but de notre rencontre, si vous le voulez bien.
  
  Il se tourna vers Coplan :
  
  - Il nous est impossible de donner suite à votre démarche, Mr Faure... Je vais vous restituer les documents que vous nous aviez remis en communication.
  
  Il alla chercher les papiers dans un des tiroirs de son bureau, les remit à Francis.
  
  - Voici, dit-il. La guerre a ses lois, nous devons les accepter.
  
  Il leva les yeux vers son interlocuteur. Et Coplan comprit que la partie était gagnée, à l’insu de l’irascible colonel Ben Laraf.
  
  
  
  
  
  Effectivement, huit jours plus tard, alors que Coplan avait regagné Paris, le Vieux recevait par des voies mystérieuses un message rédigé comme suit :
  
  « Au terme de notre enquête personnelle, nous pensons que l’indicatif H.K.34 désigne le nommé Hassan Kadry, de nationalité marocaine, délégué permanent de la Ligue Arabe au Centre Islamique de Washington. Les recoupements paraissent confirmer cette identification. Hassan Kadry a connu Salah Kheriouf lors de la formation des groupes OPA. Toutefois, une vérification serait souhaitable avant toute « action. (O.P.A. - Opérations politiques et administratives. - Formations chargées de l’action psychologique en faveur du F.L.N.). »
  
  En prenant connaissance de ce message, Coplan eut un sourire un peu rêveur.
  
  - Ce docteur Kaleb est un homme de premier ordre, murmura-t-il. Au fond, il avait fait appel à cet énergumène de Ben Laraf parce que la réponse dépendait des services du colonel.
  
  - Vous ne vous étonnez pas facilement, ronchonna le Vieux. Il est relativement surprenant qu’en fin de compte ces services aient fourni les renseignements désirés.
  
  - C’est vrai, mais en partie seulement, affirma Coplan. Un simple calcul de probabilité laissait prévoir que nous allions obtenir un résultat positif. En fourrant les papiers de Kheriouf sous le nez des dirigeants F.L.N., J’avais au moins sept chances sur dix qu’un gars intelligent se trouve parmi eux et comprenne. Si ce n’avait pas été Kaleb, il y en aurait eu un autre. Et qui sait si Kaleb n’agit pas avec l’approbation de quelques autres grosses têtes du G.P.R.A. qui ont mesuré le danger de l’interférence soviétique ?
  
  - En tout cas, regardez où vous posez les pieds, à Washington, conseilla le Vieux. Le message de Kaleb pourrait aussi cacher un piège.
  
  - Comptez sur moi, promit Francis.
  
  - Je vais demander à Rousseaux de préparer les affaires.
  
  - S’il avait un passeport non-français sous la main, je crois que cela me faciliterait le travail.
  
  - Sans aucun doute, approuva le Vieux. Mais cela ne sera pas suffisant pour vous mettre à l’abri.
  
  Coplan, les sourcils froncés, dévisagea son chef.
  
  - Si vous avez une idée derrière la tête, il serait plus charitable de m’en faire part maintenant.
  
  - Je n’ai aucune idée derrière la tête, mais je trouve que vous envisagez la suite de votre mission d’une façon un peu trop allègre. Le plus dur est encore à faire. Car le message de Kaleb ne m’inspire qu’une confiance très relative.
  
  - Vous venez de me le dire.
  
  - Oui, mais vous m’écoutiez d’une oreille distraite. En réalité, il y a deux possibilités : ou bien Kaleb est de mèche avec ses congénères pour vous attirer dans un traquenard ; ou bien Ben Laraf, ayant trouvé la filière, agit seul pour assouvir sa vengeance, et il vous attend au tournant, à l’insu de Kaleb.
  
  Coplan enchaîna :
  
  - Ou bien Kaleb a pigé que c’était l’occasion d’éliminer un élément pourri, et son message est loyal. Cela, c’est mon opinion. Elle ne se fonde que sur une seule chose : le regard que nous avons échangé, Kaleb et moi, quand j’ai pris congé de lui.
  
  - Si vous vous fiez à cela ! glissa le Vieux, sardonique.
  
  - Vous ne pouvez pas vous figurer à quel point c’est instructif de savoir lire dans les yeux des gens. Il m’arrive d'entendre ce qui se passe dans la cervelle de mes interlocuteurs, rien qu’en observant leurs yeux. Avec un pistolet automatique en plus, on peut faire du bon boulot.
  
  - Où désirez-vous descendre à Washington ?
  
  — Comme d’habitude, au Manger-Anna-polis, si c’est possible. Et j’aimerais que Rousseaux me mette une profession plutôt effacée : historien, par exemple.... A propos qui avons-nous là-bas comme correspondant ?
  
  - Laurence Garin. Elle travaille à l’ambassade. Je la préviendrai... Vous la connaissez, je crois ? Et même intimement, si j’ai bonne mémoire ?
  
  - Oui, je me souviens d’elle, laissa tomber Coplan, très détaché. Une blonde aérodynamique... Des tripes de fer dans un corps de velours.
  
  - On voit que vous avez lu dans ses yeux, persifla le Vieux.
  
  
  
  
  
  De l’avis général, Washington est la plus belle ville des États-Unis, la moins américaine, la plus morose. Elle étire ses avenues spacieuses au bord du Potomac, elle dresse ses monuments historiques dans un ciel serein, elle ignore les gratte-ciel et les boîtes de nuit. C’est une sorte de Versailles qui n’aurait pas eu son Roi-Soleil ; c’est un musée peuplé de fonctionnaires.
  
  A lui seul, le Pentagone - tout proche - utilise les services de 25.000 personnes. Il y a en outre les ministères, les administrations fédérales, le gigantesque cimetière militaire d’Arlington, la Maison Blanche, le Capitole, le mémorial Lincoln, etc...
  
  La foule n’y est pas spécialement folichonne, c’est un fait. Mais quand on songe que cette ville abrite le F.B.I. et le C.I.A. et le Fisc, on peut se dire que les trois quarts des habitants sont des flics ou assimilés. Or, c’est bien connu, les policiers ne sont pas des boute-en-train.
  
  Inutile donc de chercher la rigolade à Washington. A dix heures du soir, la ville s’endort paisiblement.
  
  Dès le lendemain de son arrivée, Coplan passa un coup de fil à son vieil ami O’Hara, sous-directeur au C.I.A. (Voir; « Dossier Dynamite »). Ils prirent rendez-vous pour dîner ensemble au Shoreham, dans Connecticut Avenue. A l’heure dite, ils se retrouvèrent au bar de l’établissement en question.
  
  Le général Harold O’Hara, sanglé dans un complet de ville bleu-marine, était un grand gaillard au visage mince et énergique, aux yeux d’un bleu très pâle, aux cheveux grisonnants. Il avait passé la cinquantaine, mais il avait conservé une étonnante fraîcheur physique.
  
  - Content de vous revoir, dit-il en secouant avec chaleur la main de Coplan.
  
  Il entraîna Francis vers le comptoir.
  
  - Whisky ? s’enquit-il.
  
  - Cinzano-dry, indiqua Coplan.
  
  Pendant près de deux heures, ils bavardèrent sans faire la moindre allusion à leur métier, à leurs souvenirs, à leurs véritables préoccupations. O’Hara, dont tous les réflexes paraissaient conditionnés par sa longue carrière dans les services secrets, ne cita même pas une seule fois le nom de Coplan.
  
  Après le dîner, ils quittèrent le Shoreham pour se diriger à pied vers Constitution Avenue.
  
  - Alors ? fit O’Hara dès qu’il furent à l’abri des oreilles indiscrètes. Comment faut-il vous appeler présentement ?
  
  - Je suis Charles Firoud, docteur en droit de l’Université de Genève, spécialiste des problèmes démographiques.
  
  - O.K. C’est un job passionnant, opina l’Américain. Et que venez-vous faire à Washington ?
  
  - Vous demander un petit coup de main.
  
  - Pour quel genre de travail ?
  
  - Pour éliminer un individu dont les activités me paraissent contestables.
  
  - Élimination officielle ou officieuse ?
  
  - Officieuse... En d’autres termes, j’ai l’intention de le tuer. Mais pas avant d’avoir rassemblé des informations suffisantes pour anéantir toute son entreprise subversive.
  
  - Je vois, acquiesça O’Hara, calme et compréhensif.
  
  Puis, après un moment, il demanda :
  
  - De qui s’agit-il ?
  
  - D’un certain Hassan Kadry, sujet marocain, délégué de la Ligue Arabe au Centre Islamique.
  
  - Connais pas...
  
  - Moi non plus, précisa Francis. Je travaille sur des renseignements confidentiels que j’ai pu obtenir au terme d’une longue enquête.
  
  O’Hara hocha la tête, marcha pendant deux ou trois minutes en silence.
  
  - Puisque je vous ai sous la main, reprit-il soudain, j’aimerais beaucoup avoir votre opinion sur la guerre d’Algérie... Votre opinion personnelle, privée, bien entendu. J’ai eu pas mal d’ennuis avec votre histoire de généraux dissidents.
  
  Une lueur malicieuse passa dans les yeux de Coplan.
  
  - Inutile de me sonder sur cette question-là, général. L’affaire d’Algérie n’est pas de mon ressort et je n’ai pas le droit de m’en occuper. En plus de la D.S.T., nous avons des services spécialisés qui se consacrent exclusivement au F.L.N. Mais je comprends votre embarras et je vais vous mettre à l’aise immédiatement : le Marocain Hassan Kadry n’a rien à voir avec le G.P.R.A. et ce n’est pas dans le cadre de notre conflit avec les Algériens que ma mission se situe. Kadry est un agent soviétique. Pour parler plus clairement, c’est un technicien du sabotage politique, un spécialiste formé par la nouvelle école de Prague.
  
  O’Hara émit un léger sifflement.
  
  - Là, vous m’intéressez, ponctua-t-il avec conviction. Et que manigance-t-il à Washington ?
  
  - C’est ce que je voudrais savoir. Mais, à titre d’échantillon, je peux vous signaler qu’une des organisations dirigées par ce Kadry avait pour objectif de faire basculer le G.P.R.A. dans le clan communiste. Je vous ai apporté les preuves irréfutables de ce que j’avance.
  
  - Je vous crois sur parole. Je vais vous diriger sur un de mes agents les plus compétents dans ce domaine. Il se nomme Alex Kelland et il est attaché spécial au département des Affaires Extérieures, secteur « Afro-Asiatiques de Bandoeng ». Si vous avez de bons arguments pour plaider votre cause, Kelland vous épaulera sans réserve. Naturellement, j’insiste pour que votre action éventuelle conserve un caractère... euh... disons discret. Pas de scandale, rien de trop voyant, rien de compromettant surtout.
  
  - Je sais que votre administration a mauvaise presse actuellement, mais n’ayez crainte, je ne ferai rien qui soit de nature à discréditer davantage le C.I.A.
  
  - Depuis Cuba, maugréa le général, je vous assure qu’on serre les dents chez nous.
  
  Il consulta sa montre-bracelet, désigna un bar qui faisait l’angle de l’avenue et de la 17e rue.
  
  - Allons prendre un verre, proposa-t-il, je vais essayer de contacter Kelland.
  
  
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, Alex Kelland s’amenait, au volant d’une sensationnelle Oldsmobile Skyrocket rouge-vif, véritable palace roulant. Il rangea sa voiture non loin du bar, entra dans l’établissement, s’avança vers le comptoir. Ayant serré la main de O’Hara, il donna une tape amicale sur l’épaule de Coplan et lui décocha un large sourire :
  
  - Hello ! dit-il comme s’il connaissait Francis depuis vingt ans. Toujours au boulot ? Je suis passé à Genève, il y a trois semaines, mais je n’ai pas eu le temps de vous faire signe...
  
  Il interpella le barman, commanda un Pepsi-Cola.
  
  Alex Kelland était un malabar d’une bonne trentaine d’années, au teint basané, aux cheveux noirs et bouclés. Il avait de beaux traits réguliers, des yeux marron, de longs cils recourbés, une bouche au dessin voluptueux, des dents éblouissantes. Il avait sûrement quelques gouttes de sang latin dans les veines, et peut-être un métis dans son ascendance. Sa voix chaude et profonde rappelait irrésistiblement celle de certains chanteurs de blues.
  
  Lorsqu’ils eurent vidé leur verre, ils embarquèrent tous les trois dans le carrosse rouge de Kelland et ils filèrent en direction de Hagerstown par la nationale 240.
  
  La nuit de mai était merveilleusement pure et douce. Le ciel criblé d’étoiles avait une profondeur sans fin.
  
  Après un quart d’heure de route, l’Oldsmobile bifurqua dans une voie secondaire, puis, quelques kilomètres plus loin, elle s’engagea dans une propriété.
  
  - Nous sommes arrivés, annonça Kelland à Coplan en coupant son moteur. Vous allez voir ma chaumière.
  
  Il se tourna vers Francis, assis à côté de lui sur le siège avant - où O’Hara avait également pris place.
  
  - C’est mon refuge, quand J’ai besoin de silence, de solitude ou d’intimité, expliqua-t-il.
  
  La chaumière en question était une ravissante bâtisse de style campagnard, pourvue d’un confort raffiné. Des pelouses entouraient la maison.
  
  - Installons-nous au bar, dit Kelland en guidant ses hôtes. J’ai ramené d’Angleterre un scotch dont vous me direz des nouvelles.
  
  Il servit à boire, offrit des cigarettes.
  
  O’Hara aborda alors les choses sérieuses.
  
  - Dites-moi, Kelland, connaissez-vous un certain Hassan Kadry, délégué de la Ligue Arabe au Centre Islamique ?
  
  - Et comment, si je le connais ! C’est un gars épatant. Cultivé, intelligent, plein de finesse. Ce serait peut-être exagéré de prétendre que c’est un copain, mais nous sommes en excellents termes tous les deux.
  
  - Mon ami Firoud est venu tout spécialement de Genève pour supprimer Hassan Kadry, murmura le général d’un ton Dosé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Kelland, enfoncé dans son fauteuil, humait avec une évidente gourmandise l’odeur prenante de son scotch.
  
  - Motif ? s’enquit-il simplement, sans même lever les yeux.
  
  - C’est un agent de Moscou, dit O’Hara. Diplômé de l’école de sabotage politique de Prague.
  
  - Il cache bien son jeu, dans ce cas, émit Kelland en portant son verre à ses lèvres.
  
  Il savoura une lampée d’alcool, déposa son verre, regarda Coplan et questionna :
  
  - C’est à Genève que vous avez découvert ça ?
  
  - Non, à Paris, dit Francis.
  
  - Avez-vous des preuves ?
  
  - Non, des présomptions seulement. Mais qui peuvent devenir des preuves irrécusables. En résumé, la situation est la suivante : j’ai apporté des documents authentiques qui démontrent qu’un agent opérant sous l’indicatif H.K.34 manipulait en France une organisation ayant pour but d’entraîner l’Algérie future dans le camp communiste. Grâce à des tuyaux émanant d’une source généralement bien informée, je crois savoir que H.K.34 et Kadry ne seraient qu’un seul et même homme.
  
  - Premier point à vérifier, pour commencer, conclut Kelland.
  
  - Évidemment, acquiesça Coplan. Le second point, c’est d’essayer de savoir ce que le personnage fabrique à Washington.
  
  Kelland commenta :
  
  - A la lumière de ce que vous me dites, il se pourrait que j’aie une idée là-dessus.
  
  - Troisième point, acheva Francis, mettre le grappin sur les archives du bonhomme et nettoyer l’abcès de fond en comble.
  
  - Sûr, approuva Kelland. Mais en quoi consistent les documents auxquels vous faisiez allusion il y a un instant ?
  
  - Je vous les passerai demain. Ils sont arrivés avec la valise et l’ambassade de France les tient à ma disposition. Ce sont les documents confidentiels d’un chef de filière qui agissait directement sous les ordres de H.K. 34.
  
  - Intéressant, opina Kelland. Hassan Kadry a été surveillé de très près pendant plus d’un an par mon service, et il en est sorti blanc comme neige. Le démasquer ne sera peut-être pas une entreprise facile. Avez-vous un plan ?
  
  - Je suis partisan du travail rapide, dit Coplan en riant, mais je ne suis pas magicien. Il n’y a pas vingt-quatre heures que j’ai débarqué à Washington ! Avant de dresser mon plan, je voudrais au moins faire la connaissance de mon adversaire. Je ne l’ai jamais vu.
  
  - De ce côté-là, pas d’obstacle, assura Kelland. Je dirais même que vous tombez bien...
  
  Il prit son agenda dans sa poche intérieure, le feuilleta :
  
  - Une de mes charmantes amies organise une party, mardi soir, dans sa propriété d’Alexandria. Hassan Kadry est un habitué de ces réunions. Je m’arrangerai pour que vous soyez invité. Mon amie a deux filles ravissantes : Sue et Roberta. Roberta, la plus jeune des deux, raffole des nouvelles têtes. Si vous n’avez pas peur d’être violé, je suis persuadé que vous passerez là des moments assez agréables.
  
  - Je m’en réjouis à l’avance, affirma Francis. Comment puis-je vous faire parvenir les papiers dont je vous ai parlé ?
  
  - A quel hôtel êtes-vous ?
  
  - Au Manger-Annapolis.
  
  - On viendra les prendre là, demain après-midi. A 17 heures, si cela vous convient. Mon agent s’appelle Edward Alvin.
  
  - D’accord, dit Francis.
  
  Kelland lui plaisait. Il avait l’esprit rapide et la décision prompte. C’était exactement l’homme qu’il fallait pour mener à bien une affaire comme celle-ci, une affaire qui devait être liquidée très vite, sans hésitation ni bavure.
  
  O’Hara, dévisageant Coplan, lui demanda :
  
  - Devons-nous prendre des dispositions spéciales à l’égard de ce Marocain en attendant l’avis de Kelland ?
  
  - Non, répondit Francis, ce serait trop périlleux. Si Hassan Kadry est réellement un maître-espion, il a dû s’entourer d’un sérieux système de radars d’alerte. Toute opération prématurée risque de lui mettre la puce à l’oreille ; il vaut mieux s’abstenir.
  
  Kelland prononça d’un ton pensif :
  
  - D’ores et déjà, une chose me paraît absolument certaine : le Q.G. de Kadry ne peut pas se trouver au Centre Islamique. Ce serait une position trop vulnérable. Le personnel et les activités de ce centre font l’objet d’un contrôle rigoureux.
  
  - Au fond, quels sont les objectifs officiels de ce centre ? s’enquit Coplan. C’est assez déconcertant de savoir que l’Islam a édifié une citadelle dans la capitale même des États-Unis.
  
  - Vous connaissez le bâtiment ? fit Kelland.
  
  - Oui, je l’ai visité, il y a quelques années, répondit Coplan. C’est un remarquable spécimen d’architecture arabe, sans aucun doute ; mais je vous répète que c’est déroutant pour un étranger de rencontrer une mosquée, avec son minaret et ses colonnes mauresques, et cela dans l’une des plus riches avenues de Washington !...
  
  - En principe, expliqua Kelland, le Centre Islamique a pour but de faire connaître l’universalité de la pensée arabe, le sens spirituel du message du Prophète et la signification des rites islamiques. Bien entendu, c’est surtout une centrale de propagande culturelle : conférences, cours de langue arabe, bibliothèque, etc... Je peux néanmoins vous garantir que nulle activité subversive n’est organisée à partir de cet établissement, du moins directement.
  
  - Puisque vous êtes aussi affirmatif, murmura Coplan avec un sourire, je ne me permettrai pas d’en douter. Mais cela ne veut pas dire que toutes les personnes qui gravitent autour de cette institution méritent automatiquement un brevet de loyauté, j’imagine ?
  
  - Of course, admit Kelland. Il y a des espions et des saboteurs dans les milieux les plus honnêtes.
  
  - Où habite-t-il, Hassan Kadry ?
  
  - Quelque part dans la 24ème rue, si mes souvenirs sont exacts.
  
  - C’est dans le quartier nord-ouest ?
  
  - Oui... Je ne suis jamais allé chez lui, mais je le sais par la petite Roberta, la jeune fille dont je vous parlais tout à l’heure. Elle a été très liée avec Kadry.
  
  - Elle a été sa maîtresse ?
  
  Kelland s’esclaffa :
  
  - Roberta n’est la maîtresse de personne. Elle a inscrit le Marocain à son tableau de chasse, tout simplement. Je suppose qu’elle couche encore avec lui de temps à autre, mais à titre amical, histoire de le tenir en haleine, quoi. Roberta n’obéit qu’à sa fantaisie. D’ailleurs, vous la verrez à l’œuvre...
  
  O’Hara proposa de lever la séance. Kelland reconduisit ses deux invités à Washington.
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, vers la fin de l’après-midi, Kelland rencontra Coplan au parc de Dumbarton Oaks et l’emmena derechef à sa chaumière.
  
  - J’ai examiné vos documents, dit-il à Francis. Ils présentent un intérêt indiscutable. Mais le rapprochement entre H.K. 34 et Hassan Kadry me paraît tout à fait arbitraire. J’aimerais savoir l’origine de cette identification qui n’est pas démontrée par les archives de ce Kheriouf.
  
  - Comme je vous l’ai expliqué, la piste nous a été fournie par un indicateur, un indicateur généralement bien informé.
  
  - Qui ?
  
  - On a omis de me le préciser, murmura Coplan, prudent. Je crois savoir qu’il s’agit d’une haute personnalité dirigeante du G.P.R.A. Certains chefs du F.L.N. ne voient pas d’un bon œil l’influence grandissante du Parti Communiste Algérien dans l’évolution de la guerre. Le P.C.A. recrute à tout casser parmi les fellegha, comme vous le savez.
  
  Kelland fit une grimace.
  
  - Si vous êtes victime d’une manœuvre d’intoxication, vous allez faire un drôle de gâchis, grommela-t-il.
  
  - Non, c’est exclu, affirma Francis, catégorique. Primo, je n’agirai qu’après vérification. Secundo, j’ai de sérieuses raisons de penser que mon information est conforme à la vérité.
  
  - Comment envisagez-vous cette vérification préalable ?
  
  - J’ai ma petite stratégie personnelle dans ce domaine. Mais il faut d’abord que je tâte le terrain.
  
  - Bon, nous verrons cela... Nous pouvons nous mettre en route pour Alexandria, c’est l’heure.
  
  Ils embarquèrent dans l’Oldsmobile, qui reprit la nationale en direction de Washington.
  
  Tandis qu’ils roulaient, Kelland prévint Coplan :
  
  - J’ai oublié de vous dire que l’amie chez laquelle je vous conduis s’appelle Mrs Wilkes et qu’elle est Hindoue. C’est la veuve d’un industriel de Los Angelès qui a fait fortune aux Indes. Eddy Wilkes s’est tué en 1952. Son avion personnel a percuté une montagne au Pakistan... Dans la mesure du possible, évitez de tenir des propos sur le racisme.
  
  - Vous me prenez pour un sauvage ? plaisanta Francis.
  
  - Non, mais il est possible que l’un ou l’autre invité tente de vous entraîner sur ce sujet. L’opinion des Européens sur ces problèmes intéresse mes compatriotes, surtout ceux qui sont un peu colorés.
  
  - Roberta est donc une Eurasienne ?
  
  - Oui, et c’est une réussite dans le genre.
  
  - Elle travaille pour vous, si j’ai bien compris ?
  
  - On ne peut rien vous cacher, dit Kelland, ironique.
  
  - Vous l’avez mise au courant du motif de ma venue à Washington ?
  
  - Non, naturellement. Je lui ai simplement signalé que je serais accompagné d’un professeur de Genève que j’ai connu lors d’un séjour sur le Vieux Continent. Mais elle n’est pas bête, elle aura vite compris la nature de nos relations amicales...
  
  - Elle connaît votre activité ?
  
  - Oui, forcément. Et comme je suis spécialisé dans les affaires du monde afro-asiatique, elle est ma meilleure antenne à Washington. Leur propriété d’Alexandria accueille avec beaucoup de sympathie les gens de couleur.
  
  - Comment avez-vous gagné la confiance de cette famille ?
  
  - Vous n’avez pas remarqué mon teint ? Ma mère est d’origine mexicaine.
  
  
  
  L’Olsdmobile traversa Washington, continua vers le sud. Pas longtemps, car la ville d’Alexandria n’est située qu’à une vingtaine de kilomètres de la capitale et les deux cités se touchent pour ainsi dire.
  
  Alexandria, jadis bourgade campagnarde, était naguère encore une délicieuse agglomération mi-rurale, mi-historique. A présent, c’est le faubourg élégant de Washington et un lieu de pèlerinage. On y visite la maison natale de Washington, la ferme de Mount Vernont et quelques autres reliques datant du 18ème siècle qui ont été classés comme monuments historiques.
  
  Par Duke Street, la voiture de Kelland roula vers la rive du Potomac, longea une superbe avenue bordée d’arbres, s’engagea dans une allée privée. La nuit était très belle, tiède et calme.
  
  - C’est là, indiqua Kelland en désignant d’un mouvement de la tête un portail illuminé dont les grilles de fer forgé étaient ouvertes.
  
  L'Olsdmobile franchit le portail. Au passage, Coplan put lire le nom de la propriété : Fox Ferry Cottage.
  
  Une bonne trentaine de voitures s’alignaient déjà devant le perron du bâtiment principal. Kelland et Francis mirent pied à terre, s’avancèrent vers la terrasse. Le grand salon, brillamment éclairé, formait comme une arche scintillante dans la nuit tranquille.
  
  Mrs Wilkes, drapée dans une robe de soie mauve, se tenait en haut du perron, devant une des portes-fenêtres. Elle était petite mais majestueuse comme une maharani, souriante, un peu mystérieuse aussi. Kelland la salua avec une cordialité mêlée de respect, puis il présenta le soi-disant Charles Firoud à la maîtresse de maison qui murmura en tendant sa main brune, baguée d’or :
  
  - Je connais bien la Suisse. Je suis allée plusieurs fois à Caux, au Réarmement Moral. Soyez le bienvenu chez nous...
  
  Coplan serra la main qu’on lui tendait, s’inclina, remercia. Kelland l’entraîna dans le salon, le poussa vers le bar qui occupait le fond de la vaste pièce aux lambris d’or. Des domestiques porto-ricains, vêtus de blanc, servaient champagne, whisky et orangeade à gogo.
  
  Les cinquante ou soixante invités qui bavardaient par petits groupes représentaient toutes les races de la planète. De l’Aryen pur au Noir d’ébène, la gamme des coloris de peau était complète. Kelland, en sirotant sa coupe de champagne, désigna quelques-uns des personnages à Coplan.
  
  - Le géant blond, c’est le baron Werner von Melke, représentant de Krupp. Le Japonais, c’est Takiro Hisho, attaché au consulat nippon. Le petit gros en smoking bleu électrique, c’est le docteur Ali Bakhia, ministre libanais...
  
  Kelland parlait à mi-voix, remuant à peine les lèvres.
  
  - Ne vous retournez pas, reprit-il, Hassan Kadry regarde de notre côté. Il est en conversation avec Lewis Ryter, un jeune Noir, future gloire du barreau de Washington. Mais voici Roberta qui nous a aperçus...
  
  - Hello, Alex ! lança une voix chantante, enjouée.
  
  - Hello, Roberta, dit Kelland, Jovial.
  
  Coplan se retourna. Roberta Wilkes, moulée dans une robe de soie blanche, s’approchait en souriant. Elle n’était pas grande, mais elle avait un corps dont la perfection vous coupait le souffle. Son visage mat, ses cheveux noirs, ses prunelles sombres et sa bouche ardente étaient splendides. Elle regarda Francis, eut un bref battement de paupières.
  
  Kelland déposa sa coupe sur une des tables et fit les présentations :
  
  - Charles Firoud, de Genève, l’ami dont Je vous ai parlé au téléphone.
  
  - Hello, fit Roberta, la main tendue.
  
  - Bonsoir, Miss Wilkes, articula Coplan qui, sous le regard incroyablement effronté de l’Eurasienne, Jugea opportun de paraître troublé.
  
  - Vous êtes de passage à Washington ? s’enquit-elle.
  
  - Oui, je me rends à la Nouvelle-Orléans et à San Francisco.
  
  - Vous êtes professeur d’Histoire, si j’ai bien compris ce que notre ami Alex m’a dit au téléphone ?
  
  - Oui et non, répondit Coplan avec un sourire un peu figé, je suis dégagé de l’enseignement depuis trois ans.
  
  - Vous êtes en voyage d’étude alors ?
  
  - Oui, c’est bien cela.
  
  - Et quels sont les problèmes qui vous intéressent ?
  
  - Euh... les problèmes démographiques... Au vrai, il s’agit de questions de théorie pure...
  
  Coplan toussota, visiblement embarrassé par sa propre gaucherie. Roberta, tout en conversant, continuait à le scruter d’une façon tellement étrange qu’on eût dit qu’elle était fascinée par le magnétisme des yeux de Francis, subjuguée par le fluide qui se dégageait de son visage dur et viril.
  
  - Mais les problèmes démographiques sont plus que jamais à l’ordre du jour ! rétorqua-t-elle. Quelle est votre spécialité ?
  
  - Les minorités noires dans le monde et leurs rapports avec l’Afrique nouvelle, lâcha Coplan d’un air candide.
  
  Kelland fronça les sourcils.
  
  - Allons, allons, coupa-t-il, nous ne sommes pas ici pour étaler nos préoccupations professionnelles.
  
  - Vous, taisez-vous ! protesta Roberta. Allez donc vous amuser ailleurs, je réquisitionne votre ami Charles.
  
  Très cavalièrement, elle glissa son bras nu sous celui de Francis :
  
  - Venez, Charly... Vous permettez que je vous appelle ainsi, n’est-ce pas ?... Je veux vous montrer Fox Ferry. Si vous repassez par Washington en revenant de San Francisco, vous serez toujours le bienvenu chez nous. Combien de temps restez-vous ?
  
  Au bras de Coplan, elle se dirigea vers la terrasse.
  
  - Commençons par le jardin, proposa-t-elle.
  
  Des lampions de verre, dispersés dans les allées de la propriété, répandaient des halos de lumière sur les pelouses, les massifs de fleurs, les buissons.
  
  Ils s’enfoncèrent dans la pénombre.
  
  - J’adore la Suisse, reprit-elle. Quand maman séjournait à Caux, moi j’étais à Glion. Vous connaissez ?
  
  Par chance, Francis avait vécu plusieurs mois à Glion, juste après la guerre.
  
  - Oui, dit-il, un de mes cousins y habite. Il dirige un hôtel, près de la pension Primavera.
  
  - L’Hôtel Parc ! s’exclama-t-elle, ravie, en ondulant comme une chatte contre la hanche de Coplan.
  
  Il avait beau être prévenu, le contact de cette cuisse chaude et féline le toucha comme un flux électrique. Si le bavardage de Roberta était du bidon, sa sensualité agressive avait une force très réelle.
  
  Us arrivèrent au bord du Potomac.
  
  - Quand il fait trop chaud, murmura-t-elle, je prends des bains de nuit, ici, toute seule. Et nue... C’est merveilleux.
  
  Ils firent le tour du domaine. Outre l’habitation principale, il y avait deux pavillons dissimulés derrière des frondaisons.
  
  - A gauche, c’est ma maison, expliqua-t-elle. A droite, celle de ma sœur. Nous avons chacune notre royaume... Il faudrait venir dans la journée, c’est si agréable.
  
  - C’est... poétique, émit Coplan, aussi guindé qu’un vrai professeur suisse.
  
  - Pourquoi ne reviendriez-vous pas jeudi après-midi ? Cela me ferait plaisir, je vous assure.
  
  - Vous êtes trop gentille... Je ne... Ce serait abuser, bafouilla-t-il.
  
  - A quel hôtel êtes-vous ?
  
  - Au Manger-Annapolis.
  
  - Je passerai vous prendre vers trois heures, d’accord ? Nous ferons une promenade... Venez, je vais vous présenter mon ami Lewis... C’est un type formidable ! Je suis sûre que vous allez le passionner avec vos études sur les minorités noires. Il est de race noire et il connaît ces problèmes à fond...
  
  C’était exactement ce que Coplan avait souhaité, mais il n’avait pas pensé que les choses iraient si rondement. Ils retournèrent au grand salon. A présent, la réunion devait être au complet ; il y avait au moins une centaine de personnes.
  
  Coplan se fit la réflexion qu’il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus eu l’occasion de contempler un nid d’espions comme celui-ci. Tous ces messieurs-dames, le sourire à la bouche, le verre à la main, la parole facile et le regard aimable, formaient un tableau unique. Des loups dans une clairière.
  
  « Mais pas des loups ordinaires, pensa Francis, car ceux-ci se mangent entre eux ! »
  
  Roberta n’avait pas lâché le bras de Coplan. Elle murmura, en promenant un regard sur l’assemblée :
  
  - Où est-il, ce bavard de Lewis ?... Ah, je le vois... Il est au bar avec...
  
  Elle s’interrompit pour attraper au vol un beau gaillard svelte et bronzé qui passait à proximité :
  
  - Hassan ? Laissez-moi vous présenter mon ami Charly... Le professeur Charles Firoud, de Genève.
  
  - Enchanté, dit Hassan Kadry.
  
  - Enchanté, dit Coplan.
  
  Poignée de mains, sourire mondain. Hassan Kadry ne paraissait pas du tout sur le qui-vive. C’était vraiment un bel homme, gé d’une trentaine d’années, racé, élégant, très à l’aise. Une moustache à la Errol Flynn accentuait son allure de beau ténébreux. Ses yeux de velours et ses joues légèrement creusées trahissaient l’homme voluptueux, l’Oriental amateur des profondes délices érotiques des Mille et une Nuits.
  
  - Vous êtes de passage à Washington ? s’enquit le Marocain.
  
  - Oui, mais pour huit jours seulement, précisa Francis.
  
  - Vous le regretterez, prédit l’Arabe avec un sourire significatif à l’intention de Roberta.
  
  - J’espère qu’il reviendra ! lança-t-elle. Mes amis me restent fidèles, tout le monde sait cela.
  
  Sur ce, elle emmena Coplan vers le bar.
  
  Les heures passèrent trop rapidement. A deux heures du matin, Alex Kelland dut arracher Coplan des mains de Roberta et de Lewis Ryter qui ne voulaient pas lâcher leur professeur genevois.
  
  Pendant le trajet du retour, Kelland, avec une pointe d’acrimonie, maugréa :
  
  - Votre succès dépasse toutes mes prévisions. De quoi diable avez-vous discuté ainsi avec Roberta et Ryter ?
  
  - De l’avenir des nègres dans le monde. Mais comme vous avez pu vous en rendre compte, je n’ai offensé personne... Je revois Lewis Ryter demain soir, et Roberta jeudi.
  
  - Vous allez passer à la casserole ? grinça Kelland.
  
  - Je l’espère bien ! J’ai l’impression que la fille Wilkes mijote de la bonne cuisine dans un lit, non ?
  
  - Je mentirais en disant le contraire. Mais quelle est votre opinion au sujet de Hassan Kadry ?
  
  - Il m’a l’air coriace.
  
  - Je vous avais prévenu : ce sera difficile.
  
  - Oui, très difficile, admit Coplan.
  
  Qui ajouta dans son for intérieur : « Pauvre Kelland ! Il y a au moins trois heures que j’ai tout pigé ! »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  A quatre heures du matin, Coplan ne dormait pas encore. Il s’était mis au lit dès son arrivée dans sa chambre d’hôtel, mais la soirée chez Roberta Wilkes lui avait procuré un si grand nombre d’impressions qu’il en avait le cerveau enfiévré.
  
  Allongé dans l’obscurité, les bras repliés, les deux mains dans la nuque, il resta longtemps immobile, les yeux au plafond.
  
  L’aube commençait à poindre quand il estima que le programme qu’il avait mentalement élaboré paraissait acceptable.
  
  Il avait du pain sur la planche.
  
  Vers six heures et demie, il se leva, prit une douche, se rasa, s’habilla. A sept heures, il quittait l’hôtel.
  
  Toujours méfiant, il s’imposa une courte promenade dans le quartier afin de s’assurer que sa liberté de mouvement était réelle et que nul guetteur ne surveillait ses allées et venues. Tranquille sur ce point, il se dirigea vers la rue K, tourna dans la 21ème rue qu’il remonta jusqu’à Newport Place. (A Washington, les rues qui vont d’ouest en est portent une lettre ; les rues qui vont du nord au sud un numéro)
  
  Il sonna à la porte d’une petite maison à l’aspect vieillot, en briques rouges, d’un seul étage. Plusieurs minutes s’écoulèrent. Enfin, une main hésitante entrouvrit l’huis.
  
  - J’en étais sûre, que c’était toi ! prononça Laurence Garin d’un air faussement excédé.
  
  Elle ouvrit plus largement la porte. Coplan pénétra promptement dans le hall, referma le battant. Laurence Garin, une grande blonde de trente-quatre ans, aux traits pleins de vivacité, aux yeux d’un bleu de pervenche, était enveloppée dans un peignoir rose à fleurs grises.
  
  - On ne peut pas dire que ton empressement soit gênant, ronchonna-t-elle. Il y a six jours que tu es à Washington !
  
  - Et je te prends au saut du lit sans crier gare, enchaîna Francis. Comme goujat, on ne fait pas mieux, c’est un fait.
  
  Il lui prit le visage dans les mains, lui posa un baiser désinvolte sur le bout du nez.
  
  - Très heureux de te revoir, néanmoins ! jeta-t-il. Je te jure que je n’ai pas pu venir plus tôt.
  
  Elle le poussa vers la salle-de-séjour en grommelant, revêche :
  
  - Monsieur est en plein boum, comme toujours !
  
  - Plus que jamais, dit-il. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, parole d’honneur. Je suis rentré à trois heures du matin et j’ai travaillé jusqu’à six. Une tasse de café noir ne me ferait pas de tort. Et deux tasses, ce serait encore mieux.
  
  - Dans ce cas, accompagne-moi à la cuisine.
  
  Ils passèrent dans la cuisine, et Laurence mit le moulin à café électrique en marche. Ensuite, elle mit de l’eau à bouillir.
  
  - Tu as besoin de moi, je suppose ? avança-t-elle.
  
  - De toi, de ton intelligence, de ton dévouement et de ton hospitalité, stipula-t-il avec autorité.
  
  Il alluma sa première cigarette de la journée.
  
  - Vraiment, tu es épatante, murmura-t-il en souriant. Malgré les années qui passent, tu as toujours cette fraîcheur de fleur au réveil. Mes compliments !...
  
  Elle répliqua :
  
  - Il fut un temps où tu m’en faisais compliment autrement qu’avec des mots. Depuis vendredi, je t’ai attendu tous les soirs.
  
  Elle avait prononcé ces paroles sans ressentiment, avec une sorte de tendresse dans le regard. Elle soupira.
  
  Un nuage de mélancolie plana dans la pièce.
  
  Coplan haussa les épaules, chercha un cendrier, marmonna d’un ton teinté d’amertume :
  
  - Nous ne sommes pas des gens comme les autres, que veux-tu !
  
  - Je ne le sais que trop, admit-elle, résignée.
  
  Ils prirent le café dans le living. Et Coplan aborda les questions sérieuses.
  
  - Il me faut une machine à écrire, des documents officiels émanant soit de la Ligue Arabe soit de la conférence du Caire ou de n’importe quelle administration islamique, un appareil à photocopier et une petite provision d’Agarol P.2.
  
  - Rien que cela ?
  
  - Il me faut aussi une paire de ciseaux, un pot de colle et un papier à lettre d’un organisme helvétique. Je pense qu’on a dû te signaler que je suis professeur genevois ?
  
  - Oui. Mais quand veux-tu avoir tout ce matériel ?
  
  - Dans le courant de la matinée.
  
  - Je ferai de mon mieux, promit-elle, soucieuse.
  
  - Tu ajouteras une arme de bonne qualité au reste, compléta-t-il. Un engin de dimensions réduites mais de grande efficacité.
  
  - C’est un marché-aux-puces que tu me demandes !
  
  - J’ai des gens importants à voir, expliqua-t-il. Tu ne m’en voudras pas si je ne t’en dis pas plus long.
  
  Elle vida sa tasse de café, se leva.
  
  - Tu m’attends ici ? demanda-t-elle.
  
  - Oui, et c’est ici que je compte travailler. Mon premier rendez-vous est à 20 heures.
  
  
  
  Un peu avant midi, Laurence rappliquait avec le matériel demandé. Coplan examina avec avidité les documents que sa collègue avait ramenés de l’ambassade. Parmi ceux-ci, il y avait un rapport officiel dont la vue suscita chez Francis une évidente surexcitation.
  
  - C’est au poil ! jubila-t-il en se frottant les mains. A partir de ce papier-là, je m’en vais te fabriquer un montage du tonnerre de Dieu.
  
  Le rapport en question avait comme entête le sceau officiel de la République Arabe Unie. Un gros titre en caractère gras s’étalait sur le premier feuillet :
  
  
  
  TROISIEME SESSION
  
  DU CONSEIL DE DEFENSE ARABE
  
  Adhésion du Maroc, 7ème pays du Pacte
  
  LE CAIRE, JUIN 1961
  
  
  
  - C’est incroyable, s’extasia-t-il. Tu me l’aurais fait sur mesure que ce ne serait pas meilleur ! Je m’occupe justement d’un Marocain. (Font partie du Pacte Militaire Inter-arabe, l’Égypte, la Syrie, l’Arabie Saoudite, le Liban, la Jordanie et le Yémen. L’accord est de 1952)
  
  - Et tu as un mois d’avance, précisa-t-elle. La session ne s’ouvre que le 14 juin... Voici le joujou réclamé, j’espère qu’il te conviendra. Il n’est pas d’un modèle récent, mais, dans son genre, il est sans concurrence.
  
  Coplan siffla de plaisir, fit sauter dans sa paume le petit automatique de poche, un Ortgies allemand à six coups, avec crosse de noisetier.
  
  Laurence lui remit ensuite un minuscule flacon de verre muni d’un bouchon de liège. Une poudre blanche remplissait le récipient dont la taille n’excédait pas celle d’une demi-cigarette.
  
  - Tu es ma providence, dit-il.
  
  Et il se mit au boulot.
  
  
  
  
  
  Lewis Ryter, le jeune avocat noir, habitait une humble maisonnette, au nord-est de la ville, près d’un square, dans un quartier assez pauvre où la presque totalité de la population était composée de nègres.
  
  Quand Coplan arriva chez Ryter, celui-ci avait déjà préparé des drinks, des cigarettes et des bouquins, de quoi alimenter une discussion captivante.
  
  - Je ne reconnais plus le Washington d’il y a six ans, dit Francis. Il y a comme un souffle nouveau, non ?
  
  - C’est très juste, approuva Ryter. Pendant le règne de Ike et du père Dulles, Washington était funèbre. Maintenant, depuis que la jeune équipe est là, tout le monde se passionne pour les problèmes politiques. C’est un souffle nouveau, comme vous dites.
  
  Il avait introduit Coplan dans un modeste cabinet de travail aux murs tapissés de rayons remplis de livres. Il versa le whisky. Coplan prit place dans un vieux fauteuil et demanda :
  
  - Est-il exact que le nouvel occupant de la Maison Blanche est favorable à l’intégration ?
  
  - Indiscutablement, affirma Ryter. Mais nous, les Noirs, nous ne nous faisons pas d’illusions ; nous savons que la lutte sera dure. Il y a trop de réactionnaires dans ce pays.
  
  - Pourtant, sur le plan légal, vous n’avez pas à vous plaindre.
  
  - Entre le pays légal et le pays réel, il y a un abîme. Même avec l’appui de Kennedy, le combat de la NAACP sera long et féroce.
  
  Francis, jouant l’ignorant, s’enquit :
  
  - C’est l’Association Nationale pour le progrès des Noirs, cette organisation à laquelle vous faites allusion ?
  
  - Oui, j’en suis le secrétaire fédéral et c’est à ce titre que je peux vous parler de notre croisade. (C’est la NAACP qui organise les campagnes de protestation et de résistance dans les régions où la ségrégation est appliquée) Je sais de quoi il s’agit. Nous sommes 20 millions de Noirs aux États-Unis, ce qui représente 11 % de la population. Puisque vous êtes un spécialiste des questions démographiques, je n’ai rien à vous apprendre au sujet de notre prodigieuse natalité... Mais, par contre, il est important qu’un intellectuel européen puisse découvrir à la source, sans mensonges ni propagande, ce que sont les données véritables de notre drame...
  
  Lewis Ryter était lancé. Comme tous les fanatiques sincères, il avait un besoin profond de convertir les autres. Au demeurant, c’était un avocat-né. Il parlait admirablement, sans perdre le fil de sa pensée, avec beaucoup de persuasion et beaucoup de clarté.
  
  Trop de clarté, au gré de Coplan.
  
  La discussion durait depuis plus d’une heure déjà quand Ryter se leva pour remplir derechef le verre de son invité. Mais Francis l’arrêta :
  
  - Plus de whisky pour moi. Nous n’en buvons guère chez nous, en Suisse, et je crains les excès de ce genre. Si vous aviez un jus de fruit ou un Coca, par exemple ?
  
  - Sure ! s’exclama le Noir.
  
  Il s’en alla à la cuisine pour prendre quelques bouteilles de Coca dans le réfrigérateur. Coplan, avec une dextérité de prestidigitateur, en profita pour verser dans le verre de l’avocat une dose de poudre blanche. La substance, parfaitement incolore, ne laissa aucune trace visible en s’incorporant au breuvage.
  
  Dans dix minutes, Lewis Ryter allait sans aucun doute tenir des propos moins contrôlés, car l’Agarol - un dérivé des champignons sacrés que les sorciers mexicains utilisaient jadis - possède des propriétés étranges. Notamment, de rendre les gens infiniment plus loquaces qu’ils ne le voudraient (Utilisé en médecine, sous le nom de psilocybine, il facilite le diagnostic de certaines maladies mentales et intervient dans le traitement des névroses).
  
  Par surcroît, Francis donna à la conversation un tour plus mordant.
  
  - Quand on place vos revendications dans leur contexte social et politique, lança-t-il, on doit reconnaître qu’elles manquent de mesure.
  
  - Ah, vous trouvez ? fit le Noir, interloqué.
  
  Coplan défendit cette thèse. Mais, après quelques minutes, son interlocuteur n’y tint plus. Une lueur extatique s’était allumée dans ses prunelles sombres.
  
  - Stop ! éructa-t-il en levant la main. Je connais la chanson, elle n’est pas neuve.
  
  Il se renversa contre le dossier de son siège, aspira une profonde bouffée d’air.
  
  - C’est fantastique de vous entendre parler ainsi, articula-t-il. Quand on songe qu’il y a tant de gens intelligents sur la planète et qu’il y en a si peu qui ont compris en quoi consiste la véritable révolution du XXème siècle ! Vous aussi, vous croyez peut-être que le grand fait historique de notre temps, c’est l’atome ou la conquête de l’espace ?
  
  Il se redressa, frappa de son poing droit sa paume gauche.
  
  - Non, mon ami, clama-t-il. La date capitale de ce siècle, c’est le 17 avril 1955. Car ce jour-là, pour la première fois depuis que le monde existe, tous les peuples de couleur de la planète se sont réunis pour proclamer leurs droits !. C’est la Conférence de Bandoeng, c’est l’émancipation de tous les hommes de couleur... Le règne de l’Homme Blanc est fini, et vous ne tarderez pas à vous en apercevoir !
  
  L’avocat au langage cartésien se transformait en militant fougueux, belliqueux, animé par la phobie du Blanc. La drogue hallucinogène agissait drôlement.
  
  Coplan trouva néanmoins l’occasion de planter la banderille qu’il avait préparée :
  
  - Vous nagez en pleine utopie, Ryter ! jeta-t-il. Entre un Arabe et vous, il n’y a aucune communion possible.
  
  - C’est faux, c’est archi-faux ! protesta le Noir. Hassan Kadry me le disait encore, il n’y a pas cinq jours, que nous avons le même destin : Arabes, Jaunes, Noirs, tous ceux que la race blanche tyrannise depuis tant de siècles.
  
  - Hassan Kadry ne me paraît pas un bon maître à penser.
  
  - C’est un homme de tout premier ordre ! répliqua Ryter. Depuis qu’une amitié étroite nous unit, ma prise de conscience s’est enrichie, affermie. Et si l’Association que je dirige est devenue le fer de lance de notre combat, c’est grâce à Kadry, je ne vous le cache pas !...
  
  Coplan, qui vérifiait la justesse de son pronostic, ressentait cependant trop d’amertume pour se réjouir. Il se garda bien d’interrompre son interlocuteur. Celui-ci, embarqué sur le sujet Kadry, étalait avec une candeur atroce l’influence maléfique que l’agitateur soviétique exerçait sur son âme de Noir ingénu.
  
  A la fin, tout de même, Francis passa à la contre-offensive.
  
  - Pour l’amour du ciel, Ryter, écoutez-moi cinq minutes. Vous ne vous rendez pas compte que vous êtes un jouet entre les mains de Hassan Kadry ? Cet homme vous endoctrine goutte à goutte, et c’est lui qui utilise votre association ! Vous vous figurez que ce Marocain est à Washington pour donner des leçons de langue arabe, une heure par semaine, à une poignée de gamins et de gamines que le Moyen-Orient fascine ? Hassan Kadry est un homme de la Ligue Arabe... Et la Ligue Arabe, voilà votre véritable adversaire. Depuis des milliers d’années, les Noirs ont toujours été les serviteurs et les esclaves des Musulmans. Reprenez vos manuels d’Histoire et dites-moi si je n’ai pas raison.
  
  - C’est le passé ! rétorqua l’avocat.
  
  - Non, c’est l’avenir ! riposta Francis. D’ailleurs, j’avais apporté un document à propos duquel je voulais vous demander votre avis... C’est le rapport préparatoire de la troisième session du Conseil de Défense Arabe. Il s’agit d’un pacte militaire et politique, vous ne l’ignorez pas. Mais les notes secrètes qui accompagnent ce rapport vont vous intéresser... Tenez, lisez...
  
  Coplan avait sorti le document photocopié qu’il avait si soigneusement élaboré dans le courant de la journée. Il le passa à Ryter.
  
  C’est surtout la lecture des notes complémentaires qui impressionna le Noir. Il y était indiqué, entre autres consignes, que la Ligue Arabe devait soutenir les thèses de Bandoeng afin d’assurer sa mainmise sur les populations noires des jeunes états africains récemment promus à l’indépendance. Ces instructions confidentielles étaient rédigées avec une franchise qui confinait à l’impudence.
  
  Lewis Ryter en resta assommé. Tout un pan de son crédo politique s’écroulait.
  
  - Pouvez-vous me laisser ce document pendant quelques jours ? questionna-t-il à mi-voix.
  
  - C’est impossible. Il s’agit d’une documentation privée qui m’a été communiquée clandestinement pour m’aider dans mes travaux.
  
  - Oui, je comprends...
  
  A partir de ce moment-là, la conversation s’effilocha progressivement. Lewis Ryter était sonné, vidé. Coplan prit congé vers minuit, non sans avoir répété une fois encore à son hôte, sur un ton amical :
  
  - Méfiez-vous de Kadry, Ryter, c’est un conseil que je vous donne. Vous êtes dans le bain et vous n’avez pas le recul que j’ai pour juger les gens d’un œil objectif. Moi, étant sujet suisse, je ne suis pas engagé politiquement dans ce problème. Mon pays non plus. Si je vous mets en garde, c’est par sympathie pour vous, pour votre cause...
  
  - Vous m’avez rendu un grand service, assura le Noir, grave et désenchanté.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  L’entrevue que Coplan eut avec Alex Kelland, le lendemain matin, fut longue et fructueuse.
  
  Coplan ne fit pas mention du procédé auquel il avait eu recours pour obtenir les confidences de Lewis Ryter, mais il relata très fidèlement les propos que l’avocat noir lui avait tenus.
  
  Kelland, après avoir écouté avec attention, murmura d’un ton pensif :
  
  - Il y a un mois, ce que vous me dites m’aurait surpris. Mais depuis que vous m’avez alerté au sujet de Kadry, j’ai deviné ce que l’amitié du Marocain pour Lewis Ryter signifiait.
  
  - C’est à cela que vous faisiez allusion vendredi ?
  
  - Oui... Mais je ne croyais pas que l’action de Kadry fût à ce point directe et profonde. Les notes que Ryter adresse au Comité Américain pour l’Afrique vont évidemment dans le sens anti-européen, ce qui est normal pour un Noir, mais elle n’ont pas la virulence du discours politique qu’il vous a fait.
  
  - Ce qui n’a rien d’étonnant, ponctua Francis. Vous pensez bien que Hassan Kadry a eu soin de recommander la plus extrême prudence à son poulain ! On peut néanmoins se demander si Kadry ne rédige pas lui-même les notes qui orientent l’action politique de l’Association nationale pour le progrès des Noirs ! En tout cas, il tient ce pauvre Ryter bien en main.
  
  Kelland méditait.
  
  Coplan reprit :
  
  - Pour moi, voyez-vous, Kelland, ce test est décisif. En manœuvrant comme je l’ai fait chez les Wilkes pour avoir un entretien avec Ryter, je savais où je voulais en venir. Le résultat dépasse mes espérances.
  
  Une certaine réticence se marqua dans l’expression de l’Américain.
  
  - Essayons quand même de ne pas nous égarer, dit-il d’un air préoccupé. Vous êtes arrivé ici avec une idée préconçue, ne l’oubliez pas. Ayant des soupçons sur Hassan Kadry, vous manquez fatalement d’objectivité. Une extrapolation malencontreuse peut avoir des conséquences graves. Car enfin, sur le plan des choses concrètes, vous n’avez toujours aucune preuve. Un Marocain et un Noir des États-Unis doivent tout naturellement fraterniser, surtout dans l’esprit de Bandoeng.
  
  - Nous sommes bien d’accord, approuva Francis. Je n’en suis pas encore au chapitre des preuves, mais cela viendra. Et peut-être plus vite que vous ne le pensez.
  
  Kelland dévisagea son interlocuteur. Coplan prononça en souriant :
  
  - J’ai pondu dans le crâne de Lewis Ryter un petit œuf de dynamite qui pourrait bien venir à maturité très rapidement.
  
  - Il avait été convenu que nous ferions une vérification préalable au sujet de Kadry, rappela l’agent du C.I.A.
  
  - Je n’ai pas renoncé à ce projet, assura Francis. Seulement, je crains d’être pris de vitesse par les événements. Je ne pourrai pas m’occuper de Kadry avant la fin de la semaine. Or, d’ici là, une explosion peut se produire. Cela me déplairait d’y laisser ma peau.
  
  - Vous désirez un dispositif de couverture, si je comprends bien ?
  
  - Oui, et pas uniquement pour moi. Je veux surtout que vous me donniez un coup de main pour encadrer le Marocain et lui verrouiller les portes de sortie.
  
  - Si vous avez un plan, vous pouvez me le soumettre. J’ai promis à O’Hara de vous appuyer sans réserve et je suis disposé à mettre en œuvre toute la puissance de mes moyens. A condition, bien entendu, que vos suggestions n’aillent pas à rencontre de mes propres conceptions.
  
  - Je crois que mon plan est logique et raisonnable, déclara Coplan. D’ailleurs, vous allez en juger...
  
  Il préleva dans son portefeuille un feuillet sur lequel il avait consigné les grandes lignes de son programme.
  
  - Laissez-moi finir mon exposé avant de me faire vos objections, pria-t-il. Tout se tient, dans cette histoire.
  
  Et il se mit à développer son projet.
  
  
  
  
  
  Ce même jour, vers deux heures de l’après-midi, Francis regagna son hôtel après avoir déjeuné au Hickory House, le restaurant qui jouxte le coin de Pennsylvania avenue, en face des locaux du F.B.I.
  
  Lorsqu’il prit sa clé au comptoir de la réception, le préposé lui remit une lettre.
  
  Le pli n’était pas timbré. Coplan s’informa :
  
  - C’est venu comment, ce message ?
  
  - Par porteur, dit l’employé. Un jeune garçon.
  
  - Je vous remercie.
  
  Arrivé dans sa chambre, Francis ouvrit l’enveloppe. C’était un billet rédigé comme suit :
  
  « Un petit contretemps m’empêche de vous cueillir à l’heure convenue. Je vous prendrai à 16 heures devant le bureau de poste d’Union Station .Mille excuses. »
  
  Ce retard ne contraria nullement Coplan qui n’était pas pressé. Il en profita pour consacrer un peu plus de temps à sa toilette.
  
  Vers 15 heures, il quitta l’hôtel et il se dirigea à pied vers Union Square. Le soleil, radieux, triomphait dans un ciel bleu et limpide. Il faisait très chaud. La lumière frémissante magnifiait les édifices blancs de la fameuse perspective qui va du Capitole au Memorial Lincoln. La fraîcheur des pelouses et le scintillement des jets d’eau ajoutaient un éclat grandiose à ce site si noble et si classique.
  
  Comme il avait un bon quart d’heure d’avance, Francis se promena autour du jardin botanique en fumant une cigarette. Malgré tout, son rendez-vous galant avec la séduisante Roberta Wilkes lui mettait un peu d’électricité dans le sang.
  
  Il remonta Delaware avenue, atteignit le Post Office.
  
  Il arpentait le trottoir depuis trois minutes à peine quand une Impala- convertible bleu-azur vint se ranger en douceur juste devant lui. Au volant de l’immense voiture décapotée, Roberta, les cheveux noirs flottant sur ses épaules nues. Elle le salua de la main.
  
  - Hello, Charly ! fit-elle en se penchant pour lui ouvrir la portière.
  
  Elle portait une robe d’été en fin lainage lilas qui rehaussait la matité de sa chair brune. Son décolleté, tandis qu’elle se penchait, fut un éblouissement.
  
  Il prit place à côté d’elle, et la Chevrolet démarra comme dans un rêve.
  
  - J’espère que vous ne m’en voulez pas de ce retard ? minauda-t-elle. Figurez-vous que j’ai dû conduire ma mère à l’aéroport. Elle voulait assister à une réunion de son Cercle, à New York. Comment allez-vous ?
  
  - Fort bien, merci. Je suis réellement confus de vous prendre votre après-midi.
  
  - Mais pas du tout, protesta-t-elle, c’est un plaisir pour moi. J’adore me faire de nouveaux amis. Je dirais même que c’est une passion !...
  
  Elle ajouta en souriant :
  
  - La seule passion de mon existence désœuvrée.
  
  Elle secoua sa crinière noire, se mouilla les lèvres. Elle conduisait son luxueux mastodonte du bout des doigts, avec une sûreté et une souplesse remarquables.
  
  - Voulez-vous que nous visitions la ville pour commencer ?
  
  - Ne vous donnez pas cette peine. Je l’ai visitée, il y a six ans, avec une agence, et cela me suffit. Je ne suis pas spécialement porté sur les visites touristiques.
  
  - Connaissez-vous les Bradbury Heights ?
  
  - Non.
  
  - C’est un joli coin, sur les hauteurs, à l’est de la ville. La vue y est splendide. On aperçoit de là-haut la jonction du Potomac, de l’Anacostia River et du Chanel. Dans cette lumière pimpante, cela vaut le coup d’œil.
  
  Effectivement, c’était un beau panorama. Mais qui ne valait pas celui que Francis avait à la portée de la main : le corsage de Roberta, ses genoux, ses jambes...
  
  Des Bradbury Heights, ils mirent le cap vers le sud.
  
  - Rentrons et prenons le thé, dit-elle... Si le cœur vous en dit, nous pourrons nous baigner.
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, la Chevrolet franchissait le portail de Fox Ferry Cottage. La propriété paraissait assoupie dans la solitude et le silence ; une légère brume de chaleur montait du fleuve et planait sur les buissons fleuris.
  
  - Nous sommes les maîtres du royaume, signala Roberta en descendant de voiture.
  
  - Et votre sœur, on ne la voit jamais ?
  
  - Elle est en ce moment à Baroda, aux Indes. Ma sœur est la femme d’affaires de la famille. C’est elle qui s’occupe de nos usines et de nos sociétés... C’est une fille terriblement sérieuse. Elle veut défendre son patrimoine, se marier, fonder une famille. Vous voyez le genre ?
  
  - Vous ne partagez pas ses goûts ?
  
  - Oh non ! Moi, je veux profiter de ma jeunesse et mordre dans la vie à pleines dents.
  
  Elle entraîna Francis dans ce qu’elle appelait sa « maisonnette » personnelle. C’était une opulente villa, nichée dans les arbustes, et qui aurait facilement pu abriter trois familles nombreuses. Elle le fit entrer dans une pièce du rez-de-chaussée, une sorte de studio-living dont les fenêtres donnaient sur le Potomac. Les meubles, les tapis et les tentures avaient dû coûter une fortune.
  
  Elle prépara le thé.
  
  - Ma bonne est de congé le jeudi, expliqua-t-elle tout en versant le thé dans les tasses.
  
  Coplan, debout devant l’une des fenêtres, contemplait l’eau miroitante du fleuve.
  
  - Venez vous asseoir, dit-elle. Près de moi, ici.
  
  Elle s’était installée sur un large divan moelleux qui occupait le coin le plus reculé de la pièce.
  
  - Vous n’avez pas trop chaud ? s’étonna-t-elle. Enlevez votre veste...
  
  Il obéit, prit place sur le divan, près d’elle. Mais elle se leva pour aller tirer les rideaux.
  
  - La lumière est aveuglante, non ? fit-elle. On se croirait en plein mois d’août.
  
  Elle avait chaud, en effet. Une pellicule de transpiration lui humectait les aisselles.
  
  Elle revint s’asseoir sur le divan, retroussa généreusement sa jupe. Des effluves émanaient de son corps flexible, mélange d’eau de toilette et d’odeur féminine. Quand elle se déhancha pour déposer sa tasse et prendre une cigarette, son buste et ses cuisses se modelèrent sous la robe avec une précision effroyablement suggestive.
  
  - Vous n’êtes pas marié, Charly ?
  
  - Non.
  
  - Vous avez des petites amies à Genève ?
  
  - Je suis très absorbé par mon travail, éluda-t-il.
  
  - Pourtant, vous devez plaire.
  
  Il se contenta de sourire. Elle le débarrassa de sa tasse, se coucha sur le divan en posant sa tête sur les genoux de Francis.
  
  - C’est curieux, les hommes, murmura-t-elle. On ne sait jamais ce qu’ils pensent, ce qu’ils ressentent... Je me demande pourquoi la nature leur a réservé le privilège de l’initiative dans le domaine de l’amour ?
  
  - Ce n’est qu’une apparence, émit-il. En fait, c’est toujours la femme qui décide, même quand on croit le contraire.
  
  La tête renversée, elle l’observait de bas en haut, les lèvres légèrement disjointes. Ses seins arrogants dardaient leur pointe à travers le tissu de son corsage.
  
  - Peut-être, admit-elle. Mais certains hommes comprennent plus vite que d’autres le langage indirect de l’amour.
  
  Elle se redressa, noua ses bras autour de la poitrine de Coplan, lui écrasa un baiser torride sur la bouche. Quand Francis sortit de sa passivité, Roberta se crispa brusquement comme sous l’effet d’un courant à haute tension.
  
  Elle n’était pas tout à fait nue sous sa robe, mais elle portait si peu de chose qu’elle s’en dépouilla en un tournemain. Leur étreinte fut volcanique. Miss Wilkes avait un tempérament actif, ardent, une sensualité vite embrasée. En outre, sa chair drue et lisse était possédée par une soif intense de plaisir.
  
  La volupté la submergea comme un violent raz de marée.
  
  - Charly, suffoqua-t-elle d’une voix enrouée.
  
  Mais Francis, survolté par ce corps dont les mouvements lascifs et la chaleur continuaient à le provoquer, ne lui laissa pas de répit. Cette fois, la mêlée fut plus longue, plus houleuse, empreinte d’une telle fureur charnelle que c’est Roberta qui demanda grâce. Pantelante, échevelée, les yeux noyés de brouillard, elle haleta :
  
  - Eh bien... Des Suisses comme toi, Charly, ils ne courent pas les rues, pour sûr !...
  
  Ils restèrent un bon bout de temps sans bouger, alanguis, savourant un étrange bonheur qui sinuait jusque dans leurs fibres les plus intimes.
  
  A la fin, elle s’étira, remua paresseusement les jambes. La sueur perlait au-dessus de sa lèvre supérieure.
  
  - Allons nager, décida-t-elle.
  
  Elle se glissa à bas du divan, alla fourrager dans le tiroir d’une commode Louis XV.
  
  - Choisis celui qui te convient le mieux, dit-elle en lui lançant une poignée de caleçons à carreaux multicolores.
  
  Elle eut un ravissant mouvement de la tête pour ajouter :
  
  - J’en ai de toutes les tailles, pour tous mes amis mâles.
  
  Elle continua à fourrager dans le tiroir.
  
  Coplan la regarda. Vue de dos, elle était encore plus appétissante ! Sa pose et sa nudité étaient d’une impudeur prodigieuse, et cependant elle conservait une grâce de nymphe.
  
  Elle referma le tiroir, s’éclipsa vers la salle-de-bains contiguë. Elle revint cinq ou six minutes plus tard, vêtue d’un maillot, peignée, souriante, un sac de plage à la main.
  
  Francis avait enfilé son slip de bain. Une cigarette à la bouche, il attendait. Elle le considéra avec intérêt.
  
  - Une chance que je n’aie jamais eu un professeur d’Histoire bâti comme toi, remarqua-t-elle. Mes études en auraient pris un coup.
  
  Elle s’approcha de lui, mit sa main gauche sur la poitrine de Francis.
  
  Elle demeura ainsi, sans rien dire, pendant quelques secondes. Elle paraissait de nouveau tendue, nerveuse.
  
  - Viens nager, souffla-t-elle brusquement, l’eau froide me calmera.
  
  Ils sortirent de la maison.
  
  Dehors, le poids du soleil les surprit. Il y avait de l’orage dans l’air, sans nul doute.
  
  Un ponton et un plongeoir avaient été aménagés sur la berge, du côté de la maison principale. Un dinghy avec un moteur hors-bord se balançait mollement, amarré à un piquet. Mais Roberta n’alla pas si loin. Elle traversa la pelouse, déposa son sac de plage, prit son élan et fila droit devant elle. Elle se jeta dans l’eau au milieu d’une gerbe d’écume.
  
  Coplan l’imita, piqua un crawl pour la rejoindre.
  
  Elle nageait comme elle conduisait : vite, en souplesse, sans effort. Quand il l’eut rejointe, elle essaya, par jeu, de lui faire boire la tasse. Mais il était trop fort et trop rapide pour elle. Il se dégagea. Elle revint à la charge, plongea, s’insinua entre ses jambes et tenta au passage de lui enlever son caleçon de bain. Pour la punir, il la coinça sous l’eau.
  
  A demi asphyxiée, elle regagna la rive, écœurée.
  
  Il l’appela. Mais elle marcha en s’ébrouant vers son sac de plage, en retira une serviette éponge, se sécha en vitesse, revint vers le bord du fleuve. Et, soudain, elle leva le bras droit. Dans son poing, elle tenait un automatique. Elle visa Coplan, tira deux fois.
  
  Coplan disparut dans le fleuve.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Le visage crispé, les dents serrées, Roberta Wilkes resta immobile pendant deux ou trois secondes, prête à tirer de nouveau si Coplan réapparaissait. Mais il n’émergea pas de l’eau, et elle laissa retomber son bras.
  
  D’un mouvement sec, elle pivota sur ses talons, alla ramasser son sac de plage et sa serviette, se dirigea vers la maison principale. Un homme en costume gris-clair, au teint foncé, sortit du garage et s’avança d’un pas rapide vers elle.
  
  - Tu l’as eu ? haleta-t-il, le faciès grimaçant.
  
  - Oui, dépêche-toi de repêcher le corps, dit-elle, oppressée. Je vais amener la Buick de Sue près du ponton.
  
  - La bâche est dans le coffre, indiqua-t-il.
  
  - J’enfile une robe et je te rejoins. N’oublie pas de...
  
  Elle se tut subitement, écarquilla les yeux.
  
  - Hassan ! articula-t-elle d’une voix blanche, les traits pétrifiés de stupeur.
  
  Il tourna la tête. Trois gaillards en complets de ville traversaient la pelouse, venant droit sur eux.
  
  - Les mains en l’air, et vite ! cria, de loin, un des trois arrivants.
  
  Hassan Kadry, avec une présence d’esprit peu ordinaire, arracha d’un geste brutal l’automatique que Roberta avait gardé dans la main droite. Puis, l’arme au poing, il opéra une volte pour faire face aux trois inconnus. Un coup de feu éclata, puis un second. Le Marocain, touché au ventre et à la cuisse, chancela. Mais, par un prodige de volonté, il retrouva son équilibre et il braqua derechef l’automatique vers les arrivants. Une balle lui brisa le poignet droit.
  
  - Hell ! gueula un des inconnus. Il est cinglé, ce mec-là !
  
  Kadry, la bouche tordue de rage et de douleur, avait dû lâcher son revolver. Il tomba à genoux dans l’herbe. Les doigts de sa main gauche parvinrent cependant à agripper l’automatique et il braqua le revolver, tira sans viser. Un projectile vint le frapper juste au milieu du front, entre les deux yeux. Il s’effondra comme une masse.
  
  - A ce jeu-là, maugréa l’inspecteur Larsen tu ne fais pas le poids, mon bonhomme ! Vous, Miss Wilkes, écartez-vous et levez les bras. Tout de suite.
  
  Roberta obtempéra. Les lèvres exsangues, le regard fixe, elle tremblait nerveusement. On eût dit que la foudre venait de s’abattre sur elle.
  
  L’inspecteur Larsen se pencha sur Hassan Kadry. Puis, impassible, il s’approcha de Roberta. Rengainant son arme, il extirpa de sa poche des bracelets d’acier. Roberta, molle et docile, se laissa rabaisser l’un bras après l’autre. Il y eut deux cliquetis métalliques quand les menottes se refermèrent autour de ses poignets.
  
  - J’ai froid, hoqueta-t-elle, hagarde.
  
  Larsen, un blond au visage inexpressif, se détourna pour parler à ses deux adjoints qui s’étaient arrêtés à trois mètres de leur chef.
  
  - Norman, dit-il, ramenez-la dans sa maison, là-bas, et mettez-lui une couverture sur le dos.
  
  Il jeta un bref coup d’œil vers les traits décomposés de la jeune fille, lui colla deux petites gifles sur les joues en marmonnant :
  
  - Du cran, Miss Wilkes, ce n’est pas le moment de tomber dans les pommes.
  
  Il la poussa vers l’inspecteur Norman, tout en ordonnant à son autre adjoint :
  
  - Occupez-vous de l’Arabe, Wall. Il est liquidé. Je vais essayer de repêcher leur victime...
  
  Il se dirigea vers le ponton, se pencha pour détacher la chaîne qui retenait le dinghy, sauta dans l’embarcation.
  
  Coplan. qui avait réussi à se maintenir un certain temps sous l’eau en pratiquant une brasse courte, reprenait son souffle sous le ponton. Complètement hors d’haleine, les poumons brûlants à cause de l’effort qu’il s’était imposé, il était incapable de parler.
  
  Enfin, au moment où l’inspecteur Larsen s’apprêtait à lancer le moteur du dinghy, Francis lui jeta d’une voix enrouée :
  
  - Je suis là... Vous dérangez pas !... Sous le ponton...
  
  Larsen, effaré, se mit à quatre pattes et se pencha pour regarder sous le débarcadère. Il aperçut Francis qui, les yeux rougis, récupérait tranquillement, un bras passé autour de l’un des troncs d’arbre faisant office de pilot.
  
  - Vous êtes touché ? questionna vivement le policier.
  
  - Non, mais je suis à bout de souffle. Donnez-moi un coup de main.
  
  Il se propulsa vers l’embarcation. Larsen l’aida à se hisser par-dessus le plat-bord.
  
  - Vous avez de la veine, grommela l’inspecteur. Quelle idée de prendre un risque pareil !
  
  - Pensez-vous ! soupira Francis. Je la tenais à l’œil... Je ne savais pas à quel moment l’attaque allait se produire, mais je me tenais sur mes gardes... Pour être franc, je croyais que c’était Kadry qui allait survenir pendant que je faisais le zouave dans les bras de la belle Roberta... J’ai entendu les coups de feu qui ont suivi ma plongée, c’est vous qui tiriez ?
  
  D’un hochement de tête, Larsen indiqua son adjoint que l’on voyait de dos et qui progressait vers la maison de Roberta, un fardeau dans les bras, le buste arqué par l’effort.
  
  - L’Arabe est mort, dit le policier. J’ai fait le maximum pour le neutraliser, mais de ma vie je n’ai vu un animal aussi courageux. Il avait du plomb dans le ventre et dans la jambe, et il voulait encore nous flinguer. Je lui casse le poignet, il dégringole, et il ramasse son pétard de la main gauche. J’étais bien obligé d’en finir.
  
  - Chapeau, grinça Francis. Je me souhaite une fin comme celle-là. Et Roberta ?
  
  - Drôlement choquée. Cela m’étonnerait qu’elle ne pique pas une crise de nerfs ! Venez, allons la rejoindre.
  
  Ils débarquèrent du dinghy, marchèrent vers la maison de Roberta.
  
  Le pronostic de l’inspecteur était juste. Roberta, étendue sur le divan, enveloppée dans une couverture, était agitée de soubresauts convulsifs. Les yeux fermés, elle claquait des dents.
  
  Francis alla explorer les pièces voisines, découvrit le bar, revint avec une bouteille de gin. Il déboucha le flacon, versa une giclée d’alcool dans la bouche de la jeune fille. Elle se cabra, cracha, secoua la tête avec violence.
  
  - Elle ira mieux dans quelques minutes, diagnostiqua Coplan.
  
  - Faut que j’aille alerter le patron, articula l’inspecteur. Je vous laisse un de mes hommes ici, en cas de pépin.
  
  - O.K. Je ne bouge pas de la maison, acquiesça Coplan.
  
  Et il s’octroya une généreuse lampée de gin. Ensuite, ragaillardi, il se rhabilla.
  
  Roberta Wilkes se remettait peu à peu de ses émotions. Coplan la regarda, vint s’asseoir près d’elle sur le divan.
  
  - Les jeux sont faits, Roberta, murmura-t-il d’un ton à la fois doux et désenchanté. Vous avez perdu, il faudra payer.
  
  Elle ne répondit pas. Il reprit :
  
  - Pourquoi diable n’avez-vous pas laissé à Kadry le soin de m’exécuter ? C’était son boulot, pas le vôtre. C’est un geste qui va peser lourd dans votre affaire.
  
  - Quand on fait quelque chose, il faut le faire jusqu’au bout, prononça-t-elle d’une voix lasse. Et d’ailleurs, Hassan savait que vous alliez réagir s’il se montrait.
  
  - Il était au courant du motif de ma présence à Washington ?
  
  - On lui avait signalé que le contre-espionnage français était en chasse, oui. Mais nous avions des doutes... C’est votre conversation avec Lewis qui nous a renseignés.
  
  - Où sont les archives de Kadry ?
  
  - Si vous ne le savez pas, ce n’est pas à moi de vous le dire. Au point où j’en suis.
  
  - Pas d’attitude désespérée, Roberta, la morigéna-t-il. Je serai avec vous si vous êtes avec moi.
  
  Il la regarda droit dans les yeux, et il lui parla à mi-voix, sur un ton assourdi mais frémissant :
  
  - Je vous promets de vous tirer de ce pétrin si vous m’y aidez. J’ai les arguments qu’il faut, mais je serai désarmé si vous ne me donnez pas votre collaboration positive. Les archives de Kadry sont en votre possession, j’en suis sûr. Personne au monde ne pouvait lui fournir une meilleure cachette que vous. J’ai l’habitude, Roberta. Démasquer des gens comme Hassan et les traquer, je ne fais que cela depuis des années... C’est votre dernière chance. Les documents, je les trouverai, avec vous ou sans vous. Alors ?... La bouée de sauvetage est là... Quand Kelland arrivera, ce ne sera plus la même chanson.
  
  - Dans la deuxième cave à droite, souffla-t-elle, fascinée par les yeux de Coplan. Vous ouvrez le freezer et il y a un déclencheur contre la paroi du fond. En actionnant ce déclencheur jusqu’à mi-course, vous commandez l’ouverture d’un panneau mobile dissimulé par le porte-bouteilles. C’est le coffre. Hassan l’avait aménagé lui-même...
  
  Coplan se redressa, alla chercher l’inspecteur Wall qui, dans la cuisine, montait la garde près du cadavre de Kadry. L’autre adjoint de Larsen était parti avec son chef.
  
  - Inspecteur, dit Coplan, voulez-vous surveiller Miss Wilkes un instant ? Je vais revenir.
  
  
  
  
  
  Alex Kelland s’amena une bonne heure après le départ de Larsen. Coplan l’intercepta pour lui parler en tête-à-tête avant de le laisser entrer dans la maison de Roberta.
  
  - Ainsi donc, vous aviez raison, grinça Kelland, amer. C’est l’invraisemblable qui est vrai. Je ne suis pas près de le digérer, ça !...
  
  - Remettez-vous, Kelland. C’est un peu nouveau pour vous, ce ne l’est pas pour moi. Il y a environ deux ans, Je me suis trouvé devant un cas presque identique. Sur certaines femmes, ces Arabes exercent une domination dont elles n’arrivent plus à se soustraire. Il y a une question de sexualité qui joue.
  
  - Ouais ? grogna Kelland, furibond.
  
  - Maintenant, le charme est rompu et l’envoûtement s’est dissipé. Roberta Wilkes est redevenue elle-même. A votre place, je m’arrangerais pour étouffer l’affaire.
  
  - Quoi ? aboya Kelland dont la voix s’étrangla.
  
  - Elle a été très bien, et j’estime qu’elle s’est rachetée. Je vous conduirai dans la cave ; vous y trouverez toutes les archives de Kadry. L’histoire est d’une importance fantastique. Hassan Kadry était bel et bien le chef des opérations de sabotage politique de la 2ème section du M.G.B. de Moscou. (Le M.G.B. est l'Administration générale des Renseignements politiques et comprend six sections. La 2ème section, appelée. I.N.U., organise l’espionnage politique à l’étranger) Ses activités couvrent toute la planète.
  
  - Et vous voudriez que je blanchisse cette salope ? siffla Kelland en plissant les yeux.
  
  - C’est indispensable, décréta Coplan, catégorique. Si vous la traînez en justice, vous allez avoir des emmerdements dont vous ne sortirez plus. La liaison s’opérait via l’ambassade tchèque, vous vous rendez compte !
  
  - Cela, je le sais déjà. Nous avons coffré la servante, Anita. Nous la pistions depuis ce matin. C’est une D.P. venue de Lituanie. C’est elle qui assurait le va-et-vient entre Roberta et le Marocain. Elle couche avec un des jardiniers de l’ambassade tchèque.
  
  - Elle a mangé le morceau ? exulta Francis.
  
  - On le lui a fait manger, précisa Kelland, féroce. Mais j’ai deux mots à dire à Roberta, vous permettez ?
  
  Coplan le retint par le revers de son veston :
  
  - Minute, Kelland. Si vous déclenchez une action judiciaire contre elle, je serai là, moi aussi. Mais pas de votre côté, je vous préviens.
  
  - Qu’est-ce que vous dites ?
  
  - Vous m’avez parfaitement compris... La mère de Roberta engagera le meilleur avocat des States, vous vous en doutez. Et cet avocat aura des arguments solides, j’y veillerai. Car enfin, vous êtes coupable, vous aussi, vous surtout
  
  Kelland avança légèrement la tête. Coplan continua :
  
  - Vous avez exploité au profit du C.I.A. les penchants sensuels de Miss Roberta Wilkes. Quand vous avez réalisé que le salon de sa mère était un excellent terrain de chasse, et que Roberta ne demandait qu’à s’envoyer tous les hommes qui défilaient dans la maison, vous l’avez embrigadée. C’était jouer avec le feu. Il n’a fallu qu’un amant comme Kadry, plus viril et plus vaillant que les autres, pour qu’elle fût prise au jeu... Réfléchissez à cela, Kelland. Le C.I.A. est plutôt mal vu depuis Cuba... N’importe quel jury acquittera Roberta, pour vous blâmer, vous ! Cette fille trop jeune est votre victime. Sans vous, jamais une Wilkes n’aurait sali le nom qu’elle porte.
  
  Kelland commençait à piger. Francis l’acheva :
  
  - D’autre part, il y a l’aspect pratique du problème. Si vous flanquez Roberta en prison, la presse va foncer. Nous allons perdre en l’espace de quelques heures le bénéfice de notre action. Car il nous faut au moins quinze jours pour nettoyer les réseaux de Kadry, son organisation ayant des ramifications d’un bout à l’autre du monde. Par conséquent, silence, silence, silence : c’est le seul moyen de prendre Moscou de vitesse. Les Russes vont patauger pendant des jours et des jours avant de deviner que Kadry est tombé.
  
  Kelland se gratta la tempe.
  
  - Vous aurez donc eu raison jusqu’au bout, laissa-t-il tomber.
  
  Il partit vers la maison. Coplan lui emboîta le pas.
  
  Roberta avait eu la permission de s’habiller et de se refaire une beauté. Elle était assise sur le bord du divan, gardée à vue par l’inspecteur Wall.
  
  Kelland s’immobilisa devant elle, la contempla en silence. L’atmosphère était tendue.
  
  Roberta, baissant la tête, soupira :
  
  - Désolée, Alex... Il faut des femmes mieux trempées que moi, pour ce métier-là. J’ai manqué de carrure, tant pis...
  
  Kelland, surmontant sa déception, s’approcha du divan, donna une petite tape vaguement paternelle sur la tête de la jeune fille :
  
  - C’est un accident de travail, dit-il avec amertume. On va essayer de réparer cela.
  
  Roberta, éclatant en sanglots, porta ses mains à son visage. Tandis qu’elle pleurait, les épaules secouées, Coplan emmena Kelland vers le sous-sol.
  
  - Venez voir le butin, murmura Francis.
  
  
  
  
  
  Coplan arriva à Paris le lundi de la Pentecôte. Un pâle soleil régnait sur Orly quand le Boeing se posa sur la piste.
  
  Un collègue du Service attendait Francis pour le conduire au bureau où le Vieux l’attendait.
  
  - J’ai reçu votre message, bougonna le Vieux. Félicitations. Mais quel dommage que vous n’ayez pas pu avoir Kadry vivant !
  
  - Moi, je suis vivant, et ce n’est déjà pas si mal. Quant à ce Marocain, sa mort me ferait plutôt plaisir. C’était un type courageux, coriace, un maître-espion de grande valeur, et j’estime qu’il me fallait un homme de cette envergure pour payer la mort de mon ami Lucien Rémont.
  
  - Ce que vous êtes rancunier, vous !
  
  - Pas du tout, protesta Francis. Au contraire, je suis toujours prêt à pardonner les péchés de mes semblables. Naturellement, quand on frappe mon pays ou mes amis, je riposte.
  
  - Le mot du général O’Hara était flatteur à votre égard. Votre flair l’a impressionné, une fois de plus.
  
  - N’exagérons rien. En me rendant à Washington, j’avais plusieurs longueurs d’avance sur nos amis américains. C’est ce qui m’a permis de trouver la solution du problème presque instantanément... Quand j’ai vu Hassan Kadry évoluer dans le salon des Wilkes, c’est-à-dire dans un milieu où il n’aurait jamais dû mettre les pieds puisque cette maison était un vrai carrefour d’espions, j’ai deviné que c’était précisément pour cela qu’il était là. Il avait retourné la situation à son avantage, ce qui était bigrement astucieux. Et Roberta Wilkes, qui normalement devait le surveiller, constituait pour lui l’assistante idéale.
  
  - Déduction pertinente, marqua le Vieux, attentif.
  
  - Et relativement facile, enchaîna Francis. Il y avait une contradiction flagrante dans les termes de mon équation. En effet, sachant ce que je savais, mes soupçons au sujet du Marocain étaient fondés. Or le C.I.A. le considérait comme inoffensif. C’était donc fatalement entre l’Arabe et le C.I.A. que cela foirait. Conclusion logique : Roberta.
  
  - Vous n’avez pas lu dans ses yeux ? s’enquit le Vieux, pince-sans-rire.
  
  - Rigolez si vous voulez, mais le premier regard que j’ai surpris entre Roberta et Kadry m’a confirmé dans mon idée. Cependant, j’avais encore un cap redoutable à franchir. Les Américains voulaient des preuves concrètes contre l’Arabe. Or, ces preuves, je ne pouvais pas me les procurer sans provoquer une explosion. Bref, il a fallu que j’imagine une attaque par la bande pour faire sortir Kadry de la coulisse. Je me suis servi d’un jeune militant politique noir, un avocat. Je lui ai mis la puce à l’oreille en lui sortant des témoignages qui démontraient la perfidie de Hassan Kadry.
  
  - Vous les aviez, ces témoignages ?
  
  - Eh bien... à vrai dire, je me suis vu dans l’obligation d’utiliser la ruse. J’ai retourné contre l’Arabe une de ses armes favorites : l’intoxication.
  
  - Je ne saisis pas très bien.
  
  - Que le Kremlin manœuvre les Noirs d’Afrique et d’Amérique, la chose est certaine. N’ayant pas de preuves sous la main, j’en ai forgé une en ajoutant mon grain de sel à un rapport confidentiel de la Ligue Arabe... L’avocat noir est tombé dans le panneau, et il a alerté Kadry en lui faisant les reproches que vous devinez.
  
  Le Vieux se mit à rire, en silence, comme un gros Bouddha satisfait.
  
  - Vous n’avez pas eu l’occasion de compulser les archives de Kadry ? demanda-t-il.
  
  - Oui, mais à la sauvette.
  
  - Si seulement vous aviez pensé à vous munir d’un miniphot ! Quelques clichés de ces documents nous auraient rendu service.
  
  - Je ne me serais pas permis de prendre une telle initiative, affirma Coplan. Les Américains auraient été vexés, à juste titre. Néanmoins...
  
  Il tira de sa poche intérieure une épaisse liasse de papiers qu’il déposa sous le nez du Vieux.
  
  - J’ai quand même prélevé quelques fascicules, dit-il, imperturbable. Cela concerne Madagascar, la Guinée et quelques autres lieux qui sont sous la juridiction de la France ou qui l’étaient naguère encore. Je me suis dit que ces notes nous revenaient en priorité, que ce n’était pas indélicat de les subtiliser. Cela évitera un surcroît d’ennuis au C.I.A. Et j’espère que ces papiers vous intéresseront.
  
  - Ho, lâcha le Vieux, ravi.
  
  Il soupira :
  
  - Des collaborateurs comme vous, j’en voudrais beaucoup plus. Mais c’est bien rare, de nos jours, des hommes qui ont du tact.
  
  Il feuilleta avec gourmandise les documents que Coplan venait de lui remettre.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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