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Coplan Prend Des Risques

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  PAUL KENNY
  
  COPLAN PREND DES RISQUES
  
  
  
  
  
  116, RUE DU BAC, PARIS
  
  
  
  
  
  No Éditions Fleuve Noir, Paris, 1956.
  
  Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S.
  
  
  
  L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements qui sont du domaine de l’actualité ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
  Paul KENNY
  
  
  
  
  
  1
  
  
  Le silence qui régnait dans la petite pièce avait quelque chose d’inhabituel, une sorte de douceur douillette et confortable qui faisait songer aux matins d’hiver du temps jadis. Dehors, il y avait une brume blanchâtre où s’estompaient les bruits et les couleurs. Le froid mettait aux fenêtres de Paris des rideaux de buée que la lumière des lampes faisait palpiter.
  
  Comme par miracle, le téléphone n’avait plus sonné depuis une demi-heure…
  
  Penché sur sa table de travail, le Vieux achevait la rédaction d’une note. Sa main courte et massive galopait sur le papier, s’arrêtait un instant, puis repartait.
  
  Francis Coplan, affalé dans un antique fauteuil, les jambes croisées, le regard rêveur, fumait paisiblement une Gitane. Il aimait de plus en plus ce modeste bureau, avec ses meubles désuets, ses murs sales, ses classeurs poussiéreux. Chaque fois qu’il s’y trouvait, au retour d’une mission, il se sentait comme un bateau qui retrouve son coin de port et savoure le plaisir d’être sain et sauf après la tempête.
  
  Le Vieux murmura soudain, sans lever la tête :
  
  — Je vous demande une minute de patience encore. Je termine…
  
  — Oh, allez-y, dit Coplan. Je ne suis pas pressé. Je suis en vacances.
  
  Le Vieux opina, se remit à écrire. La lampe à pied qui se trouvait sur le coin gauche de la table éclairait un seul côté de son visage, soulignant l’épaisseur des traits, la lourdeur sévère de l’œil, la vigueur obstinée du maxillaire.
  
  Coplan avait de l’admiration pour cet homme. C’était presque un vieillard, certes, et la soixantaine avait mis sa marque sur ses fortes épaules. Mais, en revanche, l’autorité tranquille qui se dégageait de toute sa personne semblait augmenter d’année en année. Coplan ne put s’empêcher de sourire en constatant qu’il éprouvait de l’affection pour son patron… En voilà un qui se fichait bien de la galerie, du tam-tam publicitaire, des combines d’influence et des tripotages politiques ! C’était un fonctionnaire, bien sûr. Et, avec une dose d’humour qui ne manquait pas de saveur, il prenait un malin plaisir à se donner l’allure type du fonctionnaire honnêtement médiocre : vêtements fatigués, paroles prudentes, neutralité passive vis-à-vis des autres services ministériels, bref, le portrait classique.
  
  En réalité, ce sexagénaire inoffensif était un des géants de la planète. D’une main qui ne tremblait jamais, il gouvernait depuis un quart de siècle son empire invisible qui couvrait les continents et les océans. Il connaissait les puissances secrètes qui dirigent le monde. Il connaissait les vérités cachées. Dans un sens, il savait trop de choses : il ne pouvait jamais en dire qu’une partie à ses supérieurs hiérarchiques. Indifférent aux orages de l’époque tumultueuse, impassible au centre de ce carrousel que formaient les changements de régime, il poursuivait sa lutte obscure, tenace, rassemblant sans cesse ses troupes éparses et les relançant à l’attaque, afin de donner à la France et à l’Occident les meilleures cartes. Le reste, on ne savait pas ce qu’il en pensait. Le Vieux ne faisait pas de confidences. Jamais. Son métier, c’était de fournir aux autres le plus d’atouts possible. Si les autres jouaient mal, s’ils gâchaient bêtement leurs chances, s’ils se laissaient battre dans le vaste poker de la politique mondiale, il n’y pouvait rien. D’ailleurs, on ne lui demandait pas son avis là-dessus. Sauf pour limiter les dégâts, quand c’était possible.
  
  — Et voilà, soupira-t-il, encore une affaire classée…
  
  Il glissa son rapport dans un dossier, hocha la tête d’un air satisfait, rafla sa pipe et sa blague à tabac qu’il avait déposées à sa droite, puis regarda Coplan.
  
  — Oui, vous êtes en vacances, enchaîna-t-il avec un à-propos légèrement décalé. Où comptez-vous passer vos quinze jours ?
  
  — Je n’en sais encore rien, répondit Francis. L’expérience m’a enseigné qu’il ne fallait jamais faire de projets…
  
  — Humm, humm, grogna le Vieux en allumant sa pipe.
  
  Puis, chassant d’une main machinale le nuage de fumée qui l’entourait, il reprit d’un ton jovial :
  
  — J’ai une chose amusante à vous montrer…
  
  Il ouvrit un tiroir, trifouilla dans un tas de papiers, referma le tiroir pour en ouvrir un autre, remua encore des documents.
  
  — Où diable ai-je fourré ça ? marmonna-t-il, contrarié.
  
  Il repoussa son fauteuil, se leva, rabaissa le volet d’un classeur de chêne.
  
  — Ah, la voilà ! s’écria-t-il en prenant une lettre qu’il tendit à Coplan. Lisez cela.
  
  Un faible sourire égayait les lèvres de Francis. À ses heures, le Vieux était un sacré cabotin. Il avait fait semblant de ne pas retrouver la lettre ! Lui, le maniaque de l’ordre ! Quelle blague. Il aurait retrouvé, les yeux fermés, un papier arrivé dans son bureau dix ans auparavant.
  
  Coplan baissa les yeux sur la grande feuille et lut :
  
  
  
  « Monsieur le Ministre,
  
  
  
  « Déchirée entre mes sentiments et ma conscience, j’ai longtemps hésité à vous écrire. À présent, il me semble que je n’ai plus le droit de me taire. Je suis Française et j’aime mon pays. Je crois que mon devoir est de parler. Mon mari, Georges Rochon, trahit la France. Il se livre, pour des étrangers, à des activités illégales.
  
  « Je ne puis vous en dire davantage, et vous comprendrez pourquoi. Je ne pouvais pas non plus m’adresser à un autre que vous, mais j’espère que vous saurez entourer (sic) ma lettre de toute la discrétion qui s’impose. J’espère aussi que mon acte de patriotisme ne me causera aucun préjudice (resic).
  
  « Je me tiens à votre entière disposition, Monsieur le Ministre, pour vous donner de plus amples détails. Si vous pensez que vous pouvez me rembourser mes frais de déplacement pour cette affaire, je me rendrai à Paris pour vous rencontrer.
  
  « Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, mes salutations dévouées. »
  
  
  
  Coplan leva les yeux.
  
  — Du temps de l’occupation, dit-il, les Allemands recevaient chaque jour des centaines de lettres de ce genre. Et, à la Libération, la Résistance en recevait encore plus. Mais pourquoi vous a-t-on transmis cela ? C’est une folle, non ?
  
  — Vous n’êtes décidément pas un garçon comme les autres, Coplan, marmonna le Vieux, d’un air faussement déçu. Il paraît qu’on a bien ri dans les bureaux. Comme vous le voyez, c’est adressé au ministre de la Justice ; la missive a été visée successivement par le Cabinet du ministre, puis par la Défense nationale, puis par l’intérieur. L’intermède comique a tourné court quand on s’est aperçu au classement que le mari de la femme en question avait une fiche toute récente au sommier. On recherche cet homme depuis environ deux mois. Il est impliqué indirectement dans une affaire de corruption de fonctionnaire.
  
  — Ah ?…
  
  — Ce Georges Rochon trompe sa femme. Et ceci explique sans doute la lettre que vous venez de lire… Mais Rochon est trompé par sa maîtresse, une nommée Louise Melbourg, qui couchait avec un chiffreur de la base navale de Toulon. Or ce jeune marin a fini par se rendre compte que cette femme essayait bel et bien de l’entraimer hors du droit chemin. Le petit « mataf » ne s’est pas dégonflé, heureusement. Il n’a pas eu peur non plus de se faire savonner la tête : il a raconté toute son histoire à l’officier du S.R. de la Marine… La femme a été interrogée : elle n’a pas nié qu’elle était la maîtresse de deux hommes à la fois, mais elle a affirmé sur l’honneur qu’elle ignorait les fonctions du jeune marin. Le S.R. de la Marine, à toutes fins utiles, a voulu interroger l’autre amant, Georges Rochon. Eh bien… Pffft ! Envolé, introuvable, évanoui dans la nature… Un bulletin de recherche a été lancé, mais cela n’a rien donné. Comme le délit n’était pas formellement établi, l’enquête en est restée là. Vous voyez que la lettre de la légitime prend un autre aspect sous cet éclairage.
  
  Coplan haussa faiblement les épaules, puis soupira :
  
  — Saura-t-on jamais ce qui se passe dans la tête d’une femme jalouse ? Dénoncer son propre mari, ça la fout mal de toute manière, vous ne trouvez pas ?
  
  — Voire, voire, rétorqua le Vieux. Je suis prêt à parier qu’il y a autre chose là-dessous. Une question d’argent, par exemple. Si Georges Rochon a de la fortune, son épouse outragée espère peut-être que son mari sera passé par les armes et qu’elle recueillera le magot. Cette femme, à en juger d’après sa lettre, est une primaire ; mais les gens bornés sont souvent très malins pour les questions d’argent. À propos, vous avez vu où elle habite ?
  
  Coplan chercha l’adresse, tout en bas du feuillet grand format, dans le coin gauche :
  
  
  
  Germaine Rochon, née Lavignan
  
  Pension « Les Eglantines »
  
  rue Trachel, 127 bis. Nice
  
  
  
  Le Vieux, subitement préoccupé par sa bouffarde qui ne semblait pas avoir un tirage convenable, murmura, tout en tapotant du pouce le tabac grésillant dans le fourneau de sa pipe :
  
  — Bien entendu, je ne cherche pas à vous influencer. Mais si vous avez l’intention de passer votre congé du côté de Nice, je suis persuadé que cela vous amusera de rencontrer cette Germaine Rochon.
  
  Coplan, narquois, se leva.
  
  — Cela tombe sous le sens, voyons ! acquiesça-t-il. Que peut-on souhaiter de mieux quand on part en vacances ? Un petit boulot sans importance, une petite enquête. Histoire de s’entretenir la main…
  
  L’ironie appuyée de ces mots offensa le Vieux.
  
  — Bon, très bien. Rendez-moi ma lettre et n’en parlons plus.
  
  — Pas question ! Maintenant que le mal est fait… et bien fait… Je n’ai plus qu’un désir : rencontrer Mme Germaine Rochon, née Lavignan. D’ailleurs, je suis assez curieux de voir comment c’est, une patriote déchirée entre ses sentiments et sa conscience.
  
  — On me prépare le dossier. Venez le prendre à cinq heures.
  
  — Entendu. Et n’oubliez pas que mes dépenses de vacances feront l’objet d’une note de frais.
  
  — Vous gagnez sur tous les tableaux, souligna le Vieux avec une mauvaise foi écœurante.
  
  — Pas d’autres instructions ?
  
  — Non. Tâchez de profiter de vos vacances. Ah ! dites-moi… Fondane aurait besoin d’un peu de congé, lui aussi. Emmenez-le donc dans le Midi.
  
  — Je le croyais fâché avec moi ? s’étonna Coplan, amusé.
  
  — En réalité, il a très mauvaise conscience à votre égard. Je lui ai donné quelques explications au sujet de Bombay. Ce sera l’occasion de vous réconcilier(1)…
  
  — Parfait. C’est un excellent camarade et c’est le meilleur assistant que j’aie jamais eu.
  
  — Vous prendrez le train de nuit ensemble. J’ai fait réserver deux couchettes. Une voiture vous attend à Nice. C’est une DS du service.
  
  *
  
  * *
  
  À Nice, Coplan s’installa au Plaza. André Fondane prit une chambre à l’hôtel du Luxembourg, non loin de là. Ils se retrouvèrent au bar du Ruhl, à midi et demi, pour l’apéritif.
  
  Fondane s’enquit :
  
  — À quelle heure comptez-vous lui rendre visite, à votre tordue ?
  
  — Peut-être ce soir, peut-être demain.
  
  Sur ces paroles ambiguës, Coplan but une gorgée de son apéritif. Puis, répondant au regard interrogateur de Fondane, il exposa son idée :
  
  — Je compte me balader cet après-midi dans les parages de la Pension des Eglantines. Tu viendras me relayer à quatre heures… L’expérience m’a appris qu’il n’est pas mauvais de tâter le terrain avant d’engager une conversation ; quand on peut se le permettre, comme c’est le cas présentement, nous aurions tort de négliger ce petit avantage.
  
  Fondane contempla d’un œil un peu sceptique la belle couleur mordorée de son scotch.
  
  — Pourquoi cette méfiance ? questionna-t-il. Est-ce par principe, par déformation professionnelle ou pour des raisons très précises ?
  
  — Tu as parcouru le dossier ? Ou plutôt, l’embryon de dossier ?
  
  — Oui, naturellement.
  
  — Il y a trop de choses qui clochent là-dedans, et cela m’intrigue. Cette femme jalouse dénonce son mari, soit. Affaire banale. Mais l’enquête nous révèle qu’elle est séparée de lui depuis six ans ! Alors, non. Comme drame de conscience à retardement, c’est un peu fort de café… D’autre part, on signale que le Georges Rochon en question a disparu de la circulation après avoir demandé un visa pour l’Argentine, mais que la police n’a retrouvé aucune fiche d’embarquement à son nom. Il n’a pas pris le bateau, il n’a pas pris l’avion. Sa maîtresse prétend qu’il a rompu avec elle à la suite de l’affaire du marin de Toulon. Elle ne l’a plus revu.
  
  — Mensonge classique, fit observer Fondane.
  
  — C’est bien mon avis. Enfin, il y a encore un point qui me chiffonne : c’est la profession de Rochon. Expert en antiquités chinoises. Curieux métier, non ?
  
  Fondane esquissa une moue dubitative.
  
  — Oui, c’est peut-être un peu bizarre, admit-il sans conviction, mais du moment qu’on se met à étudier de quelle façon les gens gagnent leur bœuf, on tombe sur des combines bien plus surprenantes encore, et qui n’ont rien de louche. Un expert en objets d’antiquités, c’est un spécialiste, ni plus ni moins. Ces gens-là peuvent délivrer des attestations qui font monter automatiquement la valeur des pièces authentifiées par leurs soins. Je connais un expert en tableaux anciens : les amateurs du monde entier se disputent ses services à prix d’or.
  
  — Oui, bien sûr, approuva Coplan d’un ton neutre.
  
  — Moi, ce qui me tarabuste, c’est la petite note qui se trouve au dossier et qui émane de Lyon. Vous l’avez lue, je suppose ? Rochon a eu des ennuis en 1945. Ses voisins l’accusaient de sympathies pro allemandes.
  
  — Le coup du collabo, soupira Coplan. Ça commence à dater… Et cependant, ça fait toujours son petit effet dans un rapport de police… Si nous allions déjeuner ?
  
  Ils firent un gueuleton très agréable dans un restaurant du quai des États-Unis, évoquant à mots couverts des souvenirs de voyage que leurs voisins de table ne pouvaient guère comprendre. Vers deux heures et demie, Coplan décida de se mettre en campagne.
  
  La Pension des Eglantines occupait un immeuble de trois étages. Le type même de la maison dont il n’y a rien à dire. Ni luxueuse ni médiocre, elle offrait une façade bourgeoise qui ne retenait pas l’attention. Même la petite plaque de cuivre avec le nom de la pension n’attirait pas les regards. Coplan se posta dans les parages immédiats et commença sa surveillance. Le ciel était couvert, mais la température était relativement douce.
  
  Trois étages, deux fenêtres par étage ; à vue de nez, la boutique ne pouvait guère abriter plus d’une douzaine de pensionnaires. Le premier client qui se montra fut un vieillard en pelisse noire.
  
  Frileux, trottinant, le bonhomme se dirigea vers le boulevard Gambetta. Ensuite, il y eut deux jeunes filles, pas jolies, pas gracieuses, assez mal attifées. Elles passèrent devant Coplan qui les entendit parler en anglais.
  
  Une vingtaine de minutes s’écoulèrent. Un jeune gaillard en duffle-coat, avec un carton à dessin sous le bras, sortit et s’en alla vers le bas de la ville. Un Suédois ou un Norvégien, en tout cas un Scandinave… Il avait à peine tourné le coin de la rue que la porte des Eglantines s’ouvrait derechef.
  
  Coplan, les mains dans les poches, fit aussitôt mine de s’éloigner, le dos tourné du côté de la pension. Au premier croisement de la rue, il jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule, fit demi-tour, remonta la rue Trachel et, à bonne distance, entama sa filature. D’emblée, il avait reconnu Germaine Rochon.
  
  En réalité, il n’avait vu aucune photo de la femme et il ne possédait pas son signalement. Pourtant, il était presque sûr de ne pas s’être trompé. Il pensa avec un petit sourire intérieur qu’il était en train de devenir un vrai flic. Chez les policiers, les inspecteurs de la Judiciaire et les agents des brigades spéciales, ce sixième sens est légendaire et quasi infaillible.
  
  Germaine Rochon, née Lavignan…
  
  Coplan était prêt à parier tout ce qu’on voulait que c’était bien elle qui marchait là dans la rue. Petite, presque boulotte, engoncée dans un manteau d’opossum dont le poil gris et terne semblait défraîchi par les années, elle avançait d’un pas vif, en se dandinant légèrement. Elle était coiffée d’un chapeau gris perle, trop fantaisiste pour elle et d’ailleurs démodé. Elle penchait la tête en serrant son sac noir sur son ventre.
  
  Coplan n’avait pu entrevoir qu’une demi-seconde son visage, mais c’était bien suffisant. Quand une femme aborde la cinquantaine avec trop de soucis, trop d’idées fixes et trop d’obsessions moroses, ça ne pardonne pas, c’est un masque définitif et très caractéristique. Les yeux chagrins, soulignés de cernes ; la bouche dure et crispée ; le teint rehaussé d’un fard trop abondant et trop coloré (avec l’espoir inconscient de recouvrir toutes les grisailles du cœur, sans doute ?), éternel portrait des femmes déçues.
  
  La promenade ne fut pas longue. La femme s’arrêta devant une maison de l’avenue Victor-Hugo, sonna, entra. Coplan constata quelques secondes plus tard qu’il s’agissait de la demeure d’un médecin.
  
  Continuant d’arpenter l’avenue, il tourna au premier carrefour. Une ou deux rues plus loin, il aperçut un grand café vers lequel il se dirigea. Les cabines téléphoniques se trouvaient au sous-sol. Ayant découvert le numéro des Églantines dans l’annuaire, il s’enferma dans une des cabines, appela la pension. Une voix de femme répondit.
  
  — Pourrais-je dire un mot à Mme Germaine Rochon ? demanda Coplan.
  
  — Vous n’avez pas de chance, elle vient de sortit voilà cinq ou dix minutes à peine.
  
  — Elle ne vous a pas dit vers quelle heure elle comptait rentrer ?
  
  — Non, mais je sais qu’elle avait un rendez-vous avec son docteur. Si vous voulez rappeler vers six heures, je pense que vous la trouverez. Elle rentre rarement plus tard. Si vous avez un message à lui communiquer, je…
  
  — Je vous remercie, coupa Francis. Je sonnerai vers six heures.
  
  Il remonta vers la rue Trachel, assez satisfait. Ça lui plaisait d’avoir une image exacte de Germaine Rochon. Maintenant, son imagination pouvait jouer avec cette silhouette sortie de l’anonymat, la tourner, la retourner, lui donner de brefs coups de patte comme font les chats avec leur proie. Entre la femme et la lettre qu’elle avait adressée au ministre, ça collait cent pour cent. Même atmosphère un peu pénible, mêmes fautes de goût, mêmes maladresses. Elle s’habillait comme elle écrivait : un peu à côté de la question, quelques tons en dessous de la note juste. Et, sur le plan psychologique, on pouvait déceler un trait assez particulier : le recours aux alibis supposés respectables. Le patriotisme camouflant la vengeance, le vieux manteau d’opossum représentant une élégance bien illusoire.
  
  Mais le point critique était le suivant : comment, étant séparée de son mari depuis plus de cinq ans, était-elle parvenue à découvrir qu’il se livrait contre la France à des activités illégales. Et pourquoi le disait-elle maintenant ?
  
  Avait-elle des preuves ? C’était peu probable. Un espion se garde bien de donner des armes à la femme qu’il bafoue…
  
  Un passant, un jeune costaud en gabardine, aux cheveux bruns, bouclés et courts, s’arrêta devant Francis et lui demanda du feu, très courtoisement.
  
  Coplan sortit son briquet, fit jaillir la petite flamme.
  
  — Terminé, chuchota-t-il négligemment. Tu peux rester à ton hôtel. Rendez-vous à sept heures devant le Casino Municipal.
  
  — D’ac ! répondit André Fondane sans poser la moindre question.
  
  Et il continua son chemin, la cigarette aux lèvres.
  
  
  
  
  
  2
  
  
  Il y avait un peu de monde dans le bar ; le pick-up déversait tout juste assez de musique pour couvrir les conversations. Au comptoir, deux types discutaient football avec le barman.
  
  Germaine Rochon, attablée tout au fond de la salle, dans le dernier box de la rangée de droite, braquait ses yeux sombres sur la porte d’entrée. Coplan fit son apparition. Il s’était arrangé pour être légèrement en retard.
  
  Il se dirigea sans hésiter vers la femme.
  
  — Pierre Moreau, dit-il à mi-voix. Mes hommages, madame.
  
  Il esquissa une brève inclinaison, en guise de salut. La femme, un peu impressionnée, semblait-il, se leva, tendit sa main gantée (et Coplan enregistra machinalement ces deux entorses au code de la politesse).
  
  — Enchantée, monsieur Moreau, dit-elle.
  
  Il prit place en face d’elle, le dos tourné vers la salle ; mais ses yeux inspectèrent d’un rapide coup d’œil le décor reflété par le miroir qui surmontait la banquette de moleskine verte.
  
  — Je dois m’excuser, reprit-elle, un peu minaudière. Je ne pouvais pas vous recevoir à la pension. Une femme seule, vous comprenez…
  
  — C’est à moi de m’excuser, protesta doucement Coplan. Je vous cause bien du dérangement, ma foi, et je vous remercie de m’avoir fixé ce rendez-vous.
  
  Elle le scruta une seconde, puis murmura en baissant les yeux :
  
  — Vous êtes un policier de Paris, je présume ?
  
  — Oui et non. Je suis inspecteur. Inspecteur spécial attaché au cabinet du ministre. Je ne m’occupe que de certaines affaires strictement confidentielles.
  
  Elle leva la tête, opina gravement et murmura, très satisfaite par cette explication :
  
  — Oui, je vois…
  
  En vérité, elle ne voyait pas grand-chose, la pauvre. Son visage, considéré de près, exprimait la bêtise à l’état pur : petit front bombé, joues rondes, lèvres courtes et charnues. Toutefois, en l’examinant mieux, Francis découvrit une chose surprenante : cette femme avait dû être assez jolie au temps de sa prime jeunesse. Dix ou quinze années d’amertume n’avaient pas réussi à effacer complètement sa beauté ancienne ; il en restait quelques vestiges, comme recouverts de cendre. Les ailes du nez, le dessin des yeux, la courbe du menton, tout cela trahissait une sensualité qui devait avoir été rayonnante et chaude.
  
  Elle s’enquit, hésitante :
  
  — Vous désirez m’interroger au sujet de ma lettre, c’est bien cela ?
  
  — Oui, en effet. Une cigarette ?
  
  — Je ne fume pas, merci.
  
  — Vous permettez ?
  
  — Je vous en prie, dit-elle, troublée par la prévenance de Coplan.
  
  Elle était d’ailleurs visiblement étonnée d’avoir affaire à un inspecteur aussi jeune, aussi séduisant. La prestance physique de Francis, son assurance, le magnétisme de ses yeux pénétrants agissaient sur elle. Et, à vrai dire, il en remettait ; il voulait délibérément la plonger dans un vague état de malaise. De cette façon, les phrases toutes faites qu’elle avait sans doute préparées en vue de cette rencontre lui viendraient moins facilement à l’esprit.
  
  Le garçon s’approcha et prit la commande, puis retourna derrière son comptoir.
  
  Coplan fumait en silence, attendant ostensiblement d’avoir été servi. Germaine Rochon, pour se donner une contenance, ôta ses gants. Ensuite, écartant les pans de son manteau de fourrure, elle s’accouda à la table. Son buste aurait pu faire envie à bien des pucelles. La robe grise qu’elle portait moulait deux seins assez généreux, nullement informes.
  
  Enfin, le garçon étant revenu, puis s’étant éloigné après avoir déposé deux verres de cognac, Coplan commença d’une voix assourdie :
  
  — Tout d’abord, madame, je suis chargé de vous exprimer la gratitude du ministre auquel vous avez adressé votre lettre. En agissant comme vous l’avez fait, vous avez témoigné d’un patriotisme positif, courageux, chose trop rare de nos jours, hélas !
  
  Elle se rengorgea. Mais Francis enchaîna aussitôt en la regardant droit dans les yeux et en prenant un ton plus dur :
  
  — L’accusation que vous portez contre votre mari est grave, très grave même. Comment avez-vous appris qu’il se livrait à des actes illégaux ?
  
  — Eh bien… J’ai longuement réfléchi, évidemment. Et je me demande si… Ou plutôt j’en suis arrivée à penser qu’il a maintes fois gagné de l’argent de cette manière. Quand j’interroge mes souvenirs, il me semble que c’est aux environs de 1937 que ses affaires sont devenues subitement très brillantes, alors que rien, apparemment, ne pouvait m’expliquer cette prospérité soudaine. Cela a continué jusqu’en 1944, et si je ne me trompe, cela a recommencé en décembre 1948. Nous nous sommes séparés en 1949, en avril.
  
  — Je ne saisis pas très bien, s’excusa Coplan en écrasant sa cigarette dans le cendrier de porcelaine. Expliquez-moi les choses depuis le début, voulez-vous ?
  
  — C’est en 1937 que mon mari s’est rendu pour la première fois en Allemagne. Il y a fait la connaissance d’un riche collectionneur de Düsseldorf, Heinrich Almeyer. Il a changé de vie dès ce moment-là, voyageant presque sans arrêt en Europe et à l’étranger…
  
  — Vous aviez remarqué certains aspects bizarres de son activité prétendument professionnelle ?
  
  — Euh… non. Je ne m’occupais pas de ses affaires. Je ne m’en suis jamais occupée. J’avais mon ménage, mon fils ; mais c’est en réfléchissant, plus tard, que j’ai deviné. Cet Allemand est d’ailleurs venu chez nous, en 1942. Nous habitions Lyon, à cette époque… Mon mari n’était presque jamais à la maison ; il recherchait des pièces rares, me disait-il. Mais une conversation qui m’est revenue à la mémoire me donne l’intime conviction que mon mari, pendant ces années de guerre, a fait de l’espionnage pour les services allemands de Paris et de Brest. Il allait fréquemment en Bretagne et il avait toutes les autorisations requises pour se déplacer… En tout cas, personne n’a jamais su la vérité et mon mari a échappé aux représailles de l’après-guerre. On l’a incarcéré pendant trois jours à Lyon, des voisins ayant aperçu Almeyer qui nous avait rendu visite en uniforme vers la fin de 1943…
  
  Elle se tut, comme pour rassembler ses idées. Coplan en profita pour observer :
  
  — Il a eu de la chance de s’en tirer, entre nous soit dit. La Résistance avait des informations très étendues. S’il a été relâché après trois jours…
  
  — Vous croyez que mon imagination me fait voir les choses plus noires qu’elles n’étaient ?
  
  — Des présomptions sont souvent trompeuses. Pour accuser, il faut des preuves.
  
  — Vous jugerez par vous-même… Mon mari est resté quatre ans sans bouger, pour ainsi dire. Nous avions acheté la maison de Menton et il s’était mis à écrire un ouvrage documentaire sur les collections chinoises les plus célèbres. Et puis, en septembre 1948, il a brusquement renoncé à ce travail et il a fait un séjour de trois semaines à Paris. À son retour, il avait de nouveau changé du tout au tout. Il avait fait des achats, il s’était rhabillé des pieds à la tête, il avait des expertises en vue, les affaires allaient reprendre. En réalité, il avait rencontré quelqu’un à Paris. Des bribes de confidences me l’ont révélé, mais j’ignore qui il a vu au cours de ce séjour. Toujours est-il que son existence mouvementée a recommencé : voyages brusqués, convocations urgentes pour des expertises, soirées dans des cabarets de luxe avec de soi-disant collectionneurs, sans parler des dépenses insensées. Et sans parler des femmes !… Notez qu’il a toujours été coureur. Mon fils avait à peine cinq ans lorsque j’ai su que j’étais trompée… Que voulez-vous, mon mari est un de ces hommes qui ont besoin de séduire le plus de femmes possible pour se faire croire à eux-mêmes qu’ils sont irrésistibles… Bref, un soir, c’était en février 1949, en fouillant dans les poches de mon mari sous le prétexte de lui brosser son costume, j’ai trouvé ceci dans un paquet de cigarettes…
  
  Elle ouvrit son sac, en retira une enveloppe de petit format.
  
  — Regardez, chuchota-t-elle en renversant sur la table, devant Coplan, le contenu de la pochette.
  
  — Des photos ?
  
  — Oui, des photos qu’il a prises avec son Leica. Je peux me tromper, mais il me semble que ce sont des choses de l’armée. On distingue parfaitement des torpilles.
  
  Coplan examina tour à tour chacun des huit clichés.
  
  — Oui, ce sont des installations militaires, confirma-t-il.
  
  — C’est cela qui m’a ouvert les yeux. J’avais déjà des soupçons, je le reconnais, car je sentais qu’il y avait du louche dans la vie de mon mari. J’ai gardé cette pochette. Je l’ai cousue dans la doublure de l’un de mes manteaux.
  
  — Mais… pourquoi ? demanda-t-il en empochant l’enveloppe.
  
  — Je ne sais pas ce qui m’a poussée… Après, j’ai eu peur ; mais je ne pouvais plus reculer. Cette nuit-là, il m’a fait une scène effroyable. J’ai cru qu’il allait m’étrangler. J’ai nié, vous pensez bien. Et j’ai même dit pour ma défense que c’était sûrement une de ses maîtresses qui lui avait volé cette précieuse pochette… Oh, il m’a accusée de mille choses : de vouloir sa perte, de chercher des gages contre lui, d’être stupide et bornée comme une midinette jalouse, que sais-je encore ! Pendant des semaines et des semaines, il n’a pas cessé de me torturer moralement. Je n’en pouvais plus. Il me racontait ses nuits avec d’autres femmes, il me parlait d’elles, de leurs voluptés, il me forçait à écouter le récit détaillé de certaines étreintes qui flattaient son orgueil et sa vanité…
  
  Coplan endigua le flot de ce ressentiment qui risquait de faire dévier l’entretien.
  
  — Comment l’aviez-vous connu, votre mari ?
  
  — J’avais dix-neuf ans… Je vivais à Paris, chez une de mes tantes. Georges étudiait pour devenir professeur. Il était follement amoureux de moi. Je me suis donnée à lui, et j’ai été enceinte presque tout de suite. Nous nous sommes mariés, mon fils est né en avril 1930.
  
  — Votre fils, est-il en rapport avec son père ?
  
  — Non. Il est actuellement ingénieur à Casablanca. Il est marié, il a deux enfants… Moi non plus je ne le vois plus : sa femme me déteste. Je n’ai pas eu beaucoup de chance dans la vie.
  
  — Quels sont vos moyens d’existence, si je puis me permettre cette indiscrétion ?
  
  — Mon mari me verse une pension alimentaire.
  
  — Vous aviez obtenu le divorce à votre avantage ?
  
  — Nous ne sommes pas divorcés. Je me suis séparée de lui parce que la vie en commun n’était plus tenable. C’est un homme violent, méchant et cruel… On a beau dire, une femme a sa dignité, vous comprenez.
  
  — Cela va de soi, approuva Francis. Et je devine que vous avez dû souffrir énormément.
  
  Elle soupira. Il se pencha et prononça avec une lenteur voulue :
  
  — Vous avez lutté contre vous-même pendant six ans avant d’écrire cette lettre au ministre… Quel est le fait précis, l’événement si vous préférez, qui vous a tout à coup inspiré cette décision ?
  
  — Sa cruauté révoltante. Il arrive un moment où la coupe déborde.
  
  — Oui, évidemment. Mais…
  
  — Voilà deux mois qu’il refuse de me verser ma pension alimentaire.
  
  Coplan hocha la tête d’un air compréhensif.
  
  — En effet, c’est foncièrement cruel, admit-il. Existe-t-il un document juridique par lequel cette pension…
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Elle répondit spontanément, sans donner l’impression de calculer ses mots :
  
  — C’est lui qui m’avait finalement proposé cet accord. Je ne pouvais plus le voir en peinture, j’ai accepté.
  
  — En somme, il voulait tout simplement vous éloigner pour avoir les coudées franches. Vous avez peut-être eu tort de céder. Les mésententes conjugales finissent bien souvent par s’arranger.
  
  — Je n’avais pas le choix. Si j’avais refusé de quitter la maison, je suis sûre qu’il m’aurait tuée. C’est un homme effrayant, je vous le répète. Je me suis demandé plus d’une fois s’il n’était pas fou. Quand vous le connaîtrez, vous verrez que c’est un individu capable de tout. Ses colères sont terribles. Je n’ose même pas lui rendre visite pour lui réclamer cet argent qu’il me doit. Je lui écris, je lui téléphone, il ne me répond même plus.
  
  Coplan marqua une pause. Puis, doucement :
  
  — Votre mari a quitté la France il y a environ deux mois pour se rendre en Argentine, ne le saviez-vous pas ?
  
  Elle secoua la tête.
  
  — À d’autres. Je connais la rengaine. Cette histoire d’Argentine, il en parle depuis des années. C’est encore une de ses manies, un de ses rêves de demi fou. Acheter là-bas une « estancia », comme il disait, chevaucher dans les plaines…
  
  — Eh bien, cela prouve qu’il a de la suite dans les idées. Il est en Amérique du Sud et…
  
  — C’est faux, coupa-t-elle, revêche. Du reste, je l’ai croisé ici même, à Nice, il y a quinze jours. Il portait des lunettes et il avait laissé pousser sa moustache, mais je l’ai bien reconnu, vous pensez !
  
  — Vous l’avez rencontré… par hasard ?
  
  Elle hésita une fraction de seconde.
  
  — Non, dit-elle en baissant les yeux, pas par hasard. Sa maîtresse habite un studio boulevard de Riquier. Un soir, j’ai suivi cette femme. Elle est allée rejoindre mon mari dans un petit café de la rue de la République…
  
  — Il a donc une maîtresse en titre ? insista Coplan en jouant l’étonné. Vous aviez l’air de dire tout à l’heure qu’il allait plutôt de l’une à l’autre, qu’il aimait séduire et que…
  
  — L’un n’empêche pas l’autre ! Dans tous les cas, il est avec celle-là depuis plus de sept mois. C’est en mai que je les ai rencontrés ensemble pour la première fois.
  
  — Comment s’appelle-t-elle ?
  
  — Louise Melbourg. Au 326 du boulevard de Riquier, quatrième étage.
  
  — Que fait-elle, cette femme ?
  
  — Je ne sais rien d’elle. C’est une grande blonde avec une large bouche, une fille de mauvais genre, ça se voit tout de suite. Et je le dis sans parti pris.
  
  — Et votre mari a de l’argent pour elle, mais pas pour vous ? C’est du propre… Mais je vais m’occuper d’eux.
  
  Il ramassa son paquet de Gitanes et son briquet.
  
  — Comptez sur moi pour obtenir votre argent, promit-il encore. Un service en vaut un autre. Bien entendu, dans votre intérêt comme dans le nôtre, pas un mot à quiconque sur tout ceci.
  
  — Soyez sans crainte, je ne demande qu’une chose, c’est de vivre en paix. J’ai sacrifié mes plus belles années pour un homme qui n’était pas digne de moi. Pour une femme, c’est bien triste de se dire que…
  
  — Je vous comprends, abrégea Coplan en hochant la tête.
  
  — Si vous avez d’autres questions à me poser, je suis prête à vous aider dans la mesure du possible.
  
  Elle ne semblait pas pressée de mettre fin à cet entretien. Mais Francis, en revanche, ne tenait aucunement à le prolonger. Pour le moment, il en savait assez. Il préférait garder certains points en suspens, car il voulait s’assurer des raisons valables de revoir cette femme.
  
  — Eh bien, non, dit-il d’un air détaché, je crois que j’ai assez d’éléments pour commencer mon enquête.
  
  Il appela le garçon, paya les consommations. Ils sortirent ensemble du bar. Cinquante minutes plus tard, Fondane retrouvait Coplan au bar du Ruhl, comme convenu.
  
  — Elle est rentrée directement aux Églantines, dit Fondane. Et vous, rien de spécial ?
  
  — Non, personne ne m’a pris en chasse à la sortie.
  
  — Alors ? Vos impressions ? Un coup monté ?
  
  — À première vue, non. Elle me paraît sincère. Entendons-nous bien : son acte patriotique, c’est du bidon. Elle est littéralement rongée de jalousie. Et ces jalousies qui mijotent pendant dix ou vingt ans, c’est salement corrosif. En outre, elle est furieuse de ne pas avoir touché depuis deux mois la pension alimentaire que Rochon s’est engagé à lui verser.
  
  — C’est plus qu’il n’en faut pour le dénoncer, évidemment. Mais pourquoi n’a-t-elle pas essayé de le faire chanter ?
  
  — Elle a une frousse bleue de lui. Paraît que c’est un enragé : des colères terribles, des instincts sanguinaires… Quant au délit d’espionnage, il est indéniable. J’ai ici des photos qui enverront le bonhomme au placard à une vitesse supersonique. Photos remarquables, entre nous soit dit. Les Bases Expérimentales de la Marine, à l’île du Levant. Huit instantanés avec des gros plans superbes : comme si vous y étiez !… Le reste est à l’avenant, l’affaire est tout simplement sensationnelle. Je vais rédiger une première note. Tu l’enverras au Vieux après l’avoir cryptée.
  
  On leur servit du whisky.
  
  Coplan était soucieux. Il n’arrivait pas à se représenter très clairement la réaction que Rochon avait pu avoir, à l’époque, lors de la disparition de ces photos dérobées par sa femme. Quelqu’un avait dû payer le prix de ce vol. Peut-être une des filles que Rochon fréquentait à ce moment-là ? Il y a tant de femmes qui disparaissent mystérieusement.
  
  D’après cet échantillon, on pouvait aussi se faire une idée du travail que Rochon avait dû faire au cours des cinq dernières années.
  
  — Nous avons encore une visite à faire ce soir, dit-il brusquement.
  
  — Je suis prêt, annonça Fondane en vidant son verre.
  
  Après avoir longé la mer jusqu’au port, ils prirent le quai Lunel et arrivèrent ainsi boulevard de Riquier. Dans le ciel sombre et brumeux, la lune était blafarde.
  
  — Attends-moi ici, dit Coplan.
  
  Il traversa, vérifia le numéro des maisons, s’arrêta devant un immeuble moderne, sonna. Une femme encore jeune vint ouvrir.
  
  — Je vous demande pardon, commença Francis avec son plus aimable sourire. J’ai un message à remettre à Mlle Melbourg…
  
  — Vous tombez mal, elle n’habite plus ici depuis le 30… Le nouveau locataire est déjà dans la place.
  
  — Vous pourriez peut-être me donner sa nouvelle adresse, dans ce cas ?
  
  — Vous permettez, je vais demander à ma mère… Elle revint une demi-minute plus tard.
  
  — Désolée, elle n’a pas laissé la moindre indication. Elle a simplement promis d’écrire quand elle aura de nouveau un domicile fixe. Mais d’après ce qu’elle a laissé entendre à ma mère, ça ne sera pas de sitôt. Elle doit être à Buenos Aires en ce moment.
  
  — Je vous remercie…
  
  Ayant rejoint son assistant, Coplan lui expliqua :
  
  — La poule de Rochon demeurait encore ici il y a quelques jours. Et Rochon a été vu avec elle voilà deux semaines. Je crois que nous avons un léger retard sur les événements.
  
  — Il nous faudrait une piste pour le retrouver, lui.
  
  — Nous irons faire un tour à Menton, demain matin.
  
  
  
  
  
  3
  
  
  — À Menton, le premier contact de Coplan et de Fondane avec l’inspecteur Émile Hersigny – chef de zone de la D.S.T. – manqua nettement de chaleur.
  
  Hersigny était un ancien lieutenant de gendarmerie. gé d’une cinquantaine d’années, grand et sec, le poil grisonnant, il avait deux plis amers autour de la bouche et il parlait d’une voix mordante, fort peu agréable.
  
  — Je finirai par croire que vous n’avez rien à foutre, à Paris, râla-t-il. Qu’est-ce que vous espérez trouver ? Cette affaire de Toulon, je m’en suis occupé personnellement avec un collègue de la Marine.
  
  — C’est bien pour cela que je tenais à vous rencontrer, fit remarquer Francis. Je prends la suite.
  
  — Quelle suite ? riposta l’autre. Il n’y a pas de suite, vu que le dossier a été suspendu provisoirement. C’est encore une boulette de vos bureaux, pas de doute.
  
  Il promena sur les deux « agents spéciaux envoyés par Paris, un regard teinté de rancune et presque de mépris. Pour lui, ces deux intrus n’étaient que des amateurs. Et des emmerdeurs.
  
  Coplan alluma une Gitane, souffla un nuage de fumée ; puis demanda poliment :
  
  — Qu’est-ce qui vous tracasse, mon vieux ? Vous avez peur de la concurrence ? On vous a donné un brevet d’exclusivité ou bien quoi ?
  
  L’ancien gendarme fronça ses gros sourcils poivre et sel. Coplan ajouta :
  
  — Si vous travaillez à la commission, n’ayez crainte, nous vous abandonnons d’avance les bénéfices. Nous sommes payés au mois, alors…
  
  Il fixa brusquement l’inspecteur dans les yeux et prononça, glacial :
  
  — Je vous préviens tout de suite que je n’aime pas les questions de boutique. Si mon intervention ne vous plaît pas, dites-le. Je passerai un coup de fil à Paris et vous aurez trois semaines de congé.
  
  — Enfin quoi, grommela le gendarme, un peu démonté. Vous vous amenez sans crier gare, un dimanche matin, et tout cela pour vous attaquer à un dossier en suspens. Avouez…
  
  — Nous sommes ici pour exécuter des ordres, un point c’est tout.
  
  Hersigny, maté, ouvrit sa serviette et en retira une chemise volumineuse de laquelle il extirpa une série de feuillets dactylographiés.
  
  — Voici le dernier rapport avec les conclusions, dit-il en tendant les feuillets à Coplan.
  
  — Merci, je l’ai lu. On m’en a remis une copie. Ce qui m’intéresse, c’est le dossier des enquêtes. Prêtez-le-moi, je vous le restituerai dès que je l’aurai étudié.
  
  Hersigny obtempéra. Mais Coplan n’ouvrit même pas l’énorme dossier.
  
  — D’après vos conclusions, reprit-il, Georges Rochon ne s’est pas montré à son domicile depuis deux mois et quelques jours. Partant de cette donnée concrète, quelle est votre impression ? Votre avis officieux me paraît au moins aussi important que toutes ces paperasses…
  
  Cette fois, Hersigny se sentit flatté. C’est sur un ton beaucoup moins agressif qu’il exposa son opinion :
  
  — Rochon se planque, j’en suis convaincu. Ayant raté son coup à Toulon, il a flairé le danger et il se cache. Il a d’ailleurs soigneusement préparé sa combine. Selon ses propres déclarations, il comptait séjourner quatre mois à Buenos Aires pour y faire des expertises. Car notre homme n’a pas manqué d’annoncer son départ à ses voisins et à ses fournisseurs. Il a donné congé à sa femme de ménage, il a fait suspendre son téléphone et il a liquidé la presque totalité de son compte en banque. Il a même pensé à payer ses impôts pour éviter des frais de retard. Comme vous le voyez, nous avons vérifié les choses de près.
  
  Coplan laissa tomber sa cigarette, l’écrasa sous sa semelle.
  
  — Vous avez jeté un coup d’œil du côté de ses revenus, si je comprends bien ?
  
  — Naturellement ! Nous avons pris copie de toutes ses déclarations depuis qu’il habite à Menton.
  
  — Cela se trouve ici ? insista Coplan en tapotant le dossier.
  
  — Oui, mais vous n’y trouverez rien de suspect… Je vous disais donc qu’il avait annoncé son départ en Amérique du Sud. Seulement, les gars de la police sont formels : pas de fiche d’embarquement, au nom de Rochon. Et, d’autre part, Buenos Aires confirme que Rochon n’est jamais arrivé en Argentine.
  
  Coplan opina d’un bref hochement de tête. L’ancien gendarme poursuivit :
  
  — Sans vouloir vous vexer, ceci vous explique pourquoi votre intervention ne me paraît pas souhaitable. Nous avons cuisiné la maîtresse de Rochon, une certaine Louise Melbourg, et nous avons même fait semblant de nous acharner un petit peu après elle. Puis, nous avons capitulé. Nous avons déclaré à cette espèce de putain que l’affaire était classée… Vous saisissez l’astuce ? Un de ces matins, Rochon, rassuré, va sortir de son trou. Il va se croire peinard, mais c’est là que nous l’attendons.
  
  — Vous l’avez loupé, dit Coplan avec un flegme assez féroce. Rochon se baladait à Nice, avec sa poule, il y a une quinzaine de jours.
  
  — Possible, rétorqua Hersigny, acide, mais qu’est-ce que ça prouve ? Hé, que ma tactique est bonne, pardi ! Rochon va s’enhardir. Il ne peut pas nous échapper.
  
  — Nous allons profiter de son absence pour perquisitionner.
  
  — Vous n’avez…
  
  — Minute ! trancha Coplan, péremptoire. J’ai eu soin d’amener toutes les autorisations indispensables. Nous allons d’ailleurs demander le concours de la police. J’ai pour principe d’opérer toujours dans la légalité la plus stricte.
  
  Fondane, qui se marrait en douce, ponctua.
  
  — Le règlement, c’est le règlement.
  
  Georges Rochon, en vue de son grand voyage aux Amériques, avait fait renouveler vers la fin du mois d’août sa carte d’identité. On possédait ainsi une petite photo assez récente du personnage. Elle représentait un homme de cinquante ans, très vert encore et très énergique avec un long visage un peu chevalin, une forte mâchoire, des lèvres minces, des yeux dominateurs très enfoncés dans les orbites. Ses cheveux drus, coiffés en brosse, soulignaient la dureté de sa figure. Les traits puissamment burinés, avaient quelque chose de ricanant.
  
  Même pour cette modeste photo d’identité, Rochon n’avait pu se défendre de son expression hautaine et orgueilleuse. Un individu coriace, de toute évidence. Légèrement sadique aussi, et peut-être déséquilibré à ses heures…
  
  Hersigny s’informa d’un air impatient :
  
  — À quelle heure comptez-vous visiter la maison de Rochon ?
  
  — D’ici une bonne heure, dit Coplan en consultant sa montre. Le commissaire a promis de m’envoyer quelqu’un vers onze heures. En attendant, je vais m’amuser avec votre dossier…
  
  *
  
  * *
  
  Le commissaire adjoint s’appelait Napoléon Torsoni. C’était un petit homme râblé, au teint brun, aux gestes impérieux. Corse jusqu’au bout des ongles.
  
  Il arriva à onze heures moins dix. À la demande de Coplan, il prit la direction des opérations. Les quatre hommes montèrent dans une 403 qui fila aussitôt par la route de Castellar. Coplan et Fondane avaient pris place à l’arrière.
  
  Lorsque la Peugeot s’arrêta, Coplan se sentit à la fois étonné et déçu. Il s’était imaginé une de ces luxueuses résidences d’hiver que construisaient jadis les princes et les multimillionnaires qui venaient réchauffer leurs rhumatismes à Menton, du temps que les congés payés n’existaient pas encore… En fait, la maison de Georges Rochon n’était qu’une villa sans style, édifiée à flanc de coteau, dans un sentier tortueux qui finissait sur un terrain vague. Il n’y avait qu’un étage. Un balcon étriqué ornait la façade principale. Entre le sentier et la maison, un jardinet miteux. Il y avait un grand jardin étagé, derrière, mais qui n’avait plus été entretenu depuis belle lurette. Des volets de bois obturaient les fenêtres.
  
  Le commissaire, malgré son attirail de serrurier, mit près de vingt minutes à forcer les serrures de la grille et de la porte principale.
  
  À l’intérieur, le décor était banal et bourgeois. Salon, salle à manger, cuisine. Trois chambres à l’étage, dont une transformée en bureau-bibliothèque. La seule note personnelle, c’était la profusion de gravures orientales. Les murs de la bibliothèque étaient surchargés de photos – de très beaux agrandissements – qui représentaient toutes sortes de vases, statuettes, brûle-parfums, et autres objets chinois.
  
  Du haut en bas, tout était rangé dans un ordre parfait. Les meubles du salon avaient été recouverts de housses en toile blanche. Rien ne traînait : pas un verre, pas un papier, pas une fleur oubliée dans un vase. Les cendriers étaient propres.
  
  Au sous-sol, rien de particulier non plus. Trois caves cimentées. La première, aménagée en laboratoire photographique ; la seconde, destinée aux provisions (comme le montraient les caveaux à vin où subsistaient une demi-douzaine de bouteilles cachetées). La troisième, utilisée comme débarras : caisses vides, réserve de bois pour les hivers trop rudes, vieille armoire à moitié démantelée…
  
  Après ce premier tour d’inspection, le commissaire demanda à l’inspecteur Hersigny :
  
  — En somme, que cherchez-vous ?
  
  — Des renseignements, des indices…
  
  — C’est l’affaire de Toulon qui repart ?
  
  Hé, oui ! Paris en a décidé ainsi.
  
  — Vous persistez à croire que Rochon n’est pas parti en Amérique du Sud ?
  
  — À pied ? fit l’inspecteur, condescendant. La centrale n’a reçu aucune fiche d’embarquement, alors ?
  
  — Alors ? riposta le flic. Ben, vous m’étonnez ! Si Rochon a pris un car touristique jusqu’à Vintimille ? Et, de là, le train pour Milan. Toutes les routes lui étaient ouvertes, absolument toutes. Et sans ; fiche d’embarquement, pardi !…
  
  Hersigny, se tournant vers Coplan, lui dit :
  
  — C’est une explication, ma foi.
  
  — Sans aucun doute, reconnut Francis, obligeant.
  
  Puis, s’adressant à Hersigny et au commissaire :
  
  — Je voudrais votre avis sur un point précis. Rochon a indiqué dans sa déclaration d’impôts, l’an dernier, près de 700 000 anciens francs de frais de maçonnerie. J’ai pointé les doubles de factures dans le dossier, tout à l’heure. Je ne distingue pas la moindre trace de ces travaux de réparation… de plus, il y a 145 000 anciens francs toujours d’appareils électriques divers pour l’installation du laboratoire de photo, installation admise comme frais professionnels. Je n’ai vu qu’un agrandisseur de type courant…
  
  — Tout le monde triche, vous savez, fit observer Torsoni en haussant les épaules.
  
  — Je vais quand même refaire un tour, décida Coplan.
  
  Mais il ne décela rien de particulier, ni à l’intérieur, ni à l’extérieur. En traversant le jardinet de devant, il alla prendre le courrier.
  
  — Rochon n’a pas fait suivre, dit-il.
  
  — Nous avons vérifié ces lettres, grommela Hersigny, la poste a des instructions… Rien à signaler dans son courrier.
  
  Ils retournèrent au salon. Coplan jeta sur le tapis la housse d’un fauteuil, prit place dans le siège, ouvrit les cinq lettres adressées à Georges Rochon. Trois émanaient de la légitime de Rochon et elles n’étaient pas aimables. Une autre lettre annonçait la mise en vente prochaine d’un très beau vase de l’époque des Ming – la photo était jointe. La dernière lettre, en provenance de Genève, rappelait à Rochon qu’on attendait son procès-verbal d’expertise, en double exemplaire, pour un vase de l’époque des Soung qui lui avait été soumis à Paris, en octobre.
  
  Coplan mit les lettres dans sa poche.
  
  Nous n’apprendrons sans doute rien ici, dit-il, pensif. Je vais vous demander un autre service, commissaire… Il s’agirait de réunir les voisins immédiats. J’ai vu en arrivant qu’il y avait trois autres villas dans ce sentier. Je voudrais voir ces gens…
  
  — Un conseil de guerre ? fit le policier. Et un dimanche, encore !
  
  — Je vais vous expliquer… Vous rassemblez ces gens ici, vers cinq heures, et vous leur posez quelques questions. Informations pures et simples…
  
  Coplan exposa rapidement comment il voyait cette réunion. Torsoni promit de faire le nécessaire. Après quoi, conscient de ses responsabilités, il tint à apposer lui-même les scellés sur toutes les portes extérieures.
  
  Coplan et Fondane déjeunèrent au Golfe-Bleu.
  
  — Vous avez une idée derrière la tête ? s’enquit Fondane.
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — Vous ne leur avez pas révélé que Rochon venait d’être dénoncé comme espion par sa femme. Vous préparez un effet de surprise ?
  
  — Même pas. Je cherche la clé de l’énigme tout simplement car maintenant, j’en suis sûr : il y a un véritable mystère là-dessous. Rochon a préparé bien autre chose qu’un départ en Argentine : il a préparé sa disparition définitive. On ne le retrouvera plus, voilà mon opinion.
  
  — Vous sucez cela de votre doigt ?
  
  — Je vois deux arguments en faveur de ma thèse. Primo : Rochon semble avoir coupé les ponts du côté de sa femme légitime. Il la soupçonne pourtant d’être dangereuse pour lui. Il l’avait éloignée pour avoir les coudées franches et il lui versait une pension pour qu’elle se tienne tranquille. S’il se moque désormais de cette menace, c’est qu’il a décidé de changer ses batteries, de se mettre une fois pour toutes à l’abri. Secundo, j’ai remarqué qu’il avait laissé bien en vue, parmi ses papiers, dans son bureau, la documentation qu’il avait réunie en vue de son séjour en Argentine. S’il avait eu la moindre intention de le faire, ce voyage, il aurait emporté ce dossier. Mais il l’a abandonné pour suggérer une version à laquelle la police se serait ralliée en fin de compte : un Français disparaît mystérieusement en Amérique du Sud.
  
  — Sa femme l’a vu à Nice.
  
  — Oui, c’est une faille dans mon raisonnement, je le sais. Mais Rochon portait des lunettes et une moustache. M’est avis qu’il a déjà un autre nom, un autre domicile, un autre curriculum et d’autres activités prétendument professionnelles.
  
  — Cela suppose des complicités, murmura Fondane.
  
  — Parce que tu te figures que ce type s’amuse à photographier des installations militaires pour se faire un album ?… Pour moi, l’existence d’un réseau dont Rochon fait partie est un fait acquis.
  
  Ils achevèrent leur repas en silence.
  
  Coplan envoya alors Fondane à la recherche de quelques informations annexes, tandis qu’il s’en allait, lui, faire un tour dans la vieille ville. À cinq heures, ils étaient de nouveau à la villa Rochon. Les gens que Torsoni avait réunis dans le salon étaient passablement intrigués. Il y avait trois hommes et six femmes, dont trois domestiques.
  
  — Je me suis permis de vous rassembler ici pour simplifier les choses, commença le commissaire. Je suis chargé d’une enquête au sujet de Georges Rochon, comme je vous l’ai dit… Je m’empresse de préciser que l’affaire en question n’est pas bien grave, ne vous alarmez donc pas. Comme vous le savez, M. Rochon est parti en Amérique du Sud, il y a deux mois. Certains d’entre vous me l’ont d’ailleurs déjà confirmé… Seulement, voici ce qui nous occupe : un oncle de M. Rochon est mort, à Paris, il y a quelques semaines. La succession est importante ; elle comporte notamment des biens en indivis. La signature de Georges Rochon est donc indispensable pour régler cette question d’héritage : malheureusement, nous n’avons pas l’adresse de M. Rochon à Buenos Aires. Notre ambassadeur a fait là-bas des recherches qui sont restées vaines. La police locale a bien voulu nous aider, mais elle n’a rien trouvé non plus…
  
  Torsoni promena un regard circulaire, puis :
  
  — Quelqu’un d’entre vous pourrait-il nous fournir un renseignement, une indication nous permettant de joindre Georges Rochon ? Avait-il des amis parmi vous ?
  
  Le policier menait exactement le jeu comme Coplan le lui avait demandé. Coplan et Fondane, adossés au mur au fond de la pièce, incarnaient les habituels figurants de toute opération policière. Personne ne leur prêtait la moindre attention.
  
  Il y eut des hochements de tête, des signes de dénégation, des haussements d’épaules.
  
  Torsoni s’adressa alors directement à la femme de ménage de Rochon :
  
  — Vous, madame Ernaux ?…
  
  — Je ne sais rien, monsieur le commissaire. M. Rochon ne me parlait guère. Je viens tous les matins depuis deux ans, je n’ai jamais vu que lui dans la maison.
  
  — Bon… Vous, madame Voguel ? Et votre belle-sœur ?
  
  Les deux dames, âgées d’au moins soixante-dix ans, occupaient la villa la plus proche.
  
  — Nous ne savons rien, dit la plus alerte des deux. Quelques jours avant son départ, il est venu nous offrir un petit chat blanc qu’il avait trouvé dans la remise, au bout de son jardin. C’est alors qu’il nous a annoncé son départ imminent.
  
  — Parmi ses visiteurs ?
  
  — Il sortait beaucoup, mais il ne recevait pas. J’ai cependant remarqué à plusieurs reprises une voiture étrangère arrêtée devant la villa. Une voiture noire, avec une lettre. E. Ce qui veut dire Espagne, je crois ?
  
  — Rien d’autre à signaler ?
  
  — Non, monsieur le commissaire.
  
  — Merci… Vous, monsieur Stratton ?
  
  L’Américain, un grand vieillard sec et impérieux, installé depuis deux ou trois ans dans la seconde villa de la petite allée, secoua la tête et articula :
  
  — Je ne sais rien au sujet de ce monsieur…
  
  Il parlait avec difficulté, en cherchant ses mots et en les mâchant pendant plusieurs secondes avant de le faire sortir tant bien que mal.
  
  Les autres se mirent à sourire d’un air entendu. Torsoni, un peu sec, demanda à la vieille dame Voguel :
  
  — Que se passe-t-il ? Pourquoi ces sourires ?
  
  — M. Stratton refusait ostensiblement de saluer M. Rochon. Nous faisons quelquefois un bridge avec M. et Mme Stratton, et nous sommes au courant.
  
  — C’est… c’est une individu grossière ! émit l’Américain avec une conviction farouche… Un jour, mon voiture été en panne dans la montée de Castellar. Rochon venir près de moi et rire. Et alors, me dire : « Faites comme moi ! Voiture Opel. Mécanique allemande, supe mécanique, meilleure au monde. Amérique, bon whisky, rien d’autre… »
  
  Les pommettes de l’Américain s’étaient empourprées d’indignation.
  
  — J’ai fait la guerre numéro 1 et numéro 2. dit-il, furibond. Je bien connaître mécanique allemande… Trois balles de mitrailleuse dans le stomach… Les Français qui achètent voitures allemandes, je trouve dégoûtant. Pouah…
  
  — Merci, monsieur Stratton, coupa Torsoni, peu désireux d’écouter les souvenirs militaires de l’Américain. Et vous, monsieur de Rochemaille ?
  
  L’ancien diplomate, un petit obèse tiré à quatre épingles, le visage rose, l’œil pétillant se lança dans un discours de salonnard professionnel :
  
  — Sans être ce qui s’appelle un homme sympathique, notre honorable voisin n’était pas un rustre, bien loin de là ! Je me souviens de certaines conversations ayant trait aux objets d’art, et à propos des Ming, des Tchéou, pour ne citer que ces deux époques connues, qui montraient la compétence indiscutable de Rochon en ces matières. Du point de vue psychologique, c’était une personnalité, un homme aux avis tranchés, un caractère tout d’une pièce… Nous ne nous fréquentions pas, je m’empresse de le dire. Néanmoins, il nous arrivait d’échanger quelques propos de bon voisinage et, ma foi, Rochon me donnait l’impression d’avoir une grande vivacité intellectuelle, un esprit de synthèse assez remarquable, des conceptions…
  
  — Je vous remercie, monsieur de Rochemaille, trancha le policier.
  
  Les autres personnes n’avaient rien de positif à dire, elles non plus. Le chauffeur de l’Américain estimait que Rochon conduisait comme un sabot ; la bonne du diplomate avait rencontré Rochon à Villefranche, en compagnie d’une drôle de secrétaire. Des ragots sans utilité.
  
  Torsoni demanda alors :
  
  — La femme de Georges Rochon venait-elle parfois lui rendre visite ?
  
  La stupeur fut générale. Personne ne savait qu’il était marié. Tout s’expliqua quand on sut que Rochon était le plus ancien propriétaire de l’allée ; les autres villas avaient été bâties après le départ de Germaine Rochon.
  
  La séance fut levée.
  
  — Zéro, conclut l’inspecteur de la D.S.T. Rochon, mine de rien, était un personnage discret et, dans un sens, assez mystérieux. À part le visiteur espagnol, nous n’avons rien appris. Ses idées pro allemandes, le dossier en parle.
  
  Torsoni haussa les épaules et marmonna :
  
  — Ce vieil Amerloque est un con ! Je le connais bien, vu que je m’occupe du contrôle des résidents étrangers ; pour lui, le monde s’est arrêté de tourner le jour où les Fritz lui ont balancé trois pruneaux dans le buffet… Mais vous seriez étonnés si vous saviez ce que chaque morceau de plomb lui rapporte comme pension d’invalide de guerre ! À ce taux-là, je suis preneur pour une douzaine. Et je m’en vais finir mes jours à Eden-Roc, avec les starlettes de cinéma…
  
  Sur ces fortes paroles, il fit sortir ses collègues et, une fois de plus, posa les scellés.
  
  Il faisait presque nuit déjà. En remontant dans la 403, Coplan demanda au commissaire de le débarquer au croisement du boulevard de Garavan.
  
  La voiture démarra.
  
  — Rendez-vous au bar du Balmoral, dit Coplan à mi-voix à Fondane. Dans une heure au plus tard.
  
  — Entendu.
  
  Cinq minutes plus tard, Coplan, ayant mis pied à terre, s’éloignait seul vers les rues pittoresques de la vieille ville.
  
  Francesco Mazzini demeurait dans une des ruelles couvertes qui descendent du côté de la mer. C’était un énorme gaillard d’une bonne quarantaine d’années, aux mains d’étrangleur, au visage rude et rougeaud, à la tignasse noire.
  
  — C’est bien vous le maçon ? s’enquit Francis d’un air engageant.
  
  — Oui, pourquoi ?
  
  — Je suis venu tout à l’heure, mais vous n’étiez pas là… Vous avez quelques minutes ?
  
  — Oui… Entrez…
  
  Les deux pièces basses étaient d’une propreté plus que douteuse. Il y régnait, de plus, un désordre très méridional. Des vêtements de travail pendaient à un clou fiché dans le mur. Sur la table, une bouteille de chianti.
  
  — Faut m’excuser, marmonna le maçon qui avait surpris le coup d’œil du visiteur. Je suis célibataire… Qu’est-ce qu’il y a pour votre Service ?
  
  Je suis un ami de Georges Rochon. Vous avez travaillé pour lui, je crois ?
  
  — Oui, mais ça date de quelques années déjà.
  
  Une ampoule poussiéreuse versait une clarté blafarde dans le taudis. Mais Coplan s’était placé de manière à avoir une vision suffisamment nette des traits de l’ouvrier. Le nom de Rochon avait provoqué une imperceptible tension dans le regard du type.
  
  Coplan expliqua :
  
  — Rochon est parti en Amérique, mais il m’a chargé de vendre sa maison si je trouvais une offre intéressante… Il m’a remis tout un dossier à ce sujet. Les travaux que vous avez faits à la villa, l’an dernier, c’était quoi, au juste ?
  
  — Des réparations. Un peu de tout, quoi ! Le garage, le sous-sol…
  
  — Pour 7 000 nouveaux francs, ça compte. Et ça devrait se voir, il me semble… Vous ne pourriez pas me fournir quelques détails ? L’acheteur éventuel va me poser des questions.
  
  — Eh bien, je viens de vous le dire. Le garage à remaçonner, le sous-sol à retaper, sans compter des tas de bricoles.
  
  — Oui, ça monte vite, évidemment. La maison est presque neuve, pourtant. Elle a été bâtie en 34-35, par là.
  
  — Moi, j’ai fait ce que le client m’a demandé… Quand est-ce qu’il rentre, Rochon ?
  
  — Pas avant plusieurs mois.
  
  — C’est ce qui s’appelle voyager…
  
  Coplan prit congé. Ce Mazzini était un piètre comédien. Il avait pourtant fait de son mieux, mais l’œil perspicace de Coplan ne s’y était pas trompé. Le maçon n’était pas tout à fait droit dans ses bottes ; cette histoire était loin d’être claire. Qu’avaient-ils fricoté, Rochon et lui ?
  
  Vers huit heures, après un dîner assez rapidement expédié, Coplan dit à Fondane :
  
  — Je crois que je vais retourner là-haut, chez Rochon. Si ça te plaît, allons-y ensemble. Si tu préfères passer ton dimanche soir au ciné ou ailleurs, libre à toi.
  
  — Visite privée ? ironisa Fondane. N’oubliez pas qu’il y a les scellés.
  
  — M’en fous… Je n’ai d’ailleurs aucun objectif précis…
  
  — Flâner n’est pas votre genre, expliquez-moi plutôt votre idée. De toute façon, je vous accompagne.
  
  Coplan eut un sourire.
  
  — Nous avons fait pas mal de remue-ménage pour attirer l’attention sur notre enquête, non ? Or il y a des poissons qui ne bougent que quand on agite l’eau.
  
  — Nous n’avons pas affaire à des poissons.
  
  — Très juste. Mais il y a un autre adage dont la vérité profonde m’a toujours frappé : « On ne saurait manier du beurre sans se graisser les doigts. »
  
  — Si vous aimez ce jeu, grimaça Fondane, je vous en dirai tout au long de la nuit, des proverbes.
  
  — Allons-y quand même. Ce Rochon et sa villa m’intéressent de plus en plus.
  
  Ils quittèrent le restaurant, remontèrent un bout de la rue Guyau et s’engagèrent dans le boulevard du Val-de-Menton.
  
  Ils bifurquèrent bien avant d’atteindre le sentier escarpé où se dressait la villa. Ensuite, opérant un mouvement circulaire, ils s’arrangèrent pour revenir dans l’allée par l’autre extrémité. Les dames Voguel jouaient probablement au bridge ; il y avait de la lumière chez elles.
  
  À tâtons, ils se mirent à chercher le meilleur chemin pour rejoindre le jardin situé derrière la maison de Rochon.
  
  Ils allaient et venaient le long des murets de pierre, foulant silencieusement la terre rocailleuse.
  
  — Par ici, chuchota soudain Fondane.
  
  Il se faufila entre deux buissons, sauta vers un palier inférieur, contourna un massif de palmiers nains et arriva contre la remise de planches destinée au rangement des outils de jardinage, au bout de la propriété Rochon.
  
  — La porte. Ici… dit-il brusquement en se retournant vers Coplan qui le suivait à moins d’un mètre. Elle était fermée, ce matin. Et ça, j’en suis absolument sûr.
  
  — Exact, confirma Coplan qui contourna avec prudence la petite cabane collée dans l’angle de deux petits murs.
  
  Le battant de bois était ouvert d’environ trente centimètres. Ce ne pouvait pas être le vent, puisqu’il n’y avait pas de vent et qu’un loquet de bois fermait normalement cette porte.
  
  Coplan donna un coup de coude dans les côtes de Fondane.
  
  — Vise là-bas, souffla-t-il. La cave… Une visite, mon petit père…
  
  — Nom de Dieu, mâchonna Fondane, les yeux brillant dans l’obscurité.
  
  Il fallait être aux aguets pour déceler la présence d’un visiteur dans le sous-sol de la villa, car c’était à peine visible. Par intermittences, un filament de lumière traçait son reflet très bref entre les interstices du volet assujetti à la fenêtre carrée de la cave. Aux deux autres fenêtres, on ne voyait rien. Mais le premier volet latéral était moins hermétique.
  
  — On y va ? chuchota Fondane, impatient.
  
  — Nous sommes venus pour ça.
  
  
  
  
  
  4
  
  
  Pendant deux ou trois minutes encore, Coplan et Fondane, accroupis dans l’ombre massive des palmiers, observèrent en silence les reflets fugitifs qui éraflaient le volet de bois.
  
  Nul doute n’était possible. Quelqu’un se déplaçait dans les caves de la villa, et ce quelqu’un avait l’air de chercher quelque chose.
  
  L’obscurité de la nuit n’était pas tout à fait opaque. On eût dit que les étoiles, cependant invisibles dans le ciel bas, diffusaient malgré tout de vagues pâleurs luminescentes. Ce qui n’empêchait pas le décor d’être sinistre : cette maison fermée, ce jardin à l’abandon, le sentier silencieux et désert, et cette cabane dont le battant de planches s’était ouvert tout seul…
  
  Coplan regretta presque d’avoir laissé son G.P. dans sa valise à l’hôtel.
  
  — Allons-y, souffla-t-il en indiquant à son compagnon l’itinéraire à suivre.
  
  Ils rejoignirent le chemin de terre qui divisait le jardin en son milieu, sur toute sa longueur. L’herbe d’automne avait poussé là en toute liberté, ce qui facilita leur progression silencieuse.
  
  Ils arrivèrent devant le petit perron postérieur. Trois marches de ciment, une rampe de pierre. Le visiteur s’était introduit par cette voie : la porte donnant directement sur la cuisine n’avait même pas été refermée à clé. Le commissaire Torsoni avait bonne mine avec ses scellés !
  
  Le corps plié en deux, les jambes légèrement fléchies, Coplan, souple comme un félin, monta les trois marches du perron, s’arrêta tout contre la porte, tendit l’oreille. Puis, d’un mouvement sec et précis, il écarta le vantail en le soulevant légèrement pour éviter le grincement éventuel des charnières.
  
  Il n’y avait personne dans la cuisine. La porte intérieure, celle qui donnait sur le vestibule, était grande ouverte.
  
  Coplan s’avança. Il se souvenait très clairement de la disposition des pièces : l’accès de la cave se trouvait à main droite, à moins de deux mètres de la cuisine, sous la cage d’escalier.
  
  Retenant son souffle, les nerfs et les muscles bandés, il longea le vestibule. En haut de l’escalier de la cave, il fit de nouveau une halte. Il perçut alors, assez distinctement, le frôlement feutré d’un pas foulant le sol cimenté, en bas.
  
  L’expédition n’était guère engageante. Cet escalier de pierre avait l’air de s’enfoncer dans un gouffre où les ténèbres étaient aussi denses que du goudron.
  
  Un vrombissement lointain troubla soudain le silence. Un camion, un dix tonnes pour le moins, passait sur la grand-route de Menton. Le ronflement s’amplifia, fit trembler la villa jusque dans ses fondations, puis diminua et s’estompa. Mais Francis, profitant de cette aide inattendue, avait promptement descendu les marches et il se tenait maintenant à l’entrée de la première cave, le dos aplati contre le mur.
  
  Il épia le silence revenu. Les yeux mi-clos, il suivait mentalement les allées et venues du mystérieux personnage qui poursuivait ses recherches. Une pensée lui vint à l’esprit : « Et si c’était Rochon lui-même ? Rochon venant réparer un oubli ? » Le visiteur clandestin paraissait connaître la villa…
  
  Coplan songea alors à Fondane, et une ébauche de sourire atténua l’extrême tension de son visage. Un garçon épatant, ce Fondane. Le plus naturellement du monde, il entrait dans le jeu, enchaînait, se plaçait comme un joueur de football : son rôle, c’était d’assurer la couverture et le dépistage, à l’arrière. Pas besoin de lui dire quoi que ce soit : danger ou pas, il prenait sa position.
  
  Un bruit sourd fit tressaillir Francis. Le type venait de déplacer une caisse ou une malle… L’inconnu, en plein boulot, semblait trop occupé de ses affaires pour être réellement sur ses gardes.
  
  Contournant un classeur métallique remisé contre le mur de la première cave, Coplan passa dans la deuxième. Il stoppa net quand un pinceau de lumière projeta des reflets gris sur les quelques bouteilles couchées dans les caveaux à vin. Mais rien ne se produisit. L’intrus limitait décidément le champ de ses investigations à la dernière cave…
  
  Coplan, en se détachant le moins possible de la paroi rugueuse, atteignit l’embrasure sans porte, passage ouvert sur la troisième pièce du sous-sol. Il vit danser le faisceau lumineux d’une lampe torche. Et, brusquement, il reçut la tache de lumière en pleine figure.
  
  Comme toujours dans les situations critiques, Coplan se sentit instantanément transformé en mécanique. Telle une machine qui fonctionne sans devoir penser ou réfléchir, il se baissa, rentra la tête dans les épaules et se catapulta de toutes ses forces vers cette lumière braquée sur lui. Le choc fut terriblement brutal. Il y eut un gémissement, la lampe tinta en tombant sur le sol.
  
  Dans le noir absolu, Coplan lança ses deux bras pour ceinturer son adversaire qui avait chancelé. Une sueur froide lui glaça l’échine : ce type était un monstre ! Un véritable baobab de chair compacte, plus dure que de la peau d’éléphant. Voulant promptement réparer son erreur et rattraper sa fausse manœuvre, Francis essaya de se dégager, de prendre quelques centimètres de recul pour foncer en coup de bélier. Mais l’autre, doué de réflexes lui aussi, se rua comme un bloc en faisant des moulinets avec ses bras. Coplan encaissa dans le plexus une effroyable décharge de marteau-pilon qui l’envoya dinguer de côté. Reprenant son souffle, il repartit à l’assaut. Le colosse respirait comme un buffle, ce qui trahissait fâcheusement pour lui sa position. Coplan, les bras repliés, la figure protégée par une garde prudente, exécuta deux bonds en oblique, frôla son adversaire et lui balança à bout portant une série de violents crochets à l’abdomen. Le type grogna comme un gorille en furie. Coplan voulut profiter de son avantage : il frappa derechef dans ce paquet de viande. Mal lui en prit. L’hercule exécuta soudain un petit entrechat sur place, émit un « han » caractéristique et contre-attaqua. Le premier uppercut dérapa heureusement sur l’épaule de Francis, s’il avait encaissé ce marron-là sur le menton, ses trente-deux dents auraient pété hors de ses gencives. Mais le second le toucha au foie et lui coupa tout sec la respiration, le projetant violemment au tapis. Il se remit debout, automatiquement, mais resta à l’écart. Ce malabar était un boxeur professionnel, sans aucun doute. Maintenant qu’il s’était ressaisi, il sautillait comme sur un ring. Son souffle bruyant se rythmait : il attendait l’adversaire d’un pied ferme.
  
  Changeant de tactique, Coplan plia le buste, rampa le long du mur. Quand ses mains rencontrèrent une caisse, il tâta rapidement l’objet, le souleva, l’expédia à toute volée sur l’ennemi.
  
  Le colosse jura et, avec l’intention de fuir, se rua vers la cave contiguë. Il poussa un cri de douleur, s’écroula lourdement à la renverse.
  
  Coplan, servi par une ouïe exercée, mit la main sur la lampe torche, poussa le contact, braqua le faisceau de lumière vers le soufflet de forge qui haletait à deux pas de lui. L’homme, le visage ensanglanté, n’y voyait plus. Son sang ruisselait de son front.
  
  — J’ai frappé trop fort, je crois, articula Fondane qui étreignait dans ses deux mains jointes le canon de son pistolet. Au juger, ce n’est pas tellement facile.
  
  — Mazzini ! s’exclama Coplan en reconnaissant le maçon. Comme on se retrouve !… Mais qu’est-ce que VOUS foutez ici ?
  
  Le colosse se mit péniblement sur son séant, chercha son mouchoir pour étancher le sang qui continuait à couler de sa blessure. Le coup de crosse lui avait arraché, au-dessus de l’arcade gauche, un lambeau de peau qui pendait sur son épais sourcil noir.
  
  Grimaçant de douleur, et gêné par la lumière que Coplan lui braquait tout exprès dans les yeux, il grommelait de vagues imprécations en italien. Il fit mine de se lever, non sans reluquer par en dessous le revolver de Fondane.
  
  Coplan, laconique, lui intima :
  
  — Reste assis, Francesco. C’est mieux comme ça.
  
  Et, à Fondane :
  
  — S’il bouge, pas de quartier. Tu lui vides ton chargeur dans les tripes.
  
  — O.K.
  
  Coplan ramassa la caisse d’emballage qu’il avait lancée à la tête du maçon, la posa à un mètre du bonhomme – bien en dehors de la trajectoire du revolver de Fondane. Puis, ayant allumé une cigarette, il s’assit sur la caisse.
  
  — Nous allons bavarder bien gentiment, toi et moi, Francesco… Sache, pour commencer, que ma décision était déjà prise : je comptais m’occuper de toi très sérieusement. Des malins comme Rochon, j’en ai rencontré plus d’un au cours de ma carrière. Je suis une espèce de flic, si ça peut te fixer les idées… Cette villa est truquée, j’en suis sûr. D’autant plus sûr que ce n’est pas la première du genre que je visite. Qu’en penses-tu ?
  
  — C’est vous qui m’avez donné l’idée de venir faire un tour dans la bicoque, si vous voulez le savoir, maugréa le maçon. Comme Rochon ne rentre pas avant plusieurs mois, je me suis dit que c’était l’occasion de piquer une ou deux choses sans courir trop de risques.
  
  — Quelles choses ?
  
  — Il y a toujours des trucs qui valent le déplacement, dans une maison dont les propriétaires sont en voyage.
  
  — Ah oui ? fit Coplan, goguenard. Un simple cambriolage, en somme ?
  
  Il secoua la tête.
  
  — Non, Mazzini, non. Ça ne te servira à rien de me raconter des fariboles. Alors ?
  
  Il y eut un silence.
  
  Assis sur la caisse, Coplan fumait d’un air flegmatique. De sa main gauche, il braquait la lampe torche dont le rond lumineux, sur la face de Mazzini, constituait la seule tache de clarté. Fondane, appuyé contre l’embrasure, pointait son revolver sur le maçon. La scène était assez curieuse, dans le sous-sol noyé d’ombre épaisse.
  
  Coplan reprit :
  
  — Je me suis peut-être mal fait comprendre, Francesco… C’est un marché que je te propose. Ou bien tu dis ce que je veux savoir au sujet des travaux que tu as faits ici, ou bien tu iras moisir un bout de temps en prison. Cambriolage nocturne, violation des scellés apposés par la police, ça nous donne un prétexte parfaitement valable pour te coffrer. Si tu parles, je passe l’éponge et tu rentres chez toi. Note que je trouverai de toute façon : nous avons des spécialistes qui ne font que ça, sonder des murs, chercher des cachettes. Mais tu peux me faire gagner du temps.
  
  L’Italien tapotait doucement avec son mouchoir roulé en boule la plaie de son front. Sa mimique montrait qu’il pesait le pour et le contre. Ce grand balourd n’avait vraiment aucun talent pour la dissimulation ; on lisait ses pensées sur sa figure comme sur un écran. Il se sentait coincé, et on voyait qu’il se creusait la cervelle pour trouver une échappatoire. Mais ses rouages intellectuels étaient un peu lourds pour réfuter les arguments de Francis.
  
  — Vous passerez l’éponge ? grommela-t-il en essayant de déchiffrer dans l’obscurité la physionomie de Coplan.
  
  — Parole.
  
  — Eh bien, oui, j’ai maçonné une quatrième cave pour Rochon. Un petit cagibi de deux mètres sur deux. Rochon voulait une chambre secrète pour y planquer ses trucs chinois… Paraît que ces vases et ces potiches qu’on lui donnait à étudier valaient parfois des millions.
  
  — C’est bien ce que je pensais, approuva Coplan.
  
  Et où se trouve-t-il, ce cagibi ? Comment y accède-t-on ?
  
  — La cave secrète est dans le prolongement de celle-ci, sur la droite. Quant au système pour y entrer, je ne le connais pas. Rochon est un drôle de finaud, allez ! J’ai pu faire le gros œuvre, mais Rochon s’est démerdé pour terminer le travail tout seul. Il m’a dit qu’il avait changé d’avis… Il ne tenait pas à ce que je sache.
  
  — Naturellement, opina Francis, pensif.
  
  — Je m’étais dit que ce serait facile à dénicher, mais va te faire foutre ! Je fouinais depuis plus d’une heure quand vous m’êtes tombé sur le dos.
  
  Coplan se baissa et palpa rapidement les poches de Mazzini. Le maçon n’avait ni revolver ni couteau.
  
  — Faudra patienter un peu, Francesco, le prévint-il. Et comme nous allons rester seuls un moment tous les deux, je prends mes précautions…
  
  Il extirpa de sa poche les trois ou quatre lacets qui ne le quittaient jamais. Le colosse protesta :
  
  — Vous aviez promis que…
  
  — Oui, mais pas tout de suite ! coupa Francis qui se tourna vers Fondane pour lui confier la lampe torche.
  
  Les chevilles et les poignets de Mazzini furent solidement ligotés. Coplan s’approcha alors de Fondane et lui dit :
  
  — Dans la mesure du possible, nous allons essayer de battre le fer tant qu’il est chaud. Tu vas faire un saut jusqu’au commissariat. Fais tout ce que tu peux pour joindre Torsoni et l’inspecteur Hersigny. Dis-leur qu’il y a du nouveau dans l’affaire Rochon, ça les stimulera peut-être. Demande qu’on alerte un ou deux techniciens.
  
  — Un dimanche soir ! grimaça Fondane, sceptique.
  
  — On verra bien. Il y a tout de même une permanence, j’imagine… Si ça ne marche pas, nous changerons nos plans. Demande aussi qu’on fasse rebrancher le téléphone.
  
  — D’ac ! Vous prenez le flingue et la lampe ?
  
  — La lampe suffira.
  
  — Vous êtes têtu comme une mule.
  
  Coplan se mit à rire. En principe, il désapprouvait cette manie de trimbaler partout et toujours une arme à feu. Et pourtant, ces mœurs de flingueur avaient quelquefois du bon.
  
  Fondane passa dans la seconde cave. Puis, un peu habitué à l’obscurité, il traversa le petit labo photographique, arriva sans encombre à l’escalier de pierre.
  
  Coplan, de son côté, entamait une brève exploration du sous-sol. Il trouva sans trop de peine le compteur électrique fixé dans la première cave, fit de la lumière.
  
  À ce moment précis, deux détonations sèches le firent sursauter.
  
  
  
  
  
  5
  
  
  Les deux coups de feu avaient été tirés au rez-de-chaussée. Un silence étrangement lourd et menaçant leur succéda.
  
  Coplan, qui avait encore la main sur l’interrupteur de la petite cave-laboratoire, tourna d’instinct le bouton et, dans l’obscurité revenue, se faufila vers l’escalier, attendit en se plaquant contre le mur.
  
  Une ou deux minutes s’écoulèrent. Puis la voix de Fondane s’éleva dans le noir :
  
  — Drôle de traquenard, cette boutique. J’ai failli me faire avoir… Vous m’entendez, Coplan ?
  
  — Oui. Que s’est-il passé. C’est toi qui as tiré ?
  
  — Non, justement !
  
  Coplan retourna sur ses pas, alluma derechef dans le petit labo, découvrit ensuite le commutateur de la cage d’escalier de la cave, l’actionna d’un coup de pouce. La robuste silhouette de Fondane se découpa en haut de la dernière marche, dans le vestibule du rez-de-chaussée. Il tenait son pistolet dans son poing droit.
  
  — Le salaud montait la garde près de la porte de la cuisine, maugréa-t-il. Il aurait pu me cueillir comme une rose, mais je crois qu’il a eu la frousse. Il a lâché ses deux pruneaux en se guidant sur le bruit de mes pas. Heureusement que j’avais remarqué le petit courant d’air venant du jardin. Or, je savais que j’avais refermé la porte derrière moi.
  
  Coplan monta lentement les marches de l’escalier de pierre.
  
  — Prends mon passe, dit-il en tendant la clé spéciale à Fondane. Vois si tu peux sortir par-devant. Et fais gaffe.
  
  Ils se séparèrent dans le couloir. Pendant que Fondane tripotait la porte principale, Coplan procédait à une prudente inspection du salon, de la salle à manger, puis de la cuisine. L’inconnu qui avait tiré avait pris la fuite par le jardin. Il devait être loin maintenant.
  
  Coplan donna un tour de clé.
  
  Il redescendit ensuite près de Francesco Mazzini, fit les grands éclairages dans les trois caves.
  
  Le maçon affichait un air inquiet et intrigué.
  
  — Qui a tiré ? demanda-t-il.
  
  — Vous êtes bien placé pour le savoir, non ? railla Coplan. Et j’espère que vous allez me le dire sans tarder.
  
  — Vous croyez que… que c’est un…
  
  — Inutile de bafouiller, Francesco, abrégea Francis. Tu avais posté un copain là-haut, pour monter la garde. Qui est-ce ?
  
  — Mais pas du tout ! Je suis venu seul. Par la Madona, que je crève si je dis un mensonge.
  
  Il était sincère, son expression le montrait. Il ajouta, bougonnant entre ses dents :
  
  — Si j’avais eu un copain, je ne me serais pas laissé surprendre. Il m’aurait prévenu.
  
  — Nous reviendrons sur cette question, dit Coplan en ramassant un bout de bois sur la pile entassée dans un coin de la pièce.
  
  Armé de cette espèce de gourdin, il se mit à taper des coups secs contre la muraille du fond. Le son était le même partout, sans creux ni différences de ton.
  
  Il se tourna vers Mazzini.
  
  — Et tu prétends que la cave invisible se trouve dans l’axe de celle-ci, Francesco ?
  
  — Oui, sur la droite. Faut compter deux mètres… Mais Rochon pense à tout ; il a exigé que je laisse un pan de terre tout le long de ce mur.
  
  — Dans ce cas, il doit y avoir un passage ailleurs, c’est forcé.
  
  — Pardi ! Seulement, je ne l’ai pas trouvé.
  
  Coplan lança son bout de bois sur la pile, revint s’asseoir sur la caisse, près du maçon.
  
  — Tu connais bien Rochon ? s’enquit-il.
  
  — Non. Je l’ai peut-être revu deux ou trois fois en cinq ans. Mais il a été chic pour moi, ça je dois le dire. J’arrivais de mon pays, car je suis de Bologne, et il a été mon premier client.
  
  — Précisément… Pourquoi a-t-il accepté des factures pour un travail aussi confidentiel ?
  
  — J’étais obligé. Pour avoir mon permis de séjour, je devais prouver mes ressources.
  
  Coplan opina en silence. Il avait d’autres questions à poser, mais, selon sa tactique habituelle, il préférait les tenir en réserve. Une fois qu’on aurait découvert le mécanisme de la chambre secrète, bien des choses s’expliqueraient d’elles-mêmes. Rochon avait certainement conservé des documents, des archives. À la lumière des renseignements qu’on posséderait ainsi, la conversation avec Mazzini deviendrait beaucoup plus instructive.
  
  Il fallait attendre les nouvelles de Fondane.
  
  Coplan décida d’explorer une fois encore la maison de haut en bas. Cette visite l’occupa, mais ne lui apporta rien.
  
  À onze heures moins quelques minutes, deux voitures stoppèrent devant la villa. Hersigny et le commissaire adjoint entrèrent les premiers, suivis de peu par Fondane que deux techniciens de la police accompagnaient. Ils étaient en civil, endimanchés. Le plus âgé des deux avait la corpulence impressionnante d’un garde du corps.
  
  — Louis Pariot se présenta-t-il à Coplan en déposant une lourde valise.
  
  — Pierre Moreau, dit Francis. Désolé de vous déranger un dimanche soir.
  
  — Pas de mal, dit le technicien, jovial. Nous sommes là pour ça.
  
  Le plus jeune se présenta à son tour :
  
  — Jean Vitray… J’ai fait vinaigre quand on m’a téléphoné du commissariat, mais j’étais en famille. Votre collègue nous a un peu expliqué… Il s’agit d’une cave secrète ?
  
  — Oui. Venez, je vais vous montrer…
  
  Les deux ingénieurs de la police connaissaient leur boulot. Après avoir écouté en silence les brefs commentaires de Coplan, ils allèrent chercher leur valise, l’amenèrent à pied d’œuvre et commencèrent à monter leurs appareils de détection.
  
  — Allons-y, dit Pariot en coiffant son casque d’écoute. Tu prends par là, je fais ce côté-ci.
  
  Le vibreur mobile dans une main, un compteur dans l’autre, les piles suspendues à l’épaule, ils auscultèrent le mur du fond, centimètre par centimètre, exactement comme un toubib ausculte un malade au stéthoscope.
  
  Hersigny, le commissaire et Fondane émigrèrent au rez-de-chaussée, avec l’espoir de découvrir la trace du mystérieux guetteur qui avait tiré de la cuisine.
  
  Pariot et Vitray sondèrent la troisième cave de bout en bout, sans résultat. Ce qui ne parut pas les troubler le moins du monde.
  
  — Voyons l’atelier de photo, murmura Pariot. Pour obtenir le maximum de sécurité, le gars a sans doute amorcé son passage le plus loin possible, et c’est logique. En gros, ça donnerait ceci…
  
  Il prit une craie blanche dans la valise, traça sur le mur cimenté un croquis topographique des lieux : escalier, labo, cave à provisions, dernière cave.
  
  — En calculant deux mètres sur deux, dans l’angle ici, on a trois solutions : ici, ici ou ici.
  
  Il traça trois croix.
  
  Ils s’attaquèrent aux murs de l’atelier de photo. Et, presque tout de suite, Vitray annonça :
  
  — C’est ici… Le passage doit se trouver juste derrière ce classeur métallique, le creux est régulier.
  
  À deux, ils déplacèrent le meuble de métal. Pariot, en suivant les oscillations du compteur, délimita très exactement l’embrasure d’une porte qu’on ne voyait pas mais qui existait cependant.
  
  En effet, le trait de craie suivait un faux joint de ciment, camouflage extrêmement habile.
  
  — Reste à savoir comment cela s’ouvre, marmonna Pariot en ôtant son casque.
  
  Pendant un quart d’heure, les deux spécialistes vérifièrent l’installation électrique du sous-sol, et du labo en particulier.
  
  Vitray suggéra :
  
  — Le moteur doit être logé dans la muraille. Un pivot et une coulisse à portée réduite.
  
  Ils furent obligés de sonder à nouveau. Finalement, ils découvrirent le moteur électrique, installé dans un des caveaux à vin, derrière un panneau de plâtre et de cendrée.
  
  — On le met en route ? demanda Vitray.
  
  — C’est risqué, dit Pariot avec une grimace peu engageante. Si tout le bazar explose, ça va peut-être nous couper l’herbe sous le pied. Cherchons ailleurs.
  
  Ils avaient l’air d’aimer leur travail. Attentifs, calmes et précis, ils manipulaient leurs instruments sans hâte inutile, mais sans mauvaise humeur. Ils n’en voulaient à personne d’avoir perdu leur soirée dominicale. Mazzini, toujours assis parmi les caisses, pieds et poings liés, suivait les opérations d’un œil légèrement soucieux, mais avec un intérêt visible.
  
  — Hé, ça y est ! s’exclama soudain Pariot. Ceci, c’est le contact de la lumière rouge pour la chambre noire. Ceci, c’est le jus pour l’agrandisseur. Ceci, c’est la lumière normale. Cette manette n’a aucune fonction apparente…
  
  — Oui, ça doit être ça, confirma Vitray. Vous risquez le paquet ?
  
  — Évidemment, évacuez le sous-sol…
  
  Mazzini fut remis debout et conduit au rez-de-chaussée, puis dans le jardin de derrière. Coplan, Fondane, Torsoni et Hersigny sortirent également de la villa. Pendant ce temps, Vitray avait ouvert des fenêtres et des portes.
  
  — Parés ! cria-t-il à son collègue.
  
  — Dans soixante secondes, répondit Pariot, qui se coiffa d’un énorme casque de cuir bouilli.
  
  Dans le jardin sombre et silencieux, le groupe se tut instinctivement. On pouvait prévoir le pire. Plus d’un technicien de la police avait été tué dans les mêmes circonstances, soit par un dispositif à détonation, soit par un piège électrique protégeant une chambre secrète.
  
  Vitray, les yeux fixés sur le cadran lumineux de sa montre-bracelet, comptait les secondes.
  
  —… Cinquante-deux, cinquante-trois, cinquante-quatre…
  
  Il leva les yeux. La tension culmina et se maintint quelques secondes encore, dramatique.
  
  Pariot, tel un géant avec une tête monstrueuse, apparut tout à coup sur le perron.
  
  — Pouvez venir ! jeta-t-il. La voie est libre…
  
  Ils s’avancèrent tous vers la maison. Coplan resta près de Francesco Mazzini, histoire de surveiller sa réaction. En fait, le maçon paraissait en proie à une intense curiosité. Ses traits rudes trahissaient beaucoup moins l’angoisse ou l’inquiétude.
  
  Coplan le mena vers la cave. La cloison latérale du labo avait pivoté d’une trentaine de centimètres, tout juste pour livrer le passage vers un couloir étroit et bas, étayé par des briques brutes.
  
  — Ce n’est pas moi qui ai fait ça, grogna le maçon. Ce n’est même pas jointoyé, regardez.
  
  Ils débouchèrent dans la pièce dissimulée où les autres les avaient précédés. Ce n’était guère qu’un caveau carré, avec une voûte légèrement arrondie en guise de plafond.
  
  — Et ceci ? questionna Coplan.
  
  — Oui, dit Mazzini, c’est moi qui ai cimenté les quatre murs et le plafond. Mais pas ce truc-là.
  
  Un rehaut de quarante centimètres d’épaisseur longeait tout le mur du fond, comme un contrefort.
  
  Coplan se tourna vers Fondane.
  
  — Emmène-le là-haut, dit-il en désignant Mazzini d’un hochement de tête.
  
  Fondane comprit que la présence du maçon n’était plus désirable. Inutile d’ébruiter l’inventaire qui allait avoir lieu…
  
  Mazzini, avant de sortir, frotta le dos de ses mains entravées contre l’amorce du passage souterrain.
  
  — Travail d’amateur, grommela-t-il, dédaigneux.
  
  Hersigny et le commissaire donnaient des signes de vive excitation. Fébriles comme des gamins au matin de Noël, ils voulaient tout voir, tout toucher. Il y avait là des choses bien intéressantes, par le fait. Une caisse avec deux mitrailleuses démontées et graissées ; une caisse avec quatre fusils Oyiedo ; un coffret rempli de crayons explosifs ; une valise d’acier contenant un émetteur-récepteur ; un magnétophone ; tout un matériel de photo ; une petite malle bourrée d’instruments tels que jumelles allemandes, briquet flash, seringues, sachets étanches, etc.
  
  Hersigny s’esclaffa.
  
  — Vingt dieux de Bon Dieu, la panoplie complète du parfait espion ! C’est le plus chouette coup de toute ma carrière.
  
  Coplan haussa les épaules. Il était déçu.
  
  — Et ça nous mène où, inspecteur ? questionna-t-il en regardant Hersigny. Pas un document, pas une liste, pas un code, rien. Un musée, quoi !…
  
  Pariot et Vitray allaient et venaient d’une cave à l’autre, échangeant des considérations techniques, vérifiant des connexions, soulignant un détail qui les captivait. Pour eux, c’était l’aspect purement technique du dispositif secret qui comptait.
  
  Pariot se coiffa derechef de son casque d’écoute et commença à sonder le réduit.
  
  Un juron d’étonnement lui jaillit soudain de la bouche :
  
  — C’est dégoûtant, ce machin-là !… Je suis en train d’en mettre plein mon beau costard… Ma parole, c’est tout frais. Ce n’est même pas sec !
  
  De la pointe de son soulier, il tapa dans le ciment qui constituait une sorte d’estrade le long de la paroi du fond. Puis il montra aux autres les débris de ciment restés accrochés au bout de sa godasse.
  
  Coplan s’approcha rapidement du coffrage, raya le revêtement avec l’ongle de son pouce. Un sillon creusait la matière encore à moitié molle.
  
  — Je pense que nous avons mis dans le mille, dit-il, les yeux étincelants. Rochon a poussé la prudence jusqu’à sceller ses archives secrètes dans ce coffre de ciment.
  
  — Nous allons voir ça tout de suite, promit Pariot.
  
  — Je vais chercher le matériel, enchaîna Vitray.
  
  Ils se mirent à l’ouvrage avec zèle. Agenouillés à même le sol, ils commencèrent à tailler dans la masse de ciment au moyen d’un ciseau à froid et d’un marteau. Mais comme la matière n’avait pas eu le temps de durcir, dans ce réduit non ventilé, ils furent obligés de décaper progressivement par morceaux, le bloc compact.
  
  Coplan alluma une cigarette. Une double ride minuscule lui barrait le front, juste entre les yeux. Ce coup-ci, il était en état d’alerte. Il sentait que le mystère Rochon allait faire un grand pas en avant.
  
  Hersigny, enjoué, lui tapota l’épaule.
  
  — Vous vous rendez compte ! Un expert en antiquités chinoises !… Je suis curieux de voir la tête du gars quand on lui mettra tout ça sous le nez.
  
  — Moi, murmura Francis, je suis surtout curieux de voir les tenants et les aboutissants de ce petit trafic…
  
  — C’est dans le sac, en tout cas ! ponctua Hersigny.
  
  Coplan se sentait nettement moins affirmatif. Rochon avait fait le maximum pour couvrir sa fuite, mais pourquoi avait-il songé à fuir ? Et quelle nouvelle combine avait-il bien pu échafauder ? Une chose paraissait évidente : il avait laissé un observateur dans les parages de sa maison. L’inconnu qui avait failli abattre Fondane avait une mission facile à comprendre : signaler les événements insolites dont la villa serait le théâtre.
  
  « Ou alors, pensa Coplan en poussant son raisonnement, c’est le contraire de ce que nous avons imaginé. Rochon, après l’affaire de Toulon, s’est trouvé devant une menace que nous ignorons. Une menace qui lui a fait perdre les pédales et l’a contraint à précipiter sa fuite… Un homme de cette envergure ne commettrait pas, de sang-froid, les maladresses flagrantes qui m’ont amené ici. »
  
  Pariot et Vitray, le front en sueur, travaillaient avec acharnement. Plus ils entamaient le coffrage, plus le ciment était mou. La matière collante engluait leur outil, poissait leurs mains, ce qui rendait la besogne plus lente et plus pénible.
  
  Tout à coup, Vitray émit un grognement sourd et redressa violemment le buste. Coplan, croyant que le jeune type venait de se blesser, se pencha. Il eut un brusque raidissement et fit un mouvement de recul.
  
  Le silence, dans la cave exiguë, tomba comme un suaire.
  
  — Nom de Dieu, haleta Hersigny qui n’avait sans doute pas d’autre vocabulaire.
  
  Pariot et Vitray déposèrent leurs outils. À mains nues, ils empoignèrent le ciment. En quelques gestes frénétiques, ils eurent achevé de dégager la moitié d’une tête, une longue tête osseuse dont l’oreille » les orbites et les lèvres, étaient remplies de ciment coagulé.
  
  — C’est Rochon, articula Coplan.
  
  
  
  
  
  6
  
  
  Le premier moment de stupeur passé, Torsoni dit d’une voix sépulcrale :
  
  — Ne continuez pas, laissez tout comme ça… Je suis obligé de prendre d’autres dispositions. Un crime, ça change tout.
  
  Sa figure brune était crispée. Il quêta du regard l’approbation des autres. Coplan approuva lentement :
  
  — Oui, ça change tout, évidemment. Vous devez, alerter les gens de la Brigade criminelle, je suppose ?
  
  — Oui, c’est le règlement.
  
  — Eh bien, faites-le sans tarder.
  
  Il regarda sa montre. Elle marquait minuit et demi.
  
  — Nous en avons pour un sacré bout de temps, émit-il.
  
  — Euh… ça dépend. Il y a toujours un ou deux inspecteurs qui assurent le roulement.
  
  Coplan eut une moue sceptique.
  
  — Ouais, soupira-t-il. Mais l’équipe de constat et le médecin légiste et l’ambulance, ça n’ira pas si vite que ça… Tant pis, nous attendrons. À propos, relâchez Mazzini, ça vaudra mieux. Et insistez au commissariat pour qu’on fasse le black-out absolu sur cette histoire. C’est ; très important.
  
  — Entendu…
  
  Torsoni s’éclipsa. Hersigny et les deux techniciens paraissaient vaguement désemparés. Fondane fit alors irruption sous la voûte basse du réduit. À la vue de ce visage cadavérique à peine dégagé de sa gangue de ciment, il ne put retenir un petit sifflement.
  
  — Mazette, dit-il ensuite à mi-voix, c’est un drôle de cercueil, ça…
  
  Se tournant vers Coplan, il lui demanda :
  
  — Je ne me trompe pas, c’est M. Rochon en personne ?
  
  — Oui, c’est bien lui.
  
  — Eh bien, eh bien… c’est évidemment ce qui s’appelle une surprise. Vous aviez deviné que Rochon avait préparé sa disparition définitive, mais je présume que vous n’aviez tout de même pas pensé cela ?
  
  Coplan, avec un haussement d’épaules, marmonna d’un ton méditatif :
  
  — Je suis en train de me demander si je comprends de mieux en mieux les dessous de cette histoire ou si j’y vois de moins en moins clair.
  
  Puis, après un furtif clin d’œil à Fondane, il s’approcha de l’inspecteur Hersigny.
  
  — Vous avez une seconde, inspecteur ? s’enquit-il.
  
  Il entraîna son collègue vers le passage qui reliait la petite cave à l’atelier de photographie.
  
  — Écoutez, murmura-t-il, confidentiel, j’ai l’intention de dégager le cadavre de Rochon. Je ne pense pas que cela puisse nuire à nos camarades de la Police Judiciaire ; il n’y a aucune constatation spéciale à faire sur ce sarcophage.
  
  Hersigny, embarrassé, se fourragea dans les cheveux.
  
  — C’est que ça risque de barder pour notre matricule, grommela-t-il. Ces gars de la P.J. ne sont pas toujours très commodes, vous le savez aussi bien que moi.
  
  — Je prends tout sur moi, affirma Francis. C’est une affaire d’espionnage, ne l’oubliez pas. Je voudrais être le premier à examiner ce que cache cette histoire de cave secrète et de cadavre escamoté.
  
  — Bon, accepta Hersigny un peu à contrecœur, mais sous votre entière responsabilité alors.
  
  Ils retournèrent dans la petite cave secrète. Pariot et Vitray, silencieux, se décrassaient les mains au moyen de vieux chiffons prélevés dans leur valise.
  
  — Dites donc, les gars, leur dit Coplan, nous allons dégager complètement le cadavre pour gagner un peu de temps.
  
  Les deux techniciens échangèrent un bref regard. Coplan, ayant deviné leur réticence, prit les devants :
  
  — Je sais que ce n’est pas votre boulot, et je suppose aussi que vous ne tenez pas à vous créer des histoires avec le commissaire. Par conséquent, je ne vous demande pas de nous aider. Ce que je voudrais, si cela vous est possible, c’est de me faire un schéma détaillé de l’installation du souterrain ici.
  
  — Nous allions justement nous y mettre, répondit Pariot. Nous sommes obligés de donner le plus de détails possible dans notre rapport.
  
  Coplan approuva. Puis, cordial :
  
  — Je suppose qu’on peut vous emprunter quelques outils ?
  
  — Oui, bien sûr.
  
  Coplan ôta son manteau. Fondane se débarrassa de sa gabardine. Au moment de se mettre à la besogne, Coplan eut une inspiration subite.
  
  — Au fond, dit-il en se tournant vers l’inspecteur Hersigny, est-ce que vous ne feriez pas mieux de dresser avant tout l’inventaire des armes et du matériel qui se trouvent dans ce repaire ?
  
  — Sûrement, enchaîna Hersigny, ravi de ne pas devoir collaborer à ce travail plutôt déplaisant. C’est même par-là que j’aurais dû commencer.
  
  Chacun se mit donc à la tâche.
  
  Le cadavre rigide de Georges Rochon émergea peu à peu de son linceul de pierre. Les assassins l’avaient allongé tel quel le long du mur, tout habillé et chaussé, les bras le long du corps, puis l’avaient recouvert de ciment. Le camouflage sinistre datait de quelques jours au maximum.
  
  À vrai dire, ce mort n’avait plus l’air tout à fait réel. Son visage blanchâtre faisait plutôt penser à ces gisants sculptés qui ornent les tombeaux anciens ; les fortes pommettes, les arcades sourcilières prononcées, l’ossature vigoureuse du maxillaire, tout cela, durci sous l’action du ciment, avait subitement changé d’aspect. La peau, la chair, la chevelure imprégnée d’enduit n’avaient plus rien d’humain. Le manteau brun et le complet brun à fines rayures noires avaient également perdu leur allure de choses réelles.
  
  Coplan, agenouillé contre le cadavre, se pencha au-dessus de lui pour dégager mieux le bras situé du côté du mur. Très habilement, il glissa sa main vers la poche intérieure du pardessus, puis vers celles du veston de Rochon. Il préparait cette manœuvre depuis le départ de Torsoni, et ce n’était que dans ce but qu’il avait cherché à distraire les policiers et Hersigny.
  
  Dans le portefeuille de Georges Rochon, il y avait diverses pièces d’identité au nom de Gustave Ringuet. En un tournemain, Coplan s’appropria ces documents.
  
  *
  
  * *
  
  Il n’était pas loin de quatre heures du matin quand le commissaire arriva à la villa avec l’inspecteur de la P.J. L’équipe des spécialistes chargés du constat arriva peu après, suivie d’une ambulance. Le médecin légiste, de très mauvaise humeur, se présenta bon dernier, environ vingt minutes plus tard.
  
  Coplan, avec une amabilité rare, expliqua aux policiers :
  
  — Nous avons dégagé le corps pour gagner du temps et vous faciliter la besogne.
  
  — Vous n’avez touché à rien ? bougonna le petit Torsoni.
  
  — Non, bien entendu.
  
  Fondane remonta, au rez-de-chaussée. Il chercha vainement de l’eau pour se laver les mains.
  
  — Quel bordel, soupira-t-il en se laissant tomber dans un des fauteuils du salon, sans même retirer la housse de toile.
  
  L’inspecteur de la P.J., Hersigny, le commissaire et le toubib puis Coplan et les deux flics techniciens, se rassemblèrent également au salon.
  
  Le médecin pressé de s’en aller maugréa :
  
  — En ce qui me concerne, je n’ai plus rien à faire ici. Je m’occuperai des analyses entre onze heures et midi. Qu’on me dépose le cadavre au laboratoire.
  
  — O.K., acquiesça l’inspecteur Vautier, chargé des investigations criminelles.
  
  Vautier était un homme de taille moyenne, encore jeune, avec une figure ronde et plate, des cheveux d’un blond presque roux, des yeux gris vert légèrement bridés, une voix rauque et cassante. Expéditif, intelligent, visiblement ambitieux, il donnait l’impression d’aimer son métier et d’y voir autre chose qu’une carrière de fonctionnaire.
  
  Il s’approcha de Coplan.
  
  — Je prends l’affaire en main, dit-il, catégorique. Torsoni m’a mis au courant de votre mission dans le secteur. Si c’est une histoire des Services Spéciaux, je présume que vous avez des recommandations à me faire ?
  
  — Si vous le permettez, oui.
  
  — Allez-y, fit Vautier, attentif.
  
  — Ce meurtre n’est pas un élément capital de mon enquête, précisa d’abord Francis. Que Rochon soit mort ou vivant, ça ne change pas grand-chose pour moi. Rochon n’est qu’une piste, vous voyez ce que je veux dire. Il a été assassiné, caché dans sa propre cave secrète, enterré sous une couche de ciment, soit. Je crois que les gens qui ont fait le coup se doutent déjà que nous avons découvert le pot aux roses. Néanmoins, nous devons réagir d’une façon classique : étouffer l’affaire jusqu’à nouvel ordre, entourer ce meurtre et nos découvertes ! accessoires du mystère le plus complet. Êtes-vous d’accord là-dessus ?
  
  — Oui, si vous me donnez les assurances requises. Vis-à-vis du Parquet, de la presse et de l’état civil, je ne puis manœuvrer dans le sens que vous m’indiquez qu’avec l’approbation formelle des instances supérieures.
  
  — Je réglerai cela avant midi, promit Coplan. Pour le reste, ne laissez qu’un ou deux policiers de garde, à l’intérieur de la villa. Et que tout soit terminé ici avant le lever du jour.
  
  — Bien. Quels sont les tenants et les aboutissants de la victime ? Pas de famille ? Pas d’associés professionnels ?
  
  — Justement. Il a une femme légitime, mais ils ne vivaient plus ensemble depuis plus de cinq ans. Or, c’est sa femme qui l’a dénoncé. Il faut à tout prix qu’elle ignore qu’il a été assassiné. Il avait aussi une maîtresse en titre, mais elle a disparu. Quant à ses relations d’affaires, c’est là mon objectif principal : Rochon, selon mes déductions, faisait de l’espionnage pour le compte d’un réseau fort bien organisé. Dès que j’aurai réuni les indices essentiels, je me mettrai en chasse.
  
  — Je vais dire à mes hommes de se dépêcher. Je vous attendrai au commissariat entre midi et une heure.
  
  — Parfait. Et merci.
  
  À l’instant précis où Vautier allait sortir du salon pour descendre à la cave, la sonnerie du téléphone retentit. Il y eut un brusque silence. Cette sonnerie insistante, étrangement vivante dans le calme funèbre de la villa abandonnée, provoquait un drôle de malaise.
  
  D’autorité, Coplan se dirigea vers la petite table chinoise sur laquelle le combiné était posé.
  
  — Allô ? prononça-t-il doucement, les sens déjà aux aguets pour mieux percevoir les caractéristiques de la voix qui allait parler.
  
  — Le Central ici, débita une voix monocorde… Essai technique. La police nous a demandé de vous raccorder d’office. Qui est à l’appareil ?
  
  — Inspecteur Moreau. L’écoute est bonne, merci.
  
  Il raccrocha, annonça à la ronde.
  
  — Le téléphone est raccordé.
  
  Vers cinq heures et demie, les policiers plièrent bagage. Le cadavre de Rochon fut enfourné dans la voiture-ambulance.
  
  — Nous reviendrons à dix heures, dit le chef de l’équipe de constat. Nous referons une inspection du jardin.
  
  — Rien de sensationnel jusqu’ici ? s’informa Coplan qui fumait cigarette sur cigarette, nonchalamment installé dans un fauteuil.
  
  — Trop tôt pour le savoir, répondit le policier. Nous avons essayé de relever quelques empreintes — à propos, Vautier m’a demandé de vous confier ceci… Vous le lui rendrez tout à l’heure.
  
  Il tendit un sac de toile à Coplan.
  
  — Les objets trouvés sur le mort, précisa-t-il.
  
  Coplan ouvrit le sac. Un paquet de gauloises, une paire de lunettes à monture d’écaille, un trousseau de clés, un canif, un briquet de marque suisse, des billets de banque.
  
  Coplan remit tout en place et déposa le sac au pied de son fauteuil.
  
  — Hé, Pariot ? cria-t-il soudain en apercevant le technicien qui se préparait à partir en même temps que Vitray et Torsoni. Vous avez une minute à me consacrer ?
  
  — Oui, bien sûr, dit l’ingénieur de la police en revenant sur ses pas.
  
  Coplan s’était levé. Il emmena derechef Pariot vers le sous-sol.
  
  — Le maçon italien qui a bâti cette tanière prétend que le passage et la paroi pivotante sont du travail d’amateur. Quel est votre avis là-dessus ?
  
  — Cela me paraît parfaitement possible en ce qui concerne le gros œuvre, émit Pariot. N’importe quel gars un peu débrouillard, avec un traité de maçonnerie qu’on trouve dans le commerce, pourrait en faire autant. Mais l’installation électrique et le dispositif de coulissage du mur, ça, non ! C’est du travail de spécialiste. Et c’est un type compétent qui a réalisé le travail, croyez-moi.
  
  — Combien de temps faut-il pour mener à bien une installation de ce genre, selon vous ?
  
  — Au bas mot, quatre ou cinq jours, quand on a bien étudié son plan et quand on a tout sous la main…
  
  — C’est tout ce que je voulais savoir.
  
  — Vous trouverez dans mon rapport la spécification et la provenance du matériel utilisé. C’est en majeure partie allemand.
  
  Coplan, qui en savait au moins autant que Pariot dans ce domaine, puisqu’il était ingénieur lui-même, fit remarquer :
  
  — On ne peut se procurer – cela en France, je crois ?
  
  — Non, pas à ma connaissance. C’est du matériel importé en fraude. Je vérifierai d’ailleurs en compulsant mes nomenclatures.
  
  — Merci, mon vieux… Je tenais à avoir la confirmation de ces quelques détails. Cela peut servir.
  
  Un seul policier en civil resta de garde sur les lieux. La maison redevint silencieuse.
  
  — Et nous ? s’enquit finalement Fondane. On va glander ici jusqu’à la Saint-Günglin ?
  
  — Le jour va se lever, dit Coplan, songeur. Allons prendre l’air au jardin.
  
  Ils attendirent les premières clartés de l’aube, mais leur patience ne fut pas récompensée. Les traces de pas autour de la cabane en planches, ne menaient à rien de positif. Dans la petite remise, ils trouvèrent les outils qui avaient servi au macabre maçonnage du cercueil de Rochon. Toutefois, les truelles avaient disparu. Les sabots, encore crottés de terre et de ciment, n’étaient pas de taille à contenir les grands pieds de Mazzini.
  
  — Il n’y a pourtant pas trente-six solutions, grogna subitement Francis. Ou bien c’est la femme de Rochon qui a alerté elle-même les assassins ; ou bien c’est Mazzini, mis en méfiance par ma visite ; ou bien il y avait une surveillance occulte autour de la villa. Le type qui a détalé après avoir essayé de t’abattre doit en savoir long sur cette affaire, lui.
  
  — Soyons pratiques, conclut Fondane. Que faisons-nous dans l’immédiat ? J’ai faim et j’ai soif. Et j’ai envie de prendre une douche.
  
  Coplan réfléchit deux secondes.
  
  — Je vais commencer par téléphoner au Vieux, décida-t-il. Retournons en ville.
  
  *
  
  * *
  
  Le Vieux apprit sans s’émouvoir la nouvelle de la mort de Georges Rochon.
  
  — Naturellement, fit-il observer, c’était trop simple.
  
  — Je pense que vous recevrez mon premier rapport au courrier de l’après-midi, continua Coplan. Nous l’avons posté samedi soir. J’en rédigerai un second ce soir… Cette histoire de crime risque de me gêner, pouvez-vous intervenir pour assurer le black-out ? C’est l’inspecteur Vautier, de la Judiciaire, qui est chargé des investigations.
  
  — Je note. Il aura des instructions dans moins d’une heure. Rien d’autre pour votre service ?
  
  — Non, les vacances se poursuivent paisiblement. J’attendrai vos réponses au Plaza, à Nice.
  
  — Bien, je ferai au plus vite. Bon amusement !
  
  Coplan raccrocha. Torsoni, penché sur son bureau, la pipe entre ses dents serrées, écrivait à toute allure. La petite pièce, située tout au fond des bâtiments de la police, était curieusement tranquille.
  
  — Vautier vous attend à côté, prononça le Corse sans lever la tête. Il m’a fait signe de vous prévenir. Vous étiez en train de téléphoner et il n’a pas voulu vous déranger.
  
  — Merci, jeta Coplan en gagnant prestement la porte.
  
  Vautier, vêtu de son imperméable beige, déambulait dans la salle de la permanence.
  
  — Le médecin légiste m’attend, dit-il, abrupt. Vous m’accompagnez ?
  
  — Certainement.
  
  Quelques minutes plus tard, la 403 de Vautier stoppait devant une vieille bâtisse longue et plate, sans étage.
  
  Vautier salua le concierge au passage. Dans la grande salle du laboratoire médico-légal, le docteur, toujours de mauvais poil, houspillait ses deux assistants. Le cadavre de Rochon, couché sur une table en acier inoxydable, était nu comme un ver ; l’abdomen était béant. L’incision pratiquée depuis la gorge jusqu’au pubis laissait voir des chairs grisâtres, roses, noires par endroits.
  
  Le toubib, un tablier de cuir autour de la taille, examinait des éprouvettes qu’il élevait vers la pâle lumière de ce midi de décembre.
  
  — Eh bien, voilà, marmonna-t-il, hargneux. La victime a été droguée d’abord. Un barbiturique soluble, mais je ne sais pas lequel. L’effet anesthésiant me paraît aussi actif que rapide, ça j’en suis presque sûr. Ensuite, strangulation au moyen d’un fil de soie. J’ai des filaments incrustés dans les chairs du cou. Venez voir.
  
  Il marcha vers la table, empoigna la tête du cadavre et la fit basculer de côté. Il maniait ce mort avec la désinvolture du boucher qui prépare une pièce de boucherie le samedi soir.
  
  — C’est clair, non ?… La strangulation a dû se faire avec le secours d’un moulinet. Deux vertèbres ont craqué. Et pourtant, la victime a des os particulièrement solides. Nous avons dû nous y mettre à deux pour scier la cage thoracique.
  
  — Date approximative ? demanda Coplan.
  
  — La mort remonte à neuf jours. Il n’y a pas eu de lutte. La victime avait bu de l’alcool, mais n’avait pris aucune nourriture depuis plusieurs heures… Je pense qu’on peut reconstituer les faits assez aisément : la victime reçoit la visite d’une personne dont elle n’a pas à se défier ; ils s’enferment dans ce caveau, probablement pour discuter une affaire confidentielle. Ils boivent quelque chose : cognac ou whisky. Le meurtrier met la drogue dans le verre de la victime.
  
  Coplan murmura :
  
  — Donc, un règlement de comptes.
  
  — Sans nul doute, souligna le docteur. C’est tout pour le moment. Je reprendrai l’examen de ce barbiturique quand j’aurai un peu de temps.
  
  Ils prirent congé. Dans la voiture de Vautier, Coplan, réfléchissant tout haut, prononça :
  
  — L’assassin est un intime de la villa. Un agent du même réseau que Rochon. Peut-être le chef de l’organisation. Il connaissait à fond le mécanisme de la cave secrète et aussi la villa : tout a été rangé avec soin après le crime.
  
  — Est-ce que cela vous avance ? questionna Vautier.
  
  — Peut-être… À propos, vous êtes pressé ?
  
  — Je le suis toujours. Mais que ça ne vous empêche pas de me mettre à contribution.
  
  — Allons jusqu’au quai Bonaparte, vous laisserez votre bagnole par-là et nous ferons le reste à pied.
  
  — D’accord, où allons-nous ?
  
  — Une visite à l’improviste…
  
  Après un moment de silence, Vautier dit avec un léger sourire un peu confus :
  
  — Vous savez, Moreau, ça me plairait drôlement de travailler dans votre branche.
  
  — Vous parlez sérieusement ?
  
  — Et comment !
  
  — Je m’en souviendrai, promit Francis. Vous n’êtes pas marié ?
  
  — Non.
  
  La voiture s’arrêta le long d’un petit jardin. En débarquant, Vautier s’enquit de nouveau, mais à mi-voix :
  
  — Où allons-nous ?
  
  — Chez Francesco Mazzini… Je vais vous exposer mon raisonnement, vous me donnerez votre avis. L’Italien a travaillé pendant plusieurs semaines chez Rochon ; or l’assassin est un familier de la villa. Mazzini doit l’avoir vu plus d’une fois là-haut, non ?…
  
  — Oui, ça tient.
  
  Ils grimpèrent une des ruelles perpendiculaires à la mer et débouchèrent au cœur de la vieille ville. Ils arrivèrent rapidement au passage couvert où habitait Mazzini Guidé par Coplan, Vautier passa sous la voûte, escalada les marches usées de l’escalier de pierre.
  
  — Une veine, souffla Coplan, il est là…
  
  Et il poussa la porte entrebâillée. Le maçon dormait encore. Il récupérait les heures de sommeil perdues au cours de la nuit. Emmitouflé dans une couverture grise de l’armée américaine, le visage tourné vers le mur, il se tenait en chien de fusil, comme les gosses. Son échine puissante gonflait démesurément la couverture.
  
  — Hé, Francesco ! lança Coplan en saisissant l’épaule du maçon. Rév…
  
  Coplan eut un haut-le-corps, se retourna vers Vautier.
  
  — Il est déjà froid, articula-t-il d’une voix sans timbre.
  
  Et il retira sa main.
  
  
  
  
  
  7
  
  
  Vautier, mû par un réflexe professionnel, promena un regard rapide autour de lui, quitta la petite chambre, retraversa la première pièce du logis sordide, dévala les escaliers, inspecta les abords de la ruelle.
  
  Tout était calme, parfaitement normal. Les femmes du voisinage, vaquaient à leurs occupations, des gosses jouaient, personne ne semblait surveiller le domicile de Mazzini.
  
  L’inspecteur rejoignit Coplan. Ce dernier lui montra deux verres sur la table de la cuisine, puis, sans un mot, lui fit signe de l’accompagner dans la chambre, lui désigna le cou de l’italien dont il avait découvert les épaules.
  
  — Oui, grommela Vautier, c’est la même signature. Drogue suivie de strangulation…
  
  Il se pencha pour distinguer plus nettement la ligne mince, d’un bleu foncé, qui cerclait le cou du mort, juste sous la pomme d’Adam.
  
  Coplan maugréa :
  
  — Mazzini a voulu faire le malin. S’il m’avait raconté tout ce qu’il savait, il serait encore vivant à l’heure qu’il est. Pour moi, c’est clair : quand l’assassin a dû battre en retraite, cette nuit, il est venu directement ici.
  
  — Et cela confirme votre hypothèse : Mazzini connaissait l’assassin de Rochon.
  
  — Sans aucun doute. Et, de plus, il ne s’en méfiait pas, lui non plus.
  
  — Ce double meurtre va sans doute circonscrire le champ de nos investigations. Entre Rochon et ce maçon, les communs dénominateurs ne doivent pas être tellement nombreux.
  
  Coplan approuva. Puis, pensif :
  
  — Je propose que nous…
  
  Il se tut subitement, jeta un coup d’œil à sa montre, regarda Vautier.
  
  — Si je ne me dépêche pas, dit-il, le front soucieux, il y aura une troisième victime avant demain soir… Je vous abandonne l’enquête. Si vous pouviez adopter la version d’une mort naturelle, je crois que cela vaudrait mieux… Crise cardiaque, par exemple…
  
  — D’accord. Je vais rester ici. Prévenez Torsoni, qu’il mobilise à nouveau mon équipe.
  
  — Je vous passerai un coup de fil avant la fin de la soirée, promit Coplan.
  
  Un quart d’heure plus tard, il retrouvait Fondane au commissariat.
  
  — Le rapport est parti, annonça Fondane. Et les instructions spéciales de Paris pour la P.J. sont arrivées par télégramme.
  
  — Bravo, lança Coplan, pressé. Attends-moi une seconde. La voiture est là ?
  
  — Devant la porte.
  
  — Nous partons à Lyon dans une minute.
  
  Il s’engouffra dans le bureau de Torsoni.
  
  — Mes excuses, commissaire ! Vautier vous demande de mobiliser son équipe, le médecin légiste de l’ambulance. Francesco Mazzini a été assassiné vers la fin de la nuit.
  
  Le Corse tira lentement sa pipe de sa bouche.
  
  — Eh bien, ça gaze, dites donc, articula-t-il, impressionné. C’est toujours comme ça quand vous passez quelque part ?
  
  — Souvent, oui. Vous connaissez l’adresse de l’italien ?
  
  — Évidemment. Je m’occupe des étrangers, comme je crois vous l’avoir dit.
  
  — Drogue et strangulation, ajouta Coplan. Il y a deux verres sur la table de la cuisine, faites voir ça de très-près. Et demandez de ma part à l’inspecteur Hersigny de fouiller le domicile de l’italien de fond en comble, de chercher à la loupe.
  
  — Vous n’êtes pas de la partie, ce coup-ci ?
  
  — Non. Je vais faire tout ce que je peux pour essayer d’empêcher un troisième assassinat. Je vous téléphonerai.
  
  Torsoni, la mâchoire pendante, regarda filer Coplan. Les événements n’étaient pas de nature à changer l’opinion du petit commissaire qui avait toujours considéré les gens de Paris comme de drôles de zouaves.
  
  Fondane, au volant de la voiture, faisait ronfler le moulin.
  
  — En route ! commanda Coplan.
  
  — On prend le raccourci ?
  
  — Non. Il y a du verglas en montagne. Nous irons plus vite par la nationale.
  
  — Qu’est-ce qui brûle ?
  
  — Mazzini s’est fait assassiner…
  
  Il commenta brièvement, mais avec précision, ce qu’il avait découvert dans le taudis du maçon italien, pourquoi il y était allé, et les conclusions qu’on pouvait tirer de ce nouvel épisode.
  
  *
  
  * *
  
  La montre de Coplan marquait huit heures trente-cinq lorsqu’ils arrivèrent aux portes de Lyon.
  
  — Fonce directement vers les Brotteaux, indiqua Coplan. Tu tourneras sur la gauche aussitôt après la caserne du boulevard Vivier-Merle. Puis, après la rue de la Tête-d’Or, c’est la première à droite. Rue Garibaldi, 371.
  
  — O.K.
  
  L’immeuble en question, une bâtisse étriquée, grise et déprimante, comportait cinq étages.
  
  — Chouette, murmura Francis, il y a du monde à tous les étages. Gare la voiture dans la première transversale. Nous allons vérifier les parages, au cas où le tueur au fil de soie serait déjà dans le coin.
  
  — S’il est arrivé avant nous, fit remarquer très judicieusement Fondane, il est déjà là-haut. Ces gens sont copains comme cul et chemise, puisqu’ils trinquent ensemble.
  
  — Oui, sans doute, mais ça n’empêche pas que l’assassin doit choisir le moment d’agir. Il ne se présente sûrement pas sans observer d’abord ce qui se passe dans l’entourage de sa victime.
  
  — C’est vrai aussi, reconnut Fondane en virant sur la gauche, dans une rue tranquille.
  
  Ils mirent pied à terre.
  
  — Belle soirée, émit Fondane. Il y a même des étoiles, ce qu’on ne voit pas souvent à Lyon.
  
  Ils se séparèrent tacitement au premier carrefour. Une dizaine de minutes plus tard, ils se croisaient comme par hasard à hauteur du 371.
  
  — Rien vu, souffla Fondane.
  
  — Moi non plus, fit Coplan.
  
  Ils s’arrêtèrent, traversèrent la rue. Louis Ringuet occupait l’appartement du troisième ; il avait écrit son nom, en face de la sonnerie correspondant au troisième étage.
  
  — Puisqu’il y a une concierge, sonnons à ce bouton-là pour commencer, dit Coplan en joignant le geste à la parole.
  
  C’est un homme aux cheveux blancs, aux épaules voûtées qui vint ouvrir. Il était en pantoufles. Il considéra les visiteurs par-dessus ses lorgnons.
  
  — Messieurs ?…
  
  — Police, annonça froidement Coplan. Quelques renseignements à vous demander.
  
  — Euh… entrez, entrez, balbutia le vieillard.
  
  Il introduisit les visiteurs dans une petite salle à manger encombrée de napperons et de bibelots.
  
  — Ma femme est justement sortie, s’excusa-t-il, contrarié. Elle va de temps à autre au cinéma. Je garde la maison… Du reste, je n’aime pas le cinéma. Je préfère lire. J’ai une véritable passion pour l’Histoire. Je ne m’en lasse pas, c’est même assez curieux. J’ai passé quarante-cinq ans dans l’enseignement et…
  
  — Je vous demande pardon, coupa Francis. Comment louez-vous les appartements ici ? Meublés, vides ?
  
  — Oh, ce n’est pas nous qui louons, vous pensez bien !… Il y a un gérant. Nous ne sommes que concierges.
  
  — Des meublés ? répéta Coplan, au bord de l’impatience.
  
  — Oui, sauf le premier étage. Les gens qui…
  
  — Je vois. C’est le troisième qui m’intéresse. Gustave Ringuet, si mes renseignements sont exacts.
  
  Le vieux leva un regard apeuré.
  
  — Il lui est arrivé un malheur ?
  
  — Mais non, rassurez-vous. J’ai simplement un message à remettre de sa part à sa femme.
  
  — Ah, très bien… Elle doit être là-haut… Je vais sonner pour annoncer votre…
  
  — Non, n’en faites rien ! recommanda très vite Coplan. Inutile de la déranger, nous allons monter directement.
  
  — Bon, très bien. Il n’y a rien de… d’irrégulier, j’espère ? Avec la police, n’est-ce pas, on ne…
  
  — Tout va très bien, déclara Francis en sortant dans le vestibule.
  
  Il monta devant Fondane. Ce dernier surveillait le concierge tout en montant les marches. Par habitude.
  
  En prenant pied sur le palier, au troisième, Coplan tendit l’oreille. L’appartement était étrangement silencieux. Fondane vint tout près de la porte, esquissa une grimace, porta sa main à son cou et tira la langue. Il avait la même pensée que Coplan : peut-être qu’ils allaient encore découvrir un cadavre ? Drogue et strangulation ?…
  
  — Et puis, zut, marmonna Coplan.
  
  Il frappa à la porte.
  
  Rien. Pas le moindre glissement… Il frappa derechef, un peu plus fort.
  
  La porte s’ouvrit brusquement et une grande femme blonde, très belle, enveloppée dans un opulent murmel dont le poil acajou luisait, s’élança, heurtant les deux hommes.
  
  — Oh, pardon ! dit-elle, saisie.
  
  — Mme Ringuet ?
  
  — Oui, c’est moi… Que voulez-vous ?… Vous n’avez pas sonné, il me semble ?
  
  — Non, mentit Coplan souriant, le concierge prenait le frais devant sa porte. Nous en avons profité. Nous ne voulions pas vous déranger.
  
  — Je suis désolée, dit la femme d’un ton nerveux. Je dois sortir. Et je suis très pressée, on m’attend.
  
  — Vraiment ? insista Coplan.
  
  Tout en serrant frileusement les pans de son magnifique manteau, la femme se retourna et fit mine de fermer à clé la porte de son appartement.
  
  — Minute, prononça Coplan, très sec, en mettant sa main droite sur celle de la femme. C’est important… Allez, entrez !…
  
  Il la força à tourner la clé dans la serrure, mais pour ouvrir. Puis, d’une poussée de la main gauche, il la propulsa dans le petit hall, fit de la lumière.
  
  Ses cheveux blonds, coiffés un peu à la diable, semblait-il, scintillèrent sous la lampe.
  
  — Mais, monsieur, protesta-t-elle.
  
  — Si cela vous est égal de mourir, grommela Coplan, moi je vous aime mieux vivante.
  
  Fondane entra, referma, s’adossa contre la porte.
  
  La blonde, debout dans le living, prit une attitude indécise. Elle n’était pas sûre d’avoir compris les paroles de Coplan. Elle répéta, mais sans conviction :
  
  — Je suis très pressée, je vous l’ai dit. On m’attend.
  
  — Une femme ne perd rien à se faire désirer, fit remarquer Coplan, sérieux. Je vous apporte des nouvelles de Georges.
  
  La blonde ne put empêcher une soudaine altération de ses traits. L’indignation, sur son visage aux lignes pures et sensuelles, se mua en inquiétude.
  
  — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, affirma-t-elle. Vous devez vous tromper d’adresse, je ne connais personne parmi mes proches qui s’appelle Georges.
  
  — Ah ? fit Coplan, simulant l’étonnement. Vous n’êtes pas Mme Ringuet ?
  
  — Oui, mais je ne vois pas le rapport.
  
  — Voyons ! Si vous, êtes Mme, Ringuet, vous êtes l’amie de Georges Rochon. Et si vous, êtes l’amie de Georges Rochon, vous êtes Louise Melbourg. Tout cela me parait à la fois très simple, très clair et très logique. Qu’en pensez-vous ?
  
  Elle darda sur Coplan un regard tendu.
  
  — Qui êtes-vous ? questionna-t-elle d’une voix oppressée. Que me voulez-vous ?…
  
  Le bleu de ses larges prunelles avait maintenant des reflets métalliques assez inquiétants. Son indécision et sa faiblesse passagère avaient disparu.
  
  Elle répéta, sur le ton d’une mise en demeure :
  
  — Qui êtes-vous ?
  
  D’une brusque détente de tous ses muscles, Coplan se jeta sur elle, lui agrippa les poignets, et, la paralysant, la contraignit à reculer pas à pas jusque contre le divan qui se trouvait le long du mur.
  
  Visage contre visage, il articula :
  
  — Vous ne comprenez donc rien à rien ?
  
  D’une secousse brutale, il l’envoya dinguer sur le divan, la maîtrisa sans ménagements, tâtant en un tournemain les poches profondes de son manteau de murmel. Elle se débattait comme une furie, se tortillant et lançant ses longues jambes avec l’espoir de flanquer des coups de talon dans les tibias de son agresseur. Fondane, arrivant à la rescousse, lui passa promptement un bras autour du cou et la renversa de force sur le divan.
  
  Coplan se redressa. Il tenait dans sa main gauche un automatique 7,65.
  
  — Voilà ce que je voulais, dit-il à la femme. Je me doutais bien que vous étiez sur pied de guerre. Or ce n’est pas le moment de faire des bêtises.
  
  A Fondane :
  
  — Tu peux la lâcher. Nous allons pouvoir causer, je crois.
  
  Fondane retira sa prise. La blonde s’ébroua, s’appuya des deux mains pour se remettre debout. Les revers de son manteau de fourrure glissèrent, le manteau s’ouvrit.
  
  L’espace d’une seconde, Coplan et Fondane, ébahis, restèrent sans réaction. Puis ils se mirent à rire.
  
  Fondane gouailla :
  
  — Je m’inscris pour votre prochain rendez-vous. Du moins si la place est encore libre !…
  
  Sous son luxueux vêtement, Louise Melbourg ne portait qu’un soutien-gorge et une minuscule ceinture qui retenait ses bas de soie. Le soutien-gorge et la ceinture étaient en nylon noir, transparents et brodés de dentelle. Cette parure plutôt audacieuse donnait à la chair capiteuse de la femme un éclat, une densité magnifiques.
  
  — Vous sortiez comme ça ? grinça Francis.
  
  Assise sur le bord du divan, désarmée, désemparée, la maîtresse de Rochon articula en baissant la tête :
  
  — Je ne voulais recevoir personne ici, j’ai enfilé ce manteau en vitesse quand vous avez frappé. J’étais en peignoir, je lisais…
  
  Une sorte d’absence soudaine, et une peur obscure mêlée de découragement se lisaient sur son visage. Elle ne se souciait même pas de voiler sa quasi-nudité. Ses cuisses rondes et pleines, légèrement écrasées sur le bord du divan, avaient une opulence fascinante.
  
  Coplan avança le bras et ramena négligemment les pans du manteau sur l’intimité de la femme. Elle leva les yeux, demanda à mi-voix :
  
  — Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous allez me faire ?
  
  — Police, mentit une fois de plus Francis. Direction de la Sécurité du Territoire.
  
  Les lèvres de la femme eurent un frémissement. Il y eut dans le living un silence anxieux. Coplan se mit à examiner l’automatique qu’il avait trouvé dans la poche de Louise Melbourg. C’était un robuste pistolet à huit coups, un authentique Llama espagnol, au canon bleuté, à la crosse de noyer.
  
  Fondane, les bras croisés, attendait sans faire un geste, sans prononcer un mot. Il savait ce que Coplan voulait : obliger la blonde à prendre l’initiative. La façon dont elle allait se comporter maintenant pouvait donner une tournure décisive aux événements.
  
  Louise Melbourg se leva d’un air résolu, les deux mains crispées sur les revers de son manteau. Elle avait pris sa décision. Coplan, la tête légèrement inclinée, planta son regard dans celui de la femme. Elle prononça d’une voix sourde :
  
  — Je demande la protection de la police française.
  
  
  
  
  
  8
  
  
  Coplan hocha lentement la tête, d’un air approbateur. Puis, faisant disparaître l’automatique dans la poche de son pardessus, il dit d’une voix calme :
  
  — Je crois que vous avez choisi la bonne voie. J’espère surtout que vous êtes sincère… Si vous avez l’intention de bluffer, de chercher à nous posséder par la bande, je ne réponds de rien. En revanche, si vous jouez cartes sur table, je vous donne l’assurance que vous vous en sortirez.
  
  Il fixa Louise Melbourg d’un œil où ne brillait ni la colère ni le ressentiment.
  
  — Votre vie est entre vos mains, ajouta-t-il. Si vous m’aidez, ils ne vous auront pas.
  
  Pendant une bonne minute, elle soutint le regard de Francis. Puis, reprenant haleine dans une sorte de brève saccade, elle osa formuler la question qu’elle retenait depuis un long moment :
  
  — Georges est mort, n’est-ce pas ?
  
  — Oui… Drogué, puis étranglé. Nous l’avons retrouvé chez lui, à Menton, dans le sous-sol de sa villa, enseveli dans un coffrage de ciment.
  
  Quelque chose s’éteignit dans les prunelles bleues de la femme.
  
  — Je le savais, dit-elle dans un souffle. Je le sentais… Je lui avais demandé de ne pas aller à ce rendez-vous.
  
  — Et ce n’est pas tout, enchaîna Francis, désireux d’exploiter à fond son avantage. Francesco Mazzini a été assassiné lui aussi. De la même manière. Nous avons fait 500 kilomètres à bride abattue pour arriver ici avant que ce ne soit trop tard.
  
  — J’aurais tiré la première, dit-elle farouchement. Si j’avais trouvé Ramon devant la porte au lieu de vous, j’aurais tiré.
  
  — C’est sans doute pour cela qu’il n’est pas venu, rétorqua Francis. Il a dû se dire que vous étiez sur vos gardes… Pour le reste, je présume que le temps joue en sa faveur ? Il compte vous retrouver tôt ou tard, et son but est probablement de vous laisser mariner dans votre incertitude.
  
  — Je vais vous raconter tout. J’ai cependant une faveur à vous demander.
  
  — Je vous écoute.
  
  — Ne me livrez pas à la justice française. Ramenez-moi dans mon pays. Je connais les prisons françaises, c’est trop terrible ; j’ai interrogé des espions anglais, pendant l’occupation…
  
  Coplan prit un biais. Il n’en savait pas assez pour déterminer à l’avance le sort qui serait réservé ultérieurement à la maîtresse de Rochon, espion authentique.
  
  — C’est de vous, et de vous seule, que tout dépend, affirma-t-il. Aidez-moi à gagner cette bataille ; ma victoire est votre salut.
  
  — Je n’ai plus rien d’autre à espérer, admit-elle sombrement. Je vous dirai tout. Puis-je mettre ma robe d’intérieur et me débarrasser de ce manteau ?
  
  — Certainement.
  
  Elle se dirigea vers la chambre attenante. Fondane, le plus naturellement du monde, lui emboîta le pas. Elle se retourna, lui jeta un regard interrogateur. Il susurra, souriant :
  
  — Mande pardon, mais cela fait partie de mes attributions.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  Ils pénétrèrent dans la chambre, elle devant, lui derrière. Elle alluma. Sur un large lit à deux places, un peignoir de velours bleu nuit avait été jeté à la hâte… Elle ôta son murmel, le déposa sur un fauteuil… Vue du côté pile, elle n’était pas moins sensationnelle. Ses longues jambes cambrées, sa croupe rebondie, ses hanches en amphore et sa longue échine flexible révélaient une maturité appétissante.
  
  Elle s’enveloppa dans le peignoir, fit face à Fondane. Il murmura, galant :
  
  — Je vous en prie…
  
  Coplan s’était assis sur le divan et avait allumé une Gitane. Ce bref intermède lui avait permis de faire rapidement le point.
  
  Louise Melbourg prit place dans un fauteuil. Fondane retourna à l’entrée du living, de manière ! à contrôler simultanément la porte du palier et les gestes de la femme.
  
  Coplan dit alors :
  
  — Avant de commencer, il faut que vous sachiez une chose… Mon enquête ne concerne pas seulement Georges Rochon et l’affaire de Toulon. C’est beaucoup plus que ça. J’ai la ferme intention de nettoyer toute la plaie. C’est le réseau dans son ensemble que je vise. Mais je n’ai pas le droit de spéculer sur le hasard ou sur des hypothèses. Vous m’avez demandé tout à l’heure de vous livrer aux autorités de votre pays. Vous n’êtes pas française, par conséquent ?…
  
  — Je suis danoise. Je suis née à Roskilde. Je m’appelle en réalité Anita Melbôrg… J’avais dix-neuf ans quand je suis entrée au service de l’Abwehr. Une grande partie de ma famille, du côté de ma mère, vivait en Allemagne. Ils ont fait pression sur moi. Je pratiquais le français, l’anglais, l’italien… Bref, trop jeune pour réaliser la portée exacte de mes agissements, j’ai accepté une offre qui me flattait… J’étais vaniteuse, hélas ! Douée d’une façon assez exceptionnelle pour les langues étrangères, ma facilité m’avait déjà mise en vedette dès la fin de mes études primaires… Devenir une grande espionne internationale me parut un destin digne de mes rêves. On me disait jolie, élégante, intelligente. J’obtins de l’argent à discrétion, et je fus envoyée en mission à Marseille, puis en Bretagne, après une période d’essai sous la direction de Heinrich Almeyer, instructeur de l’Abwehr. C’est en Bretagne que je fis la connaissance d’un agent du même réseau que moi : Georges Rochon.
  
  — Pardon ? s’exclama Coplan. Rochon à l’Abwehr ? Vous êtes sûre de ce que vous avancez ?
  
  — Comment ne le serais-je pas ? Nous avons exécuté plus de dix missions ensemble !…
  
  Coplan esquissa une moue, puis, non sans réticence, acquiesça, silencieux.
  
  — Pendant mon séjour à Marseille, reprit-elle, j’avais fréquenté pas mal de collègues de l’Abwehr… La plupart ont été fusillés, mais pas tous. Au moment de la débâcle allemande, je me trouvais à Paris. J’étais femme de chambre dans un modeste hôtel de Montparnasse. Je m’attendais à être, arrêtée. Semaine après semaine, je guettais l’irruption des inspecteurs qui traquaient implacablement les agents des services allemands… C’est là qu’intervient un miracle. Je dis un miracle, parce qu’il n’y a pas d’autre mot. Pour une raison inexplicable, je n’ai pas été inquiétée.
  
  Elle regarda Coplan. Il se leva pour écraser sa cigarette dans un cendrier.
  
  — C’est un peu le même cas pour Rochon, si mes informations sont exactes.
  
  — Oui, confirma-t-elle. Lui aussi, par miracle, a passé au travers. Mais ce n’est pas tout en 1957, ayant appris que mon père était gravement malade, j’ai pris le risque de rentrer dans mon pays. J’avais des pièces d’identité au nom de Louise Melbourg… Tout s’est passé sans incidents, et je suis restée chez ma sœur aînée, soi-disant comme amie venue de France pour apprendre le danois. Ma sœur Ranghilde habite Göteborg, une ville où personne ne me connaissait… Un soir, un visiteur étranger se présenta chez ma sœur. C’était Ramon Basco, celui que nous appelions le Matador, un Espagnol de Barcelone, ancien chef de secteur dans le réseau qui m’avait employée. Ramon était rentré depuis quelques mois des Canaries où il avait vécu de 1944 à 1948… Il m’a froidement mise au pied du mur : ou bien je reprenais le travail sous ses ordres, ou bien il me dénonçait. J’ai essayé de tergiverser, de gagner du temps, mais Ramon Basco me tenait : il m’a montré des documents authentiques dont la moitié aurait suffi à m’envoyer pour vingt ans en prison à Copenhague… Prise dans cet étau, je me suis inclinée. Je ne savais pas encore que Ramon avait rencontré Georges Rochon à Paris, deux mois plus tôt, et que Georges, coincé dans le même étau sans pitié, avait accepté lui aussi de recommencer… Nous avons exécuté notre première mission en janvier 1949. Deux semaines plus tard, nous avons réussi un coup assez téméraire à l’île du Levant… Là, Georges a eu un pépin avec sa femme : il devait livrer des clichés à Mazzini, mais l’italien a raté le rendez-vous et la femme de Georges est tombée sur les photos. Nous avons dû modifier notre organisation. Georges a éloigné sa femme, Mazzini est venu se fixer à Menton. Ramon Basco tenait à ce que l’italien, utilisé comme « boîte aux lettres », eût un domicile à Menton même… Ramon s’est également occupé, vers cette époque, d’aménager dans la villa de Georges un P.C. secret.
  
  — Je suis au courant, intervint Coplan pour montrer qu’il disposait de certains éléments de vérification. Quels sont les antécédents de Francesco Mazzini ?
  
  — L’Abwehr l’avait engagé dans notre réseau en 1941.
  
  — Lui aussi ?
  
  — Oui. Et il avait échappé aux représailles, lui aussi… Le plus étrange, c’est que d’autres Italiens de l’Abwehr ont été emprisonnés un peu partout en Italie… Georges, un certain temps plus tard, est d’ailleurs parvenu à faire parler Francesco. Son cas était identique au nôtre. Mazzini s’était bien juré pourtant de ne plus se mouiller dans des activités aussi dangereuses, mais Ramon Basco l’a engagé de force, par chantage.
  
  — L’étau sans pitié, une fois de plus, commenta Coplan, le visage soucieux.
  
  La blonde fit oui de la tête, puis poursuivit sa confession.
  
  — Nous avions tous très peur, au fond… Nos missions, je dois le reconnaître, étaient préparées avec soin, et le Matador se dépensait sans compter pour assurer notre sécurité ; mais, néanmoins, ce n’était plus comme pendant la guerre. Nous risquions gros. Et surtout avec un passé comme le nôtre !… Puis Basco s’est attaqué à cette affaire de Toulon… Il avait appris, j’ignore comment, l’existence d’un nouveau code en usage dans l’état-major naval de l’O.T.A.N… Posséder ce code, c’était faire un coup double. On pouvait, en l’utilisant, connaître en même temps les nouvelles unités de la marine de guerre française et les plans de la flotte atlantique, chargée d’assurer la défense des mers européennes en cas de conflit… Ramon avait édifié son plan : je devenais officiellement la maîtresse de Georges, mais je le trompais avec un jeune chiffreur de la base de Toulon… Je ne me débrouillai pas trop mal pour séduire ce marin ; malheureusement, le Matador se montra beaucoup trop pressé. Mon matelot n’avait pas encore avalé complètement l’hameçon ; il a réagi dès que j’ai commencé à l’interroger… Si cette catastrophe ne s’était pas produite, Georges et moi nous nous serions évadés à temps. Tout était prêt.
  
  — L’Argentine ? fit Coplan à mi-voix.
  
  — Oui. Georges avait les nerfs à bout… Tout comme moi et Mazzini, du reste. Notre plan était le suivant : Georges, au lieu de partir en mission en Allemagne, comme prévu, devait prendre le bateau pour Buenos Aires ; il pensait à cette évasion depuis des années. Je disparaissais peu après, je gagnais Lisbonne et je rejoignais Georges par la suite. Mazzini devait fuir trois mois plus tard. Nous avions des passeports de rechange, des devises, des visas… Ramon Basco, je ne sais pourquoi, a précipité la mission d’Allemagne : c’est pour cette opération-là qu’il avait donné rendez-vous à Georges, le 26 novembre dernier, à Antibes, dans un petit café. Quatre jours plus tard, je me suis sauvée de Nice. Georges, mû par un pressentiment peut-être, m’avait fixé comme ultime délai le 30 à midi. S’il ne m’avait pas rejointe à ce moment-là, cela voulait dire qu’il y avait danger… Maintenant, vous savez tout.
  
  Un long silence suivit ces aveux. Coplan mettait mentalement le puzzle en place. Il questionna soudain :
  
  — Ce Ramon Basco, qui est-ce ?
  
  — Je vous l’ai dit, notre ancien chef de secteur.
  
  — Oui, mais… son curriculum ? Sa personnalité ? Est-il également le chef de ce réseau reconstitué ?
  
  La blonde hésita. Un pâle sourire apparut sur ses lèvres :
  
  — Je vais vous donner des armes terribles contre moi, dit-elle avec lassitude. J’espère que vous m’en saurez gré, vous êtes ma dernière chance… Ramon Basco était lieutenant de la Phalange, troisième section de la police politique, à Madrid. Il a été muté à l’Abwehr à la suite de certaines négociations germano-espagnoles… Voyez-vous, à l’exception de Rochon, il n’y avait pas de Français dans notre réseau. Une de nos tâches consistait précisément à superviser le travail des agents qui travaillaient au service de l’Abwehr en France… Les Allemands préféraient des étrangers pour ce contrôle, et c’est assez compréhensible. Quant aux nouvelles fonctions du Matador, mystère…
  
  Coplan se leva, se mit à déambuler dans le living.
  
  — Je commence à voir clair dans tout cela, dit-il… Ramon Basco, anticommuniste militant, reconstitue un réseau qui ne peut opérer que pour l’Espagne ou pour l’Allemagne de l’Ouest. Exerçant un chantage sur ses anciens agents, il leur force la main… Rochon voulait se libérer, et vous aussi. Mazzini également… Ce dernier, en qualité de boîte aux lettres, s’est senti brusquement en péril quand je suis allé lui rendre visite. Pour avoir la certitude que rien de compromettant ne traînait chez Rochon, il a voulu inspecter la villa ; c’est rigoureusement logique, j’en aurais fait autant à sa place. Sa malchance, c’est que l’idée m’est venue de surveiller la villa de nuit… Pourtant, s’il avait parlé, je l’aurais sauvé.
  
  — Il est mort, murmura Louise Melbourg, c’est mieux ainsi. Si j’avais eu assez de courage, je me serais supprimée. Mon instinct me disait que tout était perdu. Mais c’est toujours pareil, on espère malgré soi…
  
  Coplan se posta devant elle.
  
  — J’ai promis de vous aider. Dans la mesure du possible, je tiendrai parole. Je vais m’occuper de Ramon Basco, mais je vais encore vous demander un peu de cran… Aussi longtemps que votre Matador sera en liberté, vous ne serez nulle part en sécurité. Je vous propose la seule solution possible actuellement : au secret dans une prison française. À Marseille, par exemple.
  
  — Comme vous voudrez…
  
  Visiblement, elle n’en pouvait plus. Six années de cette vie doublement traquée avaient sapé ses réserves de volonté. Elle avait dû en avoir pas mal, pourtant. Ses yeux, sa bouche, son corps vigoureux révélaient une lutteuse intrépide. Mais il y avait désormais une paille dans cet acier : elle faisait ce métier sous la contrainte, sans adhésion profonde, et là était l’origine de sa défaite.
  
  Coplan reprit :
  
  — Parlez-moi de Ramon Basco, voulez-vous ?
  
  — Il est soi-disant éditeur de musique à Barcelone, au 231 de la Calle de Fernando, une rue qui donne dans les Ramblas.
  
  — Oui, je connais vaguement le coin, dit Coplan.
  
  — Bien entendu, cette histoire n’est qu’une couverture. Il a un oncle et une cousine qui s’occupent de cette firme dont les affaires ne sont pas très étendues. Il a aussi un domicile à Perpignan, sous le nom de Victor Novila, courtier libre pour l’importation de fruits et légumes d’Espagne… J’ai une photo de Ramon. C’est Georges qui l’a prise clandestinement, avec l’idée que cela pourrait nous servir un jour.
  
  — Ce jour est arrivé. Puis-je vous la demander ?
  
  Elle se leva, se dirigea vers la chambre à coucher. Fondane, comme un robot souriant, s’élança à sa suite. Elle prit dans la lingère un sac à main en pécari, revint au living.
  
  — Le voilà, dit-elle.
  
  Coplan prit la photo. C’était une épreuve format carte postale, en noir et blanc. Ramon Basco, un homme de trente-cinq àu quarante ans, au type espagnol très prononcé, évoquait irrésistiblement un toréador : nez cassé, front droit, menton proéminent, prunelles d’hypnotiseur logées dans des orbites profondes, favoris, expression hautaine. On l’imaginait d’emblée en gilet d’or et tricorne, la cape rouge sur l’épaule.
  
  Coplan passa la photo à Fondane. Puis, après un moment de réflexion, il dit à la femme :
  
  — Habillez-vous, préparez une valise avec vos affaires et prenez votre courage à deux mains. Je vous répète ma promesse : je ferai l’impossible pour vous protéger, pour vous dédouaner et pour vous blanchir définitivement. L’épreuve sera peut-être longue. Je vous propose une durée limite de six semaines. Passé ce délai, je vous reverrai et je vous dirai où j’en suis. C’est dans votre intérêt, j’espère que vous le comprenez ?…
  
  — J’ai confiance en vous, dit-elle simplement. Nous partons tout de suite ?
  
  Avisant le téléphone placé sur une bibliothèque basse, il s’enquit :
  
  — On peut l’utiliser ?
  
  — Oui.
  
  — Préparez-vous, nous partons dès que j’aurai terminé ma communication.
  
  Elle s’en alla une fois de plus dans la chambre à coucher, Fondane sur ses talons.
  
  — Vous croyez que c’est nécessaire ? demanda-t-elle d’un ton morne. Je dois me changer complètement. Je me peux pas aller en prison avec des dessous de dentelle.
  
  — Ne vous gênez pas pour moi, ironisa gentiment Fondane. Je ne suis pas spécialement pudibond… Hé oui, c’est nécessaire, et croyez bien que je le déplore !…
  
  Elle ouvrit la lingère, tira ce qu’elle allait mettre et ce qu’elle allait emporter. Puis, tournant le dos à Fondane, elle se mit toute nue, ôta ses bas trop élégants pour la circonstance.
  
  Fondane dut faire appel à son sang-froid et à son humour pour résister au trouble insidieux qui le pénétrait sournoisement. Sous la lumière du lustre, ce beau corps dénudé émettait des radiations, prodigieusement agissantes. Quand elle se déhancha pour retirer ses bas, sa chair de blonde se gonfla superbement, sa taille élastique se creusant d’un côté, sa croupe s’arrondissant de l’autre.
  
  — Vous savez, marmonna Fondane avec un enjouement qui sonnait faux, j’envie le petit matelot de Toulon.
  
  — Je ne pense pas que ce soit le moment de me faire des compliments, soupira-t-elle sans se retourner.
  
  — C’est un placement… Je souhaite que la liberté vous soit rendue et que vous puissiez recommencer votre vie. Dans la bonne direction, s’entend !…
  
  Touchée, elle se retourna. Elle avait sans doute passé l’âge des pudeurs sourcilleuses, et sa carrière d’aventurière avait probablement émoussé son sens des convenances.
  
  — Vous le souhaitez ? Vraiment ?… Alors que j’ai travaillé pour les ennemis de la France ?
  
  Ses seins pointaient orgueilleusement, pareils à deux fruits en pleine gloire.
  
  — Oui, bien sûr, dit Fondane en détournant le regard, c’est une drôle de situation. Mais, entre gens d’une même corporation, il y a autre chose qui joue, quelque chose de bien plus mystérieux que l’enjeu de telle ou telle guerre… Vous n’êtes déjà plus une adversaire. Si tout va bien, votre confession va nous permettre de réussir notre mission. Alors…
  
  *
  
  * *
  
  Au living, Coplan venait d’être mis en communication avec l’inspecteur Vautier.
  
  — Ah, enfin ! s’écria ce dernier. Vous venez aux nouvelles, évidemment !
  
  — Non, je vous en apporte. Je connais l’assassin de Rochon et de Mazzini. J’ai son signalement complet. Je n’aurai malheureusement pas le temps de repasser à Menton. Menez donc votre enquête avec Hersigny, mais réduisez cela au strict minimum. Il ne faut pas que nous nous tirions dans les jambes. Vous saisissez ?
  
  — C’est très clair. Quand aurai-je d’autres informations ?
  
  — Je n’en sais rien. Je vous ferai signe le plus tôt possible.
  
  — Entendu, mais ne me laissez pas tomber.
  
  Coplan raccrocha, puis décrocha aussitôt et demanda un numéro à Marseille.
  
  Ils quittèrent Lyon vers minuit et demi. Fondane se remit au volant. Coplan et Louise Melbourg s’installèrent sur le siège arrière.
  
  À Marseille, ils durent encore parlementer trois quarts d’heure avant d’avoir réglé le sort de la blonde. Coplan signa des papiers, rédigea des instructions, promit des confirmations officielles. La Danoise passa courageusement, sans se retourner, la porte qui s’ouvrait des bureaux du greffe sur le long couloir du quartier des femmes. Coplan et Fondane la suivirent des yeux un moment, puis elle tourna à gauche, et la lumière crépusculaire n’éclaira plus que le couloir, sinistre dont les dalles noires luisaient, désertiques, pareilles à des pierres tombales.
  
  Quand ils se retrouvèrent devant la prison silencieuse, dans la rue, ils se sentirent tous les deux très fatigués.
  
  — Vous ne croyez pas qu’on ferait bien de récupérer un brin ? suggéra Fondane. Deux nuits blanches, quelques sandwiches à la sauvette, c’est plutôt crevant.
  
  — Oui, ça et le reste, soupira Francis. Je ne sais pas pourquoi, cette souris, m’a démoralisé.
  
  — Parce qu’elle est une victime, décréta Fondane, sérieux. Vous êtes un vrai dur. Or le vrai courage a toujours pitié des victimes…
  
  — Je propose d’aller tout simplement au Grand Hôtel, dit Coplan comme s’il n’avait pas entendu les paroles de Fondane. Les chambres y sont très confortables… Demain, je mettrai le cap sur Perpignan. Toi, tu iras à Barcelone. Le premier qui tombe sur la piste alerte l’autre. Je vais te rédiger ta feuille de route avec les instructions.
  
  Au Grand Hôtel, ils furent d’accord pour boire un scotch avant d’aller dormir. Coplan annonça alors :
  
  — Demain, avant de prendre le train pour Barcelone, tu enverras le rapport au Vieux. Je vais l’écrire maintenant. Je dormirai mieux quand j’aurai fait le point.
  
  Ils vidèrent leur verre, se séparèrent.
  
  Le lendemain, ou plutôt le jour même, le mardi 6 décembre, à trois heures de l’après-midi, Coplan garait sa voiture non loin du Castillet, à Perpignan.
  
  Il eut un sourire en se remémorant une autre arrivée dans cette même ville, deux ou trois années plus tôt, dans des circonstances assez extraordinaires(2).
  
  Il traversa ensuite la place, acheta deux journaux au kiosque, entra dans un café, commanda un filtre et se plongea dans la lecture des « canards ».
  
  On parlait, en page cinq, de Francesco Mazzini. Quatre lignes en caractères minuscules, dans la rubrique des faits divers :
  
  
  
  Il meurt en dormant
  
  « Francesco Mazzini, entrepreneur de maçonnerie, Italien fixé à Menton, succombe à une crise cardiaque pendant son sommeil. On pense que le malheureux avait ingurgité une trop forte quantité d’alcool avant de) se coucher. Le médecin légiste a délivré le permis d’inhumer. »
  
  
  
  Mentalement, Coplan approuva. Ce Vautier était un type bien. À signaler au Vieux, le cas échéant.
  
  Il abandonna les deux journaux sur la banquette, but son filtre brûlant, alluma une Gitane et sortit. Dehors, il y avait du soleil. La température était cependant plus fraîche qu’à Marseille, chose assez surprenante.
  
  La Préfecture étant à deux pas, Coplan s’y rendit avant de commencer d’autres démarches. De bureau en bureau, il tomba finalement sur un employé obligeant et sagace.
  
  — Attendez, dit le jeune gars d’un air inspiré, on doit trouver ça dans le fichier des professions…
  
  Il disparut, pour revenir dix minutes plus tard, le visage radieux :
  
  — Voilà notre homme ! dit-il. Victor Novila, courtier, 265, rue Lulli. Vous voyez où c’est ?
  
  — Euh… non, je ne connais pas trop bien la ville.
  
  — L’Observatoire. La promenade de la Pépinière. De ce côté-ci de l’avenue de Grande-Bretagne, la rue Lulli forme une parallèle.
  
  — Pigé. Merci…
  
  À pied par les quais de la Basse, Coplan se dirigea vers le cours Escarguel. Il fit cependant une halte avant de mettre le cap sur la rue Lulli.
  
  Ce Matador était vraisemblablement sur ses gardes. D’autre part, c’était un agent professionnel, un type dangereux, un tueur… Et qui pouvait dire s’il n’avait pas repéré Coplan à Menton ? De toute évidence, mieux valait attendre la tombée de la nuit pour aller rôder autour de son domicile.
  
  
  
  
  
  9
  
  
  Le lendemain, quand Coplan vint prendre sa clé à la réception de l’hôtel, la gérante, une dame à cheveux grisonnants, lui jeta un coup d’œil vaguement soupçonneux. Drôle de client, ce monsieur de Paris ! La veille, il était rentré bien après minuit. Quelques heures plus tard, un peu avant l’aube, il était sorti en coup de vent. Et maintenant, à l’heure où les businessmen ont d’habitude leurs rendez-vous d’affaires – c’est-à-dire entre dix et onze heures du matin – il montait à sa chambre.
  
  La gérante décrocha prestement le téléphone intérieur pour appeler la femme de charge du premier étage.
  
  — Émilie ? demanda-t-elle en mettant sa main contre sa bouche pour étouffer le son de sa voix. Le 21 est terminé ?
  
  — J’allais commencer, madame.
  
  — Vous le ferez plus tard. Le client vient de rentrer.
  
  — Bien, madame.
  
  Effectivement, Coplan fronça les sourcils en voyant que la porte de sa chambre était ouverte. Il promena un rapide regard dans la pièce, retourna sur le palier. La servante arrivait à toute allure.
  
  — Excusez-moi, monsieur, dit-elle précipitamment, je croyais faire votre chambre. Je la ferai plus tard.
  
  — Oui, ça vaudra mieux, approuva Coplan, un peu sec.
  
  Et il s’enferma dans la pièce, le front soucieux. Il avait les nerfs à fleur de peau.
  
  Il consulta sa montre, vérifia sa valise par acquit de conscience, s’allongea sur le lit.
  
  Toute la soirée, une partie de la nuit, et ce matin depuis le lever du jour, il avait poireauté inutilement dans la rue Lulli. Pas plus de Matador que de beurre en broche. Les fenêtres du second étage – où était situé l’appartement du soi-disant Victor Novila – ne s’étaient pas allumées. Rien ne l’embêtait comme ces surveillances interminables.
  
  Perdu dans ses pensées, Francis était dans les nuages d’une demi-somnolence quand on frappa à la porte. Il se leva d’un bond.
  
  — Un télégramme pour vous, monsieur Moreau.
  
  Dans tous les hôtels de province, on trouve un vieux bonhomme grave et modeste qui exécute d’un air presque solennel les mille petites corvées du service.
  
  Coplan donna un tour de clé, décacheta le télégramme.
  
  — Misère ! soupira-t-il en voyant que le formulaire ne comportait pas moins de dix lignes.
  
  Il fit une grimace, leva les yeux au ciel. Même en travaillant vite, le déchiffrement de ce message envoyé par le Vieux ne prendrait pas loin d’une heure. D’autre part, Fondane devait appeler de Barcelone. Et, pendant ce temps-là, Ramon Basco allait peut-être arriver rue Lulli et en repartir ni vu ni connu.
  
  En tout état de cause (et le don d’ubiquité n’ayant pas encore été mis à la disposition des gens accablés de tâches trop abondantes), il fallait se résigner. Coplan ôta sa veste, s’installa à la petite table, déchira un feuillet de son agenda de poche, s’arma de son stylo à bille.
  
  « Mercredi 7 décembre, calcula-t-il… Un, deux, sept, trois, huit, un… »
  
  Il griffonna des chiffres, les plaça dans un dessin géométrique apparemment loufoque, recommença l’opération en sens inverse. La clé du code, basée sur la date et l’indicatif, constituait un rébus inextricable pour toute personne non initiée.
  
  Enfin, après avoir obtenu les données déterminantes, il commença à décrypter le message commercial envoyé par Paris.
  
  Il était en plein travail quand le téléphone sonna.
  
  — Une communication pour vous, monsieur Moreau. De Barcelone.
  
  — Très bien, passez-la-moi.
  
  Une série de craquements, de sonneries désespérées, de hululements étranges précédèrent la voix de Fondane.
  
  — Allô. C’est vous, Moreau ?
  
  — Oui. Il y a exactement trente-neuf minutes que j’attends.
  
  — Je suis désolé. J’ai demandé Perpignan à onze heures moins sept.
  
  C’était bien Fondane, et qui téléphonait en toute liberté. Coplan s’enquit :
  
  — Des nouvelles ?
  
  — Oui, j’ai vu l’appareil qui nous intéresse.
  
  — Ah, parfait. Et alors ?
  
  — J’estime que vous devriez l’examiner avant de passer la commande :
  
  Coplan regarda sa montre.
  
  — Je crois que c’est la sagesse même. Je serai là-bas à trois heures et demie, cela vous convient ?
  
  — Por cierto(3) ! Éventuellement, je vous laisserai un mot chez moi.
  
  — Hasta pronto(4).
  
  Au fond, c’était logique. Ramon Basco avait jugé plus prudent de mettre une frontière entre lui et ses deux meurtres.
  
  Coplan se remit à décoder le télégramme. Quand il arriva au dernier mot, il se sentit en proie à une immense perplexité. Il relut deux fois le texte rédigé par le Vieux, puis, nettement incrédule, il se leva, alluma une Gitane, se mit à marcher de long en large dans la chambre. Après un bout de temps, il arrêta son va-et-vient pour relire une fois encore le message surprenant :
  
  
  
  « Heinrich ALMEYER. — Né à Düsseldorf en 1907. Militant national-socialiste dès l’époque héroïque. Entre à l’Abwehr en 1936. Nommé officier de sécurité SS en avril 1939. Dirige un service de recrutement et de contrôle jusqu’en septembre 1943. Envoyé au front russe en janvier 44. Tué en mars de la même année.
  
  
  
  « Georges ROCHON. — Renseignements faux. N’a jamais été au service de l’Abwehr. (Voir dossier)
  
  
  
  « Alain ROCHON. – fils de Georges. — Ingénieur des Ponts et Chaussées à Casa. Rien à signaler. Placé sous surveillance jusqu’à nouvel ordre.
  
  
  
  « Louise MELBOURG, alias Anita MELBORG. — Renseignements faux. Ne figure pas sur tes listes originale ? des SR allemands.
  
  
  
  « Francesco MAZZINI. — Ancien secrétaire cellule fasciste quartier Melcantone, Bologne. Incorporé à la police de l’E.M. du Duce en 1938. Envoyé en France en 1940. Aucun lien avec l’Abwehr.
  
  
  
  « Ramon BASCO. — Renseignements faux. Non inscrit sur les listes de l’Abwehr. Victor Novila. Néant.
  
  
  
  « Informations à revoir. Melbourg vous aiguille délibérément sur fausse piste. Prudence extrême nécessaire. Formalités administratives Menton et Marseille réglées. Terminé »
  
  
  
  La conclusion était à la fois simple et décevante : Louise Melbourg était la dernière des imbéciles.
  
  Car enfin, Coplan l’avait mise en garde avec une louable insistance. Et, malgré cela, elle avait menti. Sa confession n’était que fariboles de A à Z.
  
  Mais alors, pourquoi ce roman ? Pourquoi toute cette histoire prétendument basée sur d’anciennes appartenances à l’Abwehr ? Pourquoi cette fable d’un impitoyable chantage exercé par l’Espagnol sur ses agents du temps de guerre ? Et pourquoi les aveux compromettants de la Danoise ?
  
  Les renseignements du Vieux ne pouvaient être mis en doute. On possédait à Paris les listes complètes des agents allemands ; non pas des copies, mais les photostats des listes originales trouvées dans les archives de Berlin.
  
  « Cette blonde est ‘siphonné », pas de doute ! conclut Francis.
  
  Comme le prévoyait le plan établi antérieurement par Coplan, ce dernier, en arrivant à Barcelone, se rendit en droite ligne au centre de la ville, à l’hôtel Granvia.
  
  Il se sentait de nouveau remonté à bloc. Sur le moment même, le télégramme du Vieux l’avait quelque peu ébranlé. Mais, à la réflexion, il s’était dit que la capture de Ramon Basco allait élucider d’un seul coup toutes les énigmes de l’affaire Rochon. Abwehr ou pas, l’Espagnol était la clé de voûte de toute l’histoire. Sur ce point-là, Louise Melbourg ne pouvait pas avoir menti ; la vieille Mme Voguel, voisine de Rochon, avait fait mention d’une voiture espagnole stationnant parfois devant la villa de Rochon.
  
  Sous la conduite d’un valet cérémonieux, Coplan fut acheminé vers le premier étage du palace. Le Granvia, quoique un peu désuet, avait toujours grande allure avec son hall majestueux et sa galerie à colonnades.
  
  Rapidement installé, Coplan se hâta de descendre au bar. Il était 15 h 35. Fondane avait déjà cinq minutes de retard.
  
  Une heure plus tard, Francis se trouvait toujours seul dans le bar désert. Fatigué d’attendre, il sortit, se dirigea vers l’Université située dans la même artère que l’hôtel, l’avenue José Antonio.
  
  Arrivé là, il hésita. Finalement, la curiosité l’emporta. Après avoir inspecté la calle de Pelayo, il descendit les Ramblas jusqu’à l’angle de la calle Fernando. Quelques minutes plus tard, il passait tranquillement devant la boutique de Ramon Basco. C’était un magasin d’instruments de musique. À la vitrine, il y avait deux accordéons étincelants, un saxo, des harmonicas dans leur écrin, des castagnettes de toits les modèles imaginables, des métronomes et diverses partitions de musique moderne et classique.
  
  L’étalage n’était pas très dynamique, et l’immeuble plutôt vieillot. Il fallait beaucoup d’imagination pour concevoir que le patron de ce commerce banal pût diriger un réseau d’espionnage international.
  
  Une demi-heure durant, Francis vagabonda autour de la boutique. Rien d’insolite, rien de suspect n’attira son attention. De guerre lasse, il retourna à son hôtel. Au bar, pas de Fondane. À la réception, pas de message pour le señor Moreau.
  
  Coplan s’enferma dans sa chambre. Il s’y trouvait depuis vingt minutes quand le téléphone lui annonça qu’on le demandait dans le hall.
  
  C’était Fondane, la mine à peu près aussi joyeuse qu’une porte de prison. Après quelques formules de politesse pour la galerie, ils s’orientèrent vers le bar. Fondane chuchota alors :
  
  — Je me suis fait semer. Il est parti en bagnole juste après le déjeuner. Je l’ai pris en chasse, naturellement ; mais, après la Junquera, j’ai compris : il retournait à Perpignan ! Moi, avec ma bagnole de location, je ne pouvais pas franchir la douane. J’étais marron.
  
  Coplan réprima un mouvement d’irritation.
  
  — Quel cirque ! râla-t-il entre ses dents. Va reconduire cette tire et attends-moi le long du parc, paseo de Pujadas, dans l’axe de la calle de Roger de Flor. Je te cueille au vol en passant et nous filons sur Perpignan. Il n’y a rien d’autre à faire.
  
  — D’accord.
  
  Quand Coplan s’accouda au comptoir de la réception pour dire négligemment à l’employé :
  
  — Sirvase usted hacerme preparar la cuenta(5), le bonhomme prit cela comme une offense personnelle.
  
  — Monsieur n’est pas satisfait de sa chambre ? demanda-t-il en français.
  
  — Si, si ! Mais je suis obligé de changer de programme. Un de mes clients m’appelle d’urgence à Madrid…
  
  — Ah, très bien.
  
  Coplan balança en vitesse ses affaires dans sa valise, paya sa note et alla chercher la DS au garage de l’hôtel.
  
  Deux heures plus tard, il stoppait devant la barrière de la douane. La DS avait fait les frais de ce décevant intermède espagnol : Coplan avait littéralement massacré le champignon.
  
  Vingt minutes après, c’est-à-dire à huit heures moins le quart, ils étaient à Perpignan.
  
  — On casse la croûte ? demanda Fondane.
  
  — Pas question ! On s’occupe du Matador. Si celui-là nous glisse entre les doigts, tout est foutu.
  
  — Attention ! jeta soudain Fondane. Sa bagnole est garée à l’entrée de la petite rue, je viens de la voir…
  
  — Dieu soit loué ! fit Coplan, soulagé d’un grand poids.
  
  Ils garèrent dans la rue Delibes, puis ils se séparèrent pour entamer la surveillance. À dix heures un quart, la lumière s’éteignit aux fenêtres de l’appartement de Victor Novila, alias le Matador. Coplan et Fondane, de faction à une centaine de mètres de distance l’un de l’autre, eurent la même réaction. Ils se planquèrent instantanément dans une encoignure.
  
  Aucune confusion de personne n’était à craindre. Ramon Basco avait un physique trop caractéristique pour qu’on pût se tromper à son sujet. Dans la rue déserte, sa longue silhouette sèche se découpait avec netteté sur le fond de demi-lumière de la nuit. Silhouette inquiétante et fière. Il se retourna plusieurs fois en marchant vers sa voiture ; mais, comme on pouvait le suivre des yeux d’assez loin, ni Coplan ni Fondane n’avaient bougé. Quand la voiture de l’Espagnol déboucha dans la rue Lulli, Fondane avait déjà amené la DS. Coplan s’y engouffra sans même attendre qu’elle eût stoppé.
  
  Après la rue Franklin, Basco s’engagea dans l’avenue du Général-Leclerc. Il fit une courte halte le long du marché.
  
  — Il va poster une lettre ! s’exclama Fondane, excité.
  
  — Dépose-moi, décida Coplan du tac au tac. Cette lettre, il me la faut Continue seul et téléphone-moi le plus vite possible au 26-89. Je serai dans le hall et je ne bougerai pas de là. Minute ! Mon rouleau de chatterton…
  
  Il plongea la main dans un des casiers du tableau de bord, retira une petite trousse et commanda :
  
  — O.K., démarre ! Et fais gaffe, il est sur la brèche.
  
  La voiture de l’Espagnol venait de se remettre en route. Fondane lui laissa prendre un peu d’avance, puis lança la DS.
  
  Coplan chercha rapidement un lacet de cuir dans la poche de sa veste. Il le plia en deux, formant une boucle au milieu, y enserra son passe-partout, repassa dans la boucle les extrémités libres du lacet de manière à emprisonner solidement la clé, puis, entourant la clé de deux tours de chatterton, il coupa le ruban au moyen de son canif en laissant un surplus d’environ huit centimètres.
  
  La boîte aux lettres était du type courant Coplan introduisit la clé dans la fente, laissa descendre en donnant brusquement du mou au lacet le passe-partout atterrit sur le tas de lettres. Ensuite, avec une douceur et une dextérité peu ordinaires, Coplan fît remonter le passe-partout.
  
  La lettre qui venait d’être postée apparut, collée au ruban adhésif. Coplan jeta un regard aux alentours. Personne, à cette heure, ne passait devant le marché abandonné à sa solitude nocturne.
  
  Avec la plus grande lame de son canif, Francis soutint la lettre, l’amena à l’horizontale, l’attira précautionneusement. Un piqueur de troncs d’église, même chevronné, n’aurait pas fait mieux !…
  
  Coplan fourra prestement la lettre, le lacet et la clé dans sa poche, tout en s’éloignant. Il se faufila le long des abattoirs où régnait une obscurité plus épaisse encore, et rassurante, en l’occurrence.
  
  Pendant ce temps-là, Fondane se livrait à un sport tout aussi délicat. Ramon Basco avait pris la direction de la citadelle. Ensuite, ayant rejoint l’avenue du Général Guillan, il avait continué vers la route nationale. Pendant quelques minutes, Fondane avait juré comme un soudard à l’idée que ce maudit Matador allait peut-être retourner à Barcelone par la route qu’il avait empruntée à l’aller. La perspective d’un nouveau chassé-croisé qui aurait laissé Coplan en panne mit le sang de Fondane en ébullition. C’était trop con ! À tout prendre, mieux valait abandonner la poursuite une fois la frontière en vue et alerter Coplan avant de pousser plus loin.
  
  Mais, contrairement à ces prévisions, la voiture de l’Espagnol prit sur la gauche et s’engagea dans la 114. Dès lors, la promenade devint encore beaucoup moins confortable. Plus question de pronostiquer quoi que ce soit ! En outre, se coller au train de Basco tout au long de cette route droite et déserte, et cela sur plus de vingt kilomètres, c’était se faire repérer infailliblement.
  
  Fondane n’hésita pas. Dans une situation de ce genre, il fallait payer d’audace et prendre des risques. Tant pis si ça ratait.
  
  Il accéléra progressivement. La DS 19, avec un rugissement de fauve qui bondit hors de sa cage, fonça dans la nuit. Le compteur marquait 150 quand Fondane dépassa la bagnole du Matador.
  
  À Elne, Fondane se planqua sur une petite place, un peu à l’écart de la nationale, mais en bordure de la route quand même. La voiture de Basco passa sans ralentir.
  
  Fondane manœuvra, reprit la course. Cette fois, lorsqu’il dépassa l’Espagnol, il roula carrément à gauche pendant plus de deux cents mètres. Les phares du Matador n’eurent pas la possibilité d’éclairer la plaque minéralogique de la DS. Or il n’en manque pas sur les routes de France…
  
  À Argelès, même combine. Basco, au volant de sa Peugeot grise garnie de plaques espagnoles, passa outre. Fondane, plutôt tracassé, se demanda où cette partie de jumping allait aboutir.
  
  Il le sut trois quarts d’heure plus tard. Basco s’arrêta à la toute dernière ville française avant la frontière espagnole, c’est-à-dire Cerbère. Il abandonna sa voiture dans un garage du patelin, et, malgré l’heure tardive, alla dîner au restaurant de l’hôtel Central, rue de la Poste. Il avait dû prévenir, car une table avait été dressée à son intention.
  
  Fondane, sans perdre une minute, se mit à la recherche d’un autre hôtel. Il y en avait un, mais qui n’ouvrait qu’à Pâques. Un passant attardé lui conseilla le buffet de la gare.
  
  C’est de là qu’il alerta Coplan.
  
  — J’arrive ! répondit ce dernier. J’ai loué une voiture à tout hasard et je vois que j’ai bien fait. Je serai là dans une heure. Que fait notre toréador ?
  
  — Il bouffe, le veinard !…
  
  — Écoute, commence par contrôler les derniers départs des trains à destination de Barcelone.. Si tu as un battement suffisant, casse la croûte. Je te rejoins de toute manière à la gare.
  
  — Vous croyez qu’il a l’intention de voyager en chemin de fer ?
  
  — Pardi ! L’astuce est claire comme de l’eau de roche… J’ai d’ailleurs un nouvel atout dans ma manche. Nous en reparlerons…
  
  
  
  
  
  10
  
  
  La voiture que Coplan avait louée par téléphone était une Simca 1500, carrosseries grise.
  
  Dans les rues de Perpignan, au départ, elle se fit un peu tirer l’oreille. C’était une mémère qui n’avait plus les nerfs bien vifs ; mais, une fois sur la route, elle étonna son pilote. Après quelques kilomètres, elle s’échauffa, trouva sa cadence et se mit à carburer allègrement. Même après Collioure et Port-Vendres, dans les lacets qui surplombent la mer, elle conserva son rythme et fit preuve d’une surprenante énergie.
  
  Coplan freina dès qu’il aperçut dans ses phares les premières maisons de Cerbère. Il gara la voiture dans un coin tranquille, à l’entrée du patelin, ferma les portières à clé. Puis, se faufilant dans la nuit, il grimpa à pied en direction de la gare.
  
  La gare internationale de Cerbère est plus importante qu’on ne pourrait se l’imaginer d’après son aspect provincial et paisible. En fait, c’est un nœud ferroviaire de grand trafic. Ses longs bâtiments plats, peints en jaune et ornés de fenêtres d’allure bourgeoise (avec des châssis vert pomme qui rappellent les bungalows de vacances), sont le siège d’une activité assez considérable. Sur le devant de la gare, la cour d’arrivée est vaste et propre ; le soir, des lampes électriques puissantes assurent un éclairage parfait.
  
  Fondane avait depuis longtemps terminé son dîner quand Coplan le rejoignit au buffet.
  
  — Vous avez changé d’humeur, fit remarquer Fondane en voyant la mine satisfaite de Coplan.
  
  — Oui, peut-être, admit Francis.
  
  Il cligna de l’œil et ajouta :
  
  — Cette fois, j’ai bien l’impression que nous avons le vent en poupe.
  
  — Du neuf ?
  
  — Sûr !… Primo, il y a cette lettre que notre homme a postée avant de quitter Perpignan. J’ai réussi à la piquer. Elle est adressée à un certain Ludwig Frings, Kemerstrasse, Stuttgart. J’ai noté le nom et l’adresse, puis j’ai immédiatement transmis la missive au Vieux pour qu’il la fasse examiner par le service de Doulier.
  
  — Message en code ?
  
  — L’enveloppe était vide.
  
  — Hein ?
  
  — Parole d’honneur. C’est pour poster une enveloppe vide que Ramon Basco s’est arrêté un instant au marché avant de quitter Perpignan. Mais c’est tellement plus sûr, quand on y réfléchit. Ces gens ont toutes les astuces… S’il y a un pépin du côté du destinataire, on se figure inévitablement que l’expéditeur a omis par distraction de glisser sa lettre dans l’enveloppe. Ou encore, on cherche la lettre sans penser que c’est l’enveloppe elle-même qui contient le message… L’équipe de Doulier aura l’occasion d’exercer ses talents spéciaux sur cette enveloppe sans contenu.
  
  — En effet, c’est intéressant. Et votre secundo ?
  
  — Je me réjouis à l’idée d’avoir enfin une conversation avec Ramon Basco. Je suppose qu’il y a un train de nuit pour Barcelone ?
  
  — Oui, qui part à minuit moins sept.
  
  — Parfait. Nous allons le prendre, nous aussi.
  
  — Ah ? Vous pensez que le Matador va monter dans ce train ?
  
  — Couru d’avance. Il est venu ici dans un but très précis, mais il n’a aucune raison de s’attarder.
  
  Fondane arqua ses sourcils, réfléchit quelques instants en silence, puis, à la fois perplexe et intrigué :
  
  — J’avoue que je ne saisis pas le topo. Basco se trouvait à Barcelone aujourd’hui même et il a fait le voyage Barcelone-Perpignan avec sa voiture. Pourquoi va-t-il prendre le train de nuit pour retourner à Barcelone, alors que sa voiture est ici ?
  
  Un sourire madré apparut sur les lèvres de Francis.
  
  — Évidemment, murmura-t-il. À première vue, ça paraît loufoque. Mais ce n’est pas loufoque du tout… Basco exerce la profession de courtier ; ses affaires d’importation et d’exportation justifient admirablement ses continuels voyages de part et d’autre de la frontière. Un alibi de ce genre est indispensable quand on joue sur deux territoires et quand on jongle avec deux identités distinctes. Mais toute médaille a son revers, et la profession de Basco présente un inconvénient : les inspecteurs de douane et les policiers de la zone frontière se méfient de l’import-export comme de la peste… C’est un fait bien connu : les courtiers professionnels sont pratiquement fouillés à chaque passage. Notre Espagnol ne peut donc jamais transporter lui-même les documents ou les objets clandestins qu’il désire passer. S’il s’y risquait, il y a belle lurette que les flics l’auraient pincé, ce sont des passeurs qui font ce travail à sa place. Et c’est ici, à Cerbère, que se fait la transmission.
  
  Fondane opina.
  
  — Pigé. Le caïd ne se mouille pas. Ce sont des domestiques qui se chargent de ce boulot.
  
  — Oui… Basco a sans doute amené ici des choses qu’il estime désormais compromettantes. Une fois que le passeur aura acheminé les choses en question à Barcelone, Basco reprendra le train, débarquera à Cerbère, reprendra sa voiture et regagnera Perpignan.
  
  — Quel luxe de précautions, quand on y réfléchit…
  
  — Oui, en effet, dit Coplan. Mais je commence à comprendre pourquoi cet Espagnol est parvenu à mener pendant quinze ans ce jeu périlleux sans trébucher une seule fois. Il est très fort, le gars.
  
  Une autre idée parut soudain frapper Fondane.
  
  — Mais alors, nous ferions mieux de changer de tactique. En ouvrant bien les yeux, nous pourrions peut-être repérer les passeurs du réseau de Basco ?
  
  Coplan secoua la tête.
  
  — Inutile. Ce stade est dépassé. Ce n’est plus le moment de s’acharner sur des questions de détail. Nous réglerons tout cela plus tard. Maintenant, nous entrons dans le vif du sujet.
  
  — Méfiez-vous. Nous serons en territoire espagnol.
  
  — J’y ai songé. Je vais d’ailleurs t’exposer mon plan, mais pas ici. Sortons…
  
  — Et si vous mangiez un morceau d’abord ? Vous avez tout juste le temps de…
  
  — Non, coupa Francis, je ne désire pas m’attarder. Nous allons sortir. Tu iras chercher deux billets de Seconde pour Barcelone ; ensuite, tu viendras acheter deux ou trois sandwiches que tu m’apporteras derrière l’entrepôt des marchandises, tout au bout de la cour d’arrivée… Je m’en voudrais de gâcher cette occasion unique. Basco viendra sûrement inspecter la salle des guichets et le buffet avant de s’embarquer. Je me méfie de ce super méfiant…
  
  De fait, à la demie d’onze heures, c’est-à-dire avec une bonne vingtaine de minutes d’avance, l’Espagnol arriva à la gare, prit son billet, alla boire un cognac au buffet. Ses yeux sombres et sévères lançaient de brefs regards aiguisés. Il se tenait visiblement sur ses gardes.
  
  Mais Coplan avait pris toutes ses dispositions. Ayant contourné la gare, bien au-delà des bâtiments jaunes, il s’était dissimulé derrière un butoir marquant le terminus d’une voie auxiliaire. Fondane, de même, se tenait à l’abri des regards, mais du côté opposé, c’est-à-dire à la limite sud des voies de manœuvre. De leur observatoire respectif, ils pouvaient distinguer tous deux la haute silhouette du Matador qui faisait les cent pas sur le quai.
  
  Une dizaine d’autres voyageurs attendaient. Quatre wagons de marchandises avaient été amenés à l’extrémité de la voie parallèle, prêts à être accrochés au convoi Narbonne-Barcelone. L’horloge de la gare, sous son petit auvent de tôle peinte, indiquait minuit moins douze. Les douaniers, à cette heure, étaient plongés dans leurs paperasses ; leur service nocturne était terminé, ils en profitaient pour mettre leurs bordereaux au net.
  
  Le calme absolu régnait autour de la gare. Aucune rumeur ne venait du port ni de la petite ville endormie.
  
  Soudain, un sifflement bref, strident, annonça le convoi. Les voyageurs s’animèrent comme par magie. Trois ou quatre cheminots sortirent d’un des bâtiments et s’élancèrent au pas de course vers les wagons de marchandises qu’ils allaient accrocher au train. Leur présence ne gêna guère Coplan et Fondane qui se trouvaient à bonne distance.
  
  Le convoi stoppa dans un vacarme assourdissant une femme et trois hommes – dont deux militaires – descendirent sur le quai.
  
  Tout se passa très normalement cependant, Ramon Basco, toujours sur le qui-vive, ne s’embarqua pas tout de suite. Il s’attarda sur le quai, faisant semblant de tripoter la poignée de la mallette qu’il tenait à la main. À la dernière minute, quand le chef de gare eut sifflé le départ, l’Espagnol monta prestement dans une voiture de seconde, à peu près au milieu du convoi.
  
  Coplan s’était rapproché du wagon de queue. Et Fondane, avec la même agilité circonspecte, avait progressé vers la tête du train, mais en ayant soin de rester en dehors des halos rougeoyants de la locomotive.
  
  Les cheminots s’étaient éloignés aussitôt leur boulot terminé, et leur empressement à mettre les voiles prouvait que leur unique souci était de regagner leurs pénates, le service de nuit ayant pris fin.
  
  Coplan sauta sur le marchepied à contre-voie et resta accroupi, collé au wagon. Dans la perspective des voitures qui s’ébranlaient lentement, il vit une ombre qui bondissait, loin en avant.
  
  Lorsque les ultimes lumières de la gaie eurent été dépassées depuis plusieurs minutes, Coplan progressa le long du marchepied, atteignit une plateforme, fît tourner la poignée, poussa la porte. Un vieux paysan en manteau beige, assis sur un panier d’osier, le regarda, effaré.
  
  — Contrôle technique, dit Coplan d’un ton plein d’assurance.
  
  Et il passa dans le wagon suivant l’aplomb qu’il affichait était plus convaincant qu’un uniforme.
  
  Fondane, en revanche, dut patienter deux ou trois minutes. À travers la vitre mate de la plateforme, il avait vu une silhouette volumineuse qui gagnait en titubant les waters. Il se glissa sur la plate-forme dès qu’il vit la silhouette anonyme s’agiter dans les w. – c.
  
  Ce n’était qu’une grosse matrone qui avait éprouvé le besoin de satisfaire, aussitôt le départ, une exigence de la nature.
  
  Un bon quart d’heure plus tard, le contrôleur arriva.
  
  Il aborda Fondane alors que celui-ci rêvassait dans le couloir, au milieu du troisième wagon après la locomotive. Il poinçonna le billet, leva un œil sur Fondane, puis continua le contrôle.
  
  Coplan, accoudé devant une fenêtre, dans le couloir de l’avant-dernier wagon, tournait le visage légèrement de côté. Ses yeux fixaient avec calme le cadran de sa montre-bracelet.
  
  À Port-Bou, le train s’arrêta cinq ou six minutes. Les cheminots espagnols prirent la relève, et le voyage se poursuivit.
  
  À l’instant convenu, Coplan se redressa et se mit en route. Fondane, à l’autre bout du convoi, fit exactement pareil, sa montre ayant été réglée sur celle de Francis.
  
  En traversant l’une après l’autre les voitures, Fondane affichait cet air désabusé du voyageur qui s’ennuie à crever et qui ne sait que faire pour tuer le temps.
  
  Coplan, de son côté, arborait une expression absente, rêveuse ; celle du monsieur qui arpente les couloirs pour se dégourdir un peu les jambes, tout en pensant à ses affaires.
  
  Fondane s’apprêtait à ouvrir une fois de plus une porte vitrée pour passer d’un wagon au suivant en franchissant le soufflet plein de courants d’air, grand il se ravisa et se mit à l’écart. L’espace d’un éclair, il avait eu le loisir de voir Ramon Basco. L’Espagnol se tenait debout sur la plate-forme, immobile et raide, à l’endroit même où il était monté à Cerbère, à peu près au milieu du train. La face tournée vers la vitre légèrement embuée, les bras croisés, il avait l’air de scruter d’un œil austère les ténèbres confuses de la nuit.
  
  Le train roulait à bonne allure. Dans les compartiments, la plupart des voyageurs somnolaient.
  
  Fondane risqua un regard à travers les deux portes du soufflet. Il ne s’était pas trompé, c’était bien le Matador. Celui-ci était vêtu d’un manteau gris foncé, assez long, ajusté aux épaules, serré à la taille par une ceinture étroite, ce qui allongeait encore sa silhouette d’échalas. Il avait déposé sa mallette à ses pieds. Tête nue, le menton agressif, il semblait perdu dans un abîme de pensées… Avec deux meurtres sur la conscience et un réseau en pleine foirade, il avait évidemment des sujets de méditation à suffisance.
  
  Fondane se tenait hors du champ de vision de l’Espagnol. Mais, tout à coup, de l’autre côté de la plate-forme, et plus loin que le dernier compartiment, le visage de Coplan apparut. Basco ne pouvait le voir, mais Fondane oui.
  
  Coplan alluma une cigarette, la main en écran devant la flamme de son briquet. Fondane, inspectant rapidement le couloir du wagon où il se trouvait, constata que tout était absolument paisible. Il alluma une cigarette à son tour.
  
  C’était le signal.
  
  Avec un ensemble parfaitement synchronisé, Coplan et Fondane se dirigèrent vers la plate-forme où Ramon Basco, solitaire, ruminait ses pensées.
  
  Cette fois, les rôles étaient renversés : un étau se refermait sur le Matador lui-même.
  
  Cependant, durant une ou deux minutes – des minutes étrangement longues – l’Espagnol demeura immobile, les bras toujours croisés, le visage toujours tourné vers la vitre. Il voyait, reflétées sur le carreau, les deux silhouettes massives plantées juste derrière lui. Et il devait bien se douter que l’apparition simultanée de ces deux gaillards impassibles avait une signification précise.
  
  — Bonsoir, señor Basco, murmura lentement Coplan.
  
  L’Espagnol hésita, puis se retourna brusquement. Sa longue face triste et dure était comme un masque sculpté dans un bloc d’acajou.
  
  Coplan reprit, avec une douceur suave :
  
  — Vous pensez à Georges Rochon… ou à Francesco Mazzini ?
  
  La mâchoire proéminente de Basco parut s’avancer davantage. Il dardait ses yeux pénétrants sur Francis. Puis, très lentement, comme dans un mouvement tout à fait naturel, il décroisa les bras. Sa main droite descendit vers la poche de son manteau…
  
  
  
  
  
  11
  
  
  Coplan, devançant le geste de Ramon Basco loi saisit le poignet et, de la main gauche, plongea dans la poche de l’Espagnol. Il en ramena un briquet chromé, d’assez grande taille, genre briquet à gaz butane.
  
  — Vous êtes fou, non ? ricana-t-il en dévisageant l’Espagnol. Vous vouliez nous faire sauter tous les trois ? Je les connais, ces mécaniques.
  
  Basco se recula contre la portière pour prendre son élan. Mais Fondane l’avait à l’œil. D’une longue droite à la mâchoire, il stoppa net les velléités belliqueuses du type.
  
  Coplan articula :
  
  — Écoutez, Basco. Vous êtes coincé et vous le savez. Comme nous sommes déjà en Espagne, je devrais vous abattre sans autre forme de procès. Telle est la règle du jeu ; entre gens de métier, pas besoin de beaucoup parler pour se comprendre, hein ?…
  
  Le Matador avalait nerveusement sa salive. Sa pomme d’Adam montait et descendait à toute allure le long de son cou maigre.
  
  Coplan reprit :
  
  — Je suis forcé d’être bref, car nous risquons d’être dérangés d’un instant à l’autre. Voici mon offre : un chef de réseau, ça représente quelque chose, sur le marché mondial. Vous capitulez sans restrictions et vous vous mettez à table ; en contrepartie, je me charge d’étouffer l’affaire Rochon et l’affaire Mazzini. Vous passez dans notre camp, et avec votre complicité, nous noyautons votre organisation sans rien changer aux apparences. Je crois que c’est clair ?
  
  — C’est vous qui êtes fou ! riposta l’Espagnol, sarcastique.
  
  — Dépêchez-vous, Basco, menaça Coplan. Je ne parle pas à la légère, et ce que je vous propose n’est ni un piège ni une improvisation pour les besoins de la cause. Même en territoire espagnol, je peux vous faire arrêter. Vous avez commis deux assassinats dont j’ai été personnellement le témoin. La police de Figueras vous enverra en prison, l’Interpol fera le reste. Alors ?…
  
  — Vous me prenez pour un con ? fit l’Espagnol, amer et méprisant. Vos salades me font pitié ! Je suis foutu, archifoutu, n’essayez pas de me dorer la pilule.
  
  — Je me fais fort de vous repêcher, répéta Francis.
  
  — Et quoi encore, espèce de flic ? Vous vous imaginez que votre bénédiction me suffit ?
  
  D’un brusque fléchissement des jambes, il se baissa, se projeta la tête la première dans le ventre de Fondane, l’envoya au tapis, se redressa, fit voltiger une droite fulgurante au menton de Francis qu’il gratifia en outre d’une volée de durs crochets à la face. Le tout en un centième de seconde.
  
  L’Espagnol, haletant, un affreux rictus aux lèvres, se massait le poing droit. Son visage crispé exprimait la colère et le désespoir. Brusquement, pivotant sur lui-même, il se pencha.
  
  Un violent souffle d’air froid balaya la plateforme. Ramon Basco prit un pas de recul et, les poings collés au visage, il plongea de toutes ses forces dans le rectangle noir de la portière ouverte. Le vent et la nuit le happèrent impitoyablement…
  
  Coplan, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, refusait de croire que la scène rapide à laquelle il venait d’assister fût bien réelle. Mais, reprenant ses esprits, il se rua vers le premier compartiment du wagon et tira la sonnette d’alarme.
  
  Gémissant, frémissant, crachant de la vapeur, le convoi s’était arrêté en rase campagne. Coplan était déjà sur la voie. Il courut à la rencontre du chef du train qui s’amenait avec sa lanterne.
  
  — Un voyageur… balbutia-t-il hors d’haleine et bouleversé. Je l’ai vu sauter par la portière… Un grand type en manteau gris…
  
  L’aide-machiniste arriva également, puis le contrôleur. Ils se mirent tous à galoper le long du ballast. Coplan était en tête du groupe. Et c’est lui qui repéra le premier le corps allongé dans le noir, contre la pierraille d’un talus herbeux.
  
  Avec une dextérité incroyable et tout en feignant de se pencher sur l’Espagnol pour le secourir, il lui subtilisa son portefeuille qu’il fit glisser dans la manche de son pardessus. Puis, retournant doucement le corps désarticulé, il déboutonna le manteau, se pencha davantage pour écouter si le cœur de l’homme battait encore.
  
  — Je crois qu’il est mort, annonça-t-il aux autres, d’une voix blanche.
  
  Le chef de train déposa sa lanterne sur le sol et se mit à proférer des jurons en espagnol.
  
  Coplan avait depuis longtemps cultivé ses dons de voleur à la tire. Malgré la présence des cheminots et malgré la lumière blafarde de la lanterne, il parvint encore, en déplaçant le cadavre de Basco pour lui donner une position moins tragique, moins macabre surtout, à lui faire les poches latérales de son veston.
  
  Le contrôleur, indécis, demanda à ses collègues :
  
  — Qu’est-ce qu’on fait ?
  
  Le chef de train grommela :
  
  — Faut le laisser sur place, c’est le règlement. On avertira les carabiniers à Figueras. Je vais rester près du corps.
  
  — Son identité ? questionna soudain l’aide-machiniste. Vous devez prendre son identité avant tout.
  
  Ils eurent beau chercher, ils ne trouvèrent ni portefeuille ni passeport.
  
  Coplan suggéra :
  
  — Dans sa mallette, peut-être ? J’ai remarqué qu’il avait une petite mallette brune…
  
  Le contrôleur espagnol, catégorique, décréta en s’adressant au chef de train :
  
  — Vous restez là et vous attendez les gendarmes, compris ? Nous, faut qu’on démarre. On remettra la mallette du mort à Figueras.
  
  — Bon, acquiesça le chef de train, conscient de ses responsabilités, mais pas tellement à la fête. Je vais rester là en attendant les gendarmes.
  
  Cinq minutes plus tard, le convoi reprenait sa course. Coplan dut fournir au contrôleur un témoignage dûment circonstancié. Le plus surprenant, c’est qu’on découvrit dans la mallette de Basco des pièces d’identité et un passeport parfaitement valide au nom de Victor Novila, domicilié à Perpignan. Sans l’avoir voulu, Francis avait simplifié l’enquête que les gendarmes espagnols et français allaient mener au sujet du suicidé.
  
  — J’en suis encore tout remué, soupira Coplan quand le contrôleur referma son calepin cartonné.
  
  — Ben oui, c’est fatal, grommela l’Espagnol. On a beau dire, ça fait quelque chose de voir ça, un homme qui se détruit.
  
  — J’avais été frappé par son air inquiet, tourmenté, fit encore remarquer Francis.
  
  — Ah, j’oubliais ! s’exclama subitement le contrôleur. Faut m’excuser, mais je suis obligé de vous demander votre nom et votre adresse pour le procès-verbal.
  
  — C’est bien naturel, ma foi… Voici mes papiers.
  
  Le contrôleur ouvrit derechef son calepin, inscrivit avec application : MOREAU, Pierre-Sylvestre, né à Dijon le 5 avril 1919… Inspecteur d’administration. Domicilié à Paris, rue Claude-Bemard, 196 ter.
  
  — Vous serez sans doute interrogé à Paris, dit l’employé… Si tant est qu’on vous interroge, car un suicide, hein !… Y a pas lourd à raconter là-dessus.
  
  Fondane, lui, s’était réfugié dans un compartiment vide. Coplan ne chercha ni à le rejoindre ni à lui adresser la parole. Ils se retrouvèrent à l’arrivée à Barcelone, dans un café proche de la gare.
  
  — Quelle histoire, dit Fondane en grimaçant. Il a dû se tuer sur le coup, le Basco ?
  
  — Sûr ! Et plutôt deux fois qu’une ! Il avait la moitié de la figure arrachée, la tête presque détachée du tronc. Je pense qu’il a percuté le ballast de biais, la tête en premier, tu t’imagines !… J’ai son portefeuille et quelques autres bricoles.
  
  Discrètement, il sortit le portefeuille de l’Espagnol, fit un rapide inventaire. À première vue, rien de particulièrement instructif.
  
  — Évidemment, dit Fondane. On pouvait le fouiller à la douane, donc il est blanc comme neige.
  
  — Sauf ceci, murmura Francis en déposant sur la table un petit sachet sur lequel était imprimé : « BICARBONATE DE SOUDE. Digestions lentes, brûlures d’estomac. Soulagement instantané. Les Pharmaciens Réunis. Paris. »
  
  — Vous croyez que ?…
  
  — Oui. Rochon et Mazzini ont dû en tâter, de ce remède.
  
  — Le fait est que ça les a considérablement soulagés, admit Fondane.
  
  Il y avait encore quelques clients dans le café. En Espagne, la vie nocturne a des limites extrêmement élastiques.
  
  Coplan parut soudain très soucieux. Fondane lui jeta un regard interrogateur.
  
  — Payons et filons, décida Francis. Nous perdons un temps précieux… Basco était probablement attendu chez lui. Nous pouvons profiter de sa mort.
  
  — Bon Dieu, oui !
  
  Ils payèrent, quittèrent l’établissement. Quelques instants plus tard, après avoir dépassé l’église de Sainte-Marie-de-la-Mer, dont les deux tours curieusement inégales se dressaient dans un ciel noir et sinistre, ils s’engagèrent dans la calle Fernando.
  
  Un des nombreux clochers d’Antiguo égrena dans le silence quatre coups qui vibrèrent mélancoliquement. Quatre heures du matin. Francis marmonna :
  
  — M’étonnerait quand même qu’il y ait encore quelqu’un pour attendre Basco, à cette heure.
  
  — On va le savoir…
  
  Ils traversèrent la rue. Arrivés à hauteur de la boutique, ils s’arrêtèrent. Contre toute attente, il y avait encore un reflet de lumière à l’une des fenêtres du premier étage.
  
  Coplan réfléchit un moment, puis :
  
  — Je vais risquer le paquet. Si je reste plus d’une demi-heure, tu t’amènes en renfort… Donne-moi ton revolver.
  
  Au premier coup de sonnette à la porte particulière, la lumière éclaira l’imposte. C’est une femme encore jeune, petite et maussade, avec une figuré plus large que haute et une poitrine de nourrice moulée dans un chemisier noir, qui ouvrit la porte.
  
  Elle eut un léger mouvement de recul en voyant un inconnu.
  
  — Buenos tardes, chuchota Coplan.
  
  La fille se renfrogna.
  
  — À quien tengo el honor de hablar(6) ? s’enquit-elle, visiblement inquiète et méfiante.
  
  — Je suis un ami, je viens de Perpignan. C’est Ramon qui m’envoie. Il est retenu par une affaire très importante.
  
  D’autorité, il poussa le battant, pénétra dans le vestibule, referma la porte. Puis, sans laisser à la fille le temps de se ressaisir ou de protester, il reprit :
  
  — Ramon a eu des ennuis à Menton. Je suis chargé de mettre les documents en lieu sûr… D’ailleurs, il m’a confié ceci pour que vous sachiez que c’est bien lui qui m’a commandé de venir.
  
  Il tendit à l’Espagnole les pièces d’identité au nom de Ramon Basco.
  
  La fille parcourut les papiers, regarda Coplan, baissa de nouveau les yeux sur les pièces d’identité.
  
  — Quand compte-t-il revenir ? questionna-t-elle.
  
  — Pas avant une semaine. Il y a un pépin à Menton. Francesco a été assassiné.
  
  — Ah, mon Dieu !… Et je dois vous remettre tout ce qu’il y a dans la cachette ?
  
  — Oui, bien entendu !
  
  — À qui va-t-il les donner ? À Tex lui-même ?
  
  — Probablement.
  
  — J’ai reçu un rouleau de Frings. Faut-il le joindre au reste ? Ramon attendait ces renseignements avec impatience.
  
  — Bon. Il a justement envoyé un rappel.
  
  — Venez…
  
  Elle le guida vers une porte d’atelier tout au fond de la maison, au rez-de-chaussée. Là, après avoir allumé, elle souleva le couvercle d’un grand piano à queue, fit jouer un clapet, rabattit la table d’harmonie, fit pivoter la masse métallique du sommier. Logés dans un alvéole rectangulaire de vingt-cinq centimètres sur trente, une dizaine de dossiers de couleurs différentes, remplis de feuillets de papier avion, s’entassaient en bon ordre, classés numériquement.
  
  — Voilà, dit la fille. Dites à Ramon que je brûlerai les codes, comme convenu en cas d’alerte.
  
  — Si vous me les remettiez plutôt ?
  
  La fille parut surprise.
  
  — Mais… ils ne sont pas ici, voyons. Ramon ne…
  
  Elle se tut. Puis, évasive :
  
  — S’il ne vous en a pas parlé, ce n’est pas à moi à le faire. Le rouleau de Frings est au magasin, attendez un instant.
  
  À toutes fins utiles, Coplan préféra suivre la fille dans la boutique. Elle lui remit un carton cylindrique d’environ quarante-cinq centimètres de longueur.
  
  — Où allez-vous maintenant ? demanda-t-elle.
  
  — J’ai garé derrière la cathédrale. Je repars immédiatement.
  
  — Tenez, reprenez les papiers d’identité de Ramon. Il n’est pas en danger, lui ?
  
  — Non, mais il doit se montrer prudent.
  
  — Tex est au courant ?
  
  — Oui, cela va de soi.
  
  — Eh bien… Bonne chance, et que tout aille bien !…
  
  Coplan dut faire un immense effort pour ne pas filer au triple galop.
  
  Fondane, malin comme un singe, ne rejoignit pas Francis avant de le savoir en sécurité derrière le Belvédère du Roi Martin, à deux pas des Ramblas.
  
  — Alors ? demanda-t-il, surexcité.
  
  — Si j’avais autant de pot à la Loterie nationale, grommela Francis, le roi d’Arabie pourrait me céder ses puits de pétrole, je les payerais cash !… Sais-tu ce que je trimbale dans cette sacrée serviette ? Les archivés de Basco, ni plus ni moins !
  
  — Non ! Et où allons-nous avec ce trésor ?
  
  — Au consulat. Tant pis pour les consignes.
  
  En débouchant sur la Plaza de Cataluna, ils se dirigèrent droit sur le consulat de France.
  
  — Il nous faut une voiture immédiatement, expliqua Francis. Une voiture jouissant de l’immunité diplomatique. Nous filerons sur Perpignan et nous piquerons la bagnole que le Matador a laissée à la traîne. On pourra l’utiliser, le cas échéant.
  
  — Quand le Matador est « clamsé », est-ce que la corrida n’est pas finie ? ironisa Fondane.
  
  — Non… pas pour tout le monde. Il faut encore nettoyer l’arène, riposta Francis.
  
  — Un jeu d’enfant, puisque nous avons les papelards du chef de réseau.
  
  Coplan hésita.
  
  — En réalité, dit-il, je me demande si Basco est vraiment le chef de ce réseau. La fille qui tient la boutique de la rue Fernando m’a parlé d’un certain Tex. Et la façon dont elle m’en a parlé ne me rassure pas outre mesure…
  
  Ils étaient arrivés devant l’immeuble du consulat français. Coplan, imperturbable, sonna énergiquement. Fondane maugréa :
  
  — Qu’est-ce que je tiens de nouveau comme fringale, moi ! Je donnerais toutes les archives du Matador pour un bon steak au poivre. Pas vous ?…
  
  Trois jours plus tard, à Paris, une conférence rassembla dans le bureau du Vieux les quatre personnes qui s’occupaient de l’affaire Rochon. C’est-à-dire : Coplan, Fondane, Doulier, et le Vieux lui-même, bien entendu.
  
  Doulier, le grand spécialiste des codes secrets et des écritures invisibles, exultait. À son avis, les archives ramenées de Barcelone valaient au moins le trésor légendaire d’Ali-Baba.
  
  — Il y a de tout, dans ces copies de rapports ! commenta Doulier en agitant sa grosse tête ronde et chauve. Des détails inédits sur les trois zones de Moscou, les plans des bases de Cadix, les arsenaux communistes de la région de Rapallo, des détails sur le nouveau S.R. de Bonn, les projets soviétiques pour la conquête de l’espace…
  
  Il prit un ton moins enthousiaste pour ajouter :
  
  — Il y a aussi pas mal de secrets qui nous ont été volés à nous ! Les installations de l’île du Levant, des croquis confidentiels émanant du bureau cartographique de la Guyane, un relevé de nos futurs aménagements à Tahiti…
  
  — Et le rouleau, qu’est-ce que c’est, en définitive ? bougonna le Vieux.
  
  Doulier eut un sourire modeste :
  
  — Je tenais ça pour la bonne bouche… Ludwig Frings, agent allemand du réseau Basco, transmet ses renseignements sous forme de compositions musicales ultra-modernes. Les notes, selon leur position sur la portée, deviennent des mots clés. Système simple, pratique, sans danger.
  
  — Une trouvaille, en effet, reconnut Coplan. Doulier s’esclaffa.
  
  — C’est même assez drôle, précisa-t-il. Cette sonate que vous m’avez ramenée, je l’ai jouée au piano ! Eh bien, je ne plaisante pas : ce n’est pas plus extravagant que certaines pièces dans le style des « bloody modems », les John Cage et consorts. Mais, en réalité, c’est un message où il est question de produits chimiques… Vous verrez, j’ai mis cela au net.
  
  Le Vieux intervint :
  
  — À propos de produits chimiques, le bicarbonate de soude était bien le même produit que celui dont on a retrouvé des traces dans les viscères de Rochon et de Mazzini. C’est un produit assez mystérieux, d’ailleurs, et qui doit être d’origine allemande. Acide sulfurique, alloxantine et… autre chose. Comme vous le savez, il n’existe pratiquement aucune malonylurée soluble qui soit en même temps incolore et totalement insipide. Celle-ci l’est. C’est un anesthésiant unique en son genre : rapide, indécelable, une merveille, quoi !…
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  — Tout cela, c’est très encourageant, dit-il. Mais il n’en reste pas moins que tout est à recommencer. Basco, nous en avons la preuve, n’était que l’agent d’exécution de ce réseau. Le chef, c’est le nommé Tex. Et ce Tex… Eh bien, nous ne savons pas qui c’est. L’enveloppe que Basco a postée à Perpignan nous apprend que Tex est impatient, mais cela ne nous apprend rien sur le nommé Tex lui-même.
  
  — J’ai fait le maximum, déclara le Vieux. La chambre de Mazzini a été fouillée, l’appartement de Basco, à Perpignan, également. Les archives de Barcelone ne fournissent pas la clé de l’énigme…
  
  — Et Louise Melbourg, enchaîna Coplan, m’a juré qu’elle ignorait même l’existence de ce Tex.
  
  Le Vieux opina, puis conclut :
  
  — Il faut, par conséquent, reprendre les investigations. Heureusement, nous avons maintenant un atout maître : le nommé Ludwig Frings. J’ai déjà contacté notre collaborateur de Stuttgart. Il a commencé son enquête…
  
  Coplan et Fondane dévisagèrent le Vieux. Celui-ci murmura :
  
  — Notre ami de Stuttgart s’appelle Martin Siegel. C’est un Allemand d’origine alsacienne. Il est assistant-chirurgien dans une clinique privée… Je ne désire pas le compromettre dans cette affaire, il m’est trop précieux pour d’autres missions. Néanmoins, il vous épaulera. Vous avez rendez-vous avec lui, mercredi, à huit heures du soir, au bar de l’Hôtel Brenner. Vous connaissez le Brenner, Coplan ?
  
  — Oui, c’est à une minute de la gare, si mes souvenirs sont exacts ?…
  
  — Parfait. Siegel est un grand gaillard chauve, aux yeux bleus. Il mesure 1,82 m. Je vous montrerai sa photo. Les consignes, mots de passe et documents seront à votre disposition dès demain à dix heures du matin. Maintenant, autre chose : que dois-je faire de votre Danoise ? La justice ne la réclame pas, j’ai encore vérifié la chose personnellement.
  
  Coplan répondit, catégorique :
  
  — Elle doit rester en cabane aussi longtemps que le nommé Tex n’a pas été épinglé ! Du reste, je le lui ai expliqué et elle est absolument de mon avis… Mais vous admettrez que la situation n’est pas banale : cette fille me jure qu’elle a travaillé en France comme agent de l’Abwehr ; et nous, nous qui avons les fichiers authentiques de l’Abwehr, nous sommes obligés de lui répondre qu’elle se gourre.
  
  Le Vieux se gratta le menton d’un air embarrassé.
  
  — Oui… oui… C’est déconcertant, cette histoire.
  
  Fondane qui n’avait pas prononcé un seul mot pendant toute la discussion, s’écria soudain en levant vers le Vieux un regard un peu étonné :
  
  — Mais enfin, ces fameux fichiers dont on parle à tout bout de champ, est-on sûr de ce qu’ils contiennent ? Nous basons nos enquêtes et nos vérifications sur ces listes allemandes ; mais rien ne nous prouve qu’elles soient rigoureusement au poil. Les Nazis avaient peut-être monté un réseau tout à fait spécial, supersecret ? Une organisation dont les agents n’étaient répertoriés nulle part ?
  
  — Exclu ! répliqua le Vieux, la mine presque furibonde. Totalement exclu, Fondane… Vous n’étiez pas des nôtres à l’époque et c’est ce qui explique ce que vous venez de dire. Mais je puis vous garantir la valeur de notre fichier. Nos listes, je le répète, sont des documents originaux émanant directement des archives allemandes. Pendant plus de quatre années, nos agents ont dépouillé les relevés qui se trouvaient dans les administrations civiles et militaires d’Allemagne. En outre, dès le lendemain de la déconfiture du national-socialisme, des gens à nous, installés dans la place, rassemblaient les fiches secrètes de tous les services de renseignements allemands. Nous avons pointé, confronté, collationné ces archives à tous les échelons. Je ne suis pas souvent affirmatif, mais, en ce qui concerne ces fiches, je le suis cent pour cent.
  
  Nullement démonté par la diatribe de son patron, Fondane riposta :
  
  — Dans ce cas, la conclusion s’impose d’elle-même : Louise Melbourg, l’ancienne maîtresse de Georges Rochon, est une sacrée menteuse.
  
  — Certainement, enchaîna le Vieux. Mais ce qui me tarabuste, c’est le corollaire qui découle inévitablement de cette conclusion : où diable veut-elle en venir, cette Danoise, en nous bourrant le crâne avec son histoire d’Abwehr ? Pour mentir d’une manière aussi flagrante, et recourir à des mensonges qui pourraient avoir pour elle des suites graves, il faut qu’elle ait des raisons importantes. Ou bien elle veut nous aiguiller sur une fausse piste, ou bien elle veut à tout prix nous empêcher de voir quelque chose, de découvrir un fait plus sensationnel encore au sujet du réseau Basco-Rochon-Mazzini…
  
  Il y eut un silence assez long et tendu. Finalement, Coplan marmonna en haussant les épaules :
  
  — C’est peut-être idiot, mais je persiste à croire que Louise Melbourg est sincère. Et je suis diantrement curieux de voir ce que Ludwig Frings va nous apprendre sur tout cela.
  
  Il marqua un temps, puis ajouta :
  
  — Si nous trouvons le bonhomme à l’adresse de Kemerstrasse, bien entendu.
  
  Or, le mercredi suivant, au bar de l’Hôtel Brenner, à Stuttgart, la première phrase sérieuse que prononça Martin Siegel après les salutations d’usage et les mots de passe, fut précisément :
  
  — J’ai trouvé votre Ludwig Frings à l’adresse indiquée. Je crois que l’affaire ne se présente pas trop mal.
  
  Coplan et Fondane se sentirent soulagés.
  
  
  
  
  
  12
  
  
  Martin Siegel n’avait guère plus de quarante ans. Bâti en athlète, élégant et distingué, il avait un port avantageux et cet air un peu condescendant qu’affectent volontiers les médecins qui ont l’habitude de dissiper par quelques paroles désinvoltes l’angoisse des malades.
  
  Sa haute taille, son assurance, son teint frais et rose lui conféraient une certaine séduction, en dépit de son crâne presque complètement dégarni. Ses yeux bleus avaient une sorte de nonchalance de grand seigneur, mais derrière cette nonchalance on sentait la rigueur d’un esprit vif, agile à toute perception, doué d’une intelligence à la fois vaste et complexe.
  
  — Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer ce soir, dit-il. Je prends mon service à neuf heures moins le quart.
  
  Il regarda ostensiblement l’horloge du bar. Elle indiquait huit heures dix.
  
  Le barman apporta deux cognacs. Et un apéritif pour Coplan. Les trois hommes trinquèrent. Siegel but une gorgée d’alcool, puis, en faisant tourner son verre dans sa main soignée, demanda à Francis, presque négligemment :
  
  — Vous êtes pressé de passer à l’action ?
  
  — Très.
  
  Siegel opina.
  
  Deux couples venaient d’entrer, qui eurent la malencontreuse idée de venir s’installer juste à la table voisine.
  
  — Je ne connais pas suffisamment le cas pour vous conseiller à bon escient, murmura le médecin. Mais si vous disposez d’un peu de temps, je vous invite à m’accompagner. Nous pourrons étudier la chose ensemble.
  
  — Excellente suggestion, acquiesça Francis.
  
  Ils vidèrent leur verre. L’Allemand régla les consommations et ils quittèrent le bar.
  
  — J’ai ma voiture à deux pas, dit Siegel. Venez…
  
  Une petite pluie froide s’était mise à tomber. Le docteur remonta le col de son manteau en poil de chameau. Ils hâtèrent le pas, tournèrent au coin d’une rue, arrivèrent devant une rangée de voitures en stationnement. La limousine de Siegel était une puissante Borgward noire, toute neuve.
  
  — Où allons-nous ? questionna Coplan.
  
  — À la clinique. J’assure le service de garde trois nuits par semaine… Nous serons parfaitement à l’aise pour bavarder dans mon bureau.
  
  Quelques minutes plus tard, après avoir traversé Hegelplatz et dépassé le cimetière de Hoppenlau, la Borgward se rangeait en douceur dans la cour d’un imposant immeuble de brique, à l’angle de Seidenstrasse et d’une rue adjacente.
  
  — C’est la clinique, annonça l’Allemand… Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler du Dr Hugo Lipfer ?
  
  — Ma foi, non, avoua Coplan.
  
  — C’est mon patron, et ceci est sa clinique privée. Nous ne nous occupons que d’une spécialité bien déterminée : le cancer de la gorge. Lipfer, dans ce domaine, est un homme admirable… Avec la chirurgie et les organes en plastique, il fait des miracles… Inutile de dire que nous avons une clientèle de luxe.
  
  Tout en parlant, il guidait Coplan et Fondane vers le perron d’entrée de l’établissement. Le hall et le large couloir étaient d’une netteté éblouissante ; la lumière indirecte avait un pâle reflet bleuté.
  
  Au premier étage, ils entrèrent dans un petit bureau meublé très sobrement mais cossu : table de chêne massif, fauteuils de cuir fauve, lampe de table avec un socle de bronze, classeur métallique gris perle.
  
  — Je vous en prie, dit-il en désignant les fauteuils.
  
  Il traversa la pièce, ouvrit la double porte capitonnée, alluma.
  
  — Salle d’opération auxiliaire, murmura-t-il en promenant un regard dans la vaste pièce aux murs blancs.
  
  — Joli matériel, apprécia Francis en voyant les deux tables mobiles, les appareils aux chromes scintillants, les armoires vitrées remplies d’instruments de chirurgie.
  
  Martin Siegel alla vérifier la fermeture de l’autre porte de la salle, revint sur ses pas, éteignit, referma là porte capitonnée.
  
  — Et maintenant, je vous écouté, dit-il en s’installant derrière sa table. Je pense que nous ne serons pas dérangés, il n’y a rien de bien grave en cours pour le moment… Pourquoi désirez-vous surveiller ce Ludwig Frings ?
  
  — L’affaire est très simple, commença Francis. Grâce à une dénonciation, nous avons détecté un réseau qui opère en France et ailleurs. Le nommé Frings fait partie de cette organisation. Je compte sur lui pour me révéler le vrai nom et l’adresse exacte d’un certain personnage nommé Tex, qui doit être le chef de la bande. Jusqu’ici, je n’ai collectionné que des cadavres : deux à Menton, un sur la ligne Narbonne-Barcelone…
  
  Coplan résuma à grands traits les phases antérieures de sa mission. Quand il se tut, Siegel murmura en souriant :
  
  — C’est peut-être la femme de Rochon, le chef de ce réseau.
  
  — Ou bien Louise Melbourg elle-même ? répondit Francis, histoire de montrer que l’humour ne le choquait pas.
  
  Fondane, qui jouait avec son briquet, émit d’un ton pensif :
  
  — À mon avis, c’est Hitler. Hitler qui s’est retiré à Menton pour soigner sa laryngite et qui fait de l’espionnage pour occuper ses loisirs. Vous avez remarqué que Rochon, Mazzini et la Danoise prétendent mordicus avoir travaillé par l’Abwehr ?…
  
  Siegel riposta :
  
  — Si Hitler était vivant, les Russes l’auraient déjà nommé gouverneur de l’Allemagne de l’Est ! Du moins, c’est la plaisanterie qui circule chez nous… Cela dit, comment comptez-vous manier Ludwig Frings ?
  
  — Pas de chichis inutiles, déclara Francis, catégorique. Je veux aller droit au but. Aussitôt que j’aurai une idée suffisante de l’existence que mène ce Frings, je lui mets le grappin dessus et je lui fais cracher ses aveux.
  
  Le sourire du docteur réapparut sur ses lèvres.
  
  — Je pense que vous allez être surpris. Et même très surpris… Si je ne connaissais pas la valeur de vos informations et le sérieux avec lequel le Vieux contrôle les opérations, je serais assez enclin à croire qu’il s’agit d’une farce, d’un canular d’étudiants… J’ai vu Ludwig Frings. Et je me suis un peu documenté. Comme je suis de service de nuit, cela me donne des heures de liberté dans la journée. Frings et exactement aux antipodes de l’idée classique qu’on peut se faire de l’espion… C’est un homme de 64 ans, petit, gros, assez sale, d’une laideur presque remarquable. Autrefois musicien, et même lauréat du conservatoire de Cologne, une paralysie partielle de la main gauche a brisé net sa carrière. Il est actuellement employé au service social du ministère du Travail, comme inspecteur de je ne sais quoi. Entre parenthèses, ses fonctions lui permettent de visiter toutes les usines et tous les laboratoires de la province, ce qui n’est pas mal.
  
  — Vous, au moins, fit observer Copland satisfait, vous êtes un homme actif et positif. Comment faudrait-il procéder pour harponner Herr Frings dans les meilleures conditions ?
  
  — Eh bien ! J’y pense depuis un quart d’heure…
  
  Il eut un petit rire bon enfant et expliqua :
  
  — J’ai cette faculté d’écouter les gens tout en ruminant mes idées. C’est très bizarre, non ?…
  
  Il se leva, fit quelques pas dans la pièce.
  
  — J’ai appris que Ludwig Frings donnait un cours de solfège deux fois par semaine, le soir, à l’école de musique de Planckstrasse. Comme vous le savez, nous autres Allemands, nous adorons la musique. Dans toutes les villes, il y a des cours du soir, gratuits, qui permettent aux gens de s’initier soit à la pratique d’un instrument, soit plus simplement à la connaissance des grandes œuvres musicales… Bref, ce soir, justement, Frings donne son cours de solfège de nœuf à dix heures et demie. Son prochain cours, c’est samedi.
  
  Coplan jeta un coup d’œil à sa montre ; fît un bref calcul, puis, un peu hésitant malgré tout :
  
  — Pour bien faire, je devrais agir ce soir même. Je reconnais que c’est dangereux : les opérations improvisées ne sont jamais les meilleures. Mais d’autre part, je suis forcé de limiter mes préparatifs ; il y a peut-être un système d’alerte qui va jouer après un certain délai. La mort de Ramon Basco peut déclencher l’alarme. Si Ludwig Frings disparaît, tout est perdu.
  
  Siegel hocha la tête, Coplan reprit :
  
  — Vous dites que Frings termine son cours de solfège vers dix heures et demie ?
  
  — Oui.
  
  — Nous avons donc plus d’une heure pour disposer nos batteries et inspecter les abords de cette école de Planckstrasse…
  
  — Oui.
  
  — En minutant notre action au plus juste, nous pouvons la réussir en trois quarts d’heure… Vous serait-il possible de vous absenter d’ici pendant ce temps pour nous donner un coup de main ?
  
  — Oui, je donnerai des instructions à l’infirmière de garde. Nous n’avons d’ailleurs que cinq malades en observation pour le moment.
  
  — Je compte procéder de la manière classique, c’est-à-dire sans essayer de fignoler. Nous amènerons Frings ici même. Ce petit bureau discret me paraît un endroit idéal pour causer tranquillement.
  
  Siegel arqua ses sourcils.
  
  — Hé, comme vous y allez ! dit-il, un peu goguenard. Le Vieux m’a bien recommandé de ne pas me mouiller dans cette affaire. Et de plus c’est une clinique ici ; la réputation de l’établissement est à…
  
  — N’ayez crainte, coupa Francis, je n’ai pas du tout l’intention de vous compromettre. Je me débrouillerai pour opérer discrètement. Quant au silence de Frings, j’en fais mon affaire également.
  
  — Soit, accepta Siegel, je vous fais confiance.
  
  Une petite lueur métallique s’était allumée dans les prunelles du jeune chirurgien. Coplan eut la sensation très nette que ce gars-là ne détestait ni l’aventure ni les coups durs.
  
  Siegel prit un feuillet de papier blanc.
  
  — Voici la disposition géographique, dit-il en traçant d’une main rapide et sûre une série de lignes fortement appuyées. Nous sommes ici derrière le cimetière que vous avez pu voir en arrivant. Au centre de la ville, voici la place du Théâtre. Au sud, plus loin que le Palais de Justice, Planckstrasse forme une courbe. L’école est là, à deux cents mètres de l’embranchement de Gerokstrasse… Quant au domicile de Frings, nous l’avons ici, un peu à l’est, au bout de la Kernerstrasse.
  
  — Le parc est tout près ? insista Coplan, attentif.
  
  — Oui, la grille du Schloss Garten passe ici, en diagonale par rapport à la rue, il doit y avoir trente mètres à peu près entre le parc et la maison où Frings habite.
  
  Coplan resta pensif pendant une demi-minute, puis :
  
  — Si nous portons votre voiture le long du parc, nous pouvons organiser la surveillance aux trois points suivants : à l’angle de Kernerplatz, à l’angle de Neckarstrasse et dans les parages immédiats de la maison. Qu’en pensez-vous ?
  
  — Stratégiquement parlant, ce n’est pas mal, émit Siegel d’une voix qui manquait un peu de conviction… Ce qui me turlupine, c’est la pluie.
  
  Il regarda Coplan, puis Fondane, puis ramena ses yeux sur son croquis topographique.
  
  — Vous comprenez, Frings ne va pas se taper une promenade de trois quarts d’heure sous la pluie pour rentrer chez lui. Or, si jamais la fantaisie lui prend de monter dans un taxi, nous sommes cuits. Ce n’est pas devant la porte de sa maison, et en présence d’un chauffeur de tacot que nous pourrons opérer.
  
  Coplan approuva :
  
  — Vous avez raison, Siegel… Je ne voulais pas intervenir du côté de l’école de musique parce que je craignais d’être gêné par les élèves. La sortie d’un cours du soir, ce n’est pas discret. Mais, de ce côté-là, la pluie nous servira plutôt…
  
  — C’est bien mon avis, dit le docteur. Et cette solution présente un autre avantage : pour revenir ici depuis la Planckstrasse, je ne suis pas obligé de traverser le centre de la ville.
  
  — Mettons notre plan de bataille au point tout de suite, suggéra-t-il, le temps passe.
  
  Fondane s’approcha, examina le croquis.
  
  Ils discutèrent pendant dix minutes encore pour définir le mécanisme de la manœuvre qu’ils allaient exécuter. Ensuite, Martin Siegel quitta son bureau pour aller dire quelques mots à l’infirmière de garde. Justement, c’était Schwester Almina qui assurait la permanence ; or Siegel était au mieux avec cette jeune et jolie infirmière…
  
  Ils arrivèrent bien avant l’heure dans le quartier de Planckstrasse. Le chirurgien, sans descendre de voiture, offrit des cigarettes.
  
  — Inutile de se faire mouiller, dit-il. Nous prendrons nos positions respectives un peu avant l’heure H.
  
  Coplan, assis à l’avant, demanda en lançant une bouffée de fumée :
  
  — Dites-moi, Siegel, comment êtes-vous venu à faire ce second métier au service du Vieux ?
  
  — J’ai des cousins qui sont français et qui habitent en Alsace… En 1943, j’étais médecin dans un hôpital militaire en Belgique, à Spa. À cette époque-là, nous étions nombreux à savoir que le Führer, quoi qu’il arrive, ferait passer sa gloire personnelle avant l’Allemagne. Nous étions dégrisés. Un soir, je reçois la visite d’une vieille dame. C’était la belle-sœur d’un de mes oncles. Elle venait me demander de fournir des renseignements au Deuxième Bureau français… Je n’ai pas hésité, j’ai marché. Je trahissais l’Allemagne, mais cette Allemagne que je trahissais était déjà morte, engloutie dans le désastre imminent. Je me suis dit que je pouvais servir ainsi l’Allemagne future et l’Europe… Les événements m’ont donné raison.
  
  — Vous connaissez le Vieux ?
  
  — Oui. Je l’ai rencontré maintes fois…
  
  Il sourit et murmura, suave :
  
  — Mais j’ai oublié où et dans quelles circonstances.
  
  Coplan regarda sa montre, sortit un Mauser de la poche de son manteau, le vérifia rapidement.
  
  — Allons-y, dit-il, c’est le moment… Et surtout, n’oubliez pas qu’il nous faut l’avoir vivant, celui-ci. Nous jouons notre dernier atout s’il a envie de se suicider comme Ramon Basco, il le fera après, pas avait.
  
  Les portières de la Borgward noire s’ouvrirent, les trois hommes descendirent. Ils se séparèrent au coin du Rôsslinweg, petite artère calme et déserte où la voiture noire avait été garée.
  
  Coplan s’en alla tout droit vers Planckstrasse. Il pleuvait toujours, et les trottoirs mouillés étiraient des filaments de lumière qui avaient l’air de trembloter…
  
  
  
  
  
  13
  
  
  Une grosse lampe électrique protégée par un abat-jour de métal surplombait le portail de l’école de musique et versait devant le bâtiment une lumière claire dans laquelle on voyait scintiller les hachures de la pluie.
  
  Les élèves du cours du soir sortaient rapidement, seuls ou par groupes, et filaient dans la nuit sans s’attarder. La nuit de décembre était rébarbative, presque hostile, et chacun semblait pressé de rentrer chez soi.
  
  À 10 h 40, Ludwig apparut sur le portail, jeta un bref regard dans la rue, remonta le col de son vieux pardessus de ratine, enfonça son chapeau de feutre et se mit en route, une serviette usée coincée sous le bras droit.
  
  Coplan, à son vif étonnement, éprouva une sorte de pitié pour le ridicule petit homme. Avec sa face de grenouille fatiguée, son teint blafard, sa couronne de cheveux gris sortant de dessous son grotesque feutre rond, Frings avait quelque chose de lamentable, de douloureux.
  
  Chassant l’étrange impression qu’il ressentait, Francis quitta le coin d’ombre où il s’était tapi. Les épaules arrondies, il suivit Ludwig Frings sous la pluie.
  
  Au coin de Marquardtstrasse, il pressa le pas. Mais à ce moment précis, un bruit de semelles sur le pavé mouillé le fit ralentir. Un jeune homme blond, en imper gris foncé, le dépassa en courant.
  
  Coplan étouffa un juron en voyant que le jeune blond rattrapait Frings, lui parlait en riant, repartait à ses côtés.
  
  Frings et le blond – un élève du cours de solfège, très probablement – marchèrent de conserve en direction de Heidehofstrasse. Et Coplan se demanda ce qu’il allait faire.
  
  Mais, au carrefour de Straussweg, une centaine de mètres à peine avant la limite que Francis avait assignée à son terrain d’action, les deux hommes se serrèrent la main et prirent chacun une rue différente.
  
  Coplan, les nerfs tendus, accéléra d’une façon décisive son allure. Il rejoignit en quelques secondes le vieillard en pardessus de ratine.
  
  — Excusez-moi, Herr Frings, commença-t-il en se plaçant de biais contre l’Allemand.
  
  Ce dernier tourna la tête, croyant encore avoir affaire à un de ses élèves.
  
  C’est alors que se déroula une scène à la fois très brève et très bizarre, scène que Coplan n’avait pas prévue et qu’il devait longuement méditer par la suite. Ludwig Frings regarda Coplan, sursauta, ouvrit la bouche, éructa un mot, un seul :
  
  — Sie(7) !…
  
  Puis, visiblement terrorisé, la bouche convulsée, il chancela, laissa tomber sa serviette sur le trottoir mouillé.
  
  — Achtung, Herr Frings(8), maugréa Francis. Si vous ne m’obéissez pas au doigt et à l’œil, je vous casse une patte.
  
  Il montra son Mauser, le remit dans sa poche.
  
  Frings, blanc comme un linge, appuyait ses deux mains ouvertes et tremblantes sur le haut de sa poitrine.
  
  — Ich bin so müde, haleta-t-il, ich muss mich ausruhen… Bitte, Herr Moreau(9)…
  
  — Ah, vous me connaissez ? Tant mieux ! Allez, en route… Et cessez votre comédie. Ramassez votre serviette…
  
  Le vieillard obtempéra. Coplan était sur les dents, car les simagrées de Frings lui inspiraient la plus vive méfiance. Avec ses allures de pauvre corniaud, ce copain de Ramon Basco devait avoir plus d’un tour dans son sac.
  
  — Traversez la rue, lui intima Francis. Passez-moi votre serviette et ne mettez pas vos mains dans vos poches, compris, Herr Frings ?
  
  Ils traversèrent la rue. À ce moment, débouchant de Rôsslinweg, un homme de forte corpulence, vêtu d’un loden et coiffé d’un feutre brun, arriva en sens inverse.
  
  Coplan souffla à Frings :
  
  — Faites semblant de bavarder… Je vous ai à l’œil, ne l’oubliez pas.
  
  Le grand gaillard en loden croisa Coplan et Frings, leur jeta un regard un peu étonné. Le visage de Frings, toujours blanc comme cire, avait de quoi surprendre les passants.
  
  Soudain, Fondane apparut. Il avait suivi de loin le déroulement des opérations, et, à tout hasard, il avait pris le bonhomme en loden en chasse afin d’intervenir, le cas échéant, pour neutraliser ce gêneur.
  
  La fin de la manœuvre se déroula sans le moindre accrochage. Frings fut installé à l’arrière de la Borgward, entre Fondane et Coplan.
  
  Ils contournèrent la ville par l’ouest. Dans ces quartiers-là, certaines traces de la guerre subsistaient ; mais les nouveaux immeubles formaient des alignements impressionnants.
  
  Quand Coplan se retrouva avec ses deux compagnons et son prisonnier dans le petit bureau de Martin Siegel, à la clinique Hugo Lipfer, il réalisa que ses sentiments avaient évolué une fois de plus. Après avoir connu l’excitation du combat et la jubilation de la victoire, il se sentait maintenant en proie à l’anxiété. La docilité désarmante de Ludwig Frings ne présageait rien de bon. Le vieillard n’avait pas tenté le plus petit geste de défense, pas la moindre vacherie, rien. Dans la Borgward, pendant le trajet, il avait gardé les yeux fermés.
  
  — Alors, Frings ? commença Francis. Maintenant que nous pouvons bavarder à l’aise me direz-vous ce que signifiait votre exclamation de stupeur quand vous m’avez vu surgir à vos côtés, dans Straussweg ?
  
  — Je… j’ai été saisi, marmonna l’Allemand. C’était si… extraordinaire… En rentrant du bureau, à six heures, j’ai trouvé un… une lettre. On me demandait justement de signaler si je remarquais dans mon entourage une personne que… enfin une personne dont on me donnait le nom et le signalement…Vous, précisément !…
  
  — Quelle coïncidence, n’est-ce pas ? ironisa Francis. Mais nous savons, vous et moi, qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence, pas vrai ?… Qui vous a envoyé cette lettre ?
  
  — Je ne puis pas vous le dire.
  
  — Secret professionnel ? railla Francis d’une voix plus dure… Vous n’avez pas encore compris que vous êtes ici, justement pour nous parler de vos petits secrets ?
  
  — Je ne vous dirai rien, déclara tristement Frings. Si je parle, je signe mon arrêt de mort.
  
  — Et si vous refusez de parler, enchaîna Coplan du tac au tac, nous allons vous torturer à petit feu, alors ?
  
  — J’aime encore mieux cela, dit le vieillard d’un ton las. Mourir pour mourir, quelle importance ?
  
  Siegel intervint.
  
  — Nous allons être terriblement persuasifs, Frings. À votre place, je n’attendrais pas qu’il soit trop tard… Et ne vous faites pas d’illusions, nous n’allons pas vous tuer : ce serait trop commode. Trop commode pour vous, bien entendu.
  
  Les yeux globuleux de l’ancien musicien se voilèrent imperceptiblement.
  
  — C’est vous qui vous faites des illusions, dit-il amèrement je suis cardiaque… Et, depuis sept semaines, je me sens dans une phase dépressive. Torturez-moi, je ne vous laisserai sans doute que ma vieille carcasse dans les mains…
  
  — Vous êtes un plaisantin, lança Coplan. Dans notre métier, les maladies de cœur ne sont guère concevables… Où en êtes-vous avec cette histoire de produits chimiques dont vos amis attendent des nouvelles avec impatience ?
  
  — Mes amis sont trop pressés, dit Frings. J’ai préparé le terrain, mais je n’ai pas encore pu obtenir la formule qui m’a été demandée.
  
  — Quelle formule ?
  
  Cette fois, c’est le vieillard qui prit un ton un peu railleur :
  
  — Vous êtes au courant de bien des choses n’est-ce pas, inspecteur Moreau ? Mais vous aimeriez en savoir davantage encore. Ne comptez pas sur moi.
  
  — C’est ce que nous allons voir, riposta Coplan, sec.
  
  Il s’approcha de Frings, lui balança un marron sur la figure.
  
  — Ôtez votre manteau, ordonna-t-il.
  
  Frings s’exécuta.
  
  — Votre veste et votre pantalon, commanda alors Francis.
  
  Le vieillard obéit.
  
  — Le reste, maintenant, reprit Coplan, féroce.
  
  Quand Frings fut tout nu, il y eut dans le bureau un silence lourd et pénible, une sorte de trêve dramatique. Coplan voulait démoraliser le vieillard, l’humilier, lui briser sa force morale et nerveuse.
  
  — Vous n’êtes toujours pas dispose à parler : demanda-t-il en dévisageant le prisonnier.
  
  — Non.
  
  — Parfait. Venez par ici. Comme vous allez le voir, nous avons la chance d’avoir un matériel assez bien adapté à ce que nous voulons faire…
  
  Frings fut conduit dans la salle attenante, puis couché sur une des tables d’opération et entravé solidement.
  
  Martin Siegel ouvrit une des armoires vitrées, revint près de Frings.
  
  — Nous avons horreur de la violence, remarquez, dit-il au vieillard… Les tortures sanglantes, les brûlures d’un fer rouge qu’on enfonce dans les chairs, non, c’est écœurant… Je vais vous enfoncer des clous dans les pieds, Frings. Des clous d’un genre inédit. Sans marteau ni chocs. Regardez…
  
  Dans sa main droite, Siegel tenait un flacon d’acide sulfurique concentré ; dans sa main gauche, un carton épais.
  
  — Ce carton, expliqua-t-il complaisamment, c’est votre chair… Ce liquide, ce sont mes clous…
  
  Il versa deux ou trois gouttes d’acide sur le carton. Avec un léger bouillonnement, le vitriol dévora l’épaisseur du carton, le trouant de part en part.
  
  Siegel jeta le carton dans un ravier en émail blanc.
  
  — Toujours rien à dire, Frings ?
  
  — Que voulez-vous savoir ? articula le vieillard, la gorge nouée.
  
  Coplan, le visage grave s’approcha.
  
  — Nous voulons savoir tout ce que vous savez, Frings, répondit-il.
  
  — Cela tient en peu de mots, soupira Frings en fermant les yeux. J’avais rêvé de devenir un grand musicien, mais le destin ne l’a pas voulu… Quelques années après mon mariage, ma femme est morte d’une méningite tuberculeuse… Ce deuil a tué quelque chose en moi, je n’ai plus jamais retrouvé l’enthousiasme créateur qui fait les grands artistes… Resté seul avec deux enfants, je suis devenu musicien d’orchestre pour gagner ma vie et celle de mes deux fils… En 1933, un début de paralysie m’a privé de ma main gauche. C’était la fin pour moi. J’ai dû me débrouiller… En 1941, comme je n’étais pas mobilisable dans les cadres de l’armée, on m’a proposé de servir l’Allemagne comme agent de l’Abwehr.
  
  Coplan explosa :
  
  — Ah, non ! Cette histoire du S.R. allemand, j’en ai marre. C’est un procédé, ou bien quoi ?…
  
  Frings, allongé tout nu sur la table, ouvrit les yeux et dévisagea Coplan.
  
  — Je dis la vérité, pourquoi vous fâchez-vous ?
  
  — Parce que vous êtes le cinquième agent du réseau Basco à propos duquel on me sert le même leitmotiv : l’Abwehr ! Or ce n’est pas vrai ! Nous avons les noms et signalements de tous les agents de l’Abwehr.
  
  — Si seulement c’était la réalité, ce que vous dites, soupira Frings. Parfois, je rêve que je n’ai pas été espion et que ma vieillesse s’achève dans la paix et la tranquillité… Vous vous figurez peut-être que j’aurais accepté de recommencer ce métier affreux si on ne m’y avait pas forcé ?…
  
  — Qui ? insista Coplan avec rage.
  
  — Ramon Basco.
  
  — Quels moyens avait-il pour vous contraindre ?
  
  — Mes états de service dans l’Abwehr… Je suis né à Mombach, un petit village situé au sud d’Aix-la-Chapelle… Ce village allemand est devenu belge par le Traité de Versailles, en 1919… Il est redevenu allemand en 1940 ; pour redevenir belge de nouveau en 1945… Je vous explique cette histoire pour que vous compreniez la suite. Mes deux fils ont fait leur vie en Belgique. L’un est sous-directeur d’une grande banque de Wallonie, l’autre est chef de cabinet dans un ministère… Si Ramon Basco avait remis aux autorités belges les documents attestant ma qualité d’ancien espion allemand, mes fils étaient déshonorés et chassés de Belgique. J’ai pensé à mes petits-enfants, je me suis sacrifié. Ce s’est ni ma faute ni la leur si le sort s’est moqué de nous…
  
  — Mais alors ? fit Coplan dont la colère était tombée. Je comprends de moins en moins votre obstination. Livrez-nous le nom de votre chef de réseau, c’est votre intérêt… Nous le coinçons immédiatement et vous êtes délivré de ce chantage.
  
  — Oui… Le malheur, c’est que je ne le connais pas, le chef de ce réseau qui m’a recruté de force. C’est le Matador qui a mené le jeu.
  
  — Basco est mort, dit Coplan, vous n’avez plus rien à redouter de ce côté.
  
  — Je le sais. On me l’a écrit aujourd’hui même. Pour me mettre en garde, précisément. Au cas où vous trouveriez la filière du réseau et au cas où je serais tenté de trahir, ON agirait contre mes fils, sur-le-champ.
  
  Coplan maugréa :
  
  — Vous dites ON… Cela veut dire : Tex ?
  
  — Oui…
  
  — Vous ne savez pas qui est Tex ?
  
  — Non.
  
  Siegel, d’un air détaché, fit deux pas pour se placer le long de la table sur laquelle était couché Frings.
  
  — Nous allons voir si votre mémoire ne va pas subitement se réveiller…
  
  Il leva la main droite qui tenait le flacon de vitriol. Frings haleta d’une voix rauque :
  
  — Non, par pitié !… Je le jure… Ne me… NON !…
  
  Sa bouche s’ouvrit démesurément. Siegel arrêta son geste, fronça les sourcils, se pencha en avant :
  
  — Ma parole ! Il…
  
  Avec une promptitude toute professionnelle, il déposa le flacon de vitriol, se rua vers l’armoire, attrapa un stéthoscope, s’en colla les récepteurs dans les oreilles, commença à ausculter Frings.
  
  — Pas de doute, articula-t-il, ébahi, il est « clamsé » ! Il était réellement cardiaque, le sacré vieux con !…
  
  Coplan était comme assommé.
  
  — Notre dernière carte, laissa-t-il tomber d’une voix sans timbre… Nous avions la victoire à portée de la main…
  
  
  
  
  
  14
  
  
  Martin Siegel, de toute évidence, n’en revenait pas. Du coup, il avait perdu son air supérieur et nonchalant, Il se pencha derechef sur le corps dénudé de Frings, promena son stéthoscope sur la poitrine du vieillard.
  
  La moue dépitée qui s’accentua sur les lèvres du chirurgien était plus éloquente que n’importe quelle parole.
  
  Fondane, fataliste, murmura :
  
  — On repart à zéro, tant pis !…
  
  Mais Siegel, arrachant son stéthoscope, dit en regardant Francis :
  
  — Il nous reste peut-être une petite chance, Moreau… Le thyratron-stimulator…
  
  Coplan tressaillit :
  
  — Vous en avez un ?
  
  — Nous en avons même deux ! Il y en a un dans chaque salle. Venez, donnez-moi un coup de main. En vitesse !…
  
  À la suite du médecin, Francis se précipita vers le fond de la salle. Siegel, d’un geste brusque, retira la housse de toile cirée qui cachait un appareil assez semblable à un gros poste de radio. À deux, ils soulevèrent la machine, la transportèrent près de la table où gisait le cadavre de Frings.
  
  — Déroulez les fils, commanda Siegel. Les prises de courant sont là-bas, près du microscope.
  
  Francis se mit à débobiner une série de fils électriques rouges, blancs et bleus.
  
  — Attendez ! lui cria le docteur. Ne branchez pas, je vais vous expliquer…
  
  Le chirurgien, de son côté, achevait de préparer de longues aiguilles d’acier, très effilées à une extrémité, mais pourvues de bourrelets noirs et mats à l’autre.
  
  Il disposa huit de ces aiguilles sur un chariot roulant, à sa droite. Ensuite, il rejoignit Coplan au fond de la salle.
  
  — Vous pouvez brancher les prises, dit-il à Francis, le disjoncteur est ici… Quand je lève le bras gauche, vous enfoncez la manette ; quand j’agite la main latéralement, vous coupez le contact.
  
  — O.K.
  
  Fondane demanda à Siegel :
  
  — Puis-je vous aider ?
  
  — Oui… Vous allez maintenir le corps dans la position assise… Enfilez les gants de caoutchouc qui se trouvent sur cette table, et passez-m’en une paire…
  
  Fondane dénoua promptement les bracelets de cuir et la sangle qui maintenaient les bras et le buste du mort. Il empoigna alors les épaules grasses de Frings, redressa le torse épais du vieillard.
  
  — Parfait, acquiesça Siegel. Tenez bon, surtout.
  
  Puis, à Coplan :
  
  — Préparez-vous…
  
  Un voyant rouge s’alluma au tableau de réglage du thyratron.
  
  Siegel saisit une des aiguilles, en promena la pointe sur le cœur de Frings. D’une secousse à la fois violente et sèche, extrêmement précise, il enfonça profondément l’aiguille dans la chair du cadavre. Puis, successivement, il en planta encore trois autres.
  
  — L’autre face, maintenant, soliloqua-t-il entre ses dents.
  
  Il palpa le dos du mort, repéra les points d’impact, enfonça quatre aiguilles de ce côté-là également.
  
  Les huit aiguilles formaient un double carré dans lequel était comme emprisonné le cœur qui ne battait plus.
  
  Une légère sueur humectait le front rose du chirurgien.
  
  — Attention, dit-il…
  
  Il vérifia les aiguilles, tourna la tête vers les deux cadrans du stimulator, leva la main gauche.
  
  Trois petites lampes vertes se mirent à clignoter furieusement au tableau de réglage de l’appareil, tandis que les aiguilles des cadrans s’agitaient.
  
  Siegel, pâle, les dents serrées, l’œil rétréci par la tension nerveuse, suivait le compteur d’impulsions.
  
  Soixante secondes s’écoulèrent. Siegel reprit son stéthoscope, laissa encore passer vingt secondes, puis agita la main gauche. Les lampes vertes cessèrent de clignoter.
  
  Le docteur commença aussitôt à ausculter le cœur du mort.
  
  — Rien, annonça-t-il. On recommence… Je lui ai donné 130 impulsions, allons-y pour le double.
  
  Il leva le bras, et l’opération recommença. Le courant qui traversait les électrodes pénétrait jusque dans la région cardiaque, y projetant des décharges électriques d’un cinq centième de seconde, à la vitesse de 90 excitations à la minute.
  
  Fondane s’écria brusquement :
  
  — Vingt dieux !…
  
  Un frémissement nettement perceptible venait de parcourir le buste du mort. Siegel agita aussitôt sa main gauche, se pencha, écouta.
  
  — Pas de doute, murmura le chirurgien, les yeux brillants. Ce coup-ci, son moteur tourne…
  
  Il se redressa, retira les électrodes plantées dans le torse du vieillard, prépara des pansements pour soigner les minuscules plaies.
  
  — Je vais d’abord lui faire une piqûre, décida-t-il. Faut pas qu’il nous lâche une deuxième fois, le grand-père !…
  
  Ludwig Frings revenait de loin. En fait, il avait été aussi mort qu’on peut l’être ; et il ne devait sa résurrection qu’à la ténacité savante des chercheurs de Harvard qui avaient mis au point le thyratron-stimulator(10).
  
  Vers deux heures du matin, après une série de piqûres que Siegel lui avait encore faites par la suite pour soutenir et raffermir son rythme cardiaque, Frings ouvrit les yeux et balbutia à mi-voix, d’un air plutôt ahuri :
  
  — Wo sind wir(11) ?…
  
  — Reposez-vous, Frings, lui dit Siegel, souriant. Tout va bien.
  
  Le ressuscité ferma les yeux, soupira, puis releva les paupières :
  
  — Je me rappelle, dit-il… Maintenant, je me rappelle… Vous m’avez brûlé avec de l’acide sulfurique ?
  
  — Non, répondit Siegel, vous êtes mort à l’instant même où j’allais m’y mettre. Votre cœur avait cessé de battre, nous l’avons réveillé à l’électricité.
  
  L’ancien musicien tâta sa poitrine, palpa les pansements.
  
  — Vous n’auriez pas dû vous donner cette peine, dit-il en baissant la tête.
  
  Son désespoir sans phrases était tragique.
  
  Coplan s’approcha du lit dans lequel Frings avait été couché. Il posa sa main sur le poignet du vieillard.
  
  — Nous n’avons plus l’intention de vous torturer, Frings. J’ai réfléchi. J’ai même beaucoup réfléchi… Je vais vous raconter une histoire. Après, si vous me faites confiance, vous répondrez à ma question. Si vous ne me répondez pas, je n’insisterai pas…
  
  — Je vous écoute, articula le malade, sans même ouvrir les yeux.
  
  — Mon histoire est une histoire vraie, commença Francis. Et mon premier personnage s’appelle Rochon. Ce Georges Rochon, qui a travaillé pour les services allemands pendant l’occupation, a échappé miraculeusement aux représailles de la libération… Un beau jour, il a repris du service. Mais il avait peur, au fond, très peur ; et il n’avait qu’un désir : fuir en Amérique du Sud, refaire sa vie là-bas, loin des dangers et des menaces… Il y a ensuite une jeune femme, une Danoise nommée Anita Melbôrg ; entrée à l’Abwehr pendant la guerre, elle a repris son métier d’espionne sous la menace d’un chantage. Elle voulait fuir avec Rochon, mais celui-ci a été assassiné par son chef de réseau. Nous avons alors Francesco Mazzini, un Italien, qui a été tué par Ramon Basco sur les ordres du chef de réseau également… Cependant, s’il avait accepté de me dire tout ce qu’il savait, Mazzini n’aurait pas été assassiné. Mais il a eu peur de parler. Pourquoi ? Parce qu’il avait une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête… Enfin, il y a Ramon Basco lui-même, terrorisé, lui aussi, et qui s’est suicidé au moment où j’allais lui mettre la main au collet… Depuis que j’ai commencé cette mission, je me heurte aux mêmes obstacles : la terreur, le chantage… Ludwig Frings, voulez-vous me donner le nom du criminel qui mène ce jeu ? Voulez-vous me dire qui se cache sous le nom de Tex ?…
  
  Le vieillard murmura :
  
  — Sur la tête de mes petits-enfants, je vous jure que je l’ignore. Seul Ramon Basco, agent d’exécution du chef, connaissait ce dernier.
  
  — Je ne mets plus en doute votre sincérité, dit Coplan, très calme. Mais alors, je vous pose une autre question : le tout dernier message que vous avez reçu, celui qui vous mettait en garde contre moi, d’où émanait-il ?
  
  — De Monaco.
  
  — Il s’agissait bien d’une enveloppe vide, avec un message écrit sur la languette collée de l’enveloppe ? Un texte écrit au moyen d’une encre spéciale ?
  
  — Oui… Je regrette d’avoir détruit cette enveloppe, je vous l’aurais remise. Peut-être que l’écriture vous aurait guidé pour identifier Tex…
  
  — Je m’en passerai, Frings. Je crois que je suis enfin sur la bonne voie… Êtes-vous d’accord pour rester dans cette clinique jusqu’à la fin de la semaine ?
  
  — Oui, pourquoi ?
  
  — Si vous le faites de votre plein gré, tout sera facile. Avant la fin de la semaine prochaine, votre enfer sera terminé. Je vous le promets…
  
  — Puissiez-vous dire vrai !
  
  
  
  
  
  15
  
  
  Le vendredi soir, après deux heures de discussion avec le Vieux, Coplan obtint ce qu’il désirait : carte blanche pour le dernier round de son match contre l’insaisissable Tex.
  
  Cependant, le Vieux surmontait mal les quelques réticences qui, de toute évidence, subsistaient dans son esprit.
  
  — En somme, dit-il en posant sur Coplan son regard madré, vous refusez la victoire aux points ? C’est un K.O. que vous voulez ? au finish ?…
  
  — Vous n’y êtes pas du tout ! riposta Francis d’un air dégagé. Ce n’est pas une question de gloriole, loin de là ! Mais je ne veux pas me fier aux apparences. Nous sommes d’accord, quant aux conclusions qui se dégagent des renseignements confidentiels qui vous sont parvenus en fin d’après-midi : des deux suspects qui nous restent, nous avons fixé spontanément notre choix sur le même. C’est déjà presque une assurance contre l’erreur de jugement. Si pourtant nous nous trompions ?…
  
  — Peu probable, émit le Vieux. Et, du reste, en les arrêtant tous les deux, nous serions à même de faire jaillir l’étincelle de la vérité.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  — Je vous offre beaucoup mieux, dit-il. Pourquoi ne voulez-vous pas en convenir ?… Je vous offre le spectacle du coupable en pleine activité. Pas de malentendus possibles, pas d’équivoques ; un constat de facto, irrécusable et sans bavure. Et j’ajoute qu’il y a un point auquel vous n’avez pas songé, du moins je le crois. Si nos deux suspects étaient coupables tous les deux ?… En ordonnant leur arrestation d’office, vous êtes sûr de perdre cinquante pour cent de votre capture.
  
  Le Vieux ne put s’empêcher de sourire.
  
  — Exact, reconnut-il. Là, je viens de me faire moucher. Car s’il y a complicité entre eux, ils s’arrangeront pour sauver une mise. Mais, pour vous parler très franchement moi aussi, ce que je redoute un peu, c’est un choc en retour. Vous avez assez d’expérience pour savoir qu’une épreuve comme celle que vous voulez organiser présente inévitablement une part de risques. Malgré toutes les précautions que vous prendrez, un nouveau cadavre peut venir s’ajouter au bilan de cette mission.
  
  — Nier ce danger serait présomptueux, évidemment, admit Coplan. Toutefois, je ferai le maximum pour éviter un accident. J’enverrai du monde à Menton et je veillerai personnellement sur la personne la plus menacée.
  
  — Bon, vous avez mon approbation ! se décida brusquement le Vieux. Je vous rappelle simplement la condition sine qua non que j’ai posée au début de notre entretien : les formes légales seront respectées scrupuleusement. Vous mettrez Hersigny et Vautier dans le coup. Je ne veux à aucun prix me bagarrer avec la Police Judiciaire. En outre, nous aurons besoin d’une solide couverture légale si l’affaire passe sur le plan international.
  
  — Promis ! lança Francis, satisfait d’avoir enfin emporté le morceau. Je serai à Nice demain matin et je vous garantis que le dernier acte ne traînera pas…
  
  *
  
  * *
  
  À Nice, Coplan joua franc jeu. Ayant réuni dans un des bureaux de la police l’inspecteur Émile Hersigny, l’inspecteur Vautier, le commissaire Torsoni et le technicien Louis Pariot, il leur exposa de A jusqu’à Z toute l’affaire du réseau Tex telle qu’elle se présentait à la lumière des derniers événements de Menton, de Perpignan, de Barcelone et de Stuttgart.
  
  — À des titres divers, dit-il aux policiers, nous sommes tous intéressés par le dénouement de cette vaste enquête… J’ai mis au point un plan qui doit nous permettre de coincer presque à coup sûr le mystérieux Tex, notre suspect numéro UN. Pour vous, Hersigny, ce sera l’épilogue de l’affaire de Toulon. Pour vous, Vautier, ce sera la solution de l’énigme des deux cadavres de Menton. Pour vous, commissaire Torsoni, ce sera une pièce à verser au dossier de certains de vos paroissiens. Quant à vous, Pariot…
  
  Coplan tourna les yeux vers le technicien.
  
  — Je me suis permis de vous déranger, parce que nous allons avoir besoin de vos services, comme vous allez le voir… Il s’agit d’attirer nos suspects dans une souricière. Je sais que votre équipe a réussi quelques opérations assez sensationnelles au moyen de l’observation directe « caméra-micro ». Je me souviens, entre autres, de l’affaire des faux monnayeurs de Marseille et de l’affaire Montalini, le gang de la drogue.
  
  Pariot eut un petit sourire, le sourire modeste du géant qui se sent sûr de sa force.
  
  — J’aime ce sport, confessa-t-il en hochant la tête. Et je viens justement de recevoir des nouveaux microphones que je voudrais mettre à l’essai.
  
  Il tira de sa poche une boîte de carton ayant les dimensions d’une boîte d’allumettes. Il l’ouvrit, en retira quatre épingles.
  
  — Avouez que c’est jojo, murmura-t-il en admirant les épingles d’un œil amoureux. Chaque tête d’épingle est un micro. C’est entièrement fabriqué au microscope(12)…
  
  — Vous pourrez les utiliser, dit Coplan. Reste le choix d’un local approprié à notre but. Il nous faut un appartement assez coquet, situé entre Nice et Menton.
  
  Hersigny, agitant sa tête osseuse, prononça de sa voix désagréable :
  
  — Si Beaulieu peut vous convenir, nous avons un studio pas trop mal monté, situé boulevard Edouard-VII. Les poules du Service utilisent cet appartement pour y emmener des officiers qui ont l’air un peu trop portés sur la fesse. Elles les cuisinent gentiment, et les magnétos enregistrent…
  
  Coplan, enchanté, s’écria :
  
  — Magnifique ! J’espère qu’on pourra camoufler une caméra ?
  
  — J’en fais mon affaire ! jeta Pariot. Même si je dois y travailler un jour et une nuit, je trouverai. Le système du lustre, ça ne rate presque jamais.
  
  — Allons voir cet appartement pour commencer, proposa Francis. La suite de la manœuvre dépend de cela.
  
  Ils arrivèrent à Beaulieu un quart d’heure plus tard. Pariot et Coplan esquissèrent immédiatement
  
  le schéma de l’installation à prévoir : les aiguilles-micros réparties en quatre points différents de la pièce principale, la caméra logée dans un lustre moderne comportant un plateau de verre dépoli.
  
  Pariot, après un rapide calcul, annonça :
  
  — Cinq heures de boulot, pas davantage. Et je vous promets qu’en vous plaçant dans la salle de bains, vous verrez tout, vous entendrez tout.
  
  — Bravo ! dit Coplan.
  
  Il consulta sa montre-bracelet, et ajouta :
  
  — Rendez-vous ici à trois heures, cet après-midi, je vous donnerai les dernières explications et les dernières nouvelles. Maintenant, j’ai une visite urgente à faire.
  
  À midi vingt, Coplan retrouvait Germaine Rochon dans le bar où il l’avait rencontrée pour la première fois, au début du mois. Un peu étonnée par cette conversation téléphonique urgente et mystérieuse, la femme ne paraissait pas trop à son aise.
  
  — Je me demandais ce que vous étiez devenu, dit-elle en dévisageant Francis.
  
  — L’enquête s’est révélée plus complexe que je ne le pensais… Non seulement vos accusations contre votre mari sont fondées, mais la complicité de sa maîtresse est établie, et d’autres personnes qui trahissent la France sont impliquées dans l’affaire.
  
  — Vous avez vu mon mari ?
  
  Coplan hésita. Et il fut sur le point de raconter la vérité. Mais la crainte de troubler cette femme dont la collaboration allait être indispensable le fit changer d’avis.
  
  — Oui, j’ai vu votre mari, dit-il.
  
  — Où est-il ?
  
  — Il se cache à Barcelone pour le moment… Avec cette blonde dont vous m’avez parlé. Mais, soyez tranquille, vous allez être vengée. De plus, vous allez recevoir l’argent auquel vous avez droit : pas seulement votre pension mensuelle, mais aussi la moitié de tous les biens qui constituent le patrimoine conjugal…
  
  Les yeux de Germaine Rochon s’étaient allumés. Coplan reprit promptement :
  
  — Au bas mot, vous toucherez, sous peu, trois ou quatre millions… Seulement, vous devrez m’aider. Vis-à-vis de la justice, je suis obligé de confondre l’homme qui vend à l’étranger des renseignements que votre mari recueille. Il nous faut des preuves, vous comprenez.
  
  — Je suis toute prête à… vous aider. Mais je…
  
  — Attendez, coupa Francis, je vais y arriver. Il ne nous suffit pas de prouver que votre mari fait de l’espionnage, nous devons démontrer qu’il livre des secrets à une puissance étrangère. Une fois l’inculpation bien établie, vous obtiendrez votre argent très rapidement.
  
  — Expliquez-moi ce que je dois faire.
  
  — C’est très simple. J’ai préparé deux lettres. Vous les recopierez de votre main et vous les enverrez par exprès aux adresses indiquées… Par ces lettres, vous demandez à deux personnes de vous rendre visite de toute urgence pour une affaire concernant à la fois votre mari et ces personnes elles-mêmes.
  
  — Je ne puis pas, décemment, recevoir des gens à la pension où je vis. Je me…
  
  — Laissez-moi finir, j’ai pensé à cela aussi. Dès ce soir, vous vous installerez dans un appartement situé à Beaulieu. Et nous répéterons ensemble, à l’avance, les gestes que vous ferez, les paroles que vous prononcerez en présence de chacun de nos visiteurs. Voici les deux lettres…
  
  Coplan exhiba les deux feuillets dactylographiés qu’il avait préparés.
  
  
  
  Monsieur,
  
  
  
  Bien que ne vous connaissant pas personnellement, je pense que ma qualité d’épouse légitime de Georges Rochon m’autorise à faire la démarche que je fais ici.
  
  Vous serait-il possible de me rendre visite dans la soirée de lundi ou de mardi, si possible discrètement, pour retirer les documents que mon mari m’a confiés avant de partir en voyage. Je vous attendrai entre sept et huit heures.
  
  Il s’agit comme vous le savez, d’une affaire rigoureusement confidentielle. Et j’espère que vous ne parlerez à personne de la présente lettre.
  
  Avec mes remerciements…
  
  
  
  La seconde lettre était à peu près la même, à quelques variantes près. On y insistait simplement sur l’intention manifestée par Georges Rochon de faire transmettre ces documents s’il ne donnait pas signe de vie dans un délai de quinze jours à dater du 5 décembre. Et le rendez-vous était fixé entre dix heures et dix heures et demie.
  
  Germaine Rochon mit les feuillets dans son sac.
  
  — Ce sera fait d’ici une heure, dit-elle.
  
  — Bien. Mais je vous demanderai de me montrer les lettres avant de les expédier… Nous irons les poster ensemble à Beaulieu.
  
  
  
  
  
  16
  
  
  Quelques gouttes de pluie étaient tombées vers la fin de l’après-midi, mais la soirée de ce lundi de décembre était plutôt douce et agréable,
  
  À Beaulieu, dans la salle de bains de l’appartement du boulevard Edouard-VII, quatre hommes, tous quatre pensifs et silencieux, attendaient. Pariot, le technicien de la police, enroulait du fil de cuivre sur une bobine. En costume sport, les pieds chaussés de sandales à semelles de caoutchouc, il se concentrait sur son travail et ses puissantes épaules arrondies donnaient une impression d’absolue placidité. Hersigny s’était assis sur un tabouret. Les pieds posés sur la barre transversale de son siège, les genoux remontés, il tenait dans ses mains un petit tableau de commande : deux interrupteurs de plastique qu’on pouvait actionner d’une légère poussée du doigt et qui fonctionnaient silencieusement. Vautier, impassible, s’était assis sur le rebord de la baignoire en céramique verte.
  
  Coplan était debout près de la porte de communication les mains dans les poches de son manteau de tweed gris.
  
  Un écran de télévision, de 50 centimètres sur 70, avait été fixé au mur, à un mètre soixante de hauteur, du côté opposé à la porte. Le petit haut-parleur rond trônait seul sur une chaise.
  
  Il était exactement sept heures dix quand un bref coup de sonnette fit tressaillir les quatre hommes. Hersigny actionna les deux interrupteurs de son petit tableau, et l’écran s’illumina progressivement.
  
  Une ou deux minutes s’écoulèrent, puis les personnages dont on entendait les voix transmises par le micro apparurent sur l’écran. Le visiteur que Germaine Rochon introduisait dans la pièce principale de l’appartement était un homme de petite taille, gros, habillé avec élégance, coiffé avec un soin extrême. Il ajustait avec une sorte de coquetterie désuète le nœud papillon de sa cravate, tout en disant d’une voix maniérée :
  
  —… Et non seulement la politesse, mais aussi les devoirs de bon voisinage. Bref, je me suis senti en quelque sorte obligé de répondre à votre invitation… Cependant, et je m’empresse de vous le dire, je n’ai rien compris aux termes… euh… sibyllins, c’est le mot, de votre lettre. Je connais votre mari de vue, mais c’est tout.
  
  Coplan, les yeux rivés à l’écran se mordillait la lèvre inférieure. Il voyait que Germaine Rochon était un peu désemparée. Mais l’était-elle pour jouer le rôle qu’elle devait jouer, ou bien l’était-elle réellement ? Avec cette sacrée gourde, un pépin restait toujours possible.
  
  Le micro répéta les paroles de Germaine Rochon :
  
  — Mais, monsieur, dois-je comprendre que mon mari n’a jamais traité d’affaires avec vous ?
  
  — Des affaires ? Jamais… Au grand jamais, chère madame, et c’est bien pourquoi je présume qu’il y a un malentendu, une erreur.
  
  — Vous n’avez jamais confié à mon mari certains documents, des certificats d’expertise, des titres de propriétés ?
  
  — Jamais, madame.
  
  — Dans ce cas… Vraiment, je suis confuse… J’ai dû me tromper… Je ne sais comment m’excuser…
  
  — Je vous en prie. Ce sont des choses qui arrivent, voyons. J’aurais été ravi de vous rendre service, croyez-le bien, chère madame…
  
  Germaine Rochon avait hâte, maintenant, de congédier le petit monsieur obèse. Ce dernier s’en rendit compte, et, très homme du monde, prit congé sur un baisemain digne d’un salon de l’Ancien Régime.
  
  Hersigny grommela :
  
  — Loupé… Si l’autre se contente également de faire des ronds de jambe, nous aurons goupillé tout ce micmac pour le roi de Prusse !…
  
  Coplan se sentit visé.
  
  — Pas forcément, répliqua-t-il. Les visiteurs viendront peut-être simplement en commando d’exploration. Ils agiront peut-être par la suite…
  
  — Ouais ! grinça Hersigny. Mais vous ne pourrez pas l’enregistrer, la suite.
  
  — Nous changerons de tactique, c’est tout, abrégea Coplan.
  
  Il quitta la salle de bains pour aller féliciter Germaine Rochon.
  
  — Bien joué, lui dit-il… Si vous tenez le coup, de la même manière avec votre second visiteur, ce sera parfait.
  
  *
  
  * *
  
  Le second visiteur sonna à dix heures pile. Hersigny mit les enregistreurs en route.
  
  —… chanté de faire votre connaissance, madame. Votre mari m’a parlé de vous à plusieurs reprises… Vous étiez à Montreux, je crois…
  
  Coplan, angoissé, serra instinctivement les poings. IL SAVAIT DÉJÀ QUE LA CHOSE DÉCISIVE ALLAIT SE PASSER ; mais il eut peur, de nouveau, en voyant que Germaine Rochon était décontenancée.
  
  Enfin, elle répondit, en détournant la tête :
  
  — On a beau dire, la Côte d’Azur, en hiver, c’est infiniment mieux.
  
  — Et votre mari vous a laissé des documents pour moi ?
  
  L’intonation, fidèlement transmise par le micro, révélait une vague méfiance mêlée de colère ou d’impatience. Au reste, les traits du visiteur reflétaient la même irritation contenue, la même suspicion inquiète. C’était un grand vieillard en costume bleu marine, aux cheveux gris, au menton lourd et autoritaire.
  
  Il déposa son imperméable sur le dossier d’un fauteuil, inspecta d’un œil furtif la pièce confortable.
  
  — Oui, disait Germaine Rochon, mais je n’ai pas une idée très précise quant à la nature de ces papiers… Vous êtes au courant des activités de Georges, je suppose ?
  
  — En partie, oui. Mais de quoi parlez-vous exactement ? Et pourquoi vous a-t-il confié ces documents ?…
  
  — C’est de cela que je voudrais vous entretenir. Vous me direz peut-être que je suis sotte… mais j’ai comme un pressentiment bizarre, inexplicable… Avant de partir en voyage, Georges est venu me voir en coup de vent pour me remettre ces papiers. Il était lui-même, euh… anxieux… Il a fait allusion à certains ennuis relatifs à une affaire de Toulon… Enfin bref, il donnait l’impression d’être traqué.
  
  Sur l’écran, le visage buriné du visiteur frémissait. Les quatre spectateurs muets retenaient leur souffle, instinctivement, comme s’ils craignaient de trahir leur présence, ce qui n’était absolument pas possible… Mais la scène qui se déroulait sous leurs yeux leur tendait fortement les nerfs.
  
  Le visiteur maugréa :
  
  — Vous permettez ?…
  
  — Je vous en prie. Excusez-moi… Puis-je vous offrir un porto ? Une liqueur ?…
  
  — Non, merci. Ou plutôt… un peu de cognac, si cela ne vous dérange pas.
  
  Tout avait été préparé dans le dressoir. Germaine Rochon sortit la bouteille et les deux verres. Le visiteur marmonna d’une voix sombre :
  
  — Votre mari a manqué de jugement et de prudence, est-ce que vous voyez ce que je veux dire ?
  
  — À propos de ces documents ?
  
  — Oui, et à propos d’autres choses aussi. Il n’a fait que des bêtises tout au long de cette année… De plus je n’arrive pas à saisir pourquoi il ne m’a pas informé qu’il vous confiait ces papiers. Vous rendait-il fréquemment visite ?
  
  — En moyenne, une fois tous les deux ou trois mois.
  
  Sur l’écran, on vit très distinctement saillir les muscles de la mâchoire du vieillard. Il avait de la peine à contenir sa rage. Germaine Rochon lui tendit un verre de cognac. Il l’accepta, but une gorgée.
  
  — Ou sont les documents ? demanda-t-il, impérieux.
  
  — Dans ma chambre. Une seconde, je vais les chercher…
  
  Elle disparut de l’écran. L’homme, avec une promptitude saisissante, se leva, se tourna de manière à se mettre le dos vers la porte de la chambre à coucher, sortit un sachet blanc de sa poche et en versa le contenu dans le verre de Germaine Rochon.
  
  Coplan sortit son automatique, ouvrit la porte de la salle de bains, traversa la chambre à coucher, entra dans la pièce principale.
  
  — Les mains en l’air, Stratton ! articula-t-il sèchement. Tout de suite !…
  
  L’Américain pivota sur ses talons en levant les bras. Mais, au passage, il balaya le verre de cognac dans lequel il venait de verser le barbiturique.
  
  — Salaud ! lui jeta Coplan. Vous ne manquez pas de présence d’esprit… Mais qu’importe, nous aurons quand même de quoi prélever des échantillons pour le laboratoire !…
  
  — Que voulez-vous dire ? prononça Stratton sardonique.
  
  — Deux fois rien. À propos, vous avez fait de grands progrès pour parler le français. En quelques jours, c’est magnifique !… Vous êtes fait comme un rat, monsieur Stratton…
  
  Hersigny, la mine rogue, entra dans la pièce.
  
  — Fripouille ! grinça-t-il en foudroyant Stratton d’un regard noir.
  
  Il exhiba des menottes d’acier, emprisonna les deux poignets de l’Américain. Coplan dit alors à Vautier qui s’amenait à son tour :
  
  — Attention, Vautier… Essayez donc de récolter un peu de ce cognac drogué.
  
  Stratton, menottes aux poings, ne perdait rien de sa superbe. Il articula :
  
  — Je proteste énergiquement contre les procédés illégaux dont je suis victime ici. C’est de la provocation. Vous m’avez attiré dans un traquenard. Je réclame la protection immédiate de mon ambassade et je…
  
  — Et tu fermes ta grande gueule, crapule ! trancha Hersigny, furibond. Ce n’est plus le moment de bluffer, compris ?… Un assassinat, une tentative d’empoisonnement, instigation au crime et atteinte à la sûreté extérieure de la France, ça ne suffit pas, non ?
  
  Blanc de colère, Stratton hurla :
  
  — En ma qualité de citoyen des États-Unis, je fais toutes mes réserves quant aux suites que réclament vos actes arbitraires.
  
  Hersigny, révolté par la morgue de ce vieillard indomptable, lui colla une énorme baffe sur la figure.
  
  — Tiens, cracha-t-il, prends toujours celle-là ! Pour les suites, comme tu dis, nous en reparlerons devant le juge d’instruction…
  
  La première confrontation eut lieu le lendemain matin, à dix heures, dans le cabinet du juge Feraguez. Coplan, Vautier et Hersigny se retrouvèrent en face de Stratton qu’assistait un jeune avocat.
  
  Le juge d’instruction était un magistrat de la vieille école. gé d’une soixantaine d’années, le teint bilieux, le regard amer, il était visiblement dépouillé de toute illusion sur le genre humain. Quelque chose dans les traits de son visage délabré trahissait sa conviction profonde : pour lui, un suspect était déjà un coupable.
  
  Coplan, invité à parler le premier, fit un exposé aussi concis que possible. Ayant retracé les divers actes de l’affaire, il expliqua :
  
  — Ce qui m’a mis sur la voie, c’est le témoignage de l’espion allemand Ludwig Frings. Sur le moment même, cependant, j’ai maudit la fatalité qui semblait avoir combiné les événements à contresens. Frings n’avait jamais eu de contacts directs avec le nommé Tex, chef de réseau ; seul Ramon Basco aurait pu nous révéler la personnalité de ce Tex. Malheureusement, Basco était mort… Mais, à la réflexion, les aveux de Ludwig Frings étaient plus révélateurs qu’il n’y paraissait. Non seulement cet Allemand se trouvait en possession de mon signalement et d’une lettre le mettant en garde contre moi, mais on lui avait communiqué mon nom… Ramon Basco ayant disparu, c’était forcément un autre personnage qui avait expédié de Monaco le message adressé à Frings ; et cet autre personnage ne pouvait avoir contacté l’Espagnol, avant la fuite de ce dernier, qu’à Menton même ou à Perpignan…
  
  Ceci m’a amené à revoir l’ensemble du problème. Ramon Basco n’était pas ingénieur : quelqu’un d’autre, à Menton, avait travaillé à équiper la cave secrète dans la villa Rochon. J’ai repointé la liste des personnes que mon enquête avait pu toucher. À Menton, il y avait les voisins immédiats de Georges Rochon… Vous devinez la suite. Les renseignements confidentiels qui nous ont été fournis sur ces voisins ont éclairci d’emblée le mystère central de toute l’affaire. C’est une chose assez surprenante, comme vous pourrez le constater…
  
  En 1943, les autorités américaines et anglaises ; prévoyant déjà l’issue des hostilités, eurent l’idée ingénieuse de mettre sur pied un service d’un genre inédit : le service spécial de recherche d’archives. Des officiers furent recrutés en vue des missions très particulières qu’ils allaient avoir à exécuter. Ces spécialistes, intégrés dans les troupes de choc se trouvèrent partout et toujours, aux avant-gardes des offensives alliées. Dès qu’une position ennemie tombait, dès qu’une ville ou qu’un village capitulait, nos spécialistes abandonnaient leurs fonctions guerrières pour se transformer en détectives et foncer à bride abattue vers les documents et les archives de l’ennemi… Je ne vous citerai qu’un exemple concret : en avril 1945, des unités de la première armée américaine capturaient ainsi trois cents tonnes d’archives allemandes cachées dans des dépôts de la région du Harz(13)…
  
  Le juge Feraguez ouvrait des yeux ronds. Coplan précisa :
  
  — Je n’invente rien, monsieur le juge… Les archives récoltées de cette manière étaient triées sur place avant d’être acheminées vers les bureaux réguliers de l’arrière. Or, Earl Stratton, ici présent, faisait partie d’une équipe de chercheurs de documents. Son invention, vous la voyez : il comprit le parti qu’on pourrait tirer plus tard de certains documents secrets, notamment de certaines listes de l’Abwehr… Il rassembla des fiches, supprima les récapitulatifs qui s’y rapportaient, plaça ces papiers en lieu sûr en se disant que ce qu’il effaçait provisoirement deviendrait une arme très précieuse par la suite.
  
  Georges Rochon, Anita Melbôrg, Mazzini, Ramon Basco, Frings, d’autres sans doute ne devinèrent jamais à la suite de quelle intervention divine ils ne furent pas coincés par la Police Militaire qui traquait les agents allemands pour leur demander des comptes… Earl Stratton attendait son heure. Elle vint quand Stratton demanda sa mise à la retraite et décida de se fixer en France. Après un séjour à Paris, il vécut quelques mois à Rouen, puis, une fois Rochon relancé, Stratton se fit construire le pavillon de Menton… Chantage, terreur, tout s’explique parfaitement.
  
  Coplan jeta un coup d’œil à l’Américain. Mais celui-ci, les yeux baissés, contemplait ses mains d’un air absent.
  
  — Stratton, poursuivit alors Francis, avait fait des études d’ingénieur avant d’entrer à l’armée. Engagé d’abord dans un service technique de la marine, il a été transféré plus tard dans un état-major, puis recruté pour l’équipe des chercheurs d’archives. Ce détail complétait ma documentation… et mon édification. Toutefois, je redoutais une éventuelle complicité de l’autre voisin de Rochon, Hubert de Rochemaille… L’ancien diplomate avait beaucoup voyagé dans le monde et il avait été à même de connaître bien des secrets de chancelleries. J’ai voulu en avoir le cœur net. M. de Rochemaille n’est pas impliqué dans le réseau Stratton… Earl Stratton est originaire du Texas, ce qui explique son nom clandestin. J’espère que les archives saisies à son domicile vont nous apprendre pour quelle puissance étrangère il opérait…
  
  Earl Stratton leva les yeux. Avec un dédain méprisant, il dit en toisant Coplan :
  
  — Je vais vous aider, inspecteur Moreau… Quand on a fait la guerre et quand on a été blessé, on ne voit plus les choses de la même manière… Je hais la guerre !… Oui, j’ai travaillé pour une puissance étrangère. Et si vous aviez un peu de bon sens, vous auriez déjà deviné vers quelle destination j’acheminais mes renseignements… Quel est le pays qui a le courage de défendre la liberté des hommes ? Quel est le pays qui a le courage de refuser la prochaine guerre, le prochain massacre ? Quel est le pays qui a le courage de dire non aux uns et aux autres, de dire non aux Russes, de dire non aux Américains ? » Il n’y en a pas dix, ni sept, ni quatre, il n’y en a qu’un, et sa capitale est Belgrade… Pour mener à bien sa courageuse mission de paix entre deux blocs chargés de puissance mortelle, Belgrade avait besoin d’armes secrètes, de renseignements, d’atouts… Est-ce que vous me comprenez, inspecteur Moreau ?
  
  — Excusez-moi, monsieur Stratton, murmura Francis je n’ai pas à comprendre vos mobiles ni à les juger. On m’a confié une mission : découvrir un réseau d’espionnage. J’ai fait mon travail. Le reste appartient à la justice.
  
  — Oui, précisément, enchaîna le juge, un peu vexé par le dialogue qui venait de se dérouler par-dessus sa tête. Je vous prie de vous adresser à moi, monsieur Stratton, et non à l’inspecteur Moreau. Vous êtes inculpé de meurtres, ne l’oubliez pas.
  
  — Je proteste ! lança l’avocat de Stratton, un tout jeune type au visage maigre, aux yeux fouineurs… Je n’ai guère eu le temps d’étudier le dossier, puisque mon client n’a pu m’appeler que ce matin et que je ne l’ai vu que dans le parloir, il y a vingt minutes à peine. Mais je proteste. Mon client n’a assassiné personne ! C’est un certain Ramon Basco, un Espagnol, qui a commis ces deux crimes en désobéissant aux instructions de mon client.
  
  Coplan souriait. Il voyait déjà le système de défense que Stratton avait adopté. Et ce n’était pas bête, par le fait.
  
  Quelques jours plus tard, à Paris, dans son petit bureau tranquille, le Vieux eut à peu près le même sourire en évoquant l’épilogue de l’affaire Stratton.
  
  — Il n’y a pas une seule preuve directe contre lui, reconnut le Vieux. En outre, c’est un ancien officier… De la façon dont les choses évoluent, nous allons nous trouver dans une impasse. Stratton rejette tout sur Rochon et Basco, qui paraît-il, se haïssaient.
  
  — Et… alors ? s’enquit Coplan.
  
  — Nous pourrons l’expulser, un point c’est tout. Et comme il a de l’argent, il ira vivre en Suisse.
  
  — À moins, murmura Francis, que les Américains ne l’engagent. C’est un homme très astucieux. Son idée de relancer des anciens de l’Abwehr était bougrement bien trouvée.
  
  — Elle n’est pas de lui, laissa tomber le Vieux. Moscou et Washington l’ont déjà utilisée…
  
  Ils échangèrent un regard compréhensif et ironique, un regard qui valait tout un poème.
  
  Puis le Vieux marmonna :
  
  — À propos, j’ai arrangé l’affaire d’Anita Melbôrg. Elle est blanchie… Et j’ai rentré une demande de mutation pour Vautier. J’ai vu ce garçon… Il me plaît, avec sa bonne figure ronde et ses cheveux roussâtres… Quant à Ludwig Frings, il a quitté Stuttgart avec armes et bagages. Il est en convalescence à Liège, chez son fils aîné. D’après Martin Siegel, frings ne fera pas de vieux os, mais il aura quand même un peu de paix et de tranquillité. Il faut savoir passer l’éponge sur certaines choses, sinon la justice devient elle-même injuste.
  
  — Ce qui n’est pas juste non plus, fit remarquer Coplan, c’est que mes vacances sont finies.
  
  — Oh, oh, oh ! protesta le Vieux. Vous en avez profité, que diable ! Vous ne vous êtes pas ennuyé un quart de seconde, de votre propre aveu.
  
  — Vous êtes désarmant, je vous jure, soupira Francis.
  
  Et pourtant, une fois de plus, le Vieux avait vu juste.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Voir « Message Priorité », même auteur.
  
  2 Voir « Face au traître », du même auteur.
  
  3 Certainement
  
  4 À bientôt
  
  5 Veuillez faire préparer ma note.
  
  6 A qui ai-je l’honneur de parler ?
  
  7 Vous !…
  
  8 Attention, Herr Frings…
  
  9 Je suis si fatigué… Il faut que je me repose… Je vous en prie, Monsieur Moreau…
  
  10 Le principe de la ranimation électrique des patients ayant succombé à une défaillance cardiaque, a été défini par des médecins français en 1872 ; mais c’est le docteur Zoll, de l’Université de Harvard, qui a mis au point le thyratron-stimulator.
  
  11 Où sommes-nous ?…
  
  12 Authentique.
  
  13 Authentique.
  
  
  
  
  
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