Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan Frappe À La TÊte

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  PAUL KENNY
  
  
  
  COPLAN
  
  FRAPPE À LA TÊTE
  
  ROMAN D’ESPIONNAGE
  
  
  
  
  
  ÉDITIONS FLEUVE NOIR
  
  69, boulevard Saint-Marcel – PARIS-XIIIe
  
  
  
  
  
  No 1965 « Éditions Fleuve Noir », Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays scandinaves.
  
  
  
  
  
  En raison du caractère d’actualité de cet ouvrage, l’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements qui sont du domaine de l’actualité ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
  Paul Kenny.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Le Jetliner de la compagnie British European Airways, en provenance d’Athènes, se posa à Londres à 20 heures 23, c’est-à-dire avec trois minutes de retard sur son horaire.
  
  Comme l’avion avait voyagé au grand complet, le déchargement des bagages et le contrôle des passagers durèrent environ trois quarts d’heure.
  
  Pierre Valdagne-Haumont, excédé par cette perte de temps, déboucha de son pas vif dans le hall de l’aérogare. Sa valise à la main, il promena un regard inquisiteur sur la foule. Son visage s’éclaira lorsqu’il aperçut Peter, le chauffeur de Sir Dellington, qui s’avançait vers lui. Petit et corpulent, impeccable dans son costume de drap foncé, le chauffeur ôta sa casquette pour saluer l’arrivant. Il lui demanda, en mauvais français, s’il avait fait bon voyage.
  
  — Un voyage excellent, Peter, répondit Valdagne. Mais ces formalités sont interminables et je suis un peu en retard, je le crains. Comment va Sir Edwin ?
  
  Peter assura que la santé de son maître était parfaite. Il remit sa casquette sur sa tête, prit la valise du voyageur et marcha vers la sortie.
  
  La Rolls de Sir Edwin Dellington éclipsait toutes les autres voitures alignées dans le parking. Lustrée, étincelante, la superbe limousine faisait penser à un énorme diamant noir.
  
  L’espace d’une seconde, Valdagne envia son ami Dellington. Et, tout en montant dans le carrosse, il songea : « Il n’y a que les Anglais pour oser étaler leur richesse aux yeux de tout le monde. »
  
  Peter referma doucement la lourde portière, grimpa derrière son volant, enfila ses gants, alluma ses lanternes, mit le moteur en route.
  
  La Rolls s’ébranla silencieusement, voluptueusement. Dès qu’ils furent sur la grand-route, la puissante voiture fonça comme un bolide dans la nuit.
  
  Peter, le buste bien, droit, le visage impassible, conduisait avec une sûreté qui n’excluait pas l’audace. De temps à autre, il réclamait le passage d’un bref appel de ses phares qui éclaboussaient avec une violence impérative la route mouillée.
  
  Valdagne jeta un rapide coup d’œil vers la campagne engloutie dans les ténèbres. Il ne pleuvait pas, mais l’air nocturne était saturé d’humidité. Les bicoques banlieusardes, dépassées en trombe, paraissaient trempées.
  
  — Où me conduisez-vous, Peter ? s’enquit Valdagne.
  
  — Au Berkeley, sir.
  
  — Parfait, acquiesça Valdagne.
  
  Satisfait, il se cala confortablement contre les coussins de la limousine.
  
  Dellington faisait toujours les choses d’une manière fastueuse. Le Berkeley, c’était ce qu’il y avait de mieux à Londres.
  
  « Après tout, se dit Valdagne, il me doit bien cela. C’est pour lui faire plaisir que je m’impose ce détour. Et à sa requête. »
  
  Mais cette réflexion fit naître un imperceptible sourire sur les lèvres de Valdagne. Car, en réalité, s’il avait accepté de faire ce crochet pour rencontrer sir Edwin Dellington, ce n’était pas uniquement par amitié. Il avait une petite idée dans la tête, une petite idée qui n’était pas tout à fait désintéressée.
  
  À Athènes, la veille, Abdel Ruzzane lui avait glissé une information qui n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Abdel Ruzzane avait toujours des tuyaux de premier ordre.
  
  « Il faudra que je fasse un saut jusqu’à Beyrouth avant le 25 de ce mois, décida Valdagne. En agissant vite, il y a une merveilleuse affaire à réaliser. Je pourrais intervenir sous le couvert de la SOFRAMO, par exemple. »
  
  Il ferma un instant les yeux pour concentrer ses pensées. Des chiffres voltigeaient dans son cerveau, tout le mécanisme d’une opération financière fort complexe s’y élaborait spontanément, comme par magie.
  
  Il fut tout étonné lorsque la Rolls freina pour se ranger devant le portail éclairé de l’Hôtel Berkeley. Le trajet lui avait semblé incroyablement court.
  
  Un portier galonné ouvrit la portière de la limousine.
  
  Le chauffeur de Sir Dellington prit la valise du voyageur, la porta lui-même jusqu’à la réception pour rappeler à l’employé qu’un appartement avait été réservé la veille au nom de monsieur Valdagne-Haumont.
  
  Puis, s’adressant à Valdagne, Peter Windel lui demanda, en anglais :
  
  — Puis-je revenir dans une demi-heure, sir ?
  
  — D’accord, Peter, acquiesça Valdagne.
  
  L’appartement, situé au premier étage de l’hôtel, était princier. Il donnait sur Hyde Park, et Valdagne ne put s’empêcher d’écarter le rideau de velours qui masquait la fenêtre. Naturellement, il ne vit rien. Sinon la masse noire et confuse des arbres de l’immense jardin public noyé dans l’obscurité. Mais la vue des autobus à impériale qui sillonnaient l’avenue lui fit plaisir.
  
  Valdagne aimait Londres. Surtout en hiver.
  
  Il s’écarta de la fenêtre, se dirigea vers la salle de bains, examina les lieux.
  
  Un quart d’heure plus tard, il était prêt. Il avait pris une douche, il s’était donné un coup de rasoir électrique, il avait changé de chemise et de costume.
  
  Debout devant le haut miroir de la salle de bains, il se regarda attentivement.
  
  Sa silhouette élégante et svelte lui plut.
  
  À cinquante-cinq ans, un bel homme a le droit d’être coquet, estimait-il.
  
  Sa haute stature, ses cheveux grisonnants et ses tempes argentées, son complet sombre, admirablement coupé, sa chemise de soie blanche et sa cravate bleu-nuit mettaient en valeur son visage mince où les yeux gris, intelligents et profonds, brillaient d’un éclat plein de finesse.
  
  En attendant l’arrivée de Peter Windel, Valdagne consigna dans son agenda les idées qui lui étaient venues à l’esprit au sujet de l’affaire Abdel Ruzzane-Soframo. Il profita de l’occasion pour relire en vitesse les données du problème qu’il avait l’intention de soumettre à Dellington.
  
  *
  
  * *
  
  Sir Edwin Dellington avait soixante-dix ans. Cheveux blancs, moustache blanche, teint rose, voix feutrée, c’était l’aristocrate anglais dans toute sa splendeur. Ses attitudes à la fois hautaines et détachées, l’humour discret de son œil bleu, le flegme calculé de ses gestes, tout en lui était à ce point typique qu’il donnait parfois l’impression de jouer un rôle : le rôle du richissime gentleman anglais. Ce qu’il était, au demeurant.
  
  — Ravi de vous revoir, dit-il à Valdagne. Et merci d’avoir fait le détour pour accepter mon invitation. J’espère que ce ne sera pas du temps perdu.
  
  — Passer quelques heures en votre compagnie n’est jamais du temps perdu, Sir Edwin, répondit Valdagne en souriant.
  
  — Vous êtes gentil, merci, murmura l’Anglais.
  
  Valdagne prit place à la table qui avait été dressée dans un box particulier, tout au fond de la salle.
  
  C’était un restaurant ultra-chic, un peu vieillot, aux lumières douces, aux murs recouverts de boiseries anciennes. Un personnel nombreux et stylé faisait le service en silence, sans agitation apparente.
  
  Sir Dellington, qui résidait à la campagne, dans le château de ses ancêtres, recevait toujours ses invités de passage dans cet établissement dont il appréciait la cuisine et le confort. Et comme il se trouvait à deux pas de Piccadilly Circus, c’était commode.
  
  La composition du menu fut une entreprise délicate à laquelle Sir Edwin consacra toute la gravité requise. Puis, en attendant le début du dîner, ils dégustèrent un verre de cherry.
  
  Dellington murmura :
  
  — J’ai des amis qui dînent dans l’autre salle. Ils viendront nous saluer tout à l’heure. Je vous présenterai quelqu’un dont je vous ai déjà parlé maintes fois : Lord Percy Maddash.
  
  — Je serai enchanté de faire sa connaissance.
  
  — Tant mieux, marmonna Dellington, imperturbable. Il n’y a pas tellement de confrères qui se déclarent enchantés de serrer la main de Lord Maddash en ce moment. La position qu’il a prise en faveur de l’Afrique du Sud lui vaut de solides inimitiés.
  
  — Je sais… Lord Maddash est un businessman génial, mais il manque de doigté en matière politique. Sa franchise lui fait beaucoup de tort.
  
  — Ne croyez pas cela, mon cher, rétorqua l’Anglais à mi-voix. Quand Maddash laisse tomber une de ces réflexions fracassantes qui hérissent l’opinion mondiale, ce n’est jamais par hasard. La filiale sud-africaine de sa banque est en train, de faire un malheur à Johannesburg, j’ai vu les chiffres.
  
  — Mais je me suis laissé dire que le gouvernement de Sa Majesté avait décidé de mettre le trust Maddash en quarantaine ?
  
  — Pensez-vous ! Le gouvernement n’a pas les moyens de lutter contre un adversaire de la taille de Lord Maddash. Nos distingués parlementaires se sont empressés de faire machine arrière dès que Maddash a froncé les sourcils.
  
  Le maître-d’hôtel et ses trois commis commencèrent à servir les hors-d’œuvre.
  
  Pendant une demi-heure, Sir Edwin et Valdagne bavardèrent à bâtons-rompus, passant d’un sujet à l’autre. Puis, tout en attaquant la superbe entrecôte à l’os qui venait de lui être servie, le vieil Anglais déclara :
  
  — Je tenais à vous voir parce que je voudrais que vous me racontiez ce qui s’est passé à Djeddah. Le Club s’intéresse à cet accord que la France et l’Arabie Saoudite viennent de signer. Vous avez suivi cela de près, n’est-ce pas ?
  
  — Oui, j’ai un neveu qui a participé aux travaux de la commission technique. Nous avons obtenu pour nos experts une autorisation de recherches dont la durée a été fixée à deux années. Il s’agit, pour commencer, d’explorations géologiques.
  
  — Dans quelle région ?
  
  — Les trois provinces qui bordent la Mer Rouge.
  
  — Quel est le plan financier pour la phase suivante ?
  
  — La commission n’a pas encore abordé cette question, éluda Valdagne, prudent.
  
  — Du pétrole, vous allez en trouver, décréta Sir Edwin qui n’était pas dupe de la dérobade de Valdagne. Votre gouvernement le sait, et il a évidemment pris ses précautions à ce sujet. Quand le moment sera venu, on vous offrira sans doute un rôle en ce qui concerne la mise en exploitation des nouveaux puits. Je voudrais, dès à présent, vous proposer une participation de mon groupe. Qu’en pensez-vous ?
  
  Valdagne demeura impassible. Sir Edwin poursuivit :
  
  — Naturellement, nous ne ferions pas les choses d’une manière ouverte. Votre Conseil des ministres s’y opposerait. J’envisagerais plutôt constitution d’une société mixte qui se placerait dans le cadre du Marché Commun. Notre apport serait fait par le truchement de notre branche hollandaise… Cette formule vous assurerait automatiquement des garanties, vous saisissez ?
  
  Valdagne, qui réfléchissait à toute allure, ne saisissait que trop bien les intentions de son redoutable interlocuteur. Dans cette affaire d’Arabie, des millions de dollars étaient en jeu ; l’honorable Sir Edwin Dellington était manifestement désireux d’avoir une part de ce gâteau.
  
  Dans un sens, les prétentions du vieil aristocrate anglais pouvaient se justifier : la formidable puissance financière de son groupe lui permettait de formuler une telle proposition. Par contre, sur le plan juridique, ce n’était pas légal. Et Dellington, qui le savait, répéta de sa voix douce :
  
  — La position de notre filiale hollandaise ne pose pas de problème, n’est-ce pas ? Elle vous couvre vis-à-vis du gouvernement français.
  
  Valdagne ne répondit pas. Avant de prendre une décision, il voulait connaître la contrepartie.
  
  Le financier britannique aborda cette question par un biais assez astucieux :
  
  — À propos, cher ami, je vous signale que la réunion générale des Premiers Ministres du Commonwealth est définitivement adoptée. Elle se tiendra dans quelques semaines, ici même, à Londres… Nous sommes d’ores et déjà inscrits au plan des nouveaux investissements. Les chiffres prévus sont très importants, et si vous êtes intéressé par l’affaire, je vous communiquerai le rapport préparatoire. Les perspectives sont excellentes, notamment en ce qui concerne le Nigeria.
  
  Valdagne, le nez dans son assiette, murmura :
  
  — Cette viande est remarquable.
  
  — Vous ne trouveriez pas mieux dans le meilleur restaurant parisien, confirma Dellington.
  
  Il prit son verre.
  
  — J’espère que ce château Lafite ne décevra pas un connaisseur tel que vous ? s’enquit-il en portant son verre à ses lèvres.
  
  Valdagne but également une gorgée.
  
  C’était un premier cru de Pauillac 1947.
  
  — Superbe, émit Valdagne en redéposant son verre.
  
  Entre-temps, il avait fixé mentalement la ligne de conduite qu’il devait suivre.
  
  — Votre formule de société mixte avec vos associés hollandais me paraît judicieuse, Sir Edwin, prononça-t-il en regardant l’Anglais bien en face. Je vous enverrai une note relative aux accords franco-arabes, et nous examinerons par la suite les modalités appropriées.
  
  — D’accord, opina Dellington, satisfait. Il faut maintenant que je vous dise un mot au sujet de mes pourparlers avec le nouvel organisme qui vient de se constituer à Téhéran. Mon ami Rauch m’en a longuement parlé quand je l’ai rencontré chez lui, à New York, un peu avant la fin de l’année…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Le fastueux dîner tirait à sa fin. En attendant le café, Dellington et Valdagne allumèrent des havanes. Entre les deux financiers, la cordialité un peu réservée du début avait fait place progressivement à une confiance plus chaleureuse, plus intime, teintée de secrète connivence.
  
  Sir Edwin était heureux d’avoir arraché au Français une promesse ferme de participation dans les affaires de pétrole arabe. Il ne le cachait pas. Et, afin, de montrer sa gratitude, il avait fait à Valdagne des ouvertures pour d’autres combinaisons. Notamment, pour une vaste affaire de produits chimiques montée en Asie par le magnat américain Walter Rauch, affaire qui allait vraisemblablement produire des niagaras de dollars.
  
  Valdagne, de son côté, se sentait assez euphorique.
  
  Le Pauillac 1947 y était peut-être pour quelque chose. Mais, à vrai dire, c’était surtout le succès de cette entrevue qui avait fait naître en lui cette agréable sensation de griserie.
  
  Ce qui emballait principalement Valdagne, c’était la perspective d’entrer dans le groupe Walter Rauch. Il en rêvait depuis plus de dix ans ! Toutes les tentatives qu’il avait faites jusque-là s’étaient soldées par des échecs. Cette fois-ci, avec l’appui de Dellington, les choses se présenteraient mieux. Le très puissant W. Rauch, l’empereur de la haute finance mondiale, l’homme dont on disait qu’il était « le président permanent » des États-Unis, n’avait pas beaucoup de sympathie pour les Français. Il les trouvait trop indépendants, trop fantaisistes.
  
  Valdagne ne l’avait rencontré qu’une seule fois, à Chicago ; il n’avait d’ailleurs pas réussi à capter l’amitié du redoutable bonhomme.
  
  Rauch, un colosse de soixante ans, aux yeux couleur d’iceberg et à la bouche amère, avait rembarré Valdagne en lui disant sans mâcher ses mots :
  
  — Je ne travaille pas avec les Français. Il m’a fallu un quart de siècle pour apprendre à mes dépens que la devise de la France était la négation des réalités de la vie… Liberté, égalité, fraternité ?… Les hommes ne sont ni égaux, ni libres, ni fraternels, mister Valdagne.
  
  Valdagne repensait à cela, tout en écoutant Sir Edwin qui évoquait son récent voyage à Tokyo.
  
  En apportant les cafés, le chef de rang se pencha à l’oreille de Dellington pour lui dire quelques mots. Le vieil Anglais opina et murmura :
  
  — Oui, très bien, qu’ils viennent…
  
  Quelques instants plus tard, trois hommes d’âge mûr s’avançaient dans le box pour saluer Sir Edwin. Valdagne reconnut le premier des trois pour l’avoir vu en photographie dans le Newsweek. C’était Lord Percy Maddash, banquier anglais, président-directeur-général d’un gigantesque trust industriel, marchand de canons, propriétaire de mines d’or, patron occulte d’une chaîne de journaux, ami personnel d’une trentaine de ministres du précédent gouvernement de Sa Majesté.
  
  Dellington, de sa voix feutrée, fit des présentations qui ne manquaient pas d’humour :
  
  — Pierre Valdagne-Haumont, de Paris… Une carte maîtresse dans le Marché Commun. Lord Percy Maddash, ségrégationniste, colonialiste, partisan d’un Marché Commun dirigé par le trust Maddash.
  
  Maddash, souriant, dit à Valdagne :
  
  — Mon beau-frère m’a parlé de vous en termes fort élogieux. Il m’a vivement recommandé de vous faire la cour, étant donné le rôle prépondérant que les augures prévoient pour vous à la tête du brain-trust français. Je suis heureux de vous connaître.
  
  Maddash devait friser la soixantaine. Il était grand, un peu voûté, pâle de teint ; il avait de profonds yeux noirs qui vous enveloppaient curieusement comme pour vous isoler du monde ambiant et soupeser votre réalité intrinsèque.
  
  Il présenta lui-même les deux hommes qui l’accompagnaient : un Hindou barbu, un Sikh, propriétaire de filatures à New-Delhi, et un banquier de Genève, blond et congestionné.
  
  Cet intermède fut bref. Maddash refusa de prendre le cognac avec Dellington et Valdagne.
  
  — Je suis au régime, s’excusa-t-il. Mon médecin m’interdit l’alcool et m’oblige à me coucher avant minuit. De plus, mes amis ont un avion à prendre demain matin.
  
  Les trois hommes quittèrent le restaurant.
  
  Valdagne demanda alors à Sir Edwin :
  
  — À qui faisait-il allusion, Maddash, en parlant de son beau-frère ?
  
  — À Phil Castledeen, le directeur général de la Tylder Steel.
  
  — Ah bon ? fit Valdagne, surpris. C’est son beau-frère ?
  
  — Oui, depuis le mois de juin dernier. Castledeen a épousé la plus jeune sœur de Maddash, Elvina. Elle était divorcée depuis quatre ou cinq ans. C’est d’ailleurs Maddash qui a combiné ce mariage pour conserver la haute main sur la fortune personnelle de sa petite sœur… Maddash ne néglige rien, et il a le sens de la dynastie. De la dynastie des Maddash, bien entendu.
  
  — Mais alors ? murmura Valdagne, un peu éberlué. Maddash fait partie du Club par personne interposée, si je comprends bien ?
  
  — J’ai l’impression que ce n’est pas nouveau, laissa tomber Sir Edwin sur un ton détaché. J’ai toujours soupçonné Maddash d’être affilié au Club depuis le début, grâce à plusieurs de ses antennes secrètes. Je crois que certains de nos confrères d’Amsterdam ont des relations très étroites avec Maddash.
  
  — Lesquels ?
  
  — Je ne peux citer personne, puisque je n’ai aucune preuve. Du reste, je considère que c’est un bien pour tout le monde. Même indirectement, il vaut mieux avoir Lord Percy avec nous que de le savoir en dehors du jeu… Dites-moi, vous n’êtes pas au régime, j’espère ?
  
  — Non, Dieu merci ! s’esclaffa Valdagne.
  
  Sir Edwin commanda deux cognacs Fromy.
  
  — C’est ma drogue favorite depuis la dernière guerre, expliqua-t-il. Si je n’ai pas pris ma ration de cognac français, je dors mal. Vous ne souffrez pas d’insomnie, vous ?
  
  — Oui, hélas.
  
  — C’est la maladie des gens de notre espèce, constata l’Anglais avec philosophie. Quel est votre remède ?
  
  — J’en ai plusieurs, ça dépend des périodes. Mais le plus efficace de tous, c’est de finir ma soirée en agréable compagnie féminine, si vous voyez ce que je veux dire ?… Et, à ce propos, vous pourriez peut-être me rendre service ?
  
  — Bravo, dit Dellington, admiratif.
  
  Puis, songeur :
  
  — Oui, avec un peu de chance, je pourrais peut-être vous procurer le somnifère en question…
  
  Il appela le maître-d’hôtel, le pria d’aller chercher son chauffeur. Puis, à Valdagne :
  
  — Le bon Peter va nous dire s’il y a une possibilité… Je l’ai chargé de ce problème pratique et mes confrères étrangers qui sont de passage à Londres ont toujours été fort satisfaits.
  
  Peter Windel s’amena, sa casquette à la main. Dellington lui parla tout bas, en termes conventionnels que le fidèle chauffeur comprenait parfaitement.
  
  Un quart d’heure plus tard, Peter revenait donner la réponse. Elle était positive.
  
  — Vous conduirez monsieur Valdagne, indiqua le financier à son domestique. Vous viendrez me reprendre ici ensuite.
  
  — Mais non, protesta Valdagne, je prendrai un taxi.
  
  — Pas question, trancha Dellington. Vous êtes mon invité, mon cher. Au demeurant, je ne me fie pas aux chauffeurs de taxi… Entre les mains de Peter, vous ne courez aucun risque.
  
  — Désolé de penser que vous allez devoir attendre le retour de votre chauffeur.
  
  — Ne vous tracassez pas, je prendrai un autre cognac pour me tenir compagnie. Je souhaite que votre médicament vous plaise et vous donne une charmante fin de soirée… N’oubliez pas de me faire parvenir les choses convenues.
  
  — N’ayez crainte, je n’oublie jamais une promesse, affirma Valdagne.
  
  *
  
  * *
  
  Tandis que la Rolls roulait en direction de Kensington Gardens, Valdagne, rêveur, contemplait machinalement la ville endormie. Jamais comme en cette nuit de janvier le charme étrange de Londres ne lui avait semblé aussi mystérieux, aussi inexplicable, aussi indiscutable.
  
  Ce sortilège provenait-il des séjours qu’il y avait faits au cours de son enfance, chez sa tante Marie-Suzanne ? Il avait sept ou huit ans à cette époque, et il avait conservé le souvenir d’une belle maison tranquille, d’un vaste salon où, les soirs d’hiver, un joyeux feu de bois crépitait dans l’âtre.
  
  Depuis lors, il voyait Londres sous cet aspect : une ville pleine d’intimité, de paix, de poésie, éclairée de reflets rouges provenant d’un feu de bois aux flammes vivantes.
  
  La Rolls s’arrêta, et les pensées de Valdagne furent instantanément remplacées par une autre sensation, une sensation qui lui était familière aussi : la fièvre délicieuse qui précède une aventure, une rencontre, une découverte. Amateur de jolies femmes, Valdagne était le contraire d’un homme blasé : un nouveau visage féminin, même celui d’une call-girl, suscitait sa curiosité, faisait naître le désir dans sa chair, balayait les chiffres qui hantaient son cerveau. Une sorte de fraîcheur d’âme, une juvénilité presque romanesque, lui était restituée dès qu’il abordait l’amour.
  
  Que cet amour fût vénal ne le troublait nullement. Il vivait dans un univers où tout s’achète, où tout s’évalue en francs, en dollars, en livres ou en pesos. Dans un sens, il préférait cela. Il avait toujours détesté la sentimentalité amoureuse, et c’était la raison pour laquelle il était resté célibataire.
  
  Une jolie fille qui vous donne du plaisir en échange d’un peu d’argent, ça lui semblait une formule propre, honnête, parfaite.
  
  Peter ouvrit la portière.
  
  — C’est au numéro 35 bis, sir, murmura-t-il. Deuxième étage. La dame se nomme Helen Westwood… Vous demanderez un taxi par téléphone pour rentrer au Berkeley. Bonne nuit, sir.
  
  — Merci, Peter… Ah, dites-moi ? Pour ne pas offenser cette personne, pouvez-vous m’indiquer un ordre de grandeur ?
  
  — J’allais vous en parler, sir. Aux environs de 40 livres, ce serait un chiffre correct.
  
  — Vous êtes le plus précieux des hommes, Peter, conclut Valdagne en glissant discrètement un billet de 10 livres dans la main du chauffeur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Au moment précis où il appuyait l’index sur le bouton de cuivre de la sonnerie, Valdagne eut une sorte de pressentiment fugace qui fit battre son cœur : la certitude qu’il allait vivre quelque chose d’inhabituel, quelque chose d’extraordinaire.
  
  La soirée avec Dellington s’était déroulée d’une manière tellement merveilleuse qu’il avait la conviction que cette journée du 12 janvier devait être un jour faste et que la bienveillance des astres ne pouvait s’arrêter là.
  
  La porte palière s’ouvrit discrètement, une silhouette féminine se laissa deviner dans l’entrebâillement, une voix douce murmura :
  
  — Bonsoir… Vous êtes l’ami de mister Peter, je présume ?
  
  — Oui.
  
  — Entrez, je vous prie…
  
  Cette voix, exempte de toute vulgarité, était engageante. Déconcertante aussi, car elle avait des inflexions d’une rare finesse.
  
  Valdagne pénétra dans le hall, regarda le visage qui lui souriait dans la pénombre. Son intuition ne l’avait pas trompé, miss Helen Westwood était une vraie beauté. Grande, bien balancée, élégante.
  
  — Par là, dit-elle en indiquant une pièce dont la porte était entrouverte.
  
  Il s’avança, tandis qu’elle refermait la porte palière. Elle fit coulisser le verrou, suivit le visiteur.
  
  Le studio baignait dans une lumière tamisée provenant d’un lampadaire et de quatre appliques murales.
  
  Valdagne fut frappé par le luxe raffiné des meubles et de la décoration qui l’entouraient. Le tapis qui recouvrait le parquet avait la suavité d’un authentique Chiraz. Les trois fauteuils et le canapé Louis XV étaient garnis de tapisserie qui imitaient l’Aubusson à la perfection. Dans un des coins, il y avait une commode de dame, en bois de rose marqueté, qui eût valu une fortune si elle avait été d’époque.
  
  — Je m’appelle Helen, dit-elle. Voulez-vous me donner votre manteau ?
  
  Il se débarrassa de son demi-saison, le lui donna. Elle alla pendre le vêtement au portemanteau du hall d’entrée, et Valdagne en profita pour s’approcher du miroir de Venise qui ornait un des murs. Il vérifia son nœud de cravate, examina rapidement ses pommettes : le vin et le cognac avaient un peu empourpré ses joues.
  
  Helen revint vers lui, lui prit le bras avec douceur.
  
  — Vous êtes arrivé à Londres aujourd’hui ? s’enquit-elle en l’entraînant d’une manière très naturelle, très aisée, vers le canapé Louis XV.
  
  — Oui, ce soir même, répondit-il en s’asseyant.
  
  — Vous êtes Français ?
  
  — Oui.
  
  — Vous parlez admirablement l’anglais.
  
  — C’est presque ma seconde langue maternelle… Mais mon accent m’a néanmoins trahi, puisque vous avez deviné que je suis Français.
  
  — Oh, ce n’est pas difficile, dit-elle en riant. Il n’y a que les Anglais qui parlent réellement l’anglais sans accent.
  
  — Vous avez une très jolie voix, fit-il remarquer.
  
  Et il ajouta en montrant le studio :
  
  — Vous avez aussi un goût exquis. C’est tout simplement merveilleux…
  
  Elle accepta ce double compliment d’un léger battement des paupières, comme une grande dame qui considère que ces choses vont de soi.
  
  Puis, posant sa main droite sur le poignet de son visiteur, elle proposa :
  
  — Alcool, whisky, champagne ?
  
  Il jugea de bon ton de rester dans les traditions :
  
  — Je boirais volontiers une coupe de champagne.
  
  Elle opina, quitta la pièce.
  
  Il admira de nouveau le décor qu’il avait sous les yeux. De toute évidence, les rideaux de velours rouge qui masquaient les deux grandes fenêtres avaient dû coûter fort cher ; ils étaient somptueux.
  
  Autre détail à noter : l’ameublement de ce studio ne comportait ni divan ni lit, ce qui était surprenant quand on connaissait la profession de la maîtresse de maison.
  
  Helen revint avec un plateau de laque noire sur lequel elle avait posé deux flûtes de cristal. Elle déposa le plateau, sur une table basse – une table chinoise en bois clair – qui se trouvait près du canapé. Elle alla ensuite chercher le seau à champagne.
  
  — Je vais vous demander de déboucher la bouteille, murmura-t-elle. Les hommes sont plus adroits pour ces choses-là.
  
  Il se leva.
  
  Le champagne n’était pas du toc non plus : c’était du Roederer brut de 1949.
  
  Il remplit les deux coupes, en donna une à Helen, en prit une pour lui, reprit place sur le canapé où elle s’était déjà assise.
  
  Avant de trinquer, elle questionna :
  
  — Je suppose que vous êtes dans les affaires ?
  
  — Oui, en effet.
  
  — Eh bien, buvons à vos succès.
  
  Elle porta son verre à ses lèvres.
  
  Plus il la regardait, plus il était troublé, décontenancé. Elle portait une robe du soir en satin rose dont le corsage modelait d’une façon habile le relief de sa poitrine bien fournie quoique haute et ferme. Le décolleté en pointe plongeait vers un sillon d’ombre veloutée, laissant juste aux regards la possibilité de constater que l’arrogance de ces seins superbes n’était pas due aux artifices d’un soutien-gorge bien étudié.
  
  Cependant, elle n’était plus toute jeune. Du moins, pour une prostituée de haut vol. Les courtisanes qui opèrent dans les milieux riches sont généralement des filles de vingt ans. Et la fraîcheur de leur corps constitue leur atout majeur pour exciter les sens engourdis des richissimes sexagénaires qu’elles accueillent.
  
  Helen, c’était différent. Elle avait sans nul doute franchi le cap de la trentaine, et elle ne cherchait pas à le cacher. Son beau visage ovale aux traits délicats était à peine maquillé, sa bouche ourlée était juste rehaussée d’un rien de rouge à lèvres, aucune crème ne camouflait les minuscules rides qui s’étoilaient aux coins de ses grands yeux bleus.
  
  Cette sincérité physique, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, la rendait encore plus fascinante. Sa chair blonde n’était pas celle d’un fruit vert, mais celle, pulpeuse, d’un fruit gorgé de suc. Ses boucles blondes retombaient en volutes brillantes sur ses épaules nues, et la douceur de cette chevelure soyeuse se mariait divinement à la douceur satinée de ses épaules.
  
  Elle demanda :
  
  — Vous êtes à Londres pour plusieurs jours ?
  
  — Je repars demain.
  
  — Vous voyagez beaucoup ?
  
  — Je passe la moitié de ma vie dans les avions. Hier, je me trouvais à Athènes. Il y a quatre jours, j’étais en Turquie.
  
  — Je vous envie. J’aimerais voyager.
  
  — Vous ne voyagez pas beaucoup ?
  
  — Non… Je ne suis jamais allée plus loin que les Baléares.
  
  — Mais vos vacances ?
  
  — Je les passe en Angleterre, au bord de la mer. Mon oncle a une maison près de Lynton, dans le Devon.
  
  — Vous n’êtes jamais venue en France ?
  
  — Si, au Touquet. Des amis m’y ont emmenée en voiture. Vous savez, ces petits avions qui embarquent trois voitures avec leurs passagers et qui atterrissent directement au Touquet.
  
  — J’ai beaucoup joué au golf au Touquet, opina-t-il.
  
  Il regretta cette phrase qu’il venait de prononcer. Il se fit l’impression de poser au snob. Helen ne devait guère aimer les messieurs pleins de fric et de suffisance qui prenaient des airs supérieurs pour lui en imposer.
  
  Elle déposa sa flûte de cristal sur la table chinoise, se rapprocha de Valdagne, lui prit la main. Elle avait de longs doigts déliés, des doigts de femme du monde.
  
  — Vous n’êtes pas marié, n’est-ce pas ? s’enquit-elle en posant sur lui ses yeux bleus.
  
  — Comment le savez-vous ? Parce que je ne porte pas d’alliance ?
  
  — Oh non, mais je l’ai deviné.
  
  — À quoi ?
  
  Elle se mit à rire, secoua ses boucles blondes.
  
  — Je serais incapable de le dire, mais je le sentais.
  
  — Cela m’intéresse, insista-t-il.
  
  — C’est comme un mur invisible, expliqua-t-elle. Les hommes et les femmes sont séparés par… par quelque chose qui n’existe pas mais qui existe quand même. Les hommes mariés franchissent ce mur sans s’en rendre compte, parce qu’ils ont l’habitude, parce qu’ils ont appris à passer de plain-pied de l’autre côté. Les célibataires, non. Pour eux, le mur est toujours là.
  
  — C’est un reproche ?
  
  — Non, au contraire. Les femmes adorent cela… Elles se sentent protégées par le mur, moins vulnérables… et plus audacieuses du même coup.
  
  Elle eut un petit rire bref dont la spontanéité toucha Valdagne. Non seulement cette femme n’était pas sotte, loin de là, mais elle avait une simplicité vraiment confondante. On eût dit qu’elle s’amusait à ce jeu pourtant difficile (et souvent pénible) qui consiste, pour une prostituée, à mettre le client à l’aise, à le dégeler, à lui faire oublier peu à peu qu’il est là en vertu d’un marché bien précis, sordidement précis.
  
  — Pourquoi êtes-vous venu ? susurra-t-elle avec une pointe de malice.
  
  — Pour me distraire, naturellement.
  
  — Le repos du guerrier, alors ? Vous êtes industriel, financier, diplomate ?
  
  — Devinez, puisque vous avez des dons de sorcière.
  
  — Et si je me trompe ?
  
  — Nous verrons bien.
  
  Elle le regarda d’une façon plus appuyée, plus méditative, non sans faire passer des nuances cajoleuses dans ses prunelles.
  
  — Financier, hasarda-t-elle.
  
  — C’est Peter qui vous l’a dit ?
  
  — Oh, sûrement pas ! répliqua-t-elle avec vivacité. Mister Peter est la discrétion faite homme… Évidemment, j’ai remarqué que les amis de mister Peter sont presque tous des financiers, même quand ils sont ministres ou ambassadeurs.
  
  — Vous avez gagné, admit-il.
  
  — Puis-je vous poser une question ?
  
  — Bien sûr.
  
  — Comment se fait-il qu’un homme comme vous, élégant, riche, séduisant, intelligent, vienne rendre visite à une femme dans mon genre pour chercher de la distraction ? Je suis sûre que vous n’auriez que l’embarras du choix dans la haute société londonienne…
  
  — N’exagérons rien, dit-il avec une sorte de vanité inconsciente, je ne suis pas si séduisant que cela. Mais la vérité, c’est que je n’aime guère les femmes de la haute société. Je les trouve sophistiquées, capricieuses, artificielles.
  
  — Vous n’aimez pas les complications, c’est bien cela ?
  
  — Oui, dans un certain sens, c’est bien cela. Ma vie professionnelle est faite de problèmes qui n’en finissent jamais, qui m’occupent l’esprit sans relâche. Si mes rapports avec les femmes deviennent aussi compliqués que mes affaires, où trouverai-je le repos, la détente ?
  
  — Oui, je vous comprends. Mais que faites-vous quand vous êtes déçu ?
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  Elle baissa les yeux.
  
  — Uniquement ceci : si je ne vous plais pas, si je ne réponds pas à ce que vous espériez, vous n’êtes pas obligé de rester. Je ne me vexerai pas.
  
  Était-ce le comble de l’art, ou bien était-elle réellement sincère à ce point ?
  
  Il se rapprocha d’elle, lui passa un bras autour des épaules pour l’attirer contre lui.
  
  — Qui vous dit que je ne serais pas déjà parti si vous ne m’aviez pas plu, Helen ?
  
  La joue contre son épaule, elle leva les yeux.
  
  — Je n’ai plus vingt ans, murmura-t-elle.
  
  Il se pencha, lui baisa doucement les lèvres, sans hâte ni fébrilité mais avec une espèce de lenteur complaisante. Elle comprit ce qu’il désirait et elle répondit de la même manière, avec la même intention délibérée de faire de ce baiser le plus sensuel des préludes. Elle rabaissa peu à peu ses paupières, se serra davantage contre lui, glissa sa main gauche dans sa nuque, sans interrompre la caresse qu’elle prodiguait de ses lèvres ourlées, chaudes, à cette bouche virile à laquelle elle insufflait une ardeur calculée, de plus en plus dense, lucide, agissante et délectable.
  
  Comme un breuvage prodigieusement dosé pour faire naître les sortilèges du désir, ce baiser instillait progressivement, goutte à goutte pour ainsi dire, une irrésistible ferveur dans les artères de Valdagne.
  
  Il emprisonna dans sa paume l’épaule nue de Helen, se mit à la presser, à la pétrir, à effleurer du bout des doigts le satiné de cette peau dont le grain si féminin, si voluptueux lui procurait une sensation ineffable.
  
  Helen frissonna quand l’attaque de Valdagne se fit soudain plus précise. Elle s’abandonna une fraction de seconde, puis, avec une légère torsion de ses hanches flexibles, elle s’écarta.
  
  Elle mit fin à ce premier baiser d’une manière si langoureuse que Valdagne en resta un peu pantois, un peu égaré.
  
  — Comment puis-je vous appeler ? demanda-t-elle dans un souffle.
  
  — Mon… mon prénom est Pierre.
  
  — N’êtes-vous pas de mon avis, Pierre ? Il faut se fier aux proverbes : qui va doucement va loin.
  
  En guise de réponse, il eut un sourire vaguement niais. Elle reprit :
  
  — Êtes-vous pressé de rentrer à votre hôtel ?
  
  — Pas spécialement.
  
  — À quelle heure est votre avion, demain ?
  
  — Six heures du soir.
  
  — Buvons une gorgée de champagne, voulez-vous ?… Ensuite, je vous montrerai ma chambre. J’espère que vous la trouverez jolie, qu’elle vous plaira, elle aussi.
  
  *
  
  * *
  
  Effectivement, la chambre à coucher de miss Helen Westwood était une réussite.
  
  De style Louis XV comme le studio, avec un vaste lit à baldaquin, une commode galbée, des rideaux gris et bleus, un tapis chinois aux tons crèmes, c’était un vrai nid d’amour.
  
  — Vous aimez ? questionna-t-elle en souriant.
  
  — Vous avez décidément un goût exquis, assura-t-il, sincère.
  
  — Excusez-moi une seconde.
  
  Elle disparut dans le cabinet de toilette contigu.
  
  Valdagne regarda la commode de plus près, se baissa pour tâter le tapis chinois.
  
  Il avait de plus en plus l’impression que tout ce qui se trouvait dans cet appartement était bel et bien d’époque et authentique.
  
  Sir Edwin avait peut-être contribué à mettre miss Westwood dans ses meubles ? En tout cas, on sentait ici la main. – et le compte en banque – d’un vrai connaisseur.
  
  Même pour distraire ses amis, Dellington faisait les choses avec faste.
  
  Helen revint dans la chambre. Cette fois, elle était vêtue d’un déshabillé transparent rose qui mettait encore mieux en valeur la beauté de son corps.
  
  Valdagne apprécia en silence. Et il fut de nouveau frappé par cette chose singulière : l’élégance indéniable de cette chair appétissante, délicate ; la classe exceptionnelle de ce corps élancé, gracieux, où la plénitude des formes féminines s’alliait si miraculeusement à la sveltesse.
  
  — Venez près de moi, dit-elle en l’entraînant vers le bord du lit. Mais enlevez votre veston, il fait très chaud dans cette pièce-ci…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Les talents de miss Westwood avaient donné raison au proverbe.
  
  Quand Valdagne redescendit sur terre, une pensée se forma peu à peu dans son cerveau nébuleux et stupéfait : jamais aucune femme ne l’avait emmené aussi loin dans les profondeurs éblouissantes du septième ciel. Au point qu’il se demanda si ce n’était pas une imprudence pour un homme qui avait largement passé le cap de la cinquantaine !
  
  Mais il se sentit si bien, si détendu, si… heureux, oui, c’était le mot, qu’il chassa aussitôt cette inquiétude.
  
  Il tourna la tête vers Helen.
  
  Allongée sur le dos, une jambe repliée, les deux mains réunies dans la nuque, elle rêvait, les yeux ouverts, un adorable sourire sur les lèvres.
  
  Elle tourna également la tête.
  
  — Content, Pierre ? murmura-t-elle.
  
  — Je crois que les mots sont inutiles, n’est-ce pas ? Vous êtes… vous êtes… merveilleuse, Helen.
  
  Il fut étonné par le son de sa propre voix. Elle était si fervente et si humble à la fois qu’il lui semblait que ce n’était pas la sienne.
  
  D’habitude, dans ces situations-là, il affichait toujours, d’instinct, une froideur polie qui faisait instantanément comprendre à la dame que la phase d’intimité et de familiarité était révolue, que les distances étaient rétablies.
  
  D’habitude aussi, il se levait en vitesse pour passer dans la salle de bains, faire un brin de toilette, se rhabiller.
  
  Pourquoi ne bougeait-il pas ?
  
  Il se sentait vraiment bien. Il n’avait aucune honte de son corps déjà marqué par les années. En outre, il admirait avec plaisir la nudité de sa partenaire, ce qui n’était pas moins extraordinaire.
  
  D’une façon générale, la vue d’une prostituée – après l’étreinte – lui était plutôt pénible. Il avait hâte de s’en aller, l’affaire étant liquidée.
  
  Helen devait connaître cette réaction des clients. Elle demanda de sa jolie voix paisible :
  
  — Préférez-vous partir, Pierre ? Ou bien désirez-vous rester près de moi ?
  
  — Quelle est votre opinion, Helen ?
  
  — C’est un peu déprimant de se séparer si vite, non ?
  
  — Vous voulez dire que… que cela vous ferait plaisir que je reste ? fit-il, sceptique.
  
  — N’est-ce pas naturel ? Quoi que vous pensiez, je suis tout de même une femme.
  
  Valdagne ne saisissait pas. Cette fille ne pratiquait pas du tout son métier comme la plupart de ses semblables.
  
  Helen devina sa perplexité.
  
  — Les femmes, plus que les hommes, aiment prolonger les bonnes choses, expliqua-t-elle. Et quand il s’agit du plaisir dans l’amour, n’est-ce pas le sommet des bonnes choses ?…
  
  Incrédule – mais flatté – Valdagne plaisanta :
  
  — Le compliment me touche, Helen, mais je n’en demande pas tant.
  
  — Oh, je ne fais jamais de compliments ! rétorqua-t-elle en riant. J’aime trop la franchise et la sincérité.
  
  Elle se mit sur son séant, proposa :
  
  — Un peu de champagne ?
  
  — Volontiers, accepta-t-il.
  
  — Voulez-vous que je vous allume une cigarette ?
  
  — Non, merci, je fume très peu et jamais la cigarette.
  
  — Cela ne vous dérange pas si j’en allume une, moi ?
  
  — Mais non, voyons.
  
  Elle quitta le lit et, dans la splendeur de sa nudité, se dirigea vers le studio.
  
  Il l’admira de nouveau, ne put réprimer une petite grimace d’approbation. Vraiment magnifique, cette fille.
  
  Dépouillé de tout artifice, un corps de femme ne peut mentir. Helen Westwood avait une classe, une allure altière qu’on ne rencontre pas souvent dans le monde des call-girls. Cette ligne onduleuse, ce ventre plat, ces longues cuisses à la fois galbées et pleines, la délicatesse de sa chair parfumée, soignée, tout cela trahissait un animal de luxe.
  
  Valdagne s’interrogea : « Danseuse, mannequin ? »
  
  Quand elle revint dans la chambre avec les deux flûtes de champagne, il lui posa la question :
  
  — Est-ce que je me trompe, Helen ? Vous avez la perfection plastique d’une danseuse ou d’un mannequin ?
  
  — J’ai fait de la danse, oui, dit-elle. Mais j’ai abandonné quand je me suis mariée.
  
  Elle lui donna un des deux verres. Il vida le sien distraitement, puis enchaîna :
  
  — Vous avez un mari ?
  
  — Il est mort depuis près de quatre ans. Il était pilote dans la R.A.F.
  
  — Vous ne vous êtes pas remariée ?
  
  — Oh non ! Je me suis laissée prendre une fois, cela suffit. Mon mariage n’a pas été heureux.
  
  Elle le débarrassa de son verre vide, le déposa en même temps que le sien sur la commode. Puis, ramassant un cendrier de porcelaine, elle s’étendit sur le lit, plaça le cendrier près d’elle.
  
  — Je ne pourrais plus supporter les servitudes de la vie conjugale, expliqua-t-elle d’un air pensif. Depuis que je suis veuve, j’ai pris goût à la liberté, à l’indépendance… Je touche une pension qui me permettrait de vivre d’une façon modeste, mais j’ai adopté un genre d’existence qui me rend heureuse, me procure le luxe que j’aime et me sauve de la solitude.
  
  — Le côté… euh… factice de cette vie ne vous gêne pas ?
  
  — Absolument pas. Quand je reçois une visite qui ne me plaît pas, je me débrouille pour éconduire gentiment le visiteur. Je prétexte une migraine subite, un malaise. Et comme ce sont toujours des messieurs fort bien éduqués, je n’ai jamais de problèmes. Au fond, je choisis.
  
  — Si je comprends bien, je l’ai échappé belle ?
  
  — Pas du tout… Vous m’avez plu dès que vous êtes arrivé, Pierre.
  
  Elle éteignit sa cigarette, prit le cendrier pour le placer sur la carpette. Ce mouvement permit à Valdagne de contempler la magnificence de cette longue échine souple… Il en éprouva une nouvelle flambée d’émoi et il fut un peu inquiet à l’idée de commettre des excès qui n’étaient plus de son âge. Mais c’était trop tard, le désir s’était réveillé.
  
  Helen s’en avisa. Avec une langueur paresseuse, elle vint se lover plus étroitement contre la poitrine de Valdagne. Celui-ci, d’abord hésitant, oublia vite ses scrupules et sa prudence de quinquagénaire. Résister à la tentation de cette chair adorable et voluptueuse, c’était au-dessus de ses forces.
  
  À vrai dire, Helen lui facilita les choses.
  
  *
  
  * *
  
  L’extase fut encore plus fulgurante, encore plus éblouissante que la première. Quand elle s’éteignit, Valdagne se sentit retomber dans une longue chute, la chute d’une fusée qui s’est vidée de tout son éclat. Haletant, éperdu, pantelant, il s’écroula, accablé par une torpeur qui se mua en un lourd sommeil de bête repue.
  
  À ses côtés, Helen. Westwood demeura immobile pendant une dizaine de minutes, les paupières closes.
  
  Enfin, lorsque la respiration de Valdagne eut adopté un rythme régulier, la jeune femme se glissa doucement hors du lit.
  
  Sans se départir de son aisance, elle passa dans le studio, alla prendre une petite lampe-torche dans un des tiroirs de la commode, revint dans la chambre, jeta un rapide regard vers le dormeur, attrapa le veston que Valdagne avait suspendu au dossier d’une chaise, fouilla les poches du vêtement.
  
  Seuls le portefeuille en croco noir et l’agenda Hermès retinrent l’attention de la femme. Elle les emporta dans la salle de bains, alluma l’applique ronde qui surplombait le lavabo, s’installa sur un tabouret et, sans la moindre fébrilité, commença à photographier tout ce qui lui semblait digne d’être enregistré.
  
  La fausse lampe-torche comportait une caméra miniature ultra-rapide, silencieuse, facile à manipuler. Néanmoins, l’opération dura trente-cinq minutes. Mais Helen pouvait travailler sans anxiété : en mettant les choses au pire, le soporifique qu’elle avait versé dans le champagne de Valdagne ne lâcherait pas celui-ci avant cinq ou six heures.
  
  *
  
  * *
  
  En fait, il n’était pas loin de dix heures du matin quand Valdagne se réveilla.
  
  Il fut d’abord décontenancé : cette chambre inconnue l’étonnait. Mais il comprit très vite que ce n’était pas une chambre d’hôtel… et il se souvint. En tournant la tête, il vit les beaux cheveux de miss Westwood répandus sur l’oreiller… et une épaule ronde, nacrée, sublime.
  
  Ses prouesses amoureuses de la nuit le firent sourire. Pas surprenant qu’il se fût endormi comme un loir ! Mais le plus drôle, c’est qu’il se sentait dans une forme physique et psychique formidable.
  
  Il se leva précautionneusement, disparut dans la salle de bains, décida de prendre une douche.
  
  Il venait d’arrêter le jet d’eau lorsque Helen apparut, enveloppée dans son déshabillé vaporeux, les traits encore ensommeillés mais belle et souriante.
  
  — Bonjour, Pierre, dit-elle.
  
  — Bonjour, Helen.
  
  — Vous voulez vous raser ? Il y a un rasoir électrique dans la petite armoire, là… Je vais préparer le thé.
  
  Il la rattrapa au moment où elle allait sortir de la salle de bains.
  
  — J’ai passé des heures merveilleuses près de vous, Helen, murmura-t-il sur un ton affectueux.
  
  — Vous êtes très gentil, Pierre, acquiesça-t-elle.
  
  Il lui donna un rapide baiser sur la tempe. L’espace d’un éclair, il fut troublé par la chaude odeur de chevelure, de peau, de chair féminine encore gorgée de sommeil qui émanait d’elle.
  
  Elle se dégagea prestement.
  
  Ils prirent le thé dans le studio paisible. Valdagne prononça sur un ton faussement détaché :
  
  — Est-ce que cela vous amuserait de venir à Paris, Helen ?… J’aimerais vous revoir… et vous recevoir chez moi.
  
  — Avec plaisir.
  
  — Je vous enverrai un mot dans le courant du mois prochain, promit-il. J’ai plusieurs déplacements en vue pour les semaines à venir, mais je m’arrangerai pour nous ménager quelques jours de loisir.
  
  Il se leva, se dirigea vers la chambre pour prendre son veston. Elle le suivit.
  
  — Tenez, Helen, voici ma carte, dit-il en lui tendant un bristol qu’il avait prélevé dans son portefeuille. Si la date que je vous proposerai vous convient, faites-le moi savoir à cette adresse. C’est mon domicile privé.
  
  — Merci, Pierre, opina-t-elle en glissant la carte sous son oreiller.
  
  Tandis qu’elle allait lui chercher son manteau, il rassemblait promptement quelques gros billets de banque qu’il plia et qu’il alla mettre sous le cendrier de porcelaine, sur la commode.
  
  Enfin, il prit congé, refusant d’appeler un taxi par téléphone parce qu’il avait envie de marcher.
  
  Restée seule, Helen s’allongea sur son lit, alluma une cigarette, s’abîma dans une rêverie nonchalante.
  
  Toute réflexion faite, elle ne s’était pas ennuyée avec ce bonhomme. Cependant, ça ne l’amusait plus autant qu’au début et elle se demandait si elle ne s’était pas fait des illusions sur ce genre d’aventures. Quoi qu’on fasse, les choses tournent inévitablement à la routine. L’imprévu, l’inattendu, le petit frisson de la surprise et de la nouveauté, ça s’émousse avec une rapidité décevante…
  
  Sa cigarette achevée, elle continua à rêvasser pendant un bon bout de temps. Elle sursauta quand le timbre de la sonnerie du palier vrilla le silence.
  
  Étonnée, intriguée surtout, elle se leva, traversa l’appartement, demanda à travers la porte :
  
  — Qui est là ?
  
  — C’est pour miss Westwood, répondit une voix d’homme.
  
  — Oui, c’est ici. De quoi s’agit-il ?
  
  — La maison Golden Paradise. Des fleurs pour miss Westwood.
  
  Un léger sourire se dessina sur les lèvres de la jeune femme. Ce Pierre était décidément un galant homme, comme tous les Français bien nés. Envoyer des fleurs à une… call-girl !
  
  Helen ouvrit, laissa entrer le livreur, un grand escogriffe coiffé d’une casquette à visière. Il tenait dans les mains une énorme gerbe de fleurs emballée dans du papier cellophane.
  
  — Déposez cela sur la table, là, dans le studio.
  
  Le livreur obtempéra. Helen referma la porte, se dirigea vers la commode pour prendre dans son sac à main une pièce de monnaie.
  
  Le livreur, en deux foulées élastiques, rejoignit la jeune femme, lui emprisonna le cou dans ses deux longues mains et, d’une secousse brutale, implacable, lui bloqua la carotide.
  
  Helen, prise au dépourvu, arqua le buste, renversa la tête en arrière, tenta désespérément d’échapper à l’étau mortel de ces deux mains féroces. Pendant quelques secondes, elle se débattit convulsivement, lançant ses bras dans le vide.
  
  Le tueur, les dents serrées, les yeux plissés, les lèvres retroussées par l’effort, écrasa le corps de la jeune femme contre la commode pour l’empêcher de gigoter. Il était sûr de sa prise, et il savait que sa technique était infaillible, mais cette sacrée sauterelle, en dépit de sa minceur et de sa fragilité apparente, était fichtrement robuste.
  
  Helen, la bouche démesurément ouverte, ne pouvait ni respirer ni crier. Un gargouillis sinistre lui dévorait la poitrine, un voile noir l’aveuglait.
  
  Brusquement, le silence retomba dans la pièce.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Une voix nasilla dans l’interphone :
  
  — Coplan vient d’arriver, monsieur le Directeur. Pouvez-vous le recevoir ?
  
  — Non, inutile de me l’envoyer, répondit le Vieux. Je descends dans un instant et je l’emmène.
  
  — Bien, monsieur le Directeur.
  
  Le Vieux rabaissa la manette de son interphone, se leva, décrocha sa gabardine et son chapeau suspendus à une patère, empoigna la serviette de cuir qu’il avait préparée sur le coin de son bureau et sortit.
  
  Quelques minutes plus tard, dans la voiture qui se dirigeait vers Neuilly, le Vieux expliqua à Francis Coplan, assis à côté de lui sur la banquette arrière :
  
  — Je vous ai convoqué d’urgence à la suite d’un coup de fil venu de la stratosphère. On me demande mon meilleur agent pour une mission de confiance. J’ai évidemment pensé à vous.
  
  — Très touché, murmura Coplan avec un léger sourire.
  
  — Il ne s’agit pas d’une mission périlleuse, contrairement à ce que vous pourriez croire. Il s’agit plutôt d’une affaire diplomatique où les facteurs essentiels doivent être, paraît-il, le doigté et la discrétion. Surtout la discrétion.
  
  — Noté, acquiesça Francis.
  
  — En deux mots, votre rôle consistera à étouffer une histoire de mœurs dans laquelle un de nos compatriotes semble compromis. Le compatriote en question est une grosse légume de la finance et de l’industrie, un personnage en flèche dans le Marché Commun et dans l’expansion économique de la France. Un scandale qui jetterait le déshonneur sur cet homme causerait au pays un préjudice considérable. Par conséquent, les ordres de la stratosphère sont formels : il faut mettre tout en œuvre pour éponger le coup.
  
  Depuis plusieurs mois déjà, c’était la nouvelle manie du Vieux : pour désigner les autorités supérieures, aussi bien celles du gouvernement que celles de l’armée, il n’employait plus que ce mot-là, la stratosphère.
  
  Coplan opina, prononça d’une voix tranquille où perçait cependant un soupçon d’ironie :
  
  — Je vous ai compris, monsieur. Je ferai de mon mieux pour que la volonté de la stratosphère soit faite sur la terre comme au ciel.
  
  Le Vieux bougonna :
  
  — S’il ne s’agissait que de la terre et du ciel, je ne me ferais pas tellement de soucis. Mais il s’agit de l’Angleterre, ce qui est infiniment plus délicat.
  
  — Vous faites allusion, à l’histoire de mœurs ?
  
  — Oui, cela s’est passé à Londres. Une call-girl assassinée.
  
  — Et notre distingué compatriote était un client de la dame, si je comprends bien ?
  
  — Non seulement un client, mais le dernier client qui ait vu la respectueuse vivante.
  
  — Comment le sait-on ? Elle tenait une comptabilité de ses passes ?
  
  — C’est mieux que cela : notre compatriote a reconnu spontanément qu’il avait quitté l’appartement de la fille environ une heure avant l’heure du décès fixée par le médecin-légiste.
  
  — Diable ! Mais de quelle manière les Anglais ont-ils pu épingler notre compatriote ?
  
  — Tenez-vous bien, maugréa le Vieux, revêche, vous allez penser que je plaisante : notre homme en question, avant de prendre congé de la fille, lui a bel et bien remis sa carte de visite. Énorme, non ?
  
  — On, dirait un coup monté, émit Coplan.
  
  — C’est justement ce que la stratosphère redoute.
  
  — Où me conduisez-vous ?
  
  — Chez le principal intéressé, l’ami de la fille assassinée, monsieur Pierre Valdagne-Haumont, président-directeur-général de vingt-cinq sociétés, administrateur de banques, représentant d’une dizaine de groupes industriels et financiers, délégué de la France à une série de conférences économiques internationales, membre de plusieurs commissions de l’Euratom, du Marché Commun, bref, un Eurocrate, un technocrate, un de nos pions importants sur l’échiquier mondial.
  
  *
  
  * *
  
  Le Vieux et Coplan furent accueillis par un domestique en gilet rayé qui les introduisit dans un grand bureau luxueux, clair, étincelant de propreté mais dépourvu d’ambiance. Un bureau d’apparat, de toute évidence.
  
  Pierre Valdagne-Haumont s’amena trois minutes plus tard, en compagnie d’un homme de petite taille, chauve, au teint fatigué.
  
  Le Vieux se présenta sous le nom de Jules Pascal, inspecteur administratif au Ministère de la Justice. Et il présenta Coplan en qualité de commissaire spécial aux Renseignements Généraux.
  
  Le petit homme chauve qui accompagnait Valdagne était un des hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay. Il se nommait Tillot. Albéric Tillot.
  
  C’est lui qui exposa succinctement les données du problème.
  
  Un envoyé du Foreign Office de Londres était venu, la veille, aux Affaires étrangères, avec un message écrit émanant d’un organisme de liaison des services de sécurité de la Grande-Bretagne. Dans ce message était relatée la découverte du cadavre d’une jeune femme nommée Helen Westwood. Lors des premiers constats, Scotland Yard avait trouvé, sous l’oreiller de la femme assassinée, une carte de visite au nom de Pierre Valdagne-Haumont. Après une rapide vérification auprès de l’ambassade de France, après un coup de téléphone entre l’ambassade et Paris, monsieur Valdagne avait confirmé qu’il avait effectivement passé la nuit du 12 au 13 janvier chez Helen Westwood.
  
  Compte tenu de la personnalité de monsieur Valdagne, le directeur de Scotland Yard avait exprimé le désir d’avoir, pour les suites de l’enquête, la collaboration d’un policier français.
  
  — Naturellement, conclut Tillot, nous ignorons les intentions exactes de Londres, mais nous estimons, en tout état de cause, que la présence là-bas d’un de nos agents spéciaux serait extrêmement utile, pour ne pas dire indispensable. Si un scandale public devait atteindre la personnalité de monsieur Valdagne, ce serait un désastre pour la France.
  
  Le Vieux approuva en hochant la tête, puis demanda :
  
  — Je suppose que vous êtes porteur de l’ordre de mission, monsieur Tillot ?
  
  — Oui, le voici.
  
  Il tira un pli de sa poche, le remit au Vieux en stipulant :
  
  — Il vous suffira de compléter le texte en y indiquant le nom de monsieur Coplan, de manière à l’accréditer officiellement.
  
  — Parfait, acquiesça le Vieux.
  
  Il se tourna vers Valdagne :
  
  — Vous voudrez bien m’excuser, monsieur, si je vous pose quelques questions indiscrètes et si je franchis la barrière de votre vie privée, mais je vous promets la discrétion la plus totale et je vous assure, en outre, que nous n’avons qu’un but, mon collaborateur et moi-même, vous apporter notre concours le plus absolu.
  
  Valdagne, qui observait depuis le début de l’entretien le visage de Coplan, murmura :
  
  — Mais je vous en prie… Je suis à votre disposition, et à celle de monsieur Coplan. Nous sommes entre adultes, n’est-ce pas ? Qu’un célibataire de mon espèce ait fait appel à une call-girl pour passer une soirée de détente et oublier un peu ses tracas professionnels, je suppose que ni la chose ni son principe ne vous choquent ?
  
  Valdagne, quoique visiblement soucieux, ne paraissait nullement gêné de se trouver dans la situation pénible du monsieur dont les frasques mettent le prestige de la France en péril.
  
  Le Vieux, méthodique comme à l’accoutumée, commença :
  
  — Vous étiez un client attitré de cette prostituée ?
  
  — Non, je la rencontrais pour la première fois.
  
  — Dans quelles circonstances avez-vous fait sa connaissance ?
  
  — Elle m’a été renseignée par un ami.
  
  — Quel ami ?
  
  — Je regrette, je n’ai pas le droit de vous dire son nom. Sachez simplement qu’il s’agit d’une personne au-dessus de tout soupçon.
  
  — Est-ce que vous avez l’habitude, quand vous passez la nuit dans le lit d’une prostituée, d’y déposer votre carte de visite ?
  
  Valdagne fronça les sourcils. Le ton sarcastique du Vieux et les paroles presque injurieuses qu’il venait de prononcer l’indisposaient. Néanmoins, il conserva son calme.
  
  — Non, cela va de soi. Si je l’ai fait, c’est que cette jeune femme, miss Helen Westwood, s’est comportée d’une manière singulièrement correcte. Pour parler franc, j’ai éprouvé une certaine sympathie à son égard et je l’ai invitée à venir passer quelques jours à Paris, en ma compagnie, dans deux ou trois semaines.
  
  — Elle a accepté ?
  
  — Oui.
  
  — Vous aviez choisi une date ?
  
  — Non, je devais d’abord être fixé quant à mon emploi du temps. Je voyage énormément.
  
  — Cette femme… euh… son nom m’échappe…
  
  — Helen Westwood, intercala Valdagne.
  
  — Oui, enchaîna le Vieux, Helen Westwood, quelle impression vous a-t-elle donnée sur le plan psychologique ? Inquiète, instable, déprimée, névrosée ?
  
  — Rien de tout cela, affirma Valdagne, catégorique. Ce qui m’a frappé, chez elle, c’était justement son aisance, sa sérénité profonde, une sorte de simplicité. Je ne l’ai pas seulement trouvée agréable et pleine de tact, j’ai ressenti près d’elle un sentiment d’apaisement.
  
  — Bien, bien, bien, grommela le Vieux. Je crois que la première chose à faire, c’est d’aller prendre le vent à Londres. Vous n’avez aucune recommandation particulière à faire à mon collaborateur ?
  
  — Non, dit Valdagne. Je voudrais seulement lui demander de me prévenir par télégramme si la police anglaise venait à démasquer l’assassin dans les jours prochains. J’ai un rendez-vous important à Beyrouth, dans dix jours, mais je ne voudrais pas quitter Paris avant de connaître le dénouement de cette affaire.
  
  Coplan intervint :
  
  — Si j’ai bien saisi, c’est la nuit du 12 au 13 que vous avez passée en compagnie de miss Westwood ?
  
  — Exactement.
  
  — Nous sommés le 18… Il y a donc cinq jours. Ce qui représente une sérieuse perte de temps pour les enquêteurs.
  
  Tillot expliqua :
  
  — Le cadavre n’a été découvert que dans la matinée du 16. La femme de ménage de la victime ne travaille que le samedi.
  
  — Une dernière question, monsieur Valdagne, reprit le Vieux. Avez-vous, en Angleterre, des ennemis ou des concurrents qui seraient enchantés de vous casser les reins en vous impliquant dans un crime crapuleux ?
  
  Valdagne eut une moue indécise.
  
  — C’est la première chose que mon ami le Ministre m’a demandée, dit-il, mais il m’est bien difficile de répondre à cette question avec certitude. Ouvertement, je n’ai pas d’ennemis. Du moins au sens littéral du mot. En revanche, j’ai de nombreux rivaux, à Londres comme ailleurs. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que, dans le monde actuel, la concurrence économique et la compétition industrielle sont de rudes batailles. Arracher des commandes, gagner des débouchés, obtenir les meilleurs investissements, conquérir les sympathies du Tiers-Monde, recruter des alliés, imposer les cartes de la France pour grignoter les influences étrangères, c’est un jeu serré. L’expression vous paraîtra peut-être un peu forte, mais, dans un certain sens, c’est une sorte de guerre froide que se livrent d’un bout à l’autre de la planète les groupes financiers.
  
  Le Vieux insista :
  
  — En ce qui concerne certains de vos confrères anglais, vous n’avez aucun motif de porter des soupçons plus précis dans telle ou telle direction ? Les Britanniques ne nous aiment guère depuis leur éviction du Marché Commun.
  
  — C’est vrai, admit Valdagne, nos rapports ne sont pas bons avec l’Angleterre. Mais je suis probablement un des meilleurs atouts français sur la place de Londres, car il se trouve que j’ai toujours été anglophile. Et cela se sait dans les milieux officiels d’Outre-Manche.
  
  Coplan intervint derechef :
  
  — Depuis combien de temps étiez-vous à Londres quand vous avez rencontré miss Westwood ?
  
  — J’y étais arrivé le soir même, et je suis reparti le lendemain, en fin d’après-midi.
  
  — Vous y étiez pour vos affaires ?
  
  — Oui, j’avais rendez-vous avec un ami.
  
  — Ce rendez-vous était-il arrangé depuis longtemps ? Je vous demande cela pour savoir si l’hypothèse d’un piège prémédité doit être envisagée.
  
  — Non, c’est exclu, assura Valdagne. J’avais quitté Paris le jeudi 7 pour Ankara. Je suis resté trois jours en Turquie, j’ai passé vingt-quatre heures à Athènes et c’est à Athènes que j’ai reçu le message de mon ami de Londres. Par conséquent, c’est pour ainsi dire à l’impromptu que j’ai fait le crochet par l’Angleterre.
  
  — Oui, je vois, opina Coplan. Et votre idée de finir la soirée avec une jeune femme accueillante, est-ce une idée qui vous est venue à vous, ou bien, vous a-t-elle été suggérée ?
  
  Valdagne esquissa un petit sourire pincé.
  
  — Elle ne m’a pas été suggérée, dit-il. Mes journées à Ankara avaient été assez harassantes et c’est en dînant avec mon ami de Londres que j’ai éprouvé brusquement l’envie de penser à autre chose.
  
  — Pour nous résumer, murmura Coplan, il y a dans toute cette affaire un côté fortuit, improvisé, qui rend l’hypothèse du traquenard plutôt fragile. Votre bref séjour à Londres, votre désir soudain de vous distraire, le fait que vous n’étiez pas un habitué de miss Westwood, tout cela est à retenir. Je voudrais vous poser une dernière question, si vous le permettez ?
  
  — Oui, bien sûr.
  
  — L’entretien, que vous avez eu à Londres se rapportait-il à des problèmes uniquement financiers ? Je veux dire ceci : les questions politiques, militaires ou techniques étaient-elles exclues de cette entrevue ?
  
  — Oui, prononça Valdagne.
  
  Puis, se reprenant :
  
  — Des questions de ce genre n’étaient pas en cause directement, puisqu’il s’agissait de participations financières… Naturellement, tout se tient. D’un certain point de vue, la plupart des accords internationaux que je négocie ont une incidence politique et militaire. Il est bien évident que si je réussis à obtenir, soit à Téhéran soit à Ankara, un permis de recherches pétrolières que convoitaient l’Italie et les U.S.A., cette victoire de la France sera une défaite pour l’Italie et les États-Unis. Et cette défaite ne sera pas seulement économique ou financière, elle aura des répercussions politiques, stratégiques. Je vous le répète, à l’échelon où je suis placé, tout se tient.
  
  Il y eut un silence.
  
  Le Vieux le rompit en déclarant :
  
  — Eh bien, je crois que nous en savons assez pour l’instant. J’espère que tout s’arrangera et que la police anglaise ne cherchera pas à exploiter cette affaire d’une façon déplaisante.
  
  *
  
  * *
  
  Dans la voiture qui les ramenait au Service, le Vieux dit à Coplan :
  
  — Cela me contrarie un peu de vous envoyer à Londres, vous savez. Depuis cette fichue histoire de Madrid, il est possible que vous ne soyez pas persona grata en Grande-Bretagne(1).
  
  — Raison de plus pour m’y envoyer, rétorqua Francis. Ce sera un test instructif.
  
  — Oui, peut-être. À propos, comment trouvez-vous ce monsieur Valdagne-Haumont ?
  
  — Très sympathique.
  
  — Ah oui ? grogna le Vieux, interloqué.
  
  — Il a l’air intelligent, racé, averti.
  
  — Eh bien, vous n’êtes pas très à cheval sur les principes, vous !
  
  — Pourquoi ? Vous vous imaginez sans doute qu’il faut des saints et des enfants de chœur pour gouverner les empires de l’univers capitaliste ? Ces gens-là, leur boulot consiste à rouler les autres. S’ils se laissent avoir, ça nous fait des milliers de chômeurs chez nous.
  
  — D’accord, mais quand même ! Qu’un homme aussi important, aussi représentatif, ne trouve rien de mieux à faire dans une capitale étrangère que d’aller forniquer avec une fille publique, moi, ça me dépasse !…
  
  Coplan, haussant les épaules, fit observer sur un ton candide :
  
  — N’est-ce pas une erreur de juger les autres par comparaison avec soi-même ?
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Vous admettrez que les choses de l’amour n’ont jamais été votre fort ? Du moins, depuis que je vous connais. Vous étiez peut-être différent quand vous étiez plus jeune ?
  
  — C’est ridicule, ce que vous dites-là. Primo, Valdagne est à peine plus jeune que moi. Il a plus de cinquante berges ! Et de plus, quel rapport y a-t-il entre les choses de l’amour et une call-girl ?
  
  Coplan, qui s’amusait, déclara d’une voix grave :
  
  — Valdagne est un homme intelligent, il n’a pas de préjugés. Souvenez-vous de cette admirable pensée du poète : « Il n’y a rien de bas dans l’amour, même quand l’amour est le plus bas. »
  
  — Ouais ? aboya le Vieux, sarcastique. C’est la meilleure, celle-là !
  
  Et il s’esclaffa lourdement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Dès son arrivée à Londres, Coplan se fit conduire en taxi à Scotland Yard où l’attendait le superintendant Wildon.
  
  Wildon était un grand type blond, osseux, tiré à quatre épingles. Après avoir pris connaissance du titre de mission de Francis, il lui fit un bref exposé de l’affaire Westwood.
  
  — Notre plus vif désir, dit-il en guise de conclusion, c’est d’éviter un scandale. Les relations entre la France et la Grande-Bretagne ne sont certes pas brillantes, mais vous reconnaîtrez que ce n’est pas une histoire de call-girl assassinée après avoir couché avec un célèbre financier parisien qui peut les améliorer.
  
  Il alla chercher sur une des étagères de son bureau un énorme volume qu’il tendit à Francis.
  
  — Vous connaissez ceci ?
  
  — Oui, je connais. C’est le rapport Denning, n’est-ce pas ? Je l’ai lu, figurez-vous(2).
  
  — Nous ne voulons pas qu’une bombe de ce genre éclate de nouveau. Des vies brisées, des carrières anéanties, des honnêtes gens traînés dans la boue en même temps que quelques fripouilles, un ministère écroulé, une perte de prestige immense, au total une injustice presque pire que l’affaire elle-même… Pour éviter une telle catastrophe, j’ai reçu l’ordre de cantonner cette affaire de meurtre dans ses limites les plus strictes. Cette mission, naturellement, ne doit pas empêcher le cours normal de la justice. L’assassin de miss Westwood, quel qu’il soit, sera châtié. Vous êtes bien d’accord avec moi sur ce point, mister Coplan ?
  
  — Tout à fait d’accord, acquiesça Francis. La prudence et la discrétion, me paraissent les facteurs essentiels de votre action.
  
  — De deux choses l’une, reprit le policier. Ou bien cet assassinat est une manœuvre destinée à compromettre mister Valdagne-Haumont, ou bien c’est un crime pur et simple. Dans le premier cas, il ne nous appartient pas de faire le jeu de ceux qui ont voulu déshonorer votre compatriote ; dans le second cas, il n’y a pas lieu de faire une publicité intempestive autour de la mort d’une prostituée. Voilà le principe.
  
  — C’est le bon sens même, approuva derechef Coplan. Seulement, il y a la presse. Depuis l’affaire Montesi qui a ébranlé l’Italie et l’affaire Profumo qui a secoué votre pays, l’opinion publique est terriblement sensibilisée au sujet des histoires de call-girls. C’est de ce côté-là que viendront nos difficultés.
  
  — Je le sais, opina Wildon, mais je vous garantis que je serai vigilant de ce côté-là. Voici le seul et unique communiqué dont j’ai autorisé la diffusion.
  
  Il passa à Coplan un quotidien où figurait, en quatrième page, un entrefilet entouré d’un trait de crayon rouge.
  
  
  
  Trop de somnifères
  
  « Miss Helen Westwood, âgée de 34 ans, a mis fin à ses jours en absorbant une forte dose de somnifères. La désespérée, qui vivait seule depuis la mort de son ami, était en traitement depuis plusieurs semaines pour troubles nerveux. »
  
  
  
  Coplan déplia le journal pour voir sa date.
  
  — Ce communiqué a paru ce matin même, constata-t-il. C’est un peu tôt pour savoir si un journaliste plus curieux que les autres ne va pas essayer d’en apprendre davantage.
  
  — N’ayez crainte, il ne sera pas encouragé. Un de mes agents féminins monte la garde au domicile de miss Westwood.
  
  — Excellente précaution. Mais l’histoire des troubles nerveux dont il est question dans cette information est-elle véridique ?
  
  — Non, c’est inventé. Jusqu’ici, nous ne savons pratiquement rien au sujet de cette femme. Le meurtre n’a été découvert que samedi, dans la matinée. Les enquêtes de routine ont démarré tout de suite, mais je n’ai même pas encore reçu les rapports de l’état-civil.
  
  — Que disent les constats ?
  
  — Nous y reviendrons tout à l’heure, si vous le voulez bien. Je voudrais d’abord savoir comment les choses se présentent de votre côté. Avez-vous rencontré personnellement mister Valdagne-Haumont ?
  
  — Oui, je l’ai rencontré ce matin, à son domicile.
  
  Le détective alla s’asseoir derrière sa table de travail, et Coplan devina qu’il branchait son magnétophone dissimulé quelque part dans un des meubles de la pièce.
  
  — Et alors ? fit le policier. Comment réagit-il ?
  
  Coplan relata sobrement – en contrôlant ses paroles – ce qui s’était dit chez Valdagne. Wildon, le visage fermé, écoutait attentivement.
  
  — En somme, résuma Francis, son attitude m’a fait une impression très favorable. Je ne cherche pas à l’innocenter d’office, cela va de soi ; mais, si je me base sur mon expérience en matière de criminologie, je ne pense pas qu’il soit pour quelque chose dans le meurtre. J’ajoute qu’il se tient à votre disposition pour venir témoigner lui-même et qu’il ne quittera Paris que si nous lui donnons le feu vert.
  
  — Ce qui m’intéresse principalement dans ce que vous venez de dire, souligna Wildon en bon détective, c’est que la préméditation ne semble guère possible à l’égard de mister Valdagne. Son voyage à Londres a été décidé en dernière minute, et personne n’était au courant, sauf la personne qu’il a rencontrée ici. Puis-je vous demander le nom de cette personne ?
  
  — Je l’ignore. Monsieur Valdagne a exprimé le désir de ne pas mettre son ami londonien en cause. Je n’ai pas insisté, mais je me réserve naturellement le droit de le questionner plus à fond sur ce sujet si la nécessité s’en fait sentir.
  
  — Bien, fit Wildon, compréhensif. C’est la tournure que prendra l’enquête qui en décidera. Pour notre part, nous ne demanderons pas à mister Valdagne de venir faire une déposition ici, sauf cas de force majeure… Voyons maintenant où nous en sommes sur le plan purement policier. Vous m’avez interrogé tout à l’heure sur les constats…
  
  Il jeta un rapide coup d’œil vers les notes qu’il avait griffonnées sur une fiche.
  
  — Dans les premiers rapports qui me sont parvenus, j’ai remarqué trois indications intéressantes. Primo, l’avis du docteur Traner, le médecin-légiste. Selon ce praticien, l’assassin de miss Westwood n’est pas un amateur : la strangulation a été opérée par un spécialiste qui connaît parfaitement son affaire ; les ecchymoses relevées sur le cou de la victime attestent que le tueur a ajusté sa prise avec une précision et une détermination qui ne pardonnent pas. Miss Westwood était une femme robuste, mince mais vigoureusement charpentée. Or, comme vous le savez, pour maintenir un étranglement jusqu’à ce que mort s’ensuive, et cela sans cafouiller sa prise, il faut bloquer la carotide du premier coup, ce qui suppose une technique très poussée. Deuxième point : dans un but qui m’échappe, le tueur a organisé une étrange mise-en-scène. Il a étendu sa victime sur le lit après avoir jeté les draps et la couverture dans la salle de bains, et il a répandu autour du cadavre des roses.
  
  — Des roses ? s’exclama Francis, ébahi.
  
  — Oui, comme cela se faisait parfois, jadis, quand il s’agissait d’une jeune fille vierge couchée sur son lit de mort.
  
  — Dans le cas présent, c’est plutôt surprenant, non ? Ou alors, c’est par ironie. Une jeune fille vierge et une call-girl, ça ne se ressemble pas beaucoup.
  
  — Précisément, on peut se demander si ce n’est pas pour exprimer son mépris que l’assassin s’est livré à ce manège. Il s’agirait alors d’un crime passionnel, la vengeance d’un amoureux bafoué, humilié… Car c’est une hypothèse qu’il ne faut pas écarter d’emblée : Mister Valdagne n’a peut-être rien à voir dans ce crime, même indirectement.
  
  — Bizarre, émit Coplan, songeur.
  
  — Le troisième et dernier point : l’appartement a été fouillé de fond en comble, mais ni l’argent de la victime ni ses bijoux n’ont été emportés. Il y avait notamment, sur la commode de la chambre à coucher, une somme de 60 livres que l’assassin n’a pas pu ne pas apercevoir. Je suppose que cet argent représente le cadeau de mister Valdagne, puisque tout laisse penser que c’était lui le dernier client de miss Westwood avant l’apparition du tueur.
  
  — Soixante livres, dites-vous ? Je poserai la question à Valdagne, ce renseignement peut avoir son utilité.
  
  Le détective ouvrit un des tiroirs de son bureau, en retira une grande enveloppe.
  
  — Voici quelques clichés pris par mes hommes…
  
  Il tendit les photos à Coplan.
  
  Les photos, faites au flash, étaient dures et sinistres, mais d’une extrême précision.
  
  Coplan les examina en silence. Puis, les restituant à Wildon, il s’enquit :
  
  — Pas d’empreintes connues ?
  
  — À première vue, non.
  
  — Les murs ont-ils été sondés ?
  
  — Pas encore, mais les opérations doivent être en cours en ce moment.
  
  — J’aimerais faire un tour sur le lieu du crime.
  
  — Maintenant ?
  
  — Oui, si vous n’y voyez pas d’inconvénient… Vous savez ce que c’est, on flaire quelquefois l’un ou l’autre détail qui ne retient pas l’attention des policiers de la Brigade Criminelle pour qui tout cela est du travail de série. Mais il vaut mieux ne pas attendre que le décor ait été trop chambardé.
  
  — Eh bien, si vous voulez, accepta Wildon. Je vais demander à mon adjoint de vous y conduire.
  
  *
  
  * *
  
  La torpeur désolée qui pesait sur les parages de Hyde Park étonna Coplan. Il s’en ouvrit au détective Crowder qui pilotait la Humber noire de la police.
  
  — Oui, toute la ville est plongée dans la tristesse, murmura Crowder. Le vieux monsieur est en train de mourir à deux pas d’ici… Churchill… Vous n’avez pas remarqué les barrages de police autour de son domicile ? Nous venons de passer tout près de Hyde Park Gate…
  
  Quand la Humber s’arrêta, Coplan ne put réprimer une petite moue admirative.
  
  — C’est ici que miss Westwood habitait ?
  
  — Oui, le bel immeuble, là… Le 35 bis, deuxième étage.
  
  — C’est un quartier chic, dites-donc.
  
  — J’aime autant vous dire que les loyers ne sont pas à la portée de toutes les bourses, grinça le policier.
  
  — Je m’en doute.
  
  L’avenue était spacieuse, calme, déserte. Coplan nota que la porte de rue du 35 bis comportait une grosse poignée de bronze qui permettait à n’importe qui de pénétrer dans l’immeuble.
  
  — Cette porte n’est jamais fermée à clé ? questionna-t-il.
  
  — Non, c’est un immeuble de location. Il y a six appartements indépendants et chaque locataire a la clé de son propre logement.
  
  Ils montèrent au deuxième par l’escalier. Dans l’appartement de miss Westwood, il y avait une demi-douzaine d’inspecteurs en civil qui bavardaient à mi-voix, trois spécialistes de l’équipe de sondage avec leur matériel, et une femme agent en uniforme, une grande bringue au visage chevalin.
  
  Crowder présenta fort brièvement Coplan sans citer ni sa qualité ni sa nationalité. Puis, au chef des sondeurs, il demanda :
  
  — Rien à signaler, Holmers ?
  
  — Rien pour l’instant.
  
  Coplan se tourna vers Crowder :
  
  — Vous permettez que je fasse mon petit tour ?
  
  — Allez-y, vous êtes venu pour cela.
  
  Les dieux mains dans les poches de son demi-saison de tweed gris à chevrons noirs, Coplan commença sa balade à travers l’appartement.
  
  En moins de trois minutes, il fut fixé sur un premier point : à en juger par les trois photos d’Helen Westwood qui ornaient les murs du studio, à en juger surtout par les meubles et les tapis qu’il avait sous les yeux, cette call-girl n’était pas la première venue. Un tel raffinement, une telle sûreté de goût, tant de subtilité dans le luxe, c’était hors de portée pour une authentique prostituée.
  
  Ou bien Helen Westwood était née dans un palais, ou bien il y avait derrière elle un bailleur de fonds qui avait longuement fréquenté les vrais aristocrates.
  
  Mine de rien, Coplan se mit à farfouiller de-ci de-là, le regard inexpressif, le visage décontracté, le geste négligent.
  
  Il resta dix bonnes minutes dans la chambre à coucher, examina les appliques murales, les bibelots, se mit à quatre pattes pour regarder sous le lit et sous la commode.
  
  Il inspecta également les tiroirs de la commode.
  
  En remuant un petit tas de lingerie féminine – un cache-sexe noir à dentelle et un slip délicieusement coquin, entre autres – il tomba sur une petite lampe-torche qui le fit sourire. Drôlement prévoyante, miss Westwood. En cas de panne de secteur, elle avait sous la main de quoi se tirer d’embarras.
  
  Le caractère pratique et organisé des prostituées est un phénomène universel. Coplan en avait eu des preuves dans toutes les villes du monde, même dans les endroits les moins civilisés de la planète. Comme disait le Vieux : les femmes qui gagnent leur vie en faisant du jambes-en-l’air, ça ne les empêche jamais d’avoir les pieds sur terre.
  
  Coplan referma le tiroir, ouvrit le suivant. Mais, se ravisant tout à coup, il rouvrit le tiroir qu’il venait de visiter, reprit la petite lampe-torche dans sa main droite, manipula l’objet. Dans le couvercle fixé à l’extrémité du boîtier, couvercle que l’on dévisse quand il faut remplacer la pile, il y avait quatre cercles minuscules poinçonnés dans le métal et, en guise de marque de fabrique, le mot MINCA.
  
  D’un geste léger de prestidigitateur, Francis fit glisser l’instrument dans sa manche, referma le tiroir, mit sa main dans sa poche pour laisser retomber la lampe-torche. Puis, très calme, il poursuivit ses investigations.
  
  Il n’y avait pas loin d’une heure qu’il était dans l’appartement quand la sonnerie du téléphone tinta.
  
  La police-woman alla décrocher, écouta, appela Crowder.
  
  — C’est pour vous, chef, dit-elle.
  
  Crowder prit l’écouteur.
  
  La communication fut singulièrement laconique. Crowder répondit simplement :
  
  — Yes, sir.
  
  Il raccrocha, se dirigea vers Coplan.
  
  — Le superintendant Wildon nous réclame de toute urgence. Il y a du nouveau, à ce qu’il parait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Coplan remarqua tout de suite que les traits du superintendant Wildon s’étaient notablement assombris en l’espace d’une heure.
  
  — Je vous ai rappelé pour vous annoncer une nouvelle qui va vous étonner, dit Wildon à Francis. Mais donnez-moi d’abord vos impressions au sujet de miss Westwood, maintenant que vous avez vu son appartement. Que pensez-vous d’elle ?
  
  — Une chose me paraît certaine, prononça Francis, cette jolie femme n’était sûrement pas une call-girl ordinaire. Je connais bien cette faune particulière et il m’est arrivé de rencontrer des filles de ce genre qui ne manquaient pas de classe. Mais ici, c’est autre chose. À mon avis, il y a un richissime protecteur derrière miss Westwood, un protecteur qui lui a prodigué des conseils et des livres sterling pour meubler son appartement. Il faudra retrouver ce monsieur, lui poser quelques questions.
  
  — Félicitations, articula Wildon, vous êtes un psychologue de première force. Il n’y a pas de miss Westwood. C’est un nom de guerre, un paravent derrière lequel se cachait une femme du monde, l’ex-duchesse Helen Wenderness, femme divorcée du duc Andrews Wenderness. C’est grâce au docteur Trôner, le médecin-légiste, que nous avons découvert le pot-aux-roses… Je vais vous expliquer, asseyez-vous.
  
  Des tas d’idées intéressantes cheminaient déjà dans le cerveau actif de Coplan. Il prit place sur la chaise, se croisa les jambes.
  
  Wildon reprit :
  
  — On a raison de dire qu’un bienfait n’est jamais perdu… Notre discrétion, qui visait à protéger mister Valdagne d’un scandale éventuel, va nous être aussi profitable à nous qu’à lui. Mais voici ce qui s’est passé… Je vous ai dit, il y a un peu plus d’une heure, que nous ne savions pas encore grand-chose au sujet de cette Helen Westwood et que les investigations à l’état civil étaient en cours. Mon collègue Minchester, qui dirige le service de l’identité au C.I.D.(3), s’est aperçu très vite qu’il y avait des anomalies dans la personnalité légale de miss Westwood. En fait, cette femme n’était officiellement connue nulle part, ni au lieu de sa naissance, ni au département de la population, ni aux fichiers de l’état-civil. Pendant que les recherches se poursuivaient, Minchester s’est rappelé que le docteur Traner avait remarqué, en examinant le cadavre, une prothèse dentaire assez spéciale, remarquablement exécutée, qui avait dû coûter une fortune. Bref, sur les conseils de Traner, les hommes de Minchester sont allés interroger les dix ou douze chirurgiens-dentistes capables d’exécuter un travail aussi difficile, aussi soigné, aussi coûteux. Et l’un des inspecteurs est tombé sur la bonne adresse, celle du docteur Speengle, qui a aussitôt identifié la denture qu’on lui présentait. C’est de cette manière que la vérité a été trouvée. Des photos présentées au docteur Speengle ont confirmé la chose : Miss Westwood est en réalité Helen Bridgemoore, née à Aberdeen, fille unique de lord Marloch-Bridgemoore, ex-épouse du duc Wenderness, actuellement en mission à Singapour en qualité de délégué de la Commission de la Défense.
  
  — Stupéfiant, commenta simplement Coplan. Je crois que je vais épater monsieur Valdagne quand je vais lui révéler qu’il s’est payé, pour 60 livres, la fille d’un lord écossais, ancienne épouse d’un authentique duc !…
  
  — Il se félicitera probablement d’avoir fait une bonne affaire, commenta Wildon avec un humour typiquement britannique. Mais il y a un autre aspect du problème qui nous intéresse plus directement, nous. Lady Bridgemoore n’était pas dans le besoin, loin de là ! Pourquoi se livrait-elle à la prostitution ?
  
  Coplan, qui se tâtait depuis un bon bout de temps, prit sa décision. Il n’avait rien à gagner en voulant jouer cavalier seul.
  
  — Il y a un troisième aspect du problème qui va vous passionner beaucoup plus encore, articula-t-il. Quand je vous ai demandé la permission de visiter l’appartement de miss Westwood, ce n’était pas uniquement pour respirer l’atmosphère. Je tenais à vérifier s’il n’y avait pas, chez cette femme, des dispositifs d’écoute, des microphones par exemple.
  
  — Vous pensiez à Rosemarie(4) ?
  
  — Naturellement.
  
  — Et vous avez découvert ce que vous cherchiez ?
  
  — Non, mais quelque chose d’équivalent. Ceci…
  
  Coplan extirpa de sa poche la lampe-torche. Wildon, les sourcils arqués, regarda l’objet sans dire un mot. Coplan enchaîna :
  
  — C’est le troisième instrument de ce genre que je rencontre. Le tout premier m’a été montré par un vieil ami de Washington, un officiel de la C.I.A… Cette lampe de poche est en réalité une caméra miniature enrichie des derniers perfectionnements de la technique américaine. Ce bidule permet de prendre 480 clichés sans éclairage spécial et dans le plus total silence.
  
  — Cela se trouvait chez Helen Westwood ? maugréa Wildon.
  
  — Oui, dans la commode de la chambre à coucher, entre un cache-sexe et un slip.
  
  — L’appareil est chargé ?
  
  — Je n’en sais rien, mais si je pouvais passer quelques instants dans un de vos laboratoires photographiques, nous aurions peut-être une indication à ce sujet.
  
  — Tous les policiers devraient être ingénieurs, grommela Wildon. (Ce qui fit comprendre à Coplan que le superintendant savait à quoi s’en tenir quant au curriculum de son visiteur français). Nous allons procéder à cette vérification immédiatement. Venez…
  
  *
  
  * *
  
  Dans la chambre noire du labo, un spécialiste s’occupa sans tarder de la lampe-torche.
  
  — Il y a un film impressionné, annonça le technicien, un homme d’une cinquantaine d’années, petit et gros, au visage rond, aux mains grassouillettes et agiles.
  
  Il hésita, se gratta la tempe.
  
  — Je ne connais pas la sensibilité de cette pellicule, marmonna-t-il. Vous dites que l’instrument est d’origine américaine ?
  
  — L’instrument, oui, mais le film, ce n’est pas sûr, murmura Coplan. Traitez-le sans prendre de risques, tant pis si vous n’obtenez pas le maximum.
  
  Le laborant opina, se mit à la besogne.
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, le film passait dans une visionneuse. Wildon et Coplan purent voir, sur un écran de deux mètres sur trois, ce que contenait le film.
  
  Wildon émit d’un ton perplexe :
  
  — Des adresses, des noms, des signes cabalistiques… Ce sont évidemment des listes rédigées en français, mais des listes de quoi ?
  
  — Ce sont les pages d’un répertoire, affirma Coplan. Tous les noms sont classés par ordre alphabétique… Je peux me tromper, mais j’ai dans l’idée que c’est le carnet d’adresses de Mister Valdagne-Haumont qui a été photographié au moyen de cette lampe-torche. Il faudrait me faire des tirages, je pourrais vérifier à Paris.
  
  — Oui, d’accord, acquiesça Wildon qui donna des ordres au photographe.
  
  Revenus dans le bureau du superintendant, Wildon et Francis restèrent un moment sans rien, se dire, plongés l’un et l’autre dans leurs pensées.
  
  Enfin, Wildon murmura en soupirant :
  
  — Finalement, votre pronostic était valable : c’est quand même à une Rosemarie que nous avons affaire, et je suis obligé de passer la main. Tout ce qui touche à l’espionnage, y compris l’espionnage industriel, est du ressort du M.I. 5. D’autre part, comme vous le savez, l’autorité de Scotland Yard ne s’étend qu’au district du Grand-Londres. Or, s’il y a une chose qui doit passer en priorité, dès à présent, c’est la personnalité réelle de Miss Westwood. Il faut que les services spécialisés se débrouillent pour rassembler le plus vite possible, et le plus discrètement possible, le maximum de renseignements sur cette femme… Quand nous connaîtrons effectivement les tenants et aboutissants de l’ex-duchesse Wenderness, nous y verrons sûrement plus clair. Mes collègues du M.I. 5 ont tous les pouvoirs pour mener de telles investigations à bien.
  
  — Je suis moins optimiste que vous, émit Francis. Les gens qui utilisent des call-girls pour d’autres motifs que des motifs purement financiers, ces gens-là s’arrangent toujours pour éviter les chocs en retour. C’est l’A.B.C. du métier. À mon avis, notre seule chance de découvrir une piste, c’est de savoir très exactement de quelle manière mon compatriote Valdagne a été aiguillé vers le lit de cette femme.
  
  — Il n’y a qu’à l’interroger, dans ce cas. Voulez-vous lui téléphoner ?
  
  — Non. Ces choses-là, il faut les faire de vive-voix. Il y a des impondérables qui peuvent jouer. Je préfère pouvoir observer Valdagne quand je lui poserai cette question. Dès que les tirages du film seront terminés, je reprendrai un avion pour Paris.
  
  — D’accord, mais je pense que je vais d’abord contacter Mister Smith, mon collègue de l’intelligence Service. Simple geste de courtoisie, n’est-ce pas.
  
  — Oui, of course, acquiesça Coplan.
  
  *
  
  * *
  
  Comme le superintendant Wildon se préparait à présenter Coplan au directeur de l’intelligence Service, ce dernier l’arrêta d’un geste en disant :
  
  — Inutile, Wildon, Mister Coplan et moi, nous sommes de vieilles connaissances. J’ai déjà eu le plaisir de recevoir Mister Coplan ici même, dans ce bureau.
  
  Avec un léger sourire, il tendit sa main à Francis :
  
  — Très heureux de vous revoir.
  
  — Tout le plaisir est pour moi, répondit Coplan, imperturbable.
  
  Wildon eût été bien surpris s’il avait su que, quelques mois auparavant, Mister Smith avait ordonné à tous ses hommes d’abattre Coplan à vue, et cela pour des raisons parfaitement valables !
  
  — Prenez place, reprit Mister Smith en désignant des sièges à ses visiteurs.
  
  Puis, retournant s’asseoir derrière sa table de travail :
  
  — Ainsi donc, l’assassinat de Miss Westwood n’était pas une simple affaire criminelle ?
  
  — Non, dit Wildon. Comme je vous l’ai expliqué au téléphone, Mister Coplan a trouvé chez cette femme une caméra de poche avec un film impressionné. À première vue, il s’agirait du carnet d’adresses d’un industriel et financier parisien, Mister Valdagne-Haumont, qui paraît avoir été le dernier client de Miss Westwood. C’est d’après le constat médical que nous…
  
  — Oui, je suis au courant, Wildon, coupa Mister Smith. Pour ne rien vous cacher, j’ai été consulté par mon ministre dans l’heure qui a suivi la découverte du crime. On tenait à vérifier, en haut-lieu, si la victime n’entretenait aucun rapport avec l’un ou l’autre de mes services, ce qui aurait pu être le cas. En l’occurrence, miss Westwood ne figurait pas dans mes fichiers, ni comme collaboratrice ni comme suspecte… Elle n’y figurait pas davantage sous sa véritable identité : je m’en suis assuré après votre coup de fil. Bien entendu, nous allons revoir tout cela plus sérieusement, à la lumière de ce que nous savons maintenant.
  
  Wildon ouvrit sa serviette.
  
  — Je vous ai apporté les tirages du film. Les voici… Je vous ai également apporté la documentation que nous avions dans nos archives concernant la famille du duc Wenderness et la famille de lord Marloch-Bridgemoore… Depuis son divorce, Lady Wenderness avait complètement rompu les ponts avec son ex-mari. Ce divorce a été provoqué par une sombre histoire d’adultère qui a fait pas mal de bruit à Aberdeen et dans toute l’Écosse, il y a de cela quatre ans. Mais, en vérité, avant son mariage déjà, Helen Marloch-Bridgemoore avait été chassée du domaine familial par son père.
  
  — Pour quelle raison ? demanda mister Smith.
  
  — Inconduite… On parle à Aberdeen d’une fugue de la jeune fille avec un danseur mondain vénézuélien. D’une façon générale, d’ailleurs, les rapports de moralité décrivent la fille de lord Marloch comme étant follement romanesque, fantaisiste, passionnée d’aventure mais nullement dépravée. À l’âge de 19 ans, elle a publié deux recueils de poésies.
  
  — En somme, résuma mister Smith, romantique et romanesque, c’est l’étoffe dont on fait les aventurières… Avait-elle des besoins d’argent ?
  
  — Je l’ignore.
  
  — Nous serons vite fixés sur ce point, marmonna mister Smith. En principe, quand une femme devient espionne, c’est par amour ou par besoin d’argent.
  
  Il ajouta :
  
  — Sauf quand elle travaille pour son propre pays, naturellement. Mais ce n’est pas le cas.
  
  Il s’adressa à Coplan :
  
  — De votre côté, essayez d’obtenir le plus de renseignements possible de mister Valdagne-Haumont. C’est le moment où jamais de rétablir des liens de coopération entre la France et la Grande-Bretagne, n’est-ce pas ?
  
  — Sans aucun doute, approuva Francis. Je dois néanmoins vous signaler que ma mission ne va pas si loin pour l’instant ; je ne suis pas chargé d’enquêter sur les dessous de l’assassinat de miss Westwood. Mon rôle consiste uniquement à faire le maximum pour éviter qu’un scandale n’éclate. Étant donné la position de monsieur Valdagne-Haumont, nous sommes littéralement obligés de le protéger. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  — Et comment ! laissa tomber mister Smith, morose.
  
  *
  
  * *
  
  C’est le lendemain, vers le milieu de l’après-midi, que Coplan rencontra Valdagne-Haumont. L’entrevue se déroula au second étage d’un immeuble moderne des Champs-Élysées, dans un luxueux bureau directorial, au siège d’une des grosses boîtes financières dont Valdagne assumait la présidence.
  
  Valdagne paraissait tendu, impatient d’avoir des nouvelles.
  
  — Comment cela s’est-il passé ? questionna-t-il.
  
  — Les Anglais ont été très chics, très fair-play, révéla Francis. En réalité, ils redoutent encore plus que nous un scandale. Ils ne sont pas encore tout à fait remis de l’affaire Profumo-Ward-Keller.
  
  — Je ne serai pas mis en cause ?
  
  — Eh bien, cela dépendra de vous, prononça Coplan aussi sec.
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Laissez-moi d’abord vous mettre au courant de ce que j’ai pu découvrir jusqu’ici. Helen Westwood n’existe pas, c’est un pseudonyme. Elle se nomme, de son vrai nom, Helen Bridgemoore, ex-épouse du duc Wenderness, un aristocrate écossais, et elle est la fille de lord Marloch-Bridgemoore… Je parle au présent, mais c’est au passé que je devrais parler. C’est donc une authentique aristocrate qui vous a vendu ses charmes, et je m’explique mieux pourquoi vous avez ressenti le désir de la revoir, pourquoi vous lui avez remis votre carte.
  
  — Une duchesse ! s’exclama Valdagne, abasourdi.
  
  Il ajouta à mi-voix, comme pour lui-même :
  
  — J’étais sûr que cette femme n’était pas de petite extraction.
  
  Puis, dévisageant Coplan :
  
  — Elle était ruinée ?
  
  — C’est la question que nous nous posons. Et quand je dis nous, je parle des services spéciaux français et britanniques, parce que les surprises ne s’arrêtent pas là… Je vais me permettre de vous demander une chose un peu bizarre : est-ce que vous utilisez habituellement un agenda de poche, monsieur Valdagne ?
  
  — Euh… oui, pourquoi ?
  
  — Si ce n’est pas une indiscrétion de ma part, puis-je voir votre agenda ?
  
  — Mais, naturellement… Le voici…
  
  Il tendit à Francis le calepin entouré de sa reliure de croco noir. Coplan ouvrit l’agenda, passa les pages quotidiennes pour aller directement au carnet d’adresses, jeta un coup d’œil sur le premier feuillet du répertoire alphabétique, restitua le calepin à son propriétaire.
  
  — Expérience concluante, dit-il à Valdagne.
  
  Il prit dans la poche intérieure de son manteau l’enveloppe qui contenait les tirages qui lui avaient été remis par le labo photographique du Yard.
  
  — Regardez ces clichés, monsieur Valdagne. Toutes les adresses de votre carnet ont été photographiées par miss Westwood au moyen d’une caméra miniature camouflée dans une lampe de poche.
  
  Valdagne n’en croyait pas ses yeux.
  
  — C’est… c’est incroyable, fit-il.
  
  — Vous ne vous êtes aperçu de rien, bien entendu ?
  
  — Non.
  
  — Vous avez dormi pendant une partie de la nuit ?
  
  — Oui… D’un sommeil qui m’a vaguement surpris, maintenant que j’y repense. Je souffre d’insomnie chronique et, en temps normal, même quand je dors, la moindre chose me réveille. Or, cette nuit-là, j’ai dormi très profondément.
  
  — Miss Westwood vous a offert à boire avant ?
  
  — Oui, un peu de champagne.
  
  — Voilà sans doute la cause de ce profond sommeil. Vous avez été drogué.
  
  — Aberrant, absolument aberrant, prononça Valdagne. On voit ces choses-là au cinéma, mais vraiment !…
  
  — Vous étiez sans méfiance, c’est bien normal.
  
  Valdagne se cabra :
  
  — Mais pas du tout ! Je suis méfiant, croyez-moi. Ainsi, pour vous donner un exemple, quand je suis en compagnie d’une femme de cette sorte, je ne prononce jamais un seul mot concernant mes affaires… Le coup de la caméra, évidemment, ça me dépasse.
  
  — Votre carnet d’adresses peut-il revêtir une importance aux yeux d’autrui ?
  
  — Mais je pense bien ! s’écria Valdagne. Si je pouvais consulter celui de certains de mes concurrents, je vous assure que je saurais en tirer parti.
  
  — De quelle façon ?
  
  — Eh bien…
  
  Il se tut, resta pensif un moment, puis expliqua :
  
  — De nos jours, voyez-vous, la plupart des affaires sérieuses se traitent à l’échelle mondiale, planétaire. Par conséquent, pour être en mesure d’agir sans se tromper, il faut avoir des sources d’information à la fois sûres et rapides. Apparemment, c’est fort difficile. En vérité, c’est simple : il suffit d’avoir, dans chaque pays, un correspondant local sur lequel on peut compter, auquel on peut se fier aveuglément ou presque. Avec une bonne centaine de noms dans mon répertoire de poche, je détiens la clé du savoir universel en matière de banque, d’industrie et de politique… On m’offre une affaire en Irak ou en Syrie, je sais qui je dois consulter pour connaître les dessous de cette affaire et les personnes en cause. Si je n’avais pas cela, je tomberais sept fois sur dix entre les mains de courtiers marrons, de financiers véreux et d’autres margoulins qui pullulent dans ce monde ou j’évolue.
  
  — En d’autres termes, conclut Coplan, l’espionnage auquel se livrait Helen Westwood était rentable, valable ?
  
  — Certainement. Mais pour qui faisait-elle cela ? C’est cela qui compte.
  
  — Pour élucider ce mystère, il faut que vous nous aidiez.
  
  — Moi ? Mais comment ?
  
  — Il faut me dire de quelle façon vous avez fait la connaissance de miss Westwood.
  
  — C’est impossible, je ne peux pas faire cela, voyons ! Ce serait d’une incorrection impardonnable…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Coplan laissa planer le silence pendant une minute, puis, sur un ton toujours affable, il questionna :
  
  — À propos, j’ai une confirmation à vous demander. Quand vous avez quitté miss Westwood, je suppose que vous lui avez laissé le petit cadeau traditionnel ?
  
  — Évidemment.
  
  — Soixante livres ?
  
  — Euh… oui, c’est bien cela. Comment le savez-vous ?
  
  — Cet argent a été retrouvé sur la commode de la chambre à coucher. Par déduction, on a pensé qu’il s’agissait des derniers honoraires perçus par miss Westwood. Ce détail a son importance.
  
  — À quel point de vue ?
  
  — L’assassin qui a étranglé miss Westwood a fouillé l’appartement de fond en comble, mais il n’a touché ni aux bijoux de sa victime ni à son argent. Conclusion : il cherchait des documents.
  
  — C’est vraisemblable, en effet.
  
  — Conclusion de cette conclusion, ce meurtre est une affaire d’espionnage… Et ceci vous place dans une situation infiniment plus délicate encore que s’il s’agissait d’un simple crime. En matière d’espionnage, le savoir-vivre et les ronds de jambe ne sont pas de mise, hélas. Je me permets donc de vous répéter ma requête : comment avez-vous fait la connaissance de miss Westwood ?
  
  Valdagne, visiblement contrarié, leva les deux bras d’un air indigné :
  
  — Pour l’amour du ciel, monsieur Coplan, ne me mettez pas dans l’embarras ! La personne en cause est au-dessus de tout soupçon, je vous l’ai déjà dit. Je vous donne ma parole qu’il s’agit d’une personne tout à fait honorable… Sincèrement, vous ne pouvez pas me demander de commettre un acte de délation à l’égard d’un… d’un gentilhomme dont la réputation pourrait en souffrir. Sans compter qu’un tel geste aurait de graves répercussions sur ma propre situation dans le monde de la finance et de l’industrie.
  
  Coplan commençait à sentir la moutarde lui monter au nez. Son visage se renfrogna.
  
  — Comme vous voudrez, monsieur Valdagne, soupira-t-il. Mais je vous préviens que votre attitude, au lieu d’arranger les choses, risque de les compliquer très dangereusement. Votre silence nous conduit tout droit à la catastrophe.
  
  Il se leva, compléta avec une moue résignée :
  
  — C’est vous qui l’aurez voulu, tant pis.
  
  — Un instant, voyons ! jeta vivement Valdagne. Je ne comprends pas les dangers auxquels vous faites allusion.
  
  — C’est pourtant simple. Jusqu’ici, la police anglaise et l’intelligence Service ont fait preuve d’une extrême obligeance envers vous et ils l’ont fait pour ne pas aggraver la tension politique qui règne entre la France et la Grande-Bretagne. Seulement, dites-vous bien que leur mansuétude a des limites. L’assassinat de miss Westwood est à la fois un crime et une opération qui s’inscrit dans le cadre de la guerre secrète. Les Anglais vont s’imaginer que, par votre silence, vous voulez couvrir certaines personnes. Ils vont réagir, c’est absolument certain. Et quand les Anglais se fâchent…
  
  — Mais je n’ai aucune raison de couvrir qui que ce soit ! s’écria Valdagne. C’est une question de loyauté, tout bonnement.
  
  — C’est justement là que vous faites erreur, rétorqua Coplan. À partir du moment où les services secrets sont dans la course, la loyauté bien comprise consiste à ne rien cacher. De toute évidence, miss Westwood faisait partie d’un réseau ; or, les activités clandestines d’un réseau d’espionnage constituent toujours, pour le pays où elles se déroulent, une atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de ce pays. Vous connaissez l’intelligence Service, j’imagine ? Du moins, de réputation… Comme nous disons en termes de métier, les hommes de l’I.S. vont mettre le paquet. Et la personne dont vous taisez le nom va forcément avoir de gros ennuis, de très gros ennuis… Elle ne vous le pardonnera jamais.
  
  — C’est un comble !
  
  — Mais réfléchissez, que diable ! s’emporta Francis. Cette personne, si elle est honnête, a le droit de savoir qu’elle était involontairement complice d’une espionne !
  
  Valdagne était ébranlé.
  
  — Oui, évidemment, murmura-t-il, les sourcils froncés. Vue sous cet angle, la chose se présente d’une façon un peu particulière…
  
  — Écoutez, reprit Coplan, je vous propose une formule qui démontrera votre entière bonne foi : nous irons, ensemble, voir cette personne pour lui raconter ce qui s’est passé.
  
  — Oui, d’accord, acquiesça enfin Valdagne. Il s’agit de sir Edwin Dellington, le banquier anglais bien connu. Plus exactement, c’est son chauffeur, Peter Windel, qui, à ma demande, a organisé mon rendez-vous avec Helen Westwood.
  
  — Voulez-vous téléphoner à sir Dellington pour savoir si nous pouvons le rencontrer à Londres ? Demain après-midi, par exemple.
  
  *
  
  * *
  
  C’est dans un merveilleux bureau de la City que sir Dellington accueillit Valdagne et Coplan, le lendemain.
  
  Coplan admira ce décor : boiseries luisantes et sombres, tapis précieux, meubles lourds, un peu démodés mais en bois des îles massif, portraits de lords à perruques, etc… On se serait cru chez un ministre de la Reine Victoria.
  
  C’est Coplan qui prit la parole, et il le fit en qualité de fonctionnaire du gouvernement français.
  
  Avec un tact infini, il exposa à sir Edwin le motif et le sens de cette démarche.
  
  En bon aristocrate, sir Edwin demeura impassible. Quand Coplan se tut, l’Anglais murmura :
  
  — Cette époque est décidément déplorable… Même les courtisanes jouent le double jeu. À qui se fier ?
  
  Puis, à Valdagne :
  
  — Désolé de vous avoir jeté dans ces ennuis, mon cher. Je vais appeler Peter.
  
  Le chauffeur s’amena cinq minutes plus tard. Impeccable, digne, sa casquette dans la main.
  
  Dellington, posément, en lissant sa moustache blanche, le mit au courant des nouvelles. Peter Windel, en apprenant la mort dramatique de miss Westwood, arqua les sourcils et manifesta une indéniable surprise.
  
  — J’ignorais, dit-il. Les Journaux n’en ont pas parlé.
  
  Coplan intervint :
  
  — Si, mais la police n’a laissé paraître qu’un entrefilet de quatre ou cinq lignes en caractères minuscules… Ce qui nous intéresse, c’est de savoir d’où vous teniez l’adresse de cette jeune femme.
  
  — Elle m’a été communiquée par un collègue, un certain Slim Tork, qui était chauffeur de maître chez Windledean.
  
  — Qui est-ce, Windledean ? fit Coplan.
  
  — Une firme spécialisée dans la location des voitures de grand luxe. Ils ont la clientèle des diplomates en mission, des artistes célèbres et des producteurs de cinéma.
  
  — À quand cela remonte-t-il ?
  
  — Attendez, que je réfléchisse… Il doit y avoir un peu plus de deux ans.
  
  — Vous le voyez toujours, ce collègue ?
  
  — Oh non ! Il n’est resté que deux ou trois mois chez Windledean. On m’a dit qu’il était retourné dans son pays, vu que Londres ne lui plaisait pas.
  
  — Quel pays ?
  
  — L’Amérique.
  
  — Voulez-vous me décrire ce Slim Tork ?
  
  — Eh bien… c’est un homme plutôt grand, osseux, avec des cheveux d’un blond tirant sur le roux, des yeux verts… Si j’ai bonne mémoire, il avait une petite cicatrice ici, entre l’œil et la pommette, à droite. Une blessure de guerre, prétendait-il. Car il racontait volontiers ses prouesses militaires…
  
  — Bien, laissa tomber Francis, songeur.
  
  Puis :
  
  — Avez-vous rencontré personnellement miss Westwood ?
  
  — Oui, à deux reprises. La dernière fois, il y a trois semaines, c’est-à-dire entre Noël et Nouvel-An. Elle tenait à m’offrir un verre pour me remercier de lui envoyer des clients. Elle insistait pour que je prenne de l’argent, car il paraît que cela se fait, mais ce n’est pas mon genre, naturellement. Elle m’a fait cadeau de cette montre, au Noël de 1963.
  
  Il montra la montre-bracelet qu’il avait au poignet.
  
  — C’était une dame fort distinguée, jugea-t-il de cet air connaisseur que prennent les domestiques de grande maison, qui ne s’en laissent pas conter sur l’éducation authentique.
  
  Coplan se tourna vers Dellington :
  
  — Je vous demande pardon, sir, mais je me trouve dans l’obligation, pour les besoins de l’enquête, de poser à monsieur Windel une question plus précise, voire plus indiscrète.
  
  — Ne vous gênez pas, mon garçon, prononça l’aristocrate sur un ton très détaché. Personnellement, je n’ai plus de secrets d’alcôve. Et ceux des autres doivent céder le pas aux intérêts supérieurs, n’est-ce pas ?
  
  Coplan s’adressa derechef au chauffeur :
  
  — Seriez-vous en mesure de me citer les noms des personnes que vous avez envoyées chez miss Westwood au cours de ces derniers mois ? Disons au cours du dernier trimestre écoulé, pour simplifier le problème.
  
  Peter Windel, absolument impassible, se tourna vers son patron pour le consulter du regard. Sir Edwin, murmura de sa voix feutrée :
  
  — Allez-y, Peter. Et tâchez de vous rappeler le plus de noms possible. Miss Westwood a été assassinée, la justice a le droit de savoir.
  
  Le chauffeur opina, plongea la main vers la poche intérieure de sa veste de drap noir, exhiba un agenda en simili-cuir jaune.
  
  — Ce n’est pas difficile, expliqua-t-il, j’ai noté dans mon, carnet tous les noms et toutes les dates, du premier jusqu’au dernier. Pour ces choses-là, il vaut toujours mieux se souvenir des goûts de ces messieurs ; cela permet de leur rendre service sans se tromper.
  
  Il feuilleta son calepin, se mit à lire :
  
  — Le 17 avril 1962, Mr Heinfeld… Le 5 mai 1962, Mr Tor Gunwaldsen… Le 21 juillet 1962, Mr Otto Klimper… Le 9 octobre 1962, Mr Ali Marradi…
  
  Coplan esquissa un geste de la main.
  
  — Une seconde, interjeta-t-il, je voudrais noter ces noms et ces dates. Cela vous évitera d’être dérangé ultérieurement par les inspecteurs de Scotland Yard.
  
  Sir Dellington se leva.
  
  — Installez-vous à mon bureau, dit-il à Francis. Quand vous aurez dressé votre liste, je vous donnerai quelques indications concernant le curriculum des messieurs dont il est question.
  
  Lorsque Peter Windel eut terminé sa récapitulation, Coplan compta exactement vingt-trois noms différente. En fait, certains de ces étrangers de marque avaient rendu plusieurs visites à Helen Westwood, soit au cours d’un même séjour, soit au cours de séjours distincts.
  
  Coplan demanda alors au chauffeur :
  
  — Parmi les personnes dont les noms viennent d’être cités, vous n’avez jamais eu de réclamations ou de remarques ?
  
  — Oh non, sir ! s’exclama Peter, offusqué. Si le moindre incident désagréable avait dû se produire, j’aurais cessé de recommander cette dame. Mais, en vérité, je n’ai eu que des compliments et des éloges. Comme je vous le disais tout à l’heure, miss Westwood était une dame irréprochable sur le plan de l’éducation.
  
  En prononçant ces mots, il lança un bref regard en direction de Valdagne. Mais Valdagne se garda bien de réagir.
  
  Coplan remercia le chauffeur.
  
  — Merci pour les renseignements. Ah ! J’ai tout de même une petite précision à vous demander : avez-vous passé le nom et l’adresse de miss Westwood à certains de vos collègues ?
  
  — Oui, mais à deux ou trois seulement. Je ne tenais pas à divulguer trop largement la chose, vous comprenez. Au vrai, je n’ai donné l’adresse de miss Westwood qu’à mon collègue James Hoben, le chauffeur de la Chambre de Commerce ; à John Fawler, qui travaille chez Lord Hasterling ; et à William Green, de chez Blank.
  
  Coplan ajouta ces noms à sa liste.
  
  — C’est tout ce que je voulais savoir, dit-il au chauffeur. Il me reste à vous recommander le plus total silence au sujet de cette conversation et, bien entendu, si quelqu’un vous parle de miss Westwood, laissez tomber sans commentaire. Officiellement, vous l’avez perdue de vue depuis longtemps.
  
  — Certainement, sir, acquiesça Peter.
  
  Dellington le congédia d’un signe. Puis, à Coplan :
  
  — Si l’opinion publique devait s’emparer de cette affaire, cela provoquerait des remous assez désagréables, j’en ai peur.
  
  — Tout sera mis en œuvre pour que ce ne soit pas le cas, affirma Francis. Je suppose que la plupart des personnes qui figurent sur cette liste occupent de hautes fonctions ?
  
  — Oui, comme vous allez le constater, opina Sir Edwin. Je vais appeler une de mes secrétaires pour lui dicter les indications que je vous ai promises. Elle vous tapera cela à la machine, ce sera plus commode.
  
  Il appuya sur un bouton assujetti sous la tablette de son bureau.
  
  Une ravissante blonde apparut, son bloc-notes à la main.
  
  — J’ai quelques lignes à vous dicter, miss Jenny. Vous les recopierez ensuite en quatre exemplaires.
  
  La secrétaire prit place sur une chaise. Elle était admirablement roulée, distinguée, altière. Son chemisier blanc, de coupe très stricte, mettait en valeur le relief de son buste impressionnant.
  
  Pendant toute la dictée, elle n’accorda pas un seul regard aux deux visiteurs.
  
  Sir Edwin, en dépit de son âge, fit une brillante exhibition de ses qualités mentales. Sous sa respectable crinière blanche, il cachait un cerveau étonnamment alerte. Sans jamais hésiter, il donna sur les clients de miss Westwood une série de détails précis, agrémentés de remarques aiguës quant à leur caractère et à leur psychologie.
  
  Lorsque la secrétaire se fut retirée pour aller dactylographier ses notes, il murmura :
  
  — C’est l’affaire de cinq minutes… Avez-vous autre chose à me demander ?
  
  — Les questions habituelles, dit Francis. Avez-vous une opinion personnelle au sujet de l’assassin éventuel de miss Westwood ou concernant les gens pour lesquels elle faisait ce métier d’espionne ?
  
  Dellington se caressa la moustache.
  
  — Ma foi, non, aucune opinion personnelle là-dessus, émit-il d’un air songeur.
  
  — Estimez-vous que les renseignements recueillis par miss Westwood pouvaient avoir une réelle importance ?
  
  — Je le crains, oui. Certains de mes hôtes se rendaient directement chez elle après une dernière séance de travail. Ils transportaient alors, dans leur serviette, des documents confidentiels… En fait, dans notre domaine, tout se tient et tout est important. Même un simple carnet d’adresses comme celui de monsieur Valdagne-Haumont…
  
  Coplan enregistra au passage que Dellington confirmait, presque mot pour mot, l’opinion émise par Valdagne lui-même.
  
  *
  
  * *
  
  Quand Valdagne et Coplan sortirent du bureau de Dellington, Francis ne cacha pas sa satisfaction.
  
  — Très compréhensif, ce magnat de la finance, dit-il à Valdagne. Tout à fait entre nous, je n’en espérais pas tant.
  
  — J’avoue qu’il m’a surpris, et même choqué, reconnut Valdagne, le visage plutôt maussade. À sa place, je crois que je me serais montré plus… plus réservé. Il n’a vraiment pas mis de gants pour dévoiler la vie privée de ces confrères qui lui avaient fait confiance.
  
  — C’est un petit malin, jugea Coplan, sarcastique. Il a tout de suite flairé le côté menaçant de cette histoire, lui. Il est habile, croyez-moi… Typiquement britannique, aussi. Plutôt que d’avoir les limiers du Yard et de l’I.S. dans les jambes, il a préféré prendre les devants, déballer tout ce qu’il savait. En agissant de la sorte, il se couvre.
  
  — Mais il découvre ses partenaires ! Et sans aucun égard. Je ne l’admire pas, franchement.
  
  — Charité bien ordonnée commence par soi-même, persifla Coplan. J’ai toujours pensé que ce proverbe avait dû naître en Angleterre… Cela ne vous gênerait pas, vous, de voir la police mettre le nez dans vos affaires pour éplucher vos relations ?
  
  Valdagne se contenta de hausser les épaules. Puis, avec une pointe d’amertume :
  
  — Vous estimez que ces renseignements vont permettre aux enquêteurs de retrouver l’assassin ou les correspondantes d’Helen Westwood ?
  
  — Sur ce point-là, je serais plutôt sceptique, admit Coplan.
  
  Valdagne parut déconcerté.
  
  — Si je comprends bien, résuma-t-il, vous êtes à la fois satisfait et sceptique ?
  
  — Vous mélangez les problèmes, rétorqua Francis avec bonne humeur. Ma mission ne consiste pas à démasquer un assassin, ni à découvrir ce que cache le rôle d’espionne d’Helen Westwood. Mon travail, c’est de vous blanchir, d’empêcher un scandale, de vous tenir en dehors de l’affaire. Le meilleur moyen d’y parvenir, c’est de répondre sans réticence à la légitime curiosité de la police anglaise. Grâce à l’esprit de coopération de sir Edwin Dellington, je vais fournir à mes collègues britanniques des tuyaux de tout premier ordre. Et j’espère que ces tuyaux seront suffisants pour empêcher la machine judiciaire de vous happer par inadvertance. Vous avez saisi ?
  
  — Oui, je vois. Que faisons-nous maintenant ?
  
  — Eh bien, vous faites ce que vous voulez. Le mieux, pour vous, serait de rentrer à Paris par le prochain, avion. Quant à moi, je m’en vais téléphoner à Scotland Yard pour demander une entrevue.
  
  — Avec qui ?
  
  — Avec qui de droit, lança Coplan, ironique.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Le séjour de Coplan, à Londres, se prolongea en fait durant une semaine. Pendant tout ce temps, il participa, plus ou moins directement, aux recherches menées conjointement par les équipes spécialisées de Scotland Yard et par celles de l’intelligence Service.
  
  Ces investigations ne donnèrent malheureusement aucun résultat réel. Mister Smith accumula sur sa table un formidable tas de paperasses et de rapports, mais, en définitive, il n’en sortit rien de concret.
  
  Revenu à Paris, Coplan expliqua à son directeur les raisons de ce fiasco.
  
  — Primo, relata-t-il, en ce qui concerne le chauffeur américain Slim Tork, l’homme qui paraît être à l’origine de la réussite d’Helen Westwood en tant que call-girl, toutes les enquêtes sont négatives. Impossible de retrouver la piste de cet individu. Non seulement il s’est volatilisé, mais on s’est aperçu en outre que son identité était fausse de A à Z. Le lieu et la date de naissance qu’il avait indiqués pour obtenir un permis de travail sont imaginaires : le numéro de son passeport et l’adresse de sa dernière résidence aux U.S.A. ne correspondent à rien. Chose étrange, sa fiche personnelle a disparu du classeur de son employeur. On suppose qu’il s’est arrangé pour la subtiliser avant de s’éclipser. Bref, tout ce que l’on possède à son sujet, c’est le portrait-robot réalisé par le Yard avec le concours du chauffeur Peter Windel. Voici le document…
  
  Le Vieux plissa son lourd visage et grommela :
  
  — La disparition de cet olibrius, ça sent mauvais, hein ?… On peut en déduire qu’il était de mèche avec les patrons occultes de miss Westwood et qu’il s’est empressé de déguerpir une fois que la carrière de cette femme était bien amorcée.
  
  Il examina d’un œil intéressé le portrait-robot du soi-disant Slim Tork.
  
  — Je vais faire faire des reproductions de ce dessin, murmura-t-il.
  
  — Bonne idée, approuva Francis, ça peut toujours servir. En tenant compte, toutefois, que le rôle de ce gars n’a pas été démontré avec certitude jusqu’à présent. Ce n’est qu’une présomption.
  
  — Une forte présomption, souligna le Vieux.
  
  — En ce qui concerne la vie privée de miss Westwood, les résultats ne sont guère plus brillants. En fait, elle avait édifié autour de son existence secrète un véritable mur, et ce mur est lisse comme du marbre. Pas de relations amicales connues, pas de liens familiaux à Londres, pas de lettres révélatrices dans ses affaires, rien. Même pas de ragots dans son immeuble ou dans son voisinage, et jamais la moindre confidence à la femme de ménage qui entretenait l’appartement une fois par semaine. Elle s’était occupée elle-même de la location de son logement et elle payait le loyer trimestriel par mandat. C’est une société de gérance immobilière qui encaissait l’argent… Un seul indice qui mérite peut-être une mention : un cousin écossais de miss Westwood a signalé qu’il l’avait rencontrée, en juin 1964, dans un restaurant de Brighton, en compagnie d’un jeune homme blond, genre play-boy, qu’elle a présenté sous le nom de Logan ou Dogan ou Loyan, le cousin ne se souvenait plus très bien du nom exact ; mais il a pu décrire le personnage avec une certaine précision : grand, blond, athlétique, pommettes assez fortes, lèvres minces, prunelles d’un bleu presque mauve, regard fuyant. Ces particularités ont frappé le cousin en question parce qu’il a été écœuré par l’attitude vaniteuse du quidam et par son air de gigolo.
  
  — Vous m’avez mis tout cela par écrit, je suppose ?
  
  Oui, noir sur blanc, confirma Francis. Vous aurez mon rapport complet demain… En ce qui concerne Valdagne, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles : l’affaire n’aura pas de suites pour lui. L’ex-duchesse Helen Wenderness a été inhumée sans fleurs ni couronnes au cimetière de Kinchary, dans les parages d’Aberdeen, au milieu de ses ancêtres. Le vieux lord Marloch-Bridgemoore s’est réconcilié avec le cadavre de sa fille. C’est le genre de patriarche qui aime mieux avoir une fille sage et morte que vivante et dévergondée. Mister Smith m’a d’ailleurs raconté que le vieux lord a interrompu d’une manière cassante l’inspecteur qui voulait lui relater les circonstances pénibles de la mort d’Helen Bridgemoore. « Si ma fille est morte, a-t-il déclaré, que Dieu ait son âme et que son corps repose à Kinchary parmi ses ancêtres. Le reste ne m’intéresse pas. »
  
  — Un aristocrate digne de ce nom ne fait jamais de sentiment, marmonna le Vieux. Mais enfin, dans les circonstances présentes, l’intransigeance de ce vieux c… nous arrange. À propos, quelle a été l’attitude de Smith à votre égard ?
  
  — Il a été charmant, tout à fait charmant. Nous sommes de nouveau les meilleurs amis du monde.
  
  — Tant mieux. Mais ne prenez tout de même pas son amitié pour argent comptant. Ses sentiments sont tributaires de la Raison d’État.
  
  — N’ayez crainte, assura Francis en riant.
  
  Il alluma une Gitane, puis :
  
  — En guise de conclusion, Smith m’a formellement promis de vous aviser si un fait nouveau se produisait ultérieurement au sujet de l’affaire. Pour l’instant, le dossier est en passe d’être rangé dans la catégorie des AFFAIRES EN SUSPENS. Et j’ai dans l’idée qu’on ne l’en sortira pas de si tôt.
  
  Le Vieux opina en silence. Coplan prononça sur un ton assez enjoué :
  
  — J’espère que vous penserez encore à moi quand vous aurez une autre mission de ce genre ?
  
  — Ah, pourquoi ça ?
  
  — J’adore Londres, et je viens d’y passer une semaine très agréable… Pas un seul coup dur, pas une seule vacherie, un accueil sympathique partout, je vous prie de croire que ça me change de mes habituels séjours à l’étranger ! Il y avait belle lurette que je n’avais plus mis le point final à une mission sans avoir risqué ma peau.
  
  Le Vieux toussota dans son poing, se racla la gorge, se mit à chercher sa pipe.
  
  — Vous avez décidé de mettre le point final à votre mission ? demanda-t-il sans lever la tête.
  
  — Eh bien, oui, forcément. Du moment que les Anglais classent le dossier Westwood, l’affaire Valdagne est terminée, non ?
  
  — En principe, maugréa le Vieux, c’est moi qui décide si une mission est terminée ou non. Je suis ici pour ça, et ça ne me plaît pas beaucoup de devoir vous le rappeler si souvent. L’affaire Valdagne continue. Votre mission aussi.
  
  — Je vous demande pardon, dit Coplan en riant, je n’avais pas l’intention de vous vexer.
  
  Le Vieux entreprit de bourrer minutieusement sa bouffarde.
  
  — Voyez-vous, Coplan, marmonna-t-il, pour diriger un service comme le mien, il faut apprendre à regarder plus loin que le bout de son nez. Gouverner c’est prévoir, hein ?… Imaginons un instant que Scotland Yard ait commis une imprudence ou une erreur d’appréciation tout au début de l’affaire Westwood. Et supposons qu’un journaliste soit tombé sur cette belle histoire : assassinat d’une call-girl dans le quartier chic de Londres. À votre avis, qu’est-ce qui se serait passé ?
  
  — Un ramdam du tonnerre de Brest, sans aucun doute.
  
  — Et les conséquences de ce ramdam ?… La carrière de Valdagne sciée net, son honneur jeté en pâture aux charognards du scandale, son prestige irrémédiablement foutu. Autre conséquence : la France éclaboussée.
  
  — Évidemment, si les Anglais n’avaient pas étouffé l’affaire d’une manière aussi foudroyante, Valdagne était bon pour la première page du Daily Mirror. Et avec des commentaires gratinés.
  
  — C’est un coup de pot pour Valdagne que tout se soit bien passé, mais c’est une chance qui ne se produit qu’une fois sur cent. Or, qui nous dit que le vrai mobile de ce meurtre n’était pas précisément de flanquer Valdagne dans la boue et, à travers lui, de démolir certaines positions de la France sur le plan du commerce international ?
  
  — Plausible.
  
  — Et qui nous dit que les auteurs de cette manœuvre, constatant que le coup a raté, ne vont pas récidiver ? Pas par le truchement d’une prostituée, certes, mais d’une autre manière ? Et qui sait, peut-être par une action directe ?
  
  — Toutes ces hypothèses sont parfaitement admissibles.
  
  — Bref, sans tomber dans l’extravagance, on peut supposer que Valdagne est et reste un homme menacé.
  
  — Ce n’est pas exclu.
  
  — C’est en tout cas la thèse adoptée en haut lieu. Et j’ai reçu des ordres formels : nous devons assurer la protection de Valdagne pendant une période de trois mois… Quand je dis nous, cela signifie vous.
  
  — Comment conçoit-on cette protection en haut lien ?
  
  — Vous êtes nommé garde-du-corps de Valdagne pendant tous ses voyages d’affaires. De plus, vous aurez l’appui de vos deux assistants habituels : André Fondane et la petite Suzy Lorelli.
  
  — Entendu.
  
  — Inutile de vous rappeler que la stratosphère ne badine pas avec les questions de prestige et de grandeur, hein ? Vous êtes personnellement responsable de Valdagne.
  
  — D’accord, mais cette mission postule quelques préparatifs, j’imagine ?
  
  — Je m’en suis occupé. Vous allez être bombardé attaché de direction : à l’une des innombrables firmes de Valdagne. Et, par surcroît, la direction des Affaires Économiques vous accrédite en qualité de conseiller technique à la Commission des Accords avec les Pays Étrangers. Vous reconnaîtrez que c’est une sacrée promotion, non ?
  
  — Formidable, en effet, et qui m’enchante. J’ai toujours désiré m’initier aux mystères de la haute finance. Mais… quelle va être la réaction de Valdagne ? J’ai l’impression qu’il va faire la gueule quand il va apprendre qu’on lui colle un chaperon pour l’accompagner dans ses déplacements.
  
  — Eh bien, non, pas du tout. On lui a exposé la situation et il s’est déclaré tout à fait d’accord. Il a même exprimé une certaine satisfaction quand on lui a dit que ce serait vous son gorille personnel. Il vous a à la bonne.
  
  — Si c’est comme ça, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Quelles seront mes consignes ?
  
  — Aucune consigne spéciale, sinon la plus extrême vigilance. Vous êtes chargé de protéger Valdagne à l’étranger, et cette protection doit être prise dans son sens le plus complet. Ici, à Paris, ce sont nos camarades de la D.S.T. qui assurent la couverture.
  
  — Je commence quand ?
  
  — Dès demain, matin. Valdagne attend avec impatience notre feu vert. Il doit se rendre à Beyrouth pour y recueillir des renseignements en vue de la grande conférence d’Istanbul.
  
  — Quelle conférence d’Istanbul ?
  
  — La conférence internationale du pétrole. Elle se déroulera du 3 au 9 février prochain, et il paraît qu’elle sera très importante. En fait, de l’avis même de Valdagne, les discussions techniques, économiques et politiques qui vont y avoir lieu auront une influence capitale sut la prospérité de la France au cours des dix prochaines années. Plus de vingt-cinq pays y seront représentés, sans compter toute la redoutable faune qui rôde en permanence autour des nappes de pétrole. Ce sera en quelque sorte le Marché Persan des royalties.
  
  — Et je vais nager là-dedans en qualité de conseiller technique ?
  
  — Parfaitement.
  
  — Marrant, ponctua Francis, hilare.
  
  — Pourquoi marrant ? ronchonna le Vieux. Vous êtes ingénieur, non ? Vous êtes donc parfaitement qualifié pour tenir le rôle d’un conseiller technique.
  
  — Les problèmes de la finance et les problèmes de l’électronique, ça ne se ressemble guère, vous savez.
  
  — Bah ! Ne cherchons pas la petite bête ! Je suis d’ailleurs persuadé que ce stage vous ouvrira des perspectives profitables à toute votre carrière dans le Service.
  
  — Sans aucun doute, approuva Coplan, toujours rigolard. Je serai peut-être nommé à la Section Financière quand je ne serai plus capable de faire de l’action directe !
  
  Le Vieux prit un air sévère.
  
  — Ne prenez pas la chose à la légère, Coplan, articula-t-il. Pendant que vous étiez à Londres, j’ai étudié le cas de Valdagne. Je me suis penché sur ses activités et sur celles de ses nombreuses sociétés. J’ai même établi une sorte de graphique pour m’y retrouver ; je vous le ferai voir tout à l’heure… Je crois que les profanes ne se rendent pas bien compte du rôle que jouent les grands financiers dans notre monde capitaliste. On juge ces gens d’après leur standing et on les traite de ploutocrates sans regarder plus loin. Quand nous sommes allés chez Valdagne, l’autre jour, vous me disiez que les gens de son espèce ne sont jamais des enfants de chœur. Vous aviez raison, ce sont des requins.
  
  — Oh, je n’ai pas de préjugés, rassurez-vous !
  
  — Il ne s’agit pas de préjugés, rétorqua le Vieux. Je vous raconte tout ceci pour vous mettre en garde. Un bon requin a les dents solides et il s’en sert pour mordre. Seulement, quand on passe le plus clair de son temps à mordre les autres, il faut s’attendre à être croqué soi-même. Il y a des tas de gens qui seraient ravis de casser les reins d’un Valdagne. Je vous demande de ne pas perdre cela de vue.
  
  Coplan opina.
  
  Le Vieux se leva pour aller prendre un dossier dans une des armoires métalliques scellées dans le mur principal de la pièce.
  
  — Regardez ceci, marmonna-t-il. C’est le schéma des entreprises que Valdagne et son groupe contrôlent.
  
  — On dirait le plan des autobus de Paris.
  
  — En effet. C’est d’ailleurs tout aussi enchevêtré. Mais quand vous aurez assimilé ce que ce dessin représente, vous découvrirez, comme moi, que Valdagne a des intérêts directs dans la plupart des grands secteurs économiques du pays : la banque, le pétrole, la métallurgie, la construction mécanique, etc… Vous constaterez aussi que, par le truchement de certaines de ces firmes, il entretient des relations étroites avec le D.R.M.E.(5) Autrement dit, qu’il a des contacts réguliers avec divers secteurs comportant des secrets militaires… C’est vu ?
  
  — Pigé, acquiesça Coplan. Je commence à comprendre la sollicitude qu’on témoigne à l’égard de Valdagne dans les sphères ministérielles.
  
  — Vous verrez tout cela dans le détail, et vous en tiendrez compte pour la suite. Ce dossier est à votre disposition. J’ai ordonné qu’on mette le bureau 9 en ordre afin que vous puissiez vous installer là quand vous n’êtes pas en route avec votre protégé.
  
  — Bien, mais je voudrais vous poser une question pratique : Valdagne a-t-il reçu des instructions ?
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Des recommandations de prudence de la part du ministre ?
  
  — Non, pourquoi ?
  
  — Je voudrais savoir sur quel pied danser, moi. D’après ce que l’on raconte, les grosses légumes qui participent à des conférences internationales sont assez friandes de distractions ollé-ollé… Si Valdagne a envie de présenter ses hommages à une Helen Westwood de Beyrouth ou d’Istanbul, dois-je m’y opposer ?
  
  — Vous faites bien d’en parler. J’ai abordé la question en toute franchise quand j’ai revu Valdagne et il m’a exposé son point de vue. Mon jugement était peut-être un peu sévère, l’autre jour. Valdagne est célibataire et, à Paris, il mène une vie très rangée. Il n’a pas de maîtresse en titre parce qu’il a horreur des liaisons. En revanche, quand il séjourne à l’étranger, c’est une autre chanson… Et, ma foi…
  
  — Vous ne lui jetez plus la pierre, en somme ?
  
  — D’une certaine manière, sa conception de la chose peut se défendre.
  
  — Mais vous l’avez prié de renoncer provisoirement à ce genre de distraction ?
  
  — Au contraire. Je lui ai conseillé de se comporter exactement comme par le passé, c’est à-dire avant cette histoire de Londres. Et je lui ai confirmé que vous seriez là pour veiller sur sa personne, au moral comme au physique.
  
  Coplan, interloqué, arqua les sourcils :
  
  — Je devrai tenir la bougie, alors ?
  
  — Mon garçon, débrouillez-vous. Une mission est une mission.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  C’est un Coplan très élégant, très « gentleman », qui, le lendemain matin, à huit heures précises, débarqua d’un taxi devant l’hôtel particulier de Valdagne-Haumont.
  
  Sa mallette de voyage à la main, Francis escalada les quatre marches de pierre du perron et sonna.
  
  Cette fois, au lieu d’ouvrir la porte, le majordome prit la précaution d’examiner l’arrivant par un petit judas circulaire que comportait le lourd vantail.
  
  Coplan voulut décliner son nom, mais le domestique l’avait sans doute reconnu car un déclic d’ouvre-porte dégagea l’huis. Coplan pénétra dans le vestibule.
  
  — Monsieur Valdagne m’attend, dit-il au serviteur.
  
  — Oui, monsieur arrive, répondit l’autre, tout en refermant soigneusement la porte.
  
  Francis comprit que ses collègues de la D.S.T. avaient quand même prescrit quelques mesures de sécurité à Valdagne et que celui-ci les appliquait scrupuleusement.
  
  Le factotum avait disparu dans les profondeurs silencieuses de la belle demeure.
  
  Coplan déposa sa valise et contempla les tableaux qui ornaient le hall d’entrée.
  
  Valdagne s’amena deux ou trois minutes plus tard. Fringant, alerte, souriant, il avait fière allure dans son pardessus de cachemire bleu-foncé. Un parfum d’eau de lavande flottait dans son sillage.
  
  — Bonjour, mon cher, dit-il en serrant la main de Coplan. Je vois que vous êtes un homme ponctuel. C’est parfait… Voulez-vous me suivre, la voiture nous attend au garage.
  
  En d’autres circonstances, le ton supérieur, un peu condescendant, de Valdagne aurait agacé Francis. Mais maintenant qu’il connaissait mieux le financier, Coplan savait que celui-ci n’était ni snob ni prétentieux. Son allure hautaine faisait tout simplement partie de son caractère.
  
  Par une issue postérieure, ils gagnèrent un vaste garage où stationnaient trois voitures : une Mercédès grand-sport, une Bentley noire et une petite Austin grise.
  
  Le chauffeur de la maison, un énorme gaillard de cinquante ans, ouvrit la portière de la Bentley.
  
  Tandis que la somptueuse limousine filait en direction d’Orly, Valdagne demanda à Francis d’un air amusé :
  
  — Vous ne m’en voulez pas trop de vous imposer ce rôle d’accompagnateur ?
  
  — Au contraire, j’en suis ravi. J’ai l’impression de commencer une nouvelle carrière, une nouvelle vie presque. J’espère que ma présence ne vous importunera pas trop ?…
  
  — Pensez-vous ! Je suis flatté, croyez-moi. Mes amis du ministère me traitent vraiment comme un personnage très important ! Je me sens dans la peau d’un homme d’État !
  
  Il ajouta, en souriant de nouveau :
  
  — Mais je ne me fais pas trop d’illusions, entre nous soit dit. Ce n’est pas moi qui suis précieux, c’est ce que je représente…
  
  Puis :
  
  — Vous connaissez Beyrouth ?
  
  — Oui, je suis allé plusieurs fois au Liban, révéla Francis.
  
  — Nous logerons au Saint-Georges.
  
  — Combien de temps resterons-nous à Beyrouth ?
  
  — Nous y passerons la soirée, la nuit et la matinée de demain. Nous serons de retour à Paris vers 21 heures. Mais nous repartirons dimanche matin pour Istanbul.
  
  — Il y a une liaison directe Beyrouth-Istanbul, par la compagnie Lufthansa, signala Coplan.
  
  — Oui, je sais, mais je suis obligé de revenir à Paris pour m’entretenir avec mes collaborateurs qui préparent mes dossiers concernant la conférence turque. Ce sera d’ailleurs un peu juste, mais, dans un sens, cela m’arrange d’arriver à Istanbul 48 heures avant la séance d’ouverture. Dans les assemblées de ce genre, les choses réellement importantes se négocient dans les coulisses.
  
  — Vous voyagez beaucoup, à ce qu’il me semble ?
  
  — Oui, les affaires modernes, c’est cela. On saute d’un avion dans un autre. La vie tranquille et bourgeoise de l’industriel de papa, c’est bien fini. Vous aussi, vous voyagez ?
  
  — Cela m’arrive, reconnut Francis, imperturbable. Seulement, moi, je ne suis pas un capitaine d’industrie… Je me demande d’ailleurs comment on peut concilier tant d’activités disparates.
  
  — Que voulez-vous dire ?
  
  — Eh bien… j’ai eu l’occasion, de jeter un coup d’œil sur le schéma d’ensemble de toutes les affaires dont vous êtes président et administrateur. C’est assez déconcertant pour un profane… Comment vous y prenez-vous pour diriger simultanément une banque d’investissements, une sucrerie, une fabrique d’instruments électroniques, une société de comptoirs africains, une compagnie pétrolière, une usine de fonderie, une coopérative agricole et des magasins d’alimentation dispersés dans cinq ou six départements français.
  
  Valdagne se mit à rire.
  
  — Et tout cela, en passant huit mois sur douze dans une Caravelle ou dans un Boeing ! compléta-t-il. Je comprends que cela vous paraisse une gageure… C’est pour cette raison, du reste, que les non-initiés s’imaginent qu’un président se contente de toucher ses honoraires sans rien faire. En réalité, ma fonction de président et d’administrateur ne joue pas sur le plan de la gestion directe des entreprises dont j’ai la responsabilité. Vous avez utilisé, il y a un instant, l’expression capitaine d’industrie ; eh bien, mon rôle est comparable à celui d’un capitaine de navire. Prenons le « France », par exemple. Le commandant de bord ne s’occupe pas personnellement de la manipulation de toutes les manettes que comporte la machinerie du bâtiment. On a même l’impression qu’il passe son temps à se promener, à recevoir des hôtes de marque à sa table… Et cependant, c’est lui qui gouverne. C’est exactement pareil dans mon cas. Mes nombreux collaborateurs rassemblent les données, moi je fais le point et j’ordonne… C’est une question d’expérience, de savoir technique et de coup d’œil. Sur l’examen d’un rapport, je suis en mesure de donner un diagnostic. Et j’ai la compétence requise pour indiquer les remèdes quand c’est nécessaire… Même dans certaines situations d’une complexité certaine, il m’arrive de détecter en dix minutes si la firme gagne de l’argent ou si elle en perd.
  
  — C’est le critère de base ?
  
  — Quoi ?
  
  — Les gains ou les pertes ?
  
  — Oui, c’est le bulletin de santé… À vrai dire, ni les gains ni les pertes n’ont de valeur intrinsèque. Je suis un homme d’argent par la force des choses, parce que la finance est le nerf de la guerre. Mais je ne cherche pas à m’enrichir. Je suis né riche, mon père l’était, mon grand-père aussi… Mais c’est ma mission. Et j’ai appris, comme l’a dit Léon Bloy, que l’argent est le sang des pauvres. Je dois gagner de l’argent pour gagner du travail : l’ensemble de mes sociétés fait vivre trois cent mille familles françaises.
  
  — Le capitalisme aurait besoin d’un bon attaché de presse, fit Coplan, ironique. Dans notre siècle, où tout est conditionné par la publicité, les capitalistes sont trop modestes. Ils se laissent juger par le côté le moins sympathique de leur personnalité.
  
  À l’aérogare d’Orly, après le contrôle des billets et les formalités police-douane, Valdagne et Coplan firent les cent pas dans le hall, en attendant l’appel d’embarquement.
  
  Histoire d’avoir une contenance, Francis relança la conversation :
  
  — Si je suis indiscret, ne me répondez pas. Mais j’aimerais savoir pour quelle raison ce voyage à Beyrouth était si urgent ?
  
  — Je vous l’ai dit, non ? Je ne veux pas aller à Istanbul sans avoir rencontré au préalable mon correspondant libanais, un nommé Abdel Ruzzane… C’est un haut-fonctionnaire du gouvernement, un homme de tout premier ordre, qui travaille avec moi depuis plus de dix ans. Un francophile, bien entendu. Et qui dispose de plusieurs sources d’information.
  
  — En somme, vos manœuvres en Turquie sont conditionnées par les renseignements de dernière minute que doit vous procurer Abdel Ruzzane ?
  
  — Voilà, confirma Valdagne.
  
  Puis, après un moment de silence :
  
  — Le Proche-Orient est un champ de manœuvre terriblement périlleux en ce moment. Les jeunes nations arabes se hérissent pour un rien… Vous parliez tout à l’heure de critère… En voici un qui détermine toute action dans cette région du monde : la guerre impitoyable qui oppose les pays arabes musulmans aux pays musulmans non arabes.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  — Je ne suis pas tout à fait ignare en matière de politique, mais j’avoue que je ne saisis pas.
  
  — Je me place évidemment sur le terrain économico-politique, précisa Valdagne. Vous avez d’une part l’Iran, la Turquie et le Pakistan qui sont des pays musulmans non arabes. En face d’eux, toute l’Afrique du Nord, c’est-à-dire les Arabes musulmans. Si vous misez ouvertement sur l’un de ces deux blocs, vous perdez aussitôt la faveur de l’autre. Et vice-versa.
  
  — La tension est profonde ?
  
  — Profonde ? C’est la guerre à couteaux tirés, la guerre sans merci… L’assassinat du Premier ministre iranien, il y a une semaine, est une phase parmi d’autres de ce conflit permanent.
  
  — La fonction publique n’est pas une sinécure, dans ces régions-là.
  
  — Et ce n’est pas tout, continua Valdagne. Dans chacun de ces deux camps, il y a encore toute une gamme de nuances dont il faut tenir compte. Nasser se considère comme le guide suprême des Arabes musulmans et il entend bien tenir le gouvernail. Il le fait d’ailleurs très habilement. Sa façon de naviguer entre l’Est et l’Ouest sans heurter les écueils sournois que constituent les émirs, les chefs de sectes et autres princes du désert, c’est du grand art. Ben Bella ne manque pas d’ambition lui non plus, et il fait tout ce qu’il peut pour contrer le leader égyptien sans en avoir l’air. Bref, pour négocier des accords avec les Arabes, il faut jouer sur trois tableaux différents. Et gare aux chocs en retour si on commet la moindre erreur.
  
  Coplan opina, puis demanda :
  
  — Actuellement, pour les entretiens économiques que vous allez avoir en Turquie, quels sont les vents dominants ?
  
  — Le rapprochement franco-égyptien, d’une part, et le jeu de nos concurrents italiens, d’autre part.
  
  À cet Instant, Coplan aperçut dans le hall un jeune couple qui venait d’arriver.
  
  À voix basse, il murmura à l’intention de Valdagne :
  
  — Ne vous retournez pas immédiatement, mais je voudrais profiter de l’occasion qui se présente pour vous montrer mes deux assistants… C’est le couple qui stationne en ce moment devant la grande baie vitrée du centre, à notre droite. La jeune femme porte un tailleur gris ; c’est une brune au teint mat.
  
  Valdagne continua à faire les cent pas à côté de Francis, puis, très naturellement, il fit demi-tour, lança un regard vers Suzy Lorelli et Fondane.
  
  — J’ai vu, dit-il.
  
  — Essayez de graver ces deux visages dans votre mémoire, lui recommanda Coplan. Il faut que vous puissiez les repérer sans hésiter. On ne sait jamais…
  
  — Je suis assez physionomiste, assura Valdagne. Mais vous croyez vraiment que cela valait la peine de mobiliser trois personnes pour veiller sur moi ? Je voyage depuis plus de vingt ans et je n’ai jamais eu d’incident… Je finirai par avoir le trac, ma parole !…
  
  — Ne vous laissez surtout pas impressionner, dit Francis en souriant. Ce dispositif de protection a été décidé en haut lieu à titre préventif, sans plus. Et nous, quand nous recevons des ordres, nous les exécutons sans discuter.
  
  Les haut-parleurs annoncèrent le départ du vol à destination de Beyrouth.
  
  En voyant Fondane et Suzy qui se dirigeaient tranquillement vers la porte d’embarquement, Valdagne demanda à Francis :
  
  — Ils prennent le même avion que nous ?
  
  — Oui, mais pas en première classe : en classe touriste.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Durant tout le voyage, Valdagne resta plongé dans les dossiers qu’il avait emportés. Coplan, de son côté, se consacra à la lecture d’une revue technique. Il en avait glissé une demi-douzaine dans sa mallette, car il comptait bien profiter de ses loisirs pour combler le retard qu’il avait pris dans ce domaine par suite de ses nombreuses missions antérieures.
  
  Ils arrivèrent à Beyrouth aux environs de 17 heures.
  
  Un ciel grisâtre pesait sur la capitale libanaise, un ciel alourdi de pluie.
  
  À l’hôtel Saint-Georges, ils prirent possession des chambres qui leur avaient été réservées. Elles étaient situées au premier étage, avec vue sur la mer.
  
  Malheureusement, la mer était maussade. Et le spectacle, d’ordinaire splendide, n’avait ni les couleurs ni le relief qui font le charme méditerranéen de Beyrouth.
  
  À 18 heures, Valdagne et Francis quittèrent l’hôtel en taxi pour se rendre chez Abdel Ruzzane, dont les bureaux se trouvaient au cœur de la ville moderne, rue Allenby, non loin du port.
  
  Il avait été convenu que Valdagne présenterait Coplan à Abdel Ruzzane, mais qu’il n’assisterait pas à l’entretien que Valdagne devait avoir avec son correspondant libanais.
  
  Abdel Ruzzane était un homme âgé d’une soixantaine d’années, petit et obèse, au visage rond, lourd, fatigué. Sa peau foncée et grasse, ses yeux noirs, ses lèvres épaisses et molles lui donnaient cet aspect un peu inquiétant du Levantin qui a beaucoup vécu.
  
  Il parlait admirablement le français. Et son accueil fut empreint d’une bonhomie confiante.
  
  Il installa Francis dans une salle d’attente confortable mais impersonnelle, après quoi il s’enferma avec Valdagne derrière les portes capitonnées de son bureau.
  
  Coplan alluma une gitane.
  
  Tout en fumant, il se demanda de quoi les deux hommes pouvaient discuter. À certains égards, cette situation était assez paradoxale : pour préparer ses manœuvres d’Istanbul, Valdagne estimait indispensable de consulter un fonctionnaire libanais. Et les résultats de cette conversation, si tout se passait bien, se traduiraient par des avantages profitables à la France, à ses usines, à ses chantiers, à ses techniciens et à ses ouvriers.
  
  De toute évidence, cet Abdel Ruzzane – et surtout les informations de première main dont il disposait – était une carte importante dans le jeu de Valdagne. Or, il s’en était fallu de peu que le nom et l’adresse du Libanais ne tombent entre les mains des mystérieux patrons de feue Helen Westwood.
  
  De fil en aiguille, Coplan repensa à la call-girl aristocrate de Londres et à sa mort tragique…
  
  *
  
  * *
  
  Valdagne resta un peu plus d’une heure en tête-à-tête avec Ruzzane. Lorsqu’il sortit du bureau de celui-ci, il arborait une expression extrêmement satisfaite. La serviette qu’il tenait à la main paraissait avoir gagné en volume.
  
  Ils retournèrent au Saint-Georges, et Valdagne entama immédiatement l’étude des documents et des rapports confidentiels que Ruzzane lui avait remis.
  
  Vers neuf heures du soir, ils allèrent dîner au Coq d’Or, le célèbre restaurant de l’avenue des Français.
  
  Valdagne emporta sa serviette.
  
  — Je ne laisse jamais de papiers importants dans une chambre d’hôtel, dit-il à Coplan.
  
  — Comment faites-vous alors quand vous sortez le soir ?
  
  — Je recopie les choses secrètes dans mon agenda et je détruis les documents. Du moins, quand ils m’appartiennent. Quand ils ne m’appartiennent pas, comme c’est le cas présentement, je ne sors pas le soir.
  
  — Ce qui veut dire que vous n’avez pas l’intention de vous divertir cette nuit ?
  
  — De toute manière, le temps me manquerait. Je dois restituer les dossiers à Ruzzane demain dans la matinée.
  
  — Avez-vous mis Ruzzane au courant de votre mésaventure londonienne ?
  
  — Oui, à toutes fins utiles. Comme il sait beaucoup de choses, je tenais à avoir son opinion.
  
  — Et peut-on la connaître, son opinion ?
  
  — À son avis, Helen Westwood travaillait pour une de ces nombreuses officines privées qui pratiquent l’espionnage industriel et commercial dans un but lucratif.
  
  Il eut un faible sourire, et murmura :
  
  — Vous êtes mieux placé que moi pour savoir que c’est une des plaies de l’époque, ce trafic semi-clandestin de l’information.
  
  — Vous faites allusion aux fameuses lettres confidentielles, j’imagine ?
  
  — Oui, naturellement. Il paraît que c’est un commerce qui rapporte gros. Les gouvernements ont beau lutter pour juguler ces pratiques, elles n’arrêtent pas de se multiplier.
  
  — Elles ne sont pas illégales, fit observer Coplan. La liberté d’expression est inscrite dans la charte des Droits de l’Homme. Si je décide de créer un bulletin documentaire réservé aux abonnés, personne ne peut m’en empêcher… Vous me l’avez déclaré vous-même qu’il était absolument impossible de réussir dans les affaires internationales sans avoir des informations sur ce qui se trame dans les bureaux d’études et dans les laboratoires de la concurrence.
  
  — C’est exact, reconnut Valdagne, mais en poussant les choses trop loin on aboutit à une surenchère dangereuse. Pour avoir des informations exclusives, certains agents qui opèrent à la solde de ces organismes privés ne reculent devant rien.
  
  — Ce qui m’étonne, avoua Francis, c’est que vous ne perdiez pas le nord dans toutes vos combinaisons. Vous avez des filiales dans une dizaine de pays d’Europe, vous avez des firmes mixtes, vous avez des participations avec d’autres groupes… Est-ce que cela ne vous arrive jamais de vous torpiller vous-mêmes dans ce labyrinthe de capitaux et d’intérêts ?
  
  Le sourire de Valdagne s’accentua :
  
  — Vous êtes un homme secret, n’est-ce pas ? Par définition, si j’ose m’exprimer ainsi… Je peux donc vous faire une confidence… Pour éviter les malentendus auxquels vous faites allusion, nous avons un club, un club privé entre sociétés liées par des intérêts communs. Au sein, de ce club, nous formons un pool d’informations. C’est officieux, bien entendu.
  
  — Oui, je vois… Mais le maniement de ce pool exige une grande virtuosité, je suppose ? Par exemple, quand l’intérêt d’une filiale étrangère est en opposition avec l’intérêt national ?
  
  — C’est parfois délicat, admit Valdagne. Et il s’empressa de changer le cours de la conversation.
  
  *
  
  * *
  
  De retour à Paris, Coplan prit aussitôt contact avec son directeur.
  
  — Rien de nouveau, déclara le Vieux. Nos collègues anglais sont muets. Comment faisait-il à Beyrouth ?
  
  — Moche.
  
  — C’est la saison, commenta le Vieux. C’est à partir d’avril que le Liban est magnifique. Vous avez fait la connaissance du correspondant de Valdagne ?
  
  — Oui, il n’y a rien à signaler à son sujet.
  
  — Vous vous entendez bien avec Valdagne ?
  
  — Formidable. C’est réellement un homme épatant… Si je dois me balader avec lui pendant trois mois, personne ne pourra plus me coller en matière de finances.
  
  — Vous admettrez que je vous ai trouvé un bon job, hein ?
  
  — Je l’admets. Une fois n’est pas coutume… Ah, j’oublie de vous dire : le copain libanais de Valdagne pense que l’affaire Westwood doit cacher une histoire d’officine d’informations. Vous savez, un de ces bureaux qui éditent un bulletin confidentiel strictement réservé à leurs abonnés.
  
  — J’y ai pensé, mais je n’ai rien découvert dans ce sens aux archives.
  
  — Mes instructions ne changent pas ?
  
  — Non. Vous partez après-demain pour Istanbul. Fondane et la petite Lorelli partent ce soir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Ayant décollé d’Orly à 14 heures 30, la Caravelle d’Air France se posa finalement à l’aéroport de Yesilkoy à 21 heures 40.
  
  Une voiture particulière du Park Oteli attendait Valdagne et Coplan pour les conduire à Istanbul. Les vingt kilomètres du trajet furent couverts en une demi-heure.
  
  Le temps était frais, mais le ciel constellé d’étoiles promettait du soleil pour le lendemain. De commun accord, Valdagne et Francis décidèrent de se coucher de bonne heure afin de se relaxer après ce long vol.
  
  Le lendemain matin, ils quittèrent l’hôtel vers dix heures. Effectivement, un soleil chaleureux brillait déjà sur la vénérable cité. Le Bosphore faisait miroiter ses eaux bleues, une brume argentée estompait les rives du détroit.
  
  Valdagne, en businessman expérimenté, se rendit d’abord au secrétariat général de la Conférence, dans un immeuble de l’Istiklal Caddesi, afin de retirer son laissez-passer et celui de son attaché-de-direction, Francis Coplan.
  
  L’Istiklal Caddesi, la rue la plus animée de la ville occidentale, avait déjà sa foule pittoresque et bariolée. Coplan, qui n’y était plus venu depuis plusieurs années, se sentit tout de suite à l’aise ; en fait, rien n’avait changé. On retrouvait dans les rues d’Istanbul ce surprenant mélange des siècles et des civilisations qui était bien la marque personnelle de ce carrefour du monde : le moyen âge et même l’antiquité côtoyaient le XXe siècle sans aucun souci d’anachronisme. Les Ford et les Chrysler se frayaient un passage entre les carrioles paysannes ; des derviches en guenilles et des portefaix trimbalant des charges de 100 kg sur leur dos arpentaient les trottoirs en compagnie d’autochtones vêtus à l’occidentale.
  
  Au Secrétariat Général de la conférence, une indéniable effervescence agitait les employés de l’administration et les visiteurs. On eût dit qu’un collectionneur s’était amusé à rassembler dans cet immeuble des échantillons de toutes les races de la planète ! Des Noirs en boubou, des Arabes en gandourah, des Japonais, des Chinois, des colosses yankees en tergal, ça valait le coup d’œil. Et, naturellement, on entendait dans cette tour de Babel les sabirs les plus baroques.
  
  C’est au prix d’un véritable tour de force que Valdagne et Francis réussirent à obtenir en moins d’une heure leur carte officielle de délégués autorisés à participer à toutes les sessions de la conférence.
  
  Valdagne murmura sur un ton plein de philosophie et de sérénité :
  
  — C’est toujours ainsi que cela se passe dans les grandes assemblées internationales. Au début, c’est la cohue et le tohu-bohu. Mais, une fois que les choses sérieuses ont été mises en route dans les commissions, l’atmosphère devient plus calme. Les marchandages se font dans les palabres des petits comités.
  
  Coplan consulta sa montre. Elle marquait 11 heures 20.
  
  — Quelle est la suite du programme ? s’enquit-il.
  
  — J’ai rendez-vous à 11 heures 30 au bar de l’Hôtel Hilton avec un ami italien, le comte Aldino. C’est un industriel de Milan, avec lequel je suis en pourparlers depuis plusieurs mois. Je pense que l’occasion est bonne pour concrétiser une alliance avec le groupe Aldino, je vais tenter ma chance…
  
  — Je vous accompagne jusque-là, dit Coplan, mais je vous laisserai bavarder seul avec votre Italien. J’ai moi-même un vieil ami à Istanbul et j’aimerais lui rendre une courte visite.
  
  — D’accord, acquiesça Valdagne. Nous nous retrouverons à l’hôtel vers 13 heures 30 ?
  
  — Entendu…
  
  Ils se dirigèrent côte à côte vers la place du Taxim, le centre de la ville.
  
  Coplan renoua la conversation :
  
  — L’autre jour, à Orly, quand je vous ai demandé quelles étaient actuellement les lignes de force de la conjoncture, vous m’avez parlé du rapprochement franco-égyptien et du jeu italien… C’est dans cet esprit que vous cherchez une association avec le comte Aldino ?
  
  — Oui, évidemment. J’ai une vive admiration pour mes confrères de Rome et de Milan. Leur action est discrète, mais leur percée est une des plus sensationnelles du moment. Ils viennent de signer un marché de 40 milliards de lires avec l’U.R.S.S., et c’est eux qui ont enlevé la part du lion pour le pétrole tunisien… J’ai toujours été un adepte de leur méthode, bien qu’elle ne soit pas approuvée en France.
  
  — Quelle méthode ?
  
  — Le risque calculé… Ce serait trop long à vous expliquer, mais je vous citerai l’exemple de la Tunisie. Les groupes italiens prennent à leur charge tous les frais de prospection, sans demander des garanties. Si la prospection échoue, c’est une perte sèche ; si elle réussit, les Italiens abandonnent automatiquement la moitié des droits d’exploitation au profit de l’État tunisien… C’est un banco audacieux, comme vous le voyez. Dans notre jargon, nous appelons cela la méthode Mattéi. À mon sens, c’est la formule de l’avenir.
  
  — C’est Enrico Mattéi qui a inventé cette formule ?
  
  — Oui. C’était un homme de génie.
  
  — Et vous êtes son adepte ?
  
  — Oui.
  
  Le visage de Coplan s’était assombri.
  
  — Ce n’est pas très rassurant, ce que vous me dites-là.
  
  — À quel point de vue ? s’étonna Valdagne.
  
  — Mattéi s’était attiré des haines mortelles dans le monde des affaires. À telle enseigne que quand il a eu un accident fatal avec son avion personnel, d’étranges rumeurs ont circulé…
  
  Valdagne haussa les épaules, murmura à mi-voix :
  
  — Les mauvaises langues prétendent que le pétrole anglo-saxon n’est peut-être pas étranger à l’accident de Mattéi, mais la thèse du sabotage criminel n’a pas été démontrée. Vous savez, il y a des gens qui voient le mal partout. Si on les écoutait…
  
  — L’ennui, grommela Francis, c’est que ces gens-là ont raison neuf fois sur dix.
  
  Ils étaient arrivés à Mete Caddesi, et l’Hôtel Hilton dressait à leur droite sa masse ultra-moderne.
  
  — Eh bien, à plus tard, dit Valdagne en esquissant un petit geste de la main.
  
  Coplan appela un taxi.
  
  *
  
  * *
  
  Le vieil ami de Coplan, Hadal Mascar, était l’agent du Vieux pour toute la région européenne de la Turquie, y compris Istanbul et son district. Il dirigeait une entreprise d’import-export dont les bureaux et les entrepôts s’érigeaient en bordure de l’Ortakoy Caddesi, sur les rives du Bosphore, un peu plus loin que le parc de Yildiz.
  
  Hadal Mascar était un géant âgé d’une quarantaine d’années, au faciès épais, aux cheveux noirs et drus, aux yeux sombres. Il avait fait des études commerciales à Paris, et c’était le Service qui lui avait avancé secrètement les capitaux avec lesquels il avait fondé sa société.
  
  Il reçut Coplan dans un petit bureau auxiliaire, situé au fond d’une vaste cour rectangulaire au milieu de laquelle manœuvraient trois poids-lourds en voie de chargement.
  
  — J’attendais votre visite, dit le Turc en serrant avec cordialité la main de Francis. J’ai été prévenu par Fondane… Que puis-je faire pour vous ?
  
  — Rien, Mascar, répondit Coplan. Je voulais simplement prendre contact avec vous. Fondane vous a expliqué mon boulot, je suppose ?
  
  — Oui, je suis au courant. Vous êtes chargé de protéger une personnalité française qui participe à la Conférence du Pétrole ?
  
  — Exactement.
  
  — Vous craignez un coup dur ?
  
  — Absolument pas. C’est plutôt par acquit de conscience que je tenais à vous voir… Fondane a dû s’arranger avec vous pour les problèmes pratiques éventuels ?
  
  — Oui, tout est réglé.
  
  — C’est tout ce que je voulais savoir. Comme je suis un maniaque de l’organisation, je suis incapable de négliger les questions de routine, c’est plus fort que moi.
  
  — Vous avez tout à fait raison, approuva Mascar. Plus j’avance dans ce métier, plus je m’aperçois que pour faire du bon travail il faut être organisé. L’improvisation n’est valable que si elle s’appuie sur une préparation méticuleuse… Vous déjeunez avec moi ?
  
  — Non, merci, Mascar. Je dois retrouver mon protégé à l’hôtel du Parc vers 13 heures 30. Comment vont vos affaires ?
  
  — Pas trop mal, ma foi. Notre entrée dans le Marché Commun donne de bons…
  
  Il fut interrompu par la sonnerie du téléphone. Il décrocha, écouta, leva les yeux vers Francis.
  
  — C’est pour vous, de la part de Fondane.
  
  Coplan prit le récepteur.
  
  — Francis ? lança une voix féminine.
  
  — Bonjour, Suzy ! Je t’écoute.
  
  — Je t’annonce que le camion a une remorque.
  
  — Quoi ? gronda Coplan en fronçant les sourcils.
  
  — C’est une certitude, affirma Suzy. Les détails à 15 heures au 86. D’accord ?
  
  — D’accord, jeta Coplan.
  
  Il raccrocha, resta un moment pensif, le front soucieux.
  
  Hadal Mascar, qui observait les traits de Francis, questionna :
  
  — Une mauvaise nouvelle ?
  
  — Je ne sais pas si elle est mauvaise, maugréa Coplan, mais j’avoue qu’elle me surprend : mon protégé a été pris en filature.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Vers trois heures moins le quart, ce même lundi, après avoir prié Valdagne de ne pas sortir de sa chambre, Coplan quitta l’hôtel du Parc et reprit la direction de l’Istiklal Caddesi.
  
  Arrivé au café Abdullah, il pénétra dans l’établissement. Ce café, qui portait le numéro 86 de la rue Istiklal, était le point de rencontre prévu pour les contacts éventuels entre Francis et ses assistants.
  
  Fondane était déjà là, attablé dans un coin de la salle, devant un verre de bière. Il avait déposé sur la table un journal américain et deux livres de poche édités aux U.S.A.
  
  Coplan alla s’installer à côté de son camarade. Au garçon qui s’amenait pour prendre la commande, il demanda un café.
  
  — Alors ? attaqua Francis. C’est sérieux, cette histoire ?
  
  — Si vous parlez de la filature, murmura Fondane, elle me paraît indiscutable. Quant à savoir ce qu’elle signifie, c’est une autre affaire. En tout cas, voici les faits. Quand vous êtes sortis de l’immeuble où se trouvent les services administratifs de la conférence, un grand type au visage maigre est sorti derrière vous et s’est placé dans votre sillage. Sur le moment même, je me suis demandé si ce n’était pas une coïncidence, évidemment. Mais je me suis vite aperçu que c’était bel et bien une filature pratiquée selon les règles de l’art, et que le bonhomme en question avait l’air de connaître la musique. Vous avez quitté Valdagne un peu avant d’arriver à l’Hôtel Hilton, vous vous en souvenez ?
  
  — Oui, dame.
  
  — Le zèbre vous a laissé tomber sans hésiter pour se consacrer à Valdagne… Il s’est planqué derrière les voitures qui se trouvaient dans le parking, et quand Valdagne est ressorti de l’hôtel en compagnie d’un gros zigoto du genre italien, il a repris sa filature. Il n’a pas lâché Valdagne et l’autre jusqu’au moment où ceux-ci sont entrés au restaurant Liman, à la gare maritime de Galata. Là, j’ai plaqué mon gars pour alerter Suzy et lui dire de vous prévenir. Mais j’ai retrouvé le mec cinq minutes plus tard, toujours en train de poireauter. Finalement, il a suivi Valdagne jusqu’à votre hôtel.
  
  — Comment est-il, ce type ?
  
  — Sûrement un Arabe, mais habitué aux manières occidentales et habillé comme vous et moi.
  
  — Son signalement, Bon Dieu, grommela Coplan.
  
  — Me suis débrouillé pour le photographier, continua Fondane. Ce n’est pas fameux, vu que c’est du travail à la sauvette, mais vous pourrez tout de même vous faire une idée. J’ai tiré quelques épreuves en vitesse, et elles sont dans les bouquins que j’ai là.
  
  — Bon, acquiesça Coplan, je verrai cela, tout à l’heure. De quelle manière la filature s’est-elle terminée ?
  
  — Le zouave en question a fait demi-tour et il m’a emmené du côté de l’ancien arsenal de la marine. J’ai été obligé de rompre le contact pour éviter de me faire repérer.
  
  Coplan resta songeur.
  
  — Évidemment, marmonna-t-il, c’était trop beau pour durer, nos vacances sur le Bosphore. L’apparition de cet inconnu change tout… La première chose à faire, c’est de découvrir d’où vient le danger. Et, pour atteindre cet objectif, il n’y a pas trente-six méthodes : il faut que nous organisions dès ce soir une contre-filature. Je vais t’indiquer un trajet, et je mettrai Valdagne dans le coup. Arrange-toi avec Suzy pour opérer des relais aussi serrés que possible… À toutes fins utiles, louez une voiture.
  
  — Nous avons peut-être affaire à un collègue de la police secrète ottomane ? avança Fondane.
  
  — Mon œil ! riposta Francis, sarcastique. Quand il y a une conférence internationale ou un congrès, les services officiels n’ont pas besoin d’organiser des filatures. Le nom, l’adresse et la photo de Valdagne sont en possession du secrétariat. Et les gens qu’il fréquente ici vont également participer à la conférence.
  
  — À quelle heure, notre manœuvre ?
  
  — Après le dîner… Disons à 21 heures 21… Quelle heure as-tu ?
  
  — 15 heures 19.
  
  Coplan consulta sa montre.
  
  — Au poil, dit-il.
  
  Il prit son agenda de poche, en détacha un feuillet, exhiba son stylo, se mit à dessiner un petit plan topographique.
  
  — À toutes fins utiles, recommanda-t-il sans remuer les lèvres, il serait bon d’aller chercher un peu d’artillerie chez Mascar. Je l’ai prévenu… J’en ai d’ailleurs profité pour lui emprunter un outil à mon usage…
  
  *
  
  * *
  
  Pierre Valdagne-Haumont avait certes manifesté une certaine stupeur quand Coplan lui avait révélé ce qui s’était passé lorsqu’ils avaient quitté le Secrétariat Général de la conférence, mais il n’avait pas pris la chose au tragique.
  
  — Je ne mets pas votre bonne foi en doute, mon cher Coplan, avait-il répondu, ni la compétence de vos adjoints, mais je me demande s’il n’y a pas erreur sur la personne. Si l’un de nous deux est susceptible d’être l’objet d’une filature, j’ai le sentiment que la balance penche plutôt en votre faveur.
  
  — A priori, je ne dis pas non, concéda Francis. Mais, en l’occurrence, les événements démontrent bien que l’inconnu s’intéressait à vous, non à moi. Du reste, c’est pour avoir une confirmation que j’ai mis sur pied le petit test que je vous ai expliqué… Vous avez bien retenu mes recommandations, j’espère ?
  
  — Oui, n’ayez crainte, je saurai jouer mon rôle.
  
  À 21 heures 21 très précises, Valdagne franchissait le porche de l’hôtel, débouchait dans l’avenue Ayazpasa, prenait délibérément la direction de l’avenue Necati Bey, vers la rive du Bosphore.
  
  Coplan, qui avait précédé Valdagne, s’était déjà posté sur le trajet convenu. Fondane et Suzy, invisibles, ne devaient pas être bien loin non plus.
  
  Valdagne progressait de son pas habituel, vif et un peu raide, les deux mains dans les poches de son pardessus de cachemire.
  
  Au croisement de la rue Sira, Coplan vit apparaître Valdagne. Et il ressentit un pincement au creux de l’estomac lorsqu’il distingua, à vingt-cinq mètres de Valdagne, une longue silhouette efflanquée qui rasait les façades des maisons afin de rester dans la zone obscure de la rue.
  
  « Ce qu’il fallait démontrer » pensa Francis, subitement anxieux.
  
  Il prit à son tour le sillage de l’inconnu, assez impressionné par l’allure sinistre du personnage.
  
  Valdagne se trouvait à peu près à mi-chemin entre le quai de Galata et le ponton des ferry-boats d’Uskudar quand l’incident se produisit. Brusquement, l’inconnu avait accéléré le pas pour se porter à la hauteur de Valdagne et, au même instant, une énorme Cadillac noire débouchait d’une rue perpendiculaire.
  
  Le grand maigre aborda Valdagne, lui jeta un ordre impératif, se colla pour ainsi dire contre lui.
  
  Valdagne, paniqué par cette scène imprévue, se rebiffa et se mit à repousser l’inconnu en gesticulant. Alors, avec une poigne surprenante, le maigre ceintura Valdagne pour l’entraîner de force vers la Cadillac.
  
  La rue était déserte, Coplan l’ayant précisément choisie pour cette raison. Mais l’absence de témoins se retournait contre Valdagne à présent.
  
  Les réflexes de Francis jouèrent au centième de seconde. Il piqua un sprint démentiel vers la Cadillac, arriva à la limousine au moment où le grand maigre s’efforçait de maîtriser Valdagne pour l’enfourner dans la bagnole. D’un coup de crosse effroyable, Francis assomma le kidnappeur qui s’effondra sur les genoux.
  
  Sans se soucier de sa victime, Coplan braqua son arme vers l’individu qui tenait le volant de la Cadillac.
  
  — Descends ou je te fusille à bout portant, gronda Francis.
  
  Le type, saisi par cette intrusion rapide et violente, leva les deux bras, s’agita sur son siège. Mais au lieu de descendre, il se plia brusquement sur son volant et tenta de démarrer pour fuir.
  
  Mal lui en prit. Suzy Lorelli, surgissant comme par magie de l’ombre, se catapulta vers le chauffeur et lui assena sur la tempe un coup de crosse époustouflant. L’homme tomba sur le siège qui était vide à côté de lui.
  
  — On les embarque, rugit Coplan. Suzy, dégage le volant.
  
  Fondane s’amenait également au pas de course. Il ne fallut pas lui faire un dessin, car il connaissait les méthodes de Coplan. Il ouvrit la portière de la voiture, bouscula Valdagne qui paraissait terrorisé par cette soudaine explosion, de brutalité.
  
  — Serrez-vous, monsieur, haleta Fondane.
  
  À deux mains, il empoigna les épaules du grand maigre pour le hisser dans la Cadillac.
  
  Les portières claquèrent, la limousine démarra.
  
  Coplan, au volant, crachait ses ordres :
  
  — Surveille le chauffeur, Suzy ! Colle-lui encore un marron… Et toi, Fondane, ligote les poignets de ton prisonnier avec ta ceinture.
  
  La Cadillac roulait depuis quelques minutes quand Valdagne articula d’une voix oppressée :
  
  — Qu’allez-vous faire, Coplan ? Nous ne pouvons pas rentrer à l’hôtel avec ces deux hommes évanouis dans cette voiture, n’est-ce pas ?
  
  Sans se retourner, Coplan répondit :
  
  — Il n’en est pas question, naturellement. Mon premier objectif, c’est d’avoir une petite conversation avec ces deux messieurs. Je suppose que vous avez compris que c’était bien à vous qu’ils s’intéressaient ?
  
  — Quelle histoire insensée, déplora Valdagne. Je me demande ce qu’ils m’auraient fait si vous n’aviez pas été là.
  
  — Je me le demande aussi, grinça Francis. Mais ce qui est sûr, c’est que vous auriez passé un très mauvais quart d’heure.
  
  — Où allez-vous les conduire ? À la police ?
  
  — Certainement pas ! riposta Coplan. Il faut d’abord que je sache à quoi m’en tenir. Mais ne vous tracassez pas, j’avais prévu le pire et je connais un endroit où je ne risque pas d’être embêté par des témoins indiscrets.
  
  Puis, à Fondane :
  
  — Tu ferais peut-être bien de fouiller ton gars pour voir s’il n’est pas armé. Il ne m’inspire aucune confiance, ce mec-là.
  
  Fondane se pencha par-dessus Valdagne pour tâter les poches du grand inconnu maigre qui était affalé sans connaissance dans le coin arrière de la voiture. Et c’est alors que Fondane aperçut, par la lunette arrière, une voiture qui suivait la Cadillac. Il fronça les sourcils, regarda plus attentivement la forme du véhicule suiveur, prévint Coplan d’une voix tendue :
  
  — Je crois qu’on nous file le train… Il y a une Pontiac grise derrière nous qui règle sa vitesse sur la nôtre.
  
  Coplan scruta son rétroviseur.
  
  — Oui, cela m’en a tout l’air, maugréa-t-il. Le kidnapping était peut-être couvert par cette bagnole.
  
  Il ajouta sur un ton plus âpre :
  
  — Je vais essayer d’en avoir le cœur net… Plus on est de fous, plus on rigole.
  
  Il accéléra progressivement, vira soudain sur la gauche pour s’engager dans une artère qui montait vers la colline de Mazka, au nord-est de la ville.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  La Cadillac des kidnappeurs n’était plus toute jeune. Coplan eut beau enfoncer le champignon, il ne parvint pas à dépasser le 90.
  
  — C’est bien ma veine, pesta-t-il. C’est un veau, cette bagnole.
  
  Au carrefour de la route de Sizli, il prit à droite, roula quelques centaines de mètres, braqua derechef sur la droite.
  
  Fondane maugréa :
  
  — La Pontiac est toujours là.
  
  Coplan, l’œil rivé au rétroviseur, grommela :
  
  — Je ne pourrai jamais les semer, c’est clair. Leur mécanique est sûrement moins poussive que la mienne… Tant pis, je remets le cap sur Ortakoy.
  
  Il effectua tant bien que mal un slalom dans les avenues désertiques d’un quartier résidentiel, rejoignit une route qui dévalait la colline, s’élança vers le Bosphore.
  
  Pendant deux ou trois minutes, l’écart parut augmenter entre la Cadillac et la voiture suiveuse ; mais l’espoir fut de courte durée, car les lanternes de la Pontiac se précisèrent de nouveau dans le rétroviseur.
  
  Pour virer dans la route qui longeait le détroit, Coplan fut obligé de ralentir. Il nota au vol, sur un panneau de signalisation, qu’il roulait en direction de Chat, localité distante de 6 km 700.
  
  Il jura. Sans le vouloir, il s’était orienté trop à l’est.
  
  — Je ne tiens pas à faire demi-tour, cria-t-il à Fondane. Je ferai un demi-cercle autour de Chat. Quand nous approcherons du dépôt de Mascar, tu te débrouilleras pour…
  
  Fondane lui coupa la parole en gueulant :
  
  — Faites gaffe, Coplan ! La Pontiac fonce !
  
  — Les salauds ! éructa Francis. Ils ont bien choisi leur coin.
  
  Effectivement, cette partie de la route côtière étant inhabitée, c’était l’endroit idéal pour provoquer un abordage.
  
  Mais Coplan ne perdit pas son sang-froid. Devinant ce qui allait suivre, il cria :
  
  — Cramponnez-vous !
  
  La Pontiac se rua en vrombissant pour dépasser la Cadillac, commença à se rabattre pour contraindre Coplan à freiner à mesure que la queue-de-poisson le coinçait.
  
  Coplan fit l’inverse : il freina à mort, faisant gémir les pneus de la Cadillac.
  
  La Pontiac, emportée par son élan, déborda d’une bonne trentaine de mètres la Cadillac, stoppa en oblique pour barrer la route.
  
  Deux coups de feu éclatèrent.
  
  — Couchez-vous ! hurla Coplan.
  
  Il redémarra sec, emballa son moteur, se plia en deux sur le volant pour avoir la protection du tableau de bord.
  
  Trois balles traversèrent le pare-brise et s’en allèrent ricocher à l’intérieur de la limousine. Mais celle-ci, lancée comme un bulldozer, percuta en force l’arrière de la Pontiac. Le choc fit un vacarme assourdissant. La Pontiac, sous la violence de ce coup de butoir, fit un bond fantastique et s’en alla culbuter dans le Bosphore pour s’y engloutir en soulevant une énorme gerbe d’eau.
  
  Déporté en travers de la route par la collision, Coplan s’escrima comme un dément sur son volant, redressa la voiture, embraya et fila sans se soucier du reste. Le pare-chocs de la Cadillac devait en avoir pris un sérieux coup, car un bruit de casserole et des grincements couvraient maintenant le ronflement du moteur.
  
  Valdagne, terrorisé, se mit à glapir :
  
  — Ne roulez pas si vite ! Le pneu va éclater, sapristi !… C’est de la folie ! Vous allez nous tuer !…
  
  Coplan n’entendit même pas.
  
  Dix minutes plus tard, il stoppait devant les bâtiments de la société Hadal Mascar. Il sauta hors de la voiture, tira une grande clé de cuivre de sa poche, alla ouvrir les deux battants de bois de la porte qui donnait accès à la cour intérieure de l’entrepôt.
  
  Toujours au galop, il revint à la Cadillac.
  
  — Tu refermeras la porte, Fondane, ordonna-t-il en se réinstallant au volant.
  
  La limousine s’engagea dans la vaste cour noyée de ténèbres.
  
  Valdagne ne disait plus rien. Il était complètement dépassé par les événements.
  
  Coplan alluma les grands phares de la Cadillac arrêtée au milieu de la cour.
  
  — Terminus ! lança-t-il. Tout le monde descend… Surveille ton bonhomme, Suzy. Je vais transporter la grande perche avec Fondane.
  
  Valdagne demanda d’une voix blanche :
  
  — Mais… où sommes-nous ?
  
  — Chez un ami, répondit Coplan. Ne vous laissez pas abattre, monsieur Valdagne. Nous ne nous sommes pas trop mal débrouillés, croyez-moi !… Nous allons essayer maintenant d’interroger ces inconnus pour savoir ce qu’ils vous veulent.
  
  Derrière le bureau auxiliaire où Hadal Mascar avait accueilli Francis le matin même, un escalier de pierre s’amorçait qui descendait vers le sous-sol. Dans une immense cave divisée en plusieurs locaux, des marchandises étaient empilées en attente. Une odeur un peu douceâtre de tabac blond, de fruits secs, de fibres de coton et de laine non cardée flottait sous les voûtes basses de la vieille construction.
  
  Coplan et Fondane déposèrent le grand type maigre sur le sol de terre battue de l’une des caves. Fondane marmonna :
  
  — J’ai l’impression que vous lui avez mis une drôle de dose, non ? Il a l’air mal en point.
  
  Effectivement, le prisonnier ne paraissait pas brillant. Les paupières closes, le visage plus creusé encore que précédemment, la bouche ouverte, il avait une mine de moribond.
  
  Coplan, à la lumière d’une minable ampoule poussiéreuse qui pendait du plafond, examina sa victime.
  
  — Je me suis peut-être mal contrôlé, admit-il. Mais le pouls bat régulièrement. Nous le réveillerons tout à l’heure. Nous avons le temps, maintenant. Allons chercher son chauffeur.
  
  Ils remontèrent l’escalier de pierre.
  
  À peine avaient-ils tourné le dos que l’homme au visage maigre ouvrait prudemment les yeux. Dès que Coplan et Fondane eurent disparu, il commença à se secouer rageusement pour desserrer la ceinture au moyen de laquelle Fondane lui avait entravé les poignets dans le dos.
  
  Haletant, la bouche grimaçante, il roulait des épaules tant qu’il pouvait. Dans la voiture, il avait fait semblant d’avoir perdu connaissance, bien qu’il eût conservé toute sa lucidité. Il s’était rendu compte que le Français se trouvait dans une position trop inconfortable pour pouvoir le ligoter convenablement, et il avait attendu son heure.
  
  Le front mouillé de sueur, la tête traversée de douleurs atroces, il s’acharna néanmoins avec l’énergie du désespoir. Et son courage fut récompensé : il put dégager sa main droite, se dresser sur son séant, se mettre debout.
  
  Il respira à fond, puis, relevant le bas de son pantalon, à sa jambe droite, il détacha le poignard de commando assujetti contre son mollet au moyen de deux bracelets de caoutchouc.
  
  Des voix résonnèrent du côté de l’escalier.
  
  Il hésita une seconde, calcula promptement son coup, s’élança vers l’entrée de la cave, se colla le dos au mur.
  
  Au moment où Coplan allait pénétrer dans la cave, l’inconnu leva son poignard et bondit.
  
  Mais Francis, en descendant l’escalier, avait vu bouger une ombre projetée en contre jour : le grand maigre n’avait pas tenu compte du mauvais tour que lui jouait la lumière qui se trouvait derrière lui.
  
  Le coup de couteau vint frapper en pleine poitrine le chauffeur de la Cadillac que Francis portait à bras-le-corps et qui lui faisait un bouclier.
  
  Lâchant son colis humain, Coplan gratifia le maigre d’une gauche-droite foudroyante. Sous l’effet de ce double coup de marteau-pilon qui lui percutait le maxillaire, l’assaillant trébucha et tomba à la renverse, le poignard lui échappant.
  
  Francis se rua instantanément sur son adversaire étalé sur le sol, lui décocha un coup de talon en pleine figure. Mais l’autre, nullement groggy, para le coup en écartant le buste ; il attrapa la cheville de Coplan de ses deux mains jointes, exerça une violente torsion.
  
  Au lieu de résister, Francis épousa volontairement le mouvement de torsion que le maigre lui infligeait à la jambe, tourna ainsi sur lui-même, se laissa choir par terre et décocha un shoot du gauche sur les mains du type.
  
  Fondane et Suzy, debout à l’entrée de la cave, l’automatique au poing, attendaient l’issue du combat pour neutraliser le prisonnier récalcitrant.
  
  Ils ne durent pas intervenir. Le grand maigre, en les voyant, n’insista pas. Il se releva, épousseta son costume en mâchonnant de sombres invectives.
  
  Coplan se releva à son tour.
  
  — Coriace, hein ? jeta-t-il à son adversaire. Mais les jeux sont faits, bonhomme. Le kidnappeur est kidnappé. Tu n’as aucune chance de sortir de la nasse… Alors, du calme, hein !…
  
  Le prisonnier soutint de ses yeux de braise le regard de Coplan. Et, brusquement, il se propulsa vers la sortie. Prenant Fondane et Suzy au dépourvu, il les sépara d’un coup d’épaule, les bouscula, fila vers l’escalier.
  
  Coplan s’élança, lui plongea dans les jambes, le plaqua in extremis, provoquant sa chute en pleine course. La tête du type heurta le rebord de pierre de la première marche et, cette fois, il resta étendu pour le compte.
  
  *
  
  * *
  
  Quand l’inconnu reprit conscience de la réalité ambiante, il dut croire que son tour était venu de comparaître devant le tribunal du Jugement Dernier.
  
  Dûment ficelé au moyen d’une grosse corde de chanvre, le dos calé entre deux balles de coton, assis à même le sol, il avait devant lui ses quatre juges assis sur des caisses : Valdagne, pâle comme un mort : Suzy, la prunelle ironique ; Coplan, qui rayonnait ; et Fondane, qui manipulait avec nonchalance son automatique.
  
  Coplan tenait dans ses mains le portefeuille du prisonnier et divers papiers qu’il avait extraits dudit portefeuille.
  
  — Mes félicitations, monsieur Hemed Kassari, mes félicitations les plus sincères, commença Francis. C’est toujours avec un réel plaisir que je rends hommage à la vaillance et au courage, même quand je les rencontre chez un adversaire… Si j’en crois vos papiers d’identité, vous êtes de nationalité libyenne et vous habitez au Caire, où vous exercez la profession d’agent commercial ?… J’ai le regret de vous dire que votre camarade chauffeur a succombé à la suite du coup de poignard que vous lui avez si malencontreusement donné… Je ne vous en veux pas pour cet assassinat, et je suis sûr que vous me croirez sur parole. Je ne vous en veux d’ailleurs pas non plus pour la tentative d’enlèvement à laquelle vous vous êtes livré sur la personne de mon compatriote monsieur Valdagne, ici présent. Tout ce que je vous demande, c’est de bien vouloir m’éclaircir sur les motifs de votre action…
  
  Le nommé Hemed Kassari ne broncha pas. Coplan reprit :
  
  — Mille petites choses me font penser que nous faisons plus ou moins le même métier, Kassari. Votre cran, votre façon de pratiquer une filature, votre poignard de commando fixé à votre mollet, ce sont des choses généralement étrangères à un citoyen ordinaire. C’est donc sur un plan professionnel que je voudrais placer notre conversation. Pourquoi, et pour qui, avez-vous essayé de kidnapper monsieur Valdagne ?
  
  — Je ne lui voulais aucun mal, articula le Libyen. J’étais simplement chargé de lui poser une question.
  
  — Eh bien, c’est le moment où jamais, fit remarquer Francis. Monsieur Valdagne est à votre entière disposition.
  
  — La situation n’est plus la même, maugréa Kassari. Allez au diable, je n’ai rien à demander, rien à dire.
  
  — Je me mets à votre place, dit Coplan avec bonhomie. Je me conduirais exactement comme vous si les rôles étaient renversés. Je me dirais : laissons-les venir et gagnons du temps. Eh bien, je vais jouer dans vos cartes… J’ai découvert dans votre portefeuille une lettre bizarre, une lettre écrite en anglais. Je vais vous la lire pour vous rafraîchir la mémoire.
  
  Copiai déplia un des papiers trouvés dans le portefeuille du prisonnier.
  
  — Je traduis pour notre commodité à tous, dit-il… Helen chérie, je comprends tes reproches. Je te jure que je ne suis pas fautif. Des raisons majeures m’ont obligé de modifier mes projets. Mais, cette fois, ce n’est pas une promesse en l’air : notre chambre nous attend à Cortina, et nous y serons le 15 février pour trois semaines. Je serai à Istanbul du 3 au 9, puis je rentrerai à Genève d’où je t’enverrai ton billet d’avion. Encore un peu de patience. Je t’aime… Signé : D… comme Désiré… Rien qu’une lettre…
  
  Coplan dévisagea Kassari. Le silence plana dans la cave. À la fin, le prisonnier maugréa :
  
  — Et alors ?
  
  — Je ne sais pas, railla Francis, mais je suppose qu’il y a un rapport entre cette lettre et notre petite réunion, non ?
  
  Le Libyen parut hésiter.
  
  — Ce n’est pas impossible, concéda-t-il.
  
  L’expression de Coplan se fit subitement plus dure, et sa voix fut plus sèche :
  
  — Ne poussez pas les choses trop loin, Kassari, menaça-t-il. C’est maintenant que votre chance se présente. Si vous ne la saisissez pas, tant pis pour vous. Moi, je suis un réaliste : si vous refusez de m’être utile, je vous liquide. Si vous me rendez service, j’en tiendrai compte. Cette lettre a été adressée à Helen Westwood, une call-girl de Londres, qui a été assassinée récemment. Pourquoi trimbalez-vous cette missive, et pourquoi avez-vous essayé d’enlever monsieur Valdagne ?…
  
  — Ou bien vous faites la bête ou bien vous n’êtes pas très perspicace, grinça le Libyen. Je suis évidemment chargé de découvrir l’identité de l’homme qui a écrit cette lettre. Et comme monsieur Valdagne est un ami d’Helen Westwood, c’était la question que je voulais lui poser : qui se cache derrière cette signature elliptique ? Qui est monsieur D… ?
  
  — Comment savez-vous que monsieur Valdagne est un ami d’Helen Westwood ?
  
  — Parce que mon petit doigt me l’a dit.
  
  — Et pourquoi votre petit doigt s’intéresse-t-il à l’énigmatique monsieur D… ?
  
  — Parce que c’est une fripouille, un agent double, et que j’ai reçu l’ordre de l’éliminer. Ce que je ferai, du reste, si vous êtes assez intelligent pour me comprendre… Car la disparition de monsieur D… serait aussi une excellente affaire pour les services secrets français, vous pouvez me croire.
  
  — Voilà qui est mieux, acquiesça Francis. Vous avez bien fait d’abattre vos cartes, Kassari. Je ne vous aurais pas tendu la perche infiniment, vous savez. Vous appartenez au S.R. égyptien ?
  
  — Non, je dépends du SIGAS.
  
  — Service d’information du Groupe Afro-asiatique, traduisit Coplan. Siège social au Caire… Mais pourquoi le SIGAS a-t-il décrété la liquidation physique de monsieur D… ?
  
  — C’est toute une histoire… Un agent diplomatique de Tripoli était tombé amoureux d’Helen Westwood et cette femme a réussi à lui extorquer des renseignements ultra-secrets qui ont été refilés au Kremlin.
  
  — Quel genre de renseignements ?
  
  — Concernant certaines négociations entre la Libye et la Grande-Bretagne… Au sujet de l’évacuation des bases militaires, si vous voulez tout savoir.
  
  — Comment avez-vous su que les informations étaient arrivées à Moscou ?
  
  — Ce sont les Russes eux-mêmes qui l’ont révélé au Caire… Ils ont d’ailleurs gueulé comme des putois, accusant la Ligue Arabe de jouer un double jeu. Vous comprenez, le dossier du diplomate en question contenait des offres bidon destinées à amadouer les Anglais… C’est d’ailleurs à cause de ces arguments falsifiés que nous avons eu la preuve formelle que les fuites provenaient de l’émissaire envoyé à Londres. Aucun autre dossier ne comportait ces documents truqués.
  
  — Comment avez-vous démasqué Helen Westwood ?
  
  Cette question, parut étonner le Libyen.
  
  — Eh bien… il a fallu que notre diplomate avoue, puisqu’il ne pouvait pas nier l’évidence.
  
  Il a fini par reconnaître qu’il s’était rendu une dizaine de fois au moins chez cette prostituée et qu’il avait passé la nuit avec elle, dans son appartement à elle… Il a juré qu’il ne lui avait jamais livré d’informations, mais ces dénégations ne tenaient pas debout. Il aimait cette femme et il espérait pouvoir la disculper…
  
  — Helen Westwood droguait ses clients, Kassari, dit Coplan. Et elle profitait de leur sommeil pour photographier les documents qu’ils avaient avec eux ou sur eux.
  
  — Chez elle ? fit Kassari, sceptique.
  
  — Oui.
  
  — Vous bluffez ? Il n’y avait ni micros ni caméras dans cet appartement.
  
  — Vous avez mal cherché, ricana Coplan. Elle utilisait une caméra miniature cachée dans une petite lampe de poche. C’est vous qui l’avez éliminée, hein ?
  
  Le Libyen détourna les yeux, resta muet. Coplan enchaîna :
  
  — Ma question est un peu indiscrète, j’en conviens… Mais le fait que vous transportiez dans votre portefeuille une lettre destinée à Helen Westwood en dit long… Est-ce que cela vous ennuierait de me donner le nom du diplomate incriminé ? Comme j’enquête moi aussi sur les agissements d’Helen Westwood, je me suis procuré la liste complète de ses admirateurs. Je pourrai vérifier…
  
  Hemed Kassari hésita, pesa le pour et le contre. Finalement, il énonça d’une voix sèche :
  
  — Son Excellence Ali Marradi, ancien attaché d’ambassade à Londres, promu secrétaire-adjoint aux Affaires Étrangères de Libye en 1962.
  
  — Un bon point pour vous, Kassari, dit Francis dont la mémoire était infaillible. Ali Marradi figure effectivement sur la liste… Mais il y a tout de même quelque chose qui m’échappe dans vos explications. Connaissant la coupable, pourquoi diable ne lui avez-vous pas tendu un piège en vous servant d’Ali Marradi ?
  
  — Marradi a succombé au cours des interrogatoires, grommela le Libyen. Il a eu une crise cardiaque.
  
  — Admettons. Mais pourquoi liquider Helen Westwood ? En la surveillant, vous pouviez remonter la filière.
  
  — Bien sûr, ricana Kassari, c’était la seule façon valable d’opérer. Mais j’avais des ordres formels. Les gens qui travaillent dans les bureaux sont souvent à côté de la question, vous le savez tout aussi bien que moi. Pour eux, la disparition d’Helen Westwood était une affaire urgente, prioritaire… Une autre grosse légume était peut-être compromise aussi.
  
  Il y eut un silence. Coplan réfléchissait.
  
  — Ou alors, murmura-t-il, vos patrons du Caire ont voulu trancher dans le vif pour empêcher une Intervention de Moscou.
  
  Kassari, de son côté, réfléchissait également. Au point où il en était, il ne voulait pas perdre le bénéfice de ses aveux. Il proposa soudain :
  
  — Nous pourrions unir nos efforts pour retrouver ce monsieur D… Et, éventuellement, si nous avons la preuve que c’est bien pour lui que travaillait Helen Westwood…
  
  Il laissa sa phrase en suspens. Coplan le regarda droit dans les yeux, prononça :
  
  — Je vais examiner votre proposition. En attendant, je voudrais être sûr que monsieur Valdagne n’est plus menacé. Monsieur Valdagne n’est pas un ami d’Helen Westwood, mais un client au même titre que Marradi. Et une victime de cette femme, tout comme votre diplomate.
  
  — Raison de plus pour nous unir contre monsieur D, souligna promptement le prisonnier. L’Égypte et la France ont effacé leurs griefs respectifs et passé l’éponge sur les différends qui les opposaient, pourquoi ne ferions-nous pas la même chose ?
  
  — L’idée me plaît, mais je dois consulter mes supérieurs et je suis contraint de vous garder un peu à l’ombre… Je vous tiendrai au courant. Naturellement, vous répondez de la vie de monsieur Valdagne… Combien d’hommes avez-vous à Istanbul sur cette affaire ?
  
  — J’ai trois assistants, mais… vous m’avez dit que mon camarade était mort et j’ai cru entendre que mes deux collaborateurs qui me couvraient avec la Pontiac…
  
  — Ils sont dans le Bosphore, coupa Francis. À la suite d’une erreur de pilotage, ils ont roulé dans le détroit avec leur bagnole.
  
  — Dans ce cas, monsieur Valdagne n’a rien à redouter à Istanbul.
  
  — J’espère que vous dites vrai, conclut Coplan. Je l’espère pour vous.
  
  Il se leva, imité par Valdagne, par Suzy et par Fondane.
  
  Coplan reprit en s’adressant au prisonnier :
  
  — Je reviendrai demain matin, Kassari. Je dois malheureusement vous bâillonner. Je m’en excuse.
  
  — C’est inutile, affirma le Libyen. Je ne crierai pas, je ne ferai pas de scandale, je vous le promets. J’ai d’ailleurs trop mal au crâne… Si vous vouliez bien m’allonger, je pourrais peut-être essayer de dormir un peu.
  
  — C’est ce que vous avez de mieux à faire, opina Francis qui, avec l’aide de Fondane, installa confortablement le Libyen sur un matelas de fibres de coton emballées dans de la toile de jute.
  
  Après avoir éteint la lumière, les Français quittèrent le sous-sol. Ils pénétrèrent dans le petit bureau du rez-de-chaussée, et Coplan décrocha le téléphone pour appeler Hadal Mascar à son domicile privé.
  
  — Navré de troubler votre soirée, Mascar, s’excusa Francis, mais j’ai été obligé d’avoir recours à votre hospitalité. Je vous téléphone de votre bureau. Est-ce que vous pourriez faire un saut jusqu’ici ?
  
  — Cela va de soi, répondit le Turc. J’arrive.
  
  Coplan raccrocha.
  
  Valdagne interrogea d’un air un peu inquiet :
  
  — Vous allez remettre ce sinistre individu en liberté ?
  
  — Pas tout de suite, en tout cas, affirma Coplan. La décision finale ne m’appartient d’ailleurs pas. Je dois consulter mon Service… La possession d’un otage est quelquefois utile quand il y a un enjeu politique. Nasser nous fera peut-être une fleur pour récupérer son agent, car ce Kassari n’est sûrement pas un sous-fifre.
  
  — Mais il ne travaille pas pour Nasser, objecta Valdagne. Il l’a déclaré lui-même qu’il agissait pour le groupe afro-asiatique. Vous croyez qu’il a menti ?
  
  — Non, mais c’est cousu de fil blanc. Tous les initiés savent que si Nasser a accepté de loger les S.R. de la Ligue Arabe et du Groupe de Bandoeng au Caire, c’était pour exploiter leurs récoltes. C’est ce qui rend nos collègues égyptiens si redoutables…
  
  Il consulta sa montre, exhiba derechef la lettre trouvée dans le portefeuille de Kassari, l’étudia un moment, la tendit à Valdagne :
  
  — Vous qui avez beaucoup fréquenté les Anglais, je pense que vous serez d’accord avec moi pour penser que seul un authentique fils d’Albion a pu écrire cette lettre, n’est-ce pas ?
  
  Valdagne examina la missive.
  
  — Oui, sans aucun doute, confirma-t-il. À tout le moins, si ce n’est pas un Anglais, c’est quelqu’un qui a appris à écrire dans une école anglaise.
  
  — La délégation britannique est-elle nombreuse à la conférence ? Monsieur D… indique qu’il séjournera à Istanbul du 3 au 9 février, et qu’il retournera ensuite à Genève. Notre problème est donc relativement simple, encore faut-il le résoudre.
  
  — Il n’y a qu’à consulter le répertoire au secrétariat, dit Valdagne. Tous les participants qui ont retiré une carte sont inscrits sur une liste alphabétique.
  
  — Et n’importe qui peut consulter ce répertoire ?
  
  — Oui, il est à la disposition du public. Il est fait pour faciliter les contacts d’affaires.
  
  — Parfait, parfait, acquiesça Coplan. Nous n’avons pas perdu notre soirée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Dès le lien demain, environ une demi-heure après l’ouverture des bureaux du secrétariat, Coplan et Valdagne s’amenaient dans l’immeuble pour consulter le répertoire des participants.
  
  Le registre en question se trouvait dans une des pièces du rez-de-chaussée.
  
  Il y avait une animation encore plus vive que la veille. Les derniers arrivants se bousculaient pour retirer leur carte, pour prendre des contacts, pour sonder l’atmosphère et saisir des tuyaux de dernière minute.
  
  Pendant trois quarts d’heure, Francis passa en revue tous les noms à consonance anglaise qui figuraient au répertoire – il y en avait une bonne soixantaine – et il nota ceux qui l’intéressaient. C’est-à-dire, ceux dont le nom ou le prénom commençait par la lettre D.
  
  Cette sélection lui donna un choix de douze personnes.
  
  Il consulta ensuite un annuaire mondial édité par les Américains et donnant en raccourci le curriculum des businessmen les plus en vue dans le monde entier.
  
  Au vrai, ces investigations laissèrent Coplan un peu déçu. À deux ou trois exceptions près, la plupart des noms retenus se rapportaient à des Anglais qui avaient cinquante ans et plus. Or, d’après ce que l’on savait du caractère d’Helen Westwood, ses véritables penchants amoureux ne semblaient pas la porter vers les vieux beaux.
  
  Coplan fit part de ses découvertes à Valdagne et lui demanda son avis.
  
  Valdagne examina les douze noms sélectionnés par Francis, les commenta un à un, murmura en guise de conclusion :
  
  — À part le nommé Dave Boswel et le nommé Dennis Thorlon, j’ai l’impression que vous pouvez rayer tous les autres. Je les connais depuis longtemps et leur personnalité ne cadre pas du tout avec la personnalité équivoque de monsieur D…
  
  — Attention, rétorqua Francis, ne vous laissez pas prendre aux apparences. La personnalité d’un espion n’a rien d’exceptionnel aux yeux des gens non prévenus. La vérité n’apparaît que lorsque le masque tombe. Monsieur D… est probablement un homme fort honorable.
  
  — Oui, c’est juste, reconnut Valdagne. Je m’imagine toujours qu’un espion a une figure de bandit… Si vous voulez, je m’arrangerai pour que vous ayez l’occasion de rencontrer au moins une fois chacun des personnages inscrits sur votre liste. De cette façon, vous pourrez juger par vous-même.
  
  — Oui, d’accord, acquiesça Coplan. Quel est votre programme pour l’après-midi ?
  
  — J’ai deux ou trois rendez-vous auxquels je tiens énormément.
  
  — Où ?
  
  — Au bar de notre hôtel.
  
  — Parfait. Dans la mesure du possible, évitez les promenades inutiles. Les belles paroles de Kassari ne sont peut-être pas à prendre à la lettre, vous voyez ce que je veux dire ?
  
  — C’est bien pour cela que j’ai fixé mes rendez-vous à notre hôtel, avoua Valdagne. Depuis cette agression d’hier, je continue à ressentir une sorte de malaise… Vous comprenez, j’ai l’impression d’être entré brusquement dans un monde plein de menaces et de dangers, un monde hostile…
  
  — Mais ce n’est pas nouveau, voyons, plaisanta Coplan pour rassurer son protégé. La lutte des services de renseignement a toujours existé. Le hasard a voulu que vous tombiez dans une affaire en pleine évolution… Personnellement, je considère que cette expérience désagréable vous rend service. Un homme prévenu en vaut deux.
  
  — Oh, je n’étais pas ignorant de ces choses, remarquez. Je lis les journaux et j’ai pu suivre comme tout le monde les affaires d’espionnage les plus retentissantes. Mais enfin, quand les circonstances vous plongent subitement dans une histoire qui vous touche d’une manière directe, c’est… euh… c’est très différent.
  
  — Que tout ceci ne vous empêche surtout pas de profiter de la conférence, insista Francis. Vous fondiez de grands espoirs sur votre séjour à Istanbul et il s’agit de les réaliser. Je vais vous raccompagner jusqu’à l’hôtel, après quoi j’irai saluer mon ami Hadal Mascar et prendre des nouvelles de son pensionnaire.
  
  *
  
  * *
  
  La séance solennelle d’ouverture de la Conférence d’Istanbul eut lieu le lendemain, à 15 heures, dans la salle d’honneur d’un magnifique palais construit jadis par les sultans de Constantinople.
  
  Selon l’usage, cette session inaugurale débuta par un discours de bienvenue, discours prononcé en anglais par un ministre du gouvernement d’Ankara. Il y fut question du rôle civilisateur de l’industrie du pétrole, de la réconciliation des peuples, de la collaboration des techniciens et des sociologues, de l’édification d’un avenir merveilleux, etc…
  
  Le président de la Conférence, un Américain nommé Belleng, répondit à ce torrent de paroles officielles par un torrent de généralités encore plus conventionnelles et tout aussi hypocrites. À la suite de quoi, les commissions spéciales se rassemblèrent dans les locaux qui leur avaient été attribués et les choses sérieuses commencèrent. C’est-à-dire que le véritable héros de ces assises, le dieu dollar, celui auquel personne n’avait fait la moindre allusion, vint prendre sa place : la première place.
  
  Valdagne et son conseiller technique siégeaient à la commission des investissements. Environ trente pays étaient représentés dans ces débats où chacun s’efforçait de placer sa mise sur le meilleur cheval.
  
  Coplan, attentif et impassible, observait les financiers assis autour de la vaste table en fer à cheval et suivait les discussions. Il ne pigeait pas grand-chose à ces marchandages dont l’âpreté se camouflait sous une courtoisie suave.
  
  Chaque chef de délégation avait devant soi une pancarte indiquant la nation qu’il représentait. Les assistants et les conseillers prenaient des notes, chuchotaient des indications à leur patron, lui passaient des documents.
  
  À cet égard, Coplan fut d’une discrétion et d’une modestie imbattables. Jamais on ne vit conseiller plus effacé. Valdagne ne lui adressa qu’une seule fois la parole, et ce fut pour lui chuchoter tout bas dans le tuyau de l’oreille :
  
  — L’homme qui se tient à la gauche de l’Anglais Kellerson figure sur votre liste. Il s’appelle Douglas Praine et il est représentant de la Shell à Aden. Je vois mal monsieur D… sous cet aspect, et vous ?
  
  — En effet, opina Coplan.
  
  Douglas Praine avait au moins soixante ans. Il était petit, chauve, bronzé par le soleil et il devait avoir un foie bien délabré, car son faciès portait les stigmates de l’hépatique. Ce n’était sûrement pas l’homme qui promettait trois semaines de neige à Cortina à la pulpeuse Helen Westwood. On pouvait le rayer de la liste à coup sûr.
  
  *
  
  * *
  
  Pendant les deux jours qui suivirent, Valdagne et Coplan furent pris dans l’engrenage des réunions, comités, colloques et discussions qui s’enchaînèrent sans discontinuer.
  
  À mesure que le temps passait, Valdagne retrouvait graduellement son assurance, son punch professionnel et son attitude sereine.
  
  En revanche, la mine de Coplan s’allongeait. Sans négliger ses devoirs de conseiller technique, il n’en poursuivait pas moins ses propres objectifs, mais avec de piètres résultats. Il avait pour ainsi dire rencontré tous les suspects de sa liste et il avait dû les écarter pour des raisons qui sautaient aux yeux : aucun de ces personnages ne collait avec l’éventuel monsieur D…
  
  Valdagne ne fut pas sans remarquer l’expression morose et déconfite de son soi-disant assistant.
  
  — Vous me paraissez moins optimiste que mercredi dernier, fit-il observer à Francis.
  
  — Oui, c’est un fait, concéda Coplan. Je pensais que les choses seraient plus faciles. J’en arrive à me demander si notre monsieur D… n’a pas décidé de changer ses batteries à la suite de l’assassinat de miss Westwood et s’il n’a pas quitté Istanbul.
  
  — Qui sait ? fit Valdagne… À propos, comment se porte mon kidnappeur ?
  
  — Il est en excellente santé, tant morale que physique. Il m’a remis un message que j’ai acheminé moi-même vers le Caire, message dont je lui avais dicté les termes, naturellement. Je crois que vous ne courez plus aucun risque maintenant.
  
  — Quelle est la décision de Paris à son égard ?
  
  — Une restitution en bonne et due forme, mais après une détention de quelques semaines en France.
  
  — En France ? s’exclama Valdagne. Comment allez-vous le conduire en France ? Pas dans une malle, j’espère ?
  
  Coplan ne put réprimer un petit sourire acide :
  
  — Non, non, rassurez-vous. Nous avons des moyens plus sûrs et moins rocambolesques… Mais, dites-moi, vous avez l’air singulièrement satisfait depuis hier. Vos affaires seraient-elles en bonne voie ?
  
  — Je suis très satisfait, appuya Valdagne. C’est un véritable boom, si j’ose employer cette expression. Le bon docteur Heldersma s’est rallié du premier coup à mes propositions et mon vœu le plus cher va être exaucé avant la fin de la conférence. Ma société SOFRAMO va obtenir une participation très sérieuse dans le groupe NEREP…
  
  — Bravo, ricana Coplan. Je ne vois pas très bien ce que cela signifie, mais votre satisfaction me réjouit.
  
  — Cela signifie que la France aura des possibilités dans les secteurs exploités par le trust hollando-britannique. Du reste, nous sommes invités à la petite cocktail-partie que la NEREP offre demain soir. Je désire m’y montrer, bien entendu, et j’espère que vous voudrez bien m’y accompagner ?
  
  — Certainement, puisque vous y tenez.
  
  — Les Hollandais sont de précieux auxiliaires pour nous.
  
  — Ah bah ? s’étonna Francis. Et pourquoi cela ?
  
  — C’est une chose que les profanes ignorent, mais les sociétés hollando-britanniques sont les plus riches, les plus puissantes en Europe. La Hollande est un petit pays, mais ses hommes d’affaires sont des géants.
  
  — En quoi consiste une cocktail-partie ?
  
  — Eh bien… c’est une réunion amicale où les contacts et les relations se consolident dans une ambiance plus facile, plus décontractée. C’est une sorte de récréation, en somme.
  
  *
  
  * *
  
  Le lendemain soir, après le dîner, Valdagne et Coplan prirent un taxi pour se faire conduire à Ihlamour, à la résidence d’un certain Phil Wetcher, agent permanent de la NEREP à Istanbul.
  
  C’était là qu’avait lieu le cocktail organisé par le trust hollando-britannique, et la villa de Phil Wetcher était une superbe construction blanche, de style mi-occidental mi-mauresque, avec une admirable terrasse à colonnade et de somptueux jardins.
  
  La nuit était belle ; le clair de lune versait une clarté argentée sur la noble demeure et sur le paysage qui s’étalait en contrebas : Istanbul, la Corne d’Or, un des plus beaux spectacles du monde. Une vingtaine de voitures coûteuses stationnaient déjà dans le parc.
  
  Coplan et Valdagne furent accueillis par Phil Wetcher et sa femme, une grande blonde aux yeux de pervenche et au sourire agressif.
  
  Comme toujours dans ces cas-là, les présentations furent plutôt sommaires et Francis serra des tas de mains appartenant à des gens dont il ne put identifier les noms.
  
  L’atmosphère reflétait assez bien le climat général de la conférence. À la réserve des premiers jours, c’est-à-dire à la méfiance polie, avait succédé une espèce de cordialité nettement plus familière. Les affinités, les contrats et les atomes crochus avaient joué : on s’envoyait de grands saluts, on s’apostrophait allègrement, on se tapait sur l’épaule comme de vieilles connaissances.
  
  En réalité, après trois jours de séances quotidiennes, les jeux étaient faits ; les ultimes sessions n’étaient plus que des formalités protocolaires.
  
  Valdagne fut tout de suite accaparé par le sieur Heldersma, un Hollandais obèse et jovial, qui l’entraîna dans un coin, du salon pour lui reparler de leurs projets de fusion financière. Coplan se dirigea vers un des deux buffets et demanda un verre d’Old Crow à l’un des domestiques turcs qui faisaient le service.
  
  Il y avait un orchestre composé de quatre musiciens juchés sur une estrade, et déjà de vénérables Anglais dansaient avec des dames d’âge mûr.
  
  Des souvenirs de croisière remontèrent à la mémoire de Francis. On se serait cru à bord du Queen Elisabeth, au salon des premières, un soir de gala ! Les Britanniques, quel que soit leur âge, ont une véritable passion pour la danse. Et il faut reconnaître qu’ils y excellent, même si leurs attitudes paraissent un peu désuètes.
  
  Après un moment, Coplan se rendit compte aussi que certains des invités avaient déjà du vent dans les voiles. Les alcools servis à gogo commençaient à agir. Quelques diplomates noirs et des businessmen latino-américains discutaient avec une volubilité suspecte. En revanche, les Arabes drapés dans leur robe blanche se tenaient un peu à l’écart, dignes, sobres et silencieux.
  
  Les invités continuaient à arriver, et le salon devenait de plus en plus encombré, de plus en plus bruyant, de plus en plus enfumé. Il y avait peu de femmes dans l’assistance, trop peu pour permettre à tous les invités de danser. Pourtant, Phil Wetcher et son épouse paraissaient avoir battu le rappel de toute la colonie anglo-saxonne d’Istanbul. La plupart des dames présentes, à l’exception de quelques jolies Turques, étaient Anglaises ou Américaines.
  
  Coplan, son verre de bourbon à la main, affichait une attitude souriante, décontractée, désœuvrée. En réalité, il observait attentivement ce qui se passait autour de lui et il ne tarda pas à remarquer les regards que lui dédiait une ravissante créature aux lourds cheveux d’un roux doré, au galbe appétissant, aux grands yeux verts.
  
  Après une bonne demi-heure, il jugea qu’il ne pouvait pas feindre plus longtemps d’ignorer les invites langoureuses de cette jolie rousse aux yeux verts, sous peine de passer pour un sot ou pour un goujat, ce qui eût été préjudiciable à la réputation de la France dans un cas comme dans l’autre.
  
  Il déposa son verre sur un guéridon, alla inviter la dame en question. Il se présenta en anglais, déclina son titre de conseiller technique de la Sofrimo de Paris.
  
  La jolie rousse ne se fit pas prier.
  
  Tandis qu’ils entamaient un tango horriblement sirupeux, la belle aux yeux verts se présenta à son tour :
  
  — Olga de Kusten, je suis une amie de Mrs Wetcher.
  
  — Vous habitez à Istanbul ? s’enquit Francis.
  
  — Non, je suis venue en touriste. J’habite Vienne, en Autriche…
  
  Elle parlait l’anglais avec un accent bizarre, mi-cospolite mi slave.
  
  — Autrichienne ? s’informa Coplan.
  
  — Non, je suis Anglaise. Mais je suis née en Lithuanie… J’adore Paris…
  
  En prononçant ces mots, elle se pressa contre son cavalier avec une sorte de ferveur lascive qui ne laissa pas Coplan indifférent. Leur tango devint plus voluptueux. À travers la robe de soie noire qui enveloppait la chair capiteuse de sa partenaire, Coplan percevait l’influx sensuel d’un tempérament plutôt volcanique. Et comme la séduisante Olga persistait à lui faire du rentre-dedans, il entrevit une fin de soirée à laquelle il n’avait pas songé précédemment.
  
  Mais, soudain, la rousse se dégagea, cessa de danser.
  
  — Excusez-moi un instant, dit-elle avec rapidité.
  
  Et, plantant là son cavalier, elle se faufila à toute allure vers l’entrée du salon, le visage rayonnant.
  
  — Hello ! Dick ! Oh, dear ! s’écria-t-elle en se précipitant sur un superbe jeune homme blond, athlétique, sanglé dans un smoking blanc, qui venait de pénétrer dans la salle.
  
  Le nommé Dick prit Olga dans ses bras robustes, lui fit une bise un peu condescendante sur la joue, la repoussa doucement mais fermement en murmurant :
  
  — Ravi de vous revoir, chère Olga…
  
  Coplan eut instantanément la certitude que ce bel athlète blond n’était autre que l’énigmatique monsieur D…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  Question, de flair, mais aussi question de mémoire. La vue de ce play-boy avait provoqué un déclic dans l’esprit de Francis : un des rapports de l’intelligence Service évoquait cet individu avec une précision descriptive qui ne laissait pas de place au doute. En juin 1964, un cousin d’Helen Westwood avait rencontré celle-ci à Brighton en compagnie d’un gigolo blond, costaud, vaniteux, dont le visage se caractérisait par des pommettes très marquées, des lèvres minces et des yeux d’un bleu tirant sur le mauve…
  
  Olga de Kusten se ramena vers Francis en affectant un air confus :
  
  — Je vous demande pardon, je vous ai laissé tomber… C’est un ami très cher que je n’ai pas revu depuis plusieurs mois…
  
  — Je vous en prie, répondit Coplan, galant. C’est bien naturel, voyons. Je m’en voudrais de vous priver du plaisir de retrouver votre…
  
  — Non, non, dansons ! coupa-t-elle.
  
  Il l’enlaça derechef, mais à cet instant la musique se tut, le tango étant terminé.
  
  — Venez, murmura Olga, je vais vous présenter…
  
  Elle prit la main de Coplan pour l’entraîner vers le blond qui se dirigeait tranquillement vers un des buffets.
  
  — Ho, Dick ! l’interpella-t-elle… Je te présente mister Kapan, conseiller technique à la SORINO de Paris.
  
  — Sofrimo, corrigea Coplan, souriant.
  
  — Oui, c’est ça, ponctua Olga… Mister William Logen, directeur de la Siemec de Genève…
  
  Les deux hommes se serrèrent la main, dérivèrent en compagnie d’Olga vers le buffet, demandèrent à boire.
  
  Olga buvait du scotch sec. Dick prit du bourbon, comme Coplan.
  
  Olga déclara sur un ton enjoué :
  
  — Je raffole de ces soirées internationales… C’est si intéressant, si passionnant de rencontrer des gens qui viennent de tous les coins de la planète, vous ne trouvez pas ?
  
  Francis opina, ajouta :
  
  — C’est une distraction agréable, oui. Surtout après toutes ces conférences techniques…
  
  Dick ne semblait pas désireux de prolonger la conversation. Il promenait son regard dédaigneux à la ronde, comme s’il cherchait quelqu’un.
  
  — Excusez-moi, dit Coplan, je crois que mon patron m’appelle…
  
  Il laissa Dick et Olga en tête-à-tête pour rejoindre Valdagne qui venait de terminer son dialogue avec le gros docteur Heldersma.
  
  — Ah, fit Valdagne, je me demandais où vous étiez passé… Je vous ai aperçu tenant dans vos bras une magnifique personne à la chevelure rousse…
  
  — Elle m’a plaqué pour quelqu’un de beaucoup mieux que moi, persifla Francis à mi-voix. Jetez donc un coup d’œil vers le buffet de gauche… Le bel Apollon à la crinière de lin qui parle avec Mrs Wetcher… Vous voyez de qui je parle ?
  
  — Oui.
  
  — Eh bien, c’est monsieur D…
  
  — Non ? Vous êtes sûr ?
  
  — Absolument sûr. Il se nomme William Logen, Dick pour ses intimes… J’aurais pu chercher longtemps au répertoire ! Je n’avais pas songé à un diminutif.
  
  — Ce n’est pas la première fois que je vois cette figure, émit Valdagne d’une voix à peine audible. Qu’est-ce qu’il fait, ce monsieur ?
  
  — Je compte sur vous pour me le dire. La rousse me l’a présenté comme étant directeur de la Zimec de Genève. C’est du moins ce que j’ai compris. Mais si vous pouviez vous informer discrètement à son sujet, cela me rendrait service.
  
  — Rien de plus facile, assura Valdagne. Laissez-moi faire.
  
  Il se dirigea vers l’autre buffet, où Phil Wetcher, le maître de maison, bavardait avec deux colosses iraniens boudinés dans leurs costumes de tergal gris-perle.
  
  Coplan reprit sa déambulation parmi les invités. Du coin de l’œil, il épiait le nommé Dick que Olga avait de nouveau accaparé. Elle l’avait entraîné à l’écart, dans un coin du salon, et elle lui parlait tout bas, avec une ardeur contenue où perçait un soupçon de mécontentement.
  
  Coplan eut l’impression très nette que Dick faisait à sa belle amie des reproches auxquels elle opposait d’autres reproches. Mais, pour un observateur aussi psychologue que Francis, une chose paraissait évidente : Dick et Olga n’étaient pas liés par une simple amitié mondaine. Ces deux-là avaient en commun des souvenirs plus intimes.
  
  Quelques instants plus tard, Coplan vit Valdagne qui lui faisait des signes discrets. Il le rejoignit.
  
  Valdagne murmura :
  
  — Partons… Je n’ai plus de motif de prolonger ma présence ici. Je vous expliquerai…
  
  Ils s’éclipsèrent en douce, s’arrêtèrent quelques secondes sur le perron pour respirer l’air frais de la nuit, hélèrent un des taxis qui guettaient la sortie des invités.
  
  — Park Oteli, jeta Valdagne au chauffeur.
  
  Le taxi démarra aussitôt.
  
  Valdagne se tourna vers Francis pour lui parler, mais Coplan esquissa un geste de la main et prononça négligemment :
  
  — Tout à l’heure, si vous le voulez bien. Nous ferons une petite promenade jusqu’à la Mosquée de Dolmabace. Par ce clair de lune, la vue sur le Bosphore doit être merveilleuse.
  
  — Bien, bien, accepta Valdagne, un peu ébahi.
  
  Coplan se pencha pour indiquer au chauffeur qu’ils avaient changé d’avis et qu’ils désiraient aller à la Mosquée de Dolmabace.
  
  Sept minutes plus tard, ils étaient arrivés. Valdagne paya la course, le taxi démarra. Coplan s’excusa :
  
  — J’espère que vous ne m’en voulez pas de vous avoir empêché de parler, mais je me méfie des taxis qui maraudent dans les endroits où se réunissent les étrangers. La police locale mobilise volontiers ses indicateurs dans ces lieux-là.
  
  — Décidément, soupira Valdagne, je ne m’y ferai jamais. Comment faites-vous pour ne pas devenir neurasthénique en vivant constamment sur le qui-vive ?
  
  — Je n’y pense même plus, assura Francis. L’habitude est une seconde nature, c’est bien connu. Maintenant, nous pouvons parler en toute tranquillité. J’ai hâte de savoir les nouvelles.
  
  — Je me demande si vous ne vous êtes pas trompé, commença Valdagne, soucieux. L’individu que vous m’avez montré n’est pas un aventurier. C’est un Anglais de bonne famille, diplômé en économie politique et licencié en sciences commerciales. Il dirige un important bureau de sondage et de statistiques, la société SIEMEC, dont le siège social est à Genève.
  
  — C’est quoi, exactement, la SIEMEC ?
  
  — La Société d’Études de Motivation et d’Expansion Commerciale. C’est une firme de prospection financée par le trust Walter Rauch, de New York. Mais ce nom ne vous dit peut-être rien ?
  
  Coplan eut un sourire :
  
  — Je ne suis pas très calé en matière de finances internationales, mais j’ai quand même entendu parler de Walter Rauch. C’est le magnat américain, non ? L’homme qui passe pour être le chef occulte de la Maison Blanche ?
  
  — Oui, c’est bien cela. C’est son groupe qui a fondé la SIEMEC et qui a placé William Laughlen à la tête de ce bureau.
  
  Coplan tiqua :
  
  — Comment prononcez-vous ce nom ? Lôglenn ?
  
  — Ma prononciation est pourtant correcte, dit Valdagne. Cela s’écrit : L…A…U…G…H…L…E…N…
  
  — Je vois. J’avais mal saisi, opina Francis. Et quel est le rôle de la SIEMEC ?
  
  — Eh bien, l’étude statistique et psychologique des marchés étrangers. Le marketing, si vous préférez. Ce sont des techniciens hautement spécialisés qui étudient en profondeur les possibilités que telle ou telle région peut offrir à tel ou tel produit bien déterminé. Pour prendre un exemple, c’est la SIEMEC qui a calculé le nombre, la forme, la quantité de réfrigérateurs que les producteurs américains pouvaient écouler en Autriche en l’espace de trois années. Ce n’est là qu’un exemple, naturellement. Mais c’est pareil en ce qui concerne les poudres à lessiver, les papiers d’emballage, les lotions de toilette, etc…
  
  — Et c’est rentable ?
  
  — Vous pensez ! La mise de fonds initiale est colossale, certes, mais les résultats sont fantastiques et la SIEMEC compte des succès remarquables à son actif. Elle n’a eu que des succès, en fait. Par leurs sondages, par l’étendue de leurs informations, ces gens parviennent à pronostiquer les ventes d’une façon qui tient de la magie.
  
  Copia marmonna :
  
  — Je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais vous êtes en train de verser de l’eau à mon moulin. Notre ami Dick Laughlen est un sorcier de l’information, c’est vous qui le soulignez. Or, tout le monde sait que l’espionnage est une forme sournoise de l’information… Les renseignements recueillis par Helen Westwood devaient être fort appréciés par son amant. Cela colle très bien.
  
  — Pardon, pardon, rétorqua Valdagne, l’homme que vous recherchez fait de l’espionnage pour les Russes. Or Dick Laughlen est une créature de Walter Rauch, le plus Américain des capitalistes américains.
  
  — Il est d’autant mieux placé pour jouer le double jeu, affirma Coplan. D’ailleurs, la coïncidence est improbable : il se prénomme Dick, il réside à Genève, il a été l’amant de miss Westwood et il est actuellement à Istanbul.
  
  — Je persiste à croire que vous vous trompez, reprit Valdagne avec obstination. Car enfin, votre conclusion est tout de même un peu simpliste : en admettant que ce soit bien Dick Laughlen qui ait écrit cette lettre à Helen Westwood, sur quoi vous basez-vous pour établir que c’était pour lui qu’elle travaillait ? On peut être l’amant d’une femme sans lui demander de faire de l’espionnage, que diable !
  
  Cette fois, Coplan eut un sourire plus franc.
  
  — Bravo, fit-il. Vous feriez un excellent policier. Votre objection est très pertinente. Mais je vais vous faire un aveu : le soir où vous avez failli vous faire kidnapper par le Libyen Hemed Kassari, je m’étais fait la réflexion que Kassari prenait de bien gros risques sur la foi d’une simple lettre d’amour. J’en ai reparlé à Kassari, quand je suis allé le revoir seul, et il a fini par manger le morceau. En fouillant l’appartement d’Helen Westwood, il avait mis la main sur d’autres pièces à conviction : des lettres de Dick, un carnet où Helen inscrivait les films qu’elle remettait à l’agent de liaison de son amant, etc… La culpabilité de Dick Laughlen est solidement démontrée, ce dont je me doutais un peu, entre nous soit dit.
  
  — Ah bon, laissa tomber Valdagne, impressionné. Dans ces conditions…
  
  Ils étaient arrivés sur la place de Dolmabace et ils longèrent en silence la façade de l’ancien palais.
  
  Valdagne questionna soudain :
  
  — Qu’allez-vous faire maintenant ? Livrer Laughlen aux gens de l’intelligence Service ?
  
  — Non, grands dieux ! s’exclama Francis, amusé. Je ne suis pas payé par les Anglais. Je vais attendre la fin de la conférence et j’irai ensuite faire un tour à Genève pour étudier de plus près le fonctionnement de la SIEMEC.
  
  — Vous ne faites rien à l’encontre de Laughlen ?
  
  — Pour l’instant, non… Vous savez, nous avons des méthodes qui ne sont pas celles de la police ordinaire. En matière de contre-espionnage, la règle d’or est la suivante : les espions ne comptent pas, ce sont les réseaux qui comptent.
  
  — En l’occurrence, vous attachez donc plus d’importance à la SIEMEC qu’à son directeur ?
  
  — Exactement. Mais une fois que j’aurai bien vu le problème, j’agirai.
  
  — De quelle façon ?
  
  — C’est le corollaire logique de la règle d’or dont je viens de vous parler : frapper à la tête… Jusqu’à présent, rien ne prouve que Dick Laughlen soit réellement la tête de ce réseau. Je suis même persuadé que ce n’est pas le cas. Il est trop à l’avant-plan, trop voyant. Sauf exceptions rarissimes, un chef de réseau ressemble à un hibou : il vit dans l’obscurité.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  Comme prévu au programme, la dernière session de la conférence d’Istanbul eut lieu le mardi 9 à 15 heures.
  
  Le discours de clôture fut derechef prononcé par un membre du gouvernement d’Ankara (un autre que celui qui avait ouvert solennellement ces assises) et tout se termina par de longs applaudissements.
  
  Le lendemain, à 12 heures 40, Valdagne et Coplan s’envolaient vers Paris à bord d’une Caravelle d’Air France. Et, le même jour, Francis reprenait un avion pour Genève.
  
  Lorsqu’il débarqua à Cointrin, à 21 heures 30, il se rendit tout de suite compte que le climat était moins enchanteur sur les rives du Léman que sur les rives du Bosphore. Un vent aigre, humide, balayait l’aéroport en soulevant des restes de neige qui subsistaient sur la plaine.
  
  Au terminai de Genève, Coplan prit sa petite valise de voyage et se dirigea à pied vers le lac. Arrivé à l’entrée du pont du Mont-Blanc, il prit à gauche pour longer un square. C’est alors qu’il aperçut la haute silhouette un peu hommasse de Geneviève Bernet, la fidèle collaboratrice du Vieux, qui faisait les cent pas au coin de la rue des Alpes. Il s’avança vers elle. Elle le repéra aussitôt.
  
  — Bonsoir, Francis ! lui lança-t-elle. Heureuse de te revoir.
  
  Elle tendit sa joue, et il y posa un baiser fraternel.
  
  — Tout le plaisir est pour moi, ma grande, répondit-il affectueusement. Et je te jure que ce n’est pas une formule.
  
  — Viens, ma 2 CV est de l’autre côté de la place, reprit-elle.
  
  Agée de trente-six ans, Geneviève Bernet était une fille robuste et sportive, non point jolie mais presque belle à force d’équilibre et de santé.
  
  Ils grimpèrent dans la 2 CV qui fila en direction des Eaux-Vives.
  
  Geneviève, assistante sociale de profession, vivait seule dans une sympathique villa rustique accrochée aux pentes de Cologny. Coplan fut heureux de retrouver cette paisible maison campagnarde qu’il connaissait bien(6).
  
  En pénétrant dans le vaste living aux meubles de chêne ciré, il murmura :
  
  — Décidément, rien ne change ici, ni toi ni ta jolie maison.
  
  — Je te renvoie le compliment, fit-elle, enjouée. Tu es aussi séduisant et aussi dynamique que la première fois que je t’ai vu. Et pourtant, ça ne date pas d’hier !…
  
  — Je m’installe dans la petite chambre qui donne sur le jardin ? demanda-t-il.
  
  — Oui, comme d’habitude. Elle est prête, d’ailleurs… Mais tu veux peut-être prendre quelque chose avant ?
  
  — Je voudrais surtout avoir les nouvelles.
  
  — L’un n’empêche pas l’autre. Assieds-toi, j’avais préparé du café avant d’aller au rendez-vous. Je t’en verse une tasse ?
  
  — Volontiers, accepta-t-il en se laissant choir dans un fauteuil. J’ai passé ma journée dans les avions. J’étais encore à Istanbul ce matin même.
  
  — Je suis au courant. J’ai vu Fondane.
  
  — Et alors ?
  
  — Dès que le Vieux m’a alertée, je me suis occupée de cette histoire de la société SIEMEC. Les bureaux sont situés au premier étage d’un immeuble de la place du Rhône mais, à mon avis, il y a fort peu de chance qu’une perquisition de ce côté-là puisse donner des résultats valables.
  
  — Ah ? Et pourquoi ?
  
  — Le personnel de l’entreprise comprend cinq femmes et deux hommes, ce qui fait beaucoup de monde pour des locaux pas tellement vastes. Cela m’étonnerait que ce William Laughlen, le directeur, planque des archives confidentielles dans un lieu où ses collaborateurs ne cessent d’aller et venir. En revanche, le domicile privé de Laughlen me paraît plus intéressant. Il habite une villa cossue, aux Vollandes. C’est une bâtisse neuve, à un étage, isolée dans un jardin entouré de haies. Si j’étais toi, c’est là que j’irais fourrer mon nez.
  
  — Tout à fait d’accord, acquiesça Coplan. Je sais que je peux me fier à ton jugement.
  
  — Je me suis évidemment documentée, continua Geneviève. Il y a un couple servante-jardinier qui entretient la villa mais qui n’y loge pas. Ces domestiques ont une petite bicoque dans la rue du Clos, à quelques pas de là.
  
  — Est-ce que Laughlen est rentré d’Istanbul ?
  
  — À 19 heures, c’est-à-dire au dernier contact que j’ai eu avec Fondane, il n’y avait personne dans la villa des Vollandes.
  
  Coplan, songeur, vida sa tasse de café. Puis :
  
  — J’ai bien envie de battre le fer tant qu’il est chaud… Comment peut-on se mettre en rapport avec Fondane pour faire le point ?
  
  Geneviève ne put réprimer un léger sourire.
  
  — Te connaissant comme je te connais, dit-elle, je me doutais bien que tu ne remettrais pas à plus tard ce que tu pouvais faire sur-le-champ. J’ai établi avec Fondane un petit système de repérage qui prévoit ceci : je passerai deux fois de suite devant le domicile de Laughlen avec ma voiture et j’irai stationner dans une petite rue voisine, la rue Sillem. Il me retrouvera là dans les minutes qui suivent. Lui ou Suzy Lorelli, selon la situation du moment.
  
  Coplan se leva.
  
  — Tu as le matériel ? questionna-t-il.
  
  — Oui, bien sûr, railla-t-elle. J’avais pensé à cela aussi, figure-toi !
  
  — Eh bien, le temps de me changer et nous y allons, décida-t-il.
  
  Il empoigna sa valise, grimpa quatre à quatre au premier étage, troqua son complet de voyage contre un costume gris-foncé, redescendit au living.
  
  — En route, jeta-t-il. Où sont les bidules ?
  
  — Là, dans ce sac de plage.
  
  Coplan ouvrit le sac, en retira une demi-douzaine de minuscules boîtiers en bakélite noire, les examina d’un coup d’œil rapide.
  
  — C’est vérifié ? s’enquit-il.
  
  — Oui, naturellement ! Pour qui me prends-tu ?… Mais si tu tiens à contrôler, vas-y.
  
  Coplan glissa un des boîtiers dans sa poche de poitrine, déroula un fil qu’il inséra autour de son cou, sous le col de sa veste, épingla une pastille métallique ronde à son revers.
  
  Geneviève fit de même avec un des autres boîtiers. Ensuite, Francis prononça tout bas :
  
  — Neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un, zéro…
  
  Une vibration ténue, mais audible, répéta dans sa poche les chiffres qu’il venait d’énoncer.
  
  Geneviève murmura :
  
  — Parfait. À mon tour… Avant la conquête romaine, la ville de Genève était la plus au nord des Allobroges…
  
  — Stop, c’est au poil, coupa Coplan.
  
  Il enfila des gants de plastique qu’il avait retirés du sac de plage, referma le sac, le tendit à Geneviève. Et ils quittèrent la maison.
  
  *
  
  * *
  
  Plongée dans les ténèbres de la nuit d’hiver, la villa de William Laughlen formait une masse à la fois imposante et hostile. Le vent râpeux qui soufflait du lac agitait les troènes de la haie et secouait les arbres déplumés du jardin.
  
  Après le contact avec Fondane, Coplan remonta seul, à pied, vers la propriété devant laquelle il venait de passer deux fois à bord de la voiture de Geneviève.
  
  Bâtie dans l’angle que formaient deux avenues résidentielles peu fréquentées, la villa se trouvait assez éloignée des halos espacés de l’éclairage public.
  
  Sans hâte ni fébrilité, Coplan commença par examiner les lieux afin d’adapter sa vision directe aux explications abstraites que Geneviève lui avait données. Il repéra le portail d’entrée qui menait au perron par un sentier, il repéra la double porte qui donnait accès au garage édifié en façade (mais à la limite du terrain, sur la gauche) et il opta pour cette voie-là. La serrure d’une porte de garage est généralement moins compliquée que celle d’une entrée particulière.
  
  Effectivement, la serrure standard de la double porte n’offrit aucune résistance à l’instrument spécial dont Francis se servit.
  
  Il se faufila dans le local, referma le battant, fit jaillir le faisceau bleuté de la torche dont il s’était muni.
  
  Il y avait deux voitures garées côté à côte : un coupé Chevrolet Malibu bleu-ciel, et une Opel Rekord grise. Les deux voitures portaient des plaques d’immatriculation du canton de Genève.
  
  La double porte du fond, celle qui donnait sur le jardin, n’était pas fermée à clé.
  
  Coplan s’avança vers la maison en retenant le plus possible le poids de son corps pour ne pas faire crisser plus qu’il ne fallait le gravier de l’allée. Il prit sur la gauche pour contourner la villa et rejoindre l’arrière de celle-ci. La courette dallée qui prolongeait l’office était protégée par un auvent recouvert de tuiles. D’emblée, Francis fixa son choix sur la porte de la cuisine. L’opération fut un peu plus longue cette fois ; mais, après quelques essais infructueux, le pêne de la serrure céda et l’huis pivota sur ses gonds.
  
  Ayant atteint le milieu de la cuisine, Coplan s’arrêta pour mieux accommoder ses yeux à l’obscurité. Enfin, il continua sa progression, déboucha dans un couloir, puis dans un hall rectangulaire.
  
  Le silence qui régnait dans la maison était prodigieux. On ne percevait ni la rumeur lointaine de la ville ni même le bruissement des buissons harcelés par le vent de la nuit tout autour de la villa.
  
  D’une voix posée mais assourdie, Coplan prononça :
  
  — Je suis dans la place, rien à signaler.
  
  Le vibreur du boîtier de bakélite nasilla : Bien reçu, rien à signaler.
  
  Dirigeant le faisceau de sa lampe vers le sol, Francis entama alors l’exploration d’ensemble des lieux.
  
  Au rez-de-chaussée, à droite, il y avait un grand living aménagé d’une façon moderne, très confortable, avec un énorme meuble combiné télé-radio dans un coin près de la baie vitrée ; des livres et des revues étaient entassés sur me table basse ; il y avait un bar roulant, des fauteuils profonds, un divan-relax. Le tout d’une propreté étincelante.
  
  À côté du living, la salle-à-manger, en style moderne également. En face de ces deux pièces, de l’autre côté du hall central, un salon de réception, plutôt froid et impersonnel. Ensuite, contiguë au salon, une pièce arrangée en bureau-bibliothèque. Les rayons étaient remplis de livres anglais et américains. Sur la table de travail en acajou, des dossiers, des lettres, des annuaires, des journaux.
  
  Coplan examina la fenêtre de ce bureau, fenêtre qui donnait sur une des deux avenues. Les rideaux de velours grenat étaient tirés, mais Francis prit soin de mieux les ajuster pour éviter tout reflet visible de l’extérieur.
  
  Plus à l’aise, il promena lentement le cône de lumière de sa lampe autour de la pièce.
  
  Dans ces circonstances-là, le problème était toujours le même ; étant orfèvre en la matière, Coplan se demandait : « Si je me trouvais dans l’obligation de conserver des documents qui ne peuvent pas tomber dans les mains de la femme de ménage, où les cacherais-je ? »
  
  La réponse était toujours la même aussi : dans une cachette conçue tout exprès, cachette que nul ne pouvait découvrir par hasard. Or, des cachettes de ce genre, il ne pouvait pas y en avoir cent mille.
  
  Partant de ce principe, Francis commença par soulever le tapis d’Orient qui recouvrait le sol. Le célèbre espion Lonsdale dissimulait ses archives dans une loge camouflée sous les lames du parquet.
  
  Ce n’était pas le cas pour Dick Laughlen.
  
  Le non moins célèbre colonel Abel planquait ses documents dans un poste de radio.
  
  Coplan retourna au living afin de jeter un coup d’œil sur le combiné télé-radio. Mais ce n’était pas le cas non plus.
  
  Revenant dans le bureau-bibliothèque, Francis entreprit alors de vider systématiquement tous les tiroirs de la table de travail de Laughlen.
  
  Et c’est là qu’il tomba sur la montre en or. Dans trois boîtes à cigares poussées tout au fond de l’un des tiroirs, il y avait des fiches, des listes, des nomenclatures numérotées, datées, et des récapitulatifs en style télégraphique.
  
  En moins de dix minutes, Coplan eut la preuve qu’il tenait le bon bout : une fiche portant les initiales H.L. comportait tous les noms que Peter Windel, le chauffeur de sir Dellington, avait énumérés. Y compris le nom du diplomate Libyen, Ali Marradi, instrument involontaire de la mort d’Helen Westwood.
  
  D’autres fiches épatèrent Coplan. La voluptueuse pépée d’Istanbul, la rousse Olga de Kusten, avait la sienne. Elle faisait donc aussi la vamp au profit du beau Dick. Et d’autres encore : ce qui démontrait que Dick Laughlen avait érigé ses succès de Don Juan au rang de méthode de recrutement.
  
  En fait, la formule n’était pas neuve. D’autres pays avaient eu l’idée d’inverser les rôles classiques et d’utiliser de séduisants jeunes hommes pour obtenir des concours dévoués.
  
  Coplan rassembla tous ces papiers sur un siège, prit un journal pour les emballer. Il était en train de ficeler ce colis quand le vibreur lui transmit une exclamation assez peu académique : « Oh, merde ! Coplan, une bagnole qui… »
  
  Le reste fut couvert par le ronflement d’une voiture qui venait de s’arrêter devant la maison. Une portière claqua bruyamment, un pas souple et sportif crissa dans l’allée.
  
  Coplan éteignit sa torche et articula :
  
  — Pas la peine de vous affoler, j’ai trouvé ce que je cherchais. Une visite ne me dérange absolument pas… Sauf en cas de pétard grave, ne faites rien sans mes ordres.
  
  « Bien reçu, avons compris », répondit Fondane par le truchement de son talkie-walkie.
  
  Coplan, le dos contre le mur du hall d’entrée, attendit.
  
  La porte s’ouvrit…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  L’arrivant, un homme de haute stature, pénétra dans le hall, se baissa pour déposer la valise qu’il tenait dans sa main gauche, étendit machinalement son bras droit pour attraper le commutateur électrique et faire de la lumière.
  
  Coplan ne lui laissa pas le temps de finir son geste. D’un coup du tranchant de la main, il frappa la nuque du type, en y mettant toute sa force.
  
  Le résultat fut net et sans bavure. Cueilli à froid, l’homme dégringola de tout son poids sur sa valise, l’entraîna dans sa chute et resta immobile sur le tapis, les deux bras écartés.
  
  Coplan extirpa de sa poche les lacets de cuir qu’il n’oubliait jamais d’emporter, ligota les poignets et les chevilles de sa victime avec une prodigieuse dextérité, referma la porte de rue, fit jaillir le faisceau de sa torche pour regarder la tête du visiteur. Ce dernier, émergeant de son bref étourdissement, cligna des yeux.
  
  — Tiens, ricana Francis, comme on se retrouve !
  
  Puis, en anglais :
  
  — Tous mes regrets, mister Laughlen. Votre arrivée intempestive m’a fait agir un peu brusquement… J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur ?…
  
  Le beau Dick scrutait Coplan en fronçant les sourcils. À cause de l’obscurité, il ne pouvait pas distinguer les traits de son agresseur.
  
  Francis reprit :
  
  — Vous avez pris le chemin des écoliers pour revenir d’Istanbul, hein ? Vous tombez bien, d’ailleurs, j’avais terriblement envie de bavarder avec vous… Attendez, laissez-moi faire. Je vais vous tirer de cette position vraiment peu confortable.
  
  Il souleva Laughlen en le prenant aux aisselles, le traîna jusque dans le bureau, l’installa sur une chaise.
  
  — Après tout, grommela-t-il, pourquoi rester dans le noir ? Puisque vous êtes ici chez vous, rien ne m’empêche d’allumer.
  
  Il actionna le commutateur.
  
  Laughlen plissa les yeux, fixa son regard mauve sur Coplan, articula :
  
  — Vous êtes le Français qui dansait avec Olga de Kusten, n’est-ce pas ?
  
  — Vous êtes physionomiste.
  
  — Que faites-vous ici ? Que me voulez-vous ?
  
  Coplan, montra les documents qu’il avait rassemblés sur un siège pour les emballer.
  
  — Vous voyez, j’allais justement vous emprunter quelques paperasses que j’ai dénichées au fond d’un de vos tiroirs. Je comptais les emporter pour y jeter un coup d’œil à tête reposée.
  
  — Mais… de quel droit violez-vous mon domicile ? maugréa l’Anglais. C’est illégal et je…
  
  — Chut, chut, chut ! coupa Francis. Je le sais bien, que c’est illégal ! Mais je suis poussé par une passion irrésistible, mister Laughlen. Vous savez ce que c’est, le vice d’un collectionneur. Figurez-vous que ma manie à moi c’est de me pencher sur les affaires d’espionnage… À propos, vous a-t-on déjà annoncé la mort de votre charmante amie de Londres, Helen Westwood ?
  
  Le visage de Laughlen se contracta.
  
  — What ? fit-il sans penser à dissimuler son étonnement. Helen est morte ? Qui vous a raconté cela ?
  
  — Scotland Yard, prononça Francis, très sec. Helen a été assassinée chez elle, il y aura bientôt un mois. Et c’est vous qui êtes responsable de sa mort tragique, Laughlen. Mais vous avez tellement à faire avec vos autres maîtresses que vous ne pouvez pas vous occuper de toutes à la fois, hein ?
  
  Laughlen ouvrit la bouche pour répondre, mais il la referma brusquement et son regard étrange, fuyant, glissa vers le coin de la pièce. Coplan se retourna, averti par l’attitude insolite de Laughlen.
  
  Un grand gaillard en gabardine noire se tenait dans l’encadrement de la porte, le faciès crispé, un Mauser calibre 9 mm dans le poing droit.
  
  Coplan s’exclama :
  
  — Tiens, qui voilà ! Slim Tork, si je ne m’abuse ?…
  
  — Reculez, ordonna l’homme à la gabardine. Jusqu’au mur, et retournez-vous… Si vous faites le malin, je vous scie les pattes, compris ?
  
  Coplan obtempéra.
  
  Slim Tork, car c’était bien lui – et le portrait-robot exécuté d’après les indications du chauffeur de sir Dellington était d’une justesse sidérante – tâta rapidement les poches de Francis. Puis :
  
  — Bon, tournez-vous vers moi et mettez vos mains sur votre tête.
  
  Coplan s’exécuta.
  
  Tork questionna d’une voix mauvaise :
  
  — Qui vous a parlé de Slim Tork ? Je ne vous ai jamais vu et vous ne m’avez sûrement jamais vu non plus.
  
  — Scotland Yard, dit calmement Francis. J’expliquais précisément à mister Laughlen que la mort tragique d’Helen Westwood avait provoqué certains remous à Londres.
  
  Laughlen intercala d’une voix rageuse :
  
  — N… de D… ! Frank, débarrasse-moi de ces ficelles pour commencer ! C’est vrai qu’Helen est morte ?
  
  Coplan, les mains sur la tête, guettait une occasion propice. Mais le nommé Frank-Slim Tork n’était pas un amateur. Sans cesser de braquer son Mauser vers la poitrine de Francis, il extirpa un couteau de sa poche, fit surgir la lame, trancha de deux coups secs les lacets de cuir qui entravaient Laughlen.
  
  — Oui, grommela-t-il, Helen est morte. Elle a été assassinée chez elle, comme monsieur vient de le dire… C’est pour ça que je suis revenu dare-dare. Et j’ai été bien inspiré, pas de doute… Mais heureusement que j’ai du flair aussi. Trois personnes qui se baladent autour de la maison, à cette heure-ci, ça m’a semblé louche… Je suis venu par le jardin…
  
  Il se tourna vers Coplan :
  
  — Vous disiez que mister Laughlen était responsable de la mort de miss Westwood ? Expliquez-nous ça…
  
  Tout en parlant, il ajustait un silencieux au canon de son impressionnant calibre.
  
  — Alors ? gronda-t-il. On vous écoute.
  
  — Eh bien, c’est une histoire toute simple, dit Coplan. Vous vous souvenez peut-être d’un certain diplomate libyen qui fréquentait Helen ? Un nommé Ali Marradi, pour ne pas dire son nom… Vous avez refilé à Moscou les informations puisées par Helen dans les papiers confidentiels de Marradi. Moscou a protesté au Caire, et les amis de Nasser ont torturé Marradi pour savoir d’où provenaient ces fâcheuses fuites. Marradi a mangé le morceau, ce qui a entraîné la condamnation à mort de cette pauvre Helen Westwood. C’est un agent du S.I. G.A.S. qui a liquidé votre amie…
  
  Laughlen, les traits décomposés par une violente émotion intérieure, se dirigea vers le siège sur lequel Coplan avait réuni les archives qu’il avait trouvées dans les boîtes à cigare.
  
  Coplan se détendit comme un ressort, sauta d’un bond formidable pour atterrir derrière Laughlen et projeter celui-ci vers Slim Tork. Une détonation sèche et sourde claqua. Puis deux autres, mais qui venaient de l’entrée du bureau.
  
  La scène s’était déroulée comme un éclair.
  
  Slim Tork s’écroula lourdement. Coplan, recroquevillé derrière le corps robuste de Laughlen qui s’effondrait et qu’il devait retenir, lança un coup d’œil vers la porte. Au lieu de voir Fondane, comme il s’y attendait, il vit un homme d’une quarantaine d’années, tête nue, vêtu d’un pardessus foncé, qui pointait un automatique Smith et Wesson vers le dos de Slim Tork étendu au sol.
  
  — Relaxez-vous, mister Coplan, articula l’inconnu en anglais. J’ai l’impression que je vous ai rendu un fier service, non ? Vous pouvez lâcher Laughlen, je crois qu’il est mort. C’est Tork qui l’a fusillé sans le vouloir…
  
  Coplan déposa le corps de Laughlen par terre. Puis, fixant l’inconnu d’un œil ironique, il murmura :
  
  — Oui, vous m’avez rendu un fier service, mais pas celui que vous vous imaginez… Regardez derrière vous… Attention, pas de bêtises !…
  
  L’inconnu se retourna, eut un haut-le-corps.
  
  — Well ! lâcha-t-il, effaré. Vous n’étiez pas au bout de votre rouleau, si je comprends bien ?
  
  Fondane, Suzy et Geneviève se tenaient dans le hall, à un mètre de l’entrée du bureau, et trois automatiques étaient braqués sur l’inconnu au pardessus foncé.
  
  Ce dernier abaissa son arme, reprit en souriant :
  
  — Mister Smith m’avait dit effectivement que si je vous rencontrais je pouvais me fier à votre compétence. Je vois que vous avez le sens de l’organisation…
  
  Coplan s’approcha du corps de Slim Tork, se pencha.
  
  — Fini, lui aussi, soupira-t-il.
  
  Puis, à l’inconnu :
  
  — À qui ai-je l’honneur ?
  
  — Jones… John Jones, de l’intelligence Service…
  
  — D’où sortez-vous comme ça ?
  
  — Je suis derrière Slim Tork depuis trois jours. Il s’est amené à Londres en avion, sous le nom de Frank Barton… Il a été repéré instantanément par les inspecteurs du Yard qui avaient son portrait-robot dans leur portefeuille. J’ai été alerté, et je ne l’ai plus quitté depuis…
  
  — J’avais une courte tête d’avance sur vous, constata Coplan. Est-ce que vous êtes en mesure de vous débrouiller avec ces deux cadavres ?
  
  — Oui, c’est un problème que je dois pouvoir résoudre, assura John Jones avec flegme.
  
  — Dans ce cas, je vous les laisse, enchaîna Francis. Je vous verrai à Londres, demain ou après-demain, quand j’irai saluer mister Smith.
  
  Sur ces mots, il alla tranquillement ramasser les archives de Laughlen qui se trouvaient toujours sur la chaise, les emballa dans le journal qu’il avait préparé à cet effet, mit le paquet sous son bras.
  
  — À bientôt, Jones !
  
  S’adressant à ses trois assistants :
  
  — Venez, notre rôle est terminé.
  
  *
  
  * *
  
  Cinq jours plus tard, à Paris, le Vieux put tirer les conclusions de l’affaire Laughlen.
  
  Il expliqua à Coplan :
  
  — Le patron, c’était Slim Tork alias Frank Barton alias tout ce que l’on veut… Ni la véritable identité ni le passé de cet individu n’ont pu être tirés au clair jusqu’à présent. Mais qu’importe : ses activités d’espion à la solde de Moscou sont parfaitement établies. Laughlen était à la fois son collaborateur et son recruteur. Nous ne savons pas encore de quelle manière ces deux-là se sont associés ni les origines de leur attelage, mais nous finirons par le savoir.
  
  — Ce qui me frappe dans cette affaire, fit observer Coplan, c’est le milieu social où elle se situe. C’est la seconde fois, en quelques mois, que nous tombons sur le noyautage d’industriels et de financiers.
  
  — Oui, que voulez-vous, marmonna le Vieux, le Renseignement évolue comme le reste. La guerre froide devient de plus en plus une lutte économique et financière, et les réseaux s’adaptent. Les pôles d’intérêt de l’espionnage ont toujours été le reflet fidèle de l’époque…
  
  Il se leva pour aller chercher un dossier, se réinstalla à sa table.
  
  — J’ai transmis toutes les archives de Dick Laughlen à nos amis de Londres, reprit-il, mais j’ai naturellement pris copie de l’essentiel. Ce Laughlen ne manquait pas d’humour, soit dit en passant. Il avait compris que les femmes du monde ont un penchant naturel pour l’intrigue et le complot, et il les faisait travailler en leur disant qu’elles servaient la cause des pays anglo-saxons ! Ces jeunes femmes riches, blasées, désœuvrées, étaient ravies de mettre leur intelligence et leur féminité au service de la civilisation. En fait, elles étaient surtout ravies de mettre du mystère et du piment dans leur existence. On a raison de dire que l’oisiveté est la mère de tous les vices. Mais le plus drôle, c’est que Laughlen avait choisi comme référence pour ce réseau l’appellation « Service Gotha »…
  
  Coplan alluma une Gitane, se croisa les jambes, demanda :
  
  — Combien de maîtresses entretenait-il de cette façon ?
  
  — J’ai dénombré huit femmes, mais toutes n’étaient pas ses maîtresses. Du moins, toutes n’avaient pas une liaison suivie avec lui. Dans la plupart des cas, une passade avait suffi pour mettre l’affaire en route.
  
  — C’est ce que les intéressées elles-mêmes ont déclaré ?
  
  — Oui.
  
  — Quelle a été la réaction du trust Walter Rauch ? La SIEMEC est une émanation de ce puissant groupe bancaire, si j’en crois Valdagne ?
  
  Le Vieux se caressa le menton d’un air songeur.
  
  — De ce côté-là, murmura-t-il, les sondages sont encore en cours… On s’est aperçu que le réseau Laughlen fonctionnait dans les deux sens. Il transmettait des informations vers Moscou, d’une part, mais, d’autre part, il en injectait aussi dans le circuit SIEMEC à destination de Washington, et celles-là provenaient du Kremlin… Ceci va peut-être élucider le mystère des incroyables erreurs d’appréciation commises par la Maison Blanche dans l’estimation du potentiel de l’U.R.S.S.
  
  Coplan opina, tira une longue bouffée de fumée, questionna :
  
  — Quelles sont les nouvelles de l’agent libyen Kassari ? Est-il toujours en pension chez notre bon camarade Hadal Mascar, à Istanbul.
  
  Le Vieux, plongé dans ses papiers, ne répondit pas tout de suite. Après un long silence, il grommela :
  
  — Vous n’avez pas idée du nombre de problèmes que j’ai à résoudre chaque jour, Coplan. Alors, soyez gentil, ne me posez pas de questions embarrassantes.
  
  — Je m’en voudrais d’être indiscret, assura Francis, mais les chocs en retour, je m’en méfie.
  
  — Justement, ponctua le Vieux, je suis responsable de votre sécurité… Enfin, ne vous faites pas de mauvais sang au sujet de ce Kassari. Il s’est noyé accidentellement dans le Bosphore, et il ne menace plus personne.
  
  — Désolé pour lui, mais j’aime mieux ça, avoua Coplan en se levant. Je crois que ma mission est bien terminée, cette fois ?
  
  Le Vieux arbora une expression d’étonnement candide :
  
  — Que voulez-vous dire ? Mais non, votre mission n’est pas terminée. Vous partez demain pour New York. Vous accompagnez Valdagne.
  
  — Dans quel but ?
  
  — Eh bien, vous êtes chargé d’assurer sa protection, vous le savez bien.
  
  — Mais Valdagne n’a plus besoin de protection, que je sache ?
  
  — Ta, ta, ta, ronchonna le Vieux, la stratosphère a décidé de protéger Valdagne pendant une durée de trois mois, vous le protégerez pendant trois mois… Ma parole, on dirait que vous découvrez tout à coup ce que c’est que l’ADMINISTRATION ! Nous sommes des fonctionnaires, Coplan, ne l’oubliez pas.
  
  Coplan se mit à rire.
  
  — C’est ma foi vrai, reconnut-il, c’est une chose que j’oublie toujours. C’est comme mon numéro d’immatriculation à la Sécurité Sociale, je ne suis pas fichu de le retenir. Et pourtant, j’ai une excellente mémoire…
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Imp. Commerciale Yvetot. 15 918. Dépôt légal N® 387. 3e trim. 1965
  
  
  
  
  
  VOLUME RÉALISÉ PAR
  
  P. I. E.
  
  25, boulevard de Belgique
  
  Monaco (Pté)
  
  IMPRIMÉ EN FRANCE
  
  
  
  Numérisation :
  
  version 1 / décembre 2014
  
  purple ed.
  
  
  
  
  
  1 Voir « FX-18 doit sauter », même auteur, même collection.
  
  2 On se souvient que c’est par ordre du gouvernement britannique que furent publiés « in extenso » les résultats de l’enquête menée au sujet de l’affaire Profumo-Keeler.
  
  3 Criminal Investigation Department : Division de Scotland Yard chargée de la répression du crime.
  
  4 Rosemarie Nitribitt : Call-girl allemande, trouvée étranglée à Francfort, le 1er novembre 1957. La police découvrit dans sa chambre des microphones dissimulés dans le mobilier. On ne trouva jamais l’assassin.
  
  5 D.R.M.E. – (Direction des Recherches et Moyens d’Essai.) Organisme qui fait la liaison entre les milieux scientifiques et les milieux militaires.
  
  6 Voir : « Défi aux ténèbres », même auteur, même collection.
  
  
  
  
  
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