Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan fait ses comptes

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  PROLOGUE
  
  
  
  
  
  J'étais en train de travailler - cela va de soi... - quand un coup de sonnette impérieux et prolongé me fit tressaillir malgré moi. Il y avait quelque chose de menaçant dans cette façon assez autoritaire de réclamer l’accès de ma maison. J’en perdis le fil de mes idées et m'arrêtai de taper à la machine. Cependant, ma dignité m’empêcha d’aller voir, par la fenêtre, qui était ce visiteur intempestif.
  
  L’oreille tendue, je perçus le grincement familier du portillon, un bref échange de paroles, puis des pas escaladant le perron. La porte de l'antichambre se referma et celle de mon bureau s’ouvrit. Ma femme, après avoir pénétré dans mon repaire, m’annonça d’une voix confidentielle :
  
  - Un monsieur désire te voir,,. Il ne m’a pas dit pourquoi.
  
  - Qui est-ce ? grognai-je, fâché d’être dérangé mais aussi vaguement inquiet.
  
  Mon épouse eut une mimique d'ignorance.
  
  - Il m’a dit son nom, mais je ne l'ai pas saisi.
  
  Son regard devint rêveur, et elle compléta :
  
  - II n’est pas mal, d’ailleurs. Il a un peu le genre de Francis Coplan.
  
  Cette réponse eut le don de m'énerver doublement, d’abord parce qu’elle me laissait dans l’incertitude quant à l’identité du quidam, ensuite parce que les femmes ont la manie d’opérer des rapprochements abusifs.
  
  En vertu d’une vieille convention, Coplan ne vient jamais chez moi, par principe. Ma tendre épouse ne l’a donc jamais vu (c’est du moins ce que je crois) et elle n’a pu se faire de lui qu’une image imprécise au travers de mes écrits. Dès lors, pourquoi adoptait-elle inconsciemment cet air languide ?
  
  - Bon, dis-je pour couper court à ses billevesées. Regagne le salon en passant par la cuisine. Je vais le recevoir ici, ce monsieur, mais il poireautera d’abord dix minutes. Je n’aime pas qu’on se présente chez moi sans crier gare, ou qu’on s’imagine que je suis toujours prêt à laisser tomber ma besogne pour bavarder avec le premier venu.
  
  La fermeté de mon ton fit de l’effet.
  
  - C'est peut-être important ? hasarda ma femme, comme si elle craignait que je ne me montre trop abrupt avec ce séduisant personnage. En tout cas, il n’a pas l'allure d'un démarcheur, et sa mine est plutôt revêche.
  
  Ceci aggrava encore ma perplexité. La compagne de ma vie se retira dans ses appartements, me laissant seul en face de mes responsabilités de chef de famille.
  
  Ma curiosité naturelle réduisit à soixante secondes le délai que je m'étais promis d'imposer à l'intrus. Le front plissé, le sourcil agressif, je traversai le couloir et entrai dans l'antichambre.
  
  Les mots que j'allais prononcer se tarirent dans ma gorge. Le visiteur était Francis Coplan !
  
  Me dépassant d'une bonne coudée, il braqua vers moi ses yeux gris dont j'ai maintes fois décrit la sévérité.
  
  - Comment ? Vous ? parvins-je à marmonner, extrêmement surpris.
  
  - Oui, moi, confirma-t-il, peu amène en dépit des liens d’amitié qui nous unissent depuis plus de dix ans.
  
  Puis, sarcastique :
  
  - Me ferez-vous l'honneur de m'accorder quelques minutes, bien que votre temps soit précieux ?
  
  Tel que je le connaissais, il était capable d’avoir entendu à travers deux cloisons ce que j'avais dit à ma femme quelques instant plus tôt.
  
  - Heu... Oui, naturellement. Très volontiers, répondis-je avec une chaleur destinée à masquer mon embarras. N’importe quand, vous êtes toujours le bienvenu. Mais qu’est-ce qui vous a poussé à déroger à nos habitudes ?
  
  Tout en parlant, je m'étais effacé pour l’introduire dans mon bureau, la seule pièce de la maison qui soit totalement insonorisée.
  
  Je remarquai l'élégance de sa mise et la souplesse de ses mouvements lorsqu’il passa devant moi, et je dus admettre à contre-cœur qu'une fois de plus, contre toute évidence, ma femme avait raison.
  
  Coplan ne rouvrit la bouche que quand il se fut laissé tomber dans le fauteuil réservé aux privilégiés qui obtiennent une audience.
  
  - J'ai fait mes comptes, et il y en a un qui me reste à régler avec vous, me déclara-t-il en me fixant d'une manière insistante. D’où cette entorse à la tradition. Cela devait arriver un jour ou l'autre, évidemment... Comme je n'avais plus le temps de vous fixer un rendez-vous, attendu que je quitte Paris ce soir, j'ai préféré venir chez vous.
  
  Loin de m'apaiser, ces propos ne firent qu’attiser mon inquiétude. Je m'installai à ma place coutumière, à mon bureau, et d'une voix presque normale j'articulai :
  
  - Un compte à régler ? Avec moi ? Que diable avez-vous à me reprocher ?
  
  Dans l'intention de lui être agréable, je prélevai deux verres et une bouteille de whisky dans le casier qui est censé renfermer mes documents ultra-secrets.
  
  Coplan surveilla mon manège du coin de Toeil mais il ne se radoucit pas pour autant.
  
  - A la rigueur, je peux concevoir que vous racontiez des affaires classées, liquidées, enterrées, dit-il d'un ton plein de réserve. Mais là où ça ne va plus, c'est quand vous provoquez inconsidérément des situations réelles qui, pour finir, ont des conséquences graves et auxquelles, moi, je dois porter remède. Vous savez, Paul, nous avons suffisamment de pain sur la planche : je vous saurais gré de ne pas compliquer notre tâche.
  
  J'oubliai d'incliner la bouteille pour remplir les verres.
  
  - Que me chantez-vous là ? m'informai-je, complètement ébahi. Vous n'allez pas prétendre que mes romans ont créé des ennuis aux Services Spéciaux français, je suppose ?
  
  Coplan rétorqua :
  
  - Si étrange que cela puisse vous paraître, l'un de vos livres nous a valu, effectivement, quelques nuits blanches. Ne perdez pas de vue que, parmi vos lecteurs, il y a par la force des choses des agents de renseignements qui sont à l'affût de la moindre indication, et auxquels des phrases apparemment anodines mettent la puce à l'oreille, même quand elles figurent dans une œuvre d’imagination... ou présentée comme telle.
  
  Mon étonnement fit place à de l'incrédulité.
  
  - Voyons, opposai-je. Soyons sérieux, Si des agents secrets professionnels devaient orienter leurs recherches d'après ce qu’ils lisent dans des bouquins d'espionnage, ils auraient du fil à retordre... Il en paraît une vingtaine par mois !
  
  L'hypothèse soulevée par Francis m’avait fait sourire. Je haussai légèrement les épaules avant de me décider à verser du Scotch Gilbey's dans les deux ballons.
  
  Impassible, Coplan sortit son paquet de Gitanes et me regarda droit dans les yeux.
  
  - Vous devriez savoir que je n’avance jamais rien sans preuves, dit-il en prenant une cigarette. En l'occurrence, je suis même en mesure de vous citer très exactement le passage d'un de vos livres qui est à l'origine de l'affaire que je viens de résoudre. Aussi, le but de ma visite est de vous recommander, pour l'avenir, une très grande prudence dans ce que vous rédigez. Sinon, c'est vous qui allez avoir des ennuis.
  
  Il n'avait vraiment pas l'air de plaisanter. Mon anxiété se raviva. Néanmoins, je continuai d'afficher du scepticisme.
  
  - Coïncidence, affirmai-je avec une fausse désinvolture. En racontant vos missions, j'aborde fatalement des problèmes qui sont d’une actualité brûlante. Par réciproque, des affaires actuellement en cours doivent, de près ou de loin, recouper certains épisodes de mes récits.
  
  Coplan alluma sa cigarette, but ensuite une gorgée d’alcool.
  
  Il secoua la tête,
  
  - Vous êtes têtu, Paul, bougonna-t-il. Je vous assure qu’ici la corrélation n’est pas lointaine : elle est éclatante, indiscutable ! Avez-vous encore en mémoire ce livre intitulé « F.X. 18 se défend »?
  
  - Oui, bien sûr.
  
  - En avez-vous un exemplaire sous la main ?
  
  - Je me levai, allai cueillir d’un geste précis, parmi tous les volumes parus, le titre incriminé. Je le tendis à Francis, qui entreprit de le feuilleter. S’étant arrêté à la page 219, il lut à haute voix : « Si vos prévisions se réalisent en ce qui concerne les travaux de Martha Remick, vous aurez ajouté à la panoplie de la France une arme terrifiante et insoupçonnable. »
  
  Son regard croisa le mien.
  
  - Oui, dis-je. Et alors ?
  
  - Alors? En bien, ce bouquin n’était pas sorti de presse depuis plus de quinze jours quand les premiers signes précurseurs de la bagarre se sont manifestés, me lança Coplan d’une voix rancunière. Des gens se sont aussitôt mis en piste pour découvrir si, oui ou non, la France avait acquis une avance décisive dans les recherches sur la Gravitation.
  
  S'il avait cru m’écraser par cette révélation, il se trompait.
  
  - Ne pensez-vous pas que, de toute manière, certaines puissances auraient tenté d’élucider cette question ? lui demandai-je, légèrement railleur. C’est m’attribuer une importance nettement exagérée que de voir là-dedans une relation de cause à effet... La Gravitation est à l’ordre du jour et...
  
  Coplan coupa net la suite de mes paroles :
  
  - Taisez-vous, intima-t-il. Tout s’est passé comme si la réalité enchaînait avec votre dernier chapitre !
  
  Interloqué, je le dévisageai en silence.
  
  Il referma le livre, le tapa plusieurs fois dans la paume de sa main gauche, poursuivit avec une véhémence contenue :
  
  - Ils se sont demandé s’il n’y avait pas un fond de vérité à votre histoire, si le personnage de Martha Remick était bien imaginaire, si la femme que vous aviez désignée sous le nom de Klara Weiss n'existait pas. Vous avez eu beau camoufler quelques organismes sous des appellation fantaisistes, ils n’ont eu aucune peine à les retrouver, et c’est ainsi qu’ils ont remonté la filière jusque dans nos propres laboratoires. Si je ne l’avais pas deviné pendant l'enquête, leurs aveux ultérieurs m'auraient appris que votre livre avait déclenché leurs activités.
  
  Cette fois, je me sentis assez impressionné. Je vidai d'un trait mon verre de whisky.
  
  - Non, c'est impossible, répondis-je. D'ailleurs, n’ai-je pas souligné que Martha Remick était folle à lier, que ses prétentions relevaient de la mégalomanie pure ?
  
  Coplan ricana :
  
  - Stratagème cousu de fil blanc, mon pauvre ami. Ceux que la chose intéressait ont effectué quelques coups de sonde et ils n'ont pas tardé à se rendre compte qu’une physicienne éminente, diplômée de l’Université de Göttingen et correspondante de la Gravity Research Foundation, avait bel et bien disparu de la circulation. A partir de ce moment-là, il se pouvait aussi qu’elle eût été kidnappée par notre S.R. Et que si nous l'avions enlevée, ce n'était pas pour le plaisir de soigner une démente.
  
  Je mis quelques secondes à récupérer mon sang-froid. De toutes les entrevues que j'avais eues avec Coplan, celle-ci était incontestablement la plus extraordinaire : je ne faisais plus figure de confident, mais d'accusé !
  
  - Mais comment cela s'est-il terminé ? m'enquis-je finalement, a demi-rassuré par la présence de Francis, bien vivant, Dieu merci.
  
  - Ce n'est pas terminé, répliqua-t-il. J'espère toutefois que ce le sera dans quarante-huit heures. Merci pour votre whisky. Mais, désormais, ne jouez plus avec le feu : vous risqueriez d’en être la première victime. Tenez-le vous pour dit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Il était onze heures du soir quand Michel Rabouillet et Marcel Merran, vêtus tous deux d'un équipement de spéléologue, entreprirent de descendre dans les cavernes du Laboratoire souterrain de Moulis, dans l'Ariège.
  
  Cette expédition nocturne, faite à l'insu de leurs collègues spécialisés dans l'étude de la faune et de la flore des grottes, avait un caractère clandestin qui aurait suffi à exciter les deux jeunes hommes si, par ailleurs, ils n'avaient eu un motif beaucoup plus important d'avoir l'esprit en ébullition.
  
  Chargés de Recherche, attachés au Centre National de la Recherche Scientifique, ils étaient investis d’une mission particulière dont même le Directeur du Laboratoire de Moulis ne se doutait pas. Et l’expérience à laquelle ils allaient se livrer cette nuit allait d’une façon ou d'une autre, marquer un tournant décisif dans leurs travaux.
  
  Seul le chuintement continu du ruissellement des eaux d’infiltration allégeait le silence sépulcral qui régnait dans ces salles emplies de ténèbres, où la lampe frontale des arrivants ne projetait qu’un cercle de clarté sur la roche le long de l’échelle de corde.
  
  La chaussure ferrée de Rabouiilet atteignit enfin le sol de la caverne. Il recula de trois pas afin de laisser le champ libre à son compagnon, qui le rejoignit quelques secondes plus tard.
  
  A cette profondeur de trois cents mètres, ils auraient pu parler d’une voix normale sans crainte d’être entendus par qui que ce soit, mais leur tension intérieure leur fit assourdir involontairement leurs paroles.
  
  - Ouf... soupira Marcel Merran. Je n'ai jamais eu autant le trac de me casser la figure. Peut-être est-ce parce que je sais que c’est la nuit, mais cette descente m’a paru plus impressionnante que d’habitude.
  
  - Le fait est que ça n’a rien de marrant, admit Rabouillet. L’idée que nous ne pourrions compter sur aucun secours avant demain matin, en cas de pépin, a déjà de quoi refroidir notre enthousiasme.
  
  - Sans compter qu'il fait plutôt frais, dans le secteur, renchérit Merran. Bon, nous continuons ?
  
  Les pinceaux de lumière émis par leur lampe devinrent parallèles tandis qu’ils se mettaient en marche vers l’endroit où se trouvaient leurs appareils de mesure.
  
  Ils parcoururent une cinquantaine de mètres pour aboutir à une anfractuosité dans laquelle une tente en matière plastique protégeait contre l'humidité un pendule réversible de Kater et une balance de laboratoire.
  
  Ils jetèrent un coup d’œil expert à cette modeste installation dont ils attendaient cependant des renseignements capitaux.
  
  Le pendule consistait en une tige métallique d’un mètre cinquante de longueur, dotée de deux masses déplaçables pouvant coulisser de haut en bas, et pourvue de deux couteaux triangulaires qui, indifféremment, pouvaient former l’axe d’oscillation.
  
  Le couteau supérieur était posé, par son arête, sur une barre transversale ronde, solidaire d’un robuste trépied en bronze calé sur une surface rigoureusement horizontale. Pour l'instant, le pendule était immobile, mais la plus minime impulsion l'aurait fait balancer latéralement.
  
  Quant à la balance, elle se composait d’un fléau mobile supportant deux plateaux. Au centre du fléau, un prisme triangulaire en acier s’appuyait sur une base plate, en agate, fixée au sommet d’une colonne de support, montée elle-même sur un socle très stable. Soudée au prisme, une longue aiguille pointée vers le bas était susceptible de se déplacer devant un cadran en arc de cercle. L’instrument était extrêmement sensible et fidèle, en ce sens que si l’on effectuait plusieurs fois de suite la même pesée, il fournissait des lectures identiques avec une grande précision.
  
  Merran et Rabouillet avaient maintes fois éprouvé les caractéristiques des deux appareils au cours des semaines précédentes. Ils savaient que les calculs fondés sur leurs indications fourniraient des conclusions irréfutables.
  
  - J’ai minuit vingt-deux, annonça Rabouillet, les yeux baissés vers sa montre-bracelet. Nous avons encore trente-huit minutes pour procéder à une ultime vérification.
  
  - Il ne m’en faudra pas tant, dit Merran tout en extirpant d’une des poches de sa combinaison une longue boîte contenant des poids étalonnés. Cela peut te paraître curieux, mais mon scepticisme reste inébranlable : je ne parviens pas à me figurer que cette expérience pourrait réussir.
  
  - Je suis assez incrédule, moi aussi, avoua son collègue, l’air préoccupé. Si nous n’avions pas été mobilisés par de très hautes autorités, j’aurais même tendance à considérer la chose comme une fumisterie ou un canular.
  
  Il saisit la partie inférieure de la tige du pendule entre le pouce et l’index, l’écarta de sa position initiale, puis il le lâcha. L’instrument amorça son oscillation. Connaissant la longueur entre les arêtes de ses deux couteaux et la périodicité de son mouvement, on pouvait calculer avec une approximation suffisante l’intensité de la pesanteur en cet endroit de la Terre.
  
  Rabouillet se munit d’un chronographe à l’aide duquel il mesura pendant près d’une minute le temps qui s’écoulait entre deux passages successifs du balancier.
  
  De son côté, Merran déposa une petite masse de cuivre de un gramme dans un des plateaux de son appareil, ce qui rompit l’équilibre du fléau. L’aiguille dévia jusqu’au bout du cadran, mais l’apport d’une masse de 0,9 grammes sur l’autre plateau la fit revenir en arrière, et elle s’arrêta au bout de quelques secondes sur le chiffre 1, accusant ainsi la différence d’un dixième de gramme entre les deux charges.
  
  Durant plusieurs minutes, les deux physiciens s’absorbèrent dans une série d’opérations qu’ils griffonnaient sur leur bloc-notes. Merran, qui avait terminé avant son compagnon, attendit la fin des annotations de ce dernier pour confronter avec lui les résultats obtenus.
  
  - La densité de mon échantillon est conforme : 8,94, déclara-t-il.
  
  Rabouillet hocha la tête.
  
  - Oui, l”intensité de la pesanteur est tout à fait normale et coïncide avec les valeurs trouvées antérieurement, répondit-il en fixant son calepin. 980, 721 dynes par gramme.
  
  - Eh bien, puisque nous sommes d’accord, il ne reste plus qu’à attendre l’instant fatidique, prononça Merran, soudain plus décontracté. Les paris sont ouverts...
  
  Rabouillet prit deux tabourets de camping, pliants, qui étaient à l’abri sous la tente. Il les plaça devant l’entrée de la cavité naturelle, s’assit sur l’un d’eux, regarda derechef sa montre.
  
  - Je ne suis guère tenté de miser, dit-il en exhibant un paquet de cigarettes. D’une façon comme de l’autre, nous allons passer un mauvais quart d’heure : si ça rate, nous ne pourrons nous empêcher d’être déçus. Si ça marche, mes cheveux vont se dresser sur ma tête.
  
  Ses coudes sur ses genoux, Merran approuva.
  
  - Ce serait un véritable défi aux notions les mieux acquises. Mais ce qui est le plus agaçant, dans cette histoire, c’est que nous .ne savons même pas où opère l’autre équipe... Estelle à deux kilomètres d’ici, à cent ou à mille ?
  
  - Il me serait encore passablement égal de l’ignorer si je pouvais deviner les moyens qu’elle va mettre en œuvre, rétorqua Rabouillet. On ne semble pas très disposé à nous éclairer sur le fond du problème.
  
  Merran eut une mimique perplexe.
  
  - Qu’on nous ait interdit, sous la foi du serment, de divulguer le résultat positif ou négatif de la tentative ne m’enchante pas beaucoup, grommela-t-il. Nous faisons figure de faux jetons, tant à l’égard du Directeur qu’à celui de nos confrères. Et pourquoi, juste ciel ?
  
  Rabouillet aspira une longue bouffée, l’expulsa par les narines.
  
  - A mon humble avis, la Défense Nationale doit être derrière cette combine, pro-nonça-t-il sur un ton de confidence. Le Professeur Marcout doit jouer un rôle d’intermédiaire entre les véritables promoteurs de l’expérience et nous.
  
  - La Défense Nationale ? sourcilla Merran. Quel profit pourrait-elle tirer d’une éventuelle faille dans les lois de la Gravitation ?
  
  - Réfléchis, suggéra son interlocuteur. Si l’on disposait d’un système capable de modifier ou de contrôler l’intensité de la pesanteur en un point donné, ses applications militaires seraient innombrables...
  
  - Encore faudrait-il voir à quel prix, du côté de la dépense d’énergie exigée par le système en question, objecta Merran. A moins qu’on ne recoure à une formule magique, on ne peut pas agir sur le poids d’un objet sans l’intervention d’une force.
  
  - D’accord, concéda Rabouillet. Mais rappelle-toi qu’en temps de guerre on fout des kilowatts en l’air par milliards et qu’on ne se soucie guère de la note à payer.
  
  Pour tromper leur impatience, ils continuèrent de deviser jusqu’aux approches du moment fixé. A une heure moins quatre, ils interrompirent leur conversation.
  
  Leur bloc-notes ouvert, un stylo-bille dans la main droite, ils s’apprêtèrent à observer les phénomènes qui pourraient se produire, à rencontre de leurs propres convictions.
  
  Le pendule oscillait toujours avec une régularité mathématique, dans un silence absolu.
  
  A une heure moins dix secondes, Rabouillet se remit à mesurer, à l’aide du chronographe, la cadence de ses battements. Merran, les yeux rivés sur l’aiguille indicatrice de la balance, épiait avec une anxiété croissante l’immobilité du fléau.
  
  Les deux savants étaient littéralement envoûtés par la certitude que, dans les conditions où ils se trouvaient, dans cette caverne enfouie profondément sous la surface du sol, aucune force connue ne pouvait influencer à distance le rythme du pendule ou l’équilibre de la balance.
  
  Rien, ici, ne pouvait fausser les données de l’expérience : Rabouillet et Merran étaient les seuls à savoir où, géographiquement, étaient localisés leurs appareils.
  
  Depuis des semaines, ils avaient systématiquement éliminé tous les risques d’erreur, avaient spécialement choisi cet emplacement en raison de l’absence totale de courants d’air. Et, à présent, assis à un bon mètre de leurs « témoins », ils retenaient leur souffle de crainte d’introduire un facteur impondérable dans la sensibilité des instruments.
  
  Rabouillet comptait les passages du pendule devant la ligne de visée tandis que l’aiguille de son chronographe trottait autour du cadran.
  
  Merran fut le premier à détecter une anomalie et sa gorge se dessécha. Doutant presque de la correction de sa vue, il ouvrit davantage ses yeux en tendant le cou. Non, il ne rêvait pas !
  
  L’aiguille attachée au fléau de la balance déviait lentement et sûrement vers les graduations plus élevées de l’échelle des poids. Elle s’arrêta enfin sur une ligne, continua de marquer le même chiffre pendant quelques secondes, puis elle revint à sa position primitive, la dépassa pour filer en sens inverse.
  
  Sidéré, Merran parvint à surmonter son apathie. Fébrilement, il inscrivit les points extrêmes entre lesquels l’index se déplaçait d’une façon continue, très progressive, attestant sans l’ombre d’un doute que la différence entre les deux poids déposés dans les plateaux variait du simple au double ! En d’autres termes, que les poids ne restaient pas identiques à eux-mêmes et que, par conséquent, l’intensité de la pesanteur qui s’exerçait sur eux avait changé !
  
  Redoutant de distraire son co-équipier occupé à mesurer la durée d’oscillation du pendule, Merran réprima l’exclamation qui lui montait à la bouche. Mais Rabouillet avait également relevé des variations dans les mouvements périodiques de son appareil. Et ceci confirmait irréfutablement que la pesanteur, tantôt dépassait la normale, tantôt tombait à une valeur nettement plus faible.
  
  Cela dura pendant un quart d’heure.
  
  Leur première stupéfaction passée, les deux physiciens suivirent l’évolution du phénomène en notant toutes les fluctuations, et non sans remarquer des alternances de lourdeur et de légèreté de leur propre personne. C’était une sensation bizarre, analogue à celle qu’ils auraient éprouvée dans un ascenseur montant et descendant à grande vitesse.
  
  Quand, à l’heure convenue, l’expérience prit fin, Rabouillet et Merran se regardèrent, quasi assommés par ce qu’ils venaient de constater, ne trouvant pas de mots pour exprimer leur désarroi.
  
  - Fantastique, finit par murmurer Rabouillet. Cela marque une étape aussi formidable que la première explosion nucléaire ou que l’envoi du premier satellite dans l’espace...
  
  - Pour le moins, appuya son compagnon, rêveur. Le contrôle du champ gravitationnel... Tu te rends compte ? Notre rapport va révolutionner les Académies des Sciences du monde entier !
  
  - S’il était appelé à être divulgué, mais, ce ne sera pas le cas, souligna Rabouillet en se décidant à ranger son bloc-notes. Nous venons d’assister à un événement qui comptera dans l’Histoire, et je suis heureux d’en avoir été le témoin, mais sur le plan individuel, je crains fort que nous soyons embarqués dans une déplaisante aventure.
  
  Merran se rembrunit.
  
  - Bon Dieu, oui ! réalisa-t-il soudain. Si ce que tu disais tout à l’heure est vrai, nous sommes à présent détenteurs d’un des plus grands secrets de la Défense Nationale !
  
  Son collègue approuva, poursuivit :
  
  - Et ce n’est pas un privilège enviable, crois-moi. Quelques savants, avant nous, ont payé cher cette prérogative. En particulier, ça signifie que notre liberté de mouvements sera désormais, au minimum, bigrement compromise.
  
  Une grimace d’ennui tirailla la figure de Merran. Toutefois, son enthousiasme de chercheur reprit le dessus.
  
  - C’est une victoire inespérée, déclara-t-il en songeant aux minutes exaltantes qu’il venait de vivre. Einstein, Heisenberg, Dirac et quelques autres en auraient fait une tête, s’ils avaient vu ce que nous avons enregistré !
  
  Rabouillet se leva.
  
  - Il y a largement de quoi nous empêcher de dormir, nous, modestes serviteurs de la Science, conclut-il. Le mieux qui nous reste à faire, c’est de remonter et de nous atteler séance tenante à la rédaction de ce rapport. Chez nous, bien entendu. Pas au Labo.
  
  Merran replia les deux sièges de camping, les replaça sous la tente. Il récupéra les deux poids déposés dans les plateaux de la balance, les remit dans leur boîte, glissa celle-ci dans une de ses poches.
  
  - Ne t’en déplaise, mon premier soin sera de m’octroyer une bonne dose de cognac, affirma-t-il. Il me faudra bien ça pour me retaper de mes émotions.
  
  Ensemble, ils retraversèrent la caverne et atteignirent le bas de l’échelle de corde. Alors, en silence, avec précautions, ils entamèrent leur longue ascension.
  
  Ils débouchèrent enfin à l’air libre, à quelques mètres du bâtiment à un étage renfermant les laboratoires et les collections. La nuit était claire, un ciel fourmillant d’étoiles dominait le paysage montagneux de la vallée du Lez, et ce retour à la surface, après une incursion dans le monde souterrain, exerça une influence apaisante sur les deux hommes.
  
  Ils respirèrent plusieurs fois, voluptueusement, humant les senteurs familières de la végétation, puis ils se dirigèrent vers le vestiaire afin de s’y débarrasser de leur équipement.
  
  Tandis qu’ils revêtaient leur costume de ville, Rabouillet prononça :
  
  - Avant de partir, il faudra que nous montions au bureau. Nous ne pouvons pas entamer notre mémoire sans les notes que nous avions rassemblées jusqu’ici.
  
  - Oui, évidemment, dit Merran. Sous peine de passer pour des plaisantins, nous devrons d’abord bien détailler nos mesures antérieures et les conditions dans lesquelles elles ont été effectuées.
  
  - Je ne serai pas tranquille tant que le résultat de nos observations de cette nuit n’aura pas été remis en mains propres au Professeur Marcout, enchaîna Rabouillet. Plus j’y pense, plus je me dis que c’est de la dynamite, cette histoire. T’imagines-tu ce que certains donneraient pour entrer en possession de notre procès-verbal ?
  
  - Ma parole, tu es obsédé, le taquina Merran. Tu lis trop de romans d’espionnage.
  
  - C’est possible, mais tu sais aussi bien que moi que la Russie et les États-Unis consacrent des sommes considérables aux recherches dans le domaine qui nous occupe. Rafler des renseignements de cette importance serait une magnifique opération.
  
  - Ils ne peuvent pas sucer de leur pouce que nous sommes descendus cette nuit pour effectuer une expérience particulière, rétorqua Merran. Tu ne te figures pas qu’il y a des espions dans ce coin de l’Ariège, non ?
  
  Rabouillet ne répondit pas. Il acheva de transférer dans ses poches ce que contenaient celles de sa combinaison de spéléologue, puis il demanda :
  
  - Prêt ?
  
  - Paré.
  
  Ils sortirent du vestiaire, pénétrèrent dans les locaux du laboratoire. Comme lors de leur arrivée, ils s’abstinrent d’allumer l’éclairage électrique. Si les fenêtres du bâtiment s’étaient illuminées, il y aurait sûrement eu quelqu’un, dans le pays, pour s’étonner d’une présence insolite à une heure aussi tardive ; et, le lendemain, tout le personnel du labo aurait été au courant. Et peut-être aussi les gendarmes...
  
  Se guidant à l’aide d’une petite lampe de poche rechargeable, Rabouillet gravit l’escalier menant aux aménagements récents du premier étage, construits deux ans auparavant et encore équipés d’une façon sommaire.
  
  Le physicien ouvrit la porte du bureau réservé aux études de gravimétrie, alla vers la table de travail qu’il partageait avec Merran.
  
  Il y eut un brusque déplacement d’air. Un objet à la fois souple et dur s’abattit sur la tête de Rabouillet. Ce dernier crut un dixième de seconde qu’il avait le crâne défoncé. Il perdit conscience en s’écroulant comme une masse.
  
  Merran, qui le suivait à un mètre d’intervalle et qui n’avait pas de lampe, eut un sursaut de frayeur. Une ombre se profila devant lui, une main crochue agrippa brutalement son revers et un coup mat l’assomma tandis qu’il esquissait un geste de défense. Il s’effondra sur place et sa figure heurta la jambe de Rabouillet.
  
  L’agresseur poussa un soupir de satisfaction. Sa matraque dans la main, il contempla un instant ses deux victimes recroquevillées par terre. Elles étaient bien sonnées, indubitablement. N’avaient pas eu le temps de l’apercevoir.
  
  Rengainant son arme dans sa poche intérieure, il s’accroupit. Avec un sang-froid remarquable, il entreprit de fouiller les intrus qui l’avaient surpris pendant qu’il était en train de photographier des documents. Qui étaient-ils ?
  
  Des membres du personnel n’auraient pas pénétré dans l’édifice d’une façon aussi discrète. Alors... Des concurrents ?
  
  L’inconnu se promit d’élucider ce point plus tard, à l’aide des portefeuilles et des papiers dont il délestait les deux hommes.
  
  Quelques minutes plus tard, il sortit furtivement du laboratoire. La route était déserte, un silence rassurant s’étendait sur les environs.
  
  Tout en marchant vers l’endroit où il avait dissimulé son scooter, derrière une chapelle, le fugitif se fit la réflexion qu’il avait bien failli se faire coincer. Une damnée coïncidence, que ces deux types aient eu l’idée de venir à Mou-lis pendant la nuit qu’il avait choisie pour opérer...
  
  Et si c’étaient des flics, chargés de surveiller le labo ?
  
  L’individu accéléra. Il rejoignit la chapelle, enfourcha son engin. Contrairement aux véhicules à deux roues du même type, celui-ci démarra silencieusement, fonça ensuite dans la direction de la localité de St-Girons.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Merran se réveilla dans l’obscurité. Il occupait une position très inconfortable et il était transi. Puis, en bougeant ses membres ankylosés, il se demanda où diable il était couché. Par surcroît, il souffrait d’une épouvantable migraine.
  
  Soudain, récupérant un début de lucidité, il tâta le sol autour de lui. Sa main toucha les vêtements de Rabouillet, palpa son corps immobile.
  
  Un frisson parcourut Merran de la tête aux pieds. Il se souvint de l’attaque qu’ils avaient subie, de son dénouement rapide. Alors, fébrilement, il s’agenouilla pour secouer son camarade.
  
  - Michel ! appela-t-il. Michel ! Tu m’entends ?
  
  Rabouillet, à son tour, reprit lentement ses esprits.
  
  - Hein ? Qu’est-ce que... Oh, fous-moi la paix, bafouilla-t-il d’une voix pâteuse, tout en remuant avec peine.
  
  La réalité fondit sur lui. D’un coup, il se mit sur son séant.
  
  - Qu’est-il arrivé ? éructa-t-il, ses yeux cherchant à percer l’ombre diffuse qui régnait dans le bureau.
  
  - Nous avons été attaqués, expliqua Merran avec agitation. Je n’ai pas eu le temps de réagir quand je t’ai vu tomber. Le type m’a étendu avant que j’aie seulement pu ouvrir la bouche.
  
  Les capacités de raisonnement de Rabouillet se ranimèrent sur-le-champ.
  
  - Nom de D..., proféra-t-il en promenant ses mains sur son veston, à la hauteur de ses poches intérieures. On nous a dévalisés !
  
  Atterré, son collègue s’aperçut qu’on l’avait aussi dépouillé de son portefeuille et de son bloc-notes.
  
  Assis l’un près de l’autre, dans le noir, les deux savants mesurèrent simultanément la gravité du désastre. Plus encore que leur faiblesse physique, leur défaillance morale les empêcha de se relever.
  
  - Qu’est-ce que je t’avais dit ? Marmonna sombrement Rabouillet. Nous voilà dans de beaux draps !
  
  - Tu... tu crois réellement qu’on visait nos travaux ? questionna Merran. Nous avons peut-être été attaqués par un rôdeur qui espérait faire main basse sur des objets de valeur.
  
  - Dans ce bureau-ci, précisément ? railla Rabouillet d’un ton amer. Je t’en fiche !
  
  Il rumina ses pensées, puis il reprit :
  
  - Et le plus fort, c’est que dans la situation où nous nous trouvons, nous ne pouvons même pas déposer plainte auprès de la police. N’étant pas en droit de révéler les raisons de notre présence au labo, ni de définir ce qui nous a été dérobé, nous aurions bonne mine !
  
  Merran se mit à tâtonner le parquet dans l’espoir de découvrir la lampe de poche, qui s’était éteinte en tombant.
  
  - Une chose est sûre, c’est que nous devrions décamper au plus vite, maugréa-t-il. Je me demande l’heure qu’il est, et certains de nos collègues sont matinaux.
  
  L’obscurité n’était plus assez opaque pour rendre visible la phosphorescence des aiguilles de leur montre-bracelet. L’aube ne devait plus être très éloignée.
  
  Us se remirent debout. Merran dénicha enfin la lampe, au pied d’une armoire. Il l’alluma.
  
  Sur la table, les cahiers dans lesquels il consignait ses étalonnages de poids et les correctifs apportés à la balance étaient larges ouverts, de même que ceux de Rabouillet.
  
  - Ce cambrioleur s’offrait de saines lectures, grinça ce dernier. Nous l’avons dérangé pendant qu'il améliorait sa culture scientifique.
  
  Puis, sur un ton plus acerbe, il ajouta :
  
  - Ma tête à couper qu’il microfilmait notre documentation. Mon vieux, quoi que tu en penses, nous avons bel et bien eu affaire à un authentique espion. La manière expéditive dont il nous a envoyés dans les songes en est un indice supplémentaire.
  
  - Eh bien, soupira Merran, catastrophé, il aura fait long feu, notre secret de la Défense Nationale...
  
  Ces paroles fouettèrent brusquement l’énergie de Rabouillet.
  
  - Bon sang ! Cela risque de chauffer pour nous si nous ne prévenons pas le Professeur Marcout de toute urgence. Il n’y a qu’à lui que nous puissions nous adresser.
  
  En hâte, ils rangèrent les cahiers à leur place habituelle, dans l’armoire, vérifièrent si, par miracle, leur agresseur n’avait pas oublié ou perdu un objet pouvant servir à son identification. Mais cet espoir fut vite déçu.
  
  - Qui sait, peut-être aura-t-il laissé des empreintes digitales sur les cahiers, mais çà m’étonnerait, avança Merran. Maintenant, filons.
  
  Ils s’esquivèrent comme si c’étaient eux qui avaient perpétré un mauvais coup.
  
  Avec les vélomoteurs qu’ils avaient garés dans le vestiaire lors de leur arrivée, ils roulèrent jusqu’à St-Girons.
  
  A cinq heures du matin, Rabouillet décrocha le téléphone pour appeler le Professeur Marcout.
  
  
  
  
  
  Assis dans son lit, le dos calé contre son oreiller, le Vieux jeta un coup d’œil oblique à la pendulette posée sur sa table de nuit. Cinq heures trente-cinq. Il avait une chance de trouver son loustic au gîte.
  
  Il forma un numéro sur le disque de l’appareil téléphonique niché sur la couverture, au-dessus de ses genoux, puis il se mit à regarder le plafond en attendant que son correspondant décroche. En fait, il l’obtint dès la troisième sonnerie d’appel.
  
  - C’est vous, Coplan ? aboya le Vieux avant que l’intéressé eût pu dire « allô ».
  
  - Oui, c’est moi, articula une voix mâle et bien timbrée, nullement ébréchée par un réveil en sursaut.
  
  - Déjà rentré ? persifla le Vieux. Décidément, vous vieillissez ! Enfin, je suis bien content de vous avoir au bout du fil. Je vous ai réservé une place à bord d’un Fouga-Magister qui décollera de Brétigny à sept heures du matin. Direction Toulouse. Une voiture vous attendra à l’aérodrome et vous mettrez le cap sur un patelin de l’Ariège dénommé St-Girons. Là-bas, vous vous mettrez en rapport avec l’inspecteur Bertrand, de la D.S.T. Il sera vraisemblablement au 12 de l’avenue d’Aulus, au domicile d’un certain Rabouillet...
  
  - Permettez, l’interrompit Coplan. Mon magnétophone mental tourne vite mais j’aimerais tout de même savoir pourquoi vous m’envoyez aussi précipitamment dans l’Ariège.
  
  Son élan coupé, le Vieux s’avisa qu’il avait attelé la charrue avant les bœufs, et que ce système n’offrait aucune efficacité avec un cabochard comme Coplan, qui avait la fâcheuse manie de toujours vouloir comprendre.
  
  Le « patron » refréna sa propre excitation.
  
  - Il y a du vilain, dans la région, confia-t-il, moins volubile. Des documents d’une importance exceptionnelle ont été volés cette nuit à deux physiciens du Laboratoire Souterrain de Moulis. J’en ai été informé il y a vingt minutes par le Professeur Marcout. Et si je fais appel à vous, c’est parce qu’il s’agit d’études relatives à la Gravitation et consécutives à une affaire que vous avez traitée il y a une dizaine de mois : le dossier Martha Remick et consorts, vous vous souvenez ?
  
  - Comment donc ! s’exclama Coplan, subitement très attentif. Mais qu’attendez-vous de moi, exactement ?
  
  - En l’occurrence, rien de précis. Je vous envoie là-bas en qualité de simple spectateur, tout bonnement parce que j’estime que cela pourrait nous être utile ultérieurement. Après l’appel du Professeur Marcout, j’ai fait intervenir la D.S.T. puisque, à ce stade, le problème est de son ressort : à aucun prix, les documents ou leur porteur ne peuvent franchir une frontière. Mais si le verrouillage est trop tardif, il est fort probable que vous prendrez la suite. Alors, autant que vous suiviez l’enquête depuis le départ.
  
  - Bon, cette fois, j’y vois plus clair ! Donc, vous disiez : Inspecteur Bertrand, 12 Avenue d’Aulus, chez un sieur Rabouillet ?
  
  - Oui, c’est un des deux physiciens auxquels est advenue cette mésaventure. Ils ont été gentiment matraqués, dans les locaux du Laboratoire, alors qu’ils venaient de participer à une expérience mirobolante, parait-il. Bref, je pense que le bouclage de la région est déjà en cours, et que la D.S.T. a requis toutes les forces disponibles pour les barrages routiers : gendarmes, C.R.S., etc. Fouilles et contrôles d’identité vont s’exercer dans un rayon de cinquante kilomètres.
  
  - Avons-nous un signalement ?
  
  - Non, strictement rien.
  
  Coplan fit entendre un sifflotement sceptique. Les choses se présentaient plutôt mal.
  
  - Très bien, Monsieur le Directeur. Je serai à Brétigny dans soixante-douze minutes, acquiesça-t-il. Vous ne savez pas s’il y a une prise pour rasoir électrique sur le tableau de bord d’un avion de chasse ?
  
  - Renseignez-vous au Ministère de l’Air, rétorqua sèchement le Vieux avant de plaquer le combiné sur son socle.
  
  
  
  
  
  Une 403 noire, au volant de laquelle était assis Francis Coplan, s’arrêta vers dix heures à quelques mètres de l’adresse citée par le Vieux, à St-Girons.
  
  Cette ville aimable et paisible, inondée de soleil, aux avenues ombrées par des platanes, ne se doutait guère qu’elle était, ce matin-là, au centre des préoccupations des responsables de la sécurité de l’État.
  
  Coplan sonna au numéro 12, devant lequel stationnait une autre voiture, une ID 19 grise.
  
  Une vieille servante vint ouvrir, et son expression tendue, ses yeux méfiants aux paupières mi-closes attestaient qu’elle était irritée par les événements inhabituels qui troublaient la maison.
  
  - Mr Rabouillet, je vous prie.
  
  - Il est occupé.
  
  - Je sais. Je veux voir le monsieur avec lequel il converse en ce moment.
  
  Avec réticence, mais subjuguée par la froideur de ce grand escogriffe au visage fermé, elle s’effaça.
  
  L’instant d’après, Coplan pénétra dans un salon où trois hommes étaient rassemblés. Du premier coup d’œil, il repéra l’inspecteur Bertrand : à son attitude, à sa mise et au fait qu’il tenait un calepin ouvert.
  
  - Je présume que vous avez été prévenu de mon arrivée ? lui dit Francis. Voyez-vous un inconvénient à ce que je sois présent à cette entrevue ?
  
  Les traits de l’agent de la D.S.T. perdirent de leur dureté. C’était un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne, aux épaules larges, et dont le visage carré dénotait l’énergie et la ténacité. Mais on devinait qu’en dehors du personnage qu’il incarnait pendant l’exercice de ses fonctions, il pouvait être d’un commerce agréable et un bon père de famille.
  
  - Vous avez brûlé les étapes, dit-il avec l’ombre d’un sourire, en tendant une main musclée. Sans doute est-il souhaitable que je vous résume ce que j’ai appris jusqu’ici.
  
  La coopération entre la D.S.T. et le 2ème Bureau est constante, mais elle ne débute pas toujours sous d’aussi favorables auspices.
  
  Coplan se dégela. Sa poignée de main fut cordiale.
  
  - En effet, je serais heureux d’avoir des détails. On n’a guère eu le temps de m’exposer les faits.
  
  Ses yeux dévièrent vers Merran et Rabouillet, qui avaient l’air profondément ennuyé.
  
  - Ce sont ces messieurs qui ont été attaqués ? s’enquit Francis.
  
  Bertrand approuva de la tête et fit les présentations.
  
  Plus petit que Rabouillet, Merran avait en commun avec son co-équipier des yeux candides et cette sorte de juvénilité naïve qu’on rencontre fréquemment chez les hommes de science. Très impressionnés tous les deux, ils marmonnèrent une formule de politesse.
  
  L’inspecteur relata brièvement, quoique sans négliger la moindre indication utile, ce qui s’était produit à Moulis au début de la nuit précédente. A plusieurs reprises, les physiciens confirmèrent par leur mimique l’exactitude des précisions fournies par Bertrand.
  
  Ce dernier termina en disant :
  
  - L’individu n’a pas dû se rendre au Laboratoire en voiture, car ces messieurs sont formels : en sortant de la grotte, ils n’ont aperçu aucun véhicule à l’arrêt. Or, il est impossible d’en dissimuler un dans un assez vaste rayon autour de cet endroit. L’agresseur a donc dû emprunter un moyen de locomotion plus discret : vélo, vélomoteur ou scooter. Je le soupçonne d’avoir pris un logement dans la région, et d’être venu reconnaître les lieux avant de perpétrer son coup.
  
  Coplan acquiesça. Le type, un professionnel, n’avait pas dû se lancer dans son entreprise sans l’avoir préparée.
  
  Intercepter cet espion, récupérer le matériel d’information qu’il transportait, c’était l’affaire des polices d’État et, en particulier, de l’inspecteur Bertrand. Ce dernier avait pour tâche essentielle de découvrir une piste. L’optique de Coplan n’était pas la même. Il avait plutôt tendance à considérer le problème dans son ensemble.
  
  - Au sortir de la grotte, deviez-vous obligatoirement repasser par votre bureau avant de rentrer chez vous ? s’enquit-il en s’adressant aux deux chercheurs.
  
  - Heu... oui et non, prononça Rabouillet, légèrement enroué. Nous aurions fort bien pu quitter Moulis sans remonter à l’étage mais il se trouve que nous avions besoin de notes qui étaient dans notre armoire.
  
  - En fait, votre entrée dans le bureau était donc imprévisible ? déduisit Francis.
  
  - Oui, admit Merran. La preuve, c’est que si Michel ne m’avait pas rappelé qu’il nous fallait ces données, j’aurais oublié d’aller les prendre.
  
  Coplan se tourna vers l’inspecteur.
  
  - Ceci est très important, déclara-t-il d’un ton pensif. Vos chances de mettre le grappin sur votre client sont meilleures que je ne le craignais.
  
  - Pourquoi ? fit Bertrand, le front plissé.
  
  - Parce que le bonhomme ignore la valeur inestimable des renseignements qu’il a fauchés, souligna Francis. Il sera donc moins pressé de les mettre en lieu sûr et je parierais gros qu’il est tranquillement rentré se coucher après son expédition.
  
  - Je ne vous suis pas très bien, objecta Bertrand. De toute manière, il espérait s’approprier des rapports scientifiques de grande valeur...
  
  - Oui, mais d’un intérêt purement théorique, et dont la transmission n’avait rien d’urgent. Il n’en aurait pas été de même s’il avait su qu’une expérience décisive devait se dérouler cette nuit-là. Et il ne s’en doutait pas du tout, sans quoi il aurait attendu ces messieurs à leur sortie de la grotte pour leur dérober illico les résultats qu’ils avaient relevés.
  
  Il questionna derechef Rabouillet.
  
  - Ces notes que vous aviez prises, sont-elles- immédiatement compréhensibles, interprétables pour un profane ? En d’autres termes, n’importe qui pourrait-il se rendre compte que vous avez enregistré des fluctuations du champ gravitationnel ?
  
  L’interpellé marqua une hésitation, puis il expliqua :
  
  - Non, je ne crois pas. En réalité, voyez-vous, nos chiffres n’ont de sens que pour nous : ils traduisent les variations remarquées dans la cadence du pendule ou dans les mouvements du fléau de la balance, mais sans en définir la cause. Cependant, un technicien averti, sachant qu’une tentative de ce genre devait avoir lieu, n’aurait pas de mal à deviner leur véritable signification.
  
  - Cet agent l’ignorait en tout cas et, par voie de conséquence, ses chefs aussi, conclut Coplan, rasséréné. Cela, c’est un excellent atout pour nous.
  
  In petto, il se fit aussi la réflexion qu’il ne devait pas y avoir eu de fuite du côté des savants impliqués dans l’expérience car, dans cette hypothèse, l’agent aurait été mieux tuyauté qu’il ne paraissait l’avoir été.
  
  - Je suppose que les vérifications d’usage sont en cours dans les hôtels et les meublés de la région ? s’informa-t-il distraitement auprès de l’inspecteur. Dans ce pays, un noctambule qui rentre à deux heures du matin, ça doit se remarquer.
  
  - Pour sûr, et je table beaucoup là-dessus, approuva Bertrand. L’enquête s’étend à toutes les localités avoisinantes, mais c’est évidemment à St-Girons qu’un étranger a le plus de chances de passer inaperçu, en raison du nombre de touristes qui viennent passer deux ou trois jours ici.
  
  Il soupira, se gratta le front :
  
  - Si j’avais seulement un début de signalement, se plaignit-il. Les deux témoins ne peuvent même pas me donner une idée de la taille de leur assaillant.
  
  - S’ils l’avaient bien vu, ce dernier les aurait zigouillés, répondit Coplan avec philosophie. Cela vous aurait valu deux cadavres en sus sans que vous soyez plus avancé.
  
  Merran et Rabouillet eurent un frémissement de frousse rétrospective.
  
  - Tout ce que je peux affirmer, c’est que le type était costaud, déclara le premier comme pour s’excuser. La poigne qui m’a agrippé par le revers était solide, je vous le garantis.
  
  - Fouillez votre mémoire, l’encouragea l’inspecteur. N’auriez-vous pas remarqué, ces temps derniers, un promeneur se baladant non loin du laboratoire ? Aucun visiteur n’est-il venu demander si l’accès des grottes était autorisé ?
  
  Dubitatif, Rabouillet répondit :
  
  - A cet égard, vous devriez interroger nos collègues biologistes, qui travaillent au rez-de-chaussée mais, dans les circonstances présentes, ce ne serait pas très indiqué : on nous avait recommandé de garder le secret le plus absolu, et il est souhaitable que personne ne sache qu’il s’est passé quelque chose d’anormal. Nous allons devoir inventer un prétexte pour justifier notre absence de ce matin.
  
  - N’êtes-vous pas entrés en relation avec un personnage quelconque, d’apparence tellement inoffensive que vous n’auriez pas songé à faire un rapprochement ? insista Bertrand. Comme, au départ, on ne voulait pas vous voler, mais simplement photographier le contenu de vos cahiers, l’auteur de l’agression pouvait vous approcher, son méfait étant destiné à être ignoré.
  
  Les chargés de recherche réfléchirent, se consultèrent du regard. Plusieurs secondes s'écoulèrent. Puis Rabouillet, fronçant les sourcils, dit à Merran :
  
  - Te souviens-tu de cet homme qui, lorsque nous sortions l’autre soir, a harponné Cazeneuve ? Il voulait savoir s’il pouvait se procurer, sur place, la monographie consacrée aux Amphipodes du genre Niphargus et mentionnée dans le rapport annuel du C.N.R.S.
  
  Les prunelles de Bertrand se vrillèrent sur lui.
  
  - Comment était-il ce particulier ? questionna-t-il, le stylo-bille prêt à noter.
  
  Par bribes, les deux physiciens lui décrivirent l’individu ; stature supérieure à la normale, une figure ronde et amène, le front très dégarni annonçant une prochaine calvitie, menton à pommette bien dessinée, bouche moyenne, le nez droit et plutôt petit, sourcils d’un blond soutenu, virant vers le châtain. Habillé d’un costume en tergal léger, gris bleu. Portant un appareil photographique en bandoulière. Au total, un excursionniste comme on en voyait par dizaines à la belle saison.
  
  - Il était venu à pied ? s’enquit encore l’inspecteur.
  
  - Probablement, dit Rabouillet, un peu déconcerté. Il n’était pas descendu d’une voiture, en tout cas.
  
  - Et puis, après ce colloque, qu’a-t-il fait ?
  
  - Eh bien, Cazeneuve lui ayant annoncé que l’auteur de la monographie était précisément au Labo à ce moment-là, il est entré dans le bâtiment pendant que nous enfourchions nos vélomoteurs.
  
  Bertrand et Coplan échangèrent un coup d’œil lourd de sous-entendu. Il y avait là, indubitablement, matière à investigations.
  
  L’inspecteur ayant conscience d’avoir extirpé de ses témoins toutes les indications valables qu’ils étaient en mesure de lui fournir, il estima qu’il ne devait plus s’attarder dans cette maison.
  
  La franchise et la bonne foi de ses interlocuteurs ne semblaient pas faire de doute, mais il se promit cependant de les placer sous surveillance. Bien souvent, dans ces histoires obscures, la simplicité apparente des faits dissimule de curieux arrière-plans. Et, dans ce cas-ci, qui mettait sur les dents les plus hauts fonctionnaires de la Police et des Services Spéciaux, rien ne pouvait être laissé au hasard.
  
  Prévoyant le proche départ de Bertrand, Coplan posa encore une question, pour sa documentation personnelle.
  
  - Qui vous a branchés sur ces travaux de gravimétrie, et quel but poursuivez-vous, tous les deux ? demanda-t-il avec une nuance de sympathie. Vous pouvez vous déboutonner sans crainte, car je suis peut-être à l’origine de vos tracas. Ne s’agit-il pas, pour vous, de vérifier certaines théories énoncées par la Doctoresse Martha Remick ?
  
  Les jeunes savants braquèrent sur lui des yeux ahuris. Merran passa sa langue sur ses lèvres, Rabouillet se malaxa le menton.
  
  - Heu... Effectivement, nous refaisons une série de calculs et nous procédons à des mesures très fines, en corrélation avec une thèse exposée dans un mémoire dont nous n’avons reçu qu’une partie et dont nous ne connaissons pas l’auteur, émit Merran. D’après vous, ce mémoire aurait été rédigé par Martha Remick, la correspondante suisse de la Gravity Research Foundation ?
  
  Coplan esquissa un sourire énigmatique.
  
  - Je ne garantis rien, mais c’est très possible, dit-il prudemment. Vous obéissez aux directives du Professeur Marcout, exclusivement ?
  
  Les chargés de recherche se dirent que, décidément, ce mystérieux visiteur était au courant de beaucoup de choses. Avec lui, il n’y avait pas lieu de se retrancher derrière de hautes consignes.
  
  - Oui, nous dépendons de lui seul, reconnut Rabouillet.
  
  - Vous ne travaillez pas en collaboration avec d’autres équipes ?
  
  - Oui, certainement, dit Rabouillet en arborant un sourire contraint. L’ennui, c’est que nous n’avons aucun rapport direct avec elles, et que nous ne savons pas du tout quelle partie du problème elles attaquent. Ainsi, cette nuit, quelque part, des confrères inconnus ont dû faire quelque chose... Mais quoi ?
  
  Coplan hocha la tête. Évidemment, les tâches avaient été scindées de telle manière que seules, au sommet, une ou deux personnes pouvaient avoir une idée d’ensemble de la question.
  
  Et ce morcellement des attributions protégeait le secret de toute l’entreprise.
  
  A tout prendre, l’espion n’avait pu s’emparer que d’une faible partie - quoique très révélatrice cependant - des constatations réunies par un grand nombre de techniciens.
  
  - Je ne voudrais pas vous retenir, Inspecteur, dit Coplan au délégué de la D.S.T. Nous avons fait le tour de l’affaire.
  
  - En ce qui me concerne, rétorqua Bertrand, peu optimiste, je n’en aperçois pas encore bien les perspectives. Voulez-vous faire un bout de chemin avec moi ?
  
  - Très volontiers, opina Francis.
  
  Bertrand regarda Merran et Rabouillet.
  
  - Reprenez vos occupations, ne dérogez pas à vos habitudes, abstenez-vous provisoirement de vous éloigner de la région, leur conseilla-t-il. Je m’arrangerai toujours pour vous joindre en cas de nécessité. N’essayez donc pas de m’atteindre et, si nous nous croisons dans la localité, faites semblant de ne pas me connaître. D’accord ?
  
  - D’accord, convinrent les deux amis.
  
  
  
  Peu après, Coplan et l’inspecteur débouchèrent dans l’avenue.
  
  - Je vous embarque ? proposa Bertrand tout en marchant vers l’ID 19.
  
  - Si vous voulez, accepta Francis, qui envisageait de gaîté de cœur de revenir à pied pour reprendre sa 403.
  
  En cours de route, et alors qu’ils roulaient vers le poste de gendarmerie, l’agent de la D.S.T. reprit :
  
  - En soi, rattraper ce fugitif n’est qu’une question de temps, de technique et de moyens... S’il n’a pas filé en Andorre ou en Espagne avant six heures et demie du matin, nous finirons par l’épingler. Les contrôles de bagages sont d’une sévérité draconienne aux frontières, aux aéroports et aux autres points de sortie. La police maritime est en alerte pour la surveillance renforcée des côtes. Bref, le filet est bien tendu. Mais ce qui m’échappe, c’est le pourquoi de tout ce ramdam... Vous avez l’air d’en savoir un bout là-dessus. Qu’ont-ils à s’exciter autour de la Pesanteur ? Qu’est-ce que ça peut faire, au Ministre des Forces Armées, qu’un kilo pèse un peu plus ou un peu moins ?
  
  Coplan sourit.
  
  - Si nous détenons un moyen d’alléger ou d’alourdir ce kilo, prononça-t-il à mi-voix, nous sommes capables, tout simplement, de faire gagner une guerre éventuelle par un des deux Grands. Ou de la lui faire perdre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Coplan regagna Paris le lendemain, par un rapide qu’il prit à Toulouse après avoir restitué la voiture à l’autorité qui l’avait mise à sa disposition.
  
  Comme l’inspecteur Bertrand, il avait la quasi certitude que l’espion de Moulis ne passerait pas au travers des mailles. Quand les Polices y mettent tout le paquet, il faut être supérieurement doué pour leur tenir la dragée haute. Et si, malheureusement, le type avait devancé la mise en place du dispositif d’interception, on n’entendrait plus jamais parler de lui.
  
  Peu avant six heures du soir, Coplan pénétra dans le bureau du Vieux. D’un signe, ce dernier le pria d’attendre.
  
  Il était en train d’examiner dieu sait quoi dans un microscope à tourelle. Il grimaçait étrangement tout en vissant son œil à l’oculaire et en rectifiant le réglage des mollettes.
  
  Coplan s’assit, alluma une Gitane et observa d’une mine un tantinet sarcastique les incroyables jeux de physionomie de son chef. Celui-ci releva enfin la tête, cessa d’être défiguré.
  
  - Un micro-point relevé dans le courrier d’un Japonais habitant notre possession de Tahiti, indiqua-t-il en pointant l’index vers le porte-objet. Les vieux trucs reviennent toujours en surface... Exécution remarquable, d’ailleurs. Ces Jaunes ont des bidules d’une précision stupéfiante. Bon. D’où sortez-vous, tout compte fait ?
  
  - De St-Girons, lui rappela Francis. Pesanteur, gravitation et compagnie. Vous y êtes ?
  
  - Ah oui ! fit le Vieux en repoussant son microscope avec douceur. Et alors, quel est votre sentiment ?
  
  - Opération tout à fait classique, exécutée par un homme de métier, mais qui ne s’attendait pas à décrocher une timbale en or. Éléments insuffisants pour juger d’où vient le coup, résuma Coplan, sa cigarette au coin de la bouche.
  
  - Une piste ?
  
  - Peut-être. Sondages en cours lors de mon départ.
  
  - En somme, très peu de chose... Aucun prolongement prévisible pour nous ?
  
  - Pas dans l’immédiat, tout au moins.
  
  - Bon, conclut le Vieux. S’il en est ainsi, vous pouvez regagner vos pénates. Laissons à la D.S.T. le temps de se retourner.
  
  Confortablement installé dans son fauteuil, Coplan ne bougea pas.
  
  - Dans la mesure du possible, je vous demanderais de ne pas prévoir une nouvelle affectation pour moi, sollicita-t-il.
  
  Le Vieux le regarda de travers.
  
  - Vous ne vous sentez pas bien ?
  
  - Je me porte comme un charme. Mais j’aimerais être disponible quand se produira le deuxième incident.
  
  Pensif, le Vieux mit son poing devant sa bouche, contempla longuement son subordonné.
  
  - C’est une intuition, ou quoi ?
  
  - Une probabilité voisine de I, rectifia Coplan. A mon humble avis, ça va encore péter quelque part dans les prochains jours.
  
  - Sur quoi vous basez-vous pour émettre ce pronostic ?
  
  Détachant sa cigarette de ses lèvres après en avoir tiré une dernière bouffée, Coplan expliqua, tout en écrasant le mégot dans un cendrier :
  
  - Moulis n’est qu’un endroit, parmi d’autres, où des chercheurs sont attelés à des travaux d’avant-garde pouvant bouleverser les théories de la Gravitation. Si une organisation, ou un pays étranger, a eu vent des efforts que nous déployons dans ce domaine, il n’y a pas de raison de s’imaginer qu’elle a centré son action sur Moulis uniquement.
  
  Le Vieux se redressa en inspirant.
  
  - Très juste, reconnut-il. Il doit y avoir anguille sous roche dans d’autres secteurs. C’est un point à signaler à la D.S.T., pour le cas où elle n’y aurait pas songé en même temps que vous.
  
  - Il vaudrait peut-être mieux attendre, suggéra Francis. Sans aucun fil conducteur au départ, elle va se mouvoir dans le vide. Cela risque de faire plus de mal que de bien.
  
  Ses coudes appuyés sur les accoudoirs, ses mains jointes, il reprit :
  
  - Que s’est-il passé, il y a dix mois, après que je vous aie ramené Martha Remick, Klara Weiss et cette tonne de microfilms ?
  
  Le Vieux, très détendu, entreprit de bourrer sa pipe. Il se mit à raconter :
  
  - Martha Remick, en pleine crise de démence, a été colloquée dans un asile psychiatrique. Elle a été examinée par des sommités médicales qui ont tenté de la guérir mais, aux dernières nouvelles, elle vit toujours dans un état de délire mélancolique qui pourrait bien être incurable et définitif. Quant à Klara Weiss... Juridiquement, nous n’avions rien à reprocher à cette fille. Une fois sa déposition enregistrée, sa détention ne se justifiait plus. Elle a été libérée et expulsée six semaines après. L’essentiel du butin, c’est-à-dire les microfilms, a été transmis au Secrétariat général de la Défense Nationale, lequel l’a évidemment refilé au Comité d’Action Scientifique. En dernier ressort, c’est le Professeur Marcout qui a reçu la mission de passer au crible les époustouflantes élucubrations de Martha Remick. Mes informations s’arrêtent là. Ma plus récente entrevue avec le Professeur remonte à six mois : il désirait prendre connaissance du dossier, afin de voir dans quelles circonstances le Service avait mis la main sur ces documents. C’est pourquoi il a jugé indispensable de m’aviser de toute urgence de l’agression subie par deux de ses collaborateurs.
  
  Le Vieux se tut, et un silence s’établit dans le bureau.
  
  Après un temps de méditation, Coplan prononça :
  
  - Y a-t-il une impossibilité quelconque à ce que vous me ménagiez un entretien avec le Professeur Marcout ?
  
  - Aucune, affirma son chef, qui était assez enclin à laisser la bride sur le coup à son meilleur agent, pour avoir maintes fois apprécié son flair. Voulez-vous que je lui téléphone ?
  
  - Oui, ça m’intéresse beaucoup.
  
  Le Vieux posa sa main sur l’appareil et, inopinément, celui-ci se mit à sonner. Le Patron décrocha le combiné, l’appliqua contre son oreille et s’annonça dans le micro, puis il écouta.
  
  Indifférent, Coplan puisa une autre cigarette dans son paquet, remarqua que le Vieux s’efforçait d’attirer son attention.
  
  - Du neuf à St-Girons... lui souffla ce dernier sans interrompre son écoute.
  
  Mais ensuite, il se concentra sur ce qu’on lui disait et parut oublier Francis. Peu à peu, ses traits s’imprégnèrent de gravité. De temps à autre, il ponctuait de monosyllabes le discours de son correspondant. Finalement, il articula :
  
  - Bien... Je vous remercie. A tout hasard, envoyez-moi les particularités anthropométriques... On ne sait jamais. A bientôt, Grousset !
  
  Il raccrocha, leva les yeux vers Coplan.
  
  - Le type a été repéré, mais il s’est fait sauter la cervelle, annonça-t-il. Tout est retrouvé : les portefeuilles des deux physiciens, leurs bloc-notes, le film, même la matraque et le scooter... Ils poussent un soupir de soulagement, à la D.S.T.
  
  - Comment a-t-il été épinglé ?
  
  - Par un contrôle routier effectué par des motards, tout bêtement. Il pilotait une Dauphine sur la Nationale 117, ce matin à dix heures, Il s’est tiré une balle dans la tête après qu’on l’ait prié de descendre de voiture pour subir une fouille.
  
  - Son identité ?
  
  - Apparemment, c’est un sujet français. Il avait des papiers en règle, au nom de Robert Rudaux. Reste à voir si ce n’est pas une personnalité d’emprunt.
  
  - On ne vous a pas fourni son signalement ?
  
  - Très vaguement... Un mètre soixante-quinze, trente-huit ans, presque chauve, châtain clair.
  
  Cela correspondait assez au portrait du touriste qui avait interpellé un des savants du Laboratoire de Moulis.
  
  - Bien dommage qu’il ait réussi à se suicider, regretta Coplan. On repart à zéro.
  
  - Je le crains, soupira le Vieux. Enfin, les documents sont saufs, c’est le principal.
  
  - Cette fin inattendue du nommé Rudaux pourrait stimuler ceux qui l’avaient envoyé à Moulis, évalua Coplan. Leur curiosité n’en sera que plus attisée. Gare au prochain tournant. Cette conversation avec le Professeur Marcout me paraît de plus en plus souhaitable.
  
  - Oui, au fait, se souvint le Vieux. Je vais l’appeler séance tenante, et le tranquilliser par la même occasion.
  
  
  
  
  
  A Neuilly, dans un appartement meublé avec un goût raffiné, Coplan fut reçu le soir-même par un homme d’environ soixante-cinq ans, aux cheveux gris, portant lunettes, et d’une affabilité extrême.
  
  - Je sais qui vous êtes, et le rôle prépondérant que vous avez joué dans l’étrange affaire d’Agadir, (Voir « F.X. 18 se défend ») lui dit Marcout en accueillant son visiteur. Il n’y a pas de secrets entre nous... Je suis heureux de vous rencontrer et, quoi que vous attendiez de moi, soyez assuré que je m’efforcerai de ne pas vous décevoir.
  
  - Vous êtes trop aimable, déclara Francis, très à l’aise en dépit du prestige qui auréolait son hôte, une des plus fortes personnalités scientifiques de la France. Je ne vous dissimule pas que je nourris certaines inquiétudes, après cet incident de Moulis qui, pourtant, est liquidé à la satisfaction générale. En clair, je redoute que d’autres tentatives soient dirigées contre des techniciens travaillant sous vos ordres.
  
  Arborant un front soucieux, le Professeur invita Coplan à s’asseoir, se laissa tomber lui-même dans une bergère.
  
  - J’éprouve également cette crainte, avoua-t-il. L’enjeu des recherches que nous poursuivons est tellement important qu’il doit, par la force des choses, éveiller des convoitises. Il serait plutôt stupéfiant qu’aucun service secret n’essaye de savoir où nous en sommes.
  
  - Voilà justement la raison de ma venue, dit Coplan. Je voudrais élucider où pourrait s’exercer l’habileté d’un adversaire éventuel. Comment avez-vous organisé la répartition des tâches, pour vérifier si, oui ou non, Martha Remick avait soulevé un coin du voile, au sujet du mystère de la Gravitation ?
  
  Marcout rajusta ses lunettes. D’un ton involontairement doctoral, il exposa :
  
  - Eh bien, j’ai procédé comme on le fait d’ordinaire pour des secrets militaires : j’ai partagé la matière à étudier entre quatre groupes travaillant isolément les uns des autres, et très inégaux du point de vue effectifs. Une équipe, attelée à l’analyse mathématique pure, est à l’œuvre à l’institut Poincaré. La seconde, de loin la plus nombreuse, aborde les aspects physique et technique des conceptions de l’auteur. Elle est au Groupe de Bellevue, cet ensemble de laboratoires dépendant du C.N.R.S. et se trouvant en Seine-et-Oise, près de Meudon. La troisième est rattachée à l’institut des Hautes Études de la Défense Nationale : elle est chargée des réalisations pratiques, s’il y a lieu. Quant à la dernière, la plus modeste, vous la connaissez : c’est celle de Moulis et elle ne comporte que deux physiciens. Ceux-ci se contentent d’opérer des mesures du champ gravitationnel lorsque je leur en fais la demande.
  
  - Au total, combien de personnes sont-elles enrôlées dans ces diverses formations ?
  
  - Quarante-deux, très exactement, et je suis compris dans ce nombre.
  
  - Les participants savent-ils qu’ils coopèrent à la mise au point d’une théorie offrant un intérêt militaire ?
  
  Le Professeur Marcout haussa des épaules lasses et répondit avec un sourire accablé :
  
  - Mon cher ami, à l’époque actuelle, toute théorie présente un intérêt militaire !
  
  Coplan se reprocha d’avoir, un instant, perdu de vue une chose aussi évidente. Il songea aussi que, Merran et Rabouillet étant éliminés, quarante personnes pouvaient être visées par des entreprises criminelles. A commencer par le Professeur, mais ce dernier devait être protégé, soit par le service spécialisé du Secrétariat de la D.N., soit par la Sécurité Militaire.
  
  - Jusqu’à présent, on n’a pas relevé d’erreur dans les affirmations de Martha Remick ? questionna Francis, intrigué.
  
  - Non, mais il y a des lacunes que nous essayons de combler. Ce qui a trait, notamment, à cet appareil qui est resté introuvable, et qui était excité par des ondes radio.
  
  - Vos chercheurs de Moulis ont pourtant assisté à un phénomène presque... surnaturel, avança Coplan. Faut-il en conclure que vous avez accompli un progrès fondamental ?
  
  Le Professeur eut un demi-sourire ambigu.
  
  - Je n’ai pas encore dépouillé leurs notes, biaisa-t-il. A cet égard, je ne puis donc vous répondre.
  
  Coplan s’abstint de le pousser dans ses derniers retranchements, ne voulant pas placer Marcout devant un fâcheux dilemme.
  
  Il changea de sujet :
  
  - En dehors de vous, qui est au courant des buts qui sont poursuivis ?
  
  - Un petit cercle de très hautes personnalités... Le Président de la République, le Ministre des Forces armées, plusieurs membres du Secrétariat de la Défense Nationale, votre chef et deux membres du Comité d’Action Scientifique.
  
  Cela faisait pas mal de gens, entourés de proches collaborateurs et d’employés subalternes.
  
  - Bien. Je ne veux pas abuser davantage de votre bienveillance, dit Coplan tout en se levant. Un secret partagé par un aussi grand nombre de personnes est très difficile à défendre. Espérons que nous y parviendrons.
  
  - Souhaitons-le, appuya le Professeur d’un ton fervent. La paix future est peut-être à ce prix.
  
  
  
  
  
  Une huitaine de jours plus tard, Félix Corte, un mathématicien de l’institut Poincaré, fut abordé, vers sept heures du soir, au moment où il rentrait chez lui au boulevard St-Marcel, par deux hommes à la mise soignée et au visage inexpressif.
  
  - Mr Corte ? s’enquit l’un d’eux pour la forme. Veuillez jeter un coup d’œil sur ceci...
  
  Il exhibait une carte barrée transversalement par une bande tricolore.
  
  - Direction de la Surveillance, du Territoire, déclina-t-il laconiquement. Veuillez avoir l’obligeance de nous suivre.
  
  Tombant des nues, l’interpellé balbutia :
  
  - Mais... Messieurs, je ne... Quel est le motif de...
  
  - On vous l’expliquera tout à l’heure, coupa le policier. Certaines questions doivent vous être posées. Accompagnez-nous de bon gré, sinon nous serons forcés de vous passer les cabriolets.
  
  Complètement désorienté, ne sachant que répondre à cette injonction, Félix Corte obtempéra. Encadré par ses deux gardes du corps à la mine peu commode, il marcha vers une 403 familiale noire qui stationnait à quelques mètres de là.
  
  Lorsqu’il y fut monté, la voiture démarra dans la direction des Gobelins.
  
  
  
  
  
  Le surlendemain, le Vieux dit à Francis Coplan, qui venait d’entrer dans son bureau :
  
  - Je ne sais pas encore si nous sommes en présence du second incident- que vous prévoyiez, mais j’ai un mauvais pressentiment.
  
  Coplan posa sur lui un regard interrogateur, sans plus.
  
  - Un nommé Félix Corte, de l’institut Poincaré, a disparu de la circulation depuis quarante-huit heures, enchaîna le Vieux. Il appartenait à l’équipe de Marcout et s’est littéralement volatilisé entre l'institut et son domicile. A nouveau, la D.S.T. est sur les dents.
  
  Machinalement, Francis préleva son paquet de cigarettes dans sa poche. L’événement ne le surprenait pas, mais sa nature le laissait perplexe.
  
  - Voilà encore un fait dont il est bien difficile de tirer une déduction valable, prononça-t-il. S’agit-il d’une fugue banale, d’un suicide, d’un enlèvement ou d’une fuite ?
  
  La mimique dubitative du Vieux prouva qu’il s’était fait la même réflexion.
  
  - Jusqu’à présent, les enquêteurs n’ont aucun indice permettant de choisir entre ces diverses hypothèses. Selon les témoignages recueillis auprès des proches et des collègues de l’intéressé, il ne semble pourtant pas que ce dernier ait eu des raisons d’attenter à ses jours ou d’abandonner sa famille.
  
  - Bref, le cirage, résuma Francis.
  
  - Comme vous dites, approuva le Vieux, le front plissé. Mais comme nous devons envisager le pire, nous devons spéculer, soit sur une trahison délibérée, soit sur un kidnapping prémédité.
  
  - Quand ont démarré les recherches ?
  
  - Dès que l’épouse s’est décidée à signaler le retard inexplicable de son mari au Commissariat de Police, c’est-à-dire vers deux heures du matin.
  
  - Le type a pu faire beaucoup de chemin entre-temps... Il a même pu sortir du pays, jugea Coplan avant d’allumer une Gitane.
  
  - Quoi qu’il en soit, il peut raconter des tas de choses dont ses ravisseurs ou ses complices pourront tirer parti, grommela le Vieux d’un air embêté. Nous ne sommes pas au bout de nos peines, Coplan.
  
  Un silence maussade s’installa dans la pièce. Au bout de quelques secondes, Francis murmura :
  
  - Et l’enquête sur Rudaux n’a rien apporté de neuf, évidemment ?
  
  - Elle ne doit pas encore avoir révélé d’éléments bien significatifs, puisque je n’ai plus reçu de nouvelles. Dans un cas pareil, les investigations sont toujours longues et ingrates.
  
  Une fois de plus, le silence s’appesantit.
  
  Soudain, après avoir exhalé un nuage de fumée, Coplan déclara :
  
  - Si ça continue de cette manière, nous allons encore être victime d’autres manigances qui, chaque fois, nous prendront au dépourvu. Jamais nous ne saurons où l’adversaire déployera sa prochaine initiative. Cela ne peut pas durer ainsi...
  
  - Parfaitement d’accord, maugréa le Vieux. Mais que faire pour sortir de cette impasse ?
  
  Coplan, penchant son buste en avant, appuya ses coudes sur ses genoux et baissa le front.
  
  - Premier point : les gens qui visent les travaux en cours sont mal renseignés, souligna-t-il. Démonstration : Rudaux s’en va photographier à Moulis des résultats de mesures qui n’offraient qu’un intérêt secondaire, et c’est par une coïncidence inespérée qu’il tombe sur Merran et Rabouillet après une expérience concluante. Ensuite, ce Félix Corte est, malgré tout, un sous-fifre : s’il coopère à des analyses mathématiques de haute volée, il n’en a pas moins qu’une vision très fragmentaire du problème général. Il ne peut en être autrement, étant donné la division du travail imposée par le Professeur Marcout.
  
  - Admettons, concéda le Vieux. Où cela mène-t-il ?
  
  - Second point, poursuivit Coplan sans tenir compte de l’interruption, le fait que l’adversaire soit mal renseigné élimine d’office la possibilité d’une fuite dans les hautes sphères, et même à l’échelon en dessous.
  
  L’expression du Vieux devint à la fois soupçonneuse et sceptique.
  
  - Je ne vols pas le fil de votre raisonnement, objecta-t-il. Cette affirmation me parait gratuite.
  
  - Elle ne l’est pas. Toujours en raison du cloisonnement qui existe entre les équipes, les membres de l’une ignorent où opèrent ceux de l’autre. Alors, qui aurait été capable de tuyauter Rudaux sur le Laboratoire Souterrain de Moulis ?
  
  Le Vieux marqua le coup, mais il se ressaisit vite.
  
  - Il y a forcément une paille dans votre système, fit-il remarquer. A vous entendre, il n’y aurait eu de fuite nulle part, ni parmi les grands bonzes, ni parmi les exécutants. Or les faits démontrent qu’il y en a une, puisqu’on s’efforce de nous dérober des informations. Et aux bons endroits.
  
  - Votre thèse et la mienne ne sont pas contradictoires, répliqua Francis. Il y a un élément que vous perdez de vue, et qui cependant les concilie.
  
  - Ah bah ? Et lequel ?
  
  - Klara Weiss.
  
  Les sourcils du Vieux se rejoignirent tandis que deux rides verticales se creusaient au milieu de son front.
  
  - Cette écervelée ? articula-t-il dédaigneusement. Mais elle n’avait strictement rien pigé à l’aventure dans laquelle son amant l’avait embarquée ! Et les préoccupations scientifiques de Martha Remick, pour elle, c’était du chinois !
  
  - Incontestablement. Néanmoins, elle est la seule rescapée de la bande. La seule à savoir où est passée Martha Remick. La seule à savoir pourquoi j’avais liquidé son amant avant de l’amener en France, de force, avec Martha.
  
  Ébranlé, le Vieux se pinça le menton.
  
  - Elle aurait parlé ? monologua-t-il. Elle aurait été contactée par quelqu’un ? Hum... Cela n’est pas invraisemblable, en effet. Mais, en pratique, où voulez-vous en venir ?
  
  - A ceci : au lieu d’attendre passivement les futures opérations d’un ennemi insaisissable, et de guetter des indices problématiques pouvant nous aiguiller sur un début de filière, je préférerais entamer l’enquête par l’autre bout. En l’occurrence, avoir une conversation avec la sympathique Klara Weiss.
  
  Le Vieux médita en pianotant sur son menton. Puis il ôta ses lunettes, en essuya les verres.
  
  - Essayez toujours, accepta-t-il en fin de compte. Mais si cette jeune femme est bien à l’origine de nos ennuis actuels, je crains que vous n’ayez du fil à retordre pour la retrouver.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  La première démarche à tenter, c’était évidemment de se rendre à l’ancien domicile de Klara Weiss, là où Coplan l’avait dénichée à son retour d’Afrique du Nord.
  
  Il prit le train pour Berne, mit provisoirement sa valise à la consigne, fréta un taxi jusqu’au 124 Muslinweg, dans la banlieue de la capitale helvétique.
  
  Mais, bien entendu, ce ne fut pas Klara qui vint ouvrir.
  
  C’était une dame d’une cinquantaine d’années, affligée d’un tour de taille imposant, vêtue d’une robe noire à jupe longue, et qui conserva une superbe sérénité devant cette visite imprévue.
  
  - Me serais-je trompé ? N’est-ce pas ici qu’habite Madame Wagner ? questionna Coplan, sachant que Klara et son amant avaient toujours fait croire au voisinage qu’ils étaient mariés.
  
  - Mme Wagner ? dit la quinquagénaire, il y a quatre mois qu’elle a quitté cette maison. Personnellement, je ne l’ai d’ailleurs jamais vue. Elle était déjà partie quand j’ai emménagé.
  
  - Vous n’avez pas sa nouvelle adresse ? s’enquit Francis à tout hasard. De passage à Berne, j’aurais aimé lui dire bonjour.
  
  - Désolé, jeune homme, lui répondit la dame en le laissant sur le seuil. Elle ne m’a jamais donné signe de vie et je suis obligée de retourner à la Poste les rares lettres qui viennent encore à son nom ou au nom de Weiss.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - Tant pis, conclut-il sans trop de regret. J’espère qu’un jour ou l’autre elle se souviendra qu’elle ne m’a pas communiqué son changement de domicile. Bonsoir, madame.
  
  Il esquissa un salut et fit demi-tour.
  
  Tout en arpentant le Muslinweg en sens inverse, Francis se dit que ce que lui avait affirmé cette respectable duègne était peut-être vrai, peut-être faux.
  
  Si Klara avait déguerpi de son ancienne demeure, plus de quatre mois après avoir été relaxée par la Justice française, elle avait pu transformer cette maison en poste d’observation, afin d’être prévenue si quelqu’un cherchait à retrouver sa trace.
  
  Par ailleurs, si l’occupante actuelle du pavillon n’avait exprimé que la vérité, cela signifiait que Klara s’était abstenue de faire suivre son courrier parce qu’elle préférait qu’on ne sache pas où elle s’était établie.
  
  Avant de mettre en branle les services nationaux par lesquels on réussit généralement à joindre une personne dont la résidence n’est pas connue, Coplan résolut d’aller à la Sun Estate Agency, l’agence immobilière qui avait employé antérieurement Wagner, Martha Remick et leurs acolytes.
  
  A l’époque, Francis avait eu affaire au directeur, Mr Schanz, mais par téléphone seulement, et en se présentant à lui sous le nom de Holligan. Il pouvait donc se manifester en chair et en os, à l’abri d’une autre identité pour éviter toute interférence avec le passé.
  
  L’entrevue se déroula le lendemain matin, après que Coplan eût passé la nuit à l’Hôtel de la Gare.
  
  Schanz était un petit homme replet, bedonnant, aux bras courts et aux mains grassouillettes. Au début, il prit Coplan pour un acquéreur éventuel, arbora une attitude compassée.
  
  - Je ne viens pas vous voir pour une question commerciale, lui exposa Francis. Mon nom est Laroche. Je représente une compagnie d’assurance auprès de laquelle Mr Wagner a souscrit une importante police Incendie-Vol...
  
  D’un geste, Schanz l’arrêta.
  
  - Mr Wagner est décédé depuis dix mois, annonça-t-il. Il est mort dans le tremblement de terre d’Agadir.
  
  Coplan, affectant une grande surprise, s’exclama :
  
  - Ah bon ? C’est donc cela, l’explication... Nous ne comprenions pas pourquoi les quittances nous revenaient impayées et pourquoi nos lettres restaient sans réponse. Au reste, sa maison est occupée par une personne qui est incapable de me renseigner. Nous ne savons ce que nous devons faire : annuler le contrat ou le reporter sur une autre résidence. Mr Wagner laisse-t-il des héritiers ?
  
  - Sa veuve, dit Schanz.
  
  - Pourriez-vous me donner son adresse ?
  
  - Oui... Je suis encore en relations avec elle. Étant donné les circonstances de la mort de mon collaborateur, alors qu’il était en service commandé au Maroc, je me considère comme moralement tenu de lui verser une petite mensualité. Mais elle a quitté la Suisse... Elle réside actuellement en Hollande.
  
  Intérieurement, Francis ricana.
  
  C’était bien Klara... Elle avait souhaité disparaître, mais son amour de l’argent l’avait incitée à laisser son adresse au bon et candide Mr Schanz, qui la prenait pour une veuve authentique et lui avait offert une petite rente ! Elle n’allait pas le détromper !
  
  Il y avait doublement de quoi se marrer : c’était Francis lui-même qui avait expédié Wagner dans la tombe et Klara, qui le cocufiait, touchait à présent un viatique dont elle était redevable à l’homme qui l’avait coffrée !
  
  - Je serai heureux de régulariser la situation avec elle, prononça Coplan, imperturbable. Où pourrai-je donc l’atteindre ?
  
  - Voici, dit Schanz en consultant un répertoire. Heu... Elle a repris son nom de jeune fille... Weiss. Elle est domiciliée au Keizers-Gracht 59, à Amsterdam.
  
  
  
  
  
  Par train jusqu’à Zurich, ensuite par avion via Francfort, Coplan arriva en fin d’après-midi dans la Venise néerlandaise.
  
  Il prit une chambre à l’Hôtel Doelen, au cœur de la vieille ville, puis il emprunta le chemin du canal des Empereurs.
  
  Pour un étranger, la topographie de cette cité est quelque peu déroutante, attendu qu’une demi-douzaine de canaux concentriques décrivent des arcs de cercles autour d’un îlot central, et qu’en la traversant en diagonale on rencontre toujours deux fois une artère liquide du même nom. Comme, en outre, toutes ces voies nautiques se ressemblent étrangement, il est bien difficile de reconnaître l’endroit où on se trouve.
  
  Ce n’était pas la première fois, loin de là, que Francis venait à Amsterdam. Afin de s’éviter des mécomptes, il avait relevé son itinéraire avant de quitter l’hôtel. Il aboutit effectivement au Keizers-Gracht au bout de dix minutes de marche, mais les numéros des immeubles étaient considérablement plus élevés que celui qu’il cherchait.
  
  Il en fut réduit à longer la rive et à se laisser distraire par le trafic du canal, bordé par des maisons bourgeoises aux façades gris foncé, ornées de sculptures et empreintes de la noblesse austère que leur conférait un long passé.
  
  Qu’est-ce qui avait pu pousser Klara Weiss à s’établir dans cette ville pluvieuse, alors qu’elle adorait le soleil et les rivages méditerranéens ?
  
  Libre, très belle, dénuée de scrupules, qu’avait-elle eu besoin de chercher refuge ici ? La France lui étant interdite, la Suisse pouvant lui sembler déprimante, elle aurait fort bien pu exercer ses talents d’aventurière sous des cieux moins moroses.
  
  Coplan s’interrogeait toujours là-dessus quand il atteignit le numéro 59, une demeure anonyme très pareille aux autres, à trois étages, au pignon triangulaire. Des fenêtres à vitraux.
  
  Ici, pas de concierges. Des plaquettes de cuivre à côté des boutons de sonnette individuels. Sur les trois, aucune ne mentionnait de Klara Weiss. Mais l’une d’elles, correspondant au second étage, était vierge de toute inscription. Coplan commença par appuyer sur le bouton qui se trouvait en face de celle-là, pour voir.
  
  La porte étant dotée d’un petit judas moyenâgeux, permettant de dévisager subrepticement le visiteur avant de lui ouvrir, Francis lui tourna le dos. Klara n’avait aucune raison de le porter dans son cœur...
  
  De longues secondes s’écoulèrent. Avec la tombée de la nuit, des lumières s’allumaient aux fenêtres des maisons et à la surface des canaux.
  
  Coplan sentit, plus qu’il n’entendit, s’ouvrir la porte derrière lui. Il se retourna. Dans l’entrebâillement, Klara Weiss l’examinait avec des yeux inquisiteurs. Il sourit.
  
  - Bonsoir, lui dit-il en anglais, la langue qu’il avait utilisée lors de leur précédente rencontre. Vous n’allez pas refuser un deuxième porto à un vieil ami ?
  
  Sidérée, la jeune femme ouvrit de grands yeux.
  
  - Holligan... murmura-t-elle, plus stupéfaite qu’effrayée.
  
  - Longtemps qu’on ne s’était vus, reprit Francis, jovial. Je ne vous dérange pas ?
  
  Il avança, franchit le seuil tandis que son interlocutrice reculait dans le couloir.
  
  Maintenant, un début d’inquiétude s’insinuait dans l’esprit de Klara, mais elle ne voyait aucun moyen d’empêcher les choses de suivre leur cours. Cet individu avait trop d’autorité, il était trop fort, on ne pouvait l’arrêter par un simple refus ou par la menace de faire du scandale.
  
  - J’espère que vous n’êtes pas aigrie à mon égard, reprit Coplan d’un ton bonhomme. Je ne vous ai pas trop malmenée et j’ai tenu mes promesses. Alors, rien ne s’oppose à ce que nous bavardions un peu, en copains. Après tout, n’oubliez pas que c’est grâce à moi que vous bénéficiez d’une pension alimentaire.
  
  Il souriait toujours, débonnaire, et pourtant Klara percevait nettement qu’il était dangereux. Elle l’avait vu à l’œuvre, savait ce que dissimulait son apparente urbanité.
  
  - Je suppose que je suis obligée de vous recevoir, émit-elle d’une voix qui manquait d’assurance. Vous dire que je suis enchantée de vous revoir serait un mensonge.
  
  - Parce que vous me connaissez mal et que vous êtes bourrée de préjugés, déclara-t-il avec conviction. Ce vestibule est-il la seule pièce dont vous disposez ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Ayez l’obligeance de fermer derrière vous, je vous précède, dit-elle sur un ton las.
  
  Elle n’avait rien perdu de sa prestance. Sa robe de jersey épousait étroitement ses hanches et elle mit en valeur le balancement gracieux de sa croupe lorsqu’elle se dirigea vers l’escalier.
  
  Coplan la suivit jusqu’au deuxième ; il aurait volontiers prolongé cette ascension si la hauteur de l’immeuble l’avait exigé. Chaussée d’escarpins à talon aiguille, ses jambes admirables gainées de bas sans couture d’un ton délicat, Klara Weiss gagnait encore en séduction quand elle se trouvait quelques marches plus haut que son visiteur.
  
  Ils pénétrèrent dans un salon d’un confort typiquement hollandais, aux meubles en merisier, où plusieurs lampes portatives prodiguaient un éclairage intime.
  
  - Faites comme chez vous, dit Klara, sarcastique. C’est uniquement par sympathie pour moi que vous avez demandé mon adresse au père Schanz et que vous êtes venu à Amsterdam ?
  
  - Uniquement, affirma Coplan avec flegme. Vous vous plaisez dans cette métropole ?
  
  - Je me débrouille, bougonna-t-elle évasivement.
  
  Elle ne lui offrit rien à boire, s’assit dans un fauteuil, alluma une cigarette de tabac blond.
  
  - Alors, quels embêtements allez-vous encore me créer ? s’enquit-elle après avoir soufflé de la fumée.
  
  Francis s’assit en face d’elle, les coudes sur les genoux.
  
  - Les embêtements, c’est vous qui les cherchez. Moi, je me suis efforcé d’en minimiser les effets pour vous. Et je crains que vous ne vous soyez fourrée dans un nouveau guêpier.
  
  - Moi ? fit-elle en battant des cils. Vous faites allusion à ce procès que je vais intenter au gouvernement français, pour détention arbitraire ? Vous êtes sans doute venu dans l’espoir de m’intimider, de me faire renoncer à cette action ?
  
  Coplan plissa les yeux.
  
  - Première nouvelle, annonça-t-il, de bonne foi. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
  
  Klara, croisant les jambes, prit un air excédé.
  
  - Ne tournez pas autour du pot... A quel chantage allez-vous me soumettre si je persévère ?
  
  - Parole, je n’y suis pas, déclara Francis, intrigué. Je ne suis pas au courant, mais là pas du tout, croyez-moi. Et quelle que soit votre opinion sur moi, dites-vous bien que je ne recours au chantage que pour la bonne cause. Jamais pour empêcher quelqu’un de défendre son droit. Relaxez-vous et racontez-moi vos tribulations, depuis votre remise en liberté.
  
  Un instant, la jeune femme l’étudia. Sa nervosité s’allégea progressivement. Ses bouffées devinrent moins précipitées.
  
  - Je ne crois ni au Père Noël, ni aux chevaliers servants, dit-elle avec une ombre d’amertume. Quelle idée aviez-vous derrière la tête en venant ici ? Le souvenir de ma silhouette vous privait de sommeil ?
  
  Coplan s’esclaffa.
  
  - La galanterie la plus élémentaire devrait m’interdire de vous détromper, mais la sincérité m’y oblige, articula-t-il, égayé. Non, votre sex-appeal - très percutant du reste, j’en conviens - n’est vraiment pour rien dans les motifs de ma présence ici. En toute honnêteté, je crains que vous soyez embarquée dans une seconde aventure plus déplaisante encore que la première, et peut-être même sans que vous le sachiez.
  
  Il ne perdait rien à jouer cartes sur table. Si Klara essayait de le fabriquer, elle agirait de toute façon dans le sens qu’il désirait.
  
  Son hôtesse, assez déconcertée, tergiversait entre une méfiance instinctive et une tendance à croire en la franchise du pseudo Holligan.
  
  - Eh bien, conclut-elle, je suis aussi sincère que vous en affirmant que je ne comprends strictement rien à vos inquiétudes me concernant. Je mène une existence très tranquille et je n’ai pas la moindre envie de m’exposer à d’autres ennuis. Êtes-vous rassuré, à présent ?
  
  Coplan secoua la tête, fixa Klara dans le blanc des yeux.
  
  - Non, dit-il. Revenons à cette action en dommages et intérêts que vous avez engagée... Qui vous a suggéré de l’entamer ?
  
  - Un homme de loi spécialisé dans ce genre de procédure, nommé Brindewald.
  
  - Où se trouve son cabinet d’affaires ?
  
  - Il en a plusieurs... A Zurich, à Hanovre, à Londres.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - D’où est partie l’initiative ? De vous ou de lui ?
  
  - C’est lui qui m’a conseillé de réclamer une indemnité... c’est un peu abusif d’enlever quelqu’un, de le séquestrer pendant six semaines, puis de le renvoyer au-delà de la frontière en lui disant qu’on ne peut rien lui reprocher, vous ne pensez pas ?
  
  Bien sûr. Coplan était bien placé pour savoir que la liberté individuelle pèse peu devant la raison d’État. Il comprenait aussi qu’un particulier ne soit pas enclin à se laisser faire, et qu’il essaye d’obtenir une compensation. Mais enfin, en l’occurrence, la sollicitude de ce Brindewald lui paraissait bizarre.
  
  - Que vous a-t-il demandé comme honoraires ? s’informa-t-il.
  
  - Dix pour cent de la somme que nous revendiquons, et qu’il est certain de recueillir. Ne vous figurez pas qu’il tente de m’extorquer de l’argent... Il est tellement sûr de son affaire qu’il me verse des avances.
  
  Coplan se renversa contre son dossier, se croisa les mains en contemplant Klara.
  
  - Et vous ne croyez pas aux chevaliers servants ? ironisa-t-il. Vous ne soupçonnez pas ce Brindewald d’être troublé par votre physique ? Ou d’avoir une autre idée derrière la tête ? Depuis quand la procédure est-elle engagée ?
  
  - Depuis quatre mois environ...
  
  C’est-à-dire, songea Francis, depuis l’époque où elle avait quitté la Suisse pour s’installer à Amsterdam.
  
  Quelque chose ne collait pas.
  
  Si Klara disait vrai, le Vieux aurait su qu’un procès contre l’État français était intenté à la suite d’une opération exécutée par son service. Il se serait fait taper sur les doigts et n’aurait pas manqué de ronchonner auprès de Coplan, premier responsable de cette semonce. Or il n’y avait pas fait la moindre allusion. Donc il y avait gros à parier que ce fameux procès n’était pas engagé, contrairement à ce que s’imaginait Klara.
  
  - Est-ce Brindewald qui vous a suggéré de venir habiter en Hollande ? questionna Francis.
  
  La jeune femme fit un signe d’assentiment.
  
  - Il craignait que je ne sois l’objet d’une manœuvre, d’une pression de la part de certaines personnalités françaises. En Suisse, avec une frontière commune, je n’étais pas en sécurité : j’en avais eu l’expérience, n’est-ce pas, Mr Holligan ?
  
  Coplan posa son menton dans sa paume. Ça devenait passionnant.
  
  - Comment votre avocat a-t-il appris que vous aviez été internée à Paris et que vous pouviez avoir besoin de ses bons offices ? interrogea-t-il à mi-voix.
  
  Le visage de Klara exprima une totale indifférence.
  
  - Ces choses-là se savent toujours... C’est comme une mort ou une naissance : les représentants des Pompes Funèbres ou des commerçants viennent vous embêter sans qu’on sache d’où ils tiennent la nouvelle.
  
  Bref, le Brindewald semblait avoir surgi du néant.
  
  - Et il vous a demandé de raconter votre histoire en détail, en toute confiance, à l’abri du secret professionnel, persifla Coplan.
  
  - C’était indispensable, non ? regimba Klara. Comment voulez-vous qu’il constitue un dossier sans cela ?
  
  - Tout à fait normal, acquiesça Francis, impavide. De fil en aiguille, vous avez parlé de Martha Remick, des microfilms sur lesquels j’avais fait main basse chez elle, des questions dont on vous avait bombardée, etc.
  
  - Forcément... Je n’y avais rien compris, moi, à toute cette combine. Et puis, c’est tout juste si vous ne m’inculpiez pas de complicité de meurtre ! Si vous vous figurez que j’allais négliger quoi que ce soit pour obtenir un juste dédommagement, vous vous fourrez le doigt dans l’œil.
  
  Coplan la regarda avec un mélange d’étonnement et de commisération. Son indignation était belle à voir. L’innocence outragée dans toute sa splendeur... Elle avait complètement oublié que c’était elle qui avait donné le rendez-vous fatal à Carnot.
  
  Un moment, Francis hésita. Fallait-il lui ouvrir les yeux, la presser de rompre le contact avec Brindewald et de filer le plus loin possible, à toute allure ? Ou bien la laisser baigner dans son jus, l’abandonner à son sort sans lui mettre la puce à l’oreille ?
  
  Ce furent des considérations strictement réalistes qui l’emportèrent dans l’esprit de Coplan.
  
  - Je vous souhaite bonne chance dans votre entreprise, dit-il d’un ton plutôt amical. Si une Cour de Justice estime que votre plainte est fondée, et si Brindewald est assez adroit pour le prouver, vous aurez bien mérité votre indemnité.
  
  Il se leva, montrant ainsi son intention de partir. Klara éteignit en hâte sa cigarette ; désormais rassurée sur l’absence d’agressivité de son visiteur, elle voulut atténuer la froideur de son accueil.
  
  - Vous boirez bien un whisky ?... Vous n’êtes pas tellement pressé, je suppose ?
  
  - Ma foi, non, admit Francis. Incidemment, ne faites pas mention de cet entretien lorsque vous verrez Brindewald. Les hommes de loi n’aiment jamais qu’on pactise avec l’adversaire.
  
  - Fiez-vous à moi, promit Klara tout en allant prendre des verres et une bouteille de Scotch dans un petit bar. S’il savait que je vous ai reçu, il devinerait du même coup que j’ai laissé mon adresse à Schanz, contrairement à ses instructions les plus formelles. Qu’est-ce qu’il me passerait !...
  
  - Où réside-t-il, après tout, ce généreux défenseur de la veuve et de l’orphelin ? Vous le voyez souvent ?
  
  - Je ne l’ai vu que trois fois en tout et pour tout. Il habite Hanovre, au 1 Jägerstrasse. C’est du moins là que j’envoie le courrier. Mais j’ai l’impression qu’il voyage constamment entre ses trois bureaux.
  
  - Il est séduisant ?
  
  Klara lui lança un regard très féminin, teinté de moquerie, un peu mystérieux.
  
  - Il ne manque pas de classe, avoua-t-elle. Sa taille est à peine moins élevée que la vôtre, il a des yeux bleu clair, une bouche ferme, de belles dents. Beaucoup d’élégance et de distinction.
  
  Comme signalement, c’était vague mais cela dégrossisait quand même le personnage.
  
  Coplan porta son verre à la rencontre de celui de Klara.
  
  - A votre avenir, et sans rancune.
  
  Son hôtesse but une gorgée d’alcool, puis elle dit, le front soucieux :
  
  - Mais s’il ne s’agit pas de cette action en dommages et intérêts, que signifiaient les paroles que vous avez prononcées tout à l’heure ? Cette allusion à une aventure dans laquelle je me serais à nouveau embarquée ?
  
  - Je redoutais que vous n’ayez brouillé votre piste pour mieux vous livrer ici à d’autres exploits, expliqua Coplan, très détendu. Un petit bluff destiné à vous mettre en verve... Une femme comme vous, décidée à faire fortune, a tendance à mettre les pieds où il ne faut pas.
  
  Elle ne se vexa pas.
  
  - Puisque j’ai un bon filon, pourquoi prendrais-je des risques ? opposa-t-elle. Brindewald estime que ça pourrait me rapporter quelques centaines de milliers de francs suisses. Et il casque dès maintenant parce que c’est du tout cuit. Alors ?
  
  Coplan approuva.
  
  - Évidemment, vous auriez tort de vous casser la nénette. D’autant plus que ça ne vous empêche nullement d’embobiner un riche armateur ou un marchand de fromages...
  
  Il plaisantait, tout en éprouvant pour elle une ombre de pitié.
  
  Que ferait d’elle Brindewald quand, cessant de lui être utile, Klara deviendrait compromettante ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  De deux choses l’une : ou bien Brindewald avait monté un gigantesque bateau à Klara Weiss, son rôle d’avocat étant de la frime et ses bureaux de la poudre aux yeux. Ou bien il avait effectivement la surface qu’il prétendait avoir et il se livrait à des activités occultes derrière une façade des plus honorable.
  
  Pour en avoir le cœur net, il suffisait de se rendre à Hanovre. Toutefois, sachant qu’un examen approfondi des occupations d’un suspect nécessite du temps et un matériel approprié, Coplan résolut de retourner à Paris.
  
  Lorsqu’il eut relaté au Vieux son entrevue avec Klara Weiss, il obtint carte blanche pour la poursuite des investigations. D’abord, parce que le Gouvernement n’avait pas été saisi d’une plainte déposée par l’intéressée ou par son conseil ; ensuite, parce que les enquêtes menées sur Robert Rudaux et Félix Corte étaient toujours au point mort.
  
  Afin de jouir d’une plus grande liberté de mouvements, Coplan partit pour l’Allemagne au volant d’une Opel de série dont il se promit de modifier l’immatriculation quand il serait de l’autre côté de la frontière.
  
  Luxembourg, Francfort, Cassel furent les principales étapes d’un voyage de plus de huit cents kilomètres effectué en un jour et demi.
  
  Francis installa son quartier général à l’Hôtel Waterloo, à deux cents mètres de la gare centrale. Son premier soin, lorsqu’il eut défait ses bagages, fut de consulter un annuaire téléphonique.
  
  Il ne fut qu’à demi surpris de découvrir un Brindewald, docteur en Droit, au 1 de la Jägerstrasse. Mieux : immédiatement en-dessous de la mention ordinaire du nom, de l’adresse et du numéro, il y avait un placard publicitaire finement encadré : « Étude Brindewald - Consultations juridiques, litiges internationaux, droit maritime - Filiales à Londres et Zurich - 75 Friesen Strasse, Hanovre. Tél. 8.22.34. »
  
  Coplan referma le volume et demeura pensif.
  
  Et si ce Brindewald n’était, ni plus ni moins, qu’un intermédiaire occasionnel du Service Secret de l’Allemagne Fédérale ?
  
  L’hypothèse était plausible. L’excellente couverture dont disposait l’avocat le désignait pour une entrée en relation très officielle avec Klara Weiss, pour la faire parler sans éveiller sa méfiance en invoquant un solide prétexte.
  
  Dans l’affirmative, Coplan pouvait boucler sa valise et remettre le cap sur Paris : il pourrait surveiller Brindewald pendant cent sept ans sans être plus avancé, les ficelles étant tirées d’un inconnaissable bureau de la capitale fédérale.
  
  La première chose à faire, c’était de photographier Brindewald et d’envoyer l’épreuve à Paris, afin de vérifier si l’individu n’était pas déjà répertorié, connu comme appartenant au S.R. allemand.
  
  Toutefois, étant donné que l’avocat se déplaçait beaucoup, Francis étudia un moyen de l’apercevoir sans devoir poireauter pendant des heures, et peut-être des jours, aux abords de son domicile.
  
  Un vendredi matin, Coplan téléphona à l’étude.
  
  - Quand pourrais-je voir Mr Brindewald personnellement ? s’informa-t-il en allemand. Je désirerais le consulter pour une affaire assez compliquée de brevet, plusieurs usines européennes exploitant sans payer de redevance un procédé qui est patenté.
  
  Une secrétaire lui répondit :
  
  - Mr Brindewald ne reçoit à Hanovre que les lundi et mardi. Si c’est urgent, vous pouvez l’atteindre à Zurich le mercredi, ou à Londres le jeudi et le vendredi. Toujours sur rendez-vous. Faut-il vous inscrire pour' le début de la semaine prochaine ?
  
  Coplan réfléchit.
  
  - Non, dit-il. Je dois précisément me rendre à Zurich lundi matin et je tâcherai de le rencontrer là-bas. Merci, mademoiselle.
  
  Il raccrocha aussitôt.
  
  De l’horaire qu’on venait de lui fournir, il déduisit que Brindewald passait ses week-ends chez lui, et qu’il rentrait de Londres soit le vendredi soir, soit le samedi matin.
  
  Illico, Francis forma le numéro de téléphone du domicile privé de l’homme de loi.
  
  Ce fut à nouveau une voix féminine qui se fit entendre.
  
  - Herr Grinniger à l’appareil, annonça-t-il. Je voudrais remettre en mains propres, et le plus rapidement possible, des documents importants à Maître Brindewald. Pourriez-vous m’indiquer par quel avion il revient de Londres ?
  
  - Quand il n’est pas retardé en Angleterre, il prend la correspondance à Francfort et arrive à l’aéroport de Langenhagen à dix heures du soir. Sinon, il ne revient que le samedi matin, à neuf heures cinquante. Mais vous pourriez peut-être déposer ces papiers ici ? Je les mettrais dans le coffre.
  
  - Non, il faut aussi que je lui donne quelques explications verbales. Vous êtes bien aimable. Au revoir, Madame.
  
  Coplan remit le combiné en place.
  
  En prévision d’un instantané à la lumière artificielle, il chargea son appareil-briquet d’une pellicule extra-rapide.
  
  Après le dîner, il partit en voiture à l’aéroport.
  
  A dix heures moins quelques minutes, il alla se poster près de l’endroit où débouchaient les passagers à leur descente d’avion et il chercha un angle convenable, par rapport à l’éclairage ambiant, pour obtenir de bons clichés : face, profil et dos.
  
  D’autres personnes erraient dans le hall, les unes attendant le moment de leur départ, d’autres étant venues accueillir des amis ou des parents.
  
  Sur un ton feutré, les haut-parleurs signalèrent l’atterrissage de l’appareil en provenance de Francfort, amenant des voyageurs de Munich, Stuttgart, Londres et Paris.
  
  Coplan, une cigarette au coin de la bouche, son briquet dans sa paume, tourna ses yeux vers la double-porte vitrée.
  
  Le signalement très approximatif que lui avait fourni Klara lui permettrait-il de repérer son client ? Des Allemands de haute taille, aux yeux bleus, il n’en manque pas.
  
  Les premiers arrivants se présentèrent, munis de légers bagages à main. Francis les détailla en bloc, porta son attention sur le groupe suivant.
  
  Soudain, il eut un léger tressaillement. Un homme d’une quarantaine d’années, un cigare fraîchement allumé aux lèvres, vêtu avec une élégance cossue et portant une grosse serviette en veau noir, avançait entre deux couples. Il répondait exactement à l’idée que Coplan s’était faite du Doktor hanovrien.
  
  Penchant la tête sur son briquet, Francis pressa le déclencheur. Un tour de mollette, un second cliché. Parmi les personnes qui succédaient à l’imposant personnage, aucune en tout cas ne ressemblait davantage à Brindewald.
  
  Pivotant sur lui-même, et paraissant éprouver des difficultés à faire jaillir une flamme, Coplan prit une troisième photo tandis que l’homme s’éloignait vers l’autre côté de l’aérogare. Mais alors que Francis actionnait le déclic, il constata dans le minuscule viseur qu’un second individu avait abordé l’avocat. Lui aussi figurerait sur la photo.
  
  Sa cigarette étant enfin allumée, Coplan observa discrètement les deux hommes, qui s’étaient arrêtés au milieu du hall. Ils parlaient ensemble, et un troisième vint se joindre à eux.
  
  Maintenant, tous les voyageurs avaient franchi le seuil et les battants se refermaient ; Francis ne pouvait plus rester où il était. Il traversa également la salle, s’approcha du kiosque à journaux. Il contourna un des présentoirs de cartes postales afin de conserver le trio dans son champ de vision.
  
  Brindewald s’était rembruni. A deux reprises, il fit un signe de dénégation. Un de ses compagnons se remit à discourir, avec des gestes insistants et persuasifs. L’autre, le masque renfrogné, fixait Brindewald sans aménité.
  
  Coplan devina que cette rencontre n’avait pas été prévue par l’avocat. Ce dernier connaissait visiblement ses interlocuteurs, mais leur présence en cet endroit lui déplaisait ; cela se remarquait à ses réponses brèves et à un mécontentement qu’il ne cherchait pas à dissimuler.
  
  La discussion dura trois ou quatre minutes, puis le groupe reprit son chemin vers la sortie.
  
  Coplan pinça les lèvres. Sauf erreur, quelque chose ne tournait pas rond pour Brindewald. Qu’allait-il faire après ce conciliabule ?
  
  A distance, Francis se dirigea également vers l’extérieur. Quand il atteignit le terre-plein où des taxis emmenaient les gens qui avaient débarqué, il distingua les trois hommes à une vingtaine de mètres sur la gauche. Ils marchaient vers le parking des voitures privées.
  
  C’était là qu’il avait garé son Opel. Au lieu de couper au court, il longea le bâtiment, bifurqua ensuite à angle droit.
  
  Entre temps, Brindewald et ses compatriotes étaient montés dans une Mercedes de teinte foncée. L’avocat s’était assis à l’arrière. La berline démarra.
  
  Coplan s’installa au volant de son Opel, se dégagea du parking. Si les trois Allemands se rendaient à la Jägerstrasse, ce serait la preuve que le passager de Francfort était bien Brindewald.
  
  La filature se poursuivit sans trop de mal le long de la route conduisant à Hambourg, mais elle devint plus délicate dès l’entrée dans les faubourgs de Hanovre. L’itinéraire jusqu’à la Jägerstrasse était relativement direct, aussi Francis fut-il presque pris au dépourvu quand la Mercedes, au lieu de continuer tout droit, vira brusquement sur la gauche.
  
  Était-ce un test, le chauffeur ayant remarqué qu’une voiture surgissait à intervalles réguliers dans son rétroviseur ? Ou bien la route empruntée par Brindewald et ses acolytes s’écartait-elle délibérément de la direction de la Jägerstrasse ?
  
  Coplan amorça son virage quand la signalisation le lui permit. Les autres étaient déjà loin, mais leurs feux rouges restaient visibles.
  
  Par précaution, Francis n’accéléra pas trop. Du reste, la Mercedes ne donnait pas l’impression de vouloir le semer.
  
  Quelques minutes plus tard, elle stoppa dans une avenue située en bordure d’un parc.
  
  L’Opel s’engouffra dans la première transversale, s’arrêta quelques mètres plus loin. Coplan coupa l’allumage, sortit en hâte de sa voiture et, à pied, il revint dans l’avenue. Une plaque apposée sur l’immeuble d’angle indiquait « Hohenzollernstrasse ».
  
  Francis vit s’estomper une traînée de lumière qui, de l’intérieur du couloir d’une maison, éclairait le trottoir et la Mercedes. La porte d’entrée s’était sans doute refermée à l’instant même. Les phares de la berline étaient éteints.
  
  Coplan continua de marcher. Il passa devant l’immeuble, une solide maison bourgeoise d’aspect rébarbatif, sûrement vieille de plus d’un demi-siècle. Elle portait le numéro 136. Il y avait de la lumière aux fenêtres du rez-de-chaussée surélevé.
  
  Perplexe, Francis poursuivit sa promenade.
  
  Il ne pensait pas s’être fourré le doigt dans l’œil, au sujet de Brindewald. Mais s’il ne s’était pas trompé, l’avocat ne devait pas s’attarder ici avant de regagner son domicile.
  
  Apparemment, il n’était descendu dans cette maison que pour prolonger l’entretien qui avait débuté à l’aéroport. Plus ou moins contraint et forcé, si l’on en jugeait par la désapprobation qu’il avait manifestée précédemment.
  
  Coplan résolut d’attendre. La personnalité des deux compagnons de l’avocat l’intriguait aussi dans une certaine mesure. Quel mobile urgent les avait poussés à le cueillir à son retour de voyage, ce soir, alors qu’il séjournait régulièrement à Hanovre du samedi au mardi ?
  
  Une centaine de mètres plus loin, Francis traversa la chaussée. Par l’allée marquant la lisière du parc, il revint sur ses pas, dépassa de nouveau la lugubre demeure. Il rejoignit l’Opel, s’y glissa, remit le contact.
  
  Il embraya, se mit en quête d’un poste d’observation d’où, sans quitter sa voiture, il pourrait guetter la sortie de Brindewald.
  
  Revenu dans la Hohenzollernstrasse, il immobilisa son véhicule le long du trottoir de l’allée, de manière à pouvoir surveiller la maison dans son rétroviseur.
  
  Il patientait depuis une vingtaine de minutes quand l’imposte s’illumina, au-dessus de la porte d’entrée, annonçant la sortie prochaine de quelqu’un. Effectivement, l’huis s’ouvrit peu après.
  
  Deux silhouettes, passagèrement éclairées, émergèrent du couloir. Tandis que l’une d’elles allait ouvrir la portière de la Mercedes, l’autre éteignait derrière elle avant de refermer le battant.
  
  Ceci plongea toute la façade dans l’obscurité car, au rez-de-chaussée surélevé, il n’y avait plus de lumière.
  
  A cette distance, Coplan ne put reconnaître les traits des hommes qui s’en allaient. Mais lorsque la Mercedes passa près de lui, après qu’il se fut aplati sur la banquette, il put noter que ni l'un ni l’autre n’était Brindewald.
  
  Cela, c’était pour le moins curieux...
  
  Reprendre cette bagnole en chasse ne pouvait offrir qu’un intérêt problématique. Coplan y renonça sur-le-champ, car une meilleure idée venait de naître en lui.
  
  Il mit le moteur en route alors que la Mercedes était déjà hors de vue, s’orienta pour regagner le centre de la ville.
  
  Comme il traversait un tunnel passant sous des voies de chemin de fer, il se dit qu’il ne devait pas être éloigné de la gare. Virant sur la droite, il l’atteignit en effet presque tout de suite. Son hôtel n’était pas loin, mais il préféra téléphoner d’une cabine publique.
  
  Il appela le Service des Renseignements de l’aéroport.
  
  - Pourriez-vous m’indiquer si, parmi les passagers de l’avion de Francfort arrivant à vingt-deux heures cinq se trouvait un certain Mr Brindewald ?
  
  - Moment, bitte...
  
  Une dizaine de secondes s’écoulèrent, puis la voix impersonnelle de l’employé résonna :
  
  - Oui, ce monsieur est bien arrivé tout à l’heure. Désirez-vous qu’on le demande par les haut-parleurs, pour le cas où il n’aurait pas encore quitté l’aérogare ?
  
  - Non, ce n’est pas nécessaire, je vous remercie. Guten abend.
  
  Toujours un point d’acquis. Maintenant Francis n’avait plus qu’une démarche à tenter pour être sûr qu’il ne s’était pas gourré. Il forma le numéro privé de Brindewald, tout en jetant un coup d’œil à sa montre : onze heures moins dix.
  
  - C'est encore moi, Grinniger, déclara-t-il sur un ton d’excuse. Je suis allé à l’aéroport, mais avec un très léger retard, et je crains d’avoir raté Mr Brindewald. Est-il chez lui en ce moment ?
  
  Le même organe féminin que précédemment fit vibrer l’écouteur :
  
  - Non... Je suis désolée, il ne doit pas avoir quitté Londres, sans quoi il serait déjà ici à cette heure. Vous aurez plus de chance demain matin, Mr Grinniger.
  
  - Pardonnez-moi de vous avoir dérangée. Enfin, dans un sens, je suis tranquillisé. Bonne nuit, Madame.
  
  Tranquillisé, il l’était en ce qui concernait l’identité de l’homme qu’il avait photographié : c’était Brindewald, sans l’ombre d’un doute. Mais Francis était moins rassuré quant au motif du séjour insolite de l’avocat dans cet immeuble de la Hohenzollernstrasse.
  
  L’homme de loi n’avait pas de valise, il n’en avait pas retiré une aux bagages. Il n’envisageait donc pas de passer la nuit ailleurs que chez lui. N’avait pas prévenu sa femme qu’il était rentré en Allemagne. Aucune lumière visible n’avait subsisté après le départ des inconnus qui l’avaient intercepté à l’aéroport. Il n’avait pas raccompagné ces derniers jusqu’à la porte.
  
  Tout cela constituait un faisceau de faits pouvant donner lieu à une. interprétation inquiétante... Au minimum, Brindewald était retenu contre son gré.
  
  Coplan fit à pied le trajet de la cabine téléphonique à l’hôtel Waterloo. Il monta dans sa chambre, ouvrit à l’aide d’une clé une robuste mallette en cuir, y préleva une trousse extra-plate qu’il logea dans une poche intérieure, un stylo-bille dont le capuchon s’ornait d’une perle de verre, et enfin un agenda relié en cuir noir, doté d’un ravissant porte-mine en or, mais qui pouvait cracher sans bruit six balles au cyanure.
  
  Au fond, l’occasion d’avoir un tête-à-tête avec Brindewald n’était-elle pas splendide ?
  
  Mais avant, il fallait expédier par la poste les négatifs pris à l’aérodrome.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Il était minuit et demi quand Coplan gara son Opel dans une rue perpendiculaire à l’avenue Hohenzollern.
  
  Au cours de la marche qu’il effectua pour se rapprocher du numéro 138, il s’assura qu’aucun Schupo ne se baladait dans les environs. Ce quartier périphérique était d’ailleurs parfaitement désert. Pas de Mercedes en vue.
  
  Parvenu devant l’immeuble, Coplan appuya froidement sur le bouton de sonnette. Si Brindewald était prisonnier, et seul, il était évidemment incapable de venir ouvrir. S’il était gardé, son geôlier aurait la tentation d’élucider le motif de cette visite tardive, et une lumière au moins s’allumerait quelque part.
  
  Un peu en retrait de la porte d’entrée, Coplan leva la tête, prévoyant aussi qu’une fenêtre pouvait s’ouvrir en silence. Au moindre signe de vie, il se planquerait dans l’encoignure.
  
  Rien ne se produisit. Francis attendit cependant plusieurs minutes avant de se décider à travailler la serrure.
  
  Celle-ci ne lui opposa pas une résistance invincible. Au quatrième essai, il la crocheta proprement, sans bruit.
  
  Il se faufila dans la maison, referma derrière lui, fut enveloppé de ténèbres opaques. L’oreille tendue, il rengaina sa trousse, préleva son stylo-bille dans sa pochette, appuya sur l’agrafe.
  
  Un mince pinceau lumineux fit luire un escalier de marbre blanc de sept ou huit marches, en haut duquel se trouvait une porte vitrée. Un silence de tombe régnait dans l’immeuble.
  
  Brindewald pouvait avoir été endormi ou bâillonné. Le problème, c’était de savoir où on l’avait fourré.
  
  Immédiatement à la gauche de Coplan, il y avait une petite porte qui devait donner accès aux pièces du sous-sol. Autant commencer l’exploration par là.
  
  Il provoqua un léger grincement en repoussant le battant, aperçut trois marches descendantes. Il s’aventura dans le soubassement, traversa successivement un local sans destination précise, une buanderie, puis une cuisine qui, par un autre escalier, communiquait avec le rez-de-chaussée. Coplan utilisa celui-ci pour remonter.
  
  Il colla son oreille au panneau de bois avant de franchir le seuil de ce qui devait être, logiquement, une salle-à-manger. Ne percevant aucun souffle de respiration, il actionna lentement la béquille et projeta le faisceau de sa lampe dans l’entrebâillement. Des meubles lourds, abondamment encaustiqués, créaient un décor sévère, d’une ordonnance rigide. Si l’ameublement et la décoration étaient partout du même acabit, on n’avait jamais dû rigoler beaucoup dans cette bicoque.
  
  Des tentures épaisses drapaient quatre vantaux . vitrés qui formaient séparation avec un salon ou un fumoir. Cette pièce-là devait être en façade et c’est là que Francis avait aperçu de la lumière lorsque les trois hommes étaient entrés dans l’immeuble. Était-ce là qu’était séquestré l’avocat ?
  
  Ses pas amortis par le tapis qu’il foulait, Coplan progressa jusqu’à la porte de communication. Ayant fait pivoter le bouton, il repoussa lentement un des vantaux de la partie centrale. La tache de clarté qui le précédait voyagea d’un canapé à deux fauteuils club et à une table centrale surmontée d’un vaste cendrier en porcelaine rempli de mégots.
  
  Coplan allait s’avancer dans le salon quand un grincement venant du couloir lui fit passer un frisson dans le dos. Le silence avait été rayé par ce bruit suraigu, révélateur d'une présence humaine.
  
  Francis éteignit sa lampe pendant qu’il se tournait vers l’endroit présumé d’où avait émané ce signe insolite, c’est-à-dire de l’issue par laquelle il était entré dans la salle-à-manger. Environné d’une obscurité totale, il ne vit rien, mais il eut la notion très nette que cette porte était en train de s’ouvrir.
  
  Brindewald ? Où quelqu’un d’autre ?
  
  Prévoyant que le lustre pouvait subitement diffuser une lumière brutale, Coplan fit un pas en arrière pour se dissimuler derrière les rideaux du salon. Alors, instinctivement, il sentit qu’un mouvement s’opérait aussi dans la pièce où il se tenait. Un réflexe défensif l’incita à lever le bras tout en faisant volte-face vers le danger. Un objet dur s’abattit avec violence tout près de son coude et son stylo-lampe tomba de sa main tandis qu’une douleur cuisante paralysait ses muscles.
  
  A l’aveuglette, Coplan expédia cependant son poing gauche vers son adversaire invisible. Il tapa dans le vide, trébucha en avant, encaissa de plein fouet un terrible choc sur le crâne.
  
  Son dernier geste fut de porter la main à la poche qui contenait le faux agenda mais, assommé, il sombra dans l’inconscience. Ses genoux fléchirent et il s’effondra sur le tapis.
  
  
  
  
  
  Secoué par des mains impatientes, Coplan recouvra un début de lucidité. Il garda pourtant les paupières fermées, car au travers d’elles il percevait le halo d’une lumière intense qui allait l’éblouir intolérablement quand il ouvrirait les yeux.
  
  Puis une voix rude lui parvint. Elle prononçait des mots allemands :
  
  - Allons, assez roupillé ! Réveillez-vous !
  
  Des secousses déplaisantes, imprimées à son torse, achevèrent de le ranimer et d’accroître sa mauvaise humeur. Il émit un grognement, esquissa un mouvement d’épaules excédé.
  
  Son tortionnaire ne le laissa pas en paix pour autant. Au contraire. Ses objurgations, accompagnées de stimulations énergiques, redoublèrent.
  
  Coplan se résigna à entrouvrir ses cils. Comme il le craignait les rayons lumineux martyrisèrent sa rétine. Il devait être étendu par terre car il recevait en pleine figure l’inondation flamboyante d’un luminaire pendu au plafond.
  
  - Quoi ? Que voulez-vous ? proféra-t-il dans la même langue, en essayant de dévisager son interlocuteur.
  
  - Dépêchez-vous, le pressa ce dernier. Vous me prenez pour une nurse, ou quoi ? Nous n’avons pas de temps à perdre... Vous comprenez ce qu’on vous dit, au moins ?
  
  De fait, Coplan avait récupéré sa clarté d’esprit coutumière, mais il souffrait d’une épouvantable migraine. Il se mit sur son séant, d’un coup de reins. Ses yeux papillotants distinguèrent deux individus accroupis auprès de lui. Les types qui avaient accueilli Brindewald à l’aéroport.
  
  - A quelle heure êtes-vous entré dans cette maison ? lui demanda l’un d’eux sur un ton agressif, une main accrochée à son revers. Qu’est-ce que vous foutez là ?
  
  Francis se remémora tout ce qui avait précédé sa chute. Il tâcha de se créer une attitude mentale adaptée à la situation.
  
  - Je n’ai pas chronométré mon entrée, maugréa-t-il. Vous n’allez pas me barber avec des questions idiotes ? D’abord, quelle heure est-il maintenant ?
  
  - Cinq heures dix, le renseigna l’un des inconnus, les dents serrées. Depuis combien de temps êtes-vous là ? C’est important, nous devons le savoir.
  
  Les pensées de Francis vacillèrent. Évidemment, ces types ne pouvaient pas avoir été ses agresseurs, puisqu’ils n’étaient plus dans l’immeuble quand il y avait pénétré. D’où leur stupeur et leur avidité à l’interroger.
  
  - Je me suis amené vers minuit et demi, évalua Coplan.
  
  Il ne se sentait pas assez solide, physiquement, pour attaquer deux adversaires, mais le projet se dessina dans son esprit.
  
  - Pourquoi vous étiez-vous introduit dans cette maison ? s’informa derechef le premier, incisif.
  
  - Pour parler à Brindewald, pardi ! rétorqua Francis, dont les yeux commençaient à s’accoutumer à l’éclairage ambiant.
  
  - Vous nous aviez pris en filature depuis l’aéroport ?
  
  - On ne peut rien vous cacher.
  
  - Quelles étaient vos intentions ?
  
  - Ben... Je viens de vous le dire : interviewer Brindewald.
  
  - A quel sujet ?
  
  Coplan ne pigeait pas très bien. Était-il en présence d’alliés ou d’adversaires de l’avocat ? Existait-il une connexion entre eux et l’affaire qu’il essayait d’éclaircir ou bien s’occupaient-ils de tout autre chose ?
  
  Le silence s’éternisant, l’homme qui avait dirigé l’interrogatoire - bien bâti, le faciès durement modelé, coiffé d’un feutre qu’il avait repoussé en arrière - reprit d’une voix sèche :
  
  - Vous êtes Français ?
  
  Sur le tapis, à côté de lui, gisait le portefeuille de Coplan. Des papiers éparpillés prouvaient qu’on en avait examiné le contenu.
  
  - Oui, acquiesça Francis, jugeant inutile de nier l’évidence. Si je ne débloque pas, Brindewald s’est taillé et vous aimeriez lui remettre le grappin dessus ?
  
  - Ouais, grommela l’autre évasivement. Est-ce vous qui l’avez délivré ?
  
  - Moi ? Je n’ai même pas eu le temps de le voir... J’ai été matraqué par je ne sais qui, ici même, dans une obscurité complète.
  
  Les deux complices échangèrent un regard incertain.
  
  - Savez-vous ce qu’est devenu Rudaux ? hasarda le second type, plus jeune que son compagnon, le visage ovale, le nez un peu camus.
  
  C’était celui qui avait conversé avec Brindewald dans le hall de l’aérogare, et qui avait fini par convaincre l’avocat.
  
  - Rudaux ? fit Coplan. Oui, je peux vous renseigner. Il s’est tiré une balle dans la tête pour ne pas être coffré par la gendarmerie française.
  
  Sa réponse abasourdit ses deux auditeurs. La figure de l’homme au chapeau s’enlaidit d’un rictus féroce. Il agrippa le revers de Francis plus fermement encore.
  
  - Ne nous racontez pas de blagues, vieux frère, gronda-t-il en extirpant de l’autre main un automatique de sa poche intérieure. Pourquoi la gendarmerie aurait-elle cavalé après Rudaux ?
  
  Le terrain sur lequel s’aventurait Coplan était des plus mouvant. Si ces types étaient du même bord que Rudaux, voire même ses copains, les édifier sans restriction c’était leur rendre un précieux service. Or Coplan ne tenait pas tellement à leur faciliter la besogne. Mais, par ailleurs, leur réaction pouvait être instructive poux lui. Et son objectif numéro Un était de s’en sortir avec le minimum de casse.
  
  - Rudaux avait photographié des documents trop brûlants, expliqua-t-il. Pris en flagrant délit, il a sonné le gardien et s’est débiné. Mais une chasse à l’homme a été déclenchée dans les trois heures suivantes, et il a été stoppé à vingt kilomètres au nord de Moulis.
  
  Tout en révélant une partie de la vérité, Francis induisait en erreur les deux inconnus quant aux circonstances réelles qui avaient présidé à la mort de Rudaux. Il taisait l’essentiel, en somme.
  
  Un silence plana. Indubitablement, si les intéressés n’avaient eu aucun tuyau sur la disparition de cet agent, les paroles assurées du prisonnier leur apportaient la clé du mystère.
  
  - Comment êtes-vous remonté jusqu’à Brindewald ? questionna le jeune, curieux, moins crispé que son compagnon.
  
  - Cela, c’est un point que je préfère ne pas aborder, dit Coplan sur un ton goguenard.
  
  Son vis-à-vis tenait toujours le pistolet braqué. En retrait, le poing contre la hanche, en gars qui sait se servir d’une arme et qui tire sans hésitation quand on tente de la lui arracher.
  
  Contrairement aux prévisions de Francis, qui s’attendait à passer un mauvais quart d’heure en raison de son refus, ses deux adversaires ne s’appesantirent pas sur cette question délicate, pourtant primordiale pour eux aurait-on pu supposer.
  
  Par un brusque tournant, la conversation revint à son point de départ :
  
  - Avez-vous eu affaire à Brindewald seul ou à deux assaillants ? s’enquit à nouveau le plus jeune.
  
  - Juste avant d’être assommé, j’ai eu l’impression qu’il y avait deux personnes dans la maison, affirma Coplan avec sincérité. Alors que mon agresseur se trouvait à deux pas de moi, la porte de la salle-à-manger s’est mise à bouger.
  
  Une fois de plus, les inconnus se consultèrent du regard, mais sans échanger un mot.
  
  Assis entre eux, les mains appuyées sur le sol, Coplan bascula soudain en arrière en ramenant ses genoux vers lui ; d’une décharge de ses pieds, il envoya dinguer ses gardes du corps accroupis. Frappés chacun à la hauteur du biceps, ils tombèrent lourdement de côté, l’épaule contre le tapis, tout en s’efforçant d’amortir leur chute.
  
  Ils se débattaient furieusement pour se remettre sur pied quand Coplan se dressait déjà d’un élan sur ses talons joints. Il attrapa le premier vase qui se trouvait à sa portée, le fracassa sur la tête du type armé de l’automatique. Mais sa satisfaction fut brève, car l’autre plongea dans ses jambes, les encercla et lui fit perdre l’équilibre par une poussée irrésistible. Les bras de Coplan cherchèrent au vol un point d’appui ou d’accrochage, n’en rencontrèrent aucun. Il dégringola en arrière comme un arbre foudroyé, faucha un service à liqueur et le guéridon qui le supportait avant de s’écrouler sur le dos, sa tète allant heurter le mur avec un bruit sinistre. Tous ses muscles.se détendirent en une fois et il resta inerte, les yeux fermés.
  
  Son agresseur dénoua sa prise, mit un genou en terre pour le contempler.
  
  - S’il n’a pas le crâne fracturé, il a de la chance, marmonna-t-il, le souffle court.
  
  Puis il se souvint que son collègue ne pouvait l’entendre, attendu qu’il avait aussi dégusté un coup de masse.
  
  Il acheva de se relever, vint prendre la tête de Coplan à deux mains pour vérifier s’il ne saignait pas. Ses doigts auscultèrent l’occiput, puis les pariétaux. Ils étaient secs quand il les ramena à la lumière. Il n’y avait pas non plus d’écoulement sanguin par les narines. A moins d’une hémorragie interne non décelable par un examen aussi rapide, le Français pouvait s’en tirer. Il était pâle, mais son cœur battait à un rythme presque normal.
  
  S’écartant de sa victime, l’homme alla se pencher sur son acolyte. Il ramassa le pistolet, le glissa dans sa poche, prit ensuite son collègue à bras-le-corps pour l’asseoir et l’adosser à un des fauteuils.
  
  Il le secoua par l’épaule en lui soufflant dans la figure, épousseta les débris de porcelaine qui étaient répandus sur son veston.
  
  L’individu revint à lui assez promptement, plissa les yeux en affichant une grimace de douleur.
  
  - Donnerwstter, jura-t-il sourdement, une main sur le front.
  
  Ses yeux se focalisèrent sur la physionomie de son compagnon et il s’enquit, suspicieux :
  
  - Tu as pu l’avoir ?
  
  Du pouce, l’interpellé indiqua le grand corps affalé.
  
  - Il est reparti dans les songes, déclara-t-il avec une expression mi-satisfaite, mi-embarrassée. Je ne sais pas s’il est simplement évanoui ou s’il est dans le coma... Mais le problème est le même : qu’allons-nous faire de lui ?
  
  Les traits imprégnés de rancune, l’autre grommela :
  
  - Que veux-tu ? Pas question de le trimbaler à l’extérieur... Nous avons d’autres chats à fouetter. Brindewald a déjà cinq heures d’avance. Et il nous a doublés, le salaud. Ça ne fait pas un pli.
  
  Le jeune eut un hochement de tête pessimiste.
  
  - C’est possible, mais non certain, contesta-t-il. On dirait que beaucoup de gens s’intéressent à lui... Enfin, il faut prendre une décision en ce qui concerne le Français.
  
  - Qu’il se dém... Si on le liquide ici, ça nous mettra un problème de plus sur les bras. Dieu sait quand nous pourrions l’évacuer.
  
  - Oui, mais si nous filons, et s'il claque pendant qu’il est tout seul, cela revient au même.
  
  Il se gratta la nuque, conclut :
  
  - Le mieux, je crois, serait de le laisser là provisoirement, et d’envoyer Rupert dans le courant de la matinée. S’il se débine entre temps, tant mieux. Et s’il est trop handicapé pour sortir d’ici, Rupert le soignera, le dopera, et plus tard l’abandonnera dans la nature.
  
  L’homme assis récupéra machinalement son chapeau, chercha son pistolet, bougonna une approbation indifférente.
  
  - Ma tête à couper que ce mec-là est du Deuxième Bureau, articula-t-il en se remettant debout. Ça nous manquait... Si tu veux mon avis, nous serons bien inspirés en ne revenant plus jamais dans cette baraque. Allons, fichons le camp.
  
  
  
  
  
  Le jour filtrait par les interstices des rideaux quand Coplan, glacé, reprit graduellement conscience. Il avait sur les épaules une espèce de boule lourde comme du plomb et le simple mouvement de ses yeux dans leur orbite lui causait un mal lancinant. Son front, sa nuque, sa boîte crânienne, tout était en compote.
  
  Il dut rassembler une somme considérable d’énergie pour lever un bras et se tâter la tête. Il savait qu’elle était dure, mais cette fois elle en avait pris un sacré coup.
  
  Peu à peu, ses idées se coordonnèrent, et alors il fut surpris de constater qu’il pouvait se mouvoir librement. Qui plus est, on avait laissé son portefeuille et ses papiers sur le tapis. Il approcha son poignet de son visage : huit heures trente-cinq.
  
  Prudemment, il tourna la tète de gauche à droite, la hocha de bas en haut, se massa le front.
  
  Ainsi, les types ne s’étaient même pas donné la peine de le ligoter... L’avaient-ils cru mort ? Où étaient-ils passés ?
  
  Un silence profond régnait dans la maison.
  
  Coplan se mit en devoir de se lever. Ce fut une entreprise difficile, ses membres engourdis manquant de vigueur, et quand il fut debout, un vertige fit subitement tournoyer le décor.
  
  Il se cramponna au dossier d’un fauteuil, referma les yeux un instant, le temps de vaincre le malaise. Ensuite, il se dirigea vers la fenêtre, écarta les rideaux. La lumière du jour se vrilla dans ses prunelles, l’obligeant derechef à pincer les paupières.
  
  Il dominait la rue de deux mètres à peine, et aucun système de sécurité ne condamnait la fenêtre. Il ouvrit celle-ci afin de respirer de l’air frais.
  
  Décidément, il avait passé une drôle de nuit...
  
  Successivement aux prises avec des rivaux différents, envoyé par deux fois dans les limbes, il finissait par se retrouver vivant... et pratiquement libre ! Car si on avait voulu le séquestrer, on ne l’aurait pas abandonné dans cette pièce en communication directe avec l’extérieur.
  
  Eh bien, dans ces conditions, il n’avait qu’à s’en aller.
  
  Tout en récupérant sans hâte les objets qu’on avait retirés de ses poches et qui jonchaient le sol, il se fit la réflexion qu’une sérieuse mise au point s'imposait. Dans un sens, il avait mis dans le mille, mais de là à démêler les fils de cet imbroglio, il y avait de la marge.
  
  Promenant des yeux encore un peu vagues autour de lui, Coplan alluma la seule cigarette qui restait dans son paquet. Naturellement, Brindewald et ses satellites amis ou ennemis s’étaient tous envolés. Égaillés dans la nature. Pas un ne réapparaîtrait dans cette planque.
  
  
  
  
  
  Primo : Brindewald semblait avoir entourloupé les deux gars de l’aéroport, lesquels l’avaient chambré pour lui réclamer quelques explications. Et ces zèbres étaient en cheville avec feu Rudaux.
  
  Secundo : Brindewald avait été secouru par un fortiche qui l’avait également pisté lorsqu’il avait été encadré à sa descente d’avion. Ce troisième larron s’était introduit dans la maison pendant que Francis donnait ses coups de téléphone et allait chercher son arsenal dans sa chambre d’hôtel. Point à la ligne.
  
  Les deux partis en présence avaient ceci de commun qu’ils ne semblaient pas avoir accordé à Francis Coplan une importance démesurée. S’étant assurés de son identité vraie ou fausse, ils n’avaient pas estimé nécessaire de le liquider. Sans doute parce qu’ils avaient fort bien compris son rôle, et deviné que son élimination définitive, loin d’atténuer la menace qui pesait sur eux tous, ne pourrait que la renforcer.
  
  Ayant ainsi groupé les données, Coplan s’attacha aux paradoxes : pourquoi Brindewald, qui était certainement la cheville ouvrière des tentatives faites pour dérober à la France le fruit de ses travaux sur la Gravitation, était-il soudain en opposition avec les gens qu’il avait renseignés ?
  
  Car c’était patent : des amis de Rudaux, avec lesquels il avait été en bons termes, avaient voulu le colloquer dans cette demeure. Or, si le S.R. de l’Allemagne Fédérale avait été dans la course, les choses ne se seraient pas déroulées de cette façon.
  
  Brindewald ayant des comptes à rendre pour un motif quelconque, on l’aurait interné ailleurs que dans une maison privée. Et il n’aurait pas pu se faire délivrer aussi aisément par un garde du corps chargé de sa protection.
  
  Donc, Brindewald et consorts appartenaient à une organisation qui, pour l’Allemagne même, était clandestine.
  
  Distraitement, Francis se tâta les poches pour voir s’il ne lui manquait rien. Un sourire amer crispa sa bouche : on lui avait même laissé l’agenda renfermant les balles au cyanure. C’en devenait presque vexant...
  
  Il écrasa sa cigarette dans le gros cendrier, marcha vers la porte. Elle n’était pas fermée à clé, comme de bien entendu. Il déboucha dans le vestibule, au haut de l’escalier de marbre.
  
  Pas d’erreur, il était le seul locataire dans l’édifice.
  
  Avant de sortir, Francis resserra son nœud de cravate, rajusta son veston, s’épousseta les manches. Comment Brindewald comptait-il neutraliser les individus auxquels il avait faussé compagnie ? Il y avait de fortes chances qu’ils ne se tiennent pas pour battus et qu’ils continuent à le poursuivre. Alors, allait-il tout plaquer, son domicile, ses affaires, ses trois cabinets juridiques ? Disparaître totalement ?
  
  Coplan actionna le loquet de la porte de rue. Elle s’ouvrit, le rendant à la liberté.
  
  Mais la liberté de quoi ?
  
  Maussade, il s’engagea dans l’avenue Hohenzollern, déambula jusqu’à la rue transversale. Arrivé au coin, il marmonna un juron.
  
  Évidemment, la seule chose qu’on lui avait fauchée, c’était l’Opel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Le réceptionniste de l’hôtel Waterloo dut penser que Coplan avait passé la nuit en galante compagnie, car il lui tendit la clé de sa chambre avec un sourire équivoque teinté d’indulgence.
  
  Coplan acheva d’accréditer cette version quand il commanda un plantureux déjeuner qui devait être monté séance tenante à l’étage.
  
  Il mangea, but trois tasses de café noir, fit couler de l’eau chaude dans la baignoire pendant qu’il entamait un nouveau paquet de Gitanes.
  
  Il continua de fumer, les yeux au plafond, quand il prit son bain. Seuls son visage et sa main droite émergeaient de l’eau. La bonne température de celle-ci lui procurait un indicible bien-être mais, moralement, il était plutôt déprimé.
  
  Il était dans de bien plus mauvais draps que quand il avait quitté Paris. Maintenant, Brindewald était sur ses gardes, doublement. Lui, Francis, était grillé tout en ne sachant pas qui étaient ses adversaires.
  
  Il ne tablait guère sur les photos prises à l’aéroport, l’avocat et le jeune type aux talents de joueur de rugby ne devant pas être des agents du Service Secret allemand, mais plutôt des franc-tireurs.
  
  En plus, on avait l’air de le considérer comme quantité négligeable. Et il aurait bonne mine quand il raconterait au Vieux qu’on lui avait piqué sa voiture.
  
  Une rogne fumante commença tout doucement à se développer en lui. En même temps, à force de se creuser la cervelle, il édifiait peu à peu une théorie qui fournissait une certaine cohérence aux événements de la nuit. L’attitude et les agissements de Brindewald devenaient plus compréhensibles et le paradoxe apparent auquel Francis s’était heurté s’insérait sans peine dans le nouveau cadre ainsi tracé.
  
  Complètement ragaillardi, son mal de tête en voie de se dissiper, Coplan sortit de la baignoire, se frotta vigoureusement avec une serviette éponge râpeuse à souhait.
  
  Une demi-heure plus tard, rasé, vêtu de linge propre, il refit sa valise. Par téléphone, il s’informa auprès de l’agence de la Lufthansa du chemin à suivre pour atteindre Amsterdam le plus rapidement possible.
  
  Après consultation des horaires, l’employé préconisa un détour par Francfort, plaque tournante du trafic, où les correspondances étaient nombreuses et pratiquement immédiates. Et pour parvenir à Francfort, il y avait un avion à dix heures du matin.
  
  Plus une seconde à perdre. Coplan retint sa place, raccrocha, reprit le combiné, réclama sa note et un taxi.
  
  A onze heure dix, il atterrissait à l’aéroport d’escale. A midi trente-cinq, il débarquait à Amsterdam.
  
  Il avala en hâte un steak dans un restaurant, reprit un taxi jusqu’au 59 du Keizers-Gracht. D’un index assez nerveux, il appuya sur le bouton de sonnette en face duquel aucun nom n’était indiqué.
  
  Au bout de quelques minutes d’attente qui lui parurent interminables, Klara vint ouvrir. Elle était en petite tenue d’intérieur, robe de chambre et babouches. Elle cilla quand elle reconnut Francis, abaissa son regard vers sa valise.
  
  - Encore vous ? s’étonna-t-elle, sans toutefois manifester autant de froideur que précédemment.
  
  Coplan respira.
  
  - Pas de dérangement ? s’enquit-il sur un ton familier. Je ne trouble pas un affectueux tête à tête ?
  
  - A cette heure-ci ? plaisanta la jeune femme. Pour qui me prenez-vous ?
  
  Elle s’écarta pour le laisser entrer, le soupçonnant cette fois de n’être pas aussi insensible à ses charmes qu’il avait voulu le prétendre. Les hommes, tous les mêmes...
  
  - Vous quittez Amsterdam, ou bien êtes-vous revenu ? demanda-t-elle tandis qu’ils gravissaient l’escalier.
  
  - Je reviens, et ma première visite est pour vous, comme vous voyez, répondit-il d’une voix tranquille.
  
  - Par courtoisie, ou en service commandé ?
  
  Ils pénétraient dans l’antichambre. Coplan referma derrière lui. Klara, au seuil du living, le fixa sans dissimuler l’anxiété que lui inspirait son mutisme.
  
  - Vous ne m’avez pas entendu ? reprit-elle, légèrement acerbe.
  
  - Si, dit-il en déposant sa valise sur le sol. Mais votre alternative est trop catégorique... Mettons que je viens dans un but intéressé.
  
  Klara se méprit sur le sens de ses paroles. Le croyant séduit, elle se rasséréna.
  
  - Seriez-vous devenu jaloux de mon avocat ? persifla-t-elle, sûre de l’emprise qu’elle pouvait exercer sur les représentants du sexe masculin.
  
  - Est-il votre amant ? rétorqua Francis, l’air amusé.
  
  Elle passa dans le living. Coquette, elle lança :
  
  - Devinez...
  
  Coplan la rejoignit, la saisit par le coude et la fit pivoter.
  
  - Il m’est utile de le savoir, dit-il, soudain sérieux, en plongeant son regard dans celui de la jeune femme. Votre sort peut dépendre de cela...
  
  Elle ne tenta pas de se dégager. Son visage à vingt centimètres du sien, elle l’examina, puis murmura :
  
  - Vous charriez, non ? Encore un de vos petits bluffs, sans doute ?
  
  - Non, je ne blague pas, répliqua-t-il, les traits durcis. Brindewald est-il amoureux de vous, oui ou non ?
  
  Interdite, elle le considéra longuement.
  
  - Il n’y a jamais rien eu entre nous, finit-elle par avouer. Il ne détesterait pas de coucher avec moi, mais je n’ai pas l’impression qu’il est épris.
  
  Coplan pinça les lèvres, lâcha les bras de Klara.
  
  - Dans ce cas, vous courez un grand danger, affirma-t-il. Êtes-vous disposée à m’héberger pendant quelques jours ?
  
  Elle fronça les sourcils puis, subitement, elle éclata de rire.
  
  - Vous alors... Tous les trucs vous sont bons ! pouffa-t-elle. Vous ne pouvez pas faire la cour à quelqu’un sans recourir au mélodrame ? Si vous avez envie de loger ici, vous pourriez vous y prendre autrement.
  
  Il la dévisagea comme si elle avait proféré une énorme sottise. Condescendant, il laissa tomber :
  
  - Ma pauvre enfant, la psychologie n’est pas votre fort. Ai-je l’air d’un gars qui utilise des faux-fuyants quand il désire une femme ?
  
  Elle rougit, bégaya :
  
  - Vous savez... On en voit tellement. Il y en a... qu’est-ce qu’ils racontent comme bobards...
  
  Il hocha plusieurs fois la tête approbativement.
  
  - D’accord, d’accord. Mais ici, il ne s’agit pas de rigoler, croyez-moi. Ou je me trompe fort, ou votre jolie peau ne tient qu’à un fil. Et nous allons le savoir très prochainement. Écoutez-moi, faites très attention, abstenez-vous de me prêter des intentions sournoises et conservez tout votre calme.
  
  En parlant, il lui avait amicalement pris le poignet et l’avait guidée vers le canapé. Il la contraignit à s’y asseoir, tourna les talons et alla s’affaler dans un des clubs.
  
  Dominée par l’autorité sereine qui émanait de lui, impressionnée par le danger possible auquel il faisait allusion, elle ne pipa mot.
  
  - Brindewald n’a pas entamé une action contre le Gouvernement français et il ne le fera jamais, commença Francis, les mains jointes. Les avances qu’il vous accorde sont un prétexte pour vous tenir en haleine et contrôler vos déplacements. Il vous a soutiré des renseignements qu’il a monnayés à des tiers, à un prix tel que votre allocation n’est pour lui qu’une dépense dérisoire. Mais il traverse une mauvaise passe en ce moment. S’il ne vous aime pas, il n’hésitera pas à vous sacrifier pour assurer sa propre sauvegarde. Vous pigez ?
  
  Ahurie, Klara garda le silence. Puis elle balbutia :
  
  - Vous pensez qu’au lieu de défendre mes intérêts, il s’est servi de moi ? Mais qu’ai-je pu lui dire qui pouvait lui rapporter de l’argent ?
  
  Le Vieux avait eu raison de la traiter d’écervelée et d’affirmer qu’elle n’avait strictement rien compris aux événements auxquels elle avait été mêlée. Le fait d’avoir été kidnappée en Suisse par les Services Spéciaux français, d’avoir été interrogée à de multiples reprises sur les activités de Martha Remick et de Wagner ne lui avait pas dessillé les yeux.
  
  Avec patience, Coplan tâcha d’éclairer un tout petit peu sa lanterne :
  
  - Vous avez été le témoin d’activités extrêmement intéressantes sur le plan scientifique, activités dont Martha Remick était l’inspiratrice et votre amant Rik Wagner l’agent d’exécution. En outre, vous êtes l’unique témoin survivant, Martha étant folle et colloquée dans un asile psychiatrique. Même si la portée réelle des expériences vous a échappé, et si tout cela n’était pour vous qu’un fatras de choses incompréhensibles, ce que vous avez vu, la description que vous pouvez en faire représentent de l’or en barre pour des spécialistes. Pourquoi, croyez-vous, avez-vous été mise si souvent sur le gril, à Paris ? Pourquoi vos moindres déclarations ont-elles été si soigneusement enregistrées ?
  
  Klara demeura silencieuse. Effectivement, elle s’était toujours demandé pourquoi ses interlocuteurs revenaient inlassablement sur des questions qui, à son point de vue, étaient tout à fait banales et sans intérêt. Mais elle se rendait compte que Holligan lui tenait un langage sérieux.
  
  - En somme, Brindewald m’a roulée ? s’enquit-elle avec un sens pratique bien féminin, quand elle eut digéré les explications de son visiteur.
  
  - Pas tellement, dit Francis. Vous étiez, en quelque sorte, un filon inexploité. Vous-même, vous étiez incapable d’en tirer parti. Enfin, vous ne déteniez qu’une parcelle très réduite des informations nécessaires, et c’est à cela que vous devez d’avoir été relâchée. En échange, Brindewald vous a littéralement entretenue. Mais pour lui, passez-moi l’expression, vous étiez la poule aux œufs d’or.
  
  Une aigreur rancunière se peignit sur le visage de Klara.
  
  - Bref, il aurait pu me donner beaucoup plus ? conclut-elle avec cupidité.
  
  Coplan jugea opportun de l’asticoter sur ce sujet qui lui tenait tant à cœur.
  
  - Sûrement, opina-t-il. Il s’attribue la part du lion et ne vous laisse que les miettes du festin. Je supposais qu’une histoire de ce genre devait se passer. A présent, vous savez exactement pourquoi je suis venu vous voir l’autre jour.
  
  Un immense soupir dilata la poitrine opulente de Klara.
  
  - Qu’ai-je à craindre de la part de Brindewald, dans ces conditions ? objecta-t-elle. Il ne va pas supprimer lui-même sa meilleure source de revenus...
  
  Coplan lui renvoya paisiblement :
  
  - Sauf s’il y est contraint pour sauver sa propre vie.
  
  Décidément, ces perpétuelles contradictions dépassaient l’entendement de Klara. La complexité effarante d’une situation dont elle n’avait qu’une vue très fragmentaire lui ôtait toute envie de discuter. Que pouvait-elle faire, sinon se fier à Holligan et remettre son sort entre ses mains ?
  
  - Alors, d’après vous, tout va s’arranger si je vous laisse dormir ici ? résuma-t-elle, relativement sceptique.
  
  - Cela ne suffit pas. Il me faut votre collaboration entière, stipula Coplan. Je ne puis pas garantir votre protection si vous ne suivez pas de plein gré les conseils que je vais vous donner. Avant tout, il faut que l’on croie que vous êtes seule dans cet appartement. Dites-moi où je peux me tenir, de nuit comme de jour, afin que vous puissiez recevoir n’importe qui sans qu’on se doute de ma présence.
  
  Frileusement, Klara resserra les revers de sa robe de chambre.
  
  - Quand, croyez-vous, se produira... ce que vous prévoyez ?
  
  - Il m’est impossible de le préciser. Dans quelques minutes, ce soir ou dans huit jours, je n’en sais rien. Mais n’ayez pas peur, et surtout ne le montrez pas.
  
  
  
  
  
  Coplan eut tout le loisir le chapitrer Klara dans le courant de l’après-midi. Elle avait mis à sa disposition un petit bureau-bibliothèque attenant au living et où, en guise de lit, un tapis roulé d’une façon très lâche, étendu contre une des cloisons, devait procurer un minimum de confort à son hôte pendant la nuit.
  
  Klara conservait d’ailleurs à cet égard une bonne dose d’incrédulité. Elle se disait que son garde du corps n’avait exigé cette mise en scène que pour sauver les apparences, mais qu’il se débrouillerait bien pour passer la nuit plus agréablement, avec elle, dans sa chambre à coucher.
  
  Il était convenu que lorsqu’elle sortirait - car elle ne devait rien changer à ses habitudes - elle fixerait à l’avance l’itinéraire qu’elle allait suivre, ainsi que les moyens de transport qu’elle comptait utiliser. Coplan descendrait alors deux ou trois minutes plus tard et il exercerait une filature constante, de manière à pouvoir intervenir rapidement si elle était l’objet d’une agression dans la rue.
  
  Coplan la rassura pourtant : il ne redoutait pas une attaque brutale, une tentative de meurtre caractérisée commise soit dans l’immeuble où elle habitait, soit à l’extérieur. Il entrevoyait plutôt un enlèvement, habilement monté, peu susceptible d’éveiller l’attention du public.
  
  - A peu près dans le genre de ce que je vous avais réservé à Berne, rappela-t-il avec un soupçon de raillerie. Vous voyez, il n’y a pas de quoi s’affoler.
  
  Klara n’avait pas gardé un tellement bon souvenir de cette équipée, mais l’éventuelle répétition d’une aventure analogue ne la terrorisait pas comme l’aurait fait la perspective d'être abattue d’un coup de poignard ou d’une balle de revolver.
  
  Néanmoins, à onze heures du soir, au moment de se coucher, ce fut tout juste si elle n’invita pas Francis à partager son lit : rester seule, dans l’obscurité, ne l’enchantait guère, d’autant moins qu’elle ignorait comment le danger prendrait forme.
  
  Cette première attente nocturne se déroula sans incident. Si la jeune femme souffrit d’insomnie, Coplan dormit d’un sommeil réparateur. Sur son tapis.
  
  En dépit du calme qu’il affichait devant Klara, il couvait cependant une hargne qu’attisait son inaction forcée.
  
  Si son calcul se révélait faux, les jours qu’il passerait dans cette demeure hollandaise seraient dépensés en pure perte, et cette possibilité n’était pas de nature à tempérer son impatience. Sans compter qu’il n’avait aucune autre ressource pour rétablir le contact avec le clan adverse, à moins d’une relance par un succès de la D.S.T. dans les enquêtes sur Rudaux et Félix Corte.
  
  
  
  Le lendemain, sa promiscuité forcée avec Klara fit naître entre eux une espèce de camaraderie familiale.
  
  Par insouciance, par manque de préjugés ou par défi, Klara ne se gênait pas de circuler d’une pièce à l’autre dans des tenues souvent plus que sommaires et toujours aguichantes.
  
  Agaçantes, les qualifia Coplan dans son for intérieur. Il n’était pas de bois, mais dans l’état d’esprit où il se trouvait, il estimait ces exhibitions saugrenues et déplacées. Ce qui ne l’empêchait pas de lancer un coup d’œil à l’académie très harmonieuse de son hôtesse, son tempérament artistique prenant le pas sur sa désapprobation.
  
  Dans la matinée, Klara fit quelques courses, et ce fut l’occasion de parfaire, dans le détail, le scénario des sorties futures.
  
  Posté à la fenêtre à l’instant où elle quittait l’immeuble, Francis put constater que personne ne lui emboîtait le pas le long du canal. Ensuite, il descendit quatre à quatre, assuma sa surveillance pendant toute sa randonnée dans le centre.
  
  Ils déjeunèrent ensemble dans l’appartement. Klara le harcela de questions sur les véritables occupations de Brindewald, sur ce qui pouvait avoir déterminé son changement d’attitude en ce qui la concernait.
  
  Coplan, assez peu renseigné lui-même au demeurant, répondit la plupart du temps par des boutades, et il fit rire plusieurs fois son interlocutrice qui, insensiblement, se mit à le trouver sympathique, agréablement viril, voire même plutôt charmeur. L’éventualité de l’avoir encore comme locataire pendant une durée indéfinie ne lui déplaisait plus, toute autre considération mise à part.
  
  Un coup de sonnette les fit sursauter alors qu’ils bavardaient à bâtons rompus. Les traits de Klara s’étaient subitement figés.
  
  - Vous... est-ce que c’est lui ? chuchota-t-elle en pâlissant.
  
  - Mystère... Allons, du cran, adjura-t-il avec une fermeté communicative. Descendez, hurlez tant que vous pouvez si on tente de vous fourrer dans une voiture, mais tâchez surtout d’attirer ici votre visiteur, quel qu’il soit. Brindewald ou quelqu’un d’autre.
  
  Simultanément, il s’était levé, avait raflé le cendrier sur la table du living, l’emportait vers le petit bureau. D’un regard circulaire, il s’assura qu’aucun objet pouvant dénoncer une présence masculine ne traînait dans la pièce.
  
  Klara, les jambes molles, le cœur battant la chamade, se décida à gagner l’entrée de l’appartement.
  
  - Schnell, lui enjoignit Francis. Ne vous frappez pas, je veille sur vous.
  
  Il passa sur le palier derrière elle, se plaça près de la rampe tandis qu’elle dévalait les marches.
  
  Elle arriva au bas, arpenta les dalles du couloir.
  
  Le battant de la porte de rue pivota.
  
  Tendant l’oreille, Coplan ne perçut que faiblement une voix d'homme qui articulait une phrase en allemand.
  
  La réponse de Klara fut plus distincte.
  
  - Oui, je suis Melle Weiss...
  
  A nouveau des paroles inintelligibles.
  
  - Ah oui ? fit Klara. Bien. Entrez donc...
  
  Malgré la frousse qui devait lui étreindre la gorge, elle jouait son rôle avec assez de naturel.
  
  D’autres pas glissèrent dans le couloir.
  
  - Deuxième étage... Montez, je vous prie, dit encore la jeune femme.
  
  Coplan se faufila dans l’appartement, alla se planquer dans le bureau dont il referma la porte sans toutefois engager le pêne dans la gâche.
  
  Quelques instants plus tard, l’homme et la maîtresse de maison pénétrèrent dans le living.
  
  Une chose était sûre : cet individu n’était pas Brindewald. L’oreille collée au panneau, Francis écouta la suite de l’entretien.
  
  - Je m’excuse de n’avoir pas annoncé ma visite, expliqua le type sur un ton courtois. Les circonstances sont assez spéciales. Maître Brindewald m’a chargé de vous contacter de toute urgence, car voici ce qui se passe : votre dossier vient d’être déposé devant la Cour Internationale de La Haye, mais vous devez être présente pour accomplir certaines formalités et donner votre signature. Au surplus, le magistrat instructeur désire vous entendre confirmer votre plainte. Vous plairait-il de m’accompagner là-bas cet après-midi ?
  
  Il avait débité son laïus avec une simplicité de bon aloi. Si elle n’avait été prévenue, Klara aurait donné tête baissée dans le panneau. Le prétexte était tellement plausible que, même avertie, elle faillit marcher.
  
  Déconcertée, ne sachant trop à quel saint se vouer, elle bredouilla :
  
  - Maintenant ? Tout de suite ?
  
  - Oh, prenez votre temps, prononça l’inconnu d’une voix apaisante. Cela ne vient pas à une demi-heure. Si vous désirez changer de toilette, n’hésitez pas. D’ici à La Haye, par l’autoroute, il n’y a que cinquante-six kilomètres. Pourvu que nous soyons sur place avant cinq heures, c’est tout ce qu’il faut.
  
  Coplan ouvrit brusquement la porte.
  
  - Laissez tomber votre serviette et levez les pattes, articula-t-il entre ses dents. Ne commettez pas l’erreur de prendre ceci pour un agenda, je serais forcé de vous expédier une dragée au cyanure dans la viande.
  
  Blêmissant, l’homme obéit.
  
  Il savait que cet intrus ne bluffait pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  - Allez vous mettre face au mur, ordonna Coplan, inflexible. A un pas de distance, appuyez vos mains contre le mur et restez ainsi, les jambes écartées.
  
  L’émissaire de Brindewald se conforma aux instructions, sans protester, mais ses traits paraissant taillés dans la pierre.
  
  Il était grand, maigre, le visage osseux, les cheveux d’un blond roux. Des taches de rousseur étaient visibles sur ses poignets et sur le dos de ses mains nerveuses. Bien habillé, il avait lâché en même temps son chapeau gris et sa serviette en porc. Une montre-bracelet très élégante dépassait de sa manche gauche.
  
  - Videz-lui les poches, enjoignit Francis à Klara, transie de frayeur. Ne craignez rien, le monstre est sous contrôle.
  
  Il préférait garder du recul, ne sous-estimant pas les capacités de son adversaire. Il ne voulait pas être obligé, en cas de rébellion, de le tuer sur-le-champ.
  
  Klara s’exécuta, mais avec autant de répugnance que si elle avait dû palper un cadavre en décomposition.
  
  Elle retira successivement des poches de l’inconnu un trousseau de clés de voiture, un autre trousseau, de la monnaie, puis un portefeuille, un mouchoir, un paquet de cigarettes, une pochette d’allumettes et, finalement, un browning qu’elle manipula en le contemplant avec dégoût.
  
  Au fur et à mesure, elle déposa ces objets sûr la table.
  
  - Passez-moi le pistolet, intima Francis, qui le fit disparaître prestement dans sa poche intérieure.
  
  Mais ses yeux s’étaient posés sur les clés de voiture, et ses sourcils se haussèrent.
  
  C’étaient les siennes, celles de l’Opel !
  
  Un rire grondant s’échappa de sa gorge.
  
  - Vous devez être mieux édifié sur ma personnalité que je ne le suis sur la vôtre, collègue ! ricana-t-il à l’adresse du type qu’il tenait en respect. Faites demi-tour et regardez-moi bien en face. C’est vous qui m’avez matraqué, l’avant-dernière nuit, à la Hohenzollernstrasse ?
  
  L’homme s’était retourné. Il gardait les mains en l’air et, le masque hostile, il maugréa :
  
  - Qu’est-ce que vous racontez ? Je ne vous ai jamais vu.
  
  - Non, mais vous vous servez de ma voiture. Et si ce n’est vous qui l’avez fauchée, ce doit être un de vos copains. De toute manière, vous savez qui je suis. A vous de me rendre la pareille : à qui ai-je l’honneur ?
  
  - Mes papiers d’identité sont dans mon portefeuille. Consultez-les.
  
  - Je me fous de vos papiers, ils sont certainement faux. Ce qui m’intéresse, c’est votre rôle dans la combine. Brindewald s’est tiré d’épaisseur en vous livrant un gage, hein ?
  
  Curieuse, Klara fouillait le portefeuille dont elle avait délesté le visiteur. Croyant aider Coplan, elle lui signala :
  
  - Il s’appelle Karl Mölders... Il habite Hanovre.
  
  - Merci, jeta Francis. Alors, Karl, c’est en vous donnant cette adresse que Brindewald a payé sa rançon ?
  
  Le dénommé Mölders conserva un mutisme buté. Son regard s’était abaissé vers le sol. De toute évidence, il réfléchissait en vitesse.
  
  Coplan le stimula :
  
  - N’essayez pas de m’endormir. Vous n’avez pas tiré Brindewald du pétrin où il était fourré, uniquement pour ses beaux yeux. Et si vous m’avez éliminé au moment où j’allais le délivrer, moi, c’était pour vous assurer un monopole sur lui. En principe, vous auriez dû me considérer comme un allié, non ?
  
  Mölders haussa les épaules.
  
  - Il n’y a pas d’alliés qui tiennent quand on veut le gâteau pour soi tout seul, rétorqua-t-il avec un regard en coulisse qui rendait sa phrase ambiguë. Vous en savez quelque chose, non ?
  
  - Très juste, Karl, approuva Coplan. A qui Brindewald en a-t-il cédé des morceaux ?
  
  Les yeux de Mölders croisèrent ceux de Francis. Et, dans cette passe d’armes muette, il y eut comme une certaine connivence. Les deux hommes s’étaient jaugés mutuellement.
  
  - J’ai des rhumatismes, dit Mölders. Garder les bras levés me paralyse la langue. Et je fumerais volontiers une cigarette.
  
  Coplan lui lança son paquet de Gitanes.
  
  - Servez-vous.
  
  L’atmosphère se détendit, inexplicablement. Hébétée, ne comprenant pas une miette au dialogue qui s’échangeait devant elle, Klara s’était laissée tomber sur le canapé. Elle fixait alternativement son défenseur et le mystérieux Allemand qui avait voulu la kidnapper, se demandant comment cette dramatique entrevue allait se terminer.
  
  Mölders avait attrapé au vol le briquet de Coplan. Il tira deux ou trois bouffées, renvoya l’objet par le même chemin.
  
  - Qu’espérez-vous, exactement ? s’enquit-il ensuite d’un ton détaché.
  
  - Primo, savoir où vous avez enfermé Brindewald, dit Francis.
  
  Secouant la tête, Mölders déclara :
  
  - Je ne vois pas pourquoi vous attachez de l’importance à ce détail. Le fait que vous soyez ici, et qu’auparavant vous l’ayez pisté jusqu’à la Hohenzollernstrasse, prouve que vous savez à quoi vous en tenir sur son compte. En quoi son sort peut-il vous intéresser encore ?
  
  - Brindewald peut me dire quels ont été ses clients : voilà le point essentiel.
  
  Mölders aspira tranquillement une autre bouffée.
  
  - Je pourrais peut-être vous renseigner à cet égard, émit-il. Tout dépend de votre position vis-à-vis de moi.
  
  - Quand ma position est forte, je ne fais pas de cadeaux et je ne conclus pas de marché, le prévint Coplan. Parlez d’abord, nous verrons ensuite.
  
  Son interlocuteur médita en regardant le bout de sa cigarette, puis il dit :
  
  - Objectivement, que vous me supprimiez ou que vous me gardiez prisonnier, cela ne présenterait aucun avantage pour vous. Je ne suis qu’un rouage de trente-sixième ordre, vous comprenez ? Une organisation puissante est derrière moi. Elle a tous les atouts en main, et vous ne l’empêcherez plus d’aller jusqu’au bout. Avec ou sans Brindewald.
  
  - Je m’en doute, admit Coplan. Mais étant donné mes attributions - et vous les devinez - moi aussi je veux aller jusqu’au bout. Avec ou sans vous. Alors, trêve de politesses : étalez vos cartes.
  
  Un sourire douloureux plissa les lèvres de Mölders.
  
  - Je me mets à votre place, concéda-t-il. Tâchez de vous mettre à la mienne ; je peux vous raconter un tas de choses, sauf une : le nom de l’organisation pour laquelle je travaille.
  
  - Commencez toujours par le reste, enjoignit Coplan. Notamment, ce qui s’est passé à l’aéroport, avant-hier soir. Vous avez dû cuisiner Brindewald là-dessus, je présume ?
  
  Mölders fit un signe d’assentiment.
  
  - Les Américains lui avaient payé la forte somme, révéla-t-il. Ils étaient prêts à lui en lâcher davantage, mais la mort de leur agent Rudaux les a refroidis. Ils se sont demandé si Brindewald, d’une part, ne les avait pas fourrés délibérément dans un guêpier et si, d’autre part, il n’avait pas refilé des tuyaux plus sérieux à des concurrents. La disparition d’un chercheur de l’institut Poincaré leur avait mis la puce à l’oreille.
  
  Le front de Coplan se rida.
  
  - A Moulis et à l’institut, ce n’était donc pas manigancé par le même groupe ? questionna-t-il.
  
  - Non, dit Mölders, laconique. Puis il enchaîna :
  
  - Deux agents du C.I.A. ont intercepté Brindewald à l’aéroport, afin de voir ce qu’il avait dans le ventre. Ils l’ont emmené dans une de leurs planques d’Hanovre, puis ils sont repartis chercher du penthotal ou quelque chose d’équivalent, Brindewald leur ayant juré ses grands dieux qu’il était blanc comme neige.
  
  La théorie qu’avait échafaudée Coplan se confirmait singulièrement : l’avocat, à la tête d’une officine de renseignements privée, était un agent double vendant sa marchandise de deux côtés à la fois. De l’un, les Américains. Et de l’autre ?
  
  - Pourquoi étiez-vous à l’aéroport, Karl ? demanda Francis en insistant sur le « vous ».
  
  - Pour prendre l’air, affirma Mölders, imperturbable.
  
  Mais, paraissant se raviser, il reprit :
  
  - Je soupçonnais Brindewald d’être un double. Depuis des semaines, j’essayais de le coincer, en flagrant délit. Ce soir-là, mes espérances ont été dépassées.
  
  - Du coup, vous aviez barre sur lui et vous avez exploité la situation à bloc, appuya Coplan. C’était régulier. Entre nous, pourquoi ne m’avez-vous pas éliminé plus radicalement, à la Hohenzollernstrasse, quand vous m’avez allongé d’un coup de matraque ?
  
  - Je préférais laisser ce soin aux Américains, avoua Mölders avec un admirable cynisme. Vous m’embarrassiez plus qu’autre chose... Vos papiers et votre paquet de cigarettes proclamaient que vous étiez Français, vos instruments de travail dénotaient le professionnel du Renseignement. Vous faisiez votre boulot en étant là, c’était normal. Il valait mieux que les Américains aient le Deuxième Bureau sur la bosse, plutôt que moi.
  
  - Et vous ne vous privez pas de les enfoncer encore en ce moment, remarqua Francis. Avez-vous une preuve de ce que vous avancez ? Qui me dit que ces types ne sont pas des Russes ?
  
  Mölders étira sa bouche et se gratta pensivement la joue.
  
  - Objection valable, reconnut-il. Désolé, je n’ai pas d’autre preuves que les affirmations de Brindewald. Vous et moi, nous sommes logés à la même enseigne. Mais la question mérite d’être creusée, en effet.
  
  Il était très à son aise, lançait parfois un regard à Klara.
  
  - Félix Corte, prononça Coplan. A-t-il été acheté ou l’avez-vous emmené de force ?
  
  - Corte ? répéta Mölders, en clignant d’un œil. Qui est-ce ?
  
  S’étant montré assez coulant jusque là, Francis s’échauffa de nouveau.
  
  - Si deux clients sont en compétition et si l’un avait dépêché Rudaux à Moulis, l’affaire de l’institut Poincaré n’a pu être montée que par l’autre, c’est-à-dire par votre clan : cela découle de vos propres déclarations, martela-t-il. Qu’est devenu ce mathématicien ?
  
  Mölders resta bouche cousue.
  
  Coplan réalisa qu’il n’était pas question d’exercer des sévices contre son prisonnier, des gens habitant au-dessus et en dessous de l’appartement de Klara. Pour le contraindre à parler, même une menace de mort pouvait être inopérante, Mölders n’étant pas un individu impressionnable, et qui spéculait aussi sur la proximité des voisins. Restait une solution.
  
  - Nous allons partir ensemble, décréta Coplan. Bien entendu, votre serviette, votre portefeuille et vos autres accessoires restent ici, sous la garde de Melle Weiss. Vous allez me conduire à l’endroit où vous deviez la mener.
  
  Les sourcils de Mölders se rapprochèrent. Il ne distinguait pas les motifs d’une proposition aussi étrange, mais il jugea que ses chances de s’en tirer indemne s’en trouvaient améliorées.
  
  Il dit cependant, la mine suspicieuse :
  
  - Êtes-vous certain que c’est là que je vais vous conduire ?
  
  - Bien sûr ! Que pourriez-vous faire d’autre ? Je vais me coller à vous comme une bande de sparadrap... Quant à me fausser compagnie, renoncez-y. Vous n’y parviendrez pas.
  
  Coplan se tourna vers Klara :
  
  - Vous m’attendrez jusqu’à dix heures du soir. Si je ne suis pas rentré à ce moment-là, vous irez à l’adresse que je vous ai indiquée : on s’occupera de vous et on vous mettra en lieu sûr.
  
  Médusée, la jeune femme voulut avoir un mot d’explication.
  
  - Mais, protesta-t-elle, je ne...
  
  - Faites ce que je vous ai dit, coupa Francis, catégorique. Allons, Karl. Ramassez votre chapeau et en route.
  
  Mölders, plus ou moins désemparé par la tournure qu’avait prise l’entretien, se baissa machinalement.
  
  D’un coup du tranchant de la main sur la nuque, Coplan l’expédia par terre, assommé net. Mölders s’effondra mollement sur le parquet et Klara étouffa un léger cri.
  
  - Ne vous inquiétez pas, lui glissa Francis d’un ton désinvolte. Je ne pouvais pas me défaire de lui plus discrètement, sans provoquer d’esclandre, ni l’amener à vider son sac en recourant à la violence. Maintenant nous sommes tranquilles.
  
  Clouée sur place, son hôtesse pressait son poing sur sa bouche. D’une voix chevrotante, elle murmura :
  
  - Vous... vous n’allez pas le tuer, j’espère ?
  
  Coplan rigola.
  
  - Non, pas tout de suite en tout cas. Il m’avait donné une chance, à Hanovre, je vais lui en accorder une aussi. Avez-vous de quoi le ficeler ?
  
  Elle reprit un peu son sang-froid.
  
  - Que vous faut-il ? Une corde ?
  
  - Par exemple... Ou une lanière, du fil électrique, n’importe quoi.
  
  Klara parvint à s’arracher de son canapé. Avec une hâte subite, elle se rendit dans la cuisine tandis que Francis, accroupi auprès de Mölders, le débarrassait de sa ceinture et enroulait celle-ci autour de ses chevilles.
  
  Il vérifia ensuite si rien ne subsistait dans les poches ou dans la doublure des vêtements de l’homme évanoui.
  
  Klara revint avec une pelote de ficelle pas très solide, la tendit à Coplan.
  
  - Ça ira ? s’informa-t-elle, le teint toujours pâle.
  
  - Oui, en la mettant double... Procurez-moi aussi une serviette : je vais le bâillonner correctement.
  
  Après une incursion dans la salle de bains, d’où elle rapporta le linge désiré, elle s’enquit :
  
  - Et maintenant, que comptez-vous faire ?
  
  Coplan acheva sa besogne tout en répondant :
  
  - Je vais commencer par caser cet invité dans le bureau. Puis jeter un coup d’œil sur le contenu de son portefeuille et de son porte-documents. Pendant ce temps-là, vous allez préparer vos valises. Je vais vous conduire à la gare et vous installer dans le premier train en partance pour Paris. Désormais, vous ne pouvez plus rester dans cet appartement.
  
  - Vous allez de nouveau m’interner ? s’alarma-t-elle, consternée.
  
  Francis se redressa.
  
  - Pas le moins du monde. Je désire vous mettre à l’abri, tout bonnement. Vous aurez une retraite sûre et vous serez gardée jour et nuit, mais vous serez tout à fait libre.
  
  Le visage assombri, Klara prononça :
  
  - Elles vont durer encore longtemps, ces histoires ? Je finis par en avoir plein le dos, moi.
  
  Bonhomme, Coplan haussa les épaules, alluma une Gitane.
  
  - Laissez-moi le temps de tirer l’affaire au clair. Après, vous pourrez respirer. Vous savez où j’en suis... Je dois rattraper Brindewald, le retirer de la circulation et lui faire avouer la nationalité de ses commanditaires, puis détraquer les réseaux qu’ils ont montés en France. Cela peut aller très vite ou durer des mois.
  
  Klara secoua la tête avec accablement.
  
  - Vous n’en sortirez jamais, soupira-t-elle, découragée.
  
  - Mais si ! riposta Coplan. Que va-t-il se passer, selon vous, quand les petits copains de Mölders ne le verront pas revenir en votre compagnie ?
  
  Klara lui décocha un regard interrogateur.
  
  - Je ne sais pas. Ils vont avoir la frousse, probablement ?
  
  Égayé, Coplan déclara :
  
  - Dans ce métier, même quand on a la frousse, on n’abdique pas. Ils vont vouloir récupérer Mölders et s’emparer de vous coûte que coûte. Et pour renouer la piste, ils n’ont qu’une planche de salut : venir renifler ici.
  
  Au bout d’un temps, Francis conclut :
  
  - Voilà comment ils vont me mener jusqu’à Brindewald.
  
  
  
  
  
  A part son pistolet - un Mauser de modèle courant - Mölders n’avait rien trimbalé de compromettant avec lui, comme il fallait s’y attendre. D’après ses papiers d’identité, il était âgé de trente-huit ans, né à Hambourg, exerçait la profession de représentant de commerce.
  
  De quel commerce ? Mystère... Sa serviette ne contenait qu’un tas de magazines périmés, aucun papier d’affaire ni aucune publicité. Tous ses objets vestimentaires étaient de fabrication allemande.
  
  Et pourtant, en dépit de ces indices, et peut-être même à cause de leur trop parfaite concordance, Coplan ne croyait pas que Mölders était un Allemand authentique.
  
  Au cours de leur dialogue, ses réactions psychologiques n’avaient pas été celles d’un Germain, bien que la perfection de son langage eût pu le faire croire. De plus, l’hésitation qu’il avait marquée avant de dévoiler la raison de sa présence à l’aéroport était troublante.
  
  A la réflexion, Coplan était convaincu qu’il avait menti. Il avait eu rendez-vous avec Brindewald.
  
  La mauvaise humeur instantanée de l’avocat, quand il avait aperçu les deux Américains - ou présumés tels - provenait de là. Il se savait attendu par Mölders, et l’arrivée malencontreuse de ces émissaires le mettait en fâcheuse posture. Sinon, pourquoi ne leur aurait-il pas témoigné un semblant de cordialité avant qu’ils eussent exposé le motif de leur venue ? N’étaient-ils pas des clients dignes de considération ?
  
  Coplan remuait ces pensées dans sa tête lorsque Klara, enfin prête, vint lui annoncer qu’ils pouvaient partir. Il était quatre heures moins dix.
  
  Entre temps, Mölders s’était réveillé. Allongé sur le tapis, les mains liées dans le dos, les jambes entravées et le bas du visage enserré dans un masque de tissu, il ne réalisait pas encore très bien ce qu’il lui était advenu.
  
  Coplan alla s’assurer une dernière fois qu’il ne pourrait se libérer tout seul.
  
  - Au revoir, Karl, lui dit-il d’une voix goguenarde. Prenez patience jusqu’à ce que vos camarades viennent vous tirer du pétrin. Nous, nous retournons en France. Il faudra vous dépatouiller sans Melle Weiss, ou bien venir la chercher là-bas. Et, à l’occasion, liquidez Brindewald : il vous a possédés. Ses renseignements ne valent pas lourd.
  
  Ayant ainsi bourré le crâne de Mölders pour dissimuler ses intentions véritables, il empoigna sa propre valise et rejoignit Klara dans le living.
  
  - Gardez-vous bien, cette fois, de communiquer votre nouvelle adresse au père Schanz, recommanda-t-il. Êtes-vous sûre de n’avoir rien oublié d’important ?
  
  - Je ne puis pas emporter tout ce que je voudrais. Plus tard, quand les circonstances le permettront, je viendrai chercher le reste.
  
  - Est-ce vous qui payez le loyer ?
  
  - Oui.
  
  - Vous signalerez cela en arrivant à Paris. On s’en chargera dorénavant pour vous.
  
  Ils sortirent. Le déclic du Yale fonctionna derrière eux quand Francis attira la porte vers lui.
  
  Ils descendirent les deux étages, enfilèrent le couloir.
  
  - Un instant, pria Francis. Je passe devant vous.
  
  Il alla jusqu’à la porte de rue, l’entrouvrit, promena un regard circulaire sur le quai. Il se rejeta soudain en arrière, repoussa le battant.
  
  Il avait vu l’Opel à quelques mètres de la maison. Un type était assis à l’intérieur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan manqua d’écraser les pieds de Klara.
  
  - Qu’y a-t-il ? s’inquiéta cette dernière, surprise par la brusquerie de son mouvement.
  
  - Mölders n’était pas seul, l’informa Francis d’une voix sourde. Quelqu’un poireaute dans la voiture avec laquelle il est venu.
  
  La valise de Klara devint trop lourde à son bras. Elle la déposa sur les dalles et chuchota, les traits altérés :
  
  - Alors, nous sommes bloqués ?
  
  Le cerveau de Coplan se mit à tourner à vingt mille tours/seconde. Cet obstacle inattendu flanquait tout son programme par terre.
  
  - Ne vous énervez pas, murmura-t-il, le front baissé. Il suffit de trouver un joint.
  
  Il reprit :
  
  - Écoutez. Rien n’est perdu, mais dominez vos nerfs. Nous allons remonter les bagages, puis vous allez sortir, seule. Vous allez gagner le centre de la ville comme si vous faisiez une promenade. Vous entrerez à l’Hôtel Doelen et vous irez vous asseoir dans le hall, apparemment pour attendre quelqu’un. Au bout d’une demi-heure, vous ferez semblant de donner un coup de téléphone. Ensuite, vous reprendrez votre attente et vous repartirez une heure après être entrée. Vous y êtes ?
  
  - Heu... Oui, acquiesça la jeune femme, effarée. Et vous, où serez-vous ?
  
  - Ne vous préoccupez pas de moi. De toute manière, je vous couvrirai à votre sortie du Doelen. Revenez ici sans vous retourner une seule fois, compris ?
  
  Klara fit un second signe d’assentiment. Ils gravirent les escaliers, rentrèrent dans l’appartement.
  
  Klara voulut se remettre à parler mais, d’un signe, Coplan la fit taire. Mölders ne devait pas être mis au courant de leur projet, même s’il se doutait que la vue de son co-équipier avait modifié leur idée initiale.
  
  Quelques minutes plus tard, ils se retrouvèrent dans le couloir.
  
  - Maintenant, débinez-vous et suivez mes instructions à la lettre, intima Francis. Votre départ pour Paris n’est que partie remise. Tout ira bien.
  
  Le cœur battant, mais s’efforçant de se recomposer un visage, Klara passa sur le quai comme si elle se jetait au devant d’un tir de mitrailleuses.
  
  Coplan patienta quelques secondes, puis il entrebâilla prudemment l’huis.
  
  L’Opel était vide.
  
  Le poisson avait mordu. A faible distance, un homme en trench-coat beige-vert et chapeau de tweed souple s’éloignait dans la même direction que Klara.
  
  Coplan se renfonça dans le couloir, consulta sa montre. Il s’accorda un délai supplémentaire de cinq minutes avant de quitter l’immeuble.
  
  Sur un seul point, Klara avait désobéi aux consignes de son mentor. Malade d’énervement, après avoir donné son faux coup de téléphone, elle avait fait une incursion au bar du Doelen au lieu de se rasseoir dans le hall et elle y avait vidé deux cognacs.
  
  Il lui fallait bien cela pour se remonter le moral ; elle aurait bu un troisième verre si elle n’avait craint de retourner à son domicile avec une démarche chancelante.
  
  Elle dut se contrôler à outrance, pendant ces infernales soixante minutes, pour ne pas dévisager les hommes qui l’entouraient.
  
  Elle vit enfin poindre le terme de cette pénible épreuve lorsque, par le Rokin et la Raadhuisstraat encombrés de cyclistes, elle se dirigea vers son home. A présent, elle était un peu plus rassurée, se disant que Holligan devait être dans son sillage.
  
  En réalité, Coplan n’était pas derrière elle.
  
  Il se trouvait à deux pas de chez elle, dans une Ford Taunus qu’il était allé prendre en location pour une huitaine de jours.
  
  Le coude nonchalamment appuyé contre la portière, il lisait un journal en attendant l’heure du retour de Klara.
  
  Il la vit effectivement pénétrer dans la maison, et alors ses yeux cherchèrent, par dessus le bord de sa gazette, l’individu en trench qui avait dû la pister en se creusant la cervelle pour comprendre ce que signifiait ce bizarre périple.
  
  L’homme apparut bientôt, le bord de son chapeau fortement rabattu sur ses yeux. Plutôt perplexe, l’acolyte de Mölders devait se demander où ce dernier s’était volatilisé.
  
  Ce qui achevait de compliquer la situation, c’est qu’il n’avait pas les clés de l’Opel et qu’il ne pouvait pas démarrer.
  
  II ne pouvait pas non plus lâcher Klara.
  
  Coplan était prêt à parier à mille contre un que le type n’avait pas raté la seule occasion qui lui avait été offerte : pendant que Klara était dans une cabine téléphonique, il avait dû sauter dans une autre et balancer en vitesse un coup de fil pour appeler du renfort. Ou bien il était le dernier des connards.
  
  L’inconnu, cette fois, s’abstint de remonter dans l’Opel. Il s’arrêta le long des façades, puis il fit demi-tour, repartit d’un pas traînant.
  
  De toute évidence, il allait se balader de long en large pendant un bout de temps.
  
  Francis profita de ce qu’il avait le dos tourné pour sortir de sa voiture. En y restant cloîtré, il risquait d’éveiller la suspicion de l’homme qui faisait le pied de grue.
  
  Il bifurqua dans une voie perpendiculaire qui enjambait les canaux, se mit à étudier la topographie des lieux.
  
  Le crépuscule tombait. Les piétons, les cyclistes et les autos formaient l’affluence des heures de pointe. Il en serait ainsi jusqu’à sept heures, et la densité de la foule offrait le plus commode des refuges.
  
  Là-haut, dans son appartement, Klara ne devait pas en mener large, avec Mölders pour toute compagnie.
  
  Coplan rattrapait périodiquement l’autre individu dans son champ de vision. A mesure que le temps passait, celui-ci consultait plus fréquemment sa montre-bracelet. Il commençait à se barber ferme, le passage des chalands, des remorqueurs et des vedettes sur le canal finissant par être monotone.
  
  Bientôt la circulation terrestre et nautique devint moins intense. Par contre, l’obscurité vint au secours de Francis. Dissimulé par des voitures en stationnement, rangées les unes à côté des autres en oblique par rapport au canal, il put prolonger sa surveillance sans trop de difficulté. Lui aussi se sentait gagné par une certaine impatience.
  
  A huit heures moins le quart, il y eut du nouveau.
  
  Deux personnages marchant les mains dans les poches vinrent rejoindre le copain de Mölders. De loin, il était malaisé de distinguer leurs traits.
  
  Les trois types tinrent un assez long conciliabule. Tout en les épiant du coin de l’œil, Coplan se rapprocha insensiblement de sa Ford.
  
  Qu’allaient-ils décider ? D’entreprendre une action en force ou de conserver une prudente expectative ? Le sort de Mölders devait les préoccuper sérieusement. Ce ne pouvait être Klara seule qui l’avait mis hors combat... Cette maison recelait donc un piège. Disposé par qui ?
  
  Mentalement, Francis imaginait fort bien les méandres de leur conversation. Ils supputaient, calculaient, tâchaient d’édifier une ligne de conduite acceptable. Et tout cela, à quelques mètres d’un paisible agent de police qui déambulait sur le quai, satisfait de l’ordre régnant de ce secteur de la bonne ville d’Amsterdam.
  
  Enfin, un plan parut être adopté. Le groupe se scinda. Les deux arrivants, beaucoup moins pressés que lors de leur apparition, reprirent leur promenade en direction du 59 tandis que leur collègue, plus alerte, filait en sens inverse.
  
  Coplan refréna sa nervosité. Il attendit une demi-minute avant d’extraire sa voiture du parking et de démarrer.
  
  Chaque berge étant à sens unique, il ne pouvait s’élancer sur la trace du compagnon de Mölders, qui avait emprunté le sens interdit aux véhicules.
  
  Le pâté d’immeubles constituait un îlot rectangulaire enserré entre des voies d’eau. En faisant le tour, Coplan ne pouvait manquer de rencontrer son quidam, sa vitesse étant supérieure à la sienne et susceptible de l’amener avant lui à un angle communiquant par un pont avec les îlots voisins.
  
  Ayant viré deux fois sur sa droite, Francis ralentit et scruta la perspective de la berge. Il eut tout juste le temps de voir l’homme s’engouffrer dans une voiture. Il poursuivit sa route, sachant que l’autre ne pouvait que s’engager à sa suite.
  
  C’est ce qui se produisit. Quelques instants plus tard, après un clignotement de phares, l’inconnu le doubla. Il pilotait une Borgward dotée d’une plaque minéralogique allemande.
  
  Tout en amorçant la filature, Coplan songea que les deux particuliers qui avaient assuré la relève devant la maison de Klara avaient mis du temps pour venir à la rescousse. Deux heures, au bas mot. Leur Q.G. n’était donc vraisemblablement pas situé dans la ville.
  
  La justesse de cette déduction se vérifia lorsque la Borgward, après avoir contourné le cœur de la cité, vira sur la gauche et se mit à suivre le cours de l’Amstel en s’écartant du centre. Elle franchit le pont Staline, accéléra quand elle fut sur la route d’Amersfoort.
  
  Légèrement crispé à l’idée qu’il pourrait être semé par son prédécesseur, Coplan gardait les yeux rivés sur les feux rouges de l’autre voiture, à laquelle il était contraint d’accorder une forte avance pour ne pas se faire remarquer.
  
  La limitation de vitesse lui facilita la besogne dans une certaine mesure, mais les signaux de croisement devinrent son cauchemar.
  
  Il parvint à maintenir le contact pendant les trois quarts d’heure que dura le voyage jusqu’à Amersfoort. A l’approche de cette localité, il fut forcé de restreindre l’intervalle qui le séparait de la Borgward.
  
  Mais le conducteur de celle-ci ne fit que traverser la ville. Selon les plaques indicatrices, il se dirigeait à présent vers Apeldoorn, un patelin distant de 44 kilomètres.
  
  Un tronçon d’autoroute, puis une magnifique chaussée asphaltée qu’éclairaient abondamment de hauts lampadaires dispensèrent Francis d’allumer ses phares.
  
  Il avait une notion relativement précise de la géographie de la Hollande et de l’Allemagne, aussi réalisa-t-il que si le type au trench-coat poursuivait son chemin en ligne droite, ils finiraient par aboutir tous les deux... à Hanovre !
  
  Alors, Coplan s’énerva encore davantage. Avec sa Taunus de location, il lui était impossible de franchir une frontière.
  
  Remâchant sans cesse des hypothèses contradictoires quant aux intentions finales de son gibier, il continua de le pister comme s’il était relié à lui par un câble extensible.
  
  Une plaque de signalisation lui apprit qu’ils pénétraient dans les quartiers extérieurs d’Apeldoorn. Avec anxiété, Francis se demanda si l’autre visiteur allait encore dépasser cette ville et continuer de foncer vers l’Allemagne.
  
  Il jurait entre ses dents, le centre commercial étant bel et bien abandonné sur l’arrière, quand la brillance des feux rouges s’accentua sous l’action de la pédale de frein. Leur écartement parut s’amoindrir, puis le véhicule disparut dans une artère transversale.
  
  Du coup, l’attention de Coplan s’aiguisa. Il effectua le même virage avec un retard de quelques secondes, aperçut la Borgward roulant entre deux rangées de pavillons à un étage, tous d’une architecture rigoureusement identique. Trois cents mètres plus loin, elle se rapprocha de la bordure du trottoir et stoppa. Ses feux s’éteignirent.
  
  Coplan ne commit pas l’erreur de s’arrêter aussi. Il conserva son allure, atteignit puis dépassa l’immeuble devant lequel son client était descendu. Il bifurqua au premier croisement et, alors seulement, il mit pied à terre.
  
  Compte tenu de la durée du trajet, il était probable que les deux zèbres actuellement postés au Keizers-Gracht étaient partis de là dès réception de l’appel au secours du compagnon de Mölders. Comme ils n’avaient sûrement pas prévu que Mölders tomberait dans un traquenard, cet éloignement de leur base devait les gêner beaucoup.
  
  Par le trottoir d’en face, Coplan revint vers le pavillon. Alors que les fenêtres n’étaient pas éclairées quand il était passé quelques secondes plus tôt, deux d’entre elles laissaient à présent filtrer de la lumière entre les rideaux mal joints.
  
  A dix heures du soir, étant donné les circonstances, les habitants de ce cottage n’auraient pas été couchés. Conclusion : c’était le trench-et-tweed qui avait allumé en entrant. Seconde déduction : il devait être seul dans la bicoque.
  
  Francis eut envie de se frotter les mains. La présence éventuelle de Brindewald n’infirmait pas son raisonnement : si l’avocat était là également, les acolytes de Mölders devaient l’avoir saucissonné avant de partir, leur méfiance à son égard devant encore s’être accrue.
  
  En bref, Francis avait une sérieuse chance de n’avoir en face de lui qu’un seul adversaire, ce qui était inespéré. Mais loin de prendre ses désirs pour des réalités, il jugea opportun de procéder à d’autres investigations avant de tenter quoi que ce soit.
  
  Les maisons hollandaises sont dépourvues de persiennes. En général, et quand elles sont de construction moderne, leurs fenêtres sont larges, souvent à guillotine. Le rez-de-chaussée est quasiment de plain-pied avec la rue, leur étage à moins de trois mètres du sol. Il n’y a pas de clôture entre propriétés voisines même quand elles sont précédées par un bout de pelouse.
  
  Faire le tour du pavillon ne posait donc pas de problème, surtout à cette heure, alors que pas une âme ne circulait dans l’avenue.
  
  De la clarté n’était visible que sur le devant. Ailleurs, les fenêtres étaient obscures. Aucune porte ne donnait sur l’arrière. Un toit en tuiles, à quatre pentes, possédait des vasistas ouvrant sur des chambres mansardées.
  
  Coplan avait toujours sur lui sa trousse de cambrioleur, mais plutôt que de forcer la porte d’entrée, il opta pour une escalade le long d’un tuyau de gouttière en fonte, à l’angle arrière gauche de l’édifice.
  
  Une question lui trottait dans la tête, et il y pensa encore avant d’entamer son ascension. Pourquoi l'homme qui avait accompagné Mölders était-il revenu à Apeldoorn ? Pour cuisiner Brindewald ? Chercher du matériel ?
  
  N’allait-il pas repartir prochainement, soit pour Amsterdam, soit pour une autre destination ?
  
  Dans cette éventualité, ne valait-il pas mieux attendre qu’il s’en aille, et explorer la baraque en toute tranquillité sans courir le risque de provoquer une bagarre ?
  
  Privé d’éléments lui permettant de dire à coup sûr quelle était la meilleure solution, Francis n’obéit qu’à son impulsivité coutumière. Il agrippa le tuyau, se hissa lentement avec une souplesse féline.
  
  Une de ses mains agrippa la gouttière, puis l’autre. Il resta un court instant suspendu dans le vide, exécuta un rétablissement magistral et son genou droit vint ensuite se loger dans la rigole en zinc qui courait tout autour du toit. Il se mit debout, ses paumes contre les tuiles, jeta un regard sur les alentours avant d’aborder la phase suivante.
  
  Personne dans l’avenue. La Borgward n’avait pas bougé. Dans les maisons avoisinantes, des lustres ou des lampadaires diffusaient des éclairages aux tons chauds, pour le confort et l’agrément de gens qui savouraient leurs derniers moments de détente avant de se mettre au lit.
  
  Coplan, adossé à la pente du toit, se munit d’un outil diamanté. Il progressa en silence jusqu’à un des encadrements, avança la tête pour regarder à travers la vitre. Comme il faisait plus noir à l’intérieur qu’au dehors, il ne vit strictement rien.
  
  Tant pis. Quitte ou double.
  
  Il découpa un quart de cercle dans le carreau de la chambre mansardée, dans le coin inférieur médian du châssis. D’un léger choc du coude, il fit tomber le fragment sur la tablette intérieure, ce qui ne produisit qu’un très faible tintement. Il introduisit alors son avant-bras dans l’ouverture et fit jouer la crémone. Les deux battants s’écartèrent sous sa poussée. Il se coula dans l’embrasure, prit pied avec douceur sur le parquet de la pièce.
  
  Sa lampe stylo projeta un faisceau sur la cloison opposée, dans laquelle se découpait une porte. Il se trouvait dans un local de rangement doté de deux armoires et encombré d’objets qui avaient cessé d’être utiles.
  
  Collant son oreille contre le panneau, Francis guetta un bruit qui eût pu le renseigner sur l’endroit où se tenait l’occupant de l’immeuble.
  
  Il perçut l’écho assourdi de paroles prononcées dans le bas de la maison. Elles provenaient sans doute de la pièce aux rideaux tirés.
  
  Il dégaina le browning de Mölders, ne comptant s’en servir que comme moyen d’intimidation, puis il s’aventura hors de la chambre.
  
  Tandis qu’il descendait à pas de loup un escalier fleurant bon l’encaustique ou le verni, la voix devenait plus distincte. Mais personne ne lui donnait la réplique.
  
  Le type parlait-il tout seul, ou bien son interlocuteur s’abstenait-il de lui répondre ? Il n’y avait rien de surprenant à cela, pour peu que l’interlocuteur en question soit Brindewald...
  
  Coplan toucha la porte qui le séparait des deux hommes.
  
  Il logea sa lampe dans la pochette de son veston, referma ses doigts sur la béquille.
  
  Un frémissement lui parcourut le dos, car il comprenait à présent les mots que prononçait l’un des deux individus. La phrase n’avait pas une signification transcendante, mais elle était débitée en anglais.
  
  En un dixième de seconde, Francis devina pourquoi aucune autre voix ne résonnait. Il pouvait y aller franco.
  
  Brutalement, il repoussa le battant, fit un pas dans la pièce, le pistolet braqué.
  
  Un sursaut d’épouvante secoua le type qui avait conduit la Borgward depuis Amsterdam.
  
  Assis à une sorte de secrétaire, ses oreilles obturées par les écouteurs d’un casque branché à un poste de radio, il s’était brusquement retourné, fixait sur Coplan des yeux hagards.
  
  - Stop transmitting, at once (Cesses d’émettre, sur-le-champ) ordonna ce dernier, le masque dur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  D’un geste prompt qui ressemblait à un réflexe, l’interpellé coupa l’alimentation de l’émetteur clandestin. La bouche ouverte, la lèvre inférieure tremblante, il leva les mains à la hauteur de ses épaules.
  
  - Ôtez ce casque, enjoignit Francis, toujours en anglais.
  
  Le type obéit, reprit illico sa posture initiale.
  
  Coplan referma et s’adossa au panneau.
  
  - Ce serait une mauvaise blague si je tirais deux coups de feu en l’air pour attirer la police hollandaise, railla-t-il. L’existence de cet émetteur pirate serait plutôt difficile à expliquer, non ?
  
  Blême, l’homme passa sa langue sur ses lèvres sèches, déglutit péniblement.
  
  - Si on vous coffrait, vous et les deux mariolles qui surveillent la maison de Miss Weiss, votre réseau serait dans de beaux draps, poursuivit Francis, caustique. Sans parler de Mölders, que je pourrais inculper de vol de voiture et de tentative d’enlèvement.
  
  L’espion, fasciné par le regard métallique dardé sur lui, était littéralement statufié sur son siège pivotant.
  
  - Vous ne pouvez éviter ces désagréments que d’une seule manière, poursuivit Coplan d’une voix contenue. Si vous désirez que cette histoire reste entre nous, répondez sans faux-fuyants aux questions que je vais vous poser. Et ne bougez pas d’un millimètre.
  
  Un silence oppressant s’éternisa pendant que Francis prélevait de sa main gauche une cigarette dans sa poche et l’allumait avec une tranquille désinvolture, sans toutefois quitter des yeux l’individu qu’il tenait en joue.
  
  - Brindewald est-il détenu ici ? demanda-t-il ensuite, très sec.
  
  L’homme fit un signe de dénégation.
  
  - Est-ce ici que vous deviez amener Miss Weiss ?
  
  Acquiescement muet.
  
  - Bans quel but ?
  
  Graduellement, l’inconnu reprenait le contrôle de lui-même, mais son effroi demeurait aussi vif. Il balbutia :
  
  - Je... je devais l’interroger.
  
  - Vous ? s’étonna Coplan les sourcils froncés. Seriez-vous un physicien spécialisé ?
  
  Nouvel hochement de tête approbateur, puis l’intéressé dit précipitamment :
  
  - Je ne suis pas un agent secret... Je ne suis qu’un technicien, envoyé en mission spéciale par mon gouvernement. Vous, qui êtes-vous ?
  
  Coplan jubila intérieurement. Il n’avait en face de lui qu’un amateur, un citron qu’il allait presser jusqu’à la dernière goutte. Les durs, c’étaient les autres, Mölders et consorts. C’est pourquoi ils l’avaient renvoyé à Apeldoom, avec pour consigne d’alerter l’échelon supérieur.
  
  - Votre nom et votre nationalité? exigea Francis, hautain.
  
  - Gordon... Citoyen britannique.
  
  - Et vos trois copains appartiennent au Mi 5, évidemment ?
  
  - Heu... Oui, je suppose.
  
  Coplan soupira. Il en avait vu bien d’autres, mais celle-ci était quand même gratinée.
  
  Brindewald - un agent double - avait vendu des tuyaux à l’Intelligence Service qui, au lieu de prévenir Paris comme le fair-play et la politique d’alliance l’auraient voulu, s’en était servi pour essayer de détrousser sa partenaire de l’OTAN.
  
  Coplan fit sauter son pistolet dans sa paume avant de le glisser ostensiblement dans sa poche. Il n’avait pas besoin d’une arme devant un adversaire aussi peu coriace.
  
  Il reprit d’un ton moins acerbe :
  
  - Qu’est-ce que vous aviez décidé, tous les trois, à Amsterdam ?
  
  - Well... Comme nous ne savions pas ce qui était arrivé à Frank... euh, à Mölders, si vous voulez, et qu’il n’était pas question de livrer une bataille en pleine ville pour le délivrer, Jimmy et Edward ont résolu de tenir la maison à l’œil sans relâche jusqu’à ce qu’on leur communique des directives. Moi, je devais en référer au chef de la section du Hanovre, lui exposer la situation. C’est ce que j’étais en train de faire quand...
  
  Coplan retint surtout qu’il avait quelques heures devant lui et que rien n’urgeait du côté de Klara. C’était un facteur important, car il jouait cavalier seul.
  
  Alors qu’il réfléchissait, Gordon s’enhardit à lui demander :
  
  - N’êtes-vous pas ce Français qui était venu à la Hohenzollernstrasse ?
  
  - Oui, admit Francis. Je cherchais Brindewald et je continue à le chercher. Où est-il en ce moment ?
  
  Gordon haussa les épaules pour marquer son ignorance.
  
  - Je ne le sais pas. On ne m’a pas mis au courant.
  
  C’était probablement exact. Auxiliaire occasionnel, Gordon devait être tenu à l’écart des dispositions adoptées par le chef du réseau lorsqu’elles ne le concernaient pas directement.
  
  - Du beau boulot, que vous exécutez, reprocha Francis avec une nuance de rancœur. Vous rendez-vous compte que vous m’obligez de vous traiter en ennemi ? Vous allez devoir tout déballer, mon vieux, sinon je vais vous tirer dans les pattes et rendre difficile la position de l’Angleterre en Hollande et en Allemagne de l’Ouest. Puisque vous êtes un type qualifié, dites-moi franchement dans quelle mesure vous êtes renseignés sur les travaux accomplis en France à propos de la Gravitation ?
  
  Gordon se détendit un peu.
  
  - Vous savez, moi je trouve que les connaissances scientifiques appartiennent à l’Humanité tout entière, déclara-t-il avec conviction. Même et surtout quand elles ont trait à des phénomènes physiques susceptibles d’être utilisés militairement. Voyez le cas de l’énergie nucléaire : par le fait que les deux Grands ont mis au point des bombes également destructrices, un équilibre s’établit. Équilibre de la Terreur si l’on veut, mais équilibre tout de même. Aucun ne peut s’arroger la domination du Monde. Mais les recherches que vous poursuivez remettent tout en question. Si vous deviez aboutir, vous seriez les arbitres d’un éventuel conflit. En d’autres termes, c’est vous qui seriez les maîtres du Monde, et vous devez comprendre que cette possibilité est intolérable pour la Grande-Bretagne...
  
  Il s’exprimait avec une sincérité profonde, prouvant qu’il estimait parfaitement justifiés, sous l’angle de la morale, les actes de ses compatriotes et les siens.
  
  Le seul objectif de Coplan étant de le faire parler, il ne contesta pas les propos de l’Anglais.
  
  - Vous êtes trop pressés, observa-t-il. Qui vous dit que nous ne ferons pas bénéficier les autres pays de nos découvertes quand elles seront bien étayées ?
  
  Gordon eut une moue sceptique.
  
  - La tentation serait trop grande de les conserver pour vous seuls... Le pays qui, le premier, sera capable de détraquer les systèmes de navigation par inertie ne s’empressera pas de divulguer son secret.
  
  Francis feignit l’incompréhension et répéta :
  
  - La navigation par inertie ?
  
  S’animant, Gordon se lança dans des explications.
  
  - Vous ne savez pas ce que c’est ? Eh bien, c’est ma partie, figurez-vous. Je travaille dans un laboratoire où l’on ne cesse de perfectionner ce système de guidage des missiles et des sous-marins. Voici en quoi cela consiste : si, à l’intérieur d’une voiture par exemple, vous suspendez au toit une sorte de pendule fait d’une tigelle métallique souple et d’une petite masse de plomb, il est évident que tous les mouvements de la voiture auront une répercussion sur cette masse. Selon que vous accélérez, que vous ralentissez, que vous tournez à droite ou à gauche, cette boule pesante exécutera, en raison de son inertie, un mouvement opposé à celui du véhicule qui l’emporte. En cas d’accélération, elle filera en arrière ; en cas de freinage, elle se déplacera en avant, et ainsi de suite. Vous me suivez ?
  
  - Oui, je vois très bien. La boule traduira, en quelque sorte, ce qui ressentent les passagers...
  
  - Oui, mais avec infiniment plus de sensibilité ! corrigea Gordon. Pour peu qu’on réalise un assemblage mécanique approprié, avec enregistrement des positions successives de la boule dans l’espace, on possède un moyen de définir les vitesses et les changements d’orientation de la voiture porteuse. En d’autres termes, l’intégration de toutes ces données fournit le chemin parcouru, ou encore, par voie de déduction, l’emplacement exact du véhicule au bout d’une randonnée d’une durée déterminée. Une conséquence pratique, c’est qu’un conducteur ne disposant d’aucune visibilité pourrait se fier à ce système pour calculer où il se trouve par rapport à son point de départ. Tel est le problème des commandants des sous-marins atomiques voyageant sous les glaces du Pôle, et n’ayant aucun repère visuel pour déterminer la position géographique de leur bâtiment. Telle est aussi la grosse difficulté du guidage des fusées intercontinentales, qui n’ont pas de repères terrestres en raison de leur altitude, ni de repères célestes quand elles naviguent en plein jour. Comment voulez-vous rectifier leur course si vous ne savez pas, avec la plus grande précision, où elles sont dans l’espace ?
  
  Attentif, Coplan approuva. Gordon poursuivit :
  
  - Les Américains, les Russes et d’autres pays comme le vôtre ou le mien investissent des sommes colossales dans l’étude et la mise au point des appareils de navigation par inertie. (Authentique) La sûreté avec laquelle les engins balistiques iront frapper leur cible dépend de ces appareils. (L’arrêt de la combustion des réacteurs est commandé par la position géographique de l’engin. Ainsi se trouve déterminée la dernière partie de sa trajectoire, jusque sur la cible) Donc, finalement, c’est la puissance militaire d’une nation qui est conditionnée par eux, plus encore que par l’énergie explosive transportée par l’engin. A quoi bon envoyer des bombes de dix, vingt ou cinquante mégatonnes si elles tombent dans la mer ou trop loin de leur objectif ? Or, et c’est cela le nœud de la question, l’inertie de la boule de notre pendule est liée à l’intensité de la gravitation. Modifier le champ de celle-ci équivaut à tromper l’appareil de navigation qui lui serait soumis, donc à rendre le guidage impossible ! En contrôlant ce champ sur une partie même très courte de la trajectoire de la fusée, vous êtes en mesure de la faire dévier, de la faire exploser à des centaines de kilomètres du point de chute visé. Bref, vous réduiriez presque à néant les effets d’une attaque massive par engins thermos-nucléaires, vous seriez l’arbitre de la bataille et on ne pourrait même pas vous démolir, vous !
  
  Coplan, dont le calme contrastait étrangement avec l’excitation de Gordon, dit d’une voix posée :
  
  - Vous ne croyez pas que ce serait un truc merveilleux, que de pouvoir obliger les lanceurs de fusées à les flanquer à la ferraille plutôt que de leur laisser déverser des torrents d’énergie nucléaire sur notre pauvre planète ?
  
  Décontenancé, Gordon se ressaisit.
  
  - Heu... oui, incontestablement, reconnut-il. Mais il serait dangereux qu’un seul pays en détienne le monopole. Car il favoriserait l’un ou l’autre des belligérants ; il ne les empêcherait pas de se battre. Son pouvoir deviendrait une arme, non un moyen d’arrêter les hostilités.
  
  - Il peut être un moyen de prévenir les hostilités, objecta Francis. Il suffit qu’on sache que ce pays dispose d’un bouclier efficace pour que, du coup, les matamores n’aient plus l’envie de faire la guerre. Ils craindraient trop que l’adversaire bénéficie de sa protection.
  
  Le technicien britannique, perplexe, avança une lippe dubitative.
  
  - Vous avez peut-être raison, mais songez à l’atout diplomatique que représenterait un pareil pouvoir en temps de paix, souligna-t-il. Avouez qu’il y a de quoi mettre l’eau à la bouche de n’importe qui... Jamais on ne se résignera à vous laisser l’exclusivité d’un procédé de contrôle de la Gravitation, si vous le découvrez.
  
  - Précisément, enchaîna Francis. A votre avis, en sommes-nous loin ?
  
  Gordon tomba dans le panneau.
  
  - Je ne peux pas encore me prononcer. Nous ne savons pratiquement rien des théories que vous mettez à l’épreuve ni des résultats que vous avez obtenus. Au départ, il s’agirait d’élucider si ce qu’on raconte sur les expériences effectuées par Martha Remick est vrai. C’est pourquoi j’aurais aimé avoir une entrevue avec cette Klara Weiss, le seul témoin, paraît-il, de certaines... hum, catastrophes qu’aurait provoquées Mrs Remick.
  
  Coplan fut partiellement rassuré. La sincérité presque naïve de Gordon était indéniable, et il ressortait de ses dires que les Anglais n’avaient rien volé d’essentiel.
  
  Ils étaient sur la piste, mais ils tâtonnaient encore dans l’obscurité.
  
  - Vous n’avez jamais abordé le sujet avec Félix Corte ? s’enquit négligemment Francis en n’ayant pas l’air de regarder son interlocuteur.
  
  Fugitivement, une lueur de désarroi traversa les prunelles du technicien.
  
  - Non, affirma-t-il. Je ne connais personne portant ce nom-là.
  
  Coplan fit semblant d’avaler le mensonge de son interlocuteur.
  
  - Avez-vous ici des documents touchant, soit le domaine technique dont nous avons parlé, soit l’organisation interne de votre réseau en territoire hollandais ? s’informa-t-il en reprenant un ton plus froid.
  
  Gordon secoua la tête avec trop de vigueur.
  
  - Non... Il n’y rien de compromettant ici.
  
  - Désolé, je ne vous crois pas, prononça Francis, son browning à nouveau dans son poing. Sortez de là, nous allons perquisitionner la bicoque ensemble.
  
  S’arrachant de son siège au prix d’un effort qui parut considérable, Gordon articula :
  
  - Vous allez perdre votre temps, et en restant trop longtemps ici vous compromettez vos chances : je vous préviens qu’une équipe de choc est en route.
  
  - Vous êtes gentil, persifla Coplan.
  
  Cassant, il ajouta :
  
  - Passez devant.
  
  Gordon se dirigea vers la porte que Francis avait indiquée d’un mouvement du menton. Il encaissa un terrible coup sur la tête, chancela, s’écroula sur les genoux, puis son buste bascula en avant et il s’étala sur le parquet, les bras en croix.
  
  Francis enfouit son pistolet dans sa poche. En trois pas, il fut près de l’émetteur. Il fracassa le micro sur la tablette du secrétaire, arracha d’une secousse brutale le cordon d’alimentation, puis le fil blindé de l’antenne. Il empoigna la caissette métallique à deux mains, la projeta violemment sur le sol. Du pied, il défonça les cadrans des instruments de mesure. Ainsi, l’appareil aurait besoin d’un sérieux dépannage avant de pouvoir être remis en service.
  
  Ensuite, Coplan revint à Gordon pour l’immobiliser au-delà de son évanouissement : il lui ligota bras et jambes avec la corde des rideaux, le traîna dans un coin de la pièce.
  
  Un téléphone et un annuaire étaient posés sur une petite table, à côté de l’accoudoir d’un fauteuil. Francis consulta rapidement l’index, ouvrit le volume à la répartition par rues.
  
  Dans la rubrique « Amsterdam », il chercha le 59, Keizers-Gracht.
  
  Il y avait trois numéros d’appel pour l’immeuble, deux aux noms des locataires dont une plaquette de cuivre avait révélé l’identité à Francis lorsqu’il avait sonné, un troisième à un nom inconnu.
  
  Klara n’avait certainement pas voulu figurer dans l’annuaire ; l’abonnement devait avoir été souscrit au nom du propriétaire de l’immeuble ou d’un homme de paille.
  
  Coplan actionna le disque à cinq reprises. Il entendit résonner la sonnerie. Elle renouvela ses trilles pendant plus de vingt secondes sans qu’un correspondant décrochât.
  
  Klara n’osait-elle pas saisir le combiné, l’appartement était-il vide ou bien le téléphone sonnait-il ailleurs que chez elle ?
  
  Francis plaqua le bigophone sur sa fourche, recommença.
  
  Décidé à vaincre par son insistance l’apathie éventuelle de la jeune femme, il attendit plus longtemps que la première fois. Soudain, après un déclic, une voix féminine émit un prudent « allô ? »
  
  - Est-ce vous, Klara ? Ici Holligan, jeta Francis dans le micro.
  
  - Oui, c’est moi, chuchota l’intéressée. Où êtes-vous ? J’ai peur... Ce type essaie toujours de se débattre...
  
  - Cassez lui une carafe sur la tête. Et la bouteille de whisky en plus s’il bouge encore. Je voulais simplement m’assurer que vous étiez en bonne santé. Tranquillisez-vous, tout va bien. Mais ne mettez les pieds dehors sous aucun prétexte, vous m’entendez ?
  
  - Vous vous figurez que j’ai envie de sortir ?
  
  - Vous pourriez décamper de chez vous parce que votre locataire vous terrorise. Assommez-le plutôt deux fois qu’une, mais ne partez pas, ni cette nuit, ni demain. C’est à l’extérieur que le danger vous guette. Prenez patience et dormez sur vos deux oreilles. N’ouvrez que si vous entendez deux coups brefs et un long : ce sera moi.
  
  - Mais... pourquoi ne.. ?
  
  - Bonsoir, coupa Coplan
  
  Il remit le téléphone en place, se leva, médita un instant.
  
  Pourquoi Gordon avait-il tenté de dissimuler qu’il avait rencontré Félix Corte ? Au point où il en était, cette lacune dans ses aveux n’avait pas sa raison d’être.
  
  A moins que...
  
  Oui, l’Anglais avait dû s’illusionner. Il avait changé de figure quand Francis avait parlé de fouiller la maison, avait tâché de l’en dissuader en évoquant l’arrivée imminente de confrères de l’I.S. L’andouille !
  
  Coplan se mit en devoir d’explorer le cottage au pas de charge.
  
  Des documents, il s’en fichait. Ceux sur lesquels il pourrait mettre la main ne l’intéressaient pas : la structure du réseau de renseignement tissé par les Britanniques en Hollande était le cadet de ses soucis.
  
  Rien de spécial dans les quatre pièces du rez-de-chaussée. Coplan descendit au sous-sol par un escalier en briques assez étroit, entre des murs badigeonnés à la chaux. Comme de juste, le pavillon avait été aménagé en vue de recevoir, ne fût-ce que passagèrement, des pensionnaires qu’on désirait retenir contre leur gré, voire passer à tabac pour les rendre plus causants.
  
  Une porte en acier, peinte au minium et pourvue de deux verrous larges comme la main, n’avait pas été installée là pour protéger quelques casiers de bouteilles de bière.
  
  Coplan fit coulisser les deux barres plates, attira le battant vers lui. Il ne fut guère surpris d’apercevoir un local plutôt confortable, meublé comme une petite chambre d’hôtel, mais privé de fenêtre et parfaitement insonorisé. Il ne s’étonna pas davantage de voir un homme assis sur le lit, et qui tournait vers lui des yeux papillotants.
  
  - Monsieur Corte, je présume ? dit Coplan en français.
  
  La mâchoire de l’interpellé s’affaissa sous l’empire de la stupéfaction. Il se racla la gorge, répondit d’une voix enrouée :
  
  - Oui, c’est bien moi. Mais qui êtes-vous ?
  
  - Saint Christophe. Êtes-vous en bonne condition physique ?
  
  Abasourdi, le mathématicien marmonna :
  
  - Mon Dieu, oui... Je n’ai pas été maltraité.
  
  Une expression de méfiance se répandit soudain sur ses traits.
  
  - Que vous soyez ou non au service des Anglais, renoncez à m’embarquer dans une discussion relative à la Pesanteur, maugréa-t-il, bougon. Laissez-moi dormir.
  
  - Il n’est pas question de ça, je suis venu vous extraire de ce cagibi, lui rétorqua Francis. Ont-ils pris vos papiers d’identité ?
  
  Corte le regarda en face, intrigué.
  
  - Ils ne m’ont enlevé que mon argent. Allez-vous vraiment me faire sortir d’ici ?
  
  - Et comment ! s’exclama Coplan. Sautez dans votre falzar et suivez le guide. Une voiture vous attend devant la porte. En route pour le Quartier Latin !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Pendant le trajet, à bord de la Ford qui les emmenait à Amsterdam, Coplan et le chercheur de l’institut Poincaré eurent amplement le loisir de mieux lier connaissance et de se renseigner mutuellement.
  
  Corte raconta comment il avait été « arrêté » par de faux représentants de la D.S.T. Ceux-ci l’avaient drogué, et c’est dans un état proche de l’abrutissement qu’ils lui avaient fait franchir la frontière allemande. Corte ne savait pas où, finalement, il avait été conduit, puis incarcéré. Dès qu’il eut recouvré son entière lucidité, on l’avait soumis à un interrogatoire. Quelles étaient les études auxquelles il se livrait à l’institut ? Combien d’autres mathématiciens participaient à des recherches du même ordre ? Travaillaient-ils en liaison avec d’autres établissements scientifiques ? Qui était le chef d’orchestre des vérifications en cours, en matière de Gravitation ? Etc. etc.
  
  Corte avait énergiquement refusé de répondre. Alors, l’homme qui le questionnait lui avait tenu un long discours : il avait fait appel au sens humanitaire des savants, à leur profond désir de voir utiliser le fruit de leurs découvertes à des fins pacifiques. Sa manœuvre de persuasion avait évoqué la solidarité européenne, le péril qui menaçait la race blanche en cas d’un conflit atomique mondial.
  
  Il avait déployé tous les arguments possibles et imaginables, mais il s’était heurté à l’obstination irréductible du savant français. Ce dernier avait d’ailleurs eu beau jeu de s’abriter derrière le cloisonnement très strict qui caractérise toute organisation ayant pour objectif la mise en œuvre de dispositifs utilisables par la Défense Nationale.
  
  Après, pendant quelques jours, Corte avait été laissé en paix.
  
  Puis l’Anglais était revenu à la charge. Cette fois, il avait promis une fortune, une habitation paradisiaque en Australie, un poste de premier plan dans les laboratoires de Woomera (Centre d’essai des fusées et des bombes anglaises, dans le désert australien). Corte l’avait remballé aussi sec.
  
  En dernier ressort, on lui avait annoncé qu’il allait être transféré en Angleterre, et qu’il y subirait une cure destinée à vaincre sa résistance mentale.
  
  A nouveau, le mathématicien avait été plongé dans un état crépusculaire, laissant subsister une demi-conscience, mais le privant de réactions adéquates et empêchant les faits de s’inscrire dans sa mémoire.
  
  Il s’était retrouvé dans cette cave aménagée, s’imaginant être prisonnier en Grande-Bretagne. Il avait reçu la visite de Gordon, et ce dernier avait essayé de créer entre eux un climat de camaraderie confraternelle.
  
  Devant l’accueil glacial réservé à ses avances, Gordon avait tâché de susciter une controverse sur une question technique concernant la navigation par inertie. Ceci n’avait pas eu plus de succès que les ballons d’essai antérieurs.
  
  Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis cette dernière entrevue lorsque Coplan avait fait irruption dans le cottage.
  
  Tout en pilotant la Ford, Francis avait soigneusement noté dans son esprit les révélations de Corte, et il s’efforçait de les relier à ce qu’il avait appris par ailleurs.
  
  Il aboutit à la conviction suivante : aussi bien pour leur propre édification que pour dégeler Corte et l’inciter à accepter le débat, les agents de l’I.S. avaient décidé de procéder à une confrontation groupant Klara Weiss, Corte et Gordon.
  
  Un pareil rapprochement n’aurait pas manqué d’être instructif.
  
  Sortant de son mutisme, Coplan demanda :
  
  - N’avez-vous pas essayé, vous, de sonder Gordon pour voir à quel degré les Anglais sont informés de ce qui se trame chez nous ?
  
  Le mathématicien déclara :
  
  - Non, je n’y ai pas pensé, mais si j’en juge par les questions qui m’ont été posées et par les propos que m’a tenus Gordon, ils battent la campagne. A cet égard, je me trouve d’ailleurs devant une énigme... Pourquoi ont-ils jeté leur dévolu sur moi ? Qu’est-ce qui a pu attirer leur attention sur ma modeste personne et les amener à me kidnapper ?
  
  Coplan lâcha une seconde son volant pour se gratter la joue.
  
  - Oui, c’est bizarre, concéda-t-il, rêveur. Dans votre entourage, beaucoup de personnes sont-elles au courant de vos activités ? Ne jouez-vous pas un rôle prépondérant au sein de l’équipe Poincaré ?
  
  Sous le coup de sa joie d’être à nouveau libre, Corte s’écria :
  
  - Je ne suis pas client du Café du Commerce ! Même ma femme ne sait pas ce que je fais... Sans la moindre vantardise, je vous assure qu’il faut une culture scientifique élevée pour discuter valablement de ces choses. Seuls un ou deux collègues, qui professent dans des disciplines voisines, ont eu des échos - et encore bien superficiels - des analyses qui m’ont été confiées par le Professeur Marcout.
  
  Coplan approuva sans mot dire.
  
  Il toucherait un mot de ces collègues à la D.S.T. L’un d’eux était probablement une « antenne » de l’I.S. à l’institut Poincaré. A l’heure actuelle, aucun établissement scientifique n’est exempt d’observateurs discrets, dont la paume est graissée par des puissances étrangères.
  
  - Vous n’avez jamais été mis en rapport avec un nommé Brindewald ? questionna Coplan, les yeux fixés sur la route.
  
  - Sauf Gordon, personne ne s’est jamais présenté à moi, dit Corte.
  
  - Un grand type, massif, portant beau, visage ovale, traits réguliers, les yeux bleus, insista Francis.
  
  - Non, fit Corte en secouant la tête. Qui est cet individu ?
  
  - Le père de vos emm... Il a refilé aux Anglais, moyennant finances bien entendu, des informations qui les ont alléchés. Seulement il ne les a pas vendues qu’à eux seuls.
  
  Corte se rembrunit.
  
  - Diable ! proféra-t-il. A qui d’autre encore ?
  
  - C’est ce que je me demande, murmura Coplan, pendant qu’il sillonnait les rues désertes d’Amersfoort.
  
  
  
  
  
  Ils atteignirent Amsterdam aux environs d’une heure et demie du matin. Après s’être trompé plusieurs fois et avoir pesté contre les sens interdits, les canaux, les écluses ouvertes et les ponts fermés, Coplan parvint enfin devant la gare principale.
  
  Corte, qui n'avait ni manteau ni bagages, s’étonna :
  
  - Nous ne descendons pas dans un hôtel ?
  
  - Cela ne vaudrait plus le coup, dit Francis en calant le frein à main. D’abord, vous seriez incapable de dormir, ensuite je vais vous quitter pendant une heure ou deux. A mon retour, nous casserons la croûte ensemble : au buffet de la gare, ils servent des repas à toute heure.
  
  - Vous me laissez choir ? s’enquit le mathématicien, ébahi.
  
  - Pour votre propre sécurité, c’est préférable. En outre, je dois récupérer ma valise et m’occuper de quelqu’un. Je vais vous donner de l’argent...
  
  Il préleva son portefeuille dans sa poche intérieure, l’ouvrit, exhiba quelques billets qu’il tendit à son passager, puis il continua :
  
  - Si par hasard vous ne m’aviez pas revu à six heures du matin, ne vous affolez pas. Prenez un billet pour le premier train en partance et regagnez Paris sans moi. Promettez-moi simplement de vous rendre à l’adresse suivante (en parlant, il la griffonna au dos d’une carte de visite) avant même de donner signe de vie à votre épouse. Je vous signale que ceci est très important.
  
  Il remit la carte à son compatriote qui, apparemment déçu, grommela :
  
  - Vous êtes un curieux phénomène, vous... Comme garde du corps, ça se porte bien. Vous me lâchez en pleine nuit dans ce patelin dont je ne connais pas la langue, et puis bonsoir ?
  
  - Ces gares hollandaises sont plus confortables que vous ne croyez, assura Coplan. Au reste, vous voici replacé dans le droit chemin. Vous pouvez désormais vous passer de mes services. Sauf anicroche, à tout à l’heure !
  
  Il avait ouvert la portière et affichait un sourire aimable des plus désarmant.
  
  Après un temps d’indécision, Corte haussa les épaules d’un air fataliste et se résigna à sortir de la Ford. Le dos voûté et la tête basse, il pénétra dans le bâtiment de la gare.
  
  Quand le mathématicien eut disparu, Coplan étendit le bras derrière lui afin d’agripper le trench-coat beige-vert et le chapeau de tweed qu’il avait emportés du cottage d’Apeldoorn. Il descendit de voiture pour s’en revêtir, reprit place au volant.
  
  La nuit, à quelques mètres, il pouvait ainsi donner le change : sa silhouette s’apparentait raisonnablement à celle de Gordon, surtout à cause de cette coiffure assez caractéristique.
  
  La Ford Taunus mit le cap sur le Keizers-Gracht, y déboucha un quart d’heure plus tard.
  
  Les nommés Jimmy et Edward devaient être terrés quelque part, à proximité du 59.
  
  En longeant le canal très lentement, Coplan alluma deux ou trois fois ses feux de code et, de son bras passé par la fenêtre de la portière, il fit le signe qu’emploient les automobilistes pour annoncer leur intention de ralentir. Ceci devait immanquablement attirer l’attention des deux agents anglais, qui allaient croire au retour de Gordon.
  
  Coplan finit par trouver un emplacement vide dans la rangée des voitures, et il se gara. Il sortit de la Ford, se pencha vers l’intérieur comme s’il voulait en extraire des paquets.
  
  Du coin de l’œil, il avait aperçu des promeneurs qui, venant de directions opposées, convergeaient vers lui. Il les laissa approcher jusqu’à trois ou quatre mètres avant de se redresser et de contourner son véhicule pour aller au devant d’eux.
  
  Simultanément, Jimmy et Edward se rendirent compte de leur méprise. Un bref désarroi les fit s’arrêter à quelques pas de Coplan.
  
  - C’est vous les délégués de l’intelligence Service ? leur lança-t-il à haute, claire et intelligible voix, avec autant de naturel que s’il avait cité le nom d’une firme quelconque. Vous avez tort de glander là comme des ballots : Frank n’est plus là, il a été transféré ailleurs pendant que Gordon pistait la fille.
  
  Médusés, les deux types restèrent cloués sur place ; ils ne parvenaient pas à saisir la situation, et encore moins à la dominer.
  
  Coplan poursuivit, toujours très décontracté :
  
  - Votre émetteur du P.C. d’Apeldoorn est en pièces détachées. Gordon n’a pu établir la liaison avec Hanovre pour la raison supplémentaire qu’il est ficelé comme un rôti de veau : c’est pourquoi j’ai emprunté son imper et son galure... Enfin, dans cette maison, il y a deux gars qui n’attendent que mon coup de sifflet pour vous tomber sur le paletot. Alors, j’ai l’impression que vous feriez mieux de foutre le camp si vous ne tenez pas à avoir une belle bagarre sur les bras. Voilà les clés de l’Opel...
  
  Il les expédia à l’homme qui se trouvait à sa droite, et qui les attrapa au vol.
  
  - Bonsoir, ajouta Coplan. Ne vous tracassez plus pour Corte, il fonce vers le sud à bord de votre bagnole, la Borgward.
  
  Les agents britanniques le contemplèrent avec un effarement total. Chaque phrase prononcée par cet inconnu les avait frappés comme un coup de marteau sur le crâne. Systématiquement, leurs réactions avaient été paralysées par les nouvelles qu’il leur balançait à travers la figure.
  
  Coplan traversa le quai sans se soucier d’eux, comme un dompteur passant entre des fauves immobilisés par la peur.
  
  De fait, ils ne bougèrent pas. Ils pouvaient se creuser la cervelle jusqu’à faire un trou dedans, ils étaient réduits à l’impuissance. C’était la catastrophe intégrale : Mölders, Gordon, Klara Weiss et Félix Corte, tous aux mains de l’adversaire, le fil coupé avec le Q.G. de Hanovre, leur base d’opération dévastée... Le sentiment d’avoir été battus à plate couture leur retira toute velléité de riposte.
  
  Sur le seuil du 59, Coplan appuya sur le bouton de sonnerie, conformément au rythme convenu, puis il se retourna et observa les Anglais.
  
  Ceux-ci lui prouvèrent qu’ils avaient réalisé, et qu’ils savaient perdre dignement une bataille. Sans échanger un mot, ils se dirigèrent de concert vers l’Opel.
  
  Francis leur en faisait cadeau : plus vite ils décamperaient, mieux ça l’arrangeait.
  
  Coplan coupa court aux questions dont Klara voulut l’assaillir lorsqu’ils eurent pénétré dans l’appartement. Il ne lui raconta rien de son équipée à Apeldoorn, refusa de lui expliquer comment il s’était débarrassé de l’homme de l’Opel.
  
  - Habillez-vous, re-bouclez votre valise et ne vous faites plus de bile, conseilla-t-il presque paternellement, tout en ôtant son chapeau et son trench. Je vais vous accompagner à Paris, mais auparavant je dois avoir une petite conversation avec Mölders.
  
  Il passa dans le bureau voisin, alluma. Le prisonnier ne dormait pas. Ébloui par la lumière, il roula de côté pour éviter de l'avoir dans les yeux.
  
  - Hello ! le salua Francis, jovial. Vous savez, si ça peut vous consoler, sachez que votre ami Gordon est aussi inconfortablement installé que vous, dans ce cottage d’Apeldoorn. Quant à Jimmy et à Edward, qu’il avait appelés par téléphone, ils viennent de s’en aller à l’instant. Je leur ai fait avaler que vous aviez été transporté ailleurs pendant que Gordon suivait Miss Weiss...
  
  En même temps, Coplan dénouait le bâillon. Il s’était exprimé en anglais, sans animosité.
  
  Le pseudo Mölders comprit sur-le-champ que les carottes étaient cuites, à tous points de vue.
  
  - Okay, articula-t-il, flegmatique. Vous avez gagné, vieux frère. Je connais quelqu’un qui ne va pas être très, très content... Ça va barder pour notre matricule.
  
  Coplan, achevant de libérer ses chevilles et ses poignets, poursuivit de sa voix égale :
  
  - Jimmy et Edward ont pris l’Opel pour repartir. Je crains que vous ne deviez regagner Apeldoorn à pied... car je vais garder comme souvenir l’argent que vous trimbaliez sur vous. En marchant bien, vous en avez pour deux jours, ce qui vous donnera l’occasion de réfléchir.
  
  Mölders fit jouer ses articulations ankylosées. Il grimaça :
  
  - Vous êtes allé là-bas ?
  
  Coplan acquiesça.
  
  - Vous m’aviez enfilé des perles, au sujet de Félix Corte, reprocha-t-il. Vous saviez qui c’était...
  
  Philosophe, l’agent secret prononça :
  
  - C’était la règle du jeu. J’espérais que Gordon allait vous posséder, mais il n’était pas de taille. En vérité, ce n’est pas son métier... Dans leur partie, ces gars sont futés comme pas un, mais en dehors de ça, pfuitt...
  
  Coplan lui tendit son paquet de Gitanes.
  
  - A propos, quel était donc le motif exact de votre rendez-vous avec Brindewald, à l’aérodrome ?
  
  Mölders lui dédia un regard en biais, sourit.
  
  - Il revenait de Londres, où il avait touché ses honoraires, expliqua-t-il. Je voulais lui signaler que Félix Corte venait d’arriver en Allemagne.
  
  - Est-ce lui qui vous avait suggéré de l’enlever ? l’interrompit Francis.
  
  - Non, il n’y était pour rien, mais je désirais lui faire sentir que nous allions être en mesure de vérifier la qualité de ses tuyaux, et que s’il en savait davantage, c’était le moment de vider son sac... Sinon, les informations qu’il possédait encore risquaient d’être grillées avant de lui avoir rapporté quelque chose.
  
  Coplan opina du bonnet.
  
  - Est-il vrai que vous ignorez l’identité des autres clients de Brindewald ? s’enquit-il. Ce point m’intéresse beaucoup.
  
  - C’est vrai, affirma Mölders avant d’inhaler une bouffée. Nous l’ignorons réellement. Mais, comme je vous l’ai dit, je crois que ce sont les Américains.
  
  - Pourquoi ?
  
  Le sourire de l’Anglais s’accentua.
  
  - Vous ne connaissez pas Brindewald, murmura-t-il. Grand et fort comme il est, c’est un trouillard. Très intelligent, mais trouillard. En pratiquant le double jeu entre les Américains et nous, il mange à deux râteliers sans que ce soit trop dangereux, tandis que si c’était entre nous et les Russes, il sait qu’il finirait pas y laisser sa peau.
  
  - Étiez-vous au courant, qu’il vous doublait ?
  
  - Pas jusqu’à cette apparition des types à l’aéroport, avoua Mölders. Alors, j’en ai profité pour acculer Brindewald et le forcer à dévoiler ses sources.
  
  - Où est-il actuellement ?
  
  L’Anglais posa sur Coplan un regard indéchiffrable, mais teinté de sympathie.
  
  - Il n’est pas détenu par nous, assura-t-il. Je suppose donc qu’il est libre...
  
  Klara survint sur ces entrefaites. Elle avait entendu parler les deux hommes et, intriguée par le ton anodin de leurs propos, elle se demandait par quelle singulière évolution de leurs rapports, ils en étaient arrivés à discuter comme larrons en foire.
  
  Elle fut encore plus surprise quand elle aperçut le prisonnier debout, cigarette en main, les traits détendus.
  
  - Que... Vous... Enfin, je suis prête, bredouilla-t-elle en se tournant vers Coplan.
  
  - Si vous n’avez pas cassé la bouteille sur la tête de Frank, servez-nous trois whiskies bien tassés, pria Francis. Un petit remontant ne fera de mal à personne.
  
  
  
  
  
  L’agent de l’I.S. quitta les lieux vers trois heures du matin. Coplan l’avait persuadé de remporter le trench et le chapeau de Gordon dans sa serviette, afin de les restituer plus tard à leur propriétaire.
  
  Francis et Klara débouchèrent sur le quai vingt minutes après lui. Ils montèrent dans la Ford Taunus.
  
  Coplan alla reconduire celle-ci devant l’agence de location qui la lui avait fournie. Puis, à pied, valise d’une main et l’autre passée sous le bras de Klara, il s’en fut à la gare centrale.
  
  Corte était en train de se morfondre devant un verre de Schiedam, au buffet dont il était le seul client.
  
  Ses yeux s’élargirent quand il vit entrer son sauveur accompagné d’une fort attrayante personne et il pensa que tout ce qu’on racontait sur les bonnes fortunes des agents du Deuxième Bureau n’était pas pure légende. Le service commandé avait bon dos.
  
  De son côté, Klara se demanda où Holligan était encore allé dénicher ce curieux bonhomme aux vêtements fripés, au visage mangé par une barbe de trois jours.
  
  Coplan fit des présentations sommaires, commanda une formidable assiette de viande froide qu’il engloutit au milieu d’un silence gêné. Quand il fut rassasié, il consentit à faire un effort pour rompre la glace.
  
  - Mlle Weiss a assisté à des démonstrations pratiques des théories de Martha Remick, déclara-t-il à Félix Corte.
  
  Ce fut comme s’il avait mis le feu aux poudres. Pendant deux heures, le mathématicien harcela Klara de questions qui, la plupart du temps, étaient incompréhensibles pour elle.
  
  Les laissant se débrouiller ensemble, Coplan s’absorba dans ses propres réflexions.
  
  Dès qu’ils seraient à Paris il entraînerait ses deux rescapés chez le Vieux et dresserait un bilan de son enquête en Allemagne et en Hollande. Puis, s’il en avait le temps, il irait dire deux mots à Paul Kenny.
  
  Il avait grand besoin d’être mis en garde, Celui-là !
  
  
  
  
  
  PARENTHESE
  
  
  
  
  
  J’ai relaté au début du présent livre la stupéfiante entrevue que nous eûmes, Coplan et moi, quand il revint d’Amsterdam. A l’époque, évidemment, j’étais à cent lieues de me douter qu’il avait connu des moments difficiles dont j’étais, à l’en croire, le seul responsable.
  
  Nous nous séparâmes d’une façon assez fraîche et, à mon avis, quelque peu regrettable. Jamais une ombre n’avait terni nos relations, et si j’avais commis une indiscrétion, j’étais tout prêt à faire mon mea culpa, voire à me confondre en excuses. Mais il ne m’en avait pas laissé le temps... Il n’avait même pas daigné me narrer les événements qui avaient motivé cette étrange visite.
  
  Des mois s’écoulèrent sans que j’eusse de ses nouvelles. J’étais dans l’impossibilité de faire le premier pas, attendu que Francis est toujours aux quatre coins du monde et que seuls les initiés de son Service (et encore...) ont une idée de l’endroit où il peut se trouver.
  
  Un jour, pourtant, je reçus une carte postale non signée qui me fit tressaillir d’aise. Elle ne comportait pas plus de texte que de signature mais, entre nous, elle signifiait : « Venez après-demain, à dix-neuf heures trente, au restaurant X... T »
  
  Je reconnus bien là l’honnêteté foncière de Francis. Sa mauvaise humeur passée, il avait réalisé qu’il me devait des explications plus étoffées que celles qu’il m’avait données. Il ne me témoignait pas de rancune, ranimait de sa propre initiative le flambeau de notre amitié.
  
  Je fus au rendez-vous trois quarts d’heure à l’avance. Ce soir-là, toute l’affaire me fut révélée, et je fus bien obligé d’admettre que Francis avait eu raison. La suite du récit va le démontrer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Intelligent, mais trouillard, avait dit Mölders en parlant de Brindewald. pre au gain, aurait-on pu ajouter.
  
  Coplan spécula sur ces particularités de la personnalité de l’avocat.
  
  Il s’agissait d’abord de remettre la main sur lui. Or, il y avait beaucoup de chances pour que Brindewald continuât de gérer ses trois cabinets juridiques ; il n’en menait pas large, peut-être, mais le bon sens et le souci de sa sécurité exigeaient qu’il poursuive ouvertement ses activités publiques. Sa position n’était pas aussi dangereuse qu’on pouvait le croire à première vue.
  
  Du côté anglais, il s’était dédouané en livrant Klara Weiss. L’importance de ce témoin était surabondamment prouvée par la collision qui s’était produite avec un représentant des Services Spéciaux français, aussi acharné que les agents de l’I.S. à s’emparer' de cette personne. Brindewald ne pouvait pas être rendu responsable des conséquences désastreuses de la tentative de rapt effectuée par Amsterdam.
  
  Du côté des gens qui avaient envoyé Rudaux à Moulis - qu’ils fussent Américains, Russes ou Papous - Brindewald avait été lavé de tout soupçon par Coplan lui-même.
  
  Ce dernier avait raconté aux ravisseurs de Brindewald, dans la maison de la Hohenzollernstrasse, comment Rudaux avait trouvé la mort, et cette divulgation innocentait complètement l’homme de loi. L’évasion ultérieure de celui-ci n’était pas à son passif : on ne pouvait lui faire grief d’avoir été délivré par un garde du corps, thèse qu’il devait avoir soutenue mordicus si les types de l’aérodrome étaient parvenus à renouer le contact avec lui.
  
  Mieux : Brindewald pouvait se prévaloir d’être visé par le Deuxième Bureau, ce qui corroborait la valeur des renseignements qu’il détenait.
  
  Les deux clans auquel il vendait sa camelote n’avaient aucun intérêt à le retirer de la circulation, au risque de se créer des embêtements avec la République Fédérale.
  
  Donc, Coplan partit du principe que l’avocat respectait son horaire entre Londres, Hanovre et Zürich.
  
  Il s’embarqua un jeudi soir, à la Gare du Nord, dans le train international qui relie Paris aux capitales scandinaves, et il descendit à Hanovre le lendemain midi.
  
  Il suivit un large boulevard qui conduisait à un immense carrefour, au centre duquel se dresse le célèbre café Kröpke, aux larges fenêtre ouvertes sur les perspectives des plus importantes artères de la ville.
  
  Francis entra dans l’établissement, confia sa gabardine et sa valise à un chasseur, déclina les offres d’un maître d’hôtel en lui répondant qu’il cherchait quelqu’un.
  
  Il avisa rapidement le consommateur qu’il devait rencontrer.
  
  C’était un collègue du Service, âgé d’une cinquantaine d’années, vêtu avec l’élégance d’un respectable bourgeois, affecté d’un léger embonpoint et qui s’appelait provisoirement Baranger.
  
  Coplan s’assit auprès de lui, sur la banquette.
  
  - Alors, que puis-je faire pour vous ? s’enquit Baranger sans presque remuer les lèvres.
  
  - Ce n’est pas chinois, dit Francis sur le même ton. Vous allez louer une chambre à l’hôtel Hastens, le plus grand palace d’Hanovre. J’en retiendrai moi-même une autre dans le même hôtel. Mais nous semblerons nous ignorer si, par hasard, nous nous croisons dans le hall, au bar ou au restaurant. Donnez-moi un numéro de téléphone où je pourrais vous atteindre lundi matin entre neuf heures et midi.
  
  La suite, je vous l’indiquerai à ce moment-là.
  
  - Très bien, acquiesça Baranger. Formez le 20 954 et demandez Mr Wilhelm, de la part de Franz.
  
  - C’est noté.
  
  Comme le garçon se présentait à leur table, il commandèrent des Cinzanos. Ils parlèrent ensuite pendant un quart d’heure de la pluie et du beau temps, puis Baranger s’en alla.
  
  Coplan sortit vingt minutes plus tard. Il se rendit à pied à la Luisenstrasse, à deux pas de là, entra au Kastens.
  
  La réception lui désigna la chambre 462, au quatrième.
  
  Il monta, défit ses bagages, prit un bain pour se décrasser d’une nuit en chemin de fer.
  
  Normalement, Brindewald devait rentrer de Londres ce soir-là, par l’avion de 22 heures.
  
  Comme il l’avait fait la semaine précédente, Coplan alla guetter son retour à l’aérodrome de Langenhagen.
  
  Quand Francis eut distingué l’avocat parmi les passagers qui débouchaient dans le hall, il n’insista pas. Il retourna à l’hôtel et se coucha.
  
  Le lendemain matin, il téléphona au domicile privé de l’homme de loi, se fit mettre en communication avec lui.
  
  - Bonjour, Mr Brindewald, dit-il en allemand, d’une voix avenante. Je voudrais vous faire une offre très sérieuse, de la part d’un consortium français qui vient d’engager une certaine demoiselle Klara Weiss...
  
  II y eut un silence. Brindewald avait évidemment saisi tout de suite d’où venait le vent, mais cet appel le prenait au dépourvu. L’effrayait aussi.
  
  Très réservé, il demanda :
  
  - De quoi s’agit-il ?
  
  - Voici : nous avons appris que vous aviez fourni, à deux firmes concurrentes, des renseignements juridiques de premier ordre dont elles ont d’ailleurs assez mal tiré parti. Nous serions disposés à vous payer très cher ces mêmes renseignements.
  
  Brindewald comprit d’emblée. Les Français le contactaient pour savoir exactement à quel point leurs « concurrents » anonymes étaient édifiés sur les recherches en cours, et ceci dans le but de leur opposer une parade efficace aux endroits menacés.
  
  - Combien ? jeta Brindewald, abrupt.
  
  - Un million de marks (11.200.000 NF, environ ), laissa tomber Coplan.
  
  L’énormité du chiffre avait de quoi faire réfléchir. Pourtant, il ne parut pas exagéré a l’avocat.
  
  L’ordre de grandeur de cette somme correspondait à l’importance des révélations qu’on attendait de lui. Mais, la méfiance étant de règle dans des tractations aussi délicates, Brindewald envisagea la possibilité d’un traquenard.
  
  - Comment, selon vous, cette proposition pourrait-elle se concrétiser ? questionna-t-il, prudent.
  
  - Dans votre intérêt comme dans le mien, nous devrions avoir une entrevue entourée de la plus rigoureuse discrétion, fit valoir Coplan. Si vous êtes libre lundi, après vos heures de consultation, je vous propose une rencontre à l’hôtel Kastens.
  
  Ce palace, très central, pouvait être considéré comme un endroit sûr. Un établissement de cette classe, dans lequel se trouvaient des centaines de personnes et un personnel nombreux, n’avait rien d’un coupe-gorge. On pouvait y accéder en venant de plusieurs directions, et toujours par des rues très animées.
  
  - Oui, cela me convient, accepta Brindewald. Disons vers six heures ?
  
  - D’accord. Demandez Mr Baranger à la réception.
  
  - Entendu, fit l’avocat.
  
  Le lundi matin, Coplan forma le 20 954 et eut une brève conversation avec Baranger.
  
  - La combine s’engrène, annonça-t-il. Il faudrait que je vous voie vers cinq heures et demie, afin que vous me refiliez la clé de votre chambre. Immédiatement après, vous vous créerez un alibi en or massif, couvrant la période allant de six heures moins le quart à huit heures. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - A merveille, répliqua son correspondant. Je risque d’éprouver une secousse quand je rentrerai chez moi, non ?
  
  - Oui, admit Francis. Tombez des nues et agissez comme le ferait n’importe qui.
  
  - Mais ma clé, comment vais-je la récupérer ?
  
  Elle sera sur la porte, à l’intérieur, sans empreintes. Collez les vôtres dessus avant toute chose.
  
  - Bien, conclut Baranger. Soyez devant un des kiosques à journaux de la salle des guichets de la gare, tout à l’heure. Je m’arrangerai pour glisser la clé dans votre poche sans que personne s’en aperçoive.
  
  - A bientôt ! lança Francis avant de raccrocher.
  
  A six heures moins dix, Coplan sortit de sa chambre. Il enfila le couloir, prit un ascenseur descendant au rez-de-chaussée, circula dans le hall, remonta par un autre ascenseur à l’étage où se trouvait la chambre retenue par son collègue, pénétra dans celle-ci.
  
  Il s’affala dans un fauteuil, à proximité de l’appareil téléphonique. A six heures sept, celui-ci se mit à sonner.
  
  - Herr Brindewald désire vous voir, déclara l’employé de la réception. Puis-je le faire monter ?
  
  - Je vous en prie, répondit Coplan avec une ombre d'ironie qui échappa à son interlocuteur.
  
  Il déposa le combiné et alluma une Gitane.
  
  Quelques instants plus tard, on frappa à la porte.
  
  - Entrez enjoignit Francis en se levant.
  
  Brindewald apparut dans l’embrasure, un peu crispé.
  
  - Baranger, se présenta Coplan, sourire aux lèvres. Entrez donc, Mr Brindewald. Vous devez déjà m’avoir vu, si je ne m’abuse ?
  
  A la Hohenzollernstrasse, naturellement : la nuit où Mölders avait matraqué le visiteur clandestin.
  
  Brindewald avait effectivement reconnu son hôte. Il se s'étonna pas que ce dernier fût le négociateur. C'était logique. Néanmoins, il garda une attitude guindée.
  
  Sur un geste de Coplan, il s’approcha d’un siège et s’y laissa tomber, posa sa serviette par terre.
  
  Coplan s’assit en face de lui.
  
  - Vous ne menez pas mal votre barque, commença-t-il sur un ton de connivence propre à dissiper les appréhensions de l’avocat. Vendre trois fois le même article, c’est une belle opération. Mais vous concevez fort bien que nous n’allons pas lâcher un million de marks sans savoir d’abord à qui vous l’avez vendu auparavant.
  
  Le visage fermé, Brindewald ne broncha pas.
  
  Il soupesait les termes du marché auxquels cette discussion devait aboutir
  
  - Je vous ferai remarquer aussi, poursuivit Coplan, que nous possédons quelques indices susceptibles de nous éclairer sur la véracité de vos assertions. N’espérez donc pas que je vais vous remettre un chèque séance tenante, après que vous m’ayez raconté quelques fariboles.
  
  Cette fois Brindewald réagit.
  
  - Ne croyez pas davantage que vous allez m’extorquer des informations gratuitement, opposa-t-il, le regard lourd. Je ne traite que moyennant certaines garanties.
  
  - Notamment ?
  
  - Un acompte immédiat. Un tiers, au minimum.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Ça ne va pas, objecta-t-il. Ou bien vous me faites confiance, vous déballez tout et je vous verse la somme convenue, ou bien je vous dis au revoir... N’oubliez pas ceci : nous savons que vous tenez l’essentiel de vos tuyaux de Klara Weiss. Celle-ci peut déjà nous documenter sur ce qu’elle vous a confié. Nous avons aussi démantibulé l’organisation qui voulait la confronter avec Félix Corte. Si vous avez les dents trop longues, nous nous passerons de vous. L’argent que nous vous offrons représente pour nous un gain de temps, sans plus. A vous de décider.
  
  Brindewald n’était pas un novice. Dans des tractations de ce genre, entre un particulier et l’émissaire d’un gouvernement, ce dernier est toujours le plus fort. En voulant trop, on s’expose à de cuisantes déconvenues, tandis qu’en lâchant du lest, on se crée parfois un nouveau client.
  
  Il atermoya :
  
  - Je vais vous renseigner en partie. Quand vous aurez procédé aux vérifications nécessaires, vous me verserez une première somme. Nous avancerons par tranches, en quelque sorte. Qu’en pensez-vous ?
  
  Coplan médita.
  
  - Oui, c’est une formule, admit-il. Alors, quels sont vos commanditaires ?
  
  - Grande-Bretagne, États-Unis, marmonna Brindewald, les mains croisées sur son ventre. Vous voyez, ça reste dans la famille.
  
  Mölders avait vu juste.
  
  - Klara Weiss ne sachant rien de l’organisation interne de nos services scientifiques, comment avez-vous pu orienter les uns sur l’Institut Poincaré et les autres sur Moulis ? questionna Francis.
  
  Brindewald. une lueur narquoise au fond des prunelles, déclara en français :
  
  - Simple travail de compilation et d’induction, cher Monsieur.
  
  Il n’y avait pas la moindre trace d’accent dans son langage.
  
  Coplan plissa le front.
  
  - Vous n’êtes pas Allemand ?
  
  - Suisse, précisa Brindewald. Je suis Zurichois, j’ai fait mes études de Droit en France. Et j’ai toujours suivi de près l’activité scientifique de votre pays.
  
  - Je veux bien, mais cela n’explique pas que...
  
  - Attendez, pria Brindewald, la main levée. A vous, je puis dévoiler une chose que je n’ai pas confessée à mes autres clients, et pour cause... Klara Weiss m’a fourni un certain nombre de données intéressantes : vous savez lesquelles, puisque vous les lui aviez soutirées avant moi. Ceci n’était toutefois qu’un point de départ. Pour aiguiller un acheteur éventuel sur une piste tangible, j’aurais dû être documenté sur ce que le Gouvernement français avait mis sur pied après l’audition de Mlle Weiss et l’internement de Martha Remick. A cet égard, j’étais complètement dans le noir. J’ai donc suppléé à mon défaut d’indications valables par un peu d’imagination...
  
  Il se carra dans son fauteuil, reprit comme s’il narrait un bon tour qu’il avait joué à ses partenaires :
  
  - Je me suis demandé quels étaient les organismes les plus qualifiés pour aborder ces études sur la Gravitation. En consultant le dernier rapport annuel du Centre National de la Recherche Scientifique, j’ai constaté, entre autres, qu’on venait d’installer deux instruments de gravimétrie dans le laboratoire souterrain de Moulis. Regardez, vous verrez : c’est écrit en toutes lettres à la page 170. (Cette référence est authentique. Il s’agit du Rapport sur l’activité du C.N.R.S. en 1960) J’ai fait un rapprochement, cela va de soi, et c’est pourquoi j’ai désigné Moulis aux Américains.
  
  Coplan songea qu’il y avait toujours, de par le monde, un type au moins qui tombait en arrêt sur une nouvelle ne présentant, en soi, qu’un intérêt tout à fait banal, et pour en tirer une interprétation utile sur le plan du Renseignement. Quelle époque !
  
  Brindewald continuait :
  
  - Ouvrez un ouvrage spécialisé, comme par exemple celui consacré à la Recherche Scientifique en France, publié par la Librairie Arthème Fayard : vous y trouverez la liste complète des instituts, centres et autres laboratoires attachés aux problèmes d’avant-garde, ainsi que les domaines qui sont abordés par chacun d’eux. Je ne risquais guère de me tromper en supposant que l’institut Poincaré allait être impliqué dans les travaux en question : il groupe les meilleurs mathématiciens de l’Europe, et peut-être du monde :
  
  - Ainsi, vous effectuez en chambre une bonne partie de votre travail ? interjeta Coplan. Vous puisez surtout dans ce qui s’imprime...
  
  - L’Open Intelligence est un système d’espionnage qui ne fera que se développer, assura Brindewald avec la belle conviction du pionnier. Notez qu’il n’est pas répréhensible, et qu’il est très efficace quand il est pratiqué par une personne dotée d’une vaste culture. Évidemment, le premier venu ne pourrait ni distinguer ni exploiter un entrefilet prometteur publié dans une revue technique. Le vrai travail commence là.
  
  - Et comme conseiller juridique en matière d’inventions et de brevets, vous vous tenez au courant de l’actualité, approuva Coplan. Donc, vous avez cité cet Institut aux Anglais ?
  
  Brindewald opina.
  
  - Ils avaient un informateur dans la place, confirma-t-il. Ils ont vite constaté que mon filon était sérieux.
  
  D’où l’enlèvement de Félix Corte, nota mentalement Francis.
  
  - Vous n’avez pas désigné d’autres foyers d’étude probables ? s’enquit-il, à peine railleur. Tant que vous y étiez, vous pouviez en inventer de supplémentaires...
  
  - Non, dit Brindewald. Il ne faut jamais trop tirer sur la corde. J’avais tapé juste deux fois, j’aurais pu me fourvoyer la troisième, et c’eût été mauvais pour mon crédit.
  
  Cela, c’était un tuyau sensationnel... D’autres départements de l’organisation du Professeur Marcout n’étaient donc pas menacés. Du moins, pas dans l’immédiat. Le C.I.A. et l’intelligence Service allaient continuer à tourner autour de Moulis et de l’institut Poincaré comme des mouches attirées par du miel.
  
  Le Vieux et la D.S.T. allaient leur réserver de singulières surprises !
  
  Coplan fit dévier la conversation :
  
  - Vous vous livrez quand même à un jeu dangereux, estima-t-il. Un court-circuit pourrait se produire entre les Anglais et les Américains. S’ils s’apercevaient que vous les avez roulés en vendant à un tiers ce dont ils veulent l’exclusivité, vous seriez en fâcheuse posture. Un accident est vite arrivé aux gens qui accomplissent des acrobaties.
  
  Brindewald le reconnut :
  
  - Ce qui rapporte gros présente toujours un risque proportionné... Mais j’ai limité ce risque. C’est l’a-b-c de ma profession. Mes clients n’ignorent pas que si je disparaissais d’une façon... euh... dramatique, certains documents très gênants pour eux parviendraient dans les mains de la police moins de quarante-huit heures après.
  
  - Pourtant, ils vous avaient entraîné à la Hohenzollernstrasse ?
  
  - Ils ne m’auraient pas gardé longtemps, même si je ne leur avais pas échappé, assura l’avocat. Ils redoutent mon système de protection : je pourrais les tremper dans un sale bain. J’ai des photos de tous les agents avec lesquels j’ai été en rapport depuis dix ans.
  
  Coplan parut convaincu.
  
  - Il y a un point que je voudrais élucider pour ma satisfaction personnelle, dit-il, curieux. Comment avez-vous été braqué sur Klara Weiss ? On n’a jamais parlé d’elle dans les journaux !
  
  - Non, c’est exact. Aussi ne suis-je remonté jusqu’à elle qu’après une longue enquête. En vérité, mon point de départ a été la lecture d’un livre, d’un simple roman d’espionnage paru dans une collection parisienne.
  
  Nous y voilà, songea Francis en ricanant intérieurement. Il s’en doutait depuis le début, que l’affaire s’était emmanchée de cette façon. Il feignit pourtant l’incrédulité la plus résolue.
  
  - Non, vous plaisantez ! s’écria-t-il. N’essayez pas de me faire avaler une couleuvre pareille...
  
  - Loin de moi cette idée, protesta Brindewald. Du reste, vous verrez que je ne mens pas. J’ai l’habitude de scruter les textes, je sens non seulement ce qu’ils expriment, mais aussi ce qu’ils cachent. J’ai cette sorte d’intuition des journalistes qui, parmi cent dépêches tombées du téléscripteur, choisissent celle à conserver dans leurs archives, en prévision d’événements futurs. Ainsi, dans le bouquin dont je vous parle, j’ai eu le sentiment que, si l’intrigue était montée de toutes pièces, il y avait à la base un fait réel, quelque chose d’authentique. Par exemple. la disparition d’une physicienne spécialisée dans les théories les plus récentes sur la Gravitation. Alors, j’ai feuilleté des collections de journaux antérieures de cinq ou six mois à la parution du livre. Inutile de vous dire que j’ai découvert, dans un quotidien suisse, un article relatant une telle disparition.
  
  Il épia sur le visage de son interlocuteur une marque de scepticisme, mais Coplan, tout oreilles, n’avait plus l’air de mettre ses paroles en doute.
  
  Encouragé, Brindewald poursuivit :
  
  - La Gravitation... Problème à l’ordre du jour s’il en est ! Qu’était devenue cette femme ? Il est extraordinairement rare qu’un scientifique se suicide. Par contre, il en disparaît beaucoup... C’est presque une épidémie. L’auteur faisant état des rapports que cette physicienne avait eus avec une agence immobilière vendant des propriétés en bordure de la Méditerranée, j’ai voulu voir si ce détail-là ne coïncidait pas aussi avec la réalité. Une simple annonce, me signalant comme acquéreur éventuel d’une villa au Maroc ou en Tunisie, m’a valu plusieurs réponses d’agences, que j’ai visitées successivement. Un jour, à Berne, je suis tombé chez Schanz... Il avait connu la disparue, l’avait eue à son service. Il m’a aiguillé vers Mlle Weiss, son amie. Voilà quelle a été la filière.
  
  Plus fort que de jouer au bouchon avec des obus de 420. Il avait le nez creux, Brindewald. Un as dans sa branche !
  
  - Ce métier exige souvent de longs travaux d’approche, souligna l’avocat. Ces enquêtes préliminaires sont coûteuses, elles aboutissent fréquemment à une impasse et n’offrent aucune rentabilité. Ayant de gros frais généraux, je suis contraint de demander très cher. Il me semble que ceci suffira pour la première entrevue ?...
  
  Coplan partageait cette opinion. Il était en possession de tout ce qu’il désirait, c’est-à-dire des éléments qui allaient faciliter l’action du Contre-espionnage en France.
  
  Mais sa satisfaction n’était que partielle. Il avait un compte à régler avec les services de renseignements anglais et américains ; il leur devait un chien de sa chienne pour l’offensive clandestine qu’ils avaient déclenchée pour s’approprier un des trésors scientifiques de son pays.
  
  Il ne nourrissait aucune haine ni aucun ressentiment à l’égard du Suisse Brindewald. Par malheur pour lui, ce dernier était l’instrument tout désigné de représailles visant ces alliés indélicats.
  
  - Je m’en vais rapporter cet entretien à Paris, dit Coplan, une main négligemment enfoncée dans la poche de son veston. Comment préférez-vous recevoir le montant de vos honoraires ? Chèque sur une banque suisse, devises ou lingots d’or ?
  
  - Je préfère un virement du premier tiers au compte que je détiens à la Banque Cantonale de Bâle, indiqua l’avocat. Cela supprime tous les aléas de chèques insuffisamment approvisionnés ou repris à leur porteur, évite des transporte de fonds toujours épineux. Dès que j’aurai reçu l’avis de crédit, nous pourrons renouer le dialogue.
  
  - Parfait, dit Coplan tout en extirpant un gros agenda de sa poche latérale. Quel est le numéro de votre compte ?
  
  - Trois mille deux cent qua...
  
  Brindewald porta convulsivement la main à son cou. Il avait ressenti un choc entre son menton et sa pomme d’Adam, avait eu le souffle coupé net. Un peu de sang coula de la blessure, imprégna ses doigts et son col de chemise. Une horreur sans nom agrandit ses yeux de faïence, puis sa face devint grimaçante.
  
  Des contractions spasmodiques agitèrent fébrilement ses membres, mais ce fut très fugitif. Le cyanure le foudroya dans son fauteuil en moins de trois secondes. Subitement, Brindewald ne fut plus qu’un cadavre inerte, la tête renversée en arrière.
  
  Coplan remit en place le cran de sûreté de son agenda. Il n’avait pas entendu lui-même l’éjection du projectile.
  
  Il regarda méditativement l’homme qu’il venait d’exécuter ; tôt ou tard, les agents doubles sont voués à une mort semblable. Dans une rue sombre, dans une annexe de prison ou dans un palace.
  
  Le boulot était fait, il n’y avait plus qu’à s’en aller.
  
  Francis se leva. Il récupéra les deux mégots de Gitane et les cendres du cendrier, les transféra dans une enveloppe qu’il glissa dans sa poche.
  
  A l’aide de son mouchoir, il essuya très soigneusement la clé qui se trouvait dans la serrure ainsi que la plaque de cuivre attachée à l'anneau et portant le numéro de la chambre.
  
  Baranger n’oublierait pas de prendre la clé en main, comme s’il venait de s’en servir pour rentrer chez lui, au moment où il découvrirait le cadavre. Puis il ameuterait l’hôtel...
  
  La mort étant survenue vers sept heures - un médecin légiste l’attesterait - Baranger pourrait aisément prouver qu’il était loin de l’hôtel à ce moment-là. Il serait cuisiné pendant deux ou trois jours, puis on devrait bien lui rendre la liberté.
  
  La seule opération périlleuse, c’était de sortir de la chambre sans être aperçu par quiconque.
  
  Coplan s’approcha de la porte, écouta pendant plusieurs secondes, l’oreille contre le panneau. Le tapis des couloirs étouffant les pas, une présence éventuelle était difficile à détecter.
  
  Quand il crut pouvoir se hasarder à l’extérieur, Coplan plaça son mouchoir sur le bouton, fit tourner celui-ci. Alors ses mouvements, jusque là mesurés, devinrent rapides, silencieux et précis. Ayant vu d’un coup d’œil que le passage était libre, il passa dans le couloir, referma derrière lui, s’éloigna d’un pas normal vers l’escalier le plus proche.
  
  Il ne croisa qu’une femme de chambre sur le palier du troisième, parut ne pas la remarquer. Au quatrième, il rejoignit un des ascenseurs, l’emprunta pour descendre au rez-de-chaussée. Il se rendit au bar, consomma un whisky, alla demander ensuite à la réception qu’on lui préparât sa note. Il dut faire la queue, plusieurs voyageurs se disposant, comme lui, à prendre l’avion de 19 heures 45 pour Francfort.
  
  
  
  
  
  EPILOGUE
  
  
  
  
  
  Tel est le récit que me fit Francis Coplan plusieurs mois plus tard et, une fois de plus, je n’ai pu résister à la tentation d’en écrire un livre.
  
  Peut-être ai-je été mal inspiré, ceci risquant de m’attirer de nouveaux reproches. Mais je me suis posé la question : si rien de tout ceci n’était vrai ? Si Coplan avait complètement fabriqué cette histoire, de A jusqu’à Z uniquement pour le plaisir d’épouvanter le paisible homme de lettres que je suis ?
  
  Réflexion faite, je ne le crois pas.
  
  D’ailleurs, je vous en laisse juge. Vous disposez des mêmes éléments que moi pour en décider. Toutefois, comme je passe une bonne partie de mon temps à éplucher l’actualité, et que certaines informations ont le don de me laisser rêveur, je soumets simplement à votre attention un fait qui a été abondamment commenté sans qu’aucun journal n’en ait donné une explication tout à fait satisfaisante.
  
  Il y a quelques mois (au moment où je rédige ces lignes) le Président des États-Unis est allé à Vienne, en vue de rencontrer le chef de l’union des Républiques Socialistes Soviétiques. Objectif avoué de leurs entretiens : fin de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, détente politique, désarmement.
  
  Or, entre Washington et Vienne, le président américain a fait une escale à Paris. Il a consulté un homme d’État : le Président de la République Française.
  
  Pourquoi ?
  
  Pourquoi lui seulement, alors que d’ordinaire les États-Unis ne font rien sans l’assentiment de la Grande-Bretagne et qu’en l’occurrence, une entrevue préalable avec d’autres membres de l’Alliance Atlantique paraissait indispensable ?
  
  On peut, comme l’ont fait les quotidiens du monde entier, attribuer cette visite à des raisons sentimentales ou protocolaires. On peut y voir une marque de courtoisie et un souci de raffermir des liens quelque peu relâchés.
  
  On peut imaginer des tas de choses en dehors de celles que les commentateurs politiques ont évoquées en cette occasion.
  
  Pour ma part, je me suis demandé si, avant de discuter avec le représentant du Bloc communiste, le Président américain ne voulait pas carrément s’informer d’une question capitale sur laquelle le C.I.A est incapable de le documenter : la France possède-t-elle ou ne possède-t-elle pas un moyen de dérégler les appareils de navigation par inertie ?
  
  L’obtention d’une réponse valait bien une escale à Paris, ne pensez-vous pas ?
  
  Ceci dit, faites comme moi : croyez-en ce que vous voudrez.
  
  
  
  
  
  Paul KENNY
  
  
  
  Beauvoir, juillet 1961
  
  
  
  
  
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