Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan fait école

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Ainsi donc, Senores, pour résumer la matière de cette première causerie, je vous dirai que le Renseignement est l'acquisition de la connaissance. Mais non pas l'acquisition de n'importe quelle connaissance : uniquement celle qui est indispensable à l'entreprise d'une action. Il faut donc constamment garder à l'esprit la liaison qui doit exister entre le « collecteur » de renseignements et l'utilisateur, c'est-à-dire l'individu ou le groupe qui prépare l'action. En conséquence, il y a dans le Renseignement autant de niveaux que ceux qu'on peut dénombrer dans le domaine de l'action considérée. Exemple : lors de la préparation d'une offensive militaire, l'État-Major doit être en possession de données stratégiques au plus haut échelon, mais le chef d'une colonne blindée doit connaître l'état du terrain sur lequel il va lancer ses chars. Demain, nous verrons comment il convient d'organiser la recherche de la connaissance à ces divers niveaux, et les moyens à mettre en œuvre pour l'obtenir. Senores, je vous remercie pour votre bonne attention.
  
  Francis Coplan, debout, les mains dans les poches, adressa un signe de tête à son auditoire et se rapprocha du bureau pour refermer le dossier de son cours, alors que quelques applaudissements discrets saluaient la fin de son exposé.
  
  Puis les officiers péruviens en civil qui avaient assisté à cette leçon inaugurale, ils étaient une quinzaine, rangèrent leurs notes et se levèrent en échangeant des réflexions.
  
  D'emblée, cet instructeur français leur avait ouvert des perspectives. Plutôt que de fournir des recettes empiriques, il s'attaquait à la théorie fondamentale du Renseignement, et ceci promettait d'être beaucoup plus significatif.
  
  Coplan alluma une cigarette avant de glisser son dossier dans sa serviette. Il avait l'impression de ne pas s'être tiré trop mal de cette première épreuve. Il ignorait s'il était doué pour l'enseignement mais il s'avouait que cette tâche nouvelle ne lui déplaisait pas.
  
  Il sortit de la salle en répondant aux salutations de ses élèves et, dans le hall, il aperçut ses collègues Delorme et Bazelais qui avaient terminé leur cours quelques minutes avant lui.
  
  - Avez-vous des projets pour ce soir, Coplan ? s'enquit Delorme, un quadragénaire au visage mince, distingué, ayant occupé de hautes fonctions au Deuxième Bureau avec le grade de commandant.
  
  - Hé oui, dit l'interpellé, souriant. Je suis invité chez un ami. Mais j'ai tout le temps d'aller nager, si c'était cela votre invitation.
  
  - Nous comptions faire un saut à la plage de Miraflores, confirma Bazelais. Et même dîner là, étant donné que nous sommes exempts de corvées officielles.
  
  Bazelais, qui appartenait au S.D.E.C., semblait apprécier tout particulièrement son séjour à Lima. De taille moyenne, le teint coloré, la mine ouverte, il avait plutôt l'apparence d'un bon vivant que celle d'un spécialiste de l'Informatique appliquée à l'espionnage.
  
  - Eh bien, dit Coplan, débarrassons-nous d'abord de nos serviettes et allons à Miraflores. Je boirais volontiers un demi. Pas vous ?
  
  Ses compatriotes acquiescèrent. Ensemble, ils sortirent de l'édifice, une annexe du Centre d'Études Militaires,situé en bordure de l'Avenida Panama, dans un secteur encore peu bâti du faubourg de Chorrillos.
  
  Alors qu'il ne pleut pratiquement jamais à Lima, l'atmosphère est tellement chargée d'humidité que les fleurs y croissent avec une étonnante luxuriance. Mais cet air lourd et chaud parait difficilement respirable pour un Européen accoutumé à un climat tempéré.
  
  Les trois Français rejoignirent les voitures mises à leur disposition par le gouvernement péruvien ; en file indienne, elles prirent le chemin de leurs domiciles respectifs, des villas juchées côte à côte sur une route en corniche, face à l'Océan Pacifique.
  
  Bazelais s'arrêta devant sa demeure, Coplan et Delorme immobilisèrent leur véhicule près du sien, descendirent pour se concerter.
  
  - Changez-vous et venez ensuite prendre un pot chez moi, suggéra Coplan.
  
  - D'accord, opina Delorme. Il n'est encore que cinq heures, nous ne devons pas nous presser.
  
  Ils se séparèrent. Coplan gagna la villa blanche, à un étage et au toit plat, qu'il allait occuper pendant plusieurs mois. La façade, envahie par des bougainvillées, ressemblait quelque peu à celle d'une maison basque, avec des ouvertures en ogives délimitant une terrasse surélevée.
  
  Les aménagements intérieurs très spacieux, dotés du plus grand confort, auraient aisément abrité une famille de quatre personnes. Heureusement, l'entretien était assuré par du personnel appointé par l'État.
  
  Parvenu dans la salle de séjour climatisée Coplan ouvrit les persiennes des deux portes-fenêtres et s'attarda un instant dans la contemplation du paysage.
  
  A sa droite s'incurvait la baie de Lima, où une mer d'émeraude venait souligner d'un trait d'écume la frange de sable et de rochers, en contrebas du plateau sur lequel s'édifiait l'immense agglomération. En face, La Punta, le cap qui dissimule les installations portuaires de Callao, et puis, à gauche, le large : l'inconcevable étendue de l'océan Pacifique qui couvrait à lui seul la moitié du globe, jusqu'aux rivages de l'Australie, de la Chine et du Japon.
  
  Un spectacle prodigieux dont on ne pouvait se lasser.
  
  Coplan fit demi-tour et grimpa dans sa chambre. En un tournemain, il boucla sa serviette dans un coffre-fort mural caché par un tableau (cette villa devait, comme les deux autres, servir de résidence momentanée à des officiers supérieurs) et il revêtit sans tarder une tenue moins stricte : sandales, pantalon léger, chemise moulante à manches courtes.
  
  Pour importante que fût la mission confiée aux trois instructeurs français, elle semblait se dérouler dans une ambiance de vacances. Coplan, habitué à vivre dans une semi-clandestinité, presque toujours en infraction aux lois du pays où il séjournait (et devant mener, par surcroît, un combat contre des adversaires passés maîtres dans l'art de la traîtrise), éprouvait ici un sentiment de parfaite détente, une rare quiétude qu'il entendait savourer au maximum.
  
  Les deux notes du carillon électrique le firent dévaler les escaliers. Delorme et Bazelais, décontractés, pénétrèrent dans l'ombre du hall.
  
  - Je suis à vous, leur dit Coplan. Le temps de retirer les boîtes du frigo et de trouver des verres... Passez dans le living.
  
  Lorsque, quelques minutes plus tard, les trois hommes, installés dans des fauteuils, eurent bu une large gorgée de bière mousseuse Bazelais déclara :
  
  - Le moins qu'on puisse dire, c'est que ces jeunes officiers sont avides d'apprendre. Pendant mon cours, on aurait pu entendre voler une mouche. Ça me change des séances de recyclage que je donne à Paris.
  
  - Oui, approuva Delorme. On sent qu'ils ont le feu sacré. Dans ces pays d'Amérique latine, l'armée a une vocation différente de la nôtre : le territoire national n'étant menacé d'aucune attaque extérieure, les forces militaires jouent un rôle beaucoup plus grand dans la vie politique. De plus en plus, au Pérou en particulier, elles veulent être un facteur de progrès. Les problèmes économiques et sociaux les préoccupent davantage que leurs capacités combatives.
  
  - Je me posais précisément la question, reprit Bazelais. Quel est l'objectif des dirigeants, en voulant créer un Service de Renseignement moderne? Militairement parlant, il semble n'y avoir aucune raison. Le Pérou vit en paix avec tous ses voisins, dont il est d'ailleurs séparé par des frontières naturelles quasiment infranchissables.
  
  Coplan, se croisant les bras, étira ses longues jambes.
  
  - Delorme vous a répondu, fit-il remarquer. Comme tous les pays en voie de développement, le Pérou a surtout besoin d'informations scientifiques et technologiques qu'il est coûteux de découvrir par soi-même. L'espionnage industriel, bien pratiqué, se révèle payant. Voyez le Japon.
  
  - Hum, fit Bazelais. Est-ce là-dessus que vous comptez mettre l'accent ?
  
  - Pas spécialement. La théorie pure a le mérite d'être adaptable à tous les types de problèmes. A chacun d'en faire usage selon ses besoins.
  
  Delorme, qui avait un tempérament de diplomate, avança :
  
  - Au fond, cela ne nous regarde pas. Il nous appartient de forger un instrument efficace, sans plus. Notre objectif final, à nous, n'est autre que de resserrer nos liens de coopération avec ce pays.
  
  - Bon, dit Coplan tout en saisissant son verre. Assez parlé boutique. Buvons notre bière et filons. J'ai hâte de me rafraîchir.
  
  Ils vidèrent leur verre et partirent.
  
  Après un trajet en voiture d'une dizaine de minutes, ils aboutirent à la plage de Miraflores, très étendue, où s'ébattaient de nombreux baigneurs.
  
  Sous un ciel plutôt gris et plombé, Coplan courut dans la mer et s'élança en flèche pour entamer un crawl assez paresseux, tandis que ses collègues, moins soucieux de se dégourdir, pénétraient plus lentement dans l'eau qui, par contraste avec l'air, semblait froide au premier contact. Mais cette sensation s'estompait vite, et la tiédeur tropicale de l'océan incita les deux hommes à se rouler dans ses flots.
  
  A un moment donné, Coplan revint vers ses camarades et leur lança, jovial :
  
  - Ne vous fatiguez pas trop, surtout! Si vous croyez que c'est ainsi que vous conserverez la forme.
  
  - Nous ne sommes pas là pour battre des records, espèce d'insolent! lui renvoya Delorme, en train de nager nonchalamment sur le dos.
  
  Coplan l'aspergea par un battement de pieds frénétique, puis il cingla derechef vers le large. Euphorique, il décrivit un grand virage tout en songeant qu'une vie paisible avait du bon. Il s'avisa aussi que cette pensée lui venait de plus en plus fréquemment, signe qu'il n'avait pas bénéficié d'un véritable congé depuis longtemps.
  
  Qui lui eût dit qu'il se retrouverait un jour au Pérou dans de pareilles circonstances? Il avait quitté ce pays en pleine révolution, la capitale en effervescence, les Indiens se soulevant dans les Andes. Tout cela paraissait bien oublié. Le Président porté au pouvoir, secondé par une brillante équipe, avait restauré l'ordre et le calme en appliquant des réformes longtemps souhaitées par le peuple.
  
  Remettant le cap sur la plage, Coplan se dit qu'il ne devait pas trop s'attarder s'il voulait arriver à l'heure chez Restrepo.
  
  Il repéra ses collègues, se rapprocha d'eux pour les prévenir :
  
  - Je vais vous quitter... Tâchez de dénicher un bon restaurant, je vous y accompagnerai un autre jour.
  
  - Bon amusement! lui jeta Bazelais. Ne vous abandonnez pas trop aux délices de Capoue.
  
  - Pas de danger! rétorqua Francis, amusé, tout en s'éloignant.
  
  Il ne fallait pas connaître Restrepo pour imaginer qu'une soirée chez lui pouvait dégénérer en sauterie.
  
  Séché, rhabillé, Coplan rejoignit sa voiture au parking, reprit le chemin de son domicile. La lumière du jour commençait à décliner, une légère brise se levait.
  
  Rentré chez lui, Coplan se rasa, choisit un complet bleu foncé en fin tergal, d'une sobre élégance, y assortit une cravate d'un bleu plus clair égayée d'un motif très discret.
  
  Il n'était pas loin de huit heures lorsqu'il reprit le volant. Par une suite de belles avenues, il roula vers le quartier de San Isidro puis, se conformant aux indications que Restrepo lui avait données par téléphone, il vira sur la gauche à l'intersection d'Arequipa et de Javier Prado, compta la douzième transversale et tourna de nouveau afin d'atteindre l'avenue de Rivera.
  
  Il aboutit enfin à une somptueuse résidence entourée d'un parc, et dont le porche d'entrée était éclairé par des lanternes en fer forgé.
  
  A peine sa voiture se fût-elle arrêtée devant le perron qu'un domestique vint lui ouvrir la portière et lui dit :
  
  - Veuillez laisser la clé de contact, senor. Je rangerai votre voiture. Puis-je vous précéder ?
  
  Coplan suivit son cicerone dans un hall richement décoré d'où montait un large escalier courbe aux rampes d'acajou massives, extrêmement ouvragées comme le sont les vieilles boiseries de style espagnol.
  
  Restrepo attendait son hôte en haut des marches. Très droit, les traits burinés, quelques traînées grises dans sa chevelure, le Directeur général du Contre-espionnage péruvien arbora un mince sourire avant de donner l'abrazo, cette accolade agrémentée de tapes dans le dos, que les gens d'origine ibérique réservent à leurs amis.
  
  Senor Coplan, articula-t-il avec une sincère cordialité. Je suis heureux de vous accueillir dans ma demeure. Voilà un privilège que j'espérais depuis longtemps!
  
  Coplan lui réciproqua ses marques de sympathie et prononça :
  
  - Tout l'honneur est pour moi, senor Restrepo. J'attendais également cette entrevue avec beaucoup d'impatience. Il est bien agréable de nous retrouver dans un climat de tranquillité.
  
  Restrepo lui prit familièrement le bras et l'entraîna vers la bibliothèque.
  
  - Je me suis permis de vous faire venir avant mes autres invités car j'avais envie de bavarder en tête à tête avec vous, confia-t-il. Il y a des souvenirs qu'on ne peut évoquer devant tout le monde, vous en conviendrez.
  
  Ils entrèrent dans une pièce aux nobles proportions, dotée de hautes fenêtres masquées par des rideaux, meublée d'un imposant bureau derrière lequel se dressait un fauteuil à haut dossier rectangulaire, mais où l'austérité du décor était atténuée par la présence d'un coin plus intime : un canapé et deux sièges confortables placés autour d'une table basse, sur lesquels tombait l'éclairage tamisé d'un lampadaire. Une bouteille de champagne dans un seau à glace et deux coupes en cristal ajoutaient une note de raffinement à cette ambiance feutrée.
  
  Sur un signe de son hôte, Coplan s'assit dans un des fauteuils, et Restrepo entreprit d'ouvrir précautionneusement la bouteille.
  
  - Vous devez vous douter, je présume, que j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour obtenir votre désignation, murmura le Péruvien en tournant le bouchon avec lenteur. En fait, eu égard aux services que vous aviez rendu à notre pays, cela n'a pas été très difficile.
  
  - Oh, n'exagérons rien, opposa Coplan. J'ai mené à son terme une enquête dans des circonstances où le Pérou traversait des heures difficiles, c'est tout.
  
  - Mais votre intervention a été décisive, souligna fermement le haut fonctionnaire. Vous avez modifié le cours des événements de la manière la plus heureuse, en évitant un bain de sang, et peu de gens le savent ici.
  
  Le bouchon sauta, Restrepo s'empressa d'incliner la bouteille vers sa coupe afin d'y verser l'excès de mousse, puis il emplit l'autre verre.
  
  - Je vous remercie en tout cas pour votre appui, dit Coplan. Franchement, j'ai été content de revenir à Lima. Et vous venez de dissiper la seule ombre au tableau : je craignais un peu que vous soyez réticent à l'égard de notre mission. Dans votre situation, il serait assez normal qu'on ne voie pas de gaieté de cœur confier à des étrangers la restructuration d'un service de renseignements national.
  
  Restrepo arqua les sourcils.
  
  - Bien au contraire, mon cher ami! Je ne puis que m'en féliciter. Il en eût été autrement, je ne vous le cache pas, si l'on avait fait appel à une puissance impérialiste soucieuse d'accroître son influence dans nos affaires intérieures, mais c'est avec plaisir que je vois se resserrer toujours davantage notre coopération avec la France. Buvons aux bonnes relations de nos deux pays!
  
  Ils trinquèrent, savourèrent un instant l'incomparable bouquet d'un champagne authentique. Puis Coplan s'enquit :
  
  - Cette soufflerie continue-t-elle à vous donner satisfaction ?
  
  S'asseyant, sa coupe dans la main, Restrepo déclara :
  
  - Elle a marché sans accrocs depuis le jour de son inauguration, et les gens du bureau d'études estiment que sa technique ne sera pas détrônée de sitôt. Je vous parle en connaissance de cause car j'ai veillé personnellement à ce qu'elle fasse l'objet d'une surveillance permanente, ne voulant pas que des actes criminels s'y reproduisent (Voir : Coplan se révolte).
  
  - Sauriez-vous par hasard ce qu'est devenu Moreira, l'Indien qui m'avait escorté avec son groupe de Santa Isabel à la capitale ?
  
  Restrepo hocha la tête, la mine ambiguë.
  
  - Oui, je le sais. Il a repris son métier de tisserand à Santa Isabel, comme dans le passé. Mais, entre nous, il appartient maintenant à mon service et participe, précisément, au filet de protection qui est établi autour de la soufflerie.
  
  - Il doit être ravi. Avec son chef Lopez, il s'en occupait déjà d'une façon occulte avant mon arrivée. Malgré leur faible niveau d'instruction, ils avaient compris l'intérêt de ce laboratoire supersonique. Ce Moreira est un type capable d'un dévouement sans limite, j'ai pu m'en apercevoir.
  
  - Indubitablement, approuva Restrepo. Ces Indiens ont des qualités, ils méritent une promotion sociale et nous nous efforçons à présent de les tirer de leur misère endémique. Mais vous-même ?... Votre carrière a-t-elle évolué ?
  
  - A vrai dire, non. Mon stage à Lima ne sera qu'une parenthèse. J'ai continué à parcourir le globe, à régler des affaires qui réclamaient une solution... officieuse et, la plupart du temps, énergique.
  
  Son masque viril, bronzé, reflétait un peu d'humour. Restrepo avait eu l'occasion, en son temps, d'assister à l'épilogue d'une de ces « solutions ».
  
  Par une association d'idées découlant de ce souvenir, le Péruvien dit à mi-voix, sur le même ton :
  
  - Nos bons alliés américains semblent avoir renoncé à nous tenir entièrement sous leur coupe au point de vue économique. Ils ont fait quelques expériences amères au Chili, au Venezuela et ici, et ils sont devenus beaucoup plus prudents. Depuis le jour où nous avons cassé les reins au réseau Freeman, ils se gardent d'influencer ouvertement notre politique intérieure.
  
  - Oui, sans doute, opina Coplan, mais ne vous y fiez pas trop. Ces gens-là sont coriaces, et ils s'entendent à reconquérir leurs positions même quand elles paraissent le plus ébranlées. Mais parlons de vous, Restrepo. Vous avez accédé aux fonctions les plus élevées, si je ne m'abuse ?
  
  Le visage du Sud-Américain s'imprégna de sérieux.
  
  - Je vous le dois en partie, murmura-t-il. Le nouveau gouvernement mis en place à la suite des événements que vous connaissez a estimé que j'avais contribué activement au rétablissement de l'ordre. Mon prédécesseur a été mis à la retraite.
  
  Coplan se fit la réflexion que, comme dans tous les régimes, le chef du contre-espionnage devait accessoirement savoir pas mal de choses sur certaines personnalités en vue, et que ceci en faisait un homme puissant, redouté. Or, Restrepo, par sa droiture autant que par sa compétence, ne pouvait prêter le flanc à aucune critique. Dans la haute société de Lima, où l'on avait badiné volontiers en tout temps, ses mœurs étaient demeurées exemplaires.
  
  Son amitié, et son estime étaient précieuses.
  
  - Un cigare ? offrit le Péruvien en présentant un coffret ouvert. N'en déplaise à Washington, nous les achetons de nouveau à Cuba.
  
  Coplan préleva un havane et en ôta la bague. A cet instant, des bruits divers annoncèrent l'arrivée d'autres invités. Restrepo se leva aussitôt, disant :
  
  - Je suis désolé que notre conversation doive déjà prendre fin. Mais restez encore ici quelques instants et fumez à l'aise votre cigare. Je viendrai vous chercher lorsque tout le monde sera là. Ainsi, les présentations seront faites en une fois.
  
  - Parfait, acquiesça Francis. Vous allez me faire tenir le rôle de vedette, si je comprends bien?
  
  - Dans un sens, oui, convint son hôte. Mais, rassurez-vous, je ne ferai aucune allusion aux raisons de votre présence à Lima. Il ne sera question que du passé.
  
  - D'accord. A tout à l'heure.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le maître de céans avait convié chez lui une dizaine de personnes. Co-plan fut successivement présenté à un officier supérieur de la marine de guerre accompagné de son épouse, à un fonctionnaire attaché à la Direction de l'Institut du Planning National (un organisme qui ordonne le développement économique et social du Pérou), à un homme âgé, d'allure aristocratique, manager de l'industrie nationalisée du pétrole (depuis l'expropriation de la compagnie américaine qui en avait détenu le monopole), puis à des hommes et à des femmes de la bonne société, aux fonctions moins définies.
  
  Coplan réprima un tressaillement lorsque soudain, l'une des invitées qu'il n'avait aperçue que de dos se tourna vers lui. Restrepo, ayant familièrement pris le bras de la splendide jeune femme, la fit pivoter pour la mettre en présence de Francis.
  
  - La senora Rosa Pocuro, prononça-t-il. Une merveilleuse pianiste, très éprise de culture française.
  
  Coplan se pencha pour baiser la main de l'intéressée, laquelle n'afficha qu'un sourire mondain un peu factice avant de dire :
  
  - Notre hôte m'a souvent parlé de vous, senor Coplan. Je suis ravie de vous rencontrer.
  
  - Très honoré, répondit Francis, apparemment impassible mais assez désorienté.
  
  - Et voilà, dit le Péruvien d'un air satisfait. Maintenant que je vous ai présenté à tous mes amis, je vous abandonne. Nous passerons à table dans une dizaine de minutes.
  
  Il s'esquiva, laissant Coplan et la belle créature face à face. Ils se dévisagèrent un instant et personne n'eût pu déceler l'infime lueur de connivence qui passa dans leurs prunelles.
  
  Qu'ils eussent été amants, trois ans plus tôt, à Santiago du Chili, n'était pas le plus grave. Il fallait mettre les choses au point, dès que possible.
  
  - Peut-être aimeriez-vous boire une coupe de champagne? suggéra Coplan, le masque neutre.
  
  - Volontiers, acquiesça son interlocutrice avec un battement de ses cils bleutés.
  
  Son visage d'un ovale parfait, au teint délicatement basané, avait des traits qui, pour être très purs, n'en dénonçaient pas moins une sensualité prompte à s'embraser. La fine courbure du nez, le dessin de la bouche aux lèvres pulpeuses et des yeux légèrement étirés lui conféraient une séduction irrésistible qu'accentuaient le galbe magnifique de ses épaules nues et les lignes sculpturales de son corps étroitement épousé par une longue robe écarlate.
  
  Comme par hasard, Rosa Pocuro et son cavalier se dirigèrent vers l'extrémité de la table où un domestique servait les apéritifs, ce qui les écarta des autres invités.
  
  - Champagne, pour deux, indiqua Francis au barman.
  
  Avoir Rosa à son côté, à cette soirée, lui faisait à peu près le même effet que s'il avait eu dans sa poche un objet brûlant.
  
  Ayant accepté les coupes des mains du garçon, il en tendit une à la Péruvienne et, levant la sienne, il murmura :
  
  - En hommage à votre beauté et à vos talents, Senora.
  
  Elle lui décocha un regard imperceptiblement ironique, répondit :
  
  - Que ce séjour dans notre capitale vous soit agréable, senor Coplan.
  
  Nul doute qu'elle ne fût prête à concourir à la réalisation de ce vœu. Le déclic s'était produit, comme la première fois qu'il l'avait vue à Santiago. De part et d'autre.
  
  A table, ils risquaient d'être séparés. Après le repas, la conversation deviendrait générale et ne favoriserait plus les apartés.
  
  Francis entraîna sa compagne plus à l'écart.
  
  - Qu'est-ce qui se passe? s'enquit-il entre ses dents. Qui mène le jeu, Restrepo ou toi?
  
  - J'ai lieu de penser que c'est moi, lui glissa Rosa, désinvolte. J'ai su qu'il organisait une réception en ton honneur, ce soir, et je me suis arrangée pour qu'il m'invite. Te joindre d'une autre façon aurait été plus compromettant.
  
  - Il ne fallait le faire d'aucune façon, émit-il d'un ton sec. Plus que jamais, tu dois rester au-dessus de tout soupçon. Quant à moi, ma position actuelle m'interdit le moindre faux pas, surtout vis-à-vis de Restrepo. Ta liaison avec ce général dure-t-elle toujours?
  
  - Oui, hélas, soupira la jeune femme. Tu sais bien qu'elle m'est utile... Mais j'avais espéré te voir certaines nuits.
  
  - Je déplore que ce soit impossible, coupa-t-il. L'enjeu est trop gros pour que nous donnions prise à un scandale. Cela dit, je te trouve fascinante, vraiment.
  
  - Tu n'es pas le seul, émit-elle, perfide et désappointée. Je me dédommagerai de ton charmant accueil.
  
  - Souris, intima-t-il. Restrepo nous observe. Quand ma mission aura pris fin, nous nous rejoindrons à Quito ou à Bogota. Mais ne nous affichons plus ensemble pendant le restant de la soirée, ni après.
  
  Une expression aimable peinte sur ses traits, il ramena sa cavalière vers le milieu de la pièce, fut intercepté par le vieil homme des pétroles qui, après s'être excusé auprès de Rosa Pocuro, dit sur un ton confidentiel :
  
  - J'aime beaucoup votre pays et j'ai vécu quelque temps à Paris, monsieur Coplan. C'est vous dire combien je me félicite de nos échanges de toutes natures, culturels et autres. Mais qu'est-ce, au juste, ce centre d'étude que vos compatriotes ont établi à proximité de Chosica?
  
  Rosa ne put se dispenser de lancer un coup d’œil à Francis.
  
  - Pardonnez-moi, lui dit-elle. Quelqu'un désire me parler. A tout à l'heure.
  
  Tandis qu'elle s'en allait, Coplan tourna vers son interpellateur une physionomie bienveillante.
  
  - Ah oui, Chosica... Eh bien, il s'agit d'un centre qui travaille en collaboration avec votre Institut Océanographique. On y procède à des recherches sur la détection et la propagation des bruits que produisent les animaux marins. Ceci peut offrir un grand intérêt pour les pêcheries.
  
  - Comme c'est curieux! s'étonna le spécialiste des questions pétrolières. Mais alors, pourquoi situer ce centre si loin de la mer, à une quarantaine de kilomètres de la côte?
  
  - Pour plusieurs raisons. D'abord, à environ 900 mètres d'altitude, la réception d'ondes électromagnétiques est moins perturbée qu'aux environs de la capitale. Les bruits sous-marins, captés au large par des bouées, sont retransmis par radio à ce centre, qui peut alors en localiser l'origine et la profondeur. Ensuite, parce que le climat y est plus frais qu'à Lima, ce qui est appréciable pour des Européens.
  
  - Je vois, opina le digne Liménien. Même nous, l'été, nous allons souvent nous réfugier là-haut. De telles recherches vont exiger beaucoup de temps, je suppose ?
  
  - Des années, affirma Coplan. Il ne suffit pas de capter des bruits : il faut déterminer leurs caractéristiques, identifier les espèces qui les provoquent, mesurer à quelles distances ils se propagent et dans quelles couches de l'océan. C'est une œuvre de longue haleine dont on ne recueille les bénéfices qu'après une patiente observation.
  
  - Surprenant, conclut le vieil homme avec une mimique perplexe. Nous sommes les plus grands pêcheurs de poissons du monde et nous devons encore perfectionner nos méthodes (Contrairement à une croyance généralisée, c'est le Pérou qui vient en tête pour la quantité de poissons pêchée par an, devant le Japon et l'URSS. Ce pays couvre à lui seul 45 % de la demande mondiale en matière de farine de poisson : 1 700 000 tonnes en 1970)?
  
  - Oui, précisément, parce qu'il s'agit de ne pas épuiser des ressources malgré tout limitées.
  
  - Très intéressant, estima le Péruvien. Mais je m'en voudrais de vous retenir. D'autres que moi souhaitent probablement bavarder avec vous. Quoi qu'il en soit, je suis heureux de vous connaître.
  
  Coplan s'inclina, alla déposer son verre vide et alluma une cigarette en promenant les yeux sur l'assistance.
  
  L'audace de Rosa Pocuro n'avait pas fini de l'épater.
  
  A moins que Restrepo, parfaitement au courant des activités occultes de la jeune femme, ne se fût délecté à l'idée de provoquer cette entrevue. Il était suffisamment retors, et grand seigneur, pour se permettre une plaisanterie de ce genre, montrant ainsi qu'il n'était pas dupe des manigances « parallèles » des Francais.
  
  De toute manière, c'était ennuyeux, sinon préoccupant.
  
  Ce fut ensuite l'officier de marine qui vint relancer Francis. Il révéla qu'il commandait la flottille des garde-côtes de la base navale de Callao puis, complice, il dit à Coplan :
  
  - Je sais pourquoi vous êtes à Lima. Un de mes subordonnés suit les cours de votre délégation.
  
  Coplan se souvint que cet invité s'appelait Gutierrez ; âgé d'une cinquantaine d'années, il avait de teint boucané et des cheveux très grisonnants, un faciès au nez busqué, aux pommettes marquées.
  
  - Eh bien, j'espère que votre collaborateur tirera quelque profit de cet enseignement, dit Francis sur un ton de bonhomie. Dans la marine, le besoin d'informations prend une extension considérable, maintenant que de petites unités rapides sont dotées d'une puissance de feu plus grande que celle d'un ancien cuirassé.
  
  Gutierrez fit un signe d'assentiment teinté de fatalisme.
  
  - L'ère des batailles navales entre escadres a pris fin, marmonna-t-il. Depuis que le missile a pris la relève du canon, chaque engagement devient un combat singulier à grande distance. La surveillance des mouvements de navires adverses est devenue un facteur primordial. A propos...
  
  Il dirigea soudain un regard plus aigu vers Coplan, poursuivit :
  
  - … Les bouées qu'a immergées votre navire océanographique fonctionnent-elles correctement ?
  
  - Heu, je n'en sais rien. Je n'ai même pas encore eu le temps d'aller visiter le Centre d'études de Chosica.
  
  - Un travail délicat, jugea Gutierrez en connaisseur. On m'a dit qu'elles étaient reliées à des hydrophones étagés à des profondeurs diverses. La mise à l'eau de dispositifs aussi complexes exige beaucoup de précautions.
  
  - Seul un bâtiment pourvu d'un équipement très spécialisé peut réussir cette opération, opina Francis. C'est pourquoi nous avons dû faire venir le « Jean Charcot » (L'unité la plus importante de la flotte océanographique française. Entretenu à frais communs, le « Jean Charcot » effectue des missions diverses pour des organismes de recherches océanographiques).
  
  Il repéra Rosa Pocuro du coin de l’œil. Très enjouée, semblait-il, elle discutait volubilement avec deux hommes qui cachaient mal l'admiration qu'elle leur inspirait.
  
  Coplan, agacé, reporta son attention sur l'officier de marine. Celui-ci déclara :
  
  Oui, je sais que vous avez du matériel perfectionné pour les travaux sous-marins. A l'heure où l'on commence à recenser les richesses des fonds de l'océan, certains de vos équipements pourraient nous intéresser...
  
  Il fut interrompu par Restrepo qui, à haute voix, priait ses hôtes de passer dans la salle à manger. Les groupes se désagrégèrent, les colloques cessèrent momentanément, chacun chercha autour de la table la place qui lui avait été assignée.
  
  Coplan se trouva entre l'épouse de Gutierrez et Rosa Pocuro. Il en fut passablement contrarié, ne pouvant deviner si Restrepo avait simplement voulu lui être agréable en l'installant à côté de la plus jolie femme de l'assistance ou bien s'il l'avait fait intentionnellement pour les embarrasser tous les deux.
  
  Pourtant, le maître de céans ne donna pas l'impression d'avoir cédé à ses penchants machiavéliques. Il affichait la parfaite bonne humeur qu'éprouve un homme quand il réunit sous son toit des amis de vieille date, aux particularités complémentaires.
  
  Deux domestiques et un sommelier assurèrent le service. Les cristaux scintillaient sur la table ornée de fleurs piquées dans des flûtes d'étain.
  
  Profitant d'un silence, Restrepo dévoila :
  
  - J'ai rencontré M. Coplan dans des conditions assez exceptionnelles, figurez-vous. Un jour, il a fait irruption dans mon bureau, hirsute, couvert de poussière, une mitraillette en sautoir, après avoir parcouru plus de 400 km avec une colonne blindée qui voulait rejoindre les forces gouvernementales. Inutile de vous dire qu'au premier abord, il m'a inspiré la plus grande méfiance!
  
  Des rires incrédules fusèrent, et Mme Gutierrez réclama aussitôt de plus amples détails. Coplan, dans ses petits souliers, se garda d'ouvrir la bouche, mais Restrepo poursuivit :
  
  - A l'époque, il avait été affecté au service de sécurité qui devait empêcher le sabotage de la soufflerie de Santa Isabel, à laquelle des dommages avaient été causés. Or, c'était au moment où un complot fomenté par un agent étranger provoquait des troubles dans tout le pays et menaçait de renverser le Président. C'est dans cette atmosphère de rébellion généralisée que, voulant à toute force venir à Lima, M. Coplan s'est joint aux contre-révolutionnaires. Et, croyez-le ou non, mais en moins d'une demi-heure, il a identifié et démasqué l'individu qui était à la fois son adversaire et notre ennemi. Voilà pourquoi je l'ai convié ce soir, parmi nous.
  
  Des murmures d'approbation s'élevèrent, tandis que les regards se braquaient sur l'auteur de l'exploit.
  
  - Eh bien, dit Rosa Pocura, nous en apprenons, des choses! Vous étiez un agent secret, en quelque sorte?
  
  - Si l'on veut, admit Francis. Mais, depuis, de l'eau a coulé sous les ponts et je remplis maintenant des fonctions plus officielles. Si bien que vous me voyez à présent en pleine lumière, rasé et portant des vêtements propres.
  
  Sa réplique suscita une hilarité discrète. Fatigué d'être le point de mire, Coplan relança la balle dans l'autre camp :
  
  - J'ai constaté de profonds changements, à Lima. Il semble que l'économie du pays se développe à un rythme élevé?
  
  Le fonctionnaire du Planning national répondit :
  
  - Nous commerçons à présent avec les Russes, chose qui eût été impensable il y a une quinzaine d'années. Les Soviétiques marquent des points en Amérique Latine, dans le cadre de la coexistence pacifique, et avec la tolérance tacite des États-Unis. Le Kremlin se montre d'ailleurs plus soucieux d'exporter ici ses marchandises que son idéologie.
  
  Cette assertion amena une controverse entre les Péruviens, certains des invités ne partageant pas cette vue optimiste.
  
  Coplan, pour ne pas avoir l'air de trop négliger Rosa Pocuro, lui dit sur un ton très intelligible :
  
  - Vous arrive-t-il de donner des récitals de piano, ou ne jouez vous que pour votre seul agrément ?
  
  - Non, je joue parfois en public, répondit-elle. Ou en privé, pour un groupe d'amis. Vous plairait-il de compter parmi ces privilégiés?
  
  Il lui dédia un regard en coulisse.
  
  - J'en serais ravi, affirma-t-il. Le malheur, c'est que j'ai beaucoup d'obligations. Habituellement, je suis pris du matin au soir.
  
  - Vous tâcherez de faire une entorse à vos multiples devoirs, assura-t-elle avec conviction, impertinente.
  
  - Soyez certaine que je ne m'en priverai pas, mentit-il, suave, en réprimant l'envie de lui filer un coup de pied sous la table.
  
  Les plats se succédaient, accompagnés de vins chiliens corsés et capiteux. José Restrepo bavardait avec sa voisine de droite, une femme bien en chair, d'une quarantaine d'années, abondamment parée de bijoux.
  
  Gutierrez, l'officier de marine, renouant avec un sujet abordé antérieurement, interpella Francis.
  
  - Vous savez, nous commençons à exploiter des gisements de pétrole off shore. Cesar Castillo (il désignait de la tête le vieux monsieur assis en face de lui), pourra vous donner des détails là-dessus. Mais l'exploration de notre sous-sol marin n'en est qu'à son début. Le plateau continental, le long de nos côtes, couvre une grande superficie et, dans un proche avenir, il nous faudra plus de main-d’œuvre et plus d'équipement pour travailler sous l'eau.
  
  - Eh bien, le cas échéant, nos entreprises spécialisées se feront un plaisir de pourvoir à vos besoins, renvoya Francis, souriant. A moins que les Russes ne vous fassent des propositions plus alléchantes...
  
  Restrepo, qui avait entendu, intervint :
  
  - Nous édifions progressivement une économie socialiste, c'est vrai, mais nous n'entendons pas permettre aux Soviétiques de prendre une trop grande place. Leurs chalutiers se baladent déjà avec une insistance suspecte à la limite de nos eaux territoriales. On ne sait trop ce qu'ils viennent y faire.
  
  - Pêcher, peut-être? avança Coplan, mi-figue mi-raisin.
  
  - Ou dresser une carte précise du relief aux abords de nos côtes, bougonna Gutierrez. Nous les tenons à l’œil ; il est indéniable que certains de ces chalutiers ne sont jamais survolés par des mouettes, ce qui est bien la preuve qu'ils ne pêchent pas.
  
  Le nommé Castillo hocha gravement la tête.
  
  - De quelque côté qu'on se tourne, l'océan est à l'ordre du jour, émit-il. Comme source d'énergie, de produits alimentaires, de richesses minérales, ou comme champ de manœuvre pour visées stratégiques, les 70 % de la surface du globe qui sont recouverts par les mers deviennent le théâtre d'une compétition plus âpre encore que l'a été la conquête de colonies terrestres.
  
  - Moi, jeta Rosa Pocuro, la mer ne m'intéresse que pour m'y baigner. Ou, à la rigueur, pour faire une croisière. En dehors de ça, elle m'épouvante, avec ses sinistres profondeurs, ses monstres de toutes dimensions, ses épaves garnies de squelettes...
  
  Sa répartie, lancée sur un ton espiègle, dérida tout le monde et incita les hommes à choisir des sujets de conversation plus frivoles.
  
  On en vint à parler des spectacles qui remportaient du succès, de menus scandales touchant à la vie privée de quelques notables, on raconta des histoires drôles et, à la fin du repas, l'ambiance devint presque familière.
  
  Au travers des propos des convives, Coplan découvrait le caractère bon enfant des Liméniens, trait qu'ils dissimulent d'ordinaire, face à un étranger, derrière une grande réserve et un visage impénétrable.
  
  Vers une heure du matin, des invités se disposèrent à prendre congé, bientôt imités par d'autres.
  
  Restrepo, s'étant approché de Francis, lui dit dans le tuyau de l'oreille :
  
  - Ne partez pas, nous boirons encore un dernier verre, seul à seul.
  
  Rosa Pocuro, notant quelques instants plus tard que Coplan semblait s'enraciner, perdit son dernier espoir de le fléchir. Elle parvint à ne pas lui témoigner de froideur lorsque, à son tour, elle quitta la demeure de Restrepo.
  
  Ceci rappela à Francis que, à Santiago, elle avait accepté leur séparation avec élégance. Elle avait de la classe, cette fille.
  
  Quand elle eut disparu, Restrepo ramena Coplan dans la bibliothèque, à l'étage, et lui demanda :
  
  - Je ne vous retiens pas trop tardivement, au moins ?
  
  - Oh non. Notre entretien avait tourné court, en début de soirée. Je ne puis pas fâché de le prolonger un peu.
  
  S'étant installés comme auparavant, ils allumèrent derechef un havane, dégustèrent un excellent cognac.
  
  - Voilà une réunion comme je n'en avais pas connu depuis longtemps, avoua Francis. Des gens charmants, vos amis.
  
  - Je suis ravi que leur compagnie vous ait plu, dit son hôte. Comment avez-vous trouvé la senora Pocuro ?
  
  - Superbe, laissa tomber Coplan. Je vous remercie de l'avoir placée auprès de moi. N'est-elle pas mariée?
  
  Restrepo secoua la tête.
  
  - Non, elle ne l'est pas, et c'est assez étrange. Elle a eu de nombreux prétendants, vous vous en doutez. Or, elle reste fidèle à un homme beaucoup plus âgé qu'elle et qui, lui, est marié. Cette liaison fait jaser, naturellement, d'autant plus que l'homme en question occupe un haut grade dans l'armée.
  
  Coplan eut le sentiment que Restrepo ne voulait pas jouer au plus fin avec lui. C'était un peu pour en avoir le cœur net que Francis s'était attardé.
  
  - N'est-il pas indiscret de vous demander comment vous êtes entré en relation avec elle? s'enquit-il avant de reprendre une gorgée de cognac.
  
  Les traits du Péruvien s'éclairèrent.
  
  - Me soupçonneriez-vous d'être tombé amoureux?
  
  - Ma foi, rien ne serait plus naturel à mes yeux. Elle est très belle, intelligente, artiste... et célibataire. Vous auriez des excuses.
  
  - Non, fit Restrepo. Je vais vous dire la vérité. Pendant un temps, j'ai fait exercer une surveillance autour d'elle parce que je la suspectais de jouer un rôle bizarre. Elle remplissait toutes les conditions requises pour attirer l'attention du contre-espionnage, n'est-ce pas? La maîtresse d'un officier d'état-major est toujours suspecte, par définition. Mais je dois reconnaître qu'on n'a jamais rien relevé contre elle, sinon...
  
  - Oui? dit Coplan, intrigué.
  
  - Sinon de brèves aventures que l'on peut attribuer aux exigences d'un tempérament généreux, dévoila Restrepo avec un sourire rentré. Cela dit, ne croyez pas que je vous encourage à tenter votre chance.
  
  - Je n'oserais pas me le permettre. Vous rendez-vous compte? M'exposer aux coups de pistolet d'un militaire jaloux? Alors qu'aux yeux de mes élèves je dois incarner l'homme inflexible, inaccessible à toutes les formes de corruption, en particulier celle de la chair.
  
  Amusé, Restrepo souligna :
  
  - Eh bien, vous voyez, nous sommes logés à la même enseigne, vous et moi. Pour des raisons identiques aux vôtres, je ne puis engager une idylle avec cette attrayante personne, et c'est bien déplorable. Triste métier que le nôtre, cher ami.
  
  - Pour sûr, approuva Coplan. Buvons un autre cognac afin d'en oublier les servitudes. Intérieurement soulagé, il tendit son verre.
  
  C'eût été jouer de malchance si, dès le départ, il s'était trouvé en porte à faux. Sa tâche, la vraie, allait être suffisamment épineuse sans cela.
  
  - A la vôtre, souhaita Restrepo. Je vous inviterai néanmoins un autre soir avec la senora Pocuro. Nous nous neutraliserons mutuellement, en quelque sorte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Campé près d'un chevalet portant une liasse de grandes feuilles blanches qu'il relevait successivement après y avoir tracé des schémas avec un marqueur à pointe de feutre, Coplan achevait devant ses élèves la conférence de la matinée :
  
  - Sur le plan géographique, le Renseignement se divise en deux branches. La première déploie son activité sur le territoire national, y compris ses possessions d'outre-mer s'il en a, et la seconde englobe les pays étrangers. Chacune d'elles vise des objectifs qu'on peut classer en trois catégories : à long terme, à moyen et à court terme. S'il est intéressant, par exemple, de rassembler des informations sur les fabrications militaires d'une nation quelconque, ce peut être dans la perspective d'un éventuel conflit pouvant surgir à une date lointaine. Mais on peut aussi avoir besoin de renseignements d'une utilité plus immédiate, de nature politique ou économique, afin d'orienter ses propres projets en conséquence. Enfin, la connaissance des conditions météorologiques qui prévaudront dans quarante-huit heures au-dessus d'un certain pays peut revêtir un caractère d'urgence. Il y a donc lieu de créer des organisations diverses qui seront aptes à satisfaire les demandes des utilisateurs d'informations dans le cadre des objectifs lointains, proches ou immédiats, que ceux-ci poursuivent. Ceci sera la conclusion de l'exposé de ce matin. Senores, vous pouvez aller déjeuner.
  
  Un brouhaha s'éleva aussitôt, traduisant le désir inconscient des officiers, après une longue période d'attention soutenue, de sortir de leur silence et de leur immobilité.
  
  Coplan referma sa serviette, logea celle-ci sous son bras et, les mains dans les poches, il sortit de la pièce.
  
  Dans le hall, il dut attendre ses collègues Bazelais et Delorme, qui s'amenèrent à peu d'intervalle l'un après l'autre.
  
  - Tiens! dit Francis, ma montre avancerait-elle? J'ai midi dix.
  
  - Non, dit Delorme après avoir consulté son bracelet. Vous avez l'heure exacte. C'est moi qui suis en retard. Où va-t-on casser la graine?
  
  - Il est encore tôt, fit remarquer Bazelais. Nous pouvons aller dans le centre.
  
  - D'accord, ça m'arrange, dit Coplan. Je n'ai pas de cours à donner cet après-midi et je crois que je vais partir en balade.
  
  - Grand bien vous fasse, opina l'officier du Deuxième Bureau tout en ouvrant la marche. Votre soirée d'hier s'est-elle bien terminée?
  
  - Mieux que je ne l'aurais cru à son début. Je voulais précisément vous en toucher deux mots. Nous en parlerons dans la voiture.
  
  Ils sortirent de l'immeuble puis, sous un soleil éclatant, ils embarquèrent tous les trois dans la Dodge de Bazelais. Ce dernier fit immédiatement fonctionner la climatisation, fenêtres fermées ; la lourde berline démarra peu après.
  
  Coplan reprit :
  
  - Figurez-vous que j'étais invité hier chez le directeur général du contre-espionnage péruvien, et que j'y suis tombé nez à nez avec une correspondante du S.D.E.C., une femme qui avait fait partie de mon équipe lors d'une mission de protection à Santiago!
  
  Bazelais arqua les sourcils.
  
  - Aïe, fit Delorme avec une expression de mécontentement. Cette personne est-elle mêlée à l'Opération Neptune?
  
  - Oui, dit Coplan. Or, je voulais éviter un contact direct avec elle pour des raisons... psychologiques. Mais cette rencontre inopinée m'a ennuyé pour un autre motif. Je me suis demandé si elle n'avait pas été ménagée par mon ami Restrepo à titre d'avertissement. Il est trop courtois pour attaquer de front dans une matière aussi délicate, compte tenu de nos relations personnelles et de la coopération franco-péruvienne.
  
  - Et maintenant, êtes-vous fixé sur ce point? s'enquit Delorme, toujours rembruni. Coplan hocha la tête, affirmatif.
  
  - J'ai la certitude que Restrepo n'a pas eu d'arrière-pensées attendu que, pour lui, la dame en question est blanche comme neige.
  
  - Qu'en savez-vous ?
  
  - Tout bonnement parce qu'il m'a révélé qu'après avoir conçu quelques soupçons sur sa conduite, il l'avait fait surveiller. Les rapports ont été négatifs.
  
  Bazelais, observant la route à travers le pare-brise, eut une mimique d'étonnement.
  
  - Bigre, proféra-t-il. Elle ne s'est pas trop mal débrouillée, la collègue. Une chance qu'elle n'ait pas été pincée.
  
  - Une chance? Non, réfuta Coplan. Elle connaît le métier, elle est habile et elle possède une maîtrise de soi que beaucoup d'hommes pourraient lui envier.
  
  - Quel âge? s'informa Delorme, pas tout à fait rasséréné.
  
  - Trente-deux ans. Et un physique de star mexicaine, ce qui est à la fois un atout et un handicap.
  
  - Bref, vous ne comptez pas l'écarter?
  
  - Je n'en vois pas la nécessité. Nous n'avons pas tellement d'agents locaux à notre disposition.
  
  Empruntant l'avenida Arequipa, la grande artère rectiligne qui coupe en son milieu l'agglomération de Lima, Bazelais se dirigea vers le cœur historique de la ville.
  
  Coplan annonça :
  
  - Je vais me mettre à la besogne dès cet après-midi. Mon intention est d'aller à Chosica.
  
  - Bon, parfait, acquiesça Delorme. Plus tôt nous aurons des idées précises, mieux cela vaudra.
  
  Puis, finement railleur :
  
  - Je présume que vous ne ferez aucune allusion, dans votre cours, au genre de mission qui nous incombe ?
  
  - Cela peut ressortir de la théorie générale, déclara Francis, imperturbable. Il est superflu de mentionner les cas particuliers qui n'en sont que l'application.
  
  Changeant de sujet, il s'informa :
  
  - Et vous, avez-vous déniché un restaurant convenable à Miraflores, hier soir?
  
  Bazelais, détachant la main droite de son volant, dressa son pouce :
  
  - Comme ça! prétendit-il, pompeux. De la cuisine péruvienne, mais de grande qualité. Comme hors-d’œuvre, nous avons pris un plat comprenant une purée de patates douces à l'huile et au piment, des langoustines, du fromage frais, du poisson frit, des olives et du maïs. Un régal. Ensuite, le plat principal, un ollucos con charque, une sorte de gâteau de pommes de terre auquel...
  
  Sachant que Bazelais devenait intarissable quand il abordait le chapitre de la cuisine, Coplan lui coupa la parole avec bonne humeur
  
  - Oui, je vois ça d'ici! Vous m'y emmènerez ce soir ou demain. En attendant, où allons-nous déjeuner?
  
  - Je propose le grill de l'Hôtel Bolivar, émit Delorme. On y mange à l'européenne, et très correctement.
  
  - Pas d'objection, dit Bazelais. Le midi, il n'y a pas trop de monde. Cela vous convient Coplan ?
  
  - Oui, bien sûr.
  
  II connaissait l'endroit
  
  
  
  
  
  Chosica, une petite ville aux allures de station thermale, s'élève sur les contreforts occidentaux de la cordillère des Andes. On peut y accéder par une autoroute ou par le chemin de fer, et l'on y découvre un climat vivifiant, aux variations de température plus marquées que dans la plaine côtière.
  
  Sa population dépasse en pittoresque celle de la capitale car on y voit circuler en plus grand nombre des montagnards restés fidèles au costume traditionnel : femmes aux cheveux tressés, coiffées du chapeau rond à bord roulé, portant l'épais châle de laine qui les enveloppe comme une cape, vêtues de larges jupons tombant jusqu'à leurs chevilles et généralement penchées en avant à cause du fardeau qui pèse sur leur dos. Quant aux hommes, ils ont invariablement sur la tête un feutre cabossé, élimé, décoloré par le soleil, et ils recouvrent d'un poncho leur misérable veston.
  
  Mais l'aspect de la ville, de type espagnol, se modernise. Entourée par une campagne où s'échelonnent des plantations de canne à sucre, elle a aussi dans ses environs la centrale électrique qui alimente la région de Lima.
  
  Coplan, venu à Chosica par le train, prit un taxi pour se faire conduire au Centre d'études océanographiques récemment édifié par des Français. Le chauffeur comprit assez vite où il désirait aller. C'était à trois ou quatre kilomètres de la périphérie nord de la cité.
  
  A l'approche du Centre, alors que la voiture roulait dans une étendue inculte, Coplan localisa l'emplacement grâce aux trois pylônes haubannés, très étroits, entre lesquels étaient tendues des antennes.
  
  Un bâtiment à toit plat, sans étage, aux parois de verre teinté encadré de métal, s'érigeait entre les pylônes, et l'on eût pu croire que cet ensemble n'était autre qu'une station émettrice de radio. Une haute clôture en fil de fer délimitait le domaine, où l'on ne pouvait pénétrer que par un large portail gardé par un surveillant, colt à la ceinture.
  
  Coplan débarqua devant ce portail, congédia le taxi, puis il montra son laissez-passer entre les barreaux de la grille. L'homme se fit aussitôt plus amène.
  
  - Je ne vous ai encore jamais vu, dit-il en français sur un ton d'excuse, avec un accent du Midi. Arrivez-vous d'Europe?
  
  - Oui. Et vous risquez de me voir plusieurs fois dans les semaines qui viennent, déclara Francis tandis que le gardien manœuvrait les serrures à l'aide d'une grosse clé.
  
  Un vantail ayant été ouvert, Coplan s'engagea sur le terrain du Centre.
  
  - Présentez-vous à l'huissier, à l'entrée, recommanda encore le vigile.
  
  Le visiteur parcourut une centaine de mètres en admirant le site. Comme toile de fond, de grandioses montagnes aux sommets bleutés, se détachant sur un ciel d'une pureté et d'une clarté qui blessaient la rétine. Malheureusement, le parking aménagé devant l'édifice, les lignes trop sévères de celui-ci et les haubans des pylônes gâchaient le paysage.
  
  Les deux battants de verre s'écartèrent automatiquement lorsque Coplan gravit les trois marches de béton menant à la porte. Assis à une table au milieu d'un hall dépouillé à l'extrême un huissier en bras de chemise, non armé, s'informa :
  
  - Par qui êtes-vous attendu monsieur?
  
  - Par le chef du Centre, dit Francis. Mon nom est Coplan.
  
  - Voulez-vous l'inscrire sur cette fiche?
  
  Pendant que Coplan s'exécutait, le réceptionnaire appuyait déjà sur une manette d'interphone et articulait :
  
  - Monsieur Villard? Quelqu'un vous demande. M. Coplan. Faut-il le conduire à votre bureau ?
  
  Le petit haut-parleur encastré répondit :
  
  - Non, je vais venir.
  
  Bientôt, des pas résonnèrent sur les dalles. A l'angle d'un couloir surgit un homme d'une trentaines d'années, déjà presque chauve alors que son visage poupin au teint rose avait gardé la régularité de traits de la jeunesse. Le front plissé de rides, la mine préoccupée, il vint au-devant du visiteur et lui adressa un regard incertain en déclarant :
  
  - Je vous attendais, en effet, mais pas aujourd'hui. Il échangea une poignée de mains.
  
  - Enchanté. Mais pourquoi n'avez-vous pas téléphoné au préalable ?
  
  - Parce que votre numéro ne figure pas encore dans l'annuaire, tout simplement, dit Coplan, paterne. Il faudra que vous me le donniez.
  
  - Oui, évidemment. Voulez-vous m'accompagner ?
  
  Coplan lui emboîta le pas, se disant que son arrivée à l'improviste semblait embarrasser Villard. Il avait constaté maintes fois qu'une entrevue avec un membre des Services Spéciaux impressionne les gens les plus irréprochables et les met mal à l'aise, même si cette entrevue ne doit avoir pour eux que des conséquences favorables.
  
  Villard introduit Coplan dans une pièce carrée ne donnant pas vues sur l'extérieur, éclairée par des tubes, et où le bureau était accolé à l'une des cloisons. Des écrans vidéo et des instruments de mesure fixés à celle-ci fournissaient en permanence à l'occupant du local des indications sur le fonctionnement des installations du Centre. Des haut-parleurs de faible diamètre, logés dans des boîtes blanches, pouvaient être mis en service par une pression sur une touche d'un clavier.
  
  Le directeur désigna l'un des deux fauteuils rotatifs aux montures nickelées.
  
  - Prenez place, je vous prie. Nous essuyons les plâtres... Sur le plan technique, tout est terminé, mais l'ameublement et la décoration sont encore un peu sommaires, comme vous pouvez en juger.
  
  - Je n'attache pas une importance excessive à cette lacune, émit Coplan, badin, tout en s'asseyant. Dites-moi plutôt où vous en êtes au point de vue des essais.
  
  Villard afficha de nouveau cette expression chagrine qui contrastait avec la rondeur de sa physionomie. Carré dans son fauteuil, il .croisa les mains sur son estomac, prononça :
  
  - Les recherches acoustiques ont déjà commencé. Les trois bouées sont en parfait état de marche, les capteurs immergés à différents niveaux se révèlent très sensibles, les transmissions radio dans les deux sens s'effectuent sans problème. Nous avons pu fournir à l'Institut Océanographique péruvien, ces jours derniers, une première quantité d'observations qui recoupent d'ailleurs celles obtenues en d'autres endroits du globe. Au Sénégal, par exemple.
  
  - Oui, j'entends bien, dit Coplan. Mais ceci concerne l'ORSTOM, que vous représentez officiellement (Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer : un organisme, parmi d'autres, qui participe à des recherches sous l'égide du C.N.E.X.O., le Centre National pour l'exploitation des océans, créé en 1967. L'ORSTOM a notamment des centres au Sénégal, en Côte-d'Ivoire et en Nouvelle-Calédonie). Qu'en est-il de vos travaux... clandestins?
  
  Bien qu'ils fussent à l'abri d'oreilles indiscrètes, Villard baissa instinctivement la voix.
  
  - Là, nous n'en sommes encore qu'au stade du repérage, confia-t-il. Mais, vous savez, la distinction entre ce qui est officiel, c'est-à-dire la recherche pure, et ce qui est clandestin, à savoir les objectifs de notre Amirauté, me paraît difficile à établir.
  
  Un vague sourire joua enfin sur son visage quand il développa sa pensée :
  
  - Les bruits qu'émettent les animaux marins ont cette propriété remarquable d'avoir leur maximum d'efficacité, en d'autres termes, de se propager le plus loin, à la profondeur où vivent d'ordinaire ces animaux. Par là même, ils vous indiquent la fréquence qu'il convient d'utiliser si vous désirez envoyer des signaux sonores dans cette couche aquatique. Ou encore celle sur laquelle vous devez vous régler pour entendre ce qui se passe à cet étage de l'océan.
  
  - La nature fait bien les choses, nota Coplan. Elle favorise les communications des espèces en fonction du milieu où elles se meuvent, mais l'homme a la manie de se balader partout : dans l'atmosphère, dans l'espace et au fond de l'eau. Et, toujours, il se débrouille ! Bref, vous disiez que vous en étiez au stade du repérage. Il s'agit de la détection des submersibles, si je ne m'abuse ?
  
  - Principalement, oui. Nous avons déjà enregistré des passages à plus de cent cinquante kilomètres, par hydrophones, et à des distances encore supérieures par sonar actif.
  
  - Vraiment? fit Coplan, surpris. Est-il possible de capter l'écho renvoyé par un sous-marin naviguant à une telle distance ?
  
  - Bien sûr, pour autant que l'écho nous revienne par le canal sonore des profondeurs, entre mille deux cents et neuf cents mètres. Ici, comme les côtes du Pérou ne sont pas très éloignées de l'Équateur, la couche descend un peu plus bas, jusque mille trois cents mètres environ. Mais enfin, si c'est sur notre tâche la plus secrète que vous voulez des précisions, je dois vous répondre négativement. Ces essais-là ne débuteront pas avant une quinzaine de jours. Nous sommes parés, en tout cas.
  
  Coplan se prit le menton dans la main, le pétrit pensivement.
  
  Puis il posa une question :
  
  - Dans le personnel qui dessert le Centre, combien sont au courant de sa destination réelle ?
  
  Villard eut une longue inspiration et son regard refléta de la perplexité.
  
  - Cela dépend jusqu'à quel point, marmonna-t-il. Personne, ici, n'ignore que nous poursuivons accessoirement des buts intéressant la défense nationale. La vingtaine de techniciens de la Marine sait à peu près de quoi il retourne, et qu'il est interdit de le divulguer. Mais seuls quatre hommes savent exactement ce qu'on attend de ces expériences.
  
  Ces gens-là avaient été triés sur le volet, naturellement. Mis en garde et dûment endoctrinés, par surcroît. Pourtant, dans n'importe quel système, c'est toujours l'élément humain qui présente le plus de vulnérabilité.
  
  Méditatif, Coplan prononça :
  
  - Aujourd'hui, je ne vais procéder qu'à un premier examen. En gros, il y a trois points à considérer : la protection des locaux contre une intrusion illicite, les risques de fuite du côté du personnel, et la mise à l'abri des documents secrets. C'est donc sur ces points-là que je dois rassembler des informations, afin de prescrire des mesures adéquates.
  
  Villard fit la grimace, puis il grommela :
  
  - Ça ne va pas être commode. Cette situation est tout à fait exceptionnelle. En somme ; et pour dire les choses crûment, nous avons implanté une base militaire dans un pays ami, à son insu, et vous êtes obligé de la couvrir comme si elle se trouvait sur notre propre territoire?
  
  - Exactement. Et avec des moyens réduits, ce qui n'arrange rien. Ni la Sécurité Militaire, ni la D.S.T. ne peuvent nous venir en aide ici, un recours à la police ou au contre-espionnage local étant exclu, forcément.
  
  Les deux hommes se dévisagèrent un instant, mesurant chacun les difficultés de leur mission. Coplan prit machinalement son paquet de Gitanes dans sa poche, l'ouvrit, le présenta à Villard. Ce dernier, s'étant servi, offrit en échange la flamme de son briquet.
  
  - Bien, soupira Villard en exhalant de la fumée. Passons en revue vos trois paragraphes. La protection des locaux, vous avez vu à quoi elle se résume : une clôture électrifiée la nuit, un gardien au portail vingt-quatre heures sur vingt-quatre et un huissier dans le hall, jour et nuit également, attendu que le Centre assure une veille permanente par un roulement de trois équipes.
  
  - Il faudra deux gardiens au portail, constamment. Tout à l'heure, en montrant mon laissez-passer, j'aurais facilement pu prendre le type à la gorge en passant le bras entre les barreaux de la grille et lui dérober la clé. Mais ce n'est là qu'un détail. Continuez.
  
  - Le personnel... Au total, l'effectif technique compte vingt-sept hommes, chiffre auquel il faut ajouter les gardiens et les huissiers. Le nettoyage des sols et des carreaux est confié à une entreprise dont une équipe vient travailler deux heures chaque matin.
  
  - Et vous ne craignez pas que ces gens fourrent leur nez partout?
  
  Villard fit un signe de tête négatif.
  
  - Primo, ils ne sont jamais seuls. Secundo, même un spécialiste se promenant à sa guise ne pourrait s'apercevoir que nous nous livrons à des activités insolites. C'est pourquoi il m'arrive de faire visiter le Centre à des personnalités péruviennes. Cela cause une très bonne impression et elles n'y voient que du feu. D'ailleurs, vous vous en rendrez compte par vous-même.
  
  Coplan n'eut pas l'air trop convaincu ; il regarda son interlocuteur légèrement de travers.
  
  - Ne sous-estimez pas les capacités d'observation d'un individu bien entraîné, opposa-t-il. Un simple détail peut suffire à lui mettre la puce à l'oreille. Rappelez-vous l'espion industriel qui, ayant visuellement photographié un dispositif sur une machine, avait couru aux toilettes peu après pour le dessiner très correctement sur une page de son agenda.
  
  - Peut-être, mais ici tout se réduit à des signaux, visibles ou audibles, dont l'interprétation n'est à la portée que d'un technicien préalablement instruit.
  
  - Revenons-en à ce personnel hautement qualifié. J'en voudrais une liste, avec nom, affectation, âge, état-civil et adresse privée. Ils logent tous à Chosica, sans doute ?
  
  - Non, quelques-uns ont préféré s'établir à Lima. En voiture, le trajet ne dure qu'une quarantaine de minutes, à vitesse modérée. La liste, je l'ai sous la main. Je vais vous en tirer une photocopie. Elle contient même plus de renseignements que vous n'en demandez.
  
  S'étant remis debout, il ajouta, malicieux :
  
  - Ne l'égarez pas : elle est confidentielle.
  
  - Je n'aurai garde, promit Francis, égayé.
  
  Son hôte ouvrit avec une clé qu'il avait retirée de sa poche un des tiroirs du bureau métallique, souleva deux ou trois dossiers, en repéra un quatrième dont il préleva deux feuillets.
  
  Puis, marchant vers un appareil de reprographie posé sur le sol à l'un des angles de la pièce, il glissa le premier feuillet dans une fente et appuya sur un bouton.
  
  - Eh bien, ceci nous amène à votre dernier sujet de préoccupation, reprit-il en guettant l'apparition de la copie. Les documents. Ceux qui ont un caractère « top-secret » ne sortent pas du Centre, il n'y a pas de raison.
  
  - D'accord, mais ne risquent-ils pas de se promener ici-même sous les yeux de personnes non habilitées à les contempler?
  
  Villard, attrapant la photocopie du premier feuillet qui glissait hors du tiroir, répondit :
  
  - C'est peu vraisemblable, et vous verrez pourquoi lorsque je vous aurai piloté dans nos installations.
  
  - Je veux bien, mais une méthode d'espionnage des plus classiques consiste à introduire le loup dans la bergerie, soit en soudoyant quelqu'un qui s'y trouve déjà, soit en exerçant sur lui une pression ou un chantage.
  
  - Évidemment, reconnut le directeur, fataliste, en tirant la seconde photocopie. Vous devez prévoir le pire, c'est votre métier. Pourtant, je persiste à croire que nos documents ne pourraient pas être photographiés. A moins...
  
  Il tourna vers Coplan une physionomie empreinte d'humour, acheva :
  
  - ... que je sois moi-même un agent soviétique.
  
  Francis dirigea vers lui un regard indulgent.
  
  - Cette éventualité me parait peu probable, affirma-t-il sur un ton plaisant.
  
  Il ne pouvait cependant pas la tenir pour nulle.
  
  - Voilà votre liste, dit Villard. Venez, nous allons faire un tour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Avant de quitter le bureau du directeur, Coplan lui dit :
  
  - Il est bon que vous sachiez que le réseau de sécurité en voie de formation porte le nom de code d'Opération Neptune, mais vos subordonnés, quels qu'ils soient, ne doivent pas soupçonner son existence. Au cours de notre périple, présentez-moi donc comme un compatriote en mission au Pérou, sans plus.
  
  - D'accord, acquiesça Villard en ouvrant la porte.
  
  Il commença par emmener Coplan dans une grande salle rectangulaire qui, en raison de l'appareillage qu'elle contenait, faisait penser à la station de radio d'un paquebot : panneaux métalliques gris clair alignés les uns à côté des autres, piquetés de « témoins » lumineux multicolores, à l'opposé d'une longue tablette de travail servant également d'étagère pour une série de récepteurs et dotée de trois manipulateurs « morse ».
  
  Il y avait là deux opérateurs de garde, des gars de moins de trente ans, en tenue estivale, paisibles et détendus.
  
  - Voici notre centrale de télécommunications, expliqua Villard. Si ces messieurs que vous voyez-là assurent une veille continue, il n'ont pas beaucoup de travail car cette centrale fonctionne essentiellement comme relais, automatiquement. Nous n'avons de liaisons occasionnelles qu'avec le « Jean Charcot », qui se tient prêt à intervenir pour le cas où nous lui signalerions une défectuosité dans l'équipement d'une des bouées. Nous disposons ici d'un émetteur d'ondes courtes à faible puissance, phonie et graphie, pour ce trafic maritime, et d'un autre, de 25 kilowatts, à portée intercontinentale.
  
  Il désignait de la main les armoires situées à sa gauche, et dont les cadrans des instruments de mesure attestaient, par leurs aiguilles frémissantes, qu'elles étaient en service.
  
  Coplan laissa errer un regard neutre sur ce matériel dernier cri. On ne percevait rien d'autre qu'un doux ronronnement provenant des transformateurs de tension.
  
  - N'y a-t-il pas d'écoute en ce moment? questionna Francis, sans qu'on sût très bien s'il s'adressait aux opérateurs ou à son cicerone.
  
  - Il y en a une, mais pas ici, lui répondit Villard. Vous remarquerez qu'un visiteur, fût-il très compétent en matière de radio ne pourrait deviner à quoi sert, ou servira réellement, cette installation. Tout ceci est banal, et parfaitement justifié par la nature de nos recherches avouées. Il est normal que nous retransmettions sur ondes courtes, à destination de la France, et pour le « fichier » de l'ORSTOM, les sons et ultra-sons recueillis par les bouées, en vue de leur identification précise.
  
  - Hum., Oui, évidemment, reconnut Francis.
  
  Ingénieur lui-même, électronicien averti, il eût été en peine de déceler une anomalie dans ce local. Or, sachant quelle était la fonction de cet appareillage, il ne pouvait se défendre d'éprouver une sensation de gêne. La banalité apparente de cet équipement cachait une réalité sinistre, terrible. Remplirait-il, un jour, le rôle que lui avaient dévolu les stratèges de la Marine?
  
  Villard interrompit sa réflexion :
  
  - Continuons. La suite est plus captivante.
  
  Coplan, avant de sortir, dédia un petit signe de la main aux deux opérateurs. L'un de ceux-ci portait une alliance.
  
  Dans le couloir, Francis s'enquit :
  
  - Certains membres du personnel ont-ils fait venir leur épouse au Pérou?
  
  - Oui, plusieurs. En principe, chacun de nous est détaché au Centre pour une période minimum de trois ans. Pour les gens mariés, cela vaut la peine.
  
  Ils pénétrèrent bientôt dans une autre salle qui, elle, ressemblait à la régie technique d'un studio de télévision, et où régnait une atmosphère plus bruyante.
  
  Trois « blocs opératoires » comportaient chacun un amplificateur électronique de sons entouré de quatre écrans TV sur lesquels des lignes lumineuses ne cessaient de se contorsionner. Un technicien était affecté à chaque bloc. En outre, des magnétophones, un ordinateur et un appareil (analogue à un radiogoniomètre) occupaient toute la longueur de la cloison opposée.
  
  Un quatrième personnage, un quadragénaire au visage maigre et portant des lunettes, se tenait debout près d'un des enregistreurs.
  
  - Maxime Brossat, présenta Villard. L'un de nos plus distingués océanographes. En sus de ses fonctions de chercheur, il est chargé de maintenir la liaison avec les scientifiques de l'Institut péruvien.
  
  Coplan serra la main frêle du spécialiste, dont le visage un peu chafouin n'évoquait en rien la passion pour les expéditions maritimes. Mais, de toute évidence, c'était plus un homme de laboratoire qu'un praticien fervent de plongée. Et qui n'appréciait guère d'être dérangé dans son travail par le premier venu.
  
  Il le montra en reportant immédiatement son attention sur le magnétophone qui débitait des bruits incongrus, des espèces de craquements d'articulations de rhumatisant ou de rupture de branches mortes, écoutant ce tapage comme si c'était une musique divine.
  
  Villard renseigna son hôte :
  
  - Une colonie de crustacés... On ne sait si c'est leur langage ou s'ils produisent ces bruits involontairement.
  
  - Joli, laissa tomber Coplan, ironique.
  
  Mais le directeur entreprit aussitôt de l'édifier sur les besognes qu'on accomplissait dans cette salle, le véritable siège opérationnel du Centre.
  
  - Chacune des trois unités est branchée sur l'écoute d'une bouée. L'émetteur de celle-ci envoie sur une même fréquence, mais dans des hachures de temps successives, les signaux reçus par les capteurs étagés le long du filin d'ancrage. Ces « bandes » sont reconstituées séparément, ici, dans le récepteur à quatre sorties. Chacune d'elles peut alimenter un haut-parleur, un écran de visualisation ou un enregistreur...
  
  - ... ou le système de calcul de position géographique, enchaîna Coplan. Car, si je ne me trompe, vous devez être en mesure de déterminer le lieu d'origine des bruits qui vous parviennent d'une profondeur donnée ?
  
  - Oui, bien entendu, opina Villard. Il nous est possible de contrôler le déplacement d'un banc de poissons ou d'un troupeau de dauphins tant qu'ils restent dans le rayon d'action d'au moins deux des bouées. Bref, les trois opérateurs-océanographies qui surveillent cette région du Pacifique savent mieux ce qui s'y passe que les commandants de navire qui croisent dans ces eaux.
  
  Une lueur d'amusement passa dans ses prunelles quand il reprit :
  
  - Vous ne pouvez vous imaginer à quel point ce monde qu'on a dit « du silence » est peuplé de vacarme. Le tout, c'est d'avoir une ouïe assez fine pour le percevoir.
  
  Ils se déplacèrent vers l'une des unités d'observation, où l'opérateur explorait plus spécialement la couche de 900 à 1 300 mètres, le fameux canal des profondeurs où les sons se propagent à des distances considérables à la vitesse de 1 500 mètres à la seconde (Une expérience faite en 1961 a permis de capter aux Bermudes le bruit de l'explosion d'une charge sous-marine qui s'était produite à 20 000 km de là, sur la côte d'Australie).
  
  S'il fallait en juger par l'écran cathodique, l'activité sonore détectée par le sonar passif présentait une certaine régularité. Toutefois, à intervalles, la ligne qui en traduisait l'intensité, se soulevait notablement, accusait ensuite des « bosses » décroissantes.-
  
  Activité volcanique sous-marine, supputa Villard. Ces ébranlements nous parviennent de très loin, sans nul doute.
  
  Puis, les sourcils rapprochés :
  
  - Savez-vous que nous avons pu détecter un sous-marin nucléaire américain se dirigeant à grande vitesse vers l'entrée du Canal de Panama?
  
  - Comment pouvez-vous affirmer qu'il était américain ? objecta Francis, sceptique.
  
  Villard ne fut nullement démonté.
  
  - Ils sont parfaitement reconnaissables. Leurs machines font un bruit très différent de celles d'un submersible soviétique. Mieux : chaque bâtiment pourrait être distingué d'un autre de la même catégorie, après une analyse plus fine du spectre sonore qu'émet sa propulsion. Les Américains commencent d'ailleurs à dresser la carte d'identité sonore des navires qui passent dans le champ de leur réseau SOSUS (Sound System for Underwater Surveyance : programme mis en œuvre par la Navy américaine dès 1965), tout comme ils le font pour les personnes en relevant les caractéristiques de leurs voix.
  
  - Est-ce en vue d'un recensement de ce genre que vous répercutez sur ondes courtes, vers la France, les échantillons de mélodies surprises par les bouées ?
  
  - Peut-être. Encore que ce ne soit pas là le principal objectif.
  
  Ils contemplèrent pendant quelques instants la ligne sinueuse, tremblotante, qui dénonçait sur l'écran des secousses sismiques affectant le plancher de l'océan, dans les ténèbres abyssales.
  
  Coplan, à qui la mer avait été longtemps familière (du moins, sa surface), comprit alors la réaction de Rosa Pocuro : les mystères des grands fonds suscitent une frayeur insidieuse chez l'être humain, une répulsion que n'inspire pas l'Espace bien que ce dernier soit plus hostile à la vie.
  
  - A propos des Américains, reprit Coplan. Rien de ce que vous faites ici ne devrait-il les intéresser, théoriquement?
  
  Villard leva les yeux vers lui.
  
  - Ma foi, non, estima-t-il. Si un pays peut être tenté de découvrir ce que nous préparons, ce n'est pas les États-Unis. Ils ont une avance technologique appréciable dans ce domaine-là comme dans d'autres et, de plus, ils n'ignorent pas grand-chose de notre sonar le plus récent, celui que nous utilisons ici dans le canal sonore.
  
  - Ah? Je ne suis pas au courant, avoua Francis, intrigué. D'où ont-ils reçu des informations à ce sujet?
  
  - De la manière la plus simple et la plus naturelle qui soit : ils ont coopéré avec nous à l'étude du prototype, dans le cadre du Projet Cormoran. Et, à cette occasion, nous avons échangé avec eux des tas de renseignements sur la détection sous-marine à longue portée (Authentique. Le Projet Cormoran, échelonné sur plusieurs années, a été poursuivi, en vertu d'un accord conclu avec le Pentagone, avec le concours de techniciens américains et du Centre d'études acoustiques de New London. Du côté français, son exécution a été confiée au Laboratoire de détection sous-marine du Brusc, près de Toulon).
  
  - Bon, tant mieux. Je préfère savoir que le Centre n'est pas menacé par leurs entreprises. Voilà toujours un adversaire potentiel de moins.
  
  - Cela n'empêche pas qu'ils vont guetter nos transmissions radio, vous pouvez en être sûr, dit Villard avec le sourire narquois d'un homme d'expérience. Mais cela ne les éclairera pas, pas plus que les Russes, sur nos intentions présentes et futures.
  
  Changeant de ton :
  
  - Eh bien, croyez-vous qu'un espion patenté lâché dans ce local suspecterait autre chose que des recherches acoustiques menées dans le seul but de faire progresser la science?
  
  Coplan, se grattant derrière l'oreille, articula :
  
  - A moins d'avoir sous les yeux tous les plans de câblage, je ne le pense pas.
  
  - Même s'il les avait, insista Villard. Le secret ne réside pas dans un élément quelconque de l'équipement, mais dans l'usage qu'on peut en faire. C'est comme un talkie-walkie : techniquement, il n'a rien d'extraordinaire, mais il peut servir sur un chantier de construction ou à régler les phases d'un hold-up.
  
  Les yeux de Coplan rapetissèrent lorsqu'il les fixa sur son interlocuteur.
  
  - Votre comparaison est excellente, murmura-t-il. Et voilà le danger. Vous, ou l'un des techniciens qui travaillent sous vos ordres, vous pourriez recourir inconsciemment à une formule qui, sans avoir l'air particulièrement révélatrice, pourrait en dire long à un professionnel du renseignement. Surveillez vos paroles quand, à l'extérieur, on vous interrogera sur le Centre.
  
  Assombri, le directeur bougonna :
  
  - Avec un autre que vous, je me montrerais plus prudent, soyez tranquille.
  
  - Ce n'est pas une question de prudence, mais de structure mentale. Sauf en cas de mensonge délibéré, il vous est psychologiquement impossible de faire une comparaison qui ne reflète pas la réalité des choses. Tous les scientifiques se ressemblent, sous ce rapport.
  
  Il songea qu'il devrait rédiger une série de consignes complémentaires dont Villard ferait part à ses subordonnés. Plus encore qu'à l'égard de manœuvres entreprises par des tiers, et contre lesquelles ils sont prémunis, c'est contre eux-mêmes que les détenteurs d'informations capitales doivent être protégés.
  
  Ayant attentivement promené les yeux sur les appareils et sur les hommes (coiffés d'un casque d'écoute) qui les utilisaient, Coplan s'enquit :
  
  - Ces explorations acoustiques du canal des profondeurs ne sont-elles pas consignées dans un procès-verbal? Normalement, elles doivent donner lieu à des mémoires, à des rapports confidentiels?
  
  - Oui, bien sûr, dit Villard. Cela fait partie intégrante de notre mission de recherche. La détection d'un bâtiment naviguant en plongée entraîne le relèvement de sa position et une quantité de mesures. Les résultats, inscrits sur des formulaires-types, sont remis à la fin de chaque « quart » par l'océanographe de service qui, éventuellement, ajoute ses remarques. C'est moi qui suis chargé de faire une synthèse de ces observations et d'en tirer des enseignements.
  
  - Où classez-vous ces formulaires et vos propres notes? Là, il ne s'agit plus de bancs de poissons ou de troupeaux de cétacés...
  
  Villard, d'un signe de tête, l'invita à sortir du local pour ne pas troubler plus longtemps l'activité de Maxime Brossat, toujours captivé par les craquements, et des techniciens du sonar.
  
  La porte ayant été refermée, Villard répondit :
  
  - Ce matériel de documentation est détruit, incinéré. Il n'en subsiste aucune trace. Nous n'accumulons pas ici des pièces compromettantes, vous le pensez bien ! Tout est transcrit sur bande perforée, selon un code secret. Ensuite, le contenu de la bande est transmis par radio à grande vitesse à destination de Rosnay, où il est logé dans la mémoire d'un ordinateur. La bande perforée elle-même est brûlée après l'émission. Alors, où pourrait-il y avoir un point faible, d'après vous?
  
  - Actuellement, nulle part, reconnut Francis, songeur, en s'arrêtant un instant dans le couloir qu'ils parcouraient. Mais plus tard, quand le Centre deviendra réellement opérationnel, procéderez-vous de même?
  
  - En ce qui concerne les mesures proprement dites, oui. L'objet ne sera pas désigné plus explicitement que les autres sources décelées jusqu'à présent. Pour le reste, notre intervention ne s'effectuant que d'une façon purement automatique, il n'y aura ni inscriptions ni enregistrements d'aucune sorte.
  
  - Bon.
  
  Ils reprirent leur marche, et Villard, résolument confiant, fit valoir :
  
  - En dehors des initiés, personne ne pourrait faire main-basse sur des papiers révélateurs. La clé de voûte, c'est le code, car il permettrait de déchiffrer nos émissions radio, donc de savoir ce que nous trafiquons sur le plan militaire.
  
  - Où est-il enfermé, ce code?
  
  - Je vais vous montrer.
  
  Peu après, ils parvinrent devant une lourde porte d'acier sur laquelle était apposé le panonceau à tête de mort qu'on voit sur les cabines de transformation de courant à haute tension. Villard prit une autre clé dans sa poche, ouvrit, repoussa le battant :
  
  - Cela n'est pas une cabine, annonça-t-il. On a usé de ce camouflage commode pour tromper les visiteurs.
  
  Francis pénétra dans une petite pièce de quatre mètres sur trois, aux murs nus, dont un profane ne pouvait discerner l'usage. Une table en métal en occupait le centre ; elle supportait une machine semblable à une calculatrice de bureau. Un fauteuil et une espèce de cuisinière électrique complétaient l'ameublement.
  
  - Voici le repaire, dévoila Villard en entrant sur le pas de Francis et en refermant la porte. C'est ici que sont traités les informations en vue de leur acheminement par ondes courtes. Quand elles ont été reproduites sur bande perforées, celle-ci, branchée sur l'émetteur par l'entremise d'un générateur binaire, peut les débiter à une cadence effrénée en une fraction de seconde. Je m'apprêtais à expédier mon rapport quotidien lorsque vous êtes arrivé.
  
  D'où, peut-être, le mécontentement qu'il avait laissé transparaître dans le hall.
  
  - Et le code? questionna Coplan, soucieux.
  
  - Il est ici, entre ces murs. Tâchez donc de deviner où.
  
  Le seul réceptacle apparent semblait être l'armoire émaillée cubique en forme de cuisinière. Comme le regard de Francis déviait dans cette direction, Villard fit un signe négatif :
  
  - Non. Ça, c'est l'incinérateur.
  
  Puis, pour ne pas perdre un temps précieux, il déclara :
  
  - Excusez-moi : même à vous, je ne suis pas autorisé à le divulguer. Sachez seulement que, pour entrer en possession du code, il faut mettre en service la machine à perforation et taper une combinaison sur le clavier, ce qui met en branle le mécanisme d'ouverture d'un coffre blindé. Ce coffre, une personne non avertie ne peut en suspecter l'existence.
  
  Coplan scruta les murs, le plafond, le sol.
  
  - Non, en effet, dit-il. On ne voit rien. Beau travail.
  
  Se tournant alors vers son compagnon, il le fixa.
  
  - Mais, vous n'êtes sûrement pas le seul, dans le Centre, à pouvoir chiffrer les messages? Comme tout le monde, vous êtes à la merci d'une maladie ou d'un accident.
  
  - II y a non seulement cela, mais aussi le fait que le service doit être assuré de façon continue. Nous sommes quatre à partager l'usage de ce local. Les trois autres sont des officiers sous-mariniers de la Marine Nationale. Moi, j'assume la représentativité de la Direction, mais nos responsabilités à tous sont les mêmes.
  
  Il y eut un silence. Coplan regarda autour de lui, se disposa à ressortir. Ce P.C. du Centre d'étude ne payait vraiment pas de mine. On l'eût plutôt pris pour un débarras.
  
  Villard, débouchant dans le couloir après Coplan, referma à clé.
  
  - Je ne sais s'il est utile de vous montrer les deux ateliers de réparation et la centrale où se trouvent les groupes électrogènes de secours, poursuivit-il. Nous avons aussi une cantine, une bibliothèque, mais il n'y a là rien de particulier. Qu'en pensez-vous ?
  
  - Non. Je ne veux plus faire qu'une courte halte dans votre bureau.
  
  Ils y retournèrent d'un pas de promenade, l'esprit absorbé.
  
  - L'entrée principale est-elle la seule issue vers l'extérieur? demanda Coplan.
  
  - Non, il en existe deux autres, habituellement condamnées. Elles ne s'ouvrent que lorsque nous recevons des livraisons de matériel.
  
  Il régnait dans tout l'édifice un calme monacal. Les membres du personnel ne se déplaçaient guère d'un endroit à un autre.
  
  Revenus à leur point de départ, Villard et son visiteur allumèrent une cigarette.
  
  - Alors, votre impression? s'informa le directeur.
  
  - Pas mauvaise. Un excès de précautions est parfois plus néfaste que bénéfique. Il va falloir que je réfléchisse à tout cela. Vous me disiez tout à l'heure que vous vous prépariez à coder un rapport. Sont-ce là les formulaires et les notes que nous comptiez emporter?
  
  Du menton, il désignait un tas de feuillets qui étaient restés sur le bureau en leur absence.
  
  - Heu... oui, admit Villard d'un air contraint. Votre arrivée m'a pris de court et j'ai omis de les ranger.
  
  - Une erreur à ne pas commettre, souligna Coplan d'un ton objectif. C'est très bien de brûler ces documents après leur utilisation, mais il vaut mieux ne pas les exposer avant, même si vous avez une entière confiance en la droiture de votre personnel.
  
  Touché deux fois en moins d'une heure, le physicien arbora derechef sa mine boudeuse.
  
  Avant la venue de ce redoutable observateur, il aurait juré qu'aucune imprudence ne pouvait lui être imputée. Gagné déjà par une certaine routine, sachant que l'accès du Centre était protégé par un gardien et un huissier, il n'avait jamais réalisé pleinement qu'une brebis galeuse pu s'être infiltrée dans les équipes tenues à l'écart de la partie « Rosnay » des travaux en cours.
  
  - Il faudrait être bigrement doué pour comprendre mon griffonnage, plaida-t-il. J'ai moi-même parfois du mal à me relire.
  
  - Quand on a photographié un texte, on a tout le temps de l'étudier ensuite. Mais... vous permettez ?
  
  Sans d'ailleurs attendre la permission, Coplan préleva un des formulaires, au hasard, dans la pile. Il n'y jeta qu'un coup d’œil, tourna le feuillet vers son interlocuteur :
  
  - Regardez : même vierge de toute inscription, un tel document peut éveiller l'intérêt d'un curieux. Il suffit de voir les mentions des rubriques à remplir. Ne parlons pas de l'heure, de la nature du phénomène, sonore ou ultrasonore, ou de la profondeur de la couche où il a été capté, tout ceci étant valable pour des animaux. Mais « Nombre de battements/minute... », « Émissions Doppler log (Doppler log : sondeur ultra-sonore qui envoie des « tops » vers le sol marin afin de mesurer, par l'écho réfléchi, la profondeur de l'eau et la vitesse du navire. Comme, en usage continu, il révèle le relief du plancher marin, il peut aider à définir la position du navire dans une zone préalablement cartographiée)... », « Fréquence... », etc. Il est douteux que ces renseignements puissent concerner des baleines, ne croyez-vous pas?
  
  La confusion de Villard s'accrut encore mais il protesta :
  
  - L'emploi de ces imprimés nous est imposé. Ils sont en usage dans toutes les stations de détection sous-marine.
  
  - D'accord, mais le Centre de Chosica n'est pas censé en être une. Où est entreposé votre stock d'imprimés de ce modèle?
  
  - Dans la réserve. Des paquets sous emballage hermétique. Il y a toujours une petite quantité de questionnaires dans la salle d'écoute sonar, évidemment.
  
  - Eh bien, veillez à ce qu'on ne puisse en subtiliser, recommanda Francis. Réglementez et comptabilisez leur emploi. Un seul de ces papiers, communiqué à un individu mal intentionné, pourrait l'induire à s'intéresser de plus près à vos études. Des affaires retentissantes n'ont pas eu, comme point de départ, un indice plus significatif que celui-là.
  
  Bien que Coplan s'exprimât d'une voix exempte de reproche ou d'acrimonie, Villard dominait difficilement son désarroi. Il devait convenir que les propos de ce technicien de la Sécurité ne souffraient aucune contestation. De toute évidence, il était temps de colmater les brèches du système.
  
  Coplan décocha un sourire assez chaleureux, inattendu, à son hôte. Il éteignit sa cigarette dans un cendrier, puis il persifla :
  
  - Il est peu vraisemblable que votre laboratoire soit d'ores et déjà dans le collimateur d'espions résolus et agressifs. Ceux-ci ont pas mal d'autres chats à fouetter. Néanmoins, nous allons mieux garantir le Centre contre d'éventuels adversaires, car spéculer sur leur défaut de vigilance conduit généralement au désastre. Je vous ferai parvenir sous peu un premier ensemble de consignes visant à réduire les risques dans l'enceinte même du bâtiment.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Vers la fin de l'après-midi, tout en redescendant à Lima par le train, Coplan songea que le seul vrai danger résidait dans l'imprudence, l'insouciance ou la trahison délibérée d'un des hommes attachés au Centre.
  
  Il fallait certes renforcer la surveillance et les contrôles, mais la probabilité qu'un agent étranger tentât de s'introduire clandestinement dans l'édifice était vraiment très mince.
  
  Si le Vieux l'avait chargé, lui, Coplan, de découvrir ce qui se tramait derrière les murs d'un tel organisme à vocation prétendument pacifique, occupé jour et nuit, Francis aurait opté sans nul doute pour une méthode plus raffinée que celle d'un rat d'hôtel.
  
  Pauvre Villard. Il avait passé un mauvais quart d'heure. L'Opération Neptune allait désormais le hanter. Il communiquerait son inquiétude à ses trois collègues de la « Royale » et, ainsi, un premier progrès serait accompli car la première défense, en matière de contre-espionnage, tient plus à une attitude mentale qu'à une clôture en fil de fer barbelé.
  
  Coplan sortit de la gare de Desamparados, non loin de la Plaza de Armas, et il gagna celle-ci d'un pas désœuvré. Le moment était venu de contacter Clemente Mancheno.
  
  Celui-ci résidait dans le secteur historique de la capitale, rue Cuzco, à mi-chemin entre la Plaza de Armas et la Plaza San Martin. Il exerçait la profession de journaliste, correspondant de divers journaux européens après avoir vécu plusieurs années à Paris comme attaché d'une agence de presse sud-américaine.
  
  Longeant d'abord le Palais de la Présidence gardé par des sentinelles en tenue d'apparat casque rutilant de cuirassier, veste blanche à grosses épaulettes et fourragères d'un rouge éclatant, comme le pantalon, Coplan défila ensuite devant la cathédrale à deux tours carrées, adressa de loin un regard à la statue équestre de François Pizarre, le célèbre conquistador, dont le sculpteur a cruellement coulé dans le bronze le masque d'effroyable forban assoiffé de meurtres et de rapines.
  
  Trois « cuadros » plus loin, Francis bifurqua sur la gauche dans une rue très animée, commerçante, peu large, où il se mit en quête de numéro 272. Il parvint devant un immeuble assez ancien dont la façade s'ornait, au niveau du premier étage, de deux hautes loggias en bois foncé, abondamment ouvragées. L'entrée de l'immeuble donnait sur une cour intérieure au pavement inégal.
  
  Coplan vit sur un écriteau que Mancheno habitait au premier, à droite. Il gravit les marches de l'escalier de pierre qui, partant de la cour, menait à une galerie couverte, et il s'arrêta bientôt devant une porte épaisse, à guichet et marteau en fer forgé.
  
  Ce fut Mancheno lui-même qui vint ouvrir ; dans les trente-cinq ans, le teint bistre, les sourcils touffus et une moustache noire ombrant sa lèvre supérieure, il avait une figure banale, osseuse, aux traits inertes. Une lueur d'intérêt passa cependant dans ses prunelles lorsqu'il dévisagea son visiteur. D'emblée, avant qu'un mot fût échangé, il sut à qui il avait affaire.
  
  - Entrez, je vous prie, dit-il en français.
  
  Coplan fut mené dans une pièce obscure où son hôte fit de la lumière. Celle-ci révéla un aménagement plutôt désordonné : à la fois salle de séjour et lieu de travail pour le journaliste, elle était encombrée de livres et de publications. Il y en avait même sur le parquet.
  
  - Opération Neptune, émit Coplan pour la forme, devinant que Mancheno l'avait identifié.
  
  Le Péruvien, libérant un siège pour l'offrir à Francis, se départit à peine de sa réserve.
  
  - Je suis à votre disposition, déclara-t-il d'une voix sourde, manifestement peu enthousiaste. Prenez place, je vous écoute.
  
  Coplan s'assit, se prit les coudes.
  
  - Je sais, dit-il. Ceci sort nettement du cadre de vos attributions habituelles, mais ce n'est que pour une période transitoire. Du fait que vous étiez déjà sur place, que vous êtes passablement bien renseigné sur les agissements souterrains de certains diplomates étrangers, et que, enfin, vous disposez d'une équipe d'informateurs, vous étiez tout désigné pour organiser pratiquement l'Opération. Lorsqu'elle sera montée, vous passerez la main.
  
  Clemente Mancheno, s'étant installé à son bureau, posa ses mains sur la tablette et marmonna :
  
  - Le problème, c'est que je ne sais pas si j'ai la compétence requise pour ce genre de besogne. Je n'ai jamais rien fait de semblable.
  
  - Je suis là pour vous donner des directives, précisément, mais mon rôle doit se limiter à cela. Et vous-même, vous vous bornerez à distribuer des instructions : il n'est pas question de changer quoi que ce soit à vos habitudes.
  
  Coplan devint plus affable et ajouta :
  
  - Je suis sûr que vous vous acquitterez parfaitement de cette tâche, qui est d'ailleurs peu différente de la précédente. Au lieu de confier à votre équipe le soin d'étiqueter certains ressortissants étrangers susceptibles de nous contrer sur le plan économique, vous allez la charger de surveiller des citoyens français.
  
  Mancheno, le front plissé, hocha la tête. Puis, distraitement, il lissa les poils de sa moustache, l'air absorbé.
  
  - Nous ne sommes pas nombreux, objecta-t-il. Sept ou huit, pas plus.
  
  - Toutes proportions gardées, une police n'a pas de plus gros moyens, bien au contraire. Il ne peut s'agir d'épier les faits et gestes de tous les intéressés tant qu'ils sont hors du Centre d'étude. D'ailleurs, vous connaissez les méthodes : examen du train de vie, passions ou vices éventuels, fréquentations, etc. On procède à des coups de sonde, on observe aussi l'entourage. Tout cela finit par être révélateur.
  
  Mancheno eut une moue de scepticisme et se mit à chipoter des objets qui traînaient sur son bureau.
  
  - Allez donc savoir quand quelqu'un commet une indiscrétion !
  
  - Une indiscrétion ne porte pas nécessairement à conséquence. Les choses ne commencent à se gâter que lorsqu'il y a une fuite continue de renseignements, et voilà ce que recherchent les professionnels. D'ordinaire, cela nécessite un travail de longue haleine : des contacts répétés avec l'individu qu'on veut corrompre, le choix des moyens qui donneront barre sur lui, une approche prudente du sujet. Croyez-moi, ces préliminaires n'échappent pas à un agent un peu perspicace.
  
  Coplan plongea la main dans sa poche et en retira la liste que lui avait remise Villard. II la tendit à Mancheno en disant :
  
  - Voici par exemple un document qu'un espion ne pourrait établir qu'après de longues investigations : la nomenclature du personnel du Centre. Vous bénéficiez là d'un premier avantage, en sachant d'entrée de jeu qui, parmi ces techniciens, mérite le plus d'attention.
  
  Mancheno, les sourcils froncés, parcourut les deux feuillets. Ils comportaient 27 noms, dont 18 marqués d'un astérisque.
  
  - A quoi correspond ce signe ? s'enquit-il en désignant l'un d'eux de l'ongle de son index.
  
  - Assermenté. Au courant de la mission secrète du Centre, si vous préférez.
  
  - Mais quelle est-elle, cette mission ? Je n'en ai pas la moindre idée.
  
  - Il n'est pas indispensable que vous la connaissiez. Considérez qu'il s'agit d'un poste de télécommunications. Les quatre hommes qui occupent le sommet de la hiérarchie seront, en principe, les plus visés car, appelés à utiliser le code, ils sont les seuls à comprendre la teneur des messages transmis ou reçus. Sauf un, Villard, ce sont des officiers de premier ordre, d'une fidélité absolue. Le directeur en titre, un scientifique pur, n'est pas moins digne de confiance. Néanmoins, c'est autour de ces quatre spécialistes que vous devez tisser votre filet en priorité. Ensuite viennent les célibataires, puis les gens mariés.
  
  Le journaliste déposa la liste, la repoussa.
  
  - Et si, par hasard, l'un de mes auxiliaires décelait des anomalies dans le comportement d'un des membres du personnel ? avança-t-il. S'il se rendait compte que l'un de ceux-ci fait l'objet d'une filature, ou qu'il perd des sommes à une table de jeu, que devrais-je faire?
  
  - M'en informer, simplement. Nous allons d'ailleurs convenir d'un procédé pour nos contacts futurs. Y a-t-il un numéro de téléphone auquel je pourrais vous appeler à heure fixe, et qui ne soit pas à votre nom, naturellement?
  
  Perplexe, Mancheno se gonfla les joues. Après réflexion, il proposa :
  
  - Je puis vous en donner sept, un pour chaque jour de la semaine. La plupart correspondent à des bars de grands hôtels où je vais régulièrement vers 20 heures.
  
  - Bon, dit Coplan, prêt à noter. Citez-les moi dans l'ordre, le premier valant pour le lundi.
  
  Le Péruvien fourragea dans ses paperasses, finit par y dénicher un agenda de poche à la couverture usée. Feuilletant le carnet, il énonça les numéros l'un après l'autre, ainsi que le nom de l'établissement auquel ils se rapportaient. Puis il eut un âcre sourire.
  
  - J'ai toujours travaillé pour vous sans porter préjudice à mon pays, mais il est paradoxal que maintenant je doive protéger vos propres concitoyens alors qu'ils empiètent sur notre souveraineté nationale, souligna-t-il. Me garantissez-vous au moins que le Centre de Chosica n'expose pas le Pérou à un danger quelconque?
  
  - Oui. Cela, je puis vous l'assurer, dit Coplan, catégorique. Il pourrait même vous rendre service un jour, mais nous devons souhaiter tous deux que cette éventualité ne se produise pas.
  
  Un silence à peine troublé par les bruits de la rue plana dans la pièce. D'une part, Francis réalisait que Mancheno devait jouir d'un grand prestige, au S.D.E.C., pour qu'on eût pensé à lui confier une tâche aussi délicate. C'était une arme à double tranchant. Si l'homme n'avait pas une moralité à toute épreuve, il pouvait être tenté d'utiliser à d'autres fins les facilités qu'on lui accordait.
  
  D'autre part, Mancheno ne se félicitait pas de ce cadeau empoisonné. Dans quelle mesure son interlocuteur lui disait-il la vérité? Ces mystérieuses installations n'étaient-elles pas de nature à attirer la foudre ?
  
  Coplan parla :
  
  - Je sais que la senora Pocuro appartient à votre réseau, et il se trouve qu'elle me connaît. Je suis à peu près certain qu'elle vous parlera de moi un jour ou l'autre. Ne lui laissez pas entendre que nous sommes en rapport au sujet de l'Opération Neptune, voulez-vous ?
  
  Le journaliste, étonné, redressa la tête.
  
  - Ah? fit-il. Très bien, je me tairai.
  
  - Elle s'acquitterait à merveille d'un rôle d'agent provocateur, insinua Francis. Le cas échéant, vous pourriez recourir à elle pour tâter la résistance qu'opposeraient certains dirigeants du Centre à des propositions formulées par une jeune femme aussi habile qu'attrayante.
  
  Un pli sardonique resserra les lèvres de Mancheno.
  
  - Pas mal, votre idée, jugea-t-il. Mais méfiez-vous : Rosa serait capable d'arriver à ses fins. Et ce serait triste pour le malheureux qu'elle aurait détourné de son devoir.
  
  Cette réplique du Péruvien apprit à Coplan que l'homme avait le sens du fair-play. Mais il lui rétorqua durement :
  
  - Il n'y a pas de place, au Centre, pour des individus dénués de force de caractère. Celui qui succomberait à cette femme faiblirait aussi bien dans les bras d'une fille d'un autre bord. Mieux vaudrait le balancer tout de suite.
  
  Se levant pour mettre fin à l'entrevue, il reprit sur un ton normal :
  
  - J'aimerais avoir une copie dactylographiée de la liste que je vous ai remise. Vous pouvez l'envoyer par la poste, à mon nom, à l'ambassade. De mon côté, je ne vous relancerai pas avant une dizaine de jours.
  
  Mancheno se leva également, se creusant la cervelle pour s'assurer que rien n'avait été oublié, lors de cette brève conversation. Une question lui vint encore à l'esprit :
  
  - Me laissez-vous le libre choix des moyens par lesquels je ferai surveiller la vie privée de ces techniciens ? Je pense, entre autres, à des dispositifs électroniques.
  
  - Utilisez n'importe quoi, pourvu que ce soit efficace et que vos agents ne se fassent pas repérer. Incidemment, je vous signale qu'un seul homme, au Centre, sait qu'un réseau de contre-espionnage est mis en place : Villard, le directeur. On n'a pas pu faire autrement. Il fallait que j'aie une antenne à l'intérieur du bâtiment et que je sois tenu au courant des incidents bizarres qui pourraient s'y produire. Le cas échéant, je vous répercuterai ses confidences.
  
  Clement Mancheno savait que Coplan séjournait à Lima pour la réorganisation du S.R. péruvien. Le gouvernement n'en avait pas fait mystère : des entrefilets, dans la presse, avaient divulgué qu'une délégation française assumait cette tâche, à la demande des autorités.
  
  - Oui, acquiesça le journaliste, je vois qu'un cloisonnement rigoureux a été respecté. Vous, qui tenez tous les fils, vous n'agirez pas, et ceux qui agiront doivent ignorer votre rôle dans l'Opération Neptune ?
  
  - Formule des plus classiques, laissa tomber Coplan, détaché. Elle a fait ses preuves et elle réduit les remous en cas d'accident. Au revoir, Mancheno.
  
  La cordialité de sa poignée de main prouva au Péruvien combien il lui savait gré de sa collaboration.
  
  Lorsque Coplan se retrouva dans la rue Cuzco, il était près de 19 heures. Avec un peu de chance, il pourrait encore joindre Delorme et Bazelais à leur domicile, et aller dîner avec eux à ce fameux restaurant de Miraflores.
  
  
  
  
  
  La quinzaine de jours qui suivit fut extrêmement calme.
  
  Le climat de sympathie qui s'était instauré dès les premiers cours entre les officiers péruviens et leurs instructeurs français incitait les élèves à interroger ceux-ci sur des événements qui avaient défrayé la chronique mondiale, et dans lesquels l'action déterminante des services de renseignements n'avait pas toujours été mise en lumière. Comme, par exemple, l'affaire des fusées russes de Cuba, où la C.I.A. avait reçu son premier avertissement de la part d'un agent français en poste à Washington (Authentique).
  
  En dehors de leurs prestations à l'annexe de l'Institut d’Études Militaires, Delorme, Bazelais et Coplan menaient une existence facile, dorée, partageant leur temps entre le tourisme à l'intérieur du pays, les baignades et des soirées avec des membres de l'ambassade.
  
  Mais, sous le couvert de ces distractions, Coplan avait fait parvenir à Villard un ensemble de consignes très précises, élaborées avec le concours de ses deux collègues. Il avait aussi étudié de près, avec eux, la liste du personnel du laboratoire d'études acoustiques, afin d'indiquer à Mancheno les hommes qui méritaient une attention particulière.
  
  Le journaliste, pour sa part, n'était pas resté inactif : à l'aide des informations apportées par ses enquêteurs, il avait commencé à constituer un fichier dans lequel il dressait, pour chacun des techniciens de Chosica, un tableau de son mode de vie. Travail de routine qui, progressivement enrichi par de nouvelles observations, devait permettre à la longue de détecter la moindre entorse aux habitudes. Un homme qui, subitement, se met à boire du champagne dans les night-clubs à la mode, ou qui, à l'inverse cesse de sortir avec ses amis, témoigne qu'un changement important est survenu dans sa mentalité. On peut alors se demander pourquoi.
  
  A l'approche des essais auxquels devait coopérer le Centre, aucun motif d'inquiétude n'était venu troubler la sérénité de Coplan. Ses contacts espacés avec Villard et Mancheno l'avaient convaincu du resserrement graduel du filet protecteur déployé autour de Chosica.
  
  Rosa Pocuro, disciplinée ou rancunière, ne s'était manifestée d'aucune façon. Quant à José Restrepo, Coplan l'avait invité chez lui, dans la villa de Chorrillos, en faisant appel aux services d'un traiteur renommé.
  
  Au cours de l'entretien, le fonctionnaire péruvien avait signalé qu'un chalutier soviétique semblait très intrigué par les mouvements du navire océanographique « Jean Charcot » et qu'il le suivait, sans la moindre vergogne, à une dizaine de milles de distance. Ceci n'avait pas altéré la bonne humeur de Francis.
  
  - Si le patron de ce pseudo-chalutier tient à consommer du gas-oil en pure perte, il n'a qu'à poursuivre son manège, avait-il répliqué.
  
  De fait, ne devant remplir que l'office de dépanneur en cas de nécessité, le « Jean Charcot » ne participerait pas activement aux expériences sous-marines, et on pouvait l'espionner tant qu'on voulait, sous toutes les coutures.
  
  Restrepo lui-même ne semblait jamais avoir été effleuré par l'idée que le Centre de Chosica, travaillant en liaison avec les océanographes de son pays, pût abriter autre chose qu'un appareillage de recherche.
  
  L'avenir se présentait donc sous les meilleurs auspices quand un matin, comme à l'accoutumée, Coplan aborda devant sa classe d'officiers le thème « La crédibilité du Renseignement ».
  
  Assis d'une fesse sur le rebord de son bureau, il dit à son auditoire :
  
  - Pour qu'il n'y ait pas de confusion, je précise immédiatement qu'il ne s'agit pas de la valeur objective d'un renseignement, qui est déterminée par le Service d'évaluation, mais de l'importance que lui accordera l'utilisateur lorsqu'on le lui aura fourni. Il est profondément regrettable de constater que des informations capitales, transmises par des agents d'une compétence indiscutable, et dont l'obtention constituait un exploit extraordinaire, ont été traitées avec le plus grand dédain par ceux qui devaient en faire usage. Malgré des dizaines de rapports, Staline n'a pas cru qu'Hitler allait l'attaquer en 1941 ; Hitler n'a pas cru que les Alliés débarqueraient en Afrique du Nord, puis en Sicile, puis en Normandie ; les Anglais ont mis trop de temps à croire que l'Allemagne construisait des fusées V 1, etc.
  
  Coplan, tout en parlant, s'avisa que ses élèves ne lui prêtaient pas la même attention qu'à l'ordinaire. C'était peu perceptible, car tous avaient les yeux fixés sur lui, et pourtant ils semblaient ne l'écouter qu'à demi.
  
  - Ce problème de la crédibilité est essentiel, poursuivit-il. Des efforts considérables et des sommes colossales peuvent avoir été gaspillés si, en définitive, l'excellent résultat qu'ils ont produit n'influence pas les décisions des utilisateurs, ou les influence dans le mauvais sens. Or, la crédibilité des renseignements tient aux rapports qui existent entre le service qui les procure et l'organisme qui les a réclamés. Si le premier sait, à l'avance, qu'on n'accordera qu'une foi relative à ses assertions, il aura tendance à ne pas trop se préoccuper de leur exactitude. Si le second s'imagine que le S.R. groupe un ramassis d'incapables, il jettera parfois au panier des renseignements très précieux.
  
  Un des officiers se moucha assez bruyamment, un autre laissa tomber son stylo-bille sur le parquet. Puis il y eut quelques chuchotements.
  
  Décidément, quelque chose clochait, ce matin-là, mais Coplan fit comme s'il n'avait rien remarqué. De sa voix posée, et sans élever le ton, il enchaîna :
  
  - Il faut donc, dès le départ, qu'une estime mutuelle imprègne les rapports entre les dirigeants des deux groupes. Ceux-ci doivent avoir la conviction qu'ils s'épaulent valablement. Que, de part et d'autre, les subordonnés ont une intelligence égale, un courage égal, une volonté de vaincre identique. Mais comment, pratiquement, créer cet état d'esprit?
  
  C'était une question platonique que Coplan avait lancée, puisqu'il s'apprêtait à y répondre lui-même, mais il vit qu'un de ses auditeurs levait la main pour demander la parole.
  
  - Oui, capitaine Rios? L'interpellé se leva.
  
  - On ne peut créer cet état d'esprit, déclara-t-il d'un air caustique, que si l'on place à ces postes des gens dotés de capacités professionnelles incontestables, et dont la nomination ne dépend pas de considérations politiques.
  
  Sa phrase provoqua quelques murmures, mena des sourires sarcastiques sur certains visages.
  
  Se doutant que le capitaine Rios voulait faire allusion à des remaniements opérés au sein de l'armée péruvienne, Coplan n'entendit pas se laisser entraîner sur un terrain dangereux.
  
  - Vous avez parfaitement raison, capitaine, renvoya-t-il. Mais le risque de malentendus et de discordes peut fort bien subsister quand, des deux côtés, la compétence ne saurait être mise en cause. Des rivalités peuvent jouer, et d'autres facteurs aussi. Parfois simplement la distance, figurez-vous. Le téléphone ou le télex ne remplacent pas des contacts humains. Il doit y avoir des rencontres, des échanges de vue, de la concertation entre les producteurs de renseignements et les bénéficiaires.
  
  Inexplicablement, ces propos suscitèrent quelques rires étouffés ; Coplan sentit que sa patience commençait à s'émousser. Les traits moins détendus, il grommela
  
  - Excusez-moi, mais je ne vois pas ce que ceci peut avoir de risible. Je vous serais reconnaissant, se fores, de ne plus interrompre mon exposé.
  
  Il fit quelques pas de long en large, s'arrêta soudain en croisant les bras, face à son auditoire, et s'enquit
  
  - Que se passe-t-il, ce matin? Vous me paraissez tous étrangement distraits. Auriez-vous plutôt l'envie de faire du sport, ou quoi?
  
  Ce qui troublait Coplan, c'est qu'il avait perçu des traces d'ironie dans certains regards, et il se demanda si on ne lui avait pas ménagé une de ces mauvaises blagues que les étudiants de tous âges infligent volontiers à leur professeur.
  
  Un silence embarrassé se prolongea pendant plusieurs secondes. Quelques officiers n'étaient visiblement pas à leur aise. D'autres affichaient une indifférence trop marquée pour être réelle.
  
  Finalement, jugeant discourtoise l'attitude de ses collègues, un nommé Videla, capitaine de corvette, se leva à son tour.
  
  - J'estime de mon devoir de vous dévoiler la cause de cette hilarité de mauvais goût, articula-t-il d'une voix ferme, sans craindre de déplaire à ses collègues de l'Armée. L'un de nous aurait dû avoir le courage de vous en parler avant le début du cours.
  
  Il introduisit sa main dans la poche intérieure de son veston, en retira deux feuillets de papier repliés puis, se faufilant entre les sièges, il marcha vers Coplan pour les lui montrer.
  
  - Voici, reprit-il en les dépliant. Nous avons tous trouvé ces documents dans notre boîte aux lettres, à notre domicile, hier soir.
  
  Coplan parvint à ne pas broncher, bien qu'il sentît un frisson lui parcourir le dos.
  
  Au premier coup d'œil, il avait reconnu un des formulaires dont il avait prescrit la mise sous clé au Centre de Chosica.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le masque impassible, Coplan examina d'abord l'un des deux papiers que lui avait remis le capitaine Videla. Il n'y avait pas à s'y méprendre, c'était bien une fiche de renseignements techniques que devaient remplir les spécialistes de l'écoute sous-marine pour chaque phénomène sonore qu'ils étudiaient. En l'occurrence, le formulaire était vierge de toute inscription manuelle.
  
  Conscient d'être attentivement observé par ses élèves, Coplan regarda le second feuillet. Ce dernier portait un texte ronéotypé.
  
  « Que peut valoir l'enseignement d'envoyés d'un pays qui n'a jamais brillé, en temps de paix ou en temps de guerre, par la qualité de ses services spéciaux ? Pourquoi former l'élite de nos officiers à l'école d'un pays qui n'a jamais réussi à protéger ses propres secrets? L'imprimé ci-joint démontre que les recherches entamées au Centre d'études de Chosica n'ont pas un caractère exclusivement scientifique. Nous avons pu en détourner une petite quantité, assez pour faire la preuve qu'avant de porter la bonne parole chez les autres, vos professeurs seraient mieux inspirés de la répandre chez eux. A vous d'en tirer des conclusions. Quant à la nôtre, la voici : nous avons au Pérou assez d'hommes compétents et bons patriotes pour ne pas tolérer que des étrangers viennent noyauter un service sur lequel repose notre défense nationale. »
  
  Coplan releva les yeux vers son auditoire.
  
  - Voici le prototype d'une manœuvre d'intoxication, déclara-t-il d'une voix parfaitement sereine en montrant les papiers qu'il tenait dans sa main droite. Il semble que la coopération franco-péruvienne porte ombrage à certains intérêts. Une attaque comme celle-ci est pourtant trop grossière pour être efficace.
  
  Le capitaine Videla, gêné, articula :
  
  - Vous ne nous ferez pas l'injure de croire, je l'espère, que nous avons accordé la moindre importance à ce tissu de calomnies? Il saute aux yeux que cette lettre anonyme émane d'un mouvement d'opposition, et qu'il vise à semer le doute dans notre esprit.
  
  Coplan n'était pas sûr que l'objectif des auteurs de cette machination fût aussi simpliste que le pensait Videla. Il continua d'afficher un flegme imperturbable alors que de la colère naissait en lui.
  
  L'adversaire s'était manifesté plus vite qu'on ne pouvait s'y attendre et il frappait d'une manière imprévisible, venimeuse.
  
  Car l'incident ne manquerait pas d'entraîner de graves conséquences. L'attitude des officiers présents dénonçait déjà une brèche dans leur confiance antérieure.
  
  Saisissant la balle au bond, Coplan reprit sur le même ton posé :
  
  Puisque l'occasion nous est donnée de passer à un exercice pratique, étudions de plus près ces deux documents. Senores, si vous en avez reçu chacun des exemplaires, je vous prie de les étaler devant vous.
  
  Si certains avaient vaguement espéré que, son amour-propre piqué au vif, Coplan allait proférer une diatribe contre les ennemis de la France, ils furent désappointés.
  
  - Voyons d'abord les deux questions du début du texte, enchaîna-t-il. Ce sont là des assertions déguisées qu'on pourrait appliquer à n'importe quel pays. Les nations les mieux équipées, États-Unis, Angleterre, Allemagne et U.R.S.S., n'ont guère su protéger leurs secrets vitaux, c'est de notoriété publique, ni fait un bon usage des indications fournies par leurs services de- renseignements, comme je l'ai montré en commençant ce cours.
  
  Il toussota dans son poing avant d'aborder le point le plus délicat :
  
  - Venons-en au formulaire. C'est un questionnaire-type, un rapport d'écoute tel qu'on pourrait en trouver dans tous les centres d'études acoustiques sous-marines du monde, et qui n'implique pas nécessairement des préoccupations militaires. Lui attribuer une valeur probante me paraît abusif. De plus, n'importe qui pourrait en imprimer des faux et prétendre qu'il les a dérobés quelque part. En fait, en insérant cet imprimé dans la même enveloppe que le tract, on a voulu influencer à bon compte le jugement du lecteur. Pour finir, le nationalisme apparent de la dernière phrase dissimule une intention : sous un prétexte patriotique, on veut torpiller la création d'un S.R. péruvien à rendement élevé. Or, pour qui cette création présente-t-elle un inconvénient grave, sinon pour d'autres que des Péruviens?
  
  Un silence complet plana dans la salle.
  
  En moins d'une minute, Coplan avait désamorcé l'effet corrosif du pamphlet et retourné l'opinion de ses interlocuteurs. Mais, voyant plus loin, il ne considéra pas la question comme réglée pour autant.
  
  Se tournant vers le capitaine de corvette, il lui restitua les deux feuillets.
  
  - Merci de m'avoir signalé cet exemple de basse propagande, émit-il avec une mimique désabusée. Il va sûrement marquer le début d'une campagne plus étoffée, retenez ce que je vous dis. Faisons en sorte qu'elle produise le résultat inverse et voyons plutôt dans cette manœuvre un motif d'encouragement. Reprenons à présent le thème d'aujourd'hui.
  
  
  
  
  
  Lorsque, deux heures plus tard, Coplan put converser avec Delorme et Bazelais, il eut plus de mal à cacher son énervement. D'autant que ses collègues avaient eu la même fâcheuse surprise que lui : leurs élèves également avaient reçu le même pli par la poste.
  
  - Nous voilà dans de beaux draps, grommela Bazelais tandis qu'ils déambulaient dans une avenue calme et déserte. Ce que nous voulions éviter se réalise avant même que les essais aient commencé : un projecteur est braqué sur le Centre de Chosica.
  
  - Oui, et nous sommes avertis que des gens ont au moins un complice dans la place, renchérit Delorme, consterné. L'Opération Neptune démarre mal, c'est le moins qu'on puisse dire!
  
  - D'accord, convint Francis. Mais, entre nous, j'ai le sentiment que l'expéditeur du tract vise davantage à nous mettre en mauvaise posture qu'à découvrir ce qui se passe dans le Centre ; cela n'est du reste pas moins inquiétant.
  
  - Ça, il fallait s'y attendre, lui rétorqua Bazelais. Nous savions dès avant notre départ de Paris que notre mission au Pérou ne ferait pas plaisir à tout le monde. Qu'on s'efforce de nous mettre des bâtons dans les roues ne doit pas nous étonner.
  
  - Bien sûr, concéda Francis, mais le moyen employé a de quoi surprendre, non? Pourquoi agir auprès de nos élèves au lieu d'ameuter l'opinion publique, ou de protester auprès du gouvernement péruvien?
  
  Ses collègues, méditatifs, ne répondant rien, il souligna :
  
  - Cela ne vous frappe-t-il pas que l'individu qui a manigancé cet envoi connaît l'adresse de tous les officiers qui fréquentent nos cours?
  
  Delorme fronça le nez. En principe, la liste des candidats qui avaient été sélectionnés ne devait être connue que d'un nombre très restreint de hauts fonctionnaires du Ministère des Forces armées.
  
  - Eh bien, nous sommes acculés dans les cordes de tous côtés, conclut Bazelais, écœuré. Que comptez-vous faire, Coplan, pour parer les coups suivants?
  
  L'intéressé secoua la tête, perplexe, avant de déclarer :
  
  - Il faut scinder les problèmes. L'Opération Neptune est une chose, notre position à Lima en est une autre. Pour la première, je vais commencer par secouer Villard, évidemment. Quant à la seconde, il est trop tôt pour entreprendre quoi que ce soit. Il faut voir venir.
  
  Ils marchèrent en silence, lentement, pendant quelques instants, irrités encore par la perfidie des termes dans lesquels le tract avait été rédigé. L’œuvre d'un salopard.
  
  Delorme reprit la parole, à mi-voix :
  
  - Momentanément, la meilleure attitude consiste à dédaigner cette lettre anonyme, à l'ignorer, en quelque sorte. Je suis de votre avis, Coplan, il n'y a pas lieu de dramatiser ce coup bas. Et, à la réflexion, je me demande même si cette histoire n'a pas un côté bénéfique.
  
  - Ah oui? Et lequel? maugréa Bazelais, incrédule.
  
  - Rappelez-vous ma remarque de tout à l'heure : « Nous sommes avertis que ces gens ont au moins un complice dans la place. » Or, justement, si ces types soupçonnaient vraiment que le Centre d'études abrite des recherches incompatibles avec son caractère pacifique, ils se seraient gardés de nous le faire savoir.
  
  - Vous avez raison, dit Coplan. Il n'empêche que quelqu'un leur a fourni les questionnaires et que nous devons identifier l'auteur de cette fuite, car cet individu peut aller plus loin dans la voie des indiscrétions.
  
  Il jeta un coup d’œil à sa montre, reprit :
  
  - Je vais sauter dans un taxi. Quels étaient vos projets pour ce soir?
  
  - Rentrer chez nous après le dîner, répondit Bazelais. Une fois n'est pas coutume.
  
  - Bon. Peut-être vous appellerai-je par talkie vers 22 heures. Okay ?
  
  Ils acquiescèrent et Francis, accélérant le pas, se mit en devoir de gagner une artère plus fréquentée où il aurait une chance de trouver une voiture.
  
  Vingt minutes plus tard, il se fit déposer dans le centre et, d'une cabine, il appela le Centre de Chosica.
  
  - Villard?
  
  - Oui.
  
  Malgré lui, le ton de Coplan se fit acerbe :
  
  - J'ai le regret de vous informer qu'au moins une cinquantaine de vos formulaires se baladent à l'extérieur du Centre et que certains d'entre eux sont arrivés dans les mains d'officiers de marine péruviens.
  
  - Hein? Qu'est-ce que vous dites? s'exclama le directeur. C'est impossible.
  
  - Tellement impossible qu'un de ces officiers m'en a montré un. Alors, vos précautions, à quoi riment-elles ?
  
  Villard, effaré, ne put trouver sur-le-champ une réponse valable. Puis il protesta :
  
  - Mais je fais moi-même le décompte de ces imprimés toutes les vingt-quatre heures! Ceux qui ont été remplis par les techniciens, ceux qui sont encore à leur disposition et ce qui reste dans le paquet entamé.
  
  - Vérifiez-vous aussi si le nombre de paquets intacts n'a pas varié ?
  
  - Certainement! C'est bien pourquoi j'ai du mal à vous croire.
  
  - Pourtant, c'est la vérité. Alors, il n'y a plus qu'une possibilité : ces feuillets ont été volés avant que vous n'exerciez un contrôle sur leur emploi. De toute manière, un faux jeton s'est glissé dans votre personnel, et il s'agirait de savoir qui c'est.
  
  Villard se racla la gorge.
  
  - Heu... Un moment, objecta-t-il. Le questionnaire qu'on vous a montré était-il rempli ou vierge de toute inscription ?
  
  - Vierge, heureusement!
  
  Le directeur éprouva un réel soulagement. Dans ce cas, le détournement était moins catastrophique et il ne pouvait lui être imputé, non plus qu'à l'un de ses trois adjoints.
  
  Il prononça :
  
  - Je ne vois pas d'autre hypothèse que la vôtre : un paquet a dû être dérobé il y a quelque temps déjà. Mais pourquoi l'aurait-on fait, grands dieux ?
  
  - Pour nous créer des ennuis, tout bonnement, et ça n'a pas traîné. Donc, méfiez-vous. Tâchez de repérer le bonhomme qui s'est laissé soudoyer ; peut-être ne s'est-il pas rendu compte de la gravité de son acte, après tout. Vous-même n'aperceviez pas la valeur d'un tel imprimé, antérieurement.
  
  - C'est exact, reconnut Villard en toute bonne foi. Je vais essayer de localiser le coupable, mais je ne puis rien vous garantir. A première vue, je n'ai de soupçons à l'égard de personne.
  
  - Le contraire m'eût étonné, ironisa Coplan. Vous avez trop confiance en vos subordonnés. Un type qui a mis le doigt dans l'engrenage pour une bricole se laisse acheter une seconde fois, puis une troisième. Si un indice quelconque vous met sur une piste, prévenez-moi illico.
  
  - D'accord, comptez sur moi, dit Villard, ennuyé.
  
  Francis raccrocha, consulta de nouveau sa montre. Il était trop tôt pour joindre Mancheno. Mercredi. Ce jour-là, le journaliste prenait un verre au bar de l'Hôtel Riviera.
  
  Coplan sortit de la cabine et, pour tuer le temps, il se mit en quête d'une cafeteria.
  
  Après cet incident de la journée, la ville ne lui semblait soudain plus la même. La perception de la présence de forces hostiles en ternissait maintenant l'image, la rendait pareille à toutes les autres villes où Francis avait dû entamer un duel avec des ennemis invisibles. C'en était fini de cette belle tranquillité, de cette atmosphère aimable et plaisante dans laquelle il s'était prélassé jusqu'ici.
  
  II alla boire un café au comptoir tout en grillant une cigarette. Les gens aussi paraissaient avoir un autre visage. Ces faciès fermés qui, auparavant, caractérisaient seulement l'héritage de sang indien, éveillaient la suspicion. Quelle animosité pouvaient-ils receler ? A qui appartenaient-ils ?
  
  Le crépuscule tombait et les enseignes lumineuses commençaient à flamboyer quand Francis retourna à la cabine téléphonique.
  
  Il forma le numéro du Riviera, demanda le bar, puis Mancheno.
  
  - Coplan à l'appareil. Votre équipe n'a-t-elle toujours rien décelé d'anormal?
  
  - Rien de significatif, non, avoua le Péruvien d'une voix contenue.
  
  - Pourtant, une fuite s'est produite, lui annonça Francis. Des imprimés confidentiels ont été sortis du Centre et ont servi à une combinaison malveillante dirigée contre nous.. Il importe d'identifier le coupable, un subalterne probablement.
  
  Mancheno soupira.
  
  - Je ferai de mon mieux, promit-il. Mais puisque je vous ai au bout du fil, je vous signale que Rosa a réussi à harponner l'un des adjoints de Villard, le célibataire nommé Rouleau. Elle a commencé à le mettre en condition.
  
  - Cela, c'est de la routine, bougonna Coplan. Les détails d'exécution ne m'intéressent pas. Seuls comptent les résultats.
  
  - Oui, naturellement, mais si je vous en parle, c'est parce que Rosa m'a transmis une information un peu bizarre. Rouleau lui a raconté qu'il avait lié Connaissance avec un Français vivant au Pérou et qui avait fait son service militaire en qualité d'opérateur sonar dans la Marine Nationale. Curieuse coïncidence, non ?
  
  Coplan, rembruni, marmonna :
  
  - Curieuse, en effet. Rosa n'a-t-elle rien dit de plus ?
  
  - Vous savez qu'elle est toujours très prudente. Elle n'a pas fait de commentaires et s'est abstenue provisoirement de questionner Rouleau sur son compatriote.
  
  - Hum... Demandez-lui d'obtenir quelques précisions sur ce type : son nom, son métier actuel son adresse.
  
  - J'en avais l'intention, rassurez-vous. Rappelez-moi dans trois ou quatre jours, j'aurai sans doute ces renseignements.
  
  - Bon, mais ne négligez pas l'autre histoire. Un fourbe dans la place m'inquiète davantage qu'un suspect à l'extérieur. A bientôt.
  
  Tout en raccrochant, Coplan songea que les nuées s'accumulaient.
  
  L'infortuné Rouleau, choisi comme cible par la dangereuse Rosa Pocuro, faillirait-il ou non à son serment? Éprouver la capacité de résistance de quelqu'un n'est jamais une besogne reluisante. Et pourtant, il faut la faire.
  
  
  
  
  
  A minuit, au Centre de Chosica, la relève des équipes s'opéra dans tous les locaux. Le lieutenant de vaisseau Jacques Rouleau remplaça son collègue Prémontois à la direction, et celui-ci lui rappela que, selon toute vraisemblance, « l'objet » entrerait dans le champ des instruments de repérage au cours de, la nuit.
  
  Rouleau, un bel athlète d'environ trente-cinq ans, les traits mâles, aux cheveux bruns taillés court, hocha la tête avec suffisance. Comment ce crétin de Prémontois ne se rendait-il pas compte que ce rappel était superflu?
  
  Les quatre responsables du Centre guettaient ce moment depuis plus de trois semaines ; tout ce qu'ils avaient fait jusqu'alors n'avait été qu'une minutieuse préparation de l'événement et, par surcroît, Rouleau avait une conception de la discipline qui lui interdisait d'oublier la plus minime de ses charges. Il aurait dû le savoir, Prémontois.
  
  Moins d'une dizaine de minutes après le changement de quart, le temps qu'il fallait pour vérifier si aucun document secret n'était resté à la traîne et si le code était à sa place Rouleau se rendit à la salle des récepteurs sonar, où les trois opérateurs siégeaient à leur unité respective; casque d'écoute sur la tête, questionnaires et stylo-bille à portée de la main, procédant à des réglages, ils entamaient leur veille conformément au programme fixé pour cette nuit-là.
  
  Tous trois avaient branché leur récepteur sur la « bande » correspondant à l'exploration passive du canal des profondeurs (Cette exploration est dite « passive » quand elle recueille des bruits émis par des sources diverses. Elle est dite « active » quand l'envoi d'un signal ultra-sonore produit un écho en heurtant un corps solide, cet écho trahissant alors l'existence de ce corps. C'est l'équivalent sous-marin du radar). Le casque reproduisait dans leurs oreilles les bruits sous-marins allant de 30 à 12 000 périodes par seconde, les écrans cathodiques révélaient les sons et ultra-sons de fréquences plus élevées, inaudibles, allant jusqu'à 100 000 périodes/seconde.
  
  Pour l'instant, les appareils ne captaient qu'une sorte de bruit de fond presque uniforme dans lequel se confondaient des signaux d'origines multiples, naturelle, animale ou mécanique, provenant de tous les niveaux de l'océan et même de sa surface. Mais lorsqu'ils parvenaient jusqu'au canal, dans la couche entre 900 et 1 300 mètres, celui-ci les transportait à longue distance comme l'eût fait un torrent dans lequel aurait roulé un tonneau.
  
  Après avoir promené un regard inquisiteur sur les écrans, et constaté qu'aucune source sonore ne justifiait un intérêt particulier, Rouleau attira l'attention des opérateurs en disant à haute voix :
  
  - Ne manquez pas de relever une position dès que vous aurez la certitude qu'il s'agit bien de « l'objet », les gars. Sous le coup de l'émotion, vous pourriez l'oublier!
  
  Les interpellés, se tournant vers lui, repoussèrent un de leurs écouteurs pour démasquer oreille puis, souriants, ils répondirent l'un après l'autre :
  
  - Pas de danger, lieutenant!
  
  - On le pistera comme au combat.
  
  - C'est ce qui nous intrigue le plus!
  
  - Bon, dit Rouleau. Et avertissez-moi tout de suite, à la direction, car je n'attendrai pas vos rapports pour voir comment ça se déroule. Je viendrai suivre ici la première phase du contact. Est-ce que rien ne cloche du côté des bouées?
  
  Ils secouèrent la tête avec ensemble, sûrs du bon fonctionnement des appareils immergés à une vingtaine de milles au large de la côte.
  
  - Très bien, opina le lieutenant. Je fais un détour par la station radio avant de gagner mon bureau. Ce serait bien le diable si le cigare apparaissait dans les minutes qui viennent, mais je préfère vous prévenir.
  
  Sur le point de quitter le local, il se ravisa :
  
  - Ah, autre chose! Il se pourrait que vous captiez son indicatif avant de l'avoir repéré. Dans ce cas, mesurez le temps qui s'écoulera entre la réception de ce signal et la détection passive. Ce serait une donnée intéressante car nous n'avons pas encore pu faire une expérience de ce genre.
  
  - D'accord, lieutenant, lancèrent les trois hommes en se remettant face à leur pupitre.
  
  Rouleau passa dans le couloir, referma la porte et prit le chemin du poste de radio.
  
  Tout en marchant, il dédia une pensée à la belle Péruvienne qu'un heureux hasard lui avait permis de rencontrer. Une fille superbe, cultivée, pleine de charme. Il ne l'avait encore vue que trois fois, mais leurs rapports, empreints de simple camaraderie, pourraient prendre dans l'avenir une tournure plus intime, il le pressentait. Rosa ne lui avait pas caché qu'elle avait une liaison avec un personnage haut placé, mais baste! Rouleau avait déjà emporté d'autres places fortes.
  
  Il se, morigéna. Franchement, ce n'était pas le moment de songer à la bagatelle. Qu'une femme se fût imposée à son esprit dans ces circonstances soulignait l'attirance qu'elle lui inspirait ; l'officier ne sut s'il devait s'en réjouir ou le déplorer. Néanmoins, la petite allégresse qu'il ressentait en pensant à elle l'inclinait plutôt à ne pas le regretter.
  
  Il pénétra dans la station, salua ses occupants d'un bref « bonjour », s'informa si tout marchait bien. C'était un rite. On l'aurait avisé immédiatement d'un défaut quelconque de l'installation, mais il entendait garder le contact avec ses subordonnés, parler avec eux, s'intéresser à leur domaine.
  
  Tout allait normalement, comme de juste.
  
  S'adressant au plus ancien des opérateurs, Rouleau lui déclara :
  
  - Cette nuit, nous allons procéder à des expériences spéciales, au sonar. Vous pouvez allumer le 25 kilowatts : les informations captées devront être retransmises à Rosnay.
  
  - A partir de quand ? s'enquit le technicien, placide.
  
  - Dès maintenant. Cela peut commencer d'un instant à l'autre. Ils doivent déjà être à l'affût, là-bas.
  
  Il fourra ses deux mains dans les poches de son pantalon, promena un regard circulaire sur les panneaux métalliques des amplis, demanda :
  
  - Aucun message pour nous, depuis minuit?
  
  - Non, mon lieutenant, répondit le cadet pendant que son collègue enclenchait du pouce les boutons commandant l'alimentation de l'émetteur d'ondes courtes.
  
  - Eh bien, ouvrez les oreilles, car ça ne va sûrement pas tarder. Vous m'apporterez le télégramme à mon bureau ou à la salle sonar.
  
  Puis, amène :
  
  - Votre femme s'habitue-t-elle au pays, Grandier ?
  
  Son interlocuteur fit une moue.
  
  - Pas trop, avoua-t-il. Elle me casse un peu les pieds en répétant que c'était mieux à Quimper. Heureusement qu'elle attend un gosse, ça lui changera les idées.
  
  Les traits de Rouleau se détendirent encore.
  
  - Ah oui, elles ont bien du mal à s'acclimater ailleurs. Les femmes supportent mal l'exil, je l'ai constaté maintes fois. (Rosa? pensa-t-il. Accepterait-elle de vivre en France?) Mais vous avez raison : rien de tel qu'un enfant pour les distraire de leur malheur.
  
  Le timbre de l'interphone vibra. Grandier attira la manette.
  
  - Oui?
  
  - Le lieutenant est-il chez vous?
  
  - Il est ici.
  
  Déjà, Rouleau se substituait à l'opérateur devant le micro.
  
  - C'est moi. Qu'y a-t-il?
  
  - Nous croyons que vous devriez venir, articula un des hommes du sonar. Nous recevons des signaux d'une source distante de 800 km.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  A la fin de son service, à 8 heures du matin, Rouleau céda la place à Villard puis, montant dans sa voiture, satisfait du travail accompli dans la nuit, il prit la route de Lima.
  
  Il avait élu domicile dans un immeuble moderne de l'Avenida Argentina, où il occupait un trois pièces-cuisine meublé avec goût, admirablement éclairé par de grandes baies vitrées, au sixième étage.
  
  Arrivé chez lui, il déjeuna, prit ensuite une douche et se mit au lit pour dormir quelques heures. Pour la première fois, Rosa avait accepté de venir lui rendre visite. Si elle tenait parole, elle arriverait vers 17 h 30.
  
  Bien que cette perspective lui mît l'âme en fête, Rouleau parvint à trouver le sommeil. Mais il se réveilla trop tôt et, sachant qu'il ne se rendormirait pas, il préféra se lever pour faire sa toilette.
  
  Tout en se rasant, il songea qu'il ne devrait pas aller trop vite en besogne. La femme était sûrement sensuelle ; mais, par ses origines espagnoles et par son éducation, elle devait être attachée à un certain cérémonial amoureux.
  
  Viendrait-elle seulement?
  
  L'anxiété de Rouleau s'accrut à mesure qu'approchait l'heure du rendez-vous. Il se comportait en gamin, pas de doute.
  
  Pour réagir, il s'efforça de penser aux résultats favorables des premiers essais effectués au cours de la nuit. Si leur poursuite se révélait aussi fructueuse, la capacité offensive de la flotte sous-marine française s'en trouverait considérablement augmentée. Multipliée par quatre peut-être.
  
  Rouleau examina dans le miroir son visage glabre, mat, sur lequel les années avaient gravé une empreinte de sévérité. Idiot. Comme si l'essentiel, dans la vie, ne tenait qu'à la discipline!
  
  Célibataire à trente-cinq ans, il s'était un peu trop consacré au service, aux études. Des femmes, il en avait eu, certes. Mais, sur le plan sentimental, elles n'avaient joué qu'un très petit rôle dans son existence. Tout à fait secondaire. Or, en définitive, il avait été le perdant. Prémontois, Villard et Kerlen, tous mariés, connaissaient des joies et un confort intérieur qu'il avait longtemps méprisés et dont l'absence, à présent, commençait à lui peser.
  
  Son sang ne fit qu'un tour lorsque tintèrent les deux notes du carillon électrique. Elle?
  
  Il freina l'impulsion qui le précipitait vers la porte d'entrée de son appartement. Avec toutes les apparences du calme, il ouvrit et reçut un petit choc au cœur. Rosa était là, devant lui, adorable dans une robe d'été aux frais coloris, fortement échancrée aux aisselles.
  
  - Buenas tardes, salua la Péruvienne, mutine. M'autorisez-vous à entrer?
  
  - Heu, oui, excusez-moi, dit Rouleau, que ce joli spectacle avait passagèrement figé. Je vous en prie.
  
  Il referma le battant derrière sa visiteuse, laquelle, son sac à main retenu par une bride à son épaule, pénétra en balançant les hanches, d'un pas désinvolte, dans la salle de séjour que désignait son hôte. La voyant de dos, il fut troublé par la finesse de sa taille autant que par la somptuosité de sa croupe au relief accusé par le fin tissu.
  
  - Prenez place, offrit-il, embarrassé. Aimeriez-vous boire quelque chose ? Jus de fruit, long drink ou café?
  
  - Rien pour l'instant, dit Rosa en s'asseyant dans un fauteuil et en dégageant la bride de son sac. Vous savez, j'ai voulu voir dans quel cadre vous viviez, mais je ne puis rester longtemps.
  
  - Oh! s'insurgea Rouleau. Vous n'allez quand même pas me quitter tout de suite, j'espère? Je me réjouissais tellement de vous voir!
  
  - Non, nous pouvons bavarder un peu, concéda-t-elle, souriante, les jambes croisées et son dos bien calé.
  
  Elle braqua sur lui un regard velouté que la beauté de ses yeux rendait percutant.
  
  - Qu'avez-vous fait hier, Jacques? s'enquit-elle sur un ton familier. Je me pose toujours des questions quand nous ne sommes pas ensemble. Un homme comme vous doit courir les aventures, non?
  
  De l'indignation flamba dans les prunelles de l'officier.
  
  - Moi? proféra-t-il. Comment pouvez-vous croire une chose pareille, alors que je... que nous avons... que j'attache tant de prix à nos rencontres? Vous ignorez complètement ce que vous représentez pour moi, sans quoi vous ne...
  
  - A qui la faute? coupa-t-elle d'un air bienveillant. Nos relations sont purement amicales, n'est-ce pas? Vous êtes entièrement libre puisque, de mon côté, je ne le suis pas.
  
  Le sarcasme qui perçait sous ses paroles en inversait le sens, les transformait en une subtile provocation qu'aggravait l'attitude de la jeune femme : elle avait mis ses mains derrière la nuque, les reins creusés, le buste tendu, la lisière de sa robe dévoilant jusqu'à mi-cuisse une chair soyeuse dorée par le soleil. Mais son visage n'exprimait qu'une candeur amusée.
  
  Rouleau, le front barré de rides, les sens allumés, jugea ridicule la timidité qui lui encombrait la gorge. Il chercha des mots appropriés, moins banals que ceux qu'aurait utilisés un adolescent, puis il déclara soudain, la tête vide :
  
  - Rosa... Cela va vous paraître peu croyable mais... je vous aime.
  
  Il vint auprès d'elle, s'appuya sur les accoudoirs du fauteuil et se penchant vers elle, il murmura, les yeux dans les yeux :
  
  - Oui, il faut que je vous le dise. Vous avez provoqué en moi un changement profond. Rien ne m'a jamais été aussi précieux que votre présence. Depuis notre rencontre, je pense sans cesse à vous, jour et nuit.
  
  - Voyez-vous ça ! persifla-t-elle sans bouger. C'est un coup de foudre, en somme ?
  
  Sa mine rieuse attestait que les propos de son interlocuteur ne l'offusquaient pas, qu'elle ne les prenait pas très au sérieux. Elle n'en mesurait pas moins l'intensité du désir qui couvait dans le regard de l'homme, au point d'en percevoir l'impact au fond d'elle-même.
  
  Lui, enfiévré, la saisit sous les bras et imprima sur ses lèvres entrouvertes un baiser un peu appuyé, mais qui devint gourmand, puis dominateur. L'une de ses mains, quittant la peau moite de l'aisselle, vint emprisonner un sein gonflé dont la rondeur émergeait à demi du décolleté, le serra tendrement, puis elle s'égara plus bas en effleurant la robe, s'insinua sous elle et tenta de s'emparer d'une coquille moussue à peine protégée par un slip de fin nylon.
  
  Rosa, les paupières mi-closes, poussa la pointe de sa langue entre les lèvres de son agresseur et desserra les jambes. Rouleau, fustigé, affermit sa prise. Ses doigts impatients pétrirent à travers le tissu les doux replis d'une féminité consentante, alors que s'aggravait l'instigation de sa partenaire.
  
  Inopinément, la Péruvienne détourna la tête et se libéra en agrippant le poignet de l'officier.
  
  - Vous n'êtes pas convenable, chuchota-t-elle sur un ton de reproche. Voulez-vous bien vous asseoir sagement à votre place?
  
  Désarçonné, haletant, Rouleau fixa sur elle un regard fâché où l'ébahissement se mêlait à de la peine. Partagé entre une folle envie de renouveler son étreinte et l'appréhension de tout perdre en voulant submerger les défenses de la jeune femme, il scruta son visage avec l'espoir d'y lire ses sentiments réels.
  
  Rosa se mit à rire, noua ses bras nus autour du cou de sa future victime.
  
  - Chéri, souffla-t-elle. J'aime te voir ainsi, comme un fauve maté. Tu es beau.
  
  Ses lèvres happèrent celles de Rouleau, et elle lui imposa de nouveau, plus généreusement encore, son éloquente caresse. A lui couper le souffle.
  
  L'homme, embrasé, ne put plus contenir son ardeur. Il cueillit la fille dans ses bras robustes sans que leurs bouches se fussent dessoudées ; il la transporta dans sa chambre comme une jeune mariée, la déposa précautionneusement sur son lit défait.
  
  Enlacée avec rudesse, les traits de Rosa se crispèrent un instant. Elle entendait garder toute sa lucidité, cette fois-ci comme les autres, quand elle ne succombait que dans un but précis, mais elle sut que sa maîtrise de soi fondait irrésistiblement. Cette virilité agressive qui la fouillait avait raison de sa résistance, minait toujours davantage son sang-froid, éveillait sous ses coups redoublés une invincible aspiration au plaisir.
  
  Elle tenta en vain de se soustraire au sortilège. Ses hanches se mouvaient malgré elle, favorisant son suborneur, le bénissant par une onctuosité qu'elle ne pouvait plus refréner, sourdant comme une hémorragie.
  
  C'était lui, à présent, qui lui violait la bouche tout en poursuivant son puissant labour. Elle fit un effort pour l'exécrer, se dit qu'elle vaincrait tous ses scrupules, qu'elle ruinerait sa carrière, qu'il paierait cher la soumission à laquelle elle était contrainte, mais soudain elle se sentit propulsée dans le vertige de la volupté aussi sûrement qu'un avion catapulté dans le ciel.
  
  Étreignant fébrilement le corps musclé de son assaillant, elle se livra en laissant échapper une plainte avide qui atteignit son paroxysme quand, enfin, elle reçut l'abondant témoignage du bonheur de son amant.
  
  Après une durée dont ni l'un ni l'autre n'eut la notion, Rouleau quitta le lit. Jamais il n'avait éprouvé une sensation aussi forte, aussi âpre. La jouissance que lui avait dispensée Rosa le médusait. Il en avait presque honte.
  
  Quand il revint dans sa chambre, la Péruvienne, adossée à l'oreiller, fumait une cigarette. Entre ses cils, elle lui décocha un coup d’œil incertain, puéril.
  
  Il s'assit de biais auprès d'elle, la reprit dans ses bras et l'embrassa, entrecoupant ses baisers de mots sans suite.
  
  - Nous n'aurions pas dû, gémit-elle, indulgente. Tu vas être malheureux, et moi aussi.
  
  Il se redressa d'un coup de reins, scandalisé.
  
  - Mais... je veux t'épouser, proclama-t-il comme si la chose ne souffrait aucune discussion. Tu es à moi, je ne veux te partager avec personne!
  
  Rosa secoua les épaules.
  
  - Grand fou... T'es-tu demandé si je t'aimais, moi ?
  
  Dans l'esprit de Rouleau, l'univers chavira. Comment pouvait-elle s'exprimer avec autant de détachement, après s'être donnée si totalement à lui et avoir vibré plus qu'aucune de ses anciennes maîtresses?
  
  Et puis, il réalisa que son emballement pouvait à juste titre sembler enfantin. Il s'était fait du cinéma en s'imaginant que cette femme devait inexorablement tomber amoureuse de lui la quatrième fois qu'ils se rencontraient.
  
  Les lèvres sèches, il déglutit.
  
  - Oui, pardonne-moi, prononça-t-il. Nous nous connaissons à peine et je parle déjà en maître... Je t'aime, c'est un fait, mais je ne puis exiger que tu t'attaches à moi aussi soudainement. Nous devrons nous fréquenter quelque temps, voir si nos caractères s'harmonisent...
  
  Rosa Pocuro songea qu'elle le tenait à sa merci. Son propre égarement l'avait servie ; elle avait récupéré cette indépendance sentimentale qui, dans son métier, la rendait si redoutable. Il n'y avait que pour cette brute de Francis, l'inflexible, l'implacable, qu'elle eût jamais éprouvé une vraie tendresse.
  
  Elle caressa les cheveux drus de l'officier ; le pauvre ne se doutait pas qu'il avait pu faire l'amour avec elle uniquement parce qu'il travaillait à Chosica ! Mais enfin, comme amant, il ne se défendait pas mal.
  
  - Te voilà plus raisonnable, enchaîna-t-elle. Rien ne s'oppose à ce que je devienne un jour ta femme, bien sûr, mais je n'ai plus l'âge où l'on se lance tête baissée dans le mariage. Et surtout pas avec un type autoritaire, mal élevé, impatient.
  
  - Il esquissa un sourire contraint.
  
  - Trop longtemps sous l'uniforme, plaida-t-il. Dans la marine, on mène tambour battant de rares idylles. Ce n'est pas notre faute.
  
  - Mais maintenant, tu es dans le civil, fit-elle remarquer en exhalant de la fumée. Ce Centre, à Chosica, il est purement scientifique, d'après ce qu'on en a dit dans la presse.
  
  - Oui, évidemment, s'empressa-t-il de confirmer. Néanmoins, nous sommes là plusieurs anciens de la marine et cela recrée une atmosphère assez semblable à celle qui règne sur un bâtiment. Alors, on garde ses habitudes.
  
  - Ce qui fait que tu étudies les poissons? Quelle drôle d'idée, pour quelqu'un qui avait la passion de bourlinguer!
  
  - Oh, tu sais, j'étais à bord d'un sous-marin, dans le temps. Ça n'a rien de commun avec le genre de vie des gars des navires de surface, question voyages. On ne voit jamais la mer, sauf au périscope.
  
  Revenant au sujet qui lui tenait à cœur, il ajouta :
  
  - Je pourrai faire un bon époux, tu verras, quand je me serai accoutumé à partager mes pensées avec la femme que j'aime. A la longue, la solitude rend égoïste.
  
  Il dévorait des yeux le visage et les épaules de Rosa, oppressé par un désir renaissant. De la main, il enveloppa la cuisse de sa maîtresse, affamé de cette chair si douce, si excitante.
  
  - A propos, dit la Péruvienne, as-tu revu ce compatriote qui habite à Lima ?
  
  - Lequel?
  
  - Eh bien, cet ancien marin ? Ce n'est pas en fréquentant toujours d'anciens collègues, même en dehors de ton travail, que tu t'évaderas de tes vieilles manies.
  
  Légèrement railleuse, elle fixait Rouleau avec une bonté qui enlevait toute aigreur à ses paroles.
  
  L'officier sourit
  
  - C'est vrai, admit-il, mais ce type-là, je n'ai pas l'intention d'en faire un ami. Il m'a relancé, oui, et il m'a offert de boire un verre, hier soir précisément. Il voulait savoir si le Centre était accessible au public. Tout ce qui touche au sonar continue de l'intéresser, quoi qu'il s'occupe d'autre chose à présent.
  
  - Connais-tu son nom ?
  
  - Oui, pourquoi ?
  
  - Parce que je l'ai peut-être déjà rencontré. Je vois beaucoup de gens de la colonie française de Lima aux soirées culturelles organisées par l'Alliance Française. Il s'occupe de quoi, ton zèbre?
  
  - Il s'appelle Denis Charron et représente ici une marque de petit outillage, m'a-t-il dit. Tu ne voudrais pas son numéro de téléphone, par hasard? plaisanta Rouleau.
  
  - Si, dit Rosa. Rien que pour te plonger dans des abîmes de jalousie.
  
  - Désolé, je ne l'ai pas, répliqua-t-il sur le même ton badin. Je ne le lui ai pas demandé. Mais si je l'avais, je me garderais bien de te l'indiquer, sachant combien tu es prompte à t'intéresser aux hommes de mon pays.
  
  La jeune femme lui pinça le bras, en guise de représailles, puis elle prononça, les yeux rêveurs :
  
  - Non, je ne vois pas qui c'est... Il est vrai que tout le monde ne va pas à ces conférences. Et, en définitive, peut-on visiter le Centre où tu travailles?
  
  - En principe, non. Mais il y a des accommodements. C'est ce que je lui ai dit, à Charron.
  
  - Il voudrait que tu l'invites ?
  
  - Sans aucun doute.
  
  - Eh bien, quand tu le feras, profites-en pour me le présenter.
  
  En disant cela, elle avait arboré un air de taquinerie dénonçant une astuce bien féminine. Rouleau n'en fut pas moins aiguillonné par ce défi qui ouvrait le champ aux pires suppositions : Rosa n'était-elle pas une femme friande d'expériences amoureuses ?
  
  Cette pensée, tout en bouleversant l'officier, fouetta ses sens.
  
  - Prends garde, gronda-t-il, mi-figue, mi-raisin. Plus tard, j'exigerai que tu me sois fidèle. Tu ne joueras pas avec mes sentiments, je te préviens.
  
  Il l'attira en travers de la couche, résolu à la prendre à nouveau.
  
  Rosa se débattit.
  
  - Non, je n'ai plus le temps, protesta-t-elle en tâchant de se soustraire à ses entreprises. Lâche-moi, je t'en prie.
  
  Mais lui, le masque durci, n'était déjà plus enclin à lui obéir. Sa concupiscence ranimée l'enfiévrait, le rendait sourd à toute objurgation. De force, il écartela son amie.
  
  - Jacques! souffla-t-elle, offusquée, tout en ne pouvant éviter un contact de plus en plus envahissant.
  
  Sa défaite étant inéluctable, Rosa décida d'en tirer parti. Au lieu de résister, elle s'abandonna d'une manière si indécente que son partenaire en fut galvanisé. Vainqueur, il exploita l'aubaine au maximum sans s'aviser que son désir l'asservissait davantage à sa victime. Tendu vers son assouvissement, il réalisait la plénitude de son ivresse.
  
  Rosa, les yeux clos, s'appliqua à lui faire perdre la tête, non sans y trouver elle-même un agrément un peu cynique. Mais bientôt, prise à son propre jeu, elle glissa dans un rêve torride où un insatiable démon la bousculait avec sauvagerie, pénétrant à longs traits jusqu'au centre de son être.
  
  Puis, à l'exaltation finale succéda un repos divin, un apaisement bienheureux, comblé, qu'elle eût indéfiniment prolongé si son amant rassasié ne l'avait soudain quittée.
  
  « Espèce de mufle », pensa-t-elle, plutôt attendrie, en essayant de chasser la langueur qui l'amollissait encore. A l'époque où la pilule n'existait pas, il l'aurait sûrement mise enceinte sans la moindre pudeur, ce faune.
  
  Elle se redressa, posa les pieds sur la moquette, réenfila son bikini et gagna la salle de séjour au moment précis où Rouleau revenait dans la chambre. Il rejoignit la jeune femme, habité par une joie intense mais aussi déçu parce que Rosa se préparait à partir.
  
  Il s'approcha d'elle, enroula un bras autour de sa taille.
  
  - Vrai, tu ne peux pas rester? lui demanda-t-il à l'oreille.
  
  - Non, Jacques. Impossible ce soir.
  
  C'était définitif, sans équivoque.
  
  - Bon, soupira-t-il, chagriné. J'avais espéré te garder pour dîner, jusqu'à 23 heures. Je reprends mon service à minuit.
  
  - Une autre fois, promit-elle en s'examinant dans un miroir de poche. Sais-tu que je devrais t'en vouloir? Moi qui m'imaginais que tu allais être correct!
  
  - Mais... je t'aime, répéta-t-il, oubliant que la Péruvienne avait eu sa large part de responsabilité dans leur vertige commun. Quand reviendras-tu
  
  Elle eut une lippe qui ourla sa lèvre inférieure, humide, brillante, appelant le baiser. Ses yeux, aussi, luisaient d'un éclat particulier.
  
  - Je ne sais pas si je pourrai encore me libérer cette semaine, supputa-t-elle, assurée désormais de lui tenir la dragée haute.
  
  - Comment? Mais nous ne sommes que mercredi !
  
  - Oui, d'accord. Seulement... il y a l'autre. J'ai des remords de l'avoir trompé. Cela ne devrait pas se reproduire, Jacques.
  
  Rouleau la fit pivoter assez brutalement vers lui.
  
  - Enfin quoi? maugréa-t-il. L'aimes-tu, oui ou non?
  
  Elle haussa les épaules avec lassitude.
  
  - Notre liaison dure depuis tant d'années, marmonna-t-elle en détournant le regard. Nous formons presque un couple marié, tu comprends?
  
  Furieux, Rouleau la lâcha et saisit un coussin qu'il projeta avec violence sur le canapé.
  
  - Non, je ne comprends pas ! Cet homme n'a jamais voulu divorcer pour toi, il est notablement plus âgé, n'a aucun droit sur toi, et tu te reproches l'heure que tu as passée dans mes bras?
  
  - Ce qui ne signifie pas que je la regrette, mon chéri, rétorqua-t-elle, câline, en lui agrippant la main. Viens, embrasse-moi encore.
  
  Outré, il la serra cependant contre lui et lui malaxa le dos en scellant sa bouche à celle de la jeune femme, à en perdre haleine.
  
  Puis l'écartant de lui :
  
  - Alors, quel jour? s'enquit-il d'un ton abrupt. Elle fit peser sur lui un regard ambigu.
  
  - Tu devras faire de gros progrès, mon chou, émit-elle. Attends-moi vendredi à la même heure. Si je ne peux pas venir, je t'appellerai au téléphone.
  
  Rouleau, à demi rasséréné, s'efforça d'afficher une expression moins mécontente. Il avait conscience de s'être épris d'une créature insaisissable, rebelle, fascinante, peut-être cruelle, mais dont il aurait désormais un impérieux besoin.
  
  - A bientôt, mon amour, soupira-t-il en la reconduisant vers le hall d'entrée. Avant de sortir, elle lança, égayée
  
  - Ton Charron... N'oublie pas ! Et elle se sauva dans l'ascenseur.
  
  
  
  
  
  Dans l'avenue Argentina, elle marcha vers l'endroit où elle avait garé sa voiture, un coupé Ford Capri de teinte bleu pâle, et elle s'installa au volant, l'esprit absorbé.
  
  Ayant mis le contact et fait tourner le moteur, elle prit le chemin de son domicile, un bungalow de l'avenue Arequipa, de l'autre côté de la ville.
  
  Contrairement à ce qu'elle avait affirmé à Rouleau, elle n'avait aucune obligation ce soir-là. Experte dans l'art de manipuler les hommes, elle voulait le laisser sur sa faim, faire travailler son imagination.
  
  Elle ne pouvait juger encore de sa force morale. A coup sûr, ce n'était pas un individu qui se laisserait facilement manœuvrer. Ombrageux, sûr de lui, militaire dans l'âme, il était certainement inaccessible aux tentatives d'approches usuelles. Mais il y avait un défaut dans sa cuirasse : son impulsivité naturelle l'inclinait à dire des mots de trop quand on l'entreprenait sur le chapitre de ses occupations.
  
  Sans l'avoir poussé beaucoup, Rosa avait appris une chose qu'elle ignorait, à savoir que le personnel de Chosica était constitué pour une bonne part d'anciens de la marine de guerre française... Peut-être était-ce normal, en matière de recherches océanographiques, mais ce renseignement n'eût pas manqué de faire sourciller un véritable espion.
  
  L'idée qu'elle tenait entre ses mains le sort de Rouleau satisfaisait en elle le désir de puissance qui l'avait amenée à entrer dans le Renseignement. Elle jouerait le jeu, sans concession, sans pitié. Tant pis pour l'officier s'il n'était pas à la hauteur de ses responsabilités.
  
  Mais il y avait aussi ce Denis Charron...
  
  Avant 20 heures, Rosa ferait savoir à Clemente Mancheno qu'elle était prête à ouvrir une enquête sur ce quidam.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Pour les trois instructeurs français, les choses avaient repris leur cours normal après l'incident de l'envoi des lettres anonymes.
  
  Celles-ci avaient été jetées au panier par leurs destinataires, leur volonté de dénigrement trop flagrante dénonçant une manœuvre ourdie par des ennemis du régime en place ou par un rival de la France, jaloux de son prestige grandissant dans toute l'Amérique Latine.
  
  Mais si les officiers considéraient l'affaire comme enterrée, encore qu'elle eût donné lieu à maints conciliabules en dehors de l'école, Coplan et ses deux collègues l'interprétaient comme le signe annonciateur d'autres désagréments. Leur adversaire inconnu n'allait certainement pas s'en tenir là, sa tentative de créer des dissensions s'étant soldée par un échec.
  
  Ainsi, tout en partageant leur temps entre leur enseignement et des occupations moins austères, Coplan, Delorme et Bazelais s'efforçaient-ils de ne donner prise à aucune critique. En général, ils passaient ensemble leurs heures de loisir et se montraient peu dans des endroits publics.
  
  Le jeudi soir, ils rentrèrent chez eux assez tôt, vers 23 heures, après avoir dîné à Miraflores. Coplan lut pendant une petite heure en écoutant la radio, puis il se mit au lit en se disant qu'il interrogerait Mancheno après le week-end, au sujet de ce zèbre qui semblait tenir à visiter le Centre de Chosica.
  
  Pendant la période des essais, Villard s'opposerait de toute façon à ce qu'une personne étrangère au service fût accueillie dans le laboratoire mais, en l'occurrence, ce n'était peut-être pas une bonne politique. Si cet individu avait par hasard une idée derrière la tête, il vaudrait mieux tâcher de le prendre en flagrant délit, au contraire.
  
  Coplan s'endormit facilement, mais son sommeil fut troublé par des rêves, ce qui n'était guère fréquent chez lui et trahissait une anxiété latente tapie dans les tréfonds de son subconscient.
  
  Une explosion fracassante l'arracha brutalement à ses fantasmes ; les vitres des fenêtres qui étaient restées closes dans d'autres pièces de la maison volèrent en éclats.
  
  Coplan bondit sur ses pieds, les nerfs contractés. Il n'était pas blessé, pas même une égratignure. Un attentat, de toute évidence!
  
  Où la bombe avait-elle éclaté?
  
  Il faisait encore nuit.
  
  Francis enfila sa robe de chambre dans l'obscurité, en noua la ceinture, alla doucement entrouvrir les persiennes. Une odeur piquante lui monta aux narines et il vit un nuage de fumée en train de se dissiper. L'engin avait explosé à l'extérieur.
  
  Coplan se précipita vers les pièces ouvrant sur l'avenue, de l'autre côté de la villa. Se doutant que la moquette était jonchée de débris de verre, il ne s'aventura pas les pieds nus jusqu'à la baie détruite, préféra dévaler les escaliers et courir vers la porte d'entrée qu'il ouvrit rapidement.
  
  Aucun véhicule n'était en vue. Mais, en regardant de part et d'autre, il vit que de la fumée s'élevait aussi près des villas de Bazelais et de Delorme. Et que ces derniers, éveillés en sursaut comme lui, avaient allumé des lumières.
  
  On avait collé des bombes à retardement chez chacun d'entre eux !
  
  Coplan se passa la main sur la figure. Le second acte d'hostilité qu'ils appréhendaients'était produit. Et, cette fois, il allait provoquer du raffut, inévitablement.
  
  Les gens du voisinage devaient déjà malmener leur téléphone.
  
  Coplan referma la porte et grimpa dare-dare dans sa chambre. Ayant actionné l'interrupteur de sa lampe de chevet, il attrapa le talkie-walkie rangé dans la penderie, en pressa le bouton d'appel à coups répétés, passa sur écoute.
  
  Le premier à se manifester fut Delorme.
  
  - Oui? aboya-t-il. Qui appelle?
  
  - FX-18. Avez-vous été atteint?
  
  - Non, je n'ai rien. Et vous?
  
  - Moi non plus. Rien que des dégâts matériels.
  
  Bazelais intervint sur les ondes, d'une voix essoufflée :
  
  - Content de vous entendre, les gars! Ils l'ont commise, leur vacherie! Avez-vous trinqué aussi, FX-18?
  
  - Oui. N'avez-vous rien vu?
  
  
  
  
  
  - Non, répondirent presque simultanément ses deux correspondants.
  
  - Alors, écoutez. On n'en voulait pas à notre peau, c'est évident. Il ne s'agissait que d'une démonstration, mais la police va être informée. Autant prendre les devants et monter sur nos grands chevaux. Mais si des journalistes rappliquent, tenez-vous sur vos gardes. Thèse officielle pour eux : nous ne sommes que des conseillers économiques invités par le gouvernement, nous ne comprenons rien à cet attentat. Vu?
  
  - Okay.
  
  - Maintenant, sautons tous les trois sur notre téléphone et ameutons les autorités. Planquez votre talkie après cette communication. Terminé.
  
  Il était temps. Déjà retentissait dans le lointain la sirène d'une voiture de police en patrouille.
  
  L'aube allait se lever.
  
  
  
  
  
  Les trois Français ne purent se revoir sans témoins qu'à l'heure du déjeuner, les questions de la police et l'enregistrement de leur déposition ayant pris beaucoup de temps. Ils avaient dû prévenir le général commandant l'école militaire qu'ils se trouvaient dans l'impossibilité de donner leurs cours ce matin-là, et ils avaient dû en fournir la raison.
  
  Comme Coplan l'avait prévu, les journalistes les avaient harcelés, les mobiles de l'attentat leur paraissant peu clairs. La plupart des Péruviens mêlés à l'enquête s'accordaient à penser que les bombes avaient été placées par des terroristes d'un mouvement d'opposition clandestin qui s'était déjà signalé par des actions spectaculaires, parfois sanglantes, et dont on ne discernait pas toujours les objectifs réels.
  
  Et puis, un fonctionnaire du Ministère des Forces armées était venu se rendre compte des dégâts causés aux trois immeubles, afin de mobiliser des équipes d'ouvriers pour les réparations. Or, à part le bris des vitres, ces dégâts se révélèrent minimes, les engins ayant explosé en plein air, sur le sol, à cinquante centimètres de la façade.
  
  Quand, enfin, Bazelais, Delorme et Coplan purent causer en toute tranquillité dans une de leurs voitures arrêtée hors de la ville, sur la route panaméricaine allant vers Pachacamac, ils exprimèrent des opinions qu'ils avaient dû taire jusque-là.
  
  - Des terroristes genre Tupamaros, moi je n'y crois pas, déclara Bazelais, convaincu. Ces types-là nous auraient plutôt kidnappés, ou même froidement descendus.
  
  - Tout à fait d'accord, appuya Delorme, qui ne digérait pas ce deuxième outrage à leur personne. On ne vise qu'à nous tourner en ridicule, lâchement, pour rendre notre position intenable et provoquer notre rappel à Paris. A mon sens, c'est l’œuvre d'un groupe de droite, ultra-nationaliste, qui a des complicités dans les hautes sphères gouvernementales.
  
  - Je suis moins affirmatif que vous sur ce point, dit Coplan. Dans cette hypothèse, on aurait essayé d'empêcher notre venue en bloquant la décision. Or, elle n'a soulevé aucune opposition, nous le savons parfaitement, sans quoi le S.D.E.C. n'aurait pas accepté l'invitation qui lui était faite. Moi, j'incriminerais plutôt une nation étrangère. Avez-vous réfléchi à l'aspect technique de cette agression?
  
  - Que voulez-vous dire? s'enquit Delorme, les sourcils rapprochés.
  
  - Primo, les auteurs n'ont pas fait usage de bombes, c'est-à-dire d'un explosif entouré d'une enveloppe métallique, mais de simples charges de plastic. Secundo : les trois charges ont sauté simultanément : il n'y a pas eu le moindre décalage entre les détonations.
  
  - C'est ma foi vrai, se souvint Bazelais. Mais quelle conclusion tirez-vous de ces deux remarques ?
  
  - Qu'il ne s'agit pas là d'un travail d'amateur, improvisé par des délinquants occasionnels. Pour faire exploser simultanément, et de loin, trois pains de plastic, il a fallu les munir de détonateurs fonctionnant à la réception d'un signal radio. Un matériel aussi élaboré ne s'achète pas dans un Prisunic.
  
  Un silence régna, puis Bazelais grommela :
  
  - Ouais! Tout ça, c'est très joli, mais ça ne nous fait pas progresser d'un pas. Les coupables, on ne les identifiera jamais, et les retombées auxquelles on peut s'attendre vont être plus fâcheuses pour nous que pour eux. A commencer par le fait que la police va désormais placer nos villas sous sa protection.
  
  Cette perspective ne souriait pas à Coplan, et pour cause. D'une façon détournée, elle aboutissait à un certain, contrôle de leurs allées et venues. Il prononça
  
  - Je suis curieux de voir si un reporter, tuyauté par une bonne âme, ne va pas démentir ce que nous avons prétendu, en ce qui concerne nos fonctions. Voilà qui pourrait amorcer une campagne de presse xénophobe.
  
  Delorme haussa les épaules, agacé.
  
  - Nous serons forcés de la subir, que voulez-vous! Et de nous taire, en plus. Mais toutes ces histoires vont saper notre autorité auprès de nos élèves, et c'est ce qui m'irrite le plus.
  
  - Ou provoquer une réaction inverse, objecta Coplan. Devant ces officiers péruviens, nous ne devons pas jouer les martyrs. Soutenons la thèse, d'ailleurs véridique, qu'on nous attaque parce que nous sommes aptes à former les cadres d'un excellent S.R., et que cela nuit aux visées d'un pays quelconque.
  
  - Telle était bien mon intention, proclama Delorme, combatif. Et le premier qui ricane, je le fous dehors. Ils vont bien voir de quel bois on se chauffe!
  
  Ces fortes paroles rehaussèrent le moral, de Bazelais.
  
  - Bon, conclut-il. Si nous allions déjeuner?
  
  
  
  
  
  Le samedi après-midi, José Restrepo téléphona à Coplan et lui demanda, si cela lui était possible, de venir chez lui le lendemain dans le courant de l'après-midi.
  
  Il voulait, disait-il, entretenir Francis de questions importantes et confidentielles. Sentant d'où venait le vent, Coplan lui répondit qu'il se rendrait avec plaisir à cette invitation et que lui-même, du reste, avait songé à organiser une telle entrevue.
  
  Le dimanche, il se rendit donc à la splendide résidence de l'avenue de Rivera.
  
  L'accueil de Restrepo fut cordial, affable, bien que le chef du contre-espionnage ne pût cacher entièrement une ombre de contrariété.
  
  Tout en accompagnant son ami dans la bibliothèque, il lui mit une main sur l'épaule et dit :
  
  - Je suis vraiment indigné par la stupidité de cet acte de vendredi dernier. Il faut être naïf pour s'imaginer que cela pourrait avoir une répercussion sur l'attitude gouvernementale à votre égard.
  
  Souriant, Coplan rétorqua :
  
  - Cela ne change rien, non plus, à notre résolution de poursuive notre tâche, rassurez-vous. Il en faut davantage pour nous effrayer.
  
  Ils s'installèrent dans le coin « détente » de la vaste pièce, et Restrepo, tout en contemplant les carafes, bouteilles et flacons qui renfermaient des alcools divers, émit :
  
  - Je me sens un peu responsable de cet attentat. Il a été commis à l'instigation d'une puissance étrangère, n'est-ce pas votre conviction ?
  
  - Oui, reconnut Coplan. A mes yeux, c'est quasi certain.
  
  - J'aurais donc dû déjouer ce complot, enchaîna Restrepo avec amertume. A ce titre, je vous présente mes excuses.
  
  - Soyons sérieux, dit Coplan. Vous n'y pouvez rien. Une action ponctuelle comme celle-là défie les capacités d'une police, fût-elle la mieux organisée du monde. C'est comme un hold-up...
  
  Restrepo releva vers son invité un visage ennuyé.
  
  - Oui, sans doute, murmura-t-il. Mais je crains que vous ne soyez l'objet, vous et vos collègues, de violences moins symboliques dans un proche avenir.
  
  - Ah ? Est-ce une intuition ou possédez-vous des éléments qui le font supposer?
  
  - Non, un simple raisonnement. On veut mettre un terme à vos activités dans le pays, c'est clair. Si l'intimidation ne suffit pas, on ira plus loin.
  
  Il s'interrompit, questionna :
  
  - Que puis-je vous servir ? Scotch, Pisco, cognac ?
  
  - Whisky à l'eau plate, je vous prie. Eh bien, je ne suis pas aussi pessimiste que vous, Restrepo. Je crois, pour ma part, que nos adversaires continueront à manier des armes psychologiques, et qu'ils éviteront de faire couler le sang.
  
  - Pourquoi?
  
  - Ce sont des professionnels. Ils n'auraient pas tiré un coup de semonce s'ils envisageaient de frapper plus fort : ils auraient procédé d'emblée à l'enlèvement ou au meurtre.
  
  Coplan affichait à dessein une opinion peut-être défendable, mais pour laquelle il n'eût pas mis sa main au feu. Devinant le projet de son interlocuteur, il préférait le combattre à l'avance.
  
  Restrepo, versant du scotch dans deux verres, méditait sur les paroles qu'il venait d'entendre.
  
  - Alors, selon vous, cette manifestation ne serait pas inquiétante? s'enquit-il. Vous n'y voyez qu'une manœuvre publicitaire, en quelque sorte?
  
  Coplan eut un rire bref.
  
  - Écoutez, dit-il. Si on me donnait pour tâche de faire déguerpir sûrement des types qui séjournent dans un pays autre que le leur, je ne m'amuserais pas à glisser des pétards dans leur boîte aux lettres. Je balancerais plutôt des grenades dans leur chambre à coucher.
  
  Le masque rembruni du Péruvien s'éclaira légèrement.
  
  - Oui, mais vous êtes un homme expéditif, ironisa-t-il. Vous n'êtes pas pour les demi-mesures, j'ai déjà pu m'en apercevoir. Salud!
  
  Il but une gorgée, déposa son verre, puis reprit sur un ton sérieux :
  
  - Il n'empêche que je vais vous faire proteger par mes hommes, tous les trois. Je ne veux pas prendre de risques.
  
  La tuile que Francis avait senti planer...
  
  Il but aussi, garda un instant l'alcool dans sa bouche avant de l'avaler. Une complète liberté de mouvements lui était nécessaire. Trimbaler à ses chausses des gardes du corps pleins de bonne volonté lui empoisonnerait l'existence, même si l'Opération Neptune n'exigeait pas de lui une participation plus directe. Idem pour Delorme et Bazelais.
  
  - Franchement, articula-t-il enfin, je suis très touché, mais je ne puis accepter. Vous rendriez un mauvais service à notre cause.
  
  Restrepo écarquilla les yeux, ébahi.
  
  - Oui, confirma Coplan. Si vous nous dotez d'une escorte, nos adversaires ne manqueront pas d'en faire des gorges chaudes ; vous créerez l'impression que nous ne sommes pas de taille à nous défendre et que la population nous est hostile.
  
  - D'accord, mais s'il vous arrivait quelque chose, tout le monde me le reprocherait, à commencer par votre ambassade. De plus, en haut lieu, on sait que nous sommes très liés, vous et moi. De quoi aurais-je l'air?
  
  - La police va déjà surveiller notre domicile, argua Coplan de mauvaise humeur. Pourquoi ne pas nous faire circuler en voiture blindée, tant que vous y êtes! Oubliez-vous que nous sommes des gens de métier, et que si nous décidons d'ouvrir l’œil, on ne nous aura pas comme des particuliers ordinaires. Que je sois encore vivant le prouve.
  
  Embarrassé, Restrepo redouta d'avoir vexé son hôte.
  
  - Comprenez ma position, supplia-t-il. Je dois veiller sur votre sécurité. C'est une question de principe, maintenant qu'une menace semble se dessiner.
  
  - Quand Kennedy a été assassiné il était environné par une foule de gardes du corps, rappela Francis, railleur. Faites-moi la grâce de nous considérer comme des soldats en opérations et laissez tomber cette idée d'attacher des gorilles à nos pas : je ne pourrais même plus distinguer si je suis filé ou non.
  
  Restrepo avait un sens de l'honneur assez élevé pour ne pas heurter les conceptions de l'émissaire français. Mais son sens pratique n'était pas demeuré insensible à la dernière phrase de celui-ci.
  
  Effectivement, il déforcerait les dons d'observation de Coplan s'il l'entourait, lors de ses déplacements, d'une équipe de protecteurs.
  
  - Adoptons un modus vivendi, proposa-t-il, conciliant. Je vais vous doter d'un émetteur de poche réglé sur la fréquence d'appel de notre centrale. Promettez-moi d'aviser le service sur-le-champ si vous déceliez la moindre anomalie.
  
  - Volontiers, accepta Francis, soulagé. Si cela peut vous mettre à couvert, tant mieux. A moi de formuler une demande, à présent. Vous permettez ?
  
  - Comment donc!
  
  Le Péruvien, intrigué, redoubla d'attention.
  
  - Voilà, expliqua Francis. Vendredi, après l'incident, des reporters ont fait la danse du scalp autour de nous pour savoir qui nous étions et pourquoi nous avions été visés par des terroristes. Nous avons répondu que nous étions des conseillers économiques et qu'il devait s'agir d'une erreur.
  
  - J'ai vu cela dans les journaux d'hier, en effet. Vous avez bien fait. Les autorités ne vous contrediront pas.
  
  - J'en suis sûr. Si toutefois une publication quelconque soulevait le lièvre de notre mission réelle, je pense qu'il serait intéressant d'apprendre d'où elle a reçu l'information.
  
  - Hum, je vois, opina Restrepo. La rédaction pourrait avoir été alertée par les auteurs du coup.
  
  - Ceux-ci vont être déçus, naturellement, leur but n'ayant pas été atteint. Ils n'admettront pas que l'affaire tombe à plat.
  
  Restrepo hocha plusieurs fois la tête.
  
  - Il y aurait là un début de piste, en effet, convint-il. Je vais m'en occuper.
  
  Il s'envoya une seconde gorgée dans le gosier puis, détendu, il reprit :
  
  - Savez-vous que des rumeurs étranges circulent au sujet du Centre d'Étude de Chosica ?
  
  - Ah oui? fit Coplan, éberlué. Que peut-on bien raconter ?
  
  - II paraîtrait qu'on s'y livre à de singufiers travaux, que des bombes atomiques y seraient entreposées, que l'édifice du Centre surplomberait un gigantesque blockhaus, que sais-je encore !
  
  Visiblement, ces calembredaines l'amusaient, et il tenait à s'en divertir avec son invité. Lequel apprécia beaucoup moins ces plaisanteries.-
  
  On se demande où de pareils canulars peuvent trouver leur origine, murmura Coplan après avoir esquissé un sourire désabusé. Faut-il que les gens soient assoiffés de sensationnel!
  
  - Oh, nous en avons entendu bien d'autres ! Certains ont cru dur comme fer, ici, que vos premières expériences nucléaires dans le Pacifique allaient provoquer un énorme raz-de-marée sur nos côtes. Mais laissons cela. Figurez-vous que, ces temps derniers, j'ai eu un mal fou à joindre notre belle amie Rosa.
  
  - Ah ? s'étonna poliment Francis, qui commençait à éprouver des fourmillements dans les veines. La musique doit lui prendre beaucoup de temps, j'imagine?
  
  - La musique ?
  
  Une expression goguenarde égaya les traits de Restrepo, qui poursuivit :
  
  - Je suis moins charitable, que vous, mon cher ami Il doit y avoir là-dessous une nouvelle idylle dont l'incandescente Rosa est prodigue et qui flanquerait une attaque d'apoplexie à son amant officiel, le général, s'il la soupçonnait.
  
  - A-t-elle donc un tempérament si volcanique? demanda Coplan d'un air dubitatif, tout en songeant que le lieutenant Rouleau devait être le bénéficiaire des faveurs perfides de la collaboratrice de Mancheno.
  
  - J'ai tout lieu de le supposer, dit Restrepo, facétieux. A l'époque où elle était sous surveillance, mes agents ont pu noter qu'elle avait une prédilection pour les étrangers ; son inconstance a même porté l'un de mes hommes à formuler l'hypothèse... (pardonnez-moi, c'est le fonctionnaire qui parle) qu'elle se livrait à la prostitution.
  
  - Sans blague ? proféra Coplan, sceptique.
  
  - Cela ne tenait pas debout, naturellement. Rosa possède une fortune personnelle et son général lui verse une rente assez coquette. Elle choisit des étrangers pour que ces aventures ne la compromettent pas.
  
  - Eh bien, qui s'en douterait, à la voir si femme du monde... Vous attisez ma curiosité, Restrepo!
  
  - Impunément. Je sais que vous résisteriez à sa séduction, pour les raisons que vous m'avez citées.
  
  Coplan fut à nouveau effleuré par la pensée que son hôte, sous ses dehors débonnaires, pratiquait un jeu subtil. II avait abordé tous les sujets qui, d'une façon ou d'une autre, étaient susceptibles de déconcerter Francis.
  
  Mais l'eût-il fait s'il avait vraiment flairé quelque chose? Non. Dans ce cas, il n'eût pas sollicité un entretien : il aurait tissé sa toile dans l'ombre, se réservant d'abattre ses cartes quand il le jugerait utile.
  
  - Hélas, articula Coplan. Je suis malheureusement contraint de mener une vie exemplaire en ce moment, et vous êtes en train de retourner le poignard dans la plaie car une fille de cette classe ne peut laisser un homme indifférent, je ne vous apprends rien.
  
  - C'est vrai, acquiesça le Péruvien sur un ton pénétré. Elle est de celles pour lesquelles on vendrait son âme au diable, et c'est pourquoi le vieux général n'en démord pas, malgré les ennuis que cette liaison lui a valus. Un autre scotch ?
  
  - Avec plaisir.
  
  Coplan tira un paquet de Gitanes de sa poche, alluma une cigarette, souffla de la fumée. A Chosica, les essais entraient dans leur phase cruciale. Ils seraient probablement terminés vers la fin de la semaine et, après, de ce côté-là du moins, la situation s'améliorerait pour un temps. Rosa saurait à quoi s'en tenir, elle aussi.
  
  Restrepo, ayant servi, resta debout.
  
  - Pendant que j'y songe, et que nous sommes encore sobres tous les deux, je vais vous remettre ces transistors, déclara-t-il en se dirigeant vers une des armoires de la bibliothèque. Vous et vos compatriotes, vous devrez en porter un sur vous en permanence, n'est-ce-pas? Vous me le garantissez ?
  
  - C'est juré.
  
  Le Péruvien revint peu après en tenant des petits boîtiers du format d'un paquet de douze cigarettes. Il en déposa deux sur la table basse, en conserva un pour le montrer à Francis.
  
  - Voici, dit-il. L'antenne, un fil semi-rigide, sort du bas de l'appareil quand vous tirez sur cet onglet. Le minuscule bouton rouge commande la mise en service. Ce talkie émet seulement, il ne peut recevoir : ce n'est qu'un dispositif d'alarme pour secours d'urgence. Si vous l'utilisez, bornez-vous à dire deux fois en quel endroit vous vous trouvez. L'appel sera entendu et une équipe de motards en civil partira instantanément.
  
  - Parfait, jugea Coplan. Ça me paraît plus pratique qu'un sifflet. Mais je doute que nous soyons obligés d'en faire usage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, le mercredi matin (une semaine après qu'elle fût devenue la maîtresse de Jacques Rouleau), Rosa Pocuro rangea sa voiture devant l'immeuble où habitait l'officier, avenida Argentina.
  
  Ils s'étaient revus à plusieurs reprises, depuis le tournant qu'elle avait imprimé à leurs relatons ; à chaque fois, elle avait soumis Rouleau à une douche écossaise : tantôt amoureuse, tantôt d'une froideur exaspérante, elle lui avait arraché par bribes et morceaux pas mal de détails sur les aménagements du centre, sur les appareils dont on se servait, la raison d'être des antennes qu'on voyait à l'extérieur, etc. L'intérêt de la jeune femme semblait uniquement motivé par son désir de participer à la vie professionnelle de son futur époux.
  
  L'officier, respectant les consignes de prudence, ne dévoilait pourtant rien d'essentiel ; parfois, en éludant une question ou en tardant à répondre, il révélait cependant que certaines recherches n'étaient pas destinées à être connues du public.
  
  Rosa ne désespérait pas de l'amener à divulguer des choses plus secrètes mais, ignorant elle-même les objectifs cachés du Centre et soucieuse de ne pas éveiller la méfiance de Rouleau, elle était contrainte de louvoyer.
  
  Résolue à marquer de nouveaux points lors de leur prochaine entrevue, Rosa pénétra d'un pas alerte dans le hall de l'immeuble.
  
  Deux ouvriers en salopette blanche bavardaient devant la cage d'ascenseur, un grand panier à linge posé par terre à côté d'eux.
  
  La cabine étant arrivée au rez-de-chaussée, ses portes s'ouvrirent automatiquement. Les deux hommes s'effacèrent pour laisser entrer la visiteuse, lui succédèrent avec leur panier, puis l'un d'eux demanda :
  
  - Quel étage, señorita ?
  
  - Au sixième.
  
  Il appuya sur le bouton correspondant, s'adossa ensuite à la cloison, les mains derrière le dos. Son collègue, plus proche de Rosa, lui appliqua soudain une main sur la bouche, repoussant sa tête avec force contre la paroi de métal.
  
  Prise au dépourvu par la brusquerie du geste, la Péruvienne resta clouée sur place. Elle voulut se dégager en repoussant son agresseur, eut la sensation que celui-ci s'était mué en statue : il la maintenait durement sans bouger d'un millimètre.
  
  L'autre ne demeura pas inactif. Il extirpa une matraque de sa poche intérieure et en assena un coup décisif sur la tête de la femme, se retourna pour appuyer sur le bouton arrêt de l'ascenseur.
  
  Assommée, Rosa se serait affaissée si le type qui l'immobilisait ne l'avait retenue sous les bras. Son complice ouvrit le couvercle du panier afin de lui permettre d'y installer le corps de la fille. Ce fut vite fait.
  
  La seconde suivante, la cabine se remit à descendre sans que les inconnus eussent échangé une parole. Lorsque les deux battants coulissèrent, ils ramassèrent calmement le panier en le prenant chacun par une poignée et se dirigèrent vers l'entrée.
  
  Parvenus sur le trottoir, ils transportèrent leur fardeau jusqu'à une camionnette bleue dont les portes étaient restées ouvertes, glissèrent la malle en osier sur le plancher, grimpèrent à sa suite dans le fourgon puis, tandis que l'un refermait à l'arrière, l'autre tapait deux fois du poing contre la cloison qui le séparait du conducteur.
  
  La camionnette s'ébranla.
  
  
  
  
  
  Quand Rosa reprit conscience, la tête affreusement douloureuse, elle était allongée sur une couchette peu confortable. Ses premiers mouvements, pourtant précautionneux, la firent grimacer : tout son corps était endolori par des courbatures.
  
  Renonçant à se redresser, elle se massa le front, promena un regard autour d'elle en cherchant à se rappeler ce qui lui était advenu. La pièce lui apparaissait comme un cube de béton éclairé par une ampoule empoussiérée. Ah... Il y avait quand même une porte.
  
  Les hommes en salopette, l'ascenseur, Chez Jacques.
  
  Prisonnière.
  
  Rosa s'appuya sur un coude, médusée, atterrée, incapable de comprendre ce qui s'était passé. Pourquoi l'avait-on amenée là? Oui?
  
  On ne lui avait pas volé son sac. Il gisait là, par terre, ouvert.
  
  Elle étira le bras pour s'en saisir, le fouilla rapidement. On n'avait pas dérobé son argent. Seules manquaient ses clés de voiture.
  
  Elle prit un petit mouchoir, s'avisa que la peur l'envahissait, lui crispant le cœur. Des histoires d'enlèvements, la presse en relatait au moins une par mois, et elles se terminaient le plus souvent d'une façon tragique.
  
  Sa montre marchait encore. Elle indiquait 16 h 30.
  
  Était-il possible qu'une trentaine de minutes seulement se fussent écoulées entre le moment où Rosa était entrée dans l'immeuble et son réveil ? Ou bien l'aiguille avait-elle accompli un tour complet du cadran ?
  
  Non, ce coup sur la tête n'avait pu causer une inconscience aussi longue. Et la jeune femme sentait qu'elle n'avait pas été droguée.
  
  Elle frémit des pieds à la tête en entendant s'entrebâiller la porte, braqua les yeux dans cette direction. L'ouverture s'agrandit et un homme entra dans le local, bientôt suivi par deux autres.
  
  Instinctivement, Rosa rabattit sa jupe sur ses jambes, sans cesser de dévisager les intrus. Ce n'étaient pas les individus qui l'avaient kidnappée.
  
  Le premier, corpulent, d'une taille inférieure à la moyenne mais au torse solide, avait un faciès de Cholo, métis blanc-indien aux pommettes marquées ; des cheveux taillés court, un front ridé, des traits qui révélaient de la ruse. Dépassant la quarantaine, habillé d'une chemise blanche et d'un pantalon gris, il n'appartenait visiblement pas à la classe pauvre.
  
  Quant aux deux autres, c'étaient des Blancs de pure souche, bien qu'ils eussent le teint bronzé par le soleil. Moins âgés que leur compagnon, ils avaient des mines sévères, intriguées, et ils regardèrent fixement la prisonnière, surpris par sa beauté. Les mains enfoncées dans leurs poches, les jambes écartées, ils restèrent plantés devant la couchette aux côtés du Péruvien.
  
  Rosa, la gorge serrée, devina qu'elle allait connaître le motif de son enlèvement. Ces trois individus qui la contemplaient comme une bête curieuse ne voulaient pas seulement se rendre compte de son état.
  
  Le Cholo parla :
  
  - Nous voulons vous poser quelques questions. Je vous conseille de ne pas faire la sourde oreille, car nous serions obligés de vous maltraiter. Vous couchez avec un nommé Rouleau, hein?
  
  - Il est mon ami, rectifia Rosa. En quoi cela vous concerne-t-il?
  
  - Je suppose qu'il doit vous être attaché ? Une belle pute comme vous, ça vaut son prix.
  
  Une lueur égrillarde pétillait dans ses prunelles, et on sentait qu'il prenait plaisir à employer des mots orduriers.
  
  - Qu'espérez-vous ? lança Rosa, maîtrisant sa colère. Une rançon ? Il n'est pas riche, je vous préviens.
  
  - Il existe plusieurs manières de payer, ricana le type. Moi, je donnerais n'importe quoi pour vous récupérer, si on avait fait l'amour ensemble.
  
  Puis, à ses acolytes :
  
  - Pas vrai, les gars?
  
  Les interpellés hochèrent la tête avec conviction, mais sans desserrer les dents. Ils lorgnaient sans vergogne les bras, le décolleté et les jambes de la détenue en ayant l'air de supputer ce que pouvait rapporter un corps pareil. Ils n'avaient pourtant pas des têtes de proxénètes...
  
  L'aîné reprit :
  
  - Cette rançon, vous pouvez peut-être la payer vous-même, après tout. Si vous êtes coopérative, il ne sera pas nécessaire de l'exiger. Rosa recula vers le mur, son cœur battant à grands coups. Transie de crainte, elle se domina, tâcha de parler d'une voix sans fêlure.
  
  - Que me voulez-vous, au juste? s'enquit-elle. Dites-le clairement !
  
  Le métis consulta du regard ses compagnons. Ceux-ci, d'un signe du menton, l'invitèrent à entamer l'interrogatoire, se réservant de poser des questions complémentaires ou d'exercer des sévices sur la femme si elle gardait le silence.
  
  Le Péruvien reporta les yeux sur elle.
  
  - On finit par apprendre des choses, quand on couche avec un type, grommela-t-il. Que fabrique-t-il à Chosica, votre fiancé ?
  
  Rosa pinça les lèvres.
  
  Des espions authentiques s'étaient emparés d'elle pour obtenir des renseignements sur le Centre! Sur les travaux qu'elle était chargée de protéger !
  
  Elle répondit, apparemment interloquée :
  
  - Jacques? Il s'occupe de recherches concernant les mouvements des bancs de poissons.
  
  L'homme se croisa les bras en haussant les épaules.
  
  - Ne faites pas l'idiote, maugréa-t-il. Ça c'est la version officielle. Nous savons que de nombreux techniciens de la marine de guerre française opèrent dans cette station, et que Rouleau est un officier attaché à la direction du laboratoire. Quel est son rôle véritable ?
  
  Denis Charron, pensa-t-elle, frappée par une intuition. Il avait partie liée avec ces trois individus... Retourné contre elle le traquenard qu'elle lui préparait !
  
  Son angoisse s'accrut. Saurait-elle dissimuler ce qu'elle avait pu arracher à son amant ? Elle éprouva soudain pour lui une immense pitié. Par une incroyable ironie du sort, elle devenait la victime du piège tendu pour lui I
  
  - Je ne vous comprends pas, prononça-t-elle sur un ton désemparé. Mon ami collabore à des travaux scientifiques c'est tout ce que je sais.
  
  - Vous en savez certainement plus que le commun des mortels, répliqua le Cholo, accusateur. Rouleau est un spécialiste des sous-marins, nous avons vu les questionnaires que doivent remplir ses subordonnés, et le Centre est doté d'un puissant émetteur de radio. Avouez qu'il camoufle une base de détection militaire
  
  Rosa déglutit.
  
  - Mais non, assura-t-elle. Jacques ne m'a jamais rien dit de semblable. D'ailleurs, moi, je n'y connais rien, à la technique!
  
  Le quadragénaire tourna une face contractée vers l'un de ses séides.
  
  - Vous voyez, grinça-t-il, elle fait semblant de n'être au courant de rien, la garce! On va devoir la stimuler un peu. Il est déjà près de 17 heures.
  
  L'autre opina, cligna de l’œil vers son collègue. Tous deux, avançant d'un pas, empoignèrent la jeune femme et la remirent debout.
  
  Rosa tenta de se débattre, furibonde, alors que ses adversaires la maintenaient chacun par un poignet et par une épaule. Cette résistance désordonnée fit rigoler les deux types. Le Péruvien, profitant de l'immobilisation de la captive, introduisit sa main dans le décolleté puis, d'une secousse, il déchira la robe de haut en bas.
  
  Rosa lui expédia un coup de pied dans le ventre, ramena sa jambe en arrière et, recourant alors à une parade du judo, elle frappa par derrière la cheville de son agresseur de droite tout en relevant le bras. L'homme, déséquilibré, dut lâcher prise et tomba sur son derrière. Déchaînée, Rosa cala un pied devant celui du second ruffian, enroula son bras libéré derrière la nuque de son antagoniste et, d'une traction combinée avec un coup de reins, elle le fit valser au-dessus d'elle, le catapultant vers le Cholo qui se comprimait le ventre à deux mains.
  
  Les deux hommes s'effondrèrent simultanément sur le sol en cognant le mur, mais à cet instant des doigts de fer se refermèrent autour d'une des chevilles de Rosa et un coup de tête sous ses fesses l'expédia en chute libre vers les corps emmêlés du Péruvien et du Blanc.
  
  Des imprécations éclatèrent dans la cave. La prisonnière, agrippée de partout, étalée dans une position qui l'empêchait de mobiliser ses muscles, se retrouva paralysée par une torsion du bras, son poignet collé entre ses omoplates.
  
  - Ah, la salope! fulmina le métis en se remettant sur ses jambes. Elle va nous payer ça !... Attendez, ne la lâchez plus!
  
  Il fonça vers la porte et grimpa les marches quatre à quatre tandis que ses sbires, instruits par l'expérience, relevaient la fille en la tenant comme le font des policiers pour maîtriser un forcené, les deux mains repliées dans le haut du dos. Ils se mirent aussi à l'abreuver d'insultes et à la secouer, vexés d'avoir été terrassés par elle.
  
  Ils mêlaient des mots d'une langue étrangère à des injures en espagnol. Rosa, bien que vaincue et souffrant de toutes parts, cracha les grossièretés les plus blessantes à leur intention.
  
  Sa colère, jointe à un sentiment d'irrémédiable, l'aveuglait et l'emplissait de haine.
  
  Le Cholo revint, muni d'une corde. Frémissant de fureur ou d'une satisfaction morbide, il haleta :
  
  - Elle l'aura cherché... Laissez-moi ligoter ses poignets.
  
  Se plaçant derrière elle, il s'affaira mais, s'avisant soudain qu'il ne réaliserait pas son projet en agissant de la sorte, il ordonna :
  
  - Faites-la mettre à genoux, les mains posées sur le sol, devant elle.
  
  Les deux brutes la contraignirent à s'incliner, à s'agenouiller sur le ciment, et ensuite ils ramenèrent ses avant-bras devant son buste en pesant dessus pour les plaquer par terre.
  
  Le Péruvien, fébrile, se hâta d'emprisonner dans un nœud coulant les poignets de la détenue, serra tant qu'il le put, provoquant ainsi un gémissement de sa victime. Les Blancs, ne discernant pas ce qu'il méditait, mais troublés par le contact du corps de la fille, attendirent la suite.
  
  - Là, indiqua le métis en montrant de la tète un tuyau courant le long du plafond et fixé à une poutrelle noyée dans le revêtement.
  
  Déjà, il insérait l'autre extrémité de la corde entre la canalisation et son support, halait vers lui le bout libre. Rosa, invinciblement attirée vers le haut, fut hissée de force, jusqu'à ce qu'elle ne pût plus prendre appui que sur la pointe de ses chaussures.
  
  Ayant compris, et ne voulant pas rater l'occasion, les deux étrangers achevèrent de dépouiller la fille de sa robe déchirée, puis de son soutien-gorge et de son slip. Le Cholo, après avoir attaché solidement le filin, nargua sa compatriote :
  
  - Voilà ce que tu y as gagné, espèce de furie... Maintenant, tu vas parler, je te le promets.
  
  Rosa se mit à gigoter en dépit du mal que lui infligeait le lien sciant sa peau ; ses geôliers la palpaient outrageusement, n'épargnant pas les recoins les plus intimes de sa personne. Le plus âgé, l'ayant contourné, lui imposa même une odieuse caresse dont la fermeté n'excluait pas une obscénité sournoise.
  
  - Alors, reprit-il, quel est le boulot de ces gens de Chosica? Que cherchent-ils réellement?
  
  - Je ne le sais pas! glapit Rosa, indignée par ces attouchements. Vous pouvez me tuer, ça n'y changera rien !
  
  - Avant qu'on te tue, tu vas encore passer un vilain quart d'heure, gronda le quadragénaire en resserrant ses doigts crochus.
  
  La jeune femme ne put retenir un cri. Cruellement pincée, elle pivota pour se libérer de cette meurtrissure mais ne réussit qu'à l'aggraver.
  
  - Tu craqueras, prédit son tortionnaire, sardonique. Ne te figure pas qu'on te laissera quitte parce que tu prétends n'avoir pas reçu de confidences de ton connard. Allez, raconte!
  
  - Je n'ai rien à raconter! Vous inventez des prétextes pour me torturer, voilà tout!
  
  L'un des inconnus de race blanche, probablement trop échauffé par le spectacle de cette nudité offerte, oublia soudain le but de l'interrogatoire. Obnubilé par une brusque convoitise, il prononça d'une voix enrouée, avec un fort accent :
  
  - Un instant, Rodrigo, je n'en peux plus. Toi, Alex, soutiens-la.
  
  D'abord interdits, ses complices ne furent pas longs à favoriser ses desseins. La mine farouche, il défit la boucle de sa ceinture pendant qu'ils rehaussaient chacun une jambe de la fille, leur autre main sous ses fesses.
  
  Rosa, dont tous les membres étaient maintenant paralysés, vit s'approcher le visage mauvais de l'homme qu'elle avait précédemment culbuté vers le nommé Rodrigo, et qui s'apprêtait à savourer sa vengeance.
  
  Posément, il étreignit de ses mains calleuses les hanches satinées de la captive puis, tout en la regardant droit dans les yeux, il se mit en devoir d'abuser d'elle. Intensément. Pas aussi longtemps qu'il le souhaitait, car il s'embrasa d'un bloc, les paupières closes, rivé à sa proie.
  
  Suffoquée, mais lucide, Rosa perçut la chaude profusion de cet épanchement. Songeant que son salut dépendrait peut-être de la discorde qu'elle réussirait à créer entre les trois hommes, elle prolongea sciemment la félicité du rustre par de lentes et subtiles contractions, feignant de partager malgré elle son bienheureux tourment.
  
  Finalement épuisé, le robuste individu s'écarta en lui jetant un coup d’œil intrigué, puis il grogna un juron qui révélait l'ampleur de son contentement. A peine commençait-il à se rajuster que son camarade Alex le remplaça.
  
  Grinçant de satisfaction, Rodrigo facilita ce second rapt en soutenant à deux mains la croupe de la fille et en prodiguant des conseils cyniques à Alex. Ce dernier s'en donna à cœur joie, sa bouche mordant celle de Rosa, qui subit passivement cette deuxième épreuve.
  
  A en juger par l'effervescence du Cholo, ce ne serait pas la dernière.
  
  De fait, dès qu'Alex, rassasié, eût reculé d'un pas, Rodrigo colla son torse au dos nu de la nymphe livrée à sa merci. Tout en lui tenant les cuisses repliées, il bredouilla, éperdu : « Je vais te crever, ma jolie... »
  
  Trépignant d'impatience, il ne parvint pas d'emblée à la conquérir, mais bientôt il se banda comme un arc et se planta en elle, triomphant. Alors, se contrôlant mieux que ses prédécesseurs, le forban perpétra mûrement son acte, les mâchoires serrées, attentif à profiter à l'extrême de ce corps splendide. Il gratifia sa victime d'opulentes poussées, l'atteignant si loin qu'elle ne put s'empêcher de geindre.
  
  Au bord du vertige, il s'interrompit et marmonna, émerveillé : « T'es vachement meilleure que ma femme... » Puis il recommença, avec la même application, mais il ne tarda pas à sombrer en exhalant une plainte sourde.
  
  Enfin désertée par l'homme assouvi, Rosa reprit appui sur la pointe de ses pieds afin de soulager l'atroce étirement de ses bras. Pantelante et accablée, physiquement et moralement, elle n'éprouvait même plus la honte d'avoir été le jouet de ses geôliers, ou de rester exposée à leurs regards salaces.
  
  Rompant le lourd silence qui avait plané dans le local après toutes ces vilenies, le Cholo déclara d'une voix changée :
  
  - Bueno... Maintenant, nous allons pouvoir revenir à des choses sérieuses. Il vaudrait peut-être mieux que ce soit toi qui poses les questions, Max ?
  
  Il s'adressait au gaillard qui, ne pouvant plus contenir sa fringale, avait donné le signal de l'intermède. Et qui avait bénéficié de la complaisance de Rosa.
  
  En lui-même, l'interpellé vouait une obscure reconnaissance à la détenue pour avoir perçu son intime et discrète faveur, que celle-ci eût été volontaire ou non. Ce n'était pas sans une crispation interne qu'il avait vu violenter la fille par ses collègues.
  
  Il acquiesça à la demande du Péruvien. Cherchant ses mots, il articula :
  
  - Vous avez tort de nier. La fréquentation de Rouleau a dû vous informer de certaines particularités du Centre, nous en sommes persuadés. Par exemple, est-il relié seulement à des hydrophones ou aussi à des sonars ?
  
  Rosa réalisa, à retardement, que ces deux types bronzés devaient être des marins. Leur teint, leurs mains rudes et leur voracité charnelle en témoignaient.
  
  Elle devina aussi que son interlocuteur la soumettait à un test. Il connaissait la réponse, Rouleau n'ayant pas caché à Charron une chose dont tous les visiteurs du Centre pouvaient se rendre compte, et qui n'était nullement secrète.
  
  - Ils... ils travaillent avec des sonars également, avoua-t-elle dans un murmure.
  
  - A quelles profondeurs sont immergés ces sonars ? reprit Max, la face soucieuse.
  
  Jacques n'en avait jamais évoqué qu'une, sans doute parce que cela pouvait être divulgué.
  
  - A cent mètres, balbutia-t-elle.
  
  - Oui, d'accord, mais il y en a d'autres...
  
  - C'est possible, je l'ignore. Pour l'amour du ciel, détachez cette corde... J'ai trop mal! Rodrigo s'interposa avec vivacité :
  
  - Non-non, maugréa-t-il. Pour que tu recommences à t'agiter, salope? Tu es très bien ainsi. On te défera quand tu auras tout dit. Entre-temps, on aura plaisir à te regarder.
  
  Les bras croisés, les lèvres plissées par un rictus, il fixait ostensiblement les yeux sur le bas-ventre ombré de la prisonnière.
  
  Mais Max déclara d'un ton acerbe :
  
  - Relâchez au moins la corde, Rodrigo. Laissez cette femme se tenir debout normalement.
  
  Le Cholo, désarçonné, s'empressa d'obéir. Ainsi donc, ce n'était pas lui le chef du trio.
  
  Rosa respira un peu plus librement quand la traction que supportaient ses poignets s'allégea, puis disparut. Elle dédia un pauvre sourire île remerciement à son « préféré », qui reprit :
  
  - L'exploration acoustique s'effectue sûrement à plusieurs niveaux. Lesquels? Elle secoua la tête, la mine désolée.
  
  - Ça ne m'intéressait pas... Je ne l'ai jamais demandé. Croyez-vous que nous n'avions pas autre chose à faire, quand nous étions ensemble?
  
  Cette réplique suscita les sourires narquois d'Alex et du Péruvien, mais irrita Max. Les poings sur les hanches, il se campa devant Rosa :
  
  - Je vous donne une dernière chance, en vous prévenant que vous êtes en train de jouer la mauvaise carte. L'émetteur, à destination de qui ou de quoi envoie-t-il des messages?
  
  - Heu... A une station expérimentale en France, je crois. On lui retransmet les bruits sous-marins, comme échantillons de diverses espèces d'animaux.
  
  L'homme scruta longuement ses traits tout en réfléchissant. Rosa eut la sensation affolante qu'elle venait de commettre une erreur, sans pouvoir s'expliquer laquelle.
  
  Max, après un hochement de tête, dit à ses acolytes :
  
  - En battant, cette fille, nous réussirons peut-être à lui extirper des informations plus précises, mais je crains qu'elles ne pourront suffire. Or, le temps passe... Je suis d'avis de nous servir d'elle autrement, et à fond.
  
  - Comment? s'enquit Rodrigo, se méprenant sur le sens de ces paroles, le sang lui montant déjà aux tempes.
  
  - Leur système a deux verrous, exposa Max. Le brouillage électronique grâce auquel ils reçoivent sur une seule longueur d'onde les signaux captés à différentes profondeurs, et ensuite le code qu'ils utilisent pour chiffrer leurs messages. Seul ce Rouleau pourrait nous livrer les deux. Nous détenons l'atout qui va l'y contraindre : employons-le tout de suite.
  
  Rodrigo frotta sa joue râpeuse.
  
  - Oui, marmonna-t-il. En fin de compte, on ne l'aura pas payée trop cher.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Après les cours de l'après-midi, Coplan regagna comme de coutume son domicile de Chorrillos, Delorme et Bazelais faisant de même. Régulièrement, tous trois passaient chez eux pour s'octroyer une détente avant le repas du soir.
  
  A huit jours de l'attentat, les répercussions de celui-ci avaient été moindres qu'on aurait pu le craindre : le fait divers n'avait pratiquement soulevé aucune émotion, la presse ne l'ayant pas monté en épingle. Pas un journal ne l'avait exploité à des fins politiques, et ceci laissait assez perplexes les trois Français.
  
  La surveillance exercée par la police sur les villas était des plus discrètes : une voiture de tourisme banale, occupée par deux inspecteurs en civil, se bornait à faire des rondes dans le quartier, jour et nuit.
  
  Coplan, rentré chez lui, promena les yeux sur la baie en fumant une cigarette, avant d'aller prendre sa douche. Peut-être allait-on finir par leur ficher la paix, après tout? Le lundi précédent, les officiers de l'école avaient tenu à exprimer leur solidarité avec leurs instructeurs, à la suite du second acte de malveillance commis contre ceux-ci, et le Ministère des Forces Armées avait envoyé une lettre pour présenter ses regrets.
  
  Restait Chosica.
  
  Comme si la pensée de Coplan l'avait déclenchée, la sonnerie du téléphone se mit à retentir dans la salle de séjour. Francis alla décrocher, reconnut aussitôt la voix de Clemente Mancheno.
  
  - Je devrais vous voir dans le plus bref délai, dit le Péruvien sans avoir cité son nom. Ne seriez-vous pas libre actuellement?
  
  Coplan, pressentant que son correspondant avait une chose grave à lui communiquer, répondit d'une voix calme :
  
  - Oui, je n'ai aucun projet.
  
  - Alors, faites un saut jusque chez moi, vouIez-vous?
  
  - D'accord. Le temps de me changer et j'arrive. Il déposa le combiné, monta dans sa chambre, alla se munir du talkie par lequel il pouvait converser avec ses collègues. Ayant pressé le bouton d'appel, il attendit que l'un d'eux se manifestât.
  
  Delorme s'annonça quelques secondes plus tard.
  
  - Notre ami liménien vient de me demander de passer chez lui, confia Francis. Si je ne sais pas revenu à 8 heures, allez dîner sans moi.
  
  - Bon, très bien, approuva Delorme. Espérons qu'il n'y ait rien de fâcheux.
  
  - Le ciel vous entende, dit Francis. A tout l'heure.
  
  Il rangea l'appareil, se dépêcha d'enfiler des vêtements passe-partout et transféra dans ses poches le contenu de celles de son complet.
  
  C'était la première fois que le journaliste le relançait chez lui, et il avait été convenu qu'il ne le ferait que dans des circonstances exceptionnelles.
  
  Préoccupé, Coplan descendit au garage. Peu après, sa Chrysler déboucha sur la route et vira dans la direction du centre de la capitale.
  
  Tout en roulant, Francis s'assura qu'il n'était pas suivi. Il se méfiait de la sollicitude de Restrepo qui, malgré sa promesse, était capable de le doter de gardes du corps quand il se déplaçait seul.
  
  Mais, ni derrière, ni devant, Coplan ne décela une compagnie suspecte pendant son trajet. Il rangea cependant sa voiture dans un parking relativement éloigné de la rue Cuzco ; tandis qu'il se rendait à pied à l'adresse de Manche-no, il vérifia encore si des quidams à Pair innocent n'accomplissaient pas le même périple.
  
  Tranquillisé, il s'engouffra dans la cour intérieure du numéro 272, gravit d'un pas leste les marches de l'escalier menant à la galerie et s'immobilisa enfin devant la porte du « résident ».
  
  Mancheno l'introduisit dans sa tanière, plus encombrée que jamais de revues et de magazines. Il dévoila sans autre préambule
  
  - Je suis inquiet au sujet de Rosa Pocuro. Elle aurait dû me contacter hier jeudi, et depuis vingt-quatre heures je ne parviens pas à la joindre.
  
  Coplan s'était attendu à pire.
  
  - Il n'y a probablement pas lieu de vous tourmenter, estima-t-il. Vous savez comment elle est. Il faut qu'elle fasse un fugue de temps en temps.
  
  - Pas dans la situation présente, rétorqua Mancheno, maussade, en débarrassant un siège pour son visiteur. Elle devait me fournir d'importantes précisions.
  
  - A quel sujet?
  
  - Rouleau, d'abord. Ce type file un mauvais coton. Rosa lui a déjà tiré les vers du nez plus qu'il ne le faudrait. Elle avait un rendez-vous avec lui mercredi après-midi et devait m'informer hier si, oui ou non, il mérite de conserver les fonctions qu'il occupe au Centre.
  
  - Ah ? fit Coplan, désagréablement surpris. Qu'a-t-il déballé, entre autres?
  
  - Que le personnel est composé en majeure partie de techniciens de la marine de guerre, que les signaux captés sur les bouées sont retransmis par radio vers la France et que lui-même envoie des rapports codés sur les recherches en cours.
  
  Rembruni, Coplan médita une seconde avant de conclure :
  
  - Oui, c'est beaucoup, évidemment, quoique cela ne puisse être qualifié de trahison.
  
  - D'accord, mais il est sur la mauvaise pente. Il est trop bavard. Moi-même si j'étais chargé d'élucider ce qui se passe à Chosica, j'aurais la puce à l'oreille. Or, ce n'est pas tout je vous avais parlé de ce nommé Denis Charron, qui était entré en rapport avec Rouleau et qui souhaitait de visiter le Centre?
  
  Francis opina. Son hôte poursuivit :
  
  - Rosa s'employait à réunir des renseignements sur ce bonhomme. Il vend de l'outillage importé, possède un magasin et un bureau à Callao. Mais il ne s'est établi au Pérou qu'il y a trois mois, et voyez la coïncidence : c'est à peu près à cette date que la construction du Centre a été achevée.
  
  Coplan logea son menton dans son poing. Fixant son interlocuteur, il s'enquit :
  
  - Notre amie devait-elle aussi vous apporter d'autres détails sur cet individu ?
  
  Mancheno, assis à son bureau, s'y accouda et fit un signe d'approbation.
  
  - Oui, prononça-t-il. Et voilà pourquoi j'ai des appréhensions. Rosa semble être tombée dans une trappe alors qu'elle s'intéressait de plus près à ses activités. Je sais qu'elle était même allée jusqu'à suggérer à Rouleau de le lui présenter.
  
  Tous deux connaissaient les audacieuses méthodes de la Péruvienne, et une supposition identique leur vint à l'esprit.
  
  - Non, dit Mancheno. Si elle avait passé la nuit à Callao, c'eût été une raison supplémentaire pour qu'elle me téléphone ce matin.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan alluma une Gitane. Quand il eut soufflé de la fumée, il dit sur un ton réfléchi :
  
  - Procédons par ordre : avez-vous une idée des démarches que Rosa comptait entreprendre avant-hier et hier ?
  
  - Mercredi, elle devait aller chez Rouleau à 16 heures. La suite dépendait de ce qu'elle aurait appris au cours de cette entrevue. Rosa n'aurait pas eu besoin d'aller baguenauder à Callao jeudi matin, par exemple, si l'officier lui avait annoncé que Charron viendrait au Centre un de ces jours. Dans ce cas, je vous l'aurais signalé afin qu'il soit tenu à l’œil à sa sortie.
  
  - Hum... Si bien que, en admettant l'hypothèse d'une disparition, vous ne pouvez soupçonner à quel moment, ou à quel endroit, elle se serait produite?
  
  Mancheno se redressa sur ses coudes. Les traits soucieux, il révéla
  
  - C'est la raison pour laquelle je me suis permis de vous faire venir. Seule une conversation avec Rouleau pourrait nous éclairer sur trois points : primo, Rosa est-elle bien allée chez lui ? Secundo : l'avait-il mise en présence de Charron ? Tertio : ce dernier était-il revenu à la charge pour être admis au Centre ? En possession de ces éléments, nous pourrions peut-être reconstituer l'emploi du temps de notre collègue. Or il n'y a que vous qui puissiez questionner le lieutenant.
  
  - Je vois, dit Coplan. Vous avez raison. Il ne faut pas tarder davantage. Rouleau prend son service à minuit, si je ne me trompe?
  
  - En effet. Normalement, il devrait être à son domicile en ce moment.
  
  - Pouvez-vous m'indiquer son adresse? Je n'ai pas emporté la liste.
  
  - Avenida Argentina 316, sixième étage.
  
  - J'y vais, dit Francis en se relevant. Il doit être très mordu pour Rosa, sans doute ?
  
  Un sourire bizarre étira les lèvres du journaliste.
  
  - Il veut l'épouser, ce malheureux, murmura-t-il avec dérision. Quand je vous le disais, qu'il filait un mauvais coton.
  
  Puis :
  
  - Après que vous l'aurez vu, appelez-moi au bar du Bolivar. Si Rosa était revenue en surface entre-temps, je serais très heureux de vous en informer.
  
  - Entendu, dit Francis en serrant la main de son hôte. Pourvu que nous la retrouvions, car sa perte serait un désastre à de nombreux égards. A plus tard, Mancheno. Ah! Un dernier détail... La voiture de notre amie, comment est-elle?
  
  - Un coupé Ford Capri bleu pâle. Je puis même vous donner l'immatriculation, si vous le désirez.
  
  - Oui, cela peut m'être utile.
  
  Le journaliste, fourrageant dans ses piles de documents, remit la main sur son vieil agenda. Il le feuilleta, trouva la page et lut :
  
  - 5484 M 12.
  
  - Merci.
  
  Sorti de la maison de la rue Cuzco, Coplan se hâta vers le parking. Le crépuscule commençait à tomber. Sous, les Tropiques, il est court, et bien que le trajet entre la Plaza San Martin et l'avenue Argentina ne dura qu'un quart d'heure, il faisait déjà nuit quand la Chrysler s'arrêta près de l'immeuble où habitait Rouleau.
  
  Empruntant l'ascenseur, Coplan monta au sixième. Il avait eu le temps de se définir une tactique. Encore fallait-il que l'officier fût chez lui.
  
  Coplan appuya fermement l'index sur le bouton. Il entendit tinter à l'intérieur les deux notes d'un carillon. Quelqu'un se précipita vers la porte, l'ouvrit.
  
  D'emblée, Francis nota le désarroi du locataire de l'appartement. Décoiffé, les yeux rougis, l'air hostile, Rouleau considéra son visiteur et demanda sur un ton abrupt, en espagnol :
  
  - Que voulez-vous?
  
  - Vous parler, dit Coplan en français, affichant lui aussi une mine peu commode. Rouleau, renfrogné, ne dégagea pas l'entrée.
  
  - Puis-je vous demander qui vous êtes ? grommela-t-il.
  
  - Un agent des Services Spéciaux. Mon nom ne vous apprendrait rien. Ma visite a trait aux rapports que vous entretenez avec une dame Rosa Pocuro.
  
  L'officier eut un haut-le-corps. Il ouvrit la bouche, la referma, posa sur Coplan un regard indécis, puis il écarta le battant.
  
  - Entrez, invita-t-il. Excusez le désordre.
  
  En comparaison avec l'intérieur de Mancheno, l'appartement était bien tenu, mais on voyait que l'occupant avait vécu en bohème depuis un certain temps : cendriers remplis, tasses de café non enlevées, vêtements à la traîne, livres abandonnés.
  
  Quand les deux hommes furent réunis dans la salle de séjour, Coplan ne se départit pas de son masque sévère.
  
  - Je n'ai pas de pièce officielle à vous montrer, déclara-t-il confidentiellement, mais je puis vous prouver ma qualité : au Centre, vous en êtes à la phase terminale des essais avec « Le Redoutable » (Premier sous-marin nucléaire français, lanceur d'engins balistiques mer-sol équipés d'une tête nucléaire d'une puissance supérieure à 500 kilotonnes. Ce sous-marin porte 16 missiles de ce type) et vous utilisez le code B-88.
  
  Rouleau fut interloqué. Il n'avait jamais pensé qu'au Pérou, en dehors des quatre membres de la direction, quelqu'un pût être informé de ces points capitaux. Il déglutit, la gorge sèche.
  
  - Oui, articula-t-il. Qu'avez-vous à reprocher à la senora Pocuro ?
  
  - Tout simplement qu'elle était en train de vous berner. Cette fille appartient à un service de renseignements.
  
  - Vous mentez! gronda l'officier, les lèvres retroussées. Je vous défie de démontrer une chose pareille.
  
  - Du calme, Rouleau. Je vais vous le démontrer tout de suite, au contraire. Elle appartient à mon service, elle avait pour mission de sonder votre loyauté, et c'est parce qu'elle a disparu que je suis contraint de venir vous demander des explications.
  
  Ce fut comme si l'officier avait reçu un quartier de roc sur le crâne. Blêmissant, il ne put mettre un son. Son visiteur lui disait la vérité, il en était certain. Abominablement certain!
  
  Rouleau colla soudain ses deux poings à ses tempes en baissant les yeux vers le sol, et il se mit à tourner comme un fauve en cage.
  
  - Reprenez votre sang-froid, intima Coplan. Je puis vous citer des propos que vous avez tenus à cette jeune femme et qui suffiraient à vous attirer en Cour martiale. Notamment au sujet des émissions radio... Cela dit, j'exige de vous la plus grande franchise : le salut de l'intéressée et le vôtre en dépendent.
  
  Le malheureux cessa son manège. Il se servit une rasade de scotch, l'avala d'un trait, puis fit face à son interlocuteur et avoua d'une voix blanche :
  
  - On l'a enlevée pour me faire chanter.
  
  - Ah ? fit Coplan, les traits assombris. Voilà qui m'intéresse au plus haut degré. Ses ravisseurs sont-ils donc entrés en contact avec vous?
  
  Rouleau fit un signe d'assentiment. Bien qu'il ne pût considérer cet inconnu comme un ami, il était soulagé d'avoir dévoilé à quelqu'un la cause du tourment qui le rongeait depuis plus de quarante-huit heures. Que Rosa l'eût joué, il le ressentait comme un coup de poignard, mais que sa vie fût en danger continuait de l'obséder.
  
  - Asseyons-nous, proposa-t-il, anéanti. Je vais tout vous dire. Francis, avant de s'installer, lui présenta une cigarette. Rouleau s'en saisit avidement, marmonna :
  
  - Je n'en ai plus, et je n'osais pas aller en chercher. Je m'attends toujours à un coup de téléphone de ces bandits.
  
  Sa main tremblait quand il tint la cigarette au-dessus de la flamme du briquet.
  
  - Allez-y, dit Coplan d'un ton exempt de dureté. Quel marché vous a-t-on imposé?
  
  - La libération de Rosa en échange du code et d'autres renseignements. Son exécution en cas de refus. Ces salauds-là m'ont octroyé un délai de trois jours.
  
  - Et qui expire quand ?
  
  - Demain, à cette heure-ci. Ils m'ont téléphoné mercredi soir vers 18 heures.
  
  Il aspira nerveusement une autre bouffée, secoua la tête en répétant :
  
  - Les salauds...
  
  Puis, fixant sur Francis un regard fiévreux :
  
  - Vous n'imaginez pas leur ignominie. Ils m'ont mis les nerfs à bout en m'appelant à des intervalles de quatre ou cinq heures dès que je rentre ici. Et si vous saviez ce qu'ils racontent! Ils décrivent les viols auxquels ils se livrent, les tortures qui seront infligées à Rosa avant sa mise à mort si je ne leur obéis pas au doigt et à l’œil. Ils sont certains que je n'oserai pas m'adresser à la police, vous devinez pourquoi.
  
  Coplan se mordilla la lèvre. Il ne se représentait que trop bien à quoi Rosa était exposée, et il en concevait une froide fureur. Mais son cerveau examinait en hâte tous les aspects de la situation.
  
  - Dois-je comprendre que ma collègue n'est pas venue chez vous mercredi comme vous en étiez convenus? s'enquit-il, deux rides verticales entre ses sourcils.
  
  Rouleau eut une nouvelle hésitation. Après un temps, il se résolut à dire
  
  - Je crois qu'elle est venue, mais elle n'est pas montée. Et moi, j'ai fait le con.
  
  - Comment ça ?
  
  - Le moment où je l'attendais étant largement dépassé, je n'ai pu m'empêcher de regarder par la fenêtre. J'ai vu sa voiture en stationnement dans l'avenue et, croyant qu'elle venait d'arriver, je me suis précipité vers le hall pour ouvrir dès qu'elle sonnerait. J'ai poireauté en vain pendant plusieurs minutes, puis je suis retourné à la fenêtre. Sa Ford était toujours là. Ne sachant plus à quel saint me vouer, j'ai songé qu'elle avait peut-être rencontré quelqu'un de sa connaissance dans l'immeuble et qu'elle n'osait plus monter chez moi. En fin de compte, le téléphone a sonné, une voix d'homme m'a prévenu que Rosa était en son pouvoir et m'a signifié l'ultimatum.
  
  - Bon, dit Coplan. Mais je ne vois pas où...
  
  - Attendez, coupa Rouleau, amer. Cet individu m'a signalé que la voiture de Rosa stationnait devant ma maison, que les clés étaient sur le tapis et que j'avais intérêt à déplacer le véhicule. Moi, pris de panique, je l'ai fait!
  
  - Pourquoi?
  
  - Pour éviter que la police, avisée de la disparition, retrouve la Ford devant l'immeuble et vienne me questionner. Je serais devenu le suspect numéro un.
  
  Coplan braqua sur lui des yeux inquisiteurs.
  
  - Mais vous l'êtes, articula-t-il en détachant les mots. Pourquoi serais-je obligé de croire votre version des faits?
  
  Rouleau, médusé, resta bouche close. Il s'avisa enfin, non sans angoisse, que ses assertions pouvaient ne pas convaincre un enquêteur.
  
  - Supposons, reprit Coplan, que vous vous soyez aperçu que cette femme essayait de vous faire parler, que vous aviez déjà été trop prolixe et que, se moquant de vos sentiments, elle risquait de causer votre perte? Vous aviez d'excellents mobiles pour l'assassiner.
  
  L'officier bégaya
  
  - Non... non... Ce n'est pas moi. Vous êtes fou! D'ailleurs... le téléphone va marcher, vous verrez !
  
  - Je l'espère pour vous, mon vieux ; sinon vous allez tomber dans un fichu pétrin, je vous le garantis.
  
  Un silence mortel plana.
  
  Intérieurement, Coplan ne croyait pas à la culpabilité de l'officier mais, fidèle à sa méthode, il entendait passer en revue toutes les hypothèses.
  
  Rouleau, refoulant son indignation et son effarement, prononça d'une voix un peu plus ferme :
  
  - Si j'avais tué Rosa, je vous l'avouerais. J'aurais des circonstances atténuantes. Mais, c'est pire que ça, figurez-vous : j'étais tenté de céder au chantage pour la sauver!
  
  « Damnée fille », songea Coplan, tout en se reprochant un peu tard d'avoir suggéré à Mancheno de lui faire jouer un rôle de provocatrice. En une quinzaine de jours, elle avait fait vaciller l'univers de ce marin, jusque-là droit comme une épée.
  
  - Parlons d'un nommé Denis Charron, enchaîna-t-il. Quand l'avez-vous vu pour la dernière fois?
  
  Rouleau lui décerna un regard interrogateur. II ne voyait pas ce que Charron venait faire dans cette histoire. Néanmoins, il répondit :
  
  - Il doit y avoir cinq ou six jours... Samedi dernier, je pense. Vous n'allez pas me dire que ce type est aussi un de vos agents, par hasard?
  
  - Non, hélas! Rosa et lui se sont-ils rencontrés par votre intermédiaire?
  
  - Sûrement pas! Elle m'a incité plusieurs fois à le lui présenter, mais je m'y suis dérobé, ne comprenant pas la raison de son insistance.
  
  - Elle le suspectait d'avoir une idée derrière la tête, tout simplement, car il semblait tenir beaucoup à visiter le Centre.
  
  - Ah, c'était donc ça ? murmura l'officier, concentré, en se souvenant des intentions équivoques qu'il avait prêtées à sa maîtresse. Elle se méfiait de lui ?
  
  - Avec raison, je le crains. Charron avait-il reçu de vous la promesse que vous lui montreriez le Centre un jour ou l'autre ?
  
  Rouleau, songeur, plissa les lèvres.
  
  - J'en avais laissé entrevoir la possibilité, admit-il. Mais c'est curieux, la der...
  
  La sonnerie du téléphone se mit à vibrer, les faisant tressaillir tous les deux. L'expression de Rouleau s'altéra, le sang refluant à nouveau de son visage. Il consulta Coplan du regard, à la fois dévoré par l'envie de décrocher et tenaillé d'anxiété par ce qu'il allait entendre.
  
  - Prenez la communication, dit Francis. Je vais l'écouter en même temps que vous.
  
  Ils s'approchèrent simultanément de l'appareil et Rouleau porta le combiné à son oreille tandis que Francis se munissait de l'écouteur secondaire.
  
  - Allô... Rouleau? lança une voix masculine.
  
  - Oui, c'est moi.
  
  - Vous auriez intérêt à ne pas faire traîner les choses en longueur, reprit l'inconnu sur un ton caustique. Tâchez d'avoir demain une photocopie des documents demandés, sinon quelqu'un va en pâtir. La vie n'est déjà pas si rose pour une personne de votre connaissance...
  
  - Laissez-moi tranquille, grommela l'officier. Je vous ai dit que j'acceptais les conditions. Ce n'est pas la peine de me harceler sans arrêt.
  
  - Mais si, pour le cas où vous seriez tenté de changer d'avis. Voici un petit enregistrement qui vous édifiera sur vos responsabilités, ouvrez bien les oreilles!
  
  Indéniablement, le correspondant était un Sud-Américain : il avait cette façon caractéristique d'articuler peu, et de manger les syllabes, qu'un Européen ayant appris l'espagnol a dû mal imiter. Il devait téléphoner d'une cabine publique car on distinguait de lointains coups d'avertisseurs.
  
  Rouleau se mit à transpirer. Il percevait les protestations d'une femme apparemment occupée à se débattre. Elle lâcha un cri étranglé, se répandit en supplications alors que résonnait le timbre plus grave d'un inconnu qui proférait des paroles inintelligibles.
  
  Coplan, tout en écoutant, gardait les yeux fixés sur son compatriote. Celui-ci ne pouvait se douter à quel point cette audition remuait Francis, attisait sa volonté d'identifier ces crapules.
  
  La femme s'était tue, mais on l'entendait haleter. Quelqu'un devait tenir le micro très près de sa bouche. En surimpression, la voix du correspondant commenta :
  
  - Elle déguste... Vous remarquez, Rouleau ? On se l'envoie, plutôt deux fois qu'une, en attendant. C'est normal. Et ça ne lui déplaît pas forcément, vous allez voir.
  
  L'officier souffrait le martyre, des idées de meurtre lui traversaient l'esprit, il aurait voulu fracasser contre la cloison le combiné qu'il serrait dans sa main, mais son bouleversement le rivait à ce témoignage sonore.
  
  Il n'y avait pas à se méprendre, effectivement, sur la nature de ces gémissements rythmés... Ils traduisaient un consentement goulu plutôt qu'une résignation désespérée.
  
  Coplan fut le seul à comprendre. Rosa cherchait à sauver son existence par l'unique moyen dont elle disposait : ensorceler l'un de ses ravisseurs. Elle était bien capable de se tirer de ce guêpier par ses propres ressources.
  
  Lorsque des râles emmêlés eurent marqué la fin de la joute, l'inconnu reprit la parole :
  
  - Êtes-vous fixé, à présent ? Mais gare si vous ne respectez par les clauses du contrat : ce sera terminé, pour votre amie, de se payer du bon temps. Avant d'être liquidée, elle souffrira, je vous le promets.
  
  Crucifié, Rouleau gronda :
  
  - Vous me l'avez assez dit, espèce de salopard ! Que devrai-je faire, quand j'aurai les documents?
  
  - Bonne question, fit l'autre, patelin. J'allais y venir. Vous les glisserez dans une enveloppe de papier fort que vous irez déposer au nom de Blanco au bureau d'Iberia à l'aéroport international. La fille sera libérée quand nous aurons vérifié le contenu de l'enveloppe... et pour autant qu'aucun désagrément ne soit survenu à notre messager, bien entendu.
  
  Rouleau leva les yeux vers Coplan, qui acquiesça d'un battement de paupières.
  
  - D'accord, articula l'officier d'une voix rauque. Je me rendrai à l'aéroport demain matin, en revenant de Chosica.
  
  Il raccrocha furieusement, les joues en feu.
  
  - Voilà... Êtes-vous convaincu ? grinça-t-il à l'adresse de Francis. Et maintenant, que pouvons-nous faire?
  
  - Réfléchir, dit Coplan. Ne vous laissez pas trop influencer par ces menaces. Les kidnappeurs ne seront pas si pressés de supprimer leur otage, attendu qu'ils n'ont pas d'autre atout pour arriver à leurs fins. Quant à ma collègue, elle est plus rouée que vous ne le pensez. Mais revenons à Charron.
  
  Rouleau s'essuya le front du revers du bras, perdu, tâchant de renouer le fil de leur conversation antérieure. Puis, haussant les épaules, il soupira :
  
  - A quoi bon ? Ça ne mène à rien. Charron, justement, n'avait plus fait la moindre allusion à une possibilité de visite.
  
  Coplan, les sourcils froncés, se croisa les bras.
  
  - Et vous trouvez que ça ne mène à rien? prononça-t-il, incrédule.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  L'officier de marine gardant le silence, Coplan s'expliqua :
  
  - Ce changement d'attitude de Charron peut être révélateur. Simplifions les données : d'abord, il joue la fraternité d'arme, les souvenirs communs. N'obtenant que des réponses dilatoires, il cherche une autre formule. Vous n'êtes pas marié mais vous êtes amoureux fou d'une Péruvienne. Car vous le lui avez appris, n'est-ce pas?
  
  - Oui, reconnut Rouleau. Pourquoi m'en serais-je caché?
  
  - Bon. Il vous surveille ou vous fait surveiller, voit Rosa en votre compagnie, la fait enlever alors qu'elle vient chez vous. A partir du moment où il a conçu le projet de ce chantage, il a renoncé à pénétrer lui-même dans le Centre. Cela se tient.
  
  Son hôte n'eut pas l'air d'en être persuadé.
  
  - Vous êtes braqué contre ce type, maugréa-t-il. Ce ne sont là que des hypothèses gratuites.
  
  - Pas si gratuites que ça, objecta Francis. Il a aussi pu s'apercevoir que Rosa se renseignait sur lui, et dans ce cas il aurait fait d'une pierre deux coups.
  
  Il y eut un silence. Rouleau avait beau se creuser la cervelle, il ne discernait pas comment cet agent spécial ou lui-même réussirait à tirer la jeune femme des griffes de ses ravisseurs, sinon en leur donnant satisfaction.
  
  Coplan déclara
  
  - N'y aurait-il qu'une chance sur dix pour que ce type soit impliqué dans l'enlèvement, il faut que je le voie. Vous avez son adresse, je crois?
  
  - Oui. Calle Garcia Calderon numéro 26, à Callao.
  
  - Quelle allure a-t-il, ce Charron?
  
  - A peu près mon âge, la même taille. Une figure assez avenante, au demeurant, mais il ne m'a pas donné l'impression d'être très instruit.
  
  - La plupart des espions se donnent un air bête, figurez-vous. Décrivez mieux son apparence physique.
  
  - Eh bien, il a des cheveux châtains, des yeux bleus, un nez droit, ni gros ni petit, une bouche gouailleuse, un peu vulgaire, le menton étroit, des oreilles pas réellement... grandes, mais hautes et peu larges. De visage et de corpulence, il est plutôt maigre.
  
  - Porte-t-il des favoris?
  
  - Oui, jusqu'au milieu de la joue, bien fournis. Coplan, méditatif, dévisagea l'officier.
  
  - Villard me connaît, révéla-t-il. Il sait qu'un réseau de contre-espionnage a été monté pour protéger le Centre. Lui-même procède à des contrôles à l'intérieur. Quand il prend la relève, vous n'avez pas le dos tourné qu'il compte les questionnaires et les feuilles de papier à photocopie. Mais voici pourquoi je vous dis cela : vous allez préparer une enveloppe, la bourrer de photocopies de documents non secrets, et vous préviendrez Villard que vous agissez sur mon ordre. Ensuite, vous la porterez à l'aéroport. De mon côté, je vais prendre quelques dispositions.
  
  Il consulta sa montre. Elle indiquait 20 h 15.
  
  - Je dois passer un coup de fil. Vous permettez?
  
  Rouleau, approuvant de la tête, se servit un autre whisky. Cet homme des Services Spéciaux n'avait pas cessé de l'abasourdir depuis qu'il était entré. Chacune de ses phrases apportait des informations renversantes et il semblait ne rien prendre au tragique. Sa présence était réconfortante, en dépit de ses mines bourrues.
  
  Pendant le soliloque de l'officier, Francis appelait Mancheno au bar du Bolivar. Quand il eut le journaliste au bout du fil, il lui dit à mi-voix :
  
  - Vos appréhensions étaient justifiées, notre amie a été enlevée mercredi à sa descente de voiture avenue Argentina. Personne n'a rien vu, semble-t-il. L'objectif : faire chanter Rouleau.
  
  Mancheno digéra la nouvelle.
  
  - Qu'allons-nous faire? s'enquit-il, consterné.
  
  - A dire vrai, je ne le sais pas encore. En matière de kidnapping, la meilleure tactique consiste généralement à céder aux exigences des ravisseurs, ou tout au moins à leur en donner l'impression. Vous devriez mobiliser votre équipe au grand complet, dès 8 heures du matin, autour du bureau d'Iberia à l'aéroport. Un type va venir y chercher une grande enveloppe, et il faudra essayer de le filer discrètement.
  
  - Bon, d'accord, opina le journaliste. Viendrez-vous aussi?
  
  - Oui, naturellement. J'aimerais vous contacter là-bas pour organiser la surveillance, puis vous transmettrez les consignes à vos hommes. Qu'ils se munissent de talkies, surtout!
  
  - J'y pourvoirai, soyez tranquille. Voyons-nous donc à 8 heures précises, à l'extérieur de l'aérogare, sous l'horloge lumineuse qui affiche aussi la température.
  
  - Okay. Bonsoir.
  
  Ayant coupé la communication, Coplan se retourna vers Rouleau.
  
  - Le schéma commence à prendre forme, annonça-t-il. Néanmoins, je vais essayer de joindre Charron : deux pistes valent mieux qu'une et je m'emparerais volontiers d'un otage du camp adverse. N'auriez-vous pas une arme à me prêter`?
  
  - Si, dit Rouleau, la face crispée. Attendez deux secondes.
  
  Il fonça vers sa chambre à coucher, revigoré par un espoir fou. En quelques minutes, son abattement s'était dissipé. A présent, il avait des alliés, des spécialistes pour qui ce genre d'affaire n'avait rien d'insoluble.
  
  Il revint dans la salle de séjour en tenant à la main un automatique en acier bleu foncé de calibre 7/65, modèle court. Il le tendit à Francis en disant :
  
  - Il est chargé.
  
  Coplan examina le pistolet, localisa la sûreté, soupesa l'arme avant de la glisser dans sa poche.
  
  - Suivez bien mes instructions, recommanda-t-il. Et cessez de vous morfondre, et de boire. Il vous faudra oublier cette fille, de toute manière. Au revoir.
  
  Il se dirigea vers la porte du hall sous le regard désemparé de l'officier, qui ne savait comment exprimer une foule de sentiments contradictoires allant de la gratitude à la honte de s'être comporté de la sorte.
  
  Coplan referma derrière lui et, sur le palier, appela l'ascenseur. Celui-ci monta, s'immobilisa au sixième. Ses battants coulissèrent. Francis pénétra dans la cabine et appuya sur le bouton du rez-de-chaussée en songeant à son expédition à Callao.
  
  L'ascenseur, commandé par une « mémoire » d'enregistrement des appels, fit une halte à l'entresol. Ses portes se rouvrirent automatiquement.
  
  Il y avait là deux ouvriers en salopette blanche, porteurs d'un grand panier destiné au transport de linge, apparemment. Ils saluèrent Coplan d'un signe de tête et entrèrent avec leur encombrant colis, forçant le premier occupant à reculer.
  
  Quand ils eurent déposé la malle en osier, l'un d'eux exhiba une cigarette et demanda :
  
  - Vous n'auriez pas du feu, por favor ?
  
  - Si, dit Francis en sortant son briquet.
  
  Il en présenta la flamme au Péruvien sans remarquer que l'autre plongeait la main dans l'échancrure de sa salopette.
  
  Fut-ce un reflet dans la cloison de métal ou l'intuition d'un danger qui déclencha son réflexe? Il n'eut pas le temps de résoudre ce dilemme car une matraque s'abattit avec force sur son épaule droite. L'agresseur récidiva aussitôt, visant la tête, tandis que son complice agrippait le bras gauche de Francis pour l'immobiliser.
  
  Cette attaque-surprise transforma Coplan en machine à combattre. Il para le second coup en bloquant l'avant-bras de son adversaire, tout en frappant du bord de sa semelle les tibias du type accroché à lui. Ce dernier, fauché par une douleur aiguë, lâcha prise instantanément. Une manchette sous le menton l'expédia dans l'angle de la cabine, groggy, alors que le possesseur de la matraque, gêné par la présence de la malle, essayait derechef d'assommer le récalcitrant.
  
  Coplan sabra du tranchant de la main le bas des côtes de son antagoniste, une fraction de seconde avant que l'ascenseur eût atteint le niveau du rez-de-chaussée. Les portes allaient se rouvrir.
  
  En un éclair, Coplan, discerna mentalement toutes les conséquences, désastreuses ou autres, que pouvait entraîner cette bagarre. Il décerna un sec crochet à l'estomac du type qui lui avait demandé du feu, puis il pressa successivement les boutons « Stop » et « 10e ». Les portes ne coulissèrent pas, et la cabine entama son ascension.
  
  Le matraqueur, le souffle coupé, avait laissé tomber son arme. Les coudes collés au corps, il tentait de reprendre sa respiration. Coplan l'acheva d'un direct foudroyant à la base du maxillaire, et pendant que l'individu s'effondrait, son acolyte trinquait d'un dernier atemi en plein front, si percutant que son crâne alla heurter la paroi contre laquelle il était appuyé.
  
  Bouillonnant, Francis ouvrit en hâte la malle d'osier, ramassa le corps de son premier assaillant et le logea dans l'espace disponible, puis fourra par-dessus celui du second, le tassa tant bien que mal pour être à même de le couvrir en partie par le couvercle rabattu.
  
  A nouveau, il actionna les boutons, commanda un arrêt au sixième en priant le Seigneur qu'aucun locataire n'eût l'idée d'appeler l'ascenseur à ce moment-là.
  
  Quand la cabine eût stoppé au niveau de l'appartement de Rouleau, Coplan attira le panier sur le palier ; il dut déployer toute sa force pour le faire glisser jusque devant la porte. En nage, il s'empressa de sonner tout en épiant les bruits de la maison.
  
  L'officier vint entrebâiller le battant.
  
  - Donnez-moi un coup de main, dit Francis. Elle est vachement lourde, cette malle.
  
  Sidéré, Rouleau aperçut un bras et une jambe qui débordaient du coffre en vannerie. Son sang ne fit qu'un tour. Il prit une des poignées latérales et se mit à tirer, aidé par Francis qui poussait à l'autre bout. Ils amenèrent le fardeau jusqu'à la salle de séjour et Coplan retourna sur ses pas afin de refermer la porte.
  
  Puis, essoufflé, il articula :
  
  - Ces deux types ont essayé de m'avoir... La même méthode qu'avec Rosa, probablement.
  
  Trouvez-moi de quoi les ligoter, ils vont revenir à eux.
  
  Rouleau renonça à comprendre les événements. Un instant, il avait cru que la malle renfermait des cadavres. Le cerveau en tumulte, il se mit à errer dans les pièces, ne sachant pas ce qu'il pourrait dénicher comme liens. Si ces individus étaient responsables de l'enlèvement de Rosa, il allait les bousiller de ses propres mains, les écraser comme des bêtes puantes!
  
  Quand il revint avec un bout de corde, une bobine de sparadrap et deux ou trois mètres de fil électrique, Coplan avait extrait les deux malandrins de leur habitacle. Gisant sur la moquette, ils commençaient à reprendre leurs sens.
  
  - Vite, intima Francis. Je dois redescendre. Pour me trimbaler, il leur fallait un véhicule ; peut-être un complice les attend-il à l'extérieur.
  
  Les prisonniers furent rapidement mis hors d'état de nuire. Leur incroyable défaite les stupéfiait, et ils contemplaient avec des yeux luisants de colère les deux étrangers qui les avaient capturés. Coplan dit à Rouleau :
  
  - Cuisinez-les pendant mon absence. Demandez-leur où ils ont conduit Rosa.
  
  - Comptez sur moi, grimaça Rouleau, féroce.
  
  Coplan repartit illico. Cette fois, il effectua le trajet sans encombres mais, avant de déboucher dans l'avenue, il examina les alentours.
  
  Parbleu! Une camionnette en stationnement à quelques pas de l'entrée, portières ouvertes à l'arrière, émettait un peu de fumée par son tuyau d'échappement.
  
  Le chauffeur, assis au volant, grillait une cigarette en écoutant la radio. La portière de droite s'ouvrit, un inconnu monta, se glissa sur le siège libre. Il tenait un pistolet dont le canon était braqué sur l'occupant du véhicule.
  
  - Coupez le contact, intima Francis. Vous allez tranquillement m'accompagner, sinon je vous flanque une balle dans les tripes.
  
  Ahuri, l'homme regarda fixement son interlocuteur. La détermination de ce dernier ne souffrait aucun doute, et la patience ne semblait pas être son fort.
  
  La gorge nouée, le chauffeur tourna la clé de contact, posa sa main gauche sur la béquille de la portière.
  
  - Non, dit Coplan. De ce côté-là, vous risquez un accident. Sortez par ici.
  
  En même temps, sans le quitter des yeux ni dévier son arme, il reprit pied sur le trottoir. Après une hésitation, l'individu obéit. S'échapper dans ces conditions, il ne pouvait l'espérer.
  
  - Entrez dans l'immeuble. Marchez devant.
  
  De conserve, ils accédèrent dans le hall. L'ascenseur était toujours là. Durant la montée, le Péruvien réalisa que ses acolytes avaient dû tomber dans un piège avant lui, et que la partie était jouée.
  
  Morne, les yeux fuyants, il suivit le chemin qu'on lui indiquait. Un sentiment de fatalité s'abattit sur lui quand il vit ses complices, pieds et poings liés, sous la garde d'un Européen au faciès vindicatif et dont la main serrait un couteau à désosser.
  
  - Voici le troisième lascar, dit Coplan à Rouleau. Ficelons-le comme les deux autres. Après, on causera.
  
  Le chauffeur n'opposa pas la moindre résistance. Si ses amis avaient fondé un espoir sur lui, ils devaient déchanter : il n'irait pas avertir leur chef que l'affaire avait mal tourné.
  
  - Ils gardent bouche cousue, révéla l'officier. Je m'apprêtais à leur délier la langue.
  
  - Parfait, nous allons nous y mettre à deux.
  
  Puis il s'adressa en espagnol aux Sud-Américains :
  
  - Vous disposez de 120 secondes pour nous dire où est détenue la jeune femme que vous avez enlevée mercredi dernier. Après ce délai, nous vous bâillonnerons et vous subirez à tour de rôle un petit traitement. Avec ce couteau, dont je commencerai par infecter la pointe...
  
  Les interpellés, rangés sur le canapé, arborèrent des mufles anxieux. La précarité de leur sort leur apparaissait très clairement : la torture, la prison ou la mort devenaient leurs seules perspectives concevables.
  
  Coplan observait la rotation de l'aiguille trotteuse de sa montre. Il n'allait pas faire de cadeau à ces canailles ; des exécuteurs de basses oeuvres, de toute évidence. Pas question de les livrer à la police, pour sûr!
  
  Rouleau, pressé d'infliger de cruelles blessures à ces bandits, rongeait son frein. Même s'ils citaient l'endroit où se trouvait Rosa, il leur ferait payer leur crime.
  
  Lorsque les deux minutes se furent écoulées dans un silence glacial, Coplan dit à l'officier :
  
  - Donnez-moi cet outil.
  
  Il prit le couteau, en repassa ostensiblement la lame sur la semelle de sa chaussure, le restitua à son propriétaire et déclara :
  
  - Deux bandes de sparadrap, en croix sur leur bouche, les empêcheront de gueuler trop fort. Allons-y.
  
  Les prisonniers, s'avisant que la menace se précisait dangereusement, sentirent fondre leur résolution. Chacun s'était tu pour ne pas perdre la face devant ses collègues, mais ils comprenaient tous que l'un d'eux finirait par manger le morceau, inexorablement. Et que, entre-temps, les autres se seraient fait mutiler ou estropier en pure perte.
  
  Le chauffeur, les nerfs à bout, lâcha d'une voix éteinte :
  
  - Je peux vous dire où est la fille.
  
  - Où ça ? questionna Rouleau en le saisissant par le col et en le secouant avec brutalité.
  
  - A Callao... Calle Lazareto numéro 31. Ce n'était pas l'adresse de Charron, en tout cas.
  
  Coplan intervint :
  
  - Est-ce là que vous deviez me conduire?
  
  Le type acquiesça, le front bas, tandis que ses complices respiraient, satisfaits de pouvoir rejeter sur lui, le cas échéant, la culpabilité de cette trahison.
  
  - Jures-tu que c'est la vérité, cobarde ? s'exclama Rouleau, surexcité, en brandissant son arme.
  
  - Si... si ! Je le jure, balbutia le chauffeur, épouvanté.
  
  - Qui vous a donné les ordres ? enchaîna Francis, les traits durs.
  
  - Rodrigo... Rodrigo Perez. Mais... je ne sais rien d'autre!
  
  - Qui est ce Perez ? Que fait-il? Où habite-t-il ?
  
  - Il... il a des lavanderias et il travaille pour les bateaux. On ne sait pas où il demeure. Il est riche.
  
  Coplan reporta son attention vers les deux zèbres qu'il avait ratatinés dans l'ascenseur. Voyant son regard sinistre, ils frémirent.
  
  - Quand vous êtes arrivés à destination, où avez-vous transporté la malle? demanda Francis.
  
  Leurs réponses s'enchevêtrèrent :
  
  - Au sous-sol. Dans une cave. On a mis la fille sur une couchette, on ne lui a rien fait.
  
  A présent, devant la défaillance de leur collègue, ils semblaient soucieux de minimiser leur rôle.
  
  - Vous aviez une clé ?
  
  - Ramon en avait une, dit l'un d'eux en désignant le chauffeur. Il l'a sûrement dans sa poche.
  
  Coplan, se tournant vers Rouleau, lui déclara en aparté :
  
  - Ne vous illusionnez pas trop. Si ces gredins méditaient de m'enfermer dans le même local, c'est que Rosa n'y est plus. Enfin, nous tenons un fil. Gros comme un câble.
  
  Il s'absorba quelques instants, en vue de se tracer une ligne de conduite. Cette évolution aussi rapide qu'imprévue bouleversait complètement ses projets initiaux. Mais, du côté de Clemente Mancheno, il ne pouvait plus rattraper les dés : le processus était en marche, le journaliste ayant déjà sûrement quitté l'hôtel Bolivar.
  
  - Il faut y aller tout de suite, le conjura l'officier, survolté.
  
  - Qui? fit Coplan. Moi tout seul ? Et ces trois fumiers, vous comptez les héberger longtemps?
  
  Rouleau ne pipa mot, s'apercevant qu'il avait manqué de réalisme. Il avait même perdu de vue que dans moins d'une heure il devrait partir à Chosica pour prendre son service.
  
  Coplan, toujours pensif, marcha vers le téléphone. Il ouvrit l'annuaire, y chercha le numéro du restaurant de Miraflores où, selon toute probabilité, Delorme et Bazelais étaient en train de dîner.
  
  Il actionna le disque, s'informa si l'on pouvait faire venir l'un de ces messieurs à l'appareil, puis il attendit, ruminant déjà une solution de rechange pour le cas où il ne les joindrait pas.
  
  Son soulagement fut notable quand il entendit résonner la voix de Bazelais.
  
  - Ça barde, j'ai besoin de vous deux, lui annonça-t-il froidement. Faites un crochet par Chorrillos, empochez vos flingues et amenez-vous dare-dare au 316 Avenida Argentina, sixième étage.
  
  - Hein? Quoi ? s'écria son correspondant. Mais nous n'en sommes pas encore au dessert!
  
  - Tant pis. Réglez la note et décampez. C'est capital.
  
  Bazelais, suffoqué, rengaina ses protestations.
  
  - Bon, nous rappliquons, grommela-t-il. 316, sixième étage.
  
  Ils raccrochèrent tous deux simultanément.
  
  Francis se versa un peu de whisky dans le verre de son hôte et l'avala d'une gorgée. Puis il tira de sa poche un paquet de cigarettes plutôt cabossé, en inséra une au coin de sa bouche.
  
  - Maintenant, on peut agir, conclut-il. Je vais recevoir du renfort.
  
  Il alluma sa Gitane, reprit en chassant de la fumée :
  
  - Vous allez m'aider à rembarquer ces types dans leur camionnette, un à un, bien ficelés et le bec cloué. Ils vont nous être utiles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Callao, qu'on pourrait considérer comme une extension de Lima puisque son agglomération n'en est distante que d'une quinzaine de kilomètres, est le port principal du Pérou et compte une centaine de milliers d'habitants.
  
  La Calle Lazareto, située dans le quartier le plus ancien de la cité, descend vers les installations portuaires et débouche sur le « Terminal maritimo », face aux entrepôts et au bâtiment de la Douane.
  
  Vers 23 heures, ce secteur, très animé le jour, et où flotte une forte odeur de poisson, ne connaissait plus qu'une circulation réduite.
  
  Avant de prendre le volant de la camionnette, Coplan avait examiné un plan de ville. Or, tout en préparant son itinéraire, il avait fait une constatation assez singulière : la rue Lazareto courait parallèlement à la rue Garcia Calderon, celle où le nommé Charron avait son magasin et son bureau.
  
  Suivi par la Dodge que pilotait Bazelais (Delorme se tenant à l'intérieur de la camionnette pour surveiller les prisonniers), Coplan résolut de satisfaire sa curiosité avant de stopper à proximité de la lavanderia du sieur Rodrigo Perez : il emprunta la rue Calderon afin de localiser la maison de Charron.
  
  II ralentit aux abords du numéro 26, repéra l'édifice, un petit immeuble à deux étages, assez vétuste, dont le rez-de-chaussée avait été modernisé pour rendre sa façade commerciale plus attrayante. Aucune lumière n'était visible.
  
  Édifié, Coplan poursuivit son chemin ; après avoir viré deux fois, il engagea son véhicule dans la Calle Lazareto. Ayant parcouru à peu près la même distance, il aperçut l'entreprise de blanchissage, fermée à cette heure ; de grosses machines à laver automatiques étaient visibles derrière la paroi vitrée.
  
  La camionnette stoppa une vingtaine de mètres plus loin, imitée par la Dodge. Les conducteurs des deux autos mirent pied à terre et se rejoignirent, alors que Delorme, quittant les trois otages allongés sur le plancher du fourgon, allait s'installer dans la voiture américaine conformément au programme établi.
  
  Coplan et Bazelais marchèrent de conserve vers la lavanderia, et le premier dit entre ses dents, sur un ton de persiflage :
  
  - Ce serait peut-être le moment de rameuter les gars de mon ami Restrepo...
  
  - Crénom, fit son collègue. Ne faites cela qu'à la toute dernière extrémité. Nous aurions bonne mine, tant à Lima qu'à Paris!
  
  - Je blaguais, dit Coplan.
  
  Puis, montrant de la tête la porte transparente :
  
  - Nous allons laver notre linge sale en famille, c'est le cas de le dire.
  
  Il préleva dans sa poche la clé qu'il avait trouvée dans la salopette de Ramon, le chauffeur, l'introduisit dans la serrure. Le pêne céda. Francis repoussa le panneau de verre, fit entrer Bazelais et se faufila derrière lui.
  
  Dans une atmosphère chaude et moite qui sentait la lessive, les deux agents avancèrent vers le fond du magasin, selon les indications fournies par Ramon. Malgré le peu de clarté qui filtrait par la vitrine, ils trouvèrent la porte donnant sur les parties privées de la maison. Alors, pistolet au poing et les sens aux aguets, ils passèrent de l'autre côté du battant.
  
  Là, l'obscurité était complète. Bazelais alluma un instant son briquet, le bras levé. Ce faible éclairage leur permit de s'orienter : ils se trouvaient dans une réserve où des piles de draps repassés reposaient sur de larges étagères, voisinant avec de vastes paniers analogues à celui qui était resté dans la camionnette. A l'autre bout de la pièce se dessinait le chambranle d'une issue, celle qui devait mener au sous-sol.
  
  Bazelais éteignit son briquet lorsqu'ils parvinrent devant cette porte, que Coplan ouvrit avec précaution. Il démasqua un espace où brillait une ampoule électrique, repéra immédiatement les marches descendantes d'un escalier en ciment. Silencieux comme des ombres, les deux intrus l'empruntèrent, débouchèrent dans une cave renfermant un énorme bric-à-brac... et virent une porte d'acier entrebâillée sur un local d'où émanait un bruit de voix.
  
  Deux voix. Masculines. Discutant à bâtons rompus, en espagnol.
  
  Coplan ricana intérieurement : ces types l'attendaient, proprement emballé dans une malle d'osier... Ils allaient être comblés.
  
  Ayant effleuré du coude le bras de Bazelais, en guise de signal, Francis progressa soudain d'un pas rapide, écarta brusquement le panneau entrouvert et fit irruption dans la pièce.
  
  Deux individus, assis l'un à côté de l'autre sur une couchette, bondirent sur leurs pieds, la face imprégnée de saisissement. L'un était un métis d'une quarantaine d'années, au torse puissant, l'autre un Blanc au teint bronzé, aux cheveux blonds.
  
  L'attitude résolue de Coplan et de Bazelais ne prêtait à aucune équivoque : ils ne venaient pas en amis!
  
  - Rodrigo Perez, c'est vous? questionna Francis d'un ton sec en dévisageant le métis.
  
  Ce dernier, trop effaré pour songer à nier, acquiesça.
  
  Coplan reprit :
  
  - Les trois tordus que vous aviez chargés de me capturer sont en lieu sûr. Je vous les rendrai en échange de la senora Pocuro. Où est, elle?
  
  Un silence épais régna quelques instants.
  
  Le Péruvien, moralement assommé, cherchait à retrouver ses esprits. Il avait levé les bras sans qu'on le lui eût demandé, ne pouvait réprimer les tiraillements qui crispaient sa physionomie. Quant au blond, il dardait un regard acéré sur les deux Français, entrevoyant la catastrophe que présageait leur entrée.
  
  - Vous ne savez pas où elle est ? dit Francis. Bon. Alors, demi-tour, vos mains appuyées au mur.
  
  Les interpellés, n'ayant pas eu le temps d'élaborer un système de mensonges ou de faux-fuyants, obéirent avec répugnance à son injonction.
  
  A Bazelais :
  
  - Fouillez-les, et prenez leur ceinture.
  
  Au fond de lui-même, le spécialiste de l'informatique jubilait. Jamais il n'avait participé à une action « sur le terrain », et cette aventure lui paraissait plus excitante que le traitement abstrait de données incertaines.
  
  Il s'acquitta de sa tâche avec dextérité. Des poches de Rodrigo Perez il retira un porte-billets bien garni, un mouchoir, un paquet de cigarettes, des allumettes et deux clés Yale attachées à un anneau. Des poches de l'autre type, un peu de monnaie, un mouchoir et un mince livret à la couverture maculée de taches.
  
  Intrigué, Bazelais feuilleta ce carnet.
  
  - Mince..., émit-il. Voyez donc ça!
  
  Il en présenta la première page au regard de Coplan. Elle portait une photo et l'identité du titulaire : Alexei Karassika.
  
  Le document était un livret d'inscrit maritime émis par l'U.R.S.S. Son détenteur, désigné comme opérateur radiotélégraphiste, appartenait à l'équipage du chalutier soviétique « Tiflis ».
  
  - Ça va, on a compris, marmonna Francis à l'intention de son collègue. Ensuite, plus haut, en espagnol :
  
  - Rodrigo! Je parie que cette maison communique avec le 26 de la Calle Garcia Calderon. Si nous devons partir en exploration sans renseignements précis, je préfère vous abattre sur place, par prudence. Rien à dire?
  
  Le son de sa voix, sourdement agressif, révélait qu'il brûlait de presser la détente de son automatique.
  
  Sans changer de position, les deux intéressés détournèrent la tête, blafards, redoutant le coup fatal, et Bazelais lui-même sentit se contracter son estomac.
  
  Le Cholo bégaya :
  
  - Non... Ne tirez pas. Heu... On pourrait s'arranger. C'est Charron qui l'a emmenée ailleurs.
  
  - Ah oui? Où ça?
  
  - Laissez-moi vous expliquer. Je ne... Dans le dos de Coplan et de Bazelais, un ordre fut lancé, impératif :
  
  - Lâchez vos armes ! Un geste et je vous descends !
  
  Un frisson parcourut la colonne vertébrale des hommes du S.D.E.C. A en juger par la provenance de la menace, l'inconnu devait s'abriter derrière le battant d'acier. Hors d'atteinte d'une riposte fulgurante.
  
  Perez et le Russe, sardoniques, pivotèrent sur eux-mêmes en rabaissant leurs bras.
  
  Bazelais lança un coup d’œil atterré à Francis. Ils étaient refaits, possédés, battus. Fichus, probablement.
  
  Donnant l'exemple, Coplan ouvrit sa main droite, et son pistolet tomba sur le sol. Bazelais, la mort! dans l'âme, fit de même.
  
  Rodrigo se baissa aussitôt pour ramasser les deux automatiques. Coplan chassa le sien, d'un vif mouvement du pied, sous la couchette. Son collègue, instinctivement, expédia l'autre arme de la même façon.
  
  Furieux, le Péruvien se releva et voulut frapper Francis, lequel l'empoigna, lui fit accomplir un tour de valse et le transforma en boucher. Alex fondit sur Coplan pour secourir Rodrigo, mais Bazelais s'interposa, ce qui le fit se colleter avec le marin. Une bousculade générale s'ensuivit, si bien que l'arrivant n'eût pu tirer sans risquer de toucher un de ses acolytes.
  
  Il se déplaça en proférant des invectives et observa la lutte, d'autant plus confiant dans son issue qu'il se tenait prêt à loger un projectile dans le corps de l'adversaire qui montrerait une supériorité trop marquée.
  
  Or, si Bazelais et Alex se battaient comme des chiens enragés, Coplan avait paralysé Rodrigo, lui bloquant la pomme d'Adam avec son avant-bras.
  
  Francis cria au nouveau venu :
  
  - Méfiez-vous : trois de vos hommes sont nos prisonniers! Ceux qui devaient me conduire ici. Quoi que vous fassiez, vous êtes flambé. Dans les deux rues, on vous attend à la sortie.
  
  Le nommé Max encaissa le choc. Jusque-là, il n'avait pas réalisé pleinement l'étendue du désastre : en se précipitant à la rescousse de son compatriote Alex, il avait agi impulsivement, sans comprendre ce qui se passait.
  
  Mais maintenant, soudain, il voyait clair.
  
  Il n'eut pas à modifier ses batteries car un coup fantastique lui ébranla le crâne. Les yeux exorbités, il laissa tomber les bras, lâcha son pistolet, puis il s'écroula en vrille sans apercevoir, une dernière fois, sa bien-aimée Rosa qui, s'étant coulée derrière lui, avait abattu avec sauvagerie le socle en marbre d'une lampe de chevet.
  
  La jeune femme s'accroupit et se releva, ayant substitué l'automatique de Max à ce casse-tête improvisé.
  
  - Je savais que tu viendrais, Francis, articula-t-elle, frémissante, en tournant le canon vers Alex.
  
  Celui-ci, distrait par son apparition, attrapait précisément une châtaigne qui l'envoya dinguer contre le mur. L'arme pointée sur lui freina ses velléités de riposte, et il leva les mains en signe d'abandon.
  
  Bazelais, suant comme un bœuf, desserra les mâchoires.
  
  - Sacré bon Dieu, souffla-t-il, à la fois ragaillardi et stupéfié. C'est donc vous, la petite dame que nous cherchons?
  
  - Je le suppose, dit Rosa en esquissant un âcre sourire. Je crois qu'il était temps que vous arriviez.
  
  Coplan, qui l'avait vue surgir derrière le copain de Perez et du Russe, soupira profondément. Tout en continuant de maintenir Rodrigo dans une étreinte de fer, il fixa les traits défaits de sa camarade, drapée dans un mince peignoir en nylon, les pieds nus.
  
  - Félicitations, articula-t-il. Comment ce type a-t-il su que nous étions là?
  
  - Un signal fonctionne à l'ouverture de la porte de la lavanderia. Max a cru qu'on venait de t'amener.
  
  - Et toi aussi, tu savais qu'on allait m'amener ? Elle hocha la tête approbativement, ajouta :
  
  - C'est pourquoi je me suis lancée sur ses talons, le temps d'enfiler un peignoir...
  
  - Mais qui leur a donné l'idée de me kidnapper? Et dans quel but? demanda Coplan avec insistance, les sourcils rapprochés.
  
  - Ça, il faudra que tu leur poses la question, dit Rosa. Personnellement, je n'en sais rien du tout.
  
  Un étrange silence plana. Alex contemplait avec des yeux hagards le corps de son compatriote. Du sang résultant de la fracture du crâne commençait à faire tache sur le sol. Bazelais, rendu perplexe par l'échange de répliques entre Francis et la jeune femme (ils semblaient fort bien se connaître), avait une folle envie de vider les lieux.
  
  Coplan cessa de comprimer le cou de Rodrigo.
  
  - A l'instigation de qui avez-vous tenté de me capturer? s'enquit-il tout en renforçant la torsion du bras du Cholo.
  
  Ce dernier, le front emperlé de sueur, grogna :
  
  - Charron.
  
  Alors, les questionnaires dérobés à Chosica, les charges de plastic, le chantage exercé sur Rouleau, tout avait été manigancé par lui ?
  
  De mèche avec des membres du chalutier soviétique?
  
  Rosa prononça :
  
  - Il a déguerpi, Charron. Depuis hier. C'est dans sa chambre qu'ils m'avaient enfermée, sous la garde de celui-là (elle montrait Max), cet après-midi.
  
  Durcissant encore sa prise, Coplan interpella de nouveau Rodrigo :
  
  - C'est vous qui avez téléphoné ce soir à Rouleau, hein`?
  
  Le métis, sachant la bataille perdue, avoua dans un souffle :
  
  - Oui.
  
  Le salopard... C'était donc lui qui avait procédé à l'enregistrement, pour mettre l'officier à la torture. Mais le code et le procédé de brouillage avaient été exigés par les gens du chalutier-espion. Donc Perez était leur chef de réseau à Lima ; Charron avait été appelé dans la capitale du Pérou dès l'édification du Centre d'études acoustiques, en raison de sa nationalité et de ses antécédents de technicien sonar dans la Marine. Son rôle terminé, on l'avait réexpédié au-delà des frontières.
  
  Le S.D.E.C. le rattraperait, ce renégat.
  
  Tout ceci s'était enchaîné en une fraction de seconde dans le cerveau de Coplan. Il prit sa décision, inéluctable.
  
  Il dit à Bazelais :
  
  - Récupérez nos pistolets sous la couchette, il ne faudrait pas les oublier.
  
  A Rosa, qui tenait toujours en joue le radiotélégraphiste russe, il demanda :
  
  - Passe-moi ce Tokarev, veux-tu?
  
  En même temps, il propulsait Rodrigo vers le mur, avec force, si bien que le Péruvien dut lancer ses bras en avant pour ne pas se cogner la tête contre le béton.
  
  Alex eut le pressentiment de ce qui allait se produire. Blême, il dit d'une voix rauque :
  
  - Je ne suis pour rien dans tout ça... Je n'ai fait qu'obéir à mes chefs. La jeune femme grinça :
  
  - Le voyou. Ne le crois surtout pas, Francis. Il a été encore plus ignoble que les deux autres.
  
  - Remettez-vous face au mur, intima Coplan, le masque rigide, au marin. Votre unité suit le « Jean Charcot » dans ses déplacements, n'est-ce pas ?
  
  Alex, sans répondre, reprit sa position antérieure. La peur lui nouait les tripes au point d'abolir en lui toute faculté de raisonnement. Mais son silence constituait une approbation.
  
  Bazelais, ayant ramassé les deux automatiques, avait l'air de ne savoir qu'en faire. Il éprouvait un obscur malaise, à présent, alors qu'il eût dû se féliciter de la tournure des événements.
  
  Une double détonation le fit sursauter ; il tressaillit de la tête aux pieds en voyant s'affaisser les prisonniers, la nuque trouée d'une balle. Ils s'effondrèrent mollement sur le sol, la bouche ouverte, les yeux révulsés.
  
  - Nous n'avons pas le choix, prononça Coplan. Il va falloir liquider les autres également, ceux de la camionnette.
  
  - Quoi? fit Bazelais, horrifié. Vous allez...
  
  Francis lui coupa la parole :
  
  - Remontons par la laverie, le temps presse.
  
  Il ne dut pas le dire deux fois. Son collègue, une arme dans chaque main, se précipita vers la cave contiguë, alors que Francis essuyait soigneusement ses empreintes sur le Tokarev dont il venait de se servir, et qu'il abandonna près du cadavre de Max.
  
  Sur les pas de Rosa, dont pas un trait n'avait bougé lors de ces exécutions, il regagna le rez-de-chaussée en se demandant si les coups de feu avaient été entendus à l'extérieur.
  
  Parvenu dans la réserve, Bazelais entrebâilla la porte donnant sur le magasin avant de s'aventurer plus loin. Tout paraissant calme, il logea ses automatiques dans les poches de son pantalon, puis il progressa vers l'entrée, le cœur battant, avec la sensation de traverser un champ de mines. Désormais, n'importe quel passant pouvait les apercevoir tous les trois.
  
  Tout à coup, Coplan agrippa le bras de la Péruvienne et chuchota
  
  - Tes vêtements, ton sac à main, où sont-ils restés? Ces indices conduiraient infailliblement la police au domicile de Rosa ; ils ne pouvaient être laissés sur place à aucun prix!
  
  Figée, sa collègue fit montre d'un sang-froid extraordinaire
  
  - J'y vais, décida-t-elle à voix basse. Tout est dans la chambre où ils m'avaient incarcérée en dernier lieu. Je connais le chemin.
  
  Et comme Bazelais, s'étant retourné, affichait une mine catastrophique, elle reprit :
  
  - Filez, je me débrouillerai.
  
  - Non, dit Francis. Une Dodge stationne à deux pas d'ici. L'homme au volant est un copain, tu n'auras qu'à te glisser dans la voiture. Je vais le prévenir.
  
  Rosa fit demi-tour en serrant autour de son corps frileux les deux pans de son mince peignoir, disparut dans la pénombre.
  
  - M..., lâcha Bazelais, dégoûté par ce contretemps. On va finir par se faire épingler, je vous assure.
  
  - Sortons toujours d'ici, on verra bien, rétorqua sombrement Francis.
  
  Avec le plus de naturel possible, ils ouvrirent le battant vitré et débouchèrent sur le trottoir, les mains dans les poches, comme s'ils venaient de rendre visite au gérant de la blanchisserie.
  
  Un couple qui passait de l'autre côté de la rue parut ne pas les voir. Ils marchèrent jusqu'à la Dodge d'un pas désœuvré puis, se penchant à la fenêtre de la portière, Coplan confia à Delorme :
  
  - Nous avons délivré la femme. Elle nous rejoindra dans quelques secondes et montera près de vous.
  
  - De la casse? s'enquit l'agent du Deuxième Bureau, alerté par le visage tourmenté de Bazelais.
  
  - Un peu, avoua Francis. Il me reste une besogne à terminer. Je serai là dans cinq minutes.
  
  Il repartit tranquillement vers la camionnette, en ouvrit une des portes et grimpa sur le plancher où, accroupi, il la referma.
  
  Bazelais s'introduisit dans la Dodge et s'écroula sur la banquette arrière.
  
  - Ça ne va pas? le questionna Delorme, à demi tourné sur son siège.
  
  - Je me taperais bien trois cognac, maugréa son ami. Autant que de cadavres que nous avons laissés derrière nous.
  
  - Vous dites?
  
  - On vous expliquera. Il le fallait. D'ailleurs, ces types ne l'avaient pas volé.
  
  Delorme, d'ordinaire si maître de lui, et racé, grogna un juron. Puis, nerveux, il proféra sur un ton exaspéré :
  
  - Mais pourquoi la fille n'est-elle pas avec vous ? Et que fabrique encore Coplan dans cette damnée camionnette ?
  
  - Je préfère vous répondre plus tard, vous ne comprendriez pas, émit Bazelais. Vous feriez mieux de mettre le moteur en marche, nous n'attendrons plus longtemps.
  
  Sa prévision ne tarda pas à se réaliser. Rosa, qui avait revêtu sa robe déchirée, s'efforçait de la maintenir en place en croisant les mains sur son sac, tout en marchant, et elle se faufila bientôt dans la grosse berline.
  
  - Je m'excuse, dit-elle d'une voix neutre. Merci d'avoir patienté.
  
  Delorme la considérait avec un certain effarement, ayant du mal à se représenter que cette femme si calme venait de vivre des moments effroyables. Mais l'arrivée de Coplan le tira de son apathie.
  
  Montant à l'arrière, il indiqua :
  
  - Mettez le cap sur San Isidro, Delorme. C'est là qu'habite la senora Pocuro. Et faisons tous une prière pour que personne n'ait relevé le numéro de cette voiture.
  
  Seul Bazelais put se rendre compte de l'altération des traits de Francis. Plus burinés, révélant de la fatigue, ils accusaient l'effort de volonté qui lui avait été nécessaire pour étrangler de sang-froid, à mains nues, l'un après l'autre, les hommes ligotés.
  
  La Dodge démarra en souplesse, doubla le véhicule à l'arrêt qui renfermait les trois victimes supplémentaires d'une guerre silencieuse entre des adversaires qui ne se connaissaient pas, puis se dirigea vers l'Avenida Guardia Chalaca.
  
  Pendant plusieurs minutes, pas un mot ne fut échangé. Livrés à leurs réflexions, les quatre passagers avaient un intense besoin de se replier sur eux-mêmes, et aucun n'avait envie de chanter victoire. Le principal coupable leur avait échappé, celui qui avait tenu tous les fils du complot.
  
  Delorme, le moins choqué de tous, fit remarquer :
  
  - Nous devrions nous ménager un alibi. On ne sait jamais.
  
  Il avait raison. Des tas de gens avaient pu noter la présence de la funèbre camionnette devant l'immeuble de Rouleau. Coplan, dans son emploi du temps, avait un « trou » de plusieurs heures dont il aurait quelque peine à s'expliquer. Quant à la police, elle passerait la main au contre-espionnage quand elle découvrirait que deux marins soviétiques figuraient parmi les victimes du massacre de la rue Lazareto. Restrepo serait capable de flairer d'où venait le vent.
  
  Rosa proposa soudain
  
  - Accompagnez-moi tous dans ma villa. Le cas échéant, je prétendrai que je vous avais invités. Nous nous épaulerons mutuellement si l'un de nous est suspecté, de sorte que les trois autres pourront témoigner en sa faveur.
  
  - Brillante idée, approuva Delorme.
  
  - Très brillante, appuya Coplan, abrupt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le bungalow de Rosa Pocuro n'était pas grand, mais il convenait admirablement pour une personne seule. Il comportait un vaste salon où trônait un piano à queue. La décoration, l'ameublement et l'éclairage de cette pièce, conçus avec un goût raffiné, reflétaient un aspect de la personnalité de la maîtresse de maison : son côté respectable, hérité d'une tradition familiale avec laquelle, à d'autres égards, elle avait délibérément rompu.
  
  C'est dans ce salon que furent introduits les trois Français. Des fleurs encore fraîches, dans un vase, témoignaient que la demeure avait été entretenue en l'absence de sa propriétaire.
  
  D'un œil expert, Rosa jugea la propreté des lieux.
  
  - La criada ne s'est pas affolée, remarqua-t-elle. Elle s'est dit que je n'allais pas tarder à revenir... Prenez place, messieurs, faites comme chez vous, pendant que je vais revêtir une tenue un peu moins délabrée. Francis, le bar est dans ce petit meuble. Sers à boire à tes amis.
  
  A peine se fut-elle éclipsée que Delorme murmura
  
  - Quelle femme étonnante. Une fameuse recrue qu'a faite notre résident.
  
  - Sans aucun doute, affirma Francis d'un air convaincu, tout en se mettant en quête de verres et de bouteilles d'alcool. J'avais déjà eu l'occasion de mesurer ses qualités, à Santiago. Elle aurait pu se tirer d'affaire sans nous, je suis prêt à le parier.
  
  Bazelais risqua
  
  - Elle a des atouts, c'est indéniable.
  
  - Et elle sait en user, dit Coplan. Le lieutenant Rouleau en a fait la triste expérience. Que désirez-vous? Scotch, cognac, bourbon?
  
  - N'importe quoi, mais du raide! proclama Bazelais. Et sec, pour commencer.
  
  - Moi aussi, lança Delorme en hochant la tête. J'avoue que j'en ai besoin. Il y avait longtemps que je ne m'étais pas mouillé dans une histoire pareille. Je sens que j'ai perdu le punch.
  
  - Et moi? fit Bazelais. Qu'est-ce que vous croyez? C'est la première fois que je participe à une action, et j'espère que c'est la dernière. Au début, je trouvais ça rigolo, mais après... J'en ai encore les jambes flageolantes. Est-ce donc ça votre pain quotidien, Coplan ?
  
  - Non, juste ciel! Mais enfin, disons que j'ai plus d'entraînement que vous.
  
  Il apporta de copieuses rasades de whisky à ses collègues, s'en réserva une et fit le signe de trinquer. Tous trois s'envoyèrent une bonne lampée au fond du gosier, apprécièrent la chaleur revigorante de l'alcool dans leur thorax.
  
  Puis Delorme déclara tout en s'affalant dans un fauteuil :
  
  - Vous savez, moi je n'ai pas tout compris, dans votre truc. Coplan lui décerna un sourire terne.
  
  - Moi non plus, avoua-t-il. Notre amie Rosa va sans doute me permettre de remplir les blancs. En attendant, il faut que je téléphone à Mancheno.
  
  Il était minuit un quart, le journaliste devait être rentré chez lui.
  
  Francis alla vers l'appareil qui était posé sur un guéridon, forma le numéro du Péruvien. Ce dernier répondit sur-le-champ.
  
  - C'est encore moi, dit Francis. J'ai de bonnes nouvelles à vous annoncer : tout est décommandé pour demain matin et notre amie est saine et sauve.
  
  Mancheno resta sans voix, tellement la stupéfaction lui obstruait la gorge. Quand il se fut dominé, il articula :
  
  - Vous... vous avez eu Charron?
  
  - Non, il s'est débiné, mais il ne perd rien pour attendre, celui-là. Je vous appelais aussi pour une autre raison : il est juste que vous fêtiez ce succès avec nous. Venez prendre un verre chez Rosa, je vous expliquerai ce qui s'est produit après ma visite chez Rouleau.
  
  - Bon, d'accord, j'arrive tout de suite. Mais, franchement, je suis sidéré. Vous êtes un sorcier, ma parole!
  
  - Vous verrez que non. Les circonstances m'ont aidé, sans plus. Allons, amenez-vous.
  
  Au moment où Coplan raccrochait, Rosa faisait son entrée dans le salon, transfigurée par une touche de maquillage et par une robe un peu excentrique aux coloris chatoyants.
  
  Les lueurs d'admiration brillèrent dans les prunelles des trois hommes tandis qu'elle s'approchait de leur groupe.
  
  - Je viens de demander à Clemente de nous rejoindre, lui annonça Francis. Nous lui devons bien cela.
  
  - Ah? fit la jeune femme. Pourquoi?
  
  - Parce que c'est lui qui m'a signalé que tu ne donnais plus signe de vie. Il m'a alerté en début de soirée, et tout a découlé de là.
  
  Rosa haussa faiblement les épaules.
  
  - Si tu as jugé bon de l'inviter, moi je veux bien, déclara-t-elle sans enthousiasme. Je boirais bien un scotch, moi aussi.
  
  Francis s'empressa de lui en servir un et demanda :
  
  - Tu n'aurais pas des cigarettes, par hasard ? Nous en manquons tous.
  
  - Je n'ai que des américaines, je te préviens. Il y en a là, dans ce tiroir.
  
  Elle lui montra de la tête un joli secrétaire en bois de rose, but une gorgée, puis s'étira sur le canapé où elle s'était installée et promena un regard satisfait sur son intérieur en murmurant :
  
  - Home... Sweet home, je ne me figurais pas que j'allais le revoir de sitôt.
  
  Coplan, qui jouait le maître de maison, offrit à la ronde des Stuyvesant et laissa tomber incidemment :
  
  - Tu ne t'étais donc pas rendu compte qu'on te guettait? Ces types devaient t'avoir dans leur ligne de mire depuis un jour ou deux, au moins, quand ils t'ont kidnappée.
  
  Elle fit une moue, avoua :
  
  - Eh bien non, je ne me suis aperçue de rien, figure-toi. Il est vrai que je m'étais tellement accoutumée à considérer Rouleau comme le gibier. L'idée ne m'était même pas venue qu'on pourrait s'attaquer à moi.
  
  - C'est une faute, laissa tomber Francis, avant d'allumer sa propre cigarette.
  
  Il aspira voluptueusement une bouffée, rejeta de la fumée par ses narines, s'informa encore :
  
  - T'ont-ils interrogée à mon sujet ?
  
  - Non. Il n'a jamais été question de toi avant ce soir. Après qu'on m'ait transférée dans la chambre à coucher de Charron, un des Russes, Max, m'a dit que la cave devait être disponible pour un autre prisonnier.
  
  - Sans citer mon nom?
  
  - Oui.
  
  - Néanmoins, tu étais sûre qu'il s'agissait de moi? Tu ignorais pourtant que je m'intéressais à l'Opération Neptune.
  
  Rosa Pocuro leva sur lui des yeux inquisiteurs, mécontents.
  
  - Où veux-tu en venir? questionna-t-elle d'un ton acerbe. Justement, je l'ignorais... Mais si José Restrepo, ou Clemente Mancheno, t'avait avisé de ma disparition, j'étais certaine que tu serais le, premier à retrouver ma trace. Voilà pourquoi je t'attendais.
  
  Coplan, ayant appris une fois pour toute qu'une intuition féminine n'a que de lointains rapports avec la logique, préféra ne pas prolonger la discussion sur ce point.
  
  - Tu me flattes beaucoup en m'attribuant un pouvoir de divination, persifla-t-il avec bonhomie. Peut-être suis-je assez perspicace, mais n'exagérons rien. Découvrir ta retraite en moins de deux heures eût été un sacré tour de force. Non, pour te parler franc, je spéculais sur le chantage qu'on exerçait sur Rouleau. J'espérais remonter la filière par le gars qui viendrait chercher les documents exigés.
  
  Sa phrase lui rappela les consignes qu'il avait données à l'officier.
  
  - A propos, reprit-il, je dois lui passer un coup de fil, à Rouleau... Le malheureux se fait un sang d'encre. Tu l'avais complètement tourneboulé.
  
  - C'était ma mission, non? riposta Rosa, nullement désarmée. N'imagine pas que je l'aie fait de gaieté de cœur. Il est bien, ce garçon.
  
  Débordé par tant de contradictions, Coplan soupira. Il retourna auprès de l'appareil et forma le numéro du Centre d'études acoustiques. Il dut patienter un bout de temps avant d'être mis en communication avec le lieutenant de vaisseau.
  
  Delorme et Bazelais, plutôt déconcertés par le dialogue auquel ils venaient d'assister, ne savaient trop que dire à leur hôtesse. Le silence persista pendant que Francis entamait la conversation
  
  - Ne vous tracassez plus, l'affaire est réglée. Ne vous souciez pas de l'enveloppe et rentrez tranquillement chez vous demain matin.
  
  - Quoi? proféra Rouleau. Voulez-vous dire que... qu'elle est sauvée?
  
  - Elle l'est, et se trouve à deux pas de moi, en parfaite santé.
  
  - Laissez-moi lui dire un mot, je vous en prie
  
  - Désolé. Vous ne pourriez échanger que des paroles désagréables, peut-être même douloureuses pour vous. Tournez la page, le cauchemar est terminé pour tout le monde, sauf pour le nommé Charron, dont le compte sera soldé ultérieurement.
  
  L'officier, soulagé d'un poids énorme bien qu'il fût encore déchiré entre sa passion pour Rosa et la rancune qu'il lui vouait, grommela d'une voix contenue :
  
  - Ainsi donc, le salaud, c'était bien lui ?
  
  - Réellement, oui. Vous le voyez, notre amie n'avait pas eu tort de se méfier. Désormais, ouvrez l’œil sur vos fréquentations. Je viendrai vous voir un de ces jours. Bonne nuit.
  
  Ayant raccroché, Coplan revint parmi ses collègues.
  
  - Il ne saura jamais ce qu'aura coûté son salut, cet inconscient, maugréa-t-il en s'asseyant à côté de Rosa sur le canapé, son verre dans la main.
  
  - Toi non plus, glissa la jeune femme sur un ton sibyllin, avec un regard oblique.
  
  Francis voulut savoir ce qu'elle sous-entendait par là, mais le carillon tinta.
  
  - Clemente, dit Rosa en se levant. Ne bouge pas, j'y vais.
  
  Un instant plus tard, Mancheno fit son entrée dans le salon. Il ne s'était pas attendu à voir tant de monde, et il s'immobilisa, dévisageant Delorme et Bazelais, se demandant à quel titre ils étaient là.
  
  - Ne vous frappez pas, lui lança Coplan. Ces messieurs font partie de la maison, il n'y a pas de secrets pour eux.
  
  Le journaliste s'approcha et lui serra la main avec effusion, le masque empreint de gravité.
  
  - Ce que vous avez réussi tient du prodige, réaffirma-t-il. Sans vous, nous étions perdus. A quel bord appartenaient ces gens, en définitive ?
  
  - A l'Union Soviétique, révéla Francis. Ils travaillaient en coopération avec un chalutier. L'écoute-radio des bouées et du Centre ne les avait pas suffisamment renseignés. Mais il y a une chose que vous ne savez pas, et qui a causé leur perte.
  
  Mancheno s'assit lentement sans quitter son interlocuteur des yeux.
  
  - Ah ? Laquelle`? s'enquit-il, très curieux d'en apprendre davantage sur les événements de la soirée.
  
  - Ils ont tenté de m'enlever, moi aussi, comme Rosa, dans l'immeuble où habite Rouleau. Malheureusement pour eux, leur projet a tourné court : c'est moi qui les ai mis hors d'état de nuire. La conclusion vous la connaissez, puisque Charron est en fuite.
  
  L'étonnement de Mancheno s'accrut encore.
  
  - Ils s'en sont pris à vous? s'exclama-t-il, éberlué. Ce soir ?
  
  - Ils devaient déjà être sur place au moment où je vous ai appelé à l'Hôtel Bolivar, précisa Francis. Ils me sont tombés dessus quelques minutes plus tard, à ma sortie de chez Rouleau. Et voilà ce qu'il y a de plus obscur dans cette histoire... Quel a été leur but et comment m'ont-ils identifié?
  
  Personne ne parut être en mesure de répondre à cette double question. Rosa contempla la transparence de son whisky, Bazelais garda une mine d'incompréhension, Delorme resta de marbre et Mancheno se creusa la cervelle en vain.
  
  Coplan réfléchit tout haut :
  
  - Ils étaient en passe d'atteindre leur objectif, Rouleau ayant accepté leurs conditions. Moi, je n'étais jamais intervenu auparavant. Rosa et le lieutenant ignoraient eux-mêmes que je me tenais à l'arrière-plan. Quel bénéfice cette bande pouvait-elle, dès lors, escompter de ma capture?
  
  Le journaliste suggéra :
  
  - Ils ont dû apprendre que vous apparteniez à la mission française chargée de rénover le S.R. péruvien. Comme tel, vous représentiez un otage de choix, pour le cas où l'officier aurait eu le courage de tout dévoiler aux Services Spéciaux français après la remise en liberté de la senora Pocuro.
  
  Cette hypothèse ne semblait pas dénuée de fondement, à première vue, mais après un bref examen, Coplan objecta :
  
  - Admettons. Mais comment ces gens ont-ils deviné que je me rendrais chez Rouleau? Un silence tendu s'instaura dans la pièce. Après quelques secondes, Coplan changea soudain d'attitude. Braquant l'index sur Mancheno, il prononça en détachant les mots
  
  - Parce qu'ils savaient que vous alliez m'y envoyer, Clemente. Votre coup aurait été parfait s'ils m'avaient exécuté.
  
  Mancheno eut un sourire contraint.
  
  - Vous ne parlez pas sérieusement, j'espère? s'enquit-il d'une voix sans timbre.
  
  - Que si ! dit Francis. Et je peux même vous dire pourquoi vous m'avez livré à ces gredins.
  
  - Vraiment? fit le journaliste, très maître de lui. Vous me surprenez beaucoup, et je serais curieux d'entendre cette raison. Cette accusation ne tient pas debout.
  
  Elle tient parfaitement debout. Vous m'avez vendu à ce réseau soviétique parce que j'étais le seul à pouvoir établir que vous étiez à l'origine de l'enlèvement de notre amie Rosa. Voilà votre véritable mobile!
  
  Pour tous les occupants de la pièce, le temps s'arrêta.
  
  Malgré l'argumentation et l'accent de certitude de Coplan, Delorme et Bazelais ne parvenaient pas à concevoir que le « résident », un homme qui jouissait de l'entière confiance du Service, eût soudain basculé dans la trahison.
  
  Francis attendait les dénégations ou l'aveu du journaliste. Ce dernier, ébranlé par cette attaque frontale, cherchait fébrilement un moyen de se disculper. Mais que pouvait-il opposer à ces affirmations étayées par des faits patents?
  
  Rosa Pocuro avait subi un choc à l'audition de la dernière phrase. Son raisonnement fonctionna très vite. Elle se remémora les questions aigres-douces de Francis avant l'arrivée de Mancheno et elle comprit avec retard à quoi elles tendaient.
  
  - Tu as raison, articula-t-elle. C'est lui qui a tout manigancé. Il a dû prendre contact avec Charron quand je lui ai confié que ce type était arrivé à Lima lors de l'achèvement du Centre. D'ailleurs, Rodrigo a dit à Max, en parlant de moi : « En fin de compte, on ne l'aura pas payée trop cher... »
  
  Les traits de Mancheno vacillèrent.
  
  - Si tu ne t'es pas aperçue qu'on te surveillait, rappela Coplan à la jeune femme, c'est qu'on ne te surveillait pas. Toi, qui as mené en bateau les gars de Restrepo, je suis persuadé que tu aurais décelé une filature de ces amateurs. Mais ils n'avaient pas besoin de te suivre puisqu'ils possédaient ton signalement et savaient que tu arriverais mercredi vers 16 heures chez Rouleau. Or, qui d'autre que Clemente aurait pu les tuyauter?
  
  Comme poussés par des ressorts, Bazelais et Delorme s'étaient levés, leurs regards dardés sur le journaliste. Celui-ci, tassé dans son fauteuil, ayant ses accusateurs en face de lui et ces inconnus postés derrière son dos, n'osa pas esquisser un geste. Il sentait que sa vie ne tenait plus qu'à un fil.
  
  - Tout ceci est ridicule, émit-il en forçant sa voix. Chacun sait que je suis anticommuniste et que je n'ai jamais fait du Renseignement par esprit de lucre. Pourquoi vous aurais-je trahis ?
  
  - Voilà ce qui reste à éclaircir, dit Coplan. Mais vous ne seriez pas le premier qui, voyant l'occasion de toucher impunément un gros paquet, changerait son fusil d'épaule.
  
  Rosa Pocuro approuva de la tête et déclara, songeuse
  
  - Il y a probablement aussi autre chose, Francis. Clemente avait certaines raisons de m'en vouloir personnellement.
  
  Les trois Français sourcillèrent, interrogateurs.
  
  - Oui. Avec lui... je n'ai jamais voulu, confia-t-elle dans un souffle. Il était mon chef, vous comprenez? Je sais que, pendant un certain temps, il en a été malade, étant donné que je passais des nuits avec des hommes pour les besoins de la cause, et que je refusais constamment ses avances. Il s'est vengé. Pas vrai, Clemente?
  
  Le moral du journaliste s'effondra d'un coup. Il se prit la tête à deux mains, appuya ses coudes sur ses genoux et sombra dans un morne fatalisme. Après avoir respiré profondément plusieurs fois, il reconnut :
  
  - C'est exact, je me suis vengé. A présent, faites de moi tout ce que vous voudrez, je ne regrette rien.
  
  - Oh mais, ce n'est pas tout! le harcela Coplan. Les tracts, les pains de plastic devant nos villas... Cela faisait-il partie du scénario ?
  
  Mancheno, le front baissé, fit un signe négatif.
  
  - Non, c'était l’œuvre d'un groupe à la solde des Américains. Je l'ai su par Charron, quand j'ai entamé des tractations avec lui. Ce sont eux qui ont remis à un de leurs agents un paquet de questionnaires dont ils étaient entrés en possession au cours des travaux du Projet Cormoran, donc bien avant la construction du Centre. En réalité, ce sont d'ailleurs les Américains qui ont attiré l'attention des Russes sur le laboratoire de Chosica.
  
  Surpris, ses auditeurs n'eurent pas à réfléchir longuement pour saisir les desseins de la manœuvre conçue par les gens de Washington : agacés d'avoir perdu leur influence au sein de l'armée péruvienne, durement concurrencés aussi pour la vente de matériel militaire et d'équipement naval, ils ne tenaient pas à ce que les Français installent, par surcroît, sur cette côte du Pacifique, une base d'écoute susceptible de surveiller le trafic à l'entrée du canal de Panama.
  
  Mais ils avaient préféré brancher les Russes sur l'affaire, avec l'espoir que le contre-espionnage péruvien finirait par découvrir que ce Centre prétendument scientifique abritait des activités moins paisibles, incompatibles avec la souveraineté nationale.
  
  Accessoirement, il ressortait des déclarations de Mancheno que Denis Charron était un agent double, mangeant à deux râteliers. Il avait dû accueillir à bras ouverts la proposition du journaliste, celle-ci lui faisant gagner un temps considérable et lui permettant d'écourter son séjour au Pérou, alors que le terrain devenait brûlant.
  
  Soudain, Rosa fut submergée par la colère. Réalisant les dégâts commis par la duplicité de son compatriote, et les avanies qu'elle avait endurées par sa faute, elle se mit à l'injurier d'une manière vindicative, des flammes dans les yeux.
  
  Elle lui cracha son mépris avec toute la cruauté dont une femme est capable envers un être qui lui inspire une antipathie physique, et fut si acharnée à le déchiqueter moralement que les Français finirent par en ressentir de la gêne.
  
  Mancheno les avait tous trahis, certes, et il allait expier sa forfaiture, mais sa dégradation ne devait pas être poussée aussi loin. Obscurément, ils percevaient son drame, son désir, sa frustration devenue intolérable au point de le porter aux pires extrémités, et de faire appliquer par d'autres un châtiment qu'il n'eût pas osé exercer lui-même.
  
  Coplan mit un terme aux invectives de la Péruvienne
  
  - Ça va, laisse-le. Nous allons nous occuper de lui.
  
  Un regard échangé avec Delorme et Bazelais lui confirma qu'ils étaient tous d'accord sur la sentence.
  
  - Levez-vous, intima-t-il à Mancheno.
  
  Ce dernier obéit lentement, comme s'il était obnubilé par une drogue. Vieilli, les traits creusés, il resta les bras ballants, les yeux dirigés vers le sol.
  
  - Sortez d'ici, ordonna Coplan.
  
  Ses amis le fixèrent sans comprendre, et Mancheno lui-même crut avoir mal entendu. Cependant, quand il vit l'injonction muette que lui adressait Francis, il fit demi-tour et accomplit deux ou trois pas de somnambule.
  
  Un « coup du lapin », dans sa nuque, anéantit sa peur et ses pensées. Ses genoux fléchirent, il ne s'aperçut même pas qu'il s'effondrait. Et quand son corps se fut affalé par terre, Coplan prononça en se massant le tranchant de la main droite :
  
  - Voilà le dernier problème : qu'allons-nous faire du cadavre et de la voiture?
  
  - Vous... vous croyez qu'il est mort ? balbutia Bazelais.
  
  - Non, il ne l'est sûrement pas. Je vais devoir l'achever. Mais comment ?
  
  Un lourd silence plana, personne ne discernant d'emblée une solution satisfaisante pour faire disparaître le journaliste. En camouflant, si possible, le crime en accident. Ou en suicide.
  
  Rosa, qui contemplait avec rancune l'homme inanimé, fut la première à émettre une suggestion.
  
  - La mer, dit-elle à mi-voix. Je connais une falaise, à quelques kilomètres d'ici.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Dans la matinée du samedi, après cette nuit fertile en péripéties, et par un temps merveilleusement ensoleillé qui semblait en dissiper les miasmes, Coplan partit en voiture à Chosica.
  
  Une appréhension diffuse continuait à le tenailler. Les Russes allaient faire du tapage quand ils apprendraient que deux de leurs ressortissants avaient été assassinés dans une maison de Callao.
  
  La police péruvienne ne manquerait pas de mettre tout en œuvre pour élucider les raisons de la tuerie de la Calle Lazareto ; peut-être certains indices ou témoignages la mettraient-elle sur le chemin de la vérité.
  
  Et puis, il y avait Mancheno...
  
  Dans le courant de la nuit, après le simulacre d'accident qui avait précipité le journaliste et sa voiture dans la mer après une chute d'une cinquantaine de mètres, Coplan était retourné rue Cuzco, à son domicile, pour faire main basse sur la liste du personnel du Centre, sur le fichier et sur le carnet à couverture fatiguée dans lequel Mancheno avait inscrit les coordonnées de ses collaborateurs. Dont celles de Rosa Pocuro.
  
  La chose avait paru bizarre à Francis, la veille, quand il avait noté que le Péruvien possédait même le numéro d'immatriculation de la Ford Capri de la jeune femme. Pour quel motif, sinon pour la faire observer?
  
  Il serait difficile pour les enquêteurs, en tout cas, d'établir une corrélation quelconque entre la mort du journaliste et les événements de la blanchisserie. Par contre, ils apprendraient vite que Rodrigo Perez dirigeait un réseau d'espionnage soviétique.
  
  Arrivé au portail du Centre gardé par deux surveillants armés, Coplan montra son laissez-passer et put pénétrer dans l'enceinte à bord de sa voiture.
  
  Il mit celle-ci au parking puis, à l'huissier, il demanda à être reçu par Villard. Celui-ci vint en personne le chercher dans le hall.
  
  Lorsqu'ils eurent franchi le seuil du bureau directorial, Villard s'enquit du motif de cette visite.
  
  - Je suis venu vous présenter des excuses, lui dit Coplan.
  
  Et comme Villard, interloqué, haussait les sourcils, il expliqua :
  
  - Il s'agit des formulaires... Ils n'ont pas été dérobés ici.
  
  - Diable! Alors d'où provenaient-ils?
  
  - D'une autre station de détection sous-marine, où nous avons travaillé en coopération avec les Américains.
  
  La figure de Villard changea.
  
  - Ainsi, c'est donc eux qui ont essayé de déclencher une campagne contre le Centre? murmura-t-il, scandalisé. Et contre vous, simultanément.
  
  Coplan haussa les épaules d'un air désabusé.
  
  - Rien d'étonnant à cela, opposa-t-il. C'est de bonne guerre. Ils nous mettent des bâtons dans les roues parce que nous avons profité de leur éviction. Et encore, ils ne savent pas tout!
  
  Plus confidentiel, il poursuivit :
  
  - A propos, les essais ont-ils pris fin?
  
  Villard acquiesça de la tête.
  
  - Ils ont été fructueux, révéla-t-il. Techniquement, deux gros problèmes sont à présent résolus. Je ne puis, bien entendu, vous en parler qu'en termes généraux, mais il ne m'est pas interdit de vous dévoiler les principes.
  
  Coplan, assis de biais sur un angle du bureau avoua :
  
  - Je ne vous cache pas que cela m'intéresse au plus haut degré, pour des raisons qui me sont particulières. Allez-y, je vous écoute.
  
  S'étant renversé dans son fauteuil pivotant, Villard emprunta un ton un peu doctoral pour entamer son exposé :
  
  - Vous n'ignorez pas, je présume, que le problème des communications bilatérales avec les sous-marins nucléaires demeure l'un des plus épineux en matière de stratégie navale. Un submersible naviguant à grande profondeur ne peut capter les ondes de radio et, réciproquement, il ne peut en émettre. Pour entrer en relation avec l'Amirauté, il est donc contraint de revenir près de la surface. Alors, en larguant une antenne flottante, il peut recevoir les émissions sur ondes très longues, de plus de 25 000 mètres, que diffuse la station de Rosnay, dans l'Indre, pour les bâtiments de notre marine de guerre croisant dans toutes les mers du monde (Authentique). Mais il demeure incapable de répondre car ses propres signaux dénonceraient sa position, ce qui représente un risque terrible. Vous me suivez ?
  
  - Parfaitement. Je sais même qu'un bout d'antenne de 30 centimètres dépassant la surface des flots peut le faire détecter par radar.
  
  - En effet, c'est exact. Alors nous nous sommes efforcés de créer pour nos submersibles une sorte de « cabine téléphonique » par laquelle, sans crainte d'être repérés, ils puissent échanger des messages avec Rosnay, même à grande profondeur.
  
  Les traits de Coplan exprimèrent de l'étonnement.
  
  - Bigre, fit-il. Comment y êtes-vous parvenus?
  
  - Par les bouées. Le Redoutable, immergé à deux ou trois cents mètres, a envoyé des signaux sonars directifs vers l'une d'elles, à une distance dépassant 50 km. La bouée a retransmis par radio les signaux reçus par ses capteurs, puis le Centre a relayé à forte puissance cette émission faible, à destination de Rosnay. Le processus inverse a fonctionné pour la réponse, si bien que l'Amirauté a pu « converser » avec le Redoutable, alors que celui-ci se trouvait quelque part dans le Pacifique sud.
  
  Coplan, les bras croisés, deux rides au milieu du front, considéra Villard.
  
  - Donc, déduisit-il, ce que vos antennes reçoivent de Rosnay est répercuté vers les bouées afin qu'elles traduisent en ultra-sons, à destination du submersible, les messages chiffrés?
  
  - D'où l'absolue nécessité de connaître parfaitement la propagation de ces sons dans les diverses couches d'eau, enchaîna Villard. Une fois la technique bien au point, des bouées seront ancrées en de nombreux points du globe, de telle sorte que nos sous-marins ne resteront jamais éloignés d'une « cabine téléphonique ». Dissimulés dans une masse de dizaines de milliers de kilomètres-cubes d'eau, ils ne pourront être localisés par l'adversaire, même pendant le dialogue. Et ceci, en facilitant énormément la mobilité de nos unités, décuplera leur capacité offensive. C'est d'autant plus important que nous avons peu de bâtiments de ce type.
  
  - Je vois, dit Francis, pensif. Mais vous me parliez d'un second problème?
  
  - Oui. La télécommande, à partir d'une base terrestre, de torpilles-robot à long rayon d'action,plus de 3 000 km,et dotées d'une ogive nucléaire. Ces engins de bataille, convenablement programmés, sont beaucoup plus économiques qu'un sous-marin et peuvent détruire un porte-avions. Le Redoutable a déposé une telle torpille, non armée naturellement, sur le fond océanique. Toujours grâce à nos bouées, nous avons pu « activer » cette torpille et l'envoyer en mission de chasse. L'expérience a été concluante, elle aussi. Dans le futur, un tel système participera à la défense de nos côtes métropolitaines.
  
  Coplan se dit que le massacre auquel il s'était livré la nuit précédente avait quelques justifications, ce qui apaisa sa conscience. En partie du moins.
  
  Villard reprenait :
  
  - Vous voyez, vos inquiétudes étaient vaines. En définitive, l'Opération Neptune n'aura pas servi à grand-chose. Ni à l'intérieur du Centre, ni à l'extérieur, vous n'aurez dû déjouer des tentatives sérieuses.
  
  Coplan, impassible, le regarda fixement. Puis il soupira et laissa tomber :
  
  - D'accord, mais deux précautions valent mieux qu'une, ne croyez-vous pas?
  
  Le brave Villard ne ferait aucun rapprochement, lui non plus, quand il ouvrirait son journal de la soirée et qu'il y décrouvrirait, sur trois colonnes, un compte rendu de l'hécatombe de la rue Lazareto.
  
  
  
  
  
  Après un week-end relativement morose, Delorme, Bazelais et Coplan reprirent le chemin de l'école.
  
  Ayant gagné chacun leur classe respective, ils eurent plus de mal que d'habitude à obtenir le silence, les officiers discutant avec animation une affaire qui mettait la capitale en émoi et dont les autorités ne semblaient pas disposées à donner une explication satisfaisante.
  
  Coplan, debout devant son chevalet, fit cesser les murmures lorsqu'il déclara :
  
  - Senores, nous allons aborder aujourd'hui la méthodologie du Renseignement. Celle-ci comporte quatre étapes : primo, la définition du problème. Secundo : l'analyse exhaustive de ce problème. Tertio : la collecte des informations désirées (ceci par des techniques secrètes) et quarto : l'évaluation des données recueillies.
  
  Tous les visages tournés vers lui reflétèrent sur-le-champ une intense concentration. Sentant qu'il avait captivé son auditoire par ce préambule, il reprit :
  
  - Que faut-il entendre par la définition du problème ? Eh bien, celle-ci résulte en général de la réflexion d'un seul individu, plus perspicace, plus lucide et plus curieux que ses collègues, dans un département de la défense nationale. A la lumière d'un certain nombre de faits connus de tous, cet homme se pose soudain une question. Et cette question constitue le problème... Voici un exemple : imaginons que, à Leningrad ou à New London, un fonctionnaire du service des pêcheries apprenne, par l'entremise d'un patron de chalutier, ou tout bonnement par la lecture des journaux, qu'un Centre d'études acoustiques sous-marines franco-péruvien a été construit à Chosica. Imaginons que ce personnage, après avoir repéré l'emplacement de Chosica sur une carte et constaté que cette région est effectivement bien située pour étudier les bruits d'origine naturelle qui se propagent dans le Pacifique Sud, finisse par se poser la question : « Ce Centre a-t-il une vocation scientifique ou militaire ? »
  
  Certains officiers sourirent, amusés par cet exemple qui les touchait de près.
  
  - Le problème se trouve ainsi posé, souligna Coplan. Admettons que ce fonctionnaire adresse ensuite une demande au Service de Renseignement compétent. Nous passons donc à la phase 2 : l'analyse exhaustive de la question. Et c'est alors que, dans la pratique, les difficultés commencent...
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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