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Coplan et le bataillon fantôme

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  PAUL KENNY
  
  COPLAN
  
  ET
  
  LE BATAILLON
  
  FANTÔME
  
  
  
  
  
  PRESSES POCKET
  
  116. RUE DU BAC, PARIS
  
  
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa premier de l’article 40).
  
  Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
  
  No 1959, Éditions Fleuve Noir.
  
  ISBN 2-266-00013-6
  
  
  
  
  
  À Jacques BERGIER,
  
  Télépathiquement.
  
  Paul KENNY.
  
  
  
  
  
  Il va sans dire que les personnages de ce récit sont purement imaginaires – comme est imaginaire l’intrigue à laquelle ils participent – et que l’auteur décline formellement toute responsabilité à cet égard.
  
  Paul KENNY
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Dans la chambre 12 de l’hôpital psychiatrique de Blèves, Louise Barnay lisait, sans y prendre le moindre intérêt, un roman insipide provenant de la bibliothèque de rétablissement.
  
  Blonde, très mince, avec un visage délicat éclairé par des yeux d’un bleu profond, elle avait une expression absente qui déroutait ceux qui la voyaient pour la première fois. Bien qu’elle fût assurément jolie, elle atteignait la trentaine sans avoir jamais éveillé un amour durable dans le cœur d’un homme.
  
  En dehors d’une parente éloignée qu’elle ne voyait que très rarement, Louise Barnay n’avait plus de famille. Dans cette chambré de malade aux murs d’une blancheur obsédante, à la fenêtre garnie de solides barreaux, elle était reprise chaque jour par une crise d’angoisse. Sans recours extérieur, sans appui, comment parviendrait-elle à recouvrer sa liberté ?
  
  En fait, elle n’avait subi qu’un seul examen médical, lors de son arrivée. On ne lui avait prescrit aucun traitement. Peut-être mélangeait-on parfois des calmants à sa nourriture car, en dépit de son perpétuel tourment, elle était moins nerveuse que lorsqu’elle vivait dans son appartement de la rue Boileau, à Paris. Pourquoi l’avait-on internée ici alors que, logiquement, elle aurait dû être envoyée dans une prison ?
  
  Malgré l’horaire rigoureux qui présidait aux activités journalières de l’hôpital, horaire dans lequel une place importante était réservée aux délassements – promenade, musique, lecture, etc. – le temps s’écoulait avec une lenteur infinie. Les multiples demandes d’une entrevue avec le directeur ou le médecin-chef, formulées avec une vigoureuse insistance parfois, avaient reçu l’adhésion polie des robustes infirmiers préposés à la surveillance des pensionnaires. Mais aucune de ces requêtes n’avait jamais eu de suite.
  
  Aussi la jeune femme fut-elle très étonnée de voir pénétrer dans sa chambre, en plein après-midi et alors qu’elle était censée se conformer à la règle de la sieste, un employé en blouse blanche qui prononça d’une voix impersonnelle :
  
  — Voulez-vous m’accompagner au parloir, mademoiselle Barnay ? Il y a une visite pour vous.
  
  Le cœur de Louise tressauta. Une visite ! Pour elle ?…
  
  Elle rejeta son livre d’un geste brusque et, un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, elle se leva. D’un signe de tête – elle n’aurait pu articuler une parole – elle montra qu’elle était prête à suivre son cicerone.
  
  Ce dernier s’effaça pour la faire passer devant lui, puis referma soigneusement les deux portes matelassées avant de précéder la malade dans le long couloir désert.
  
  *
  
  À cet instant précis, un homme qui se trouvait dans une pièce au second étage du bâtiment principal de rétablissement vint se poster devant la fenêtre qui avait vue sur la cour intérieure. Il tenait une paire de jumelles dans la main droite et, dans la gauche, un micro relié par un câble à un émetteur ondes courtes posé sur une table.
  
  Tout en observant une voiture arrêtée devant l’un des pavillons, il parla dans le micro :
  
  — On vient de me communiquer par téléphone l’identité de la visiteuse qui a demandé à voir Louise Barnay… C’est une dame Hortense Longeaux… g-e-a-u-x…, née à Tours le 5 mai 1922, domiciliée 6, rue de l’École, à Dreux. S’est déclarée être la tante de Louise Barnay. Vérifiez immédiatement si c’est exact, car je n’ai plus en mémoire le nom des parents encore en vie… Vous m’entendez bien, Tignac ?
  
  Des sons caverneux et nasillards s’échappèrent d’un haut-parleur :
  
  — Parfaitement… Vous pouvez y aller, j’enregistre en même temps sur bande.
  
  — Bon. Passons à la bagnole… C’est une Peugeot 404 noire. Immatriculée… Attendez voir… 6841 BU 78. Oui, c’est bien ça. Et il y a deux types à l’intérieur. Au moins deux… D’ici je ne peux voir qu’une partie des banquettes. Impossible de vous fournir pour le moment un signalement précis de ces particuliers. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’ils sont en train de griller une cigarette pour tuer le temps.
  
  L’inspecteur de la D.S.T. s’interrompit, cherchant d’autres détails dignes d’être mentionnés. Son silence finit par impatienter son correspondant qui questionna d’une voix excitée :
  
  — Est-ce que je bouge ? Vous croyez que c’est sérieux ?
  
  — N’hésitez pas, rétorqua vivement le guetteur. Déclenchez le dispositif. Nous ne pouvons prendre aucun risque.
  
  — D’accord, je presse le bouton. D’ailleurs, ce serait plutôt bizarre que la tante Hortense se soit fait accompagner par deux gigolos pour venir dire bonjour à sa nièce qui est cinglée, vous ne pensez pas ?
  
  — M-m. Je serais bien surpris s’il ne se passait pas quelque chose, à la façon dont ça se présente… Ah ! Minute… Un des types descend de la voiture. Apparemment pour se dégourdir les jambes. Taille légèrement supérieure à la moyenne, vêtu d’un imperméable court à boutons de cuir, sans ceinture. Coiffé d’un feutre gris foncé, chaussures noires en cuir granuleux mat. Son visage… Hum… Ce gars-là aurait du sang nord-africain dans les veines que ça ne m’étonnerait pas. Il a le teint brun, mais pas très coloré ; il est glabre, a le nez sémitique, le poil plutôt noir, me semble-t-il.
  
  Le policier se tut, plissa les yeux pour essayer de mieux distinguer les traits de l’homme qui, dans la cour, battait la semelle devant le capot de la voiture.
  
  La voix de Tignac jaillit à nouveau du haut-parleur :
  
  — Attention… Depuis une minute, votre émission est retransmise sur la fréquence d’écoute générale. Voulez-vous répéter en vitesse le signalement de la femme Hortense Longeaux et la description de la voiture ?
  
  — Entendu. Je recommence…
  
  Sans perdre de vue un seul instant les deux individus qui patientaient non loin du portail d’entrée, l’inspecteur reprit depuis le début les informations qu’il avait diffusées dès l’annonce d’une visite pour Louise Barnay.
  
  *
  
  Avec son gardien, la jeune femme pénétra dans le parloir. Elle eut un léger sursaut en reconnaissant sa tante qui, vêtue d’un tailleur en Prince de Galles gris, un sac rouge sous le bras et nu-tête, lui parut plus jeune d’allure que dix ans auparavant.
  
  Hortense Longeaux fixa tout d’abord sur sa nièce un regard soucieux, scrutateur, puis voyant que le comportement de Louise n’avait rien d’étrange, elle hasarda :
  
  — Eh bien, ma pauvre !… Que fais-tu donc ici ?
  
  Cette simple marque de sympathie fit monter des larmes aux paupières de Louise Barnay, mais elle parvint à se contrôler et bégaya, tout en avançant vers sa tante pour l’embrasser :
  
  — Je ne sais pas… Je ne sais pas. Comment as-tu appris ?
  
  Elles s’étreignirent. Discret, l’infirmier sortit de la pièce.
  
  — Par les journaux, chuchota sa parente. On a d’ailleurs donné à ton procès une publicité exagérée. Tu n’avais rien fait de mal, après tout. Qu’on t’ait infligé six mois de prison, c’est déjà un scandale, mais qu’ensuite on t’ait envoyée ici, ça dépasse tout ! On t’a bien traitée, au moins ?
  
  Un sourire résigné se peignit sur les lèvres de Louise.
  
  — Comme une malade. Avec une fermeté patiente et une douceur réglementaire. Je n’ai à me plaindre de rien.
  
  L’expression d’Hortense Longeaux se durcit :
  
  — Tu ne te rends pas compte de ta situation, ma pauvre petite, souffla-t-elle à l’oreille de sa nièce. En prison, tu aurais tiré tes six mois, et puis c’était fini. Ici, on peut te garder aussi longtemps qu’on le voudra : tu n’accomplis pas une peine, tu es prétendument en observation. Ça peut durer indéfiniment… Je ne sais pas qui est à l’origine de tout ceci, mais je suis bien décidée à ne pas laisser se prolonger cette injustice.
  
  Louise Barnay haussa des épaules lasses.
  
  — Que peux-tu faire ? On ne lutte pas contre l’Administration. Ils devront bien me relâcher un jour. Je suis tout de même normale… ou presque. Les médecins finiront par s’en apercevoir.
  
  Sa tante eut un mouvement agacé. Elle répliqua d’une voix contenue :
  
  — Tu es victime d’une machination, voilà la vérité. Dieu sait ce qu’on trame contre toi !
  
  Puis, plus confidentiellement encore, elle ajouta :
  
  — Écoute, Louise, je suis venue te chercher.
  
  Sa nièce tressaillit, ses yeux s’agrandirent.
  
  — Oui, confirma Hortense Longeaux, résolue. Il faut que tu sortes d’ici. J’ai pris les dispositions nécessaires pour te faire fuir et te mettre en lieu sûr. Après, nous tâcherons d’éclaircir toute cette affaire, car on ne m’ôtera pas de la tête que ton internement est irrégulier.
  
  — Mais… balbutia Louise, envahie par une frayeur insolite, on ne me permettra pas de m’évader. Je n’ai pas le droit de…
  
  — Ne t’occupe pas, trancha sa tante. Détends-toi, sois naturelle, c’est tout ce que je te demande. Un hôpital n’est pas une forteresse, et tu ne vas pas rater une occasion unique de te défiler, j’imagine ? Si, par la suite, tu veux te mettre en règle avec la Justice, tu le feras par l’intermédiaire d’un avocat, et quand les choses seront clarifiées. Ici, tu es à la merci de je ne sais quelles manœuvres. C’est intolérable. Alors, consens-tu à m’accompagner, oui ou non ?
  
  Le cœur de Louise Barnay battait à grands coups. Elle fit un effort mental pour sonder le futur mais dut y renoncer : pour elle-même, ça ne marchait jamais. Une voyante est incapable de lire son propre avenir.
  
  — Décide-toi, l’adjura sa tante. Je serai seule responsable de ta fuite, puisque tu es considérée comme une déséquilibrée.
  
  L’éventualité de devoir regagner sa chambre-cellule, d’y vivre, solitaire et claustrée, pendant un laps de temps indéterminé, inspira soudain à Louise une telle répulsion que ses craintes furent balayées en une fraction de seconde.
  
  — Je veux m’en aller, oui, articula-t-elle, les traits crispés, mais… comment vais-je récupérer mes effets, mon sac ?
  
  — Tant pis !… On s’arrangera. Reprends ton calme. Il est normal que tu sois émue, mais ne conserve pas cet air traqué.
  
  Reculant d’un pas, Hortense Longeaux prononça sur un ton plus intelligible :
  
  — J’ignorais si on t’imposait un régime spécial. À tout hasard, j’avais apporté quelques friandises, un peu de lecture, et j’ai tout laissé dans la voiture. Viens avec moi dans la cour… Tu as le droit de quitter le parloir, je suppose ?
  
  Louise Barnay réussit à se maîtriser et à entrer dans le jeu :
  
  — L’infirmier ne me refusera sûrement pas l’autorisation, déclara-t-elle avec un semblant de désinvolture. Je regrette bien que tu doives partir déjà.
  
  — Rassure-toi, je reviendrai, fit sa tante en lui adressant un clin d’œil approbateur et en se dirigeant vers la porte.
  
  Elle ouvrit, vit l’infirmier assis sur un banc dans le couloir. Il se leva aussitôt, croyant la visite terminée.
  
  — J’avais apporté un colis pour ma nièce, lui expliqua l’élégante quadragénaire avec un parfait sang-froid. Ne sachant pas si elle était en état de l’accepter, je l’avais laissé dans ma voiture. Y a-t-il un inconvénient à ce que je le lui offre dans la cour ? Cela m’éviterait de refaire le chemin. Je suis assez pressée.
  
  — Nos pensionnaires ne sont pas en détention, sourit l’homme en blouse blanche avec bonhomie. Mademoiselle Barnay, vous pouvez accompagner madame.
  
  L’interpellée le remercia d’un battement de paupières. Sa tante lui prit le bras et l’entraîna dans le couloir menant au hall d’entrée.
  
  Affectant une allure détachée, l’infirmier les suivit à un intervalle de trois ou quatre mètres. Chaussé de pantoufles à semelles de feutre, il marchait sans qu’on pût déceler le bruit de son pas.
  
  Les deux femmes passèrent devant la cloison vitrée du bureau de réception, où une infirmière préposée aux écritures leur décocha un regard curieux mais ne tenta pas de les intercepter. Après avoir franchi deux doubles portes, elles descendirent les marches du perron. La fraîcheur de l’air allégea leur oppression et les aida à dominer leurs nerfs.
  
  Louise vit un inconnu debout devant la 404, et un autre assis au volant. Le premier jeta négligemment le bout de sa cigarette sur le gravier puis alla ouvrir la portière arrière.
  
  — Ce sont des amis, dit Hortense Longeaux en resserrant légèrement le bras de sa compagne, tandis qu’elles marchaient sans hâte excessive vers la Peugeot, l’infirmier toujours sur leurs talons.
  
  L’homme à l’imperméable souleva courtoisement son chapeau lorsque Louise fut à deux pas de lui. Il tint la portière pour permettre à la tante de monter dans le véhicule, puis il attrapa Louise par la taille et l’enfourna de force dans la voiture, claqua la portière, ouvrit celle à côté du conducteur.
  
  D’abord ébahi, mais réalisant qu’on tentait d’enlever une malade, l’infirmier bondit en avant. Il allait agripper de ses mains puissantes le ravisseur quand un terrible direct à la face le fit chanceler. Son adversaire lui décerna en outre un coup de pied dans le bas ventre et un crochet à la mâchoire. Le gardien, totalement pris au dépourvu, s’écroula sur le sol sans avoir pu faire appel aux techniques habituelles d’immobilisation des forcenés.
  
  L’agresseur, très maître de lui, embarqua dans la 404 qui s’ébranla aussitôt ; elle exécuta un virage sensationnel alors que d’autres infirmiers sortaient en courant des pavillons annexes dans le but assez illusoire de l’empêcher de partir.
  
  La voiture franchit en trombe le portail, bifurqua sur la gauche pour rejoindre la route allant du Mesle à Mamers.
  
  *
  
  — Ça y est ! La bagnole file à fond de train vers la Départementale 4 ! clama dans son micro l’inspecteur juché dans son observatoire. Tignac, mon vieux, jurez-moi que tout est en place ou je réduis le poste en miettes !
  
  — Respectez le matériel, la mèche est allumée, répondit le haut-parleur. Les zones 1, 2 et 3 sont en alerte. Les autres suivront dès que nous aurons une indication sur la direction que va emprunter la voiture.
  
  — Bon. Ça va, je crois que je peux cesser d’émettre : il y a peu de chances qu’ils ramènent la donzelle ici après lui avoir fait effectuer une balade dans la campagne. Pas fâché d’en finir avec cette planque. Je ne sais pas si c’est la contagion, mais à force de vivre dans cette baraque, je commençais à devenir un peu dingue, moi aussi.
  
  — Pas d’histoires. Vous l’étiez déjà, tous les copains sont d’accord là-dessus. Bref, je vous laisse tomber car j’ai les mains pleines. À ce soir !
  
  *
  
  Dans la soirée et dans la nuit, de nombreux messages laconiques convergèrent vers le bureau d’un des directeurs de la D.S.T. à Paris. Ils émanaient de membres des services les plus divers, attendu que des instructions formelles avaient interdit que les occupants de la 404 noire fussent pris en filature. Dans une vaste région du territoire français, des milliers d’yeux avaient recherché les fugitifs ; certains les avaient repérés, observés, signalés.
  
  La gendarmerie, la Sûreté Nationale, les groupes mobiles, des inspecteurs de la Police judiciaire et des agents de la D.S.T. contribuèrent à ce rapport collectif dont seul un haut fonctionnaire eut une vision d’ensemble, et qui établit les faits suivants :
  
  8 octobre. – 16 h. 10. La peugeot 6841 BU 78, ayant quatre personnes à bord passe place de la République à Mamers et s’éloigne par la route du Mans.
  
  16 h. 52. Un motard aperçoit la voiture sur la Nationale 138 bis entre la Croix et Savigné-l’Évêque. Elle roule vers Le Mans.
  
  18 h. 02. Elle longe le quai Louis-Blanc dans cette ville. Est vue dix minutés plus tard avenue Jean-Jaurès.
  
  19 h. 13. Stationne devant un magasin de denrées alimentaires rue Victor-Hugo à Tours. Trois personnes (deux femmes et un homme) sont assises à l’intérieur.
  
  20 h. 00. La voiture traverse Châtellerault.
  
  22 h. 07. Elle circule dans Limoges, prend de l’essence à la pompe d’un garage situé avenue Garibaldi. Quatre personnes à bord.
  
  23 h. 18. La 404 sort de Brive-la-Gaillarde par la route de Cahors, avec quatre passagers.
  
  9 octobre. – 1 h 09. Arrêt devant la gare de Cahors. Le seul homme qui soit descendu de voiture y est remonté avant le départ, six minutes plus tard.
  
  2 h. 05. Signalée au rond-point de la Place de la Libération à Montauban, puis, à un quart d’heure d’intervalle, sur la Nationale 20.
  
  3 h. 32. En stationnement boulevard Bon-Repos, à Toulouse, à une centaine de mètres de la gare. Véhicule vide.
  
  5 h. 10. Un couple formé par Louise Barnay et un de ses ravisseurs monte dans le Barcelone-Express.
  
  Dès que lui parvint ce dernier message, le fonctionnaire de la D.S.T. empoigna son téléphone.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  — Bonjour, Coplan, dit le Vieux avec cordialité en tendant sa main par-dessus son bureau à un personnage dont la tête effleurait le globe électrique pendu au plafond. Figurez-vous que j’ai failli vous oublier. Vous vous êtes bien gardé de venir me dire bonjour pendant votre période de détente, hein ?
  
  — Je ne m’y risquerai plus jamais, il y a trop de précédents fâcheux, riposta plaisamment son interlocuteur avant d’exhiber son paquet de Gitanes.
  
  Son chef, refusant d’un geste, se carra confortablement dans son fauteuil. Il examina Coplan d’un œil perspicace, parut satisfait.
  
  — Asseyez-vous, intima-t-il. Mon torticolis me fait souffrir de temps en temps. Inutile de vous demander si vous êtes en pleine forme. J’ai entendu gémir les lames du parquet dans le couloir, avant votre entrée : elles restent silencieuses jusqu’à quatre-vingt-douze kilos, j’en ai fait l’expérience.
  
  Le visage énergique de Coplan s’éclaira.
  
  — Prototype d’observation juste donnant lieu à une déduction fausse, déclara-t-il, amusé. Je portais un magnétophone que je voulais faire réparer au labo, et que j’ai remis à Lefaur avant d’entrer chez vous. Vous pouvez donc soustraire une douzaine de kilos de mon poids présumé.
  
  Le Vieux haussa les sourcils, puis il secoua la tête, dégoûté.
  
  — Avec vous, on n’a jamais le dernier mot. Mais enfin, si j’avais eu besoin d’un test, vous me l’auriez fourni sans le vouloir. Il faut toujours une certaine prudence dans l’interprétation des faits, même quand ils semblent irrécusables. Et, a fortiori, quand ils paraissent… impossibles.
  
  Coplan aspira une bouffée, souffla la fumée vers le plafond.
  
  — Du moment qu’un fait existe, il cesse obligatoirement d’être impossible, objecta-t-il, circonspect.
  
  — Voire, fit le Vieux en se frottant les mains. Si je vous annonce qu’un type peut détecter un sous-marin sans sonar, ni radar, ni asdic, et localiser son emplacement sur une carte, que me direz-vous ?
  
  — Que c’est de la bl… Que c’est très improbable, se reprit Coplan.
  
  Le Vieux ricana :
  
  — Vous étiez tout près de prétendre que c’était impossible, et pourtant cela est. Le fait a été enregistré, et démontré par la destruction ultérieure du sous-marin(1).
  
  Coplan ne dit mot. Une allégation pareille, sortant de la bouche de son chef, offrait une garantie d’authenticité absolue. Néanmoins, son esprit éprouvait une certaine répugnance à admettre la véracité d’un exploit de ce genre, échappant aux lois de la physique classique.
  
  — Notez, poursuivit le Vieux avec une note conciliante dans la voix, que de prime abord j’ai estimé comme vous que cela défiait le bon sens. Mais voilà, le fait était là, indéniable. Son interprétation, vous en conviendrez, mérite un examen sérieux.
  
  Coplan tapota sa cigarette au-dessus du cendrier, puis déclara sur un ton réservé :
  
  — Sans doute. Encore qu’on puisse envisager l’hypothèse d’un coup de chance, d’une performance exceptionnelle et sans lendemain.
  
  — Détrompez-vous, dit le Vieux en joignant les mains. L’expérience a été répétée plusieurs fois, et avec succès.
  
  — Si c’est exact, c’est passionnant. Le budget de la Défense va pouvoir réaliser de sérieuses économies. Et le Service aussi.
  
  — Votre ironie n’est pas de mise, Coplan. Nous avons le devoir de mettre en œuvre tous les moyens d’investigation imaginables, quelle que soit leur nature. Et si nous apprenons que des phénomènes, considérés comme surnaturels parce qu’ils émanent du psychisme, peuvent épauler des méthodes éprouvées, nous devons les étudier avec un esprit ouvert et sans préjugés.
  
  — D’accord, mais dans ce domaine, des organismes spécialisés sont plus qualifiés que nous pour…
  
  — Il ne s’agit pas d’entreprendre une enquête scientifique, coupa le Vieux. Nous devons coller au réel, à la pratique. D’autant plus que les services secrets d’autres nations semblent s’être attelés sérieusement à ces problèmes.
  
  Cette fois, l’intérêt de Coplan s’alluma comme une flambée de magnésium. Deux plis verticaux entre ses sourcils accentuèrent l’interrogation contenue dans son regard subitement plus acéré.
  
  Son chef, détendu, le fixa pendant deux secondes avant de continuer :
  
  — Le laboratoire de l’U.S.-Navy a renouvelé pour la troisième fois ses crédits aux recherches conduites par le Docteur Rhine, le grand spécialiste américain de la para-psychologie, révéla-t-il à mi-voix. En Allemagne, en Angleterre, en Hollande, des chaires et des laboratoires ont été créés récemment pour l’étude des perceptions extrasensorielles. Partout, les résultats obtenus démontrent qu’il y a quelque chose dans ces étranges manifestations qu’on rangeait en vrac, et avec dédain, parmi les fantasmagories du spiritisme et des sciences occultes. Par ailleurs, les états-majors réclament de plus en plus des auxiliaires particulièrement doués, capables de leur fournir des renseignements qu’on ne peut obtenir par les moyens habituels. Entre autres, la détection à distance de corps métalliques ou non, ou la communication directe avec des engins pilotés que ne peuvent atteindre les ondes radio…
  
  L’expression de Coplan trahit un mélange de méfiance et d’incrédulité. Pour vaincre son scepticisme, le Vieux lui décocha une dernière nouvelle :
  
  — Les Américains songent à correspondre par télépathie avec leurs sous-marins atomiques croisant sous les glaces du Pôle, où aucun message ne peut être acheminé, jusqu’à présent, par un procédé technique à longue portée. On m’a même assuré que des individus dotés de pouvoirs supra-normaux se trouvent actuellement à bord du Nautilus et du Skate.
  
  — Effarant, prononça Coplan. On en revient à la sorcellerie ?
  
  — Attendez, je n’ai pas fini. M’étant dit que nous aurions tort, nous Français, de nous désintéresser de cette branche qui suscite tant de curiosité à l’étranger, et de nous priver peut-être de nouvelles sources d’informations non négligeables, j’ai fait dépouiller les dossiers de dizaines de guérisseurs, de voyantes extralucides ou de charlatans présumés, condamnés pour escroquerie ou pour exercice illégal de la médecine, afin de voir si, parmi eux, il n’en existe pas qui possèdent réellement des facultés sortant de l’ordinaire. Au terme de cette enquête, il s’est avéré que, si la plupart étaient des plaisantins, au moins trois méritaient d’être contactés. Et c’est ici que l’affaire se corse…
  
  — Vous ne les avez pas retrouvés ?
  
  — Exactement. Ils ont disparu de la circulation sans laisser la moindre trace.
  
  Un silence régna dans le bureau.
  
  Coplan, se caressant le menton d’un air perplexe, consulta son chef d’un regard atone. Le Vieux reprit :
  
  — Coïncidence bizarre, n’est-ce pas ? Et je me demande si on les a enlevés pour utiliser leurs dons ou pour nous empêcher de nous en servir, nous. Cette seconde éventualité me paraît infiniment plus grave que la première.
  
  — Pourquoi ?
  
  — Parce qu’elle signifierait qu’on prépare contre la France un coup de Jarnac indécelable par les services traditionnels de dépistage de l’armée ou de la police.
  
  Un frémissement parcourut la nuque de Coplan. La sobriété voulue des paroles de son chef masquait une préoccupation inquiète, la hantise d’une menace inconnue dissimulée derrière un infranchissable rideau.
  
  — Vous me paraissez fichtrement pessimiste, fit remarquer Francis. Qui sait si vos trois specimens ne sont pas tout bonnement allés exercer leur coupable industrie dans un pays moins répressif que le nôtre ?
  
  — Aucun passeport ne leur a été délivré, opposa le Vieux. Et la nature même de leur commerce les expose à l’attention de la police, n’importe où. Sans papiers, ils seraient vite repérés à l’étranger. Non, je suis fort tenté de croire qu’ils ont été pris en charge par une organisation extérieure bénéficiant de protections officielles. Vous voyez ce que je veux dire.
  
  — Auquel cas, enchaîna Coplan, nous n’avons plus la moindre chance de savoir ce qu’ils sont devenus.
  
  Une expression énigmatique naquit sur le visage du Vieux et sa main droite se leva en un geste quasi épiscopal.
  
  — Pas si vite, cher ami. Je compte précisément sur vous pour élucider ce point. Si ces gens présentent un intérêt quelconque pour certains, ils en acquièrent aussi pour moi, et j’entends les récupérer. Savez-vous ce qui m’incline à penser qu’on les a kidnappés simplement pour nous interdire de recourir à leurs bons offices ?
  
  — Non.
  
  — Une raison majeure : c’est qu’on ne peut faire appel aux facultés para-normales d’un individu contre son gré ; ce serait excessivement dangereux, les renseignements qu’il est susceptible de fournir étant incontrôlables au moment précis où on en a le plus grand besoin.
  
  — Bien sûr, mais on peut convertir ces gens-là comme ont été amenés à la trahison volontaire des savants, des fonctionnaires ou des espions professionnels.
  
  — Les recoupements sont beaucoup plus difficiles, et souvent même impossibles. On peut s’assurer assez aisément de la loyauté d’un collaborateur banal, mais mesurer le degré de confiance qu’on peut accorder à un devin est une autre affaire. Allez donc vérifier s’il est vrai qu’un sous-marin est tapi maintenant par 120 mètres de profondeur à 600 kilomètres au large de la côte basque ? La seule façon de contrôler semblable affirmation serait d’aller sonder à l’asdic les parages de l’endroit indiqué. En pratique, c’est irréalisable, parce qu’il faudrait des heures pour envoyer une unité sur place, et qu’alors le submersible pourrait avoir décampé. Vous ne saurez jamais si le type vous a dit la vérité ou s’il vous a sciemment conté une faribole. Si, au départ, on n’a pas une confiance absolue dans l’individu en question, mieux vaut le laisser tomber, car il pourrait vous posséder dans les grandes largeurs. Et impunément.
  
  — Donc, selon vous, on nous a ravi ces trois sujets uniquement pour nous priver de leurs lumières ?
  
  — Comme on enlève les lunettes d’un myope qu’on veut réduire à l’impuissance, confirma le Vieux. Vous allez me retrouver ces lunettes.
  
  Coplan, logeant son genou dans ses mains croisées, dit avec une pointe d’humour :
  
  — Je vous rappelle que, moi, je ne suis pas extralucide.
  
  — Ne détruisez pas une légende. Quelques-uns de vos adversaires l’ont cru. En l’occurrence, ne vous frappez pas : j’ai pour vous une piste sérieuse, et toute chaude.
  
  — Un horoscope, peut-être ?
  
  — Vous brûlez. J’ai fait coffrer une pauvre fille qui monnayait ses talents de voyante dans un appartement de la rue Boileau. Puis j’ai orchestré un bon battage publicitaire autour des débats en correctionnelle, afin que nul n’ignore que ces prédictions s’étaient révélées justes dans quatre-vingt-dix pour cent des cas : de nombreux témoins l’ont proclamé à la barre. Le plus drôle, c’est qu’elle est vraiment douée. Plusieurs agents, envoyés par mes soins, en sont revenus comme deux ronds de flan. L’intéressée, une nommée Louise Barnay, n’a pas été incarcérée comme le voulait le jugement. Sur mon intervention, on l’a colloquée dans un hôpital psychiatrique de province et, comme je l’espérais, elle vient de se faire kidnapper à son tour.
  
  Coplan dédia à son chef un regard qui en disait long. Son tempérament et sa droiture innée désavouaient ces manœuvres tortueuses dont une innocente faisait les frais.
  
  — C’était indispensable, Coplan, prononça le Vieux d’une voix bourrue. Il me fallait un hameçon. Grâce à cette fille, nous allons peut-être apprendre où sont passés les autres.
  
  — Avez-vous réalisé qu’ils pouvaient avoir été supprimés, purement et simplement ?
  
  Sans le moindre embarras, le Vieux fit un signe affirmatif.
  
  — Cette hypothèse, je l’ai envisagée, naturellement. Elle cadre du reste avec ce que je viens de vous dire et ne change rien aux données initiales. Il importe de savoir qui organise ces enlèvements et pourquoi. Ces deux objectifs me paraissent justifier amplement le sacrifice éventuel d’une vie humaine.
  
  Coplan se racla la gorge. Il avait beau savoir qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, l’entendre proclamer aussi crûment lui déplaisait.
  
  — Et… où a-t-on emmené votre cobaye ? questionna-t-il entre ses dents.
  
  — À l’heure actuelle, la demoiselle n’est pas encore arrivée au terminus de son itinéraire. Il y a trois jours, la D.S.T. m’a signalé qu’elle allait franchir la frontière espagnole en compagnie d’un garde du corps. J’ai immédiatement avisé un de nos agents à Barcelone, lequel s’est occupé du couple dès sa descente du train. L’homme et la femme se sont embarqués samedi à bord du paquebot « Ciudad de Cadiz », affecté à la ligne des Îles Canaries. Ce navire doit atteindre Las Palmas mercredi matin et Santa Cruz de Tenerife le jour suivant. Quand je saurai où Louise Barnay et son protecteur auront débarqué, je vous enverrai à leur poursuite. En avion, vous serez là-bas en quelques heures.
  
  Coplan réfléchit puis, relevant la tête, il demanda :
  
  — Comment a-t-on fait évader cette femme ? En règle générale, dans un hôpital psychiatrique, seuls des parents peuvent approcher des malades.
  
  — Votre remarque est pertinente. J’avais d’ailleurs tablé là-dessus. Une tante de l’intéressée, une certaine Hortense Longeaux, a été pressentie par les ravisseurs. Je ne sais s’ils l’ont prise par les sentiments ou s’ils lui ont promis une forte récompense, mais toujours est-il qu’ils ont obtenu sa complicité. C’est elle qui a attiré sa nièce dans la cour de l’hôpital, où l’un des types – ils étaient deux – l’a fourrée dans une voiture.
  
  — Une conversation avec Hortense Longeaux pourrait être fructueuse, vous ne croyez pas ? À moins qu’elle se soit volatilisée, elle aussi ?
  
  Le Vieux se renfrogna.
  
  — On a retrouvé son cadavre sur le quai de Tournis, le long de la Garonne, à Toulouse, marmonna-t-il en pétrissant une boulette de papier.
  
  De nouveau, le silence s’appesantit.
  
  Coplan préleva une autre Gitane dans son paquet, l’alluma.
  
  — Ces trois phénomènes que vous désirez voir revenir au bercail et pour lesquels vous avez monté cette combine, pouvez-vous me donner leur fiche d’identité ?
  
  — Je les ai ici, dit aussitôt le Vieux en ouvrant son tiroir.
  
  Il étala devant Coplan trois fiches signalétiques.
  
  Sébastien Lampy, guérisseur, 42 ans. Condamné trois fois pour exercice illégal de la médecine. Pratique l’hypnotisme. Visage grave de penseur, les yeux très enfoncés dans les orbites.
  
  Olga Chanteix, dite Madame Ursule. Cartomancienne, lit également les lignes de la main. 35 ans. Réputation de nymphomane. Une physionomie de chatte. Attirante.
  
  Alain Boisville, spirite, 53 ans. Condamné pour escroquerie caractérisée : faisait financer la recherche de trésors imaginaires. L’aspect d’un honnête père de famille, la figure ronde, porte des lunettes.
  
  — Selon vous, ces curieux personnages valent qu’on se préoccupe de leur sort ? s’enquit Coplan, regagné par son scepticisme.
  
  — Quelqu’un d’autre s’en est soucié avant moi, fit remarquer le Vieux. Il devait y avoir un motif. En outre, et ceci est patent, il ressort de nos dossiers que ces trois particuliers avaient au moins deux choses en commun : des talents réels et aucune attache familiale ou sentimentale. Personne ne s’est inquiété de leur disparition.
  
  Coplan hocha la tête. Si blindé fut-il, il trouvait assez plaisant que le Vieux le chargeât d’une mission aussi saugrenue. Comme si, en cette période de guerre tiède, on n’avait pas d’autres chats à fouetter !
  
  — Supposons que je localise un de nos anormaux, émit-il, impassible. En priorité, je le délivre ou je m’intéresse à ceux qui l’hébergent ?
  
  — Prévenez-moi d’abord, ramenez-le moi ensuite. En bon état, j’insiste. Mais ne perdez pas de vue que je les veux tous les quatre, Louise Barnay inclusivement. Quant aux individus qui ont favorisé leur escapade, nous analyserons leurs mobiles après.
  
  — Un dernier détail : la voiture qui a servi au kidnapping de Louise Barnay, qu’est-elle devenue ?
  
  Le Vieux fit une grimace dépitée.
  
  — Introuvable. Le numéro devait être falsifié.
  
  — Bref, résuma Coplan, cette fille est notre unique ressource. Et si elle se perd dans la nature, c’est fini.
  
  Son chef esquissa une mimique dubitative.
  
  — Nous possédons le signalement assez complet du gars qui l’accompagne. S’il remettait les pieds en France, il se ferait choper : il est sous le coup d’une inculpation de meurtre. Mais autant croire au Père Noël…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Trois jours plus tard, un avion venant de Madrid amena sur l’aéroport de Gando, sur la côte est de la Grande Canarie, un voyageur d’une taille légèrement supérieure à la moyenne, lesté d’une lourde valise.
  
  Il ne jeta qu’un regard distrait aux installations sommaires érigées en bordure du terrain, à la mer qui l’environnait et aux collines arides s’étendant à l’intérieur de l’île. Son attention se dirigea vers les gens qui attendaient les passagers.
  
  Les contrôles ayant été faits en Espagne, les arrivants pouvaient quitter l’aéroport sans autre formalité et des chauffeurs de taxi les assaillirent à la sortie.
  
  Un homme au teint mat, aux yeux noirs et aux cheveux bouclés, en bras de chemise, les mains dans les poches de son pantalon de toile, alla au-devant de Coplan quand celui-ci apparut sous la colonnade.
  
  — Ravi de vous accueillir, M. Dix-huit, déclara-t-il en français avec l’ombre d’un sourire. Vous avez fait bon voyage ?
  
  — Bonjour, Fabio, rétorqua Coplan en dévisageant son interlocuteur, qu’il voyait pour la première fois. Excellente traversée, merci.
  
  Ils se serrèrent la main puis Fabio, s’emparant de la valise, entraîna Coplan vers une DS beige clair, passablement défraîchie et quelque peu cabossée. Sous un soleil ardent que tempérait la brise du large, ils s’installèrent dans la voiture et ne reprirent leur conversation que lorsque la Citroën se fut engagée sur une route caillouteuse en réfection.
  
  — Je ne vous emmène pas directement à Las Palmas, prévint Fabio. Je veux d’abord vous montrer où logent les deux personnes en question.
  
  — Cela me paraît judicieux. Est-ce un hôtel ou une maison particulière ?
  
  — Une magnifique propriété, vous verrez. Mais est-il indiscret de vous demander pourquoi ce couple est sous surveillance ?
  
  Coplan, attentif au paysage, se tourna vers l’Espagnol.
  
  — C’est une histoire plutôt compliquée, soupira-t-il, incapable de la résumer en peu de mots. À Paris, on espère que Louise Barnay jouera le rôle de fil conducteur. On pense qu’elle peut mener à la découverte de certains personnages plus importants dont on voudrait bien retrouver la trace.
  
  Fabio parut satisfait de cette explication condensée. La route s’étant améliorée, il accéléra.
  
  — Vous êtes déjà venu aux Canaries ? s’informa-t-il de sa voix un peu gutturale.
  
  — Non, mentit Francis. À propos, avez-vous une carte de l’île ?
  
  — Dans la boîte à gants, indiqua Fabio en péchant d’une main une cigarette dans sa poche.
  
  Coplan abaissa le couvercle encastré dans le tableau de bord, aperçut un pistolet, des chargeurs et un papier plié en rectangle.
  
  L’Espagnol murmura, du coin de la bouche, avant d’allumer son briquet :
  
  — Le tout est pour vous.
  
  Coplan transféra l’arme dans sa poche intérieure, les chargeurs dans ses poches latérales, puis il déplia la carte et commença par situer l’aérodrome où il venait d’atterrir.
  
  Fabio indiqua :
  
  — Nous allons passer par Telde, puis nous irons jusqu’à la Caldera de Bandama. C’est une excursion que font tous les touristes.
  
  Coplan vit l’itinéraire que décrivait son compagnon, et dont le tracé sinueux devait les hisser à onze cents mètres d’altitude.
  
  — Nos oiseaux sont allés habiter dans la montagne ? s’enquit-il, relativement surpris.
  
  — Pas précisément, mais j’emprunte le parcours qui peut être le plus instructif pour vous. Il vous donnera une notion d’ensemble du pays.
  
  Coplan acquiesça.
  
  Fabio, d’origine catalane, et fixé aux Canaries depuis plus de dix ans, avait, en tant qu’informateur, une très bonne cote. Physiquement bien charpenté, il n’avait ni la faconde ni l’exubérance fanfaronne des natifs de la Costa Brava, mais il savait observer, déduire et, le cas échéant, agir avec efficacité.
  
  Pendant une grosse demi-heure, la DS gravit une route tout en lacet. Elle dépassa la localité de Santa Brigida, bifurqua sur la droite pour accéder au sommet d’une montagne, tandis que s’élargissait constamment un extraordinaire panorama.
  
  La voiture finit par s’immobiliser sur une plate-forme où stationnaient deux petits cars de tourisme, et dominée par un chalet. Avant de descendre, Fabio étendit le bras derrière lui pour prendre une paire de jumelles sur le siège arrière, puis il dit :
  
  — Venez jeter un coup d’œil, cela en vaut la peine.
  
  Coplan alla s’accouder à la balustrade qui bordait le refuge. La vue plongeait à pic sur un immense ravin, au-delà duquel s’étalait un monstrueux cratère, l’ultime vestige d’un très ancien cataclysme volcanique.
  
  — La chaudière de Bandama, lui annonça Fabio. Deux kilomètres de large et cinq cents mètres de profondeur… À peu près l’entonnoir que creuserait une bombe H de gros calibre. Et regardez : tout au fond du cratère, à peu près au centre, il y a une ferme. C’est, paraît-il, la seule au monde à être exploitée dans un site pareil. Mais ce n’est pas pour vous montrer cette curiosité que je vous ai amené ici.
  
  Attirant Coplan vers la gauche, un peu à l’écart des étrangers de passage qui contemplaient, les yeux rêveurs et empreints d’une vague crainte rétrospective, la pustule géante d’où avaient jailli un jour des flots de gaz incandescents, de boue et de lave, Fabio articula à voix moins haute :
  
  — Là-bas, cette agglomération blanche au bord de la mer, c’est Las Palmas. À peu près à mi-chemin, vous distinguez une grande construction à plusieurs étages, très moderne. C’est un nouvel hôpital, spécialisé dans la cure des maladies mentales. Tous les fous des îles Canaries sont mis en traitement dans cet édifice.
  
  Coplan cilla.
  
  — Est-ce la propriété à laquelle vous faisiez allusion ? s’inquiéta-t-il, les yeux fixés sur l’immeuble lointain.
  
  — Non, je vous le désigne simplement comme point de repère. Tenez, prenez mes jumelles. La maison où sont descendus vos clients se trouve environ à la même distance, mais plus à gauche. Le mur de clôture qui l’entoure marque la limite d’une plantation de bananes, et la bâtisse est en partie cachée par des palmiers. Vous la repérez ?
  
  Coplan améliorant la mise au point des jumelles, explora les vallonnements verdoyants dont les vagues successives allaient s’effranger sur la côte, baignée d’une fine brume. Après quelques secondes de recherche, les oculaires dénichèrent une villa blanche aux murs tapissés de bougainvillées, située au centre d’un vaste jardin à la végétation luxuriante.
  
  — Oui, prononça Coplan tout en étudiant les abords de la propriété, c’est une belle demeure, en effet. Et assez isolée, me semble-t-il ?
  
  — Moins qu’il n’y paraît dit Fabio. Elle n’est qu’à un kilomètre de la bourgade de Tafira, invisible d’ici. Seulement, nulle part ailleurs vous ne pourriez en avoir une meilleur vision. Quand on s’en approche, la route passe à un niveau inférieur et, à cause de la clôture, il est impossible d’apercevoir ce qu’il y a en dedans.
  
  — Ennuyeux, ça, laissa tomber Coplan en rabaissant les jumelles. D’ici, même avec un bon instrument, on ne peut guère observer les occupants. La distance est trop grande.
  
  Fabio afficha un air d’excuse, comme s’il était personnellement à blâmer pour cette mauvaise disposition des lieux.
  
  — Le fait est, admit-il, que je ne sais trop comment vous allez vous débrouiller pour voir ce qui se passe dans et autour de cette villa. À votre place, je serais très embarrassé.
  
  Coplan, lui restituant ses jumelles, s’écarta de la balustrade.
  
  — Conduisez-moi aux abords immédiats. Nous verrons bien.
  
  Ils reprirent place dans la voiture, qui dévala peu après le ruban d’asphalte aux incessants virages.
  
  Un quart d’heure plus tard, alors qu’elle roulait entre des buissons de cactus, Fabio déclara :
  
  — Si vous voulez noter sur votre carte. La propriété est légèrement en retrait, sur le versant de la colline que longe la route de Tafira à Marzagan, à mi-chemin entre les deux localités. Nous allons passer devant dans quelques minutes.
  
  Coplan, remettant à plus tard le soin de pointer remplacement, ouvrit surtout les yeux pour filmer la région. Le pays présentait une indéniable ressemblance avec les contreforts des Alpes à proximité de la Côte d’Azur.
  
  Sans ralentir, et touchant Coplan du coude, Fabio montra d’un signe de tête le mur crépi qui, sur plus de cent mètres, courait parallèlement à la route : il dérobait effectivement la bâtisse aux regards des passants, ainsi que le splendide jardin au centre duquel elle s’élevait.
  
  Fabio freina lorsque la DS fut presque parvenue à la hauteur du portail d’entrée.
  
  Par une large grille ouvragée, Coplan vit des parterres de fleurs, des figuiers de Barbarie, des troncs de palmiers, et par une étroite échappée, il discerna une partie de la façade, à plus de cinquante mètres de la route. La seconde suivante, le mur interposa de nouveau son écran de blancheur.
  
  Coplan considéra Fabio avec une moue dépitée.
  
  — Cette baraque est bien à l’abri des indiscrétions, reconnut-il à regret. Le mur est-il continu, tout autour ?
  
  — Je le suppose, quoique je n’aie pas vérifié. Le contraire serait surprenant, car le propriétaire semble jaloux de son incognito. Que faisons-nous, à présent ?
  
  — Continuez jusqu’à Las Palmas, décida Coplan, soucieux.
  
  *
  
  Las Palmas, grand port d’escale entre l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Europe, s’étire sur une étroite bande de terre longue de cinq kilomètres et large de trois cents mètres à peine. Presque entièrement composée de maisons cubiques au toit plat, aux tons délavés, n’ayant en grande majorité qu’un seul étage, la ville est semblable à toutes celles qu’ont fait naître les Espagnols lors de leur expansion coloniale.
  
  Mais ce qui distingue essentiellement Las Palmas, ce sont ses innombrables bazars tenus par des Hindous et où s’entassent les marchandises les plus hétéroclites, renouvelées sans cesse par les arrivages de bateaux.
  
  Fabio appartenait à la corporation des marchands qui vont vendre, à bord des navires en rade, des courtepointes, des foulards, des étoles, des caisses de cigares, des appareils photographiques et des postes à transistors. Il vivait seul, dans une petite maison du quartier populeux de Puerto de la Luz, à l’extrémité de la ville, et cette modeste demeure lui servait également d’entrepôt.
  
  Lorsqu’il eut conduit Coplan à l’appartement qu’il avait loué pour celui-ci face au port, et après que les deux hommes eurent pris ensemble quelques dispositions d’ordre pratique, il ramena l’envoyé de Paris à son domicile.
  
  Restauré, s’étant habillé à la mode du pays (vieux pantalon d’été, chemise kaki pâlie par de nombreux lavages, sandales de cuir), Coplan fit part de ses intentions à Fabio.
  
  — Je vais retourner à Tafira ce soir-même. Il faut bien que, d’une manière ou d’une autre, je déniche un poste d’observation satisfaisant. J’ai vu une moto dans le couloir. Puis-je vous l’emprunter ?
  
  — Claro ! Ou même ma voiture, si vous préférez.
  
  — Il ne fait pas trop de bruit, votre engin ?
  
  — Cela dépend du conducteur. C’est une deux cents centimètres cubes, elle peut grimper une côte sans pétarader.
  
  — Alors, va pour la moto. Je reviendrai vous dire bonjour demain, à midi. Mais, entre-temps, surveillez de près les navires en partance : il n’est pas exclu que Louise Barnay ne fasse qu’un bref séjour aux Canaries et qu’elle soit transférée ailleurs ensuite.
  
  — Tranquillisez-vous, répliqua Fabio avec un sourire ouvert. Je suis toujours là quand un bateau s’en va : les marins n’achètent leurs souvenirs qu’à la dernière minute, quand il leur reste des pesetas dont ils ne savent plus que faire.
  
  Ils burent un verre de vin corsé, au goût de bois brut, puis Coplan, gratifié d’une tape cordiale de son nouvel ami, enfourcha la B.M.W. et démarra en douceur.
  
  Il dut traverser Las Palmas de bout en bout avant d’atteindre l’embranchement menant à l’intérieur de l’île. En ce mois d’octobre, l’air était aussi chaud qu’à Nice au creux de l’été.
  
  La moto escalada allègrement le premier coteau, laissant derrière elle le vaste halo de lumière au-dessus du port, puis fonça vers des campagnes déjà endormies.
  
  À Tafira, un éclairage public parcimonieux nimbait les façades de maisons basses, de style andalou ; il n’y avait plus personne dans la rue principale.
  
  Coplan poursuivit sa route et, quelques centaines de mètres plus loin, il éteignit son phare, s’arrêta, descendit de machine.
  
  N’ayant perçu aucun bruit de moteur dans les environs, il poussa la moto vers le bas-côté. À la lueur des étoiles, il avisa un large bouquet de cactus derrière lequel il coucha l’engin. Il préleva une paire de jumelles dans les fontes, puis s’en fut à pied vers la propriété.
  
  Sa montre marquait onze heures. Cette promenade nocturne, qui n’aurait pas manqué d’agrément en d’autres circonstances, prenait un peu pour Coplan l’allure d’une corvée. Lorsqu’il arriva à l’angle du mur de clôture, il grimpa perpendiculairement à la route afin de contourner le jardin par l’arrière. Le mur, qui avait au moins deux mètres cinquante de haut, épousait fidèlement la pente du versant de la colline, Coplan le suivit sur tout son périmètre sans déceler de porte secondaire, même du côté de la plantation de bananes qui, vraisemblablement, appartenait au même propriétaire.
  
  Revenu sur la voie carrossable, il marcha jusqu’au grand portail. À travers les barreaux de la grille, il ne vit que des feuillages sombres et, au fond, le perron de la villa. Aucune lumière aux fenêtres.
  
  À moins de se placer exactement dans l’axe, à plat ventre par terre, de l’autre côté de la route, ou de se jucher sur le mur, il n’y avait vraiment aucun moyen d’observer les allées et venues des habitants de cette résidence.
  
  Agacé par cette constatation, Francis envisagea de se renseigner par des voies détournées, soit en questionnant les gens du patelin, soit en tâchant de s’introduire dans l’enceinte en se faisant passer pour un ouvrier d’un service public.
  
  Il s’éloigna de la grille pour examiner la déclivité qui s’amorçait à l’opposé de l’entrée. C’était un terrain inculte, jonché de grosses pierres, parsemé de touffes de végétation, s’étendant jusque dans la vallée.
  
  Plutôt que de rester exposé à la vue d’éventuels automobilistes, Coplan s’engagea dans ce ravin au sol tourmenté. Il ne dut pas s’aventurer bien loin pour se dissimuler : l’ombre d’un énorme buisson lui procura un refuge idéal.
  
  Assis, Coplan embrassa le panorama fantomatique baigné d’une clarté bleutée. Nulle part il n’y avait d’arbre suffisamment haut et touffu dans lequel on aurait pu installer un poste de guet. Il braqua alors ses jumelles vers l’allée aboutissant au portail. Tentative illusoire, qui ne pouvait rien lui apprendre de plus que ce qu’il avait vu à l’œil nu.
  
  À quoi bon prolonger cet examen ? Il pouvait tout aussi bien regagner Las Palmas et y élaborer un plan à tête reposée.
  
  Coplan se redressa et, soudain, se courba en deux.
  
  Un faible bruit de pas faisait crisser le gravier dans le jardin de la propriété, et le son s’amplifiait progressivement. Deux silhouettes apparurent bientôt derrière la grille, et un battant de celle-ci pivota sur ses gonds.
  
  Francis se plaqua au sol, les yeux au niveau de la route. Les deux hommes qui sortaient échangèrent quelques paroles puis, s’étant serré la main, ils se séparèrent et partirent dans des directions opposées.
  
  Coplan n’avait pas eu la possibilité de distinguer leurs traits. Ils avaient parlé en espagnol. Étaient-ce des domestiques attachés à la propriété et regagnant leur domicile, ou des invités venus passer la soirée ?
  
  Les inconnus s’éloignaient d’un pas tranquille. Lorsqu’ils eurent parcouru chacun une vingtaine de mètres, ils se retournèrent et, au trot, convergèrent vers l’endroit où Coplan était tapi. Ce dernier, réalisant qu’il était l’objet d’une attaque concertée, fut instantanément sur la défensive. Pas question de fuir par le ravin, il risquait de dégringoler à la troisième enjambée.
  
  Mal placé pour se battre, il se releva, se précipita vers l’un des agresseurs, celui venant de la droite.
  
  L’homme tenait dans la main un cylindre noir qu’il brandit d’un geste furieux. Coplan évita le coup de justesse.
  
  Le matraqueur, bien qu’il eût tapé dans le vide, ne perdit pas l’équilibre. Il fit un tour complet sur lui-même, se retrouva face à Coplan qui, cette fois, bondit en lançant son poing qui partit en bolide et percuta la mâchoire du type alors que ce dernier levait à nouveau son arme. Titubant sous l’impact, l’individu recula d’un pas chancelant et s’étala les quatre fers en l’air sur l’asphalte, tandis que son collègue se ruait sur Francis.
  
  Insensible au choc tant il était surchauffé, Coplan agrippa son adversaire aux épaules et lui colla un coup de genou dans le ventre, aussitôt suivi d’un coup de tête en pleine face. Prenant ensuite un mètre de recul, il expédia un direct fracassant sous la bouche de l’individu qui s’écroula sur place.
  
  Alors seulement une vague de douleur envahit les masses musculaires qui commandaient son bras droit, et une paralysie partielle s’ensuivit. Un sale handicap car l’autre type, grommelant de rage, s’était accroupi et, prenant appui sur ses mains, repartait à l’assaut.
  
  Plus chanceux, le deuxième assaillant réussit à se servir de son bâton de caoutchouc qui atteignit Coplan au-dessus de la clavicule.
  
  Coplan parut attendre le combat mais, pivotant d’un demi-tour à l’avant-dernière seconde, il fléchit le buste en avant, envoya durement sa sandale dans la figure du spadassin, puis, sans se soucier du résultat, se mit à courir sur la route.
  
  Il devait rompre le contact, filer avant que ces types reçoivent du renfort ou que surgisse une voiture.
  
  Ils avaient voulu s’emparer de lui vivant, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute…
  
  Galopant jusqu’au premier détour, Coplan jeta un coup d’œil derrière lui avant d’emprunter le virage. Pour l’instant, il n’était pas poursuivi…
  
  Pendant sa course, il chercha vainement à s’expliquer le motif de l’attaque qu’on avait dirigée contre lui. Ces gens-là ne devaient pourtant pas sauter à la gorge de tous les passants qui, intrigués, lançaient un inoffensif regard au-delà de la grille !
  
  Coplan parvint à l’endroit où il avait caché la moto de Fabio. Il resta un moment près de la machine, passablement contrarié.
  
  Drôle d’histoire, au fond. À supposer qu’un système de surveillance eût été établi autour de la villa, et qu’on l’eût pris pour un rôdeur ou un malandrin, pourquoi lui était-on tombé sur le dos à l’extérieur ? Il n’avait pas fait le moindre geste pouvant laisser croire qu’il se disposait à pénétrer dans ce domaine privé.
  
  Ayant récupéré pendant quelques minutes, Coplan entreprit de hisser la moto sur la route. Après un dernier coup d’œil vers l’amont, il enfourcha la B.M.W. et lui fit dévaler la pente en roue libre.
  
  Ce n’est qu’après avoir dépassé Tafira qu’il mit les gaz.
  
  *
  
  — Ils ne vous ont sûrement pas pris pour un voleur, déclara Fabio, le lendemain midi, après que Francis l’eut mis au courant des événements de la veille. S’ils vous avaient soupçonné de manigancer un cambriolage, ils vous auraient laissé entrer.
  
  Le front sourcilleux, Coplan tira nerveusement une bouffée de sa cigarette.
  
  — Cette affaire est proprement absurde, maugréa-t-il, les yeux fixés sur un coin de la table. Aucun des locataires de cette villa, et Louise Barnay ou son compagnon moins que tout autre, ne peut me connaître. Alors, qu’est-ce qui a pu les inciter à vouloir me capturer ?
  
  Il y avait pensé une partie de la nuit, et encore le matin à son réveil, sans parvenir à résoudre ce problème.
  
  Fabio, aussi perplexe que lui, hasarda la seule thèse qui lui parût plausible :
  
  — Vous voyant là, désœuvré, baguenaudant près du portail sans raison apparente, ils ont voulu savoir pourquoi vous vous baladiez par là, dans l’obscurité. Si, comme vous le pensez, la villa abrite des individus dont les occupations sont plutôt louches, ils doivent se méfier.
  
  Coplan, la lèvre inférieure plissée par un sérieux doute, rétorqua :
  
  — Primo, pour me voir, il aurait fallu que quelqu’un soit posté dans le jardin. De la villa, c’était impossible, la vue étant bouchée par des arbres. Or, ça m’étonnerait qu’un type soit planqué en permanence, toutes les nuits, derrière un massif… Et puis, il y a d’autres anomalies : puisque j’ai parfaitement entendu les pas des deux hommes dans l’allée de gravier quand j’étais de l’autre côté de la route, comment n’aurais-je pas entendu ceux du gardien allant signaler ma présence aux gens de la maison ? Tout s’est passé extraordinairement vite ; je n’étais pas installé depuis plus de deux minutes derrière mon buisson que ces deux bonshommes s’amenaient. Et ils savaient exactement où je me trouvais !
  
  Écœuré, Fabio gratta sa tignasse bouclée.
  
  — C’est à n’y rien comprendre, avoua-t-il. Ils ont peut-être un phare à infra-rouges… ou un radar ?
  
  Coplan faillit hausser les épaules.
  
  — S’il y avait eu un rayonnement infra-rouge, je l’aurais détecté : le cadran de ma montre y est sensible et devient luminescent. Quant à un radar, ses échos montreraient le mur d’enceinte et la grille, qui forment un écran réflecteur d’impulsions. Non, la seule conclusion valable, dans tout cela, c’est que les occupants de la villa sont sur leurs gardes et que la résidence est inapprochable, du moins par la route.
  
  — Confiez-moi l’enquête à Tafira, proposa Fabio. En faisant parler les gens du pays, je pourrai peut-être glaner des renseignements qui vous seront utiles.
  
  Écrasant sa cigarette dans un cendrier de terre cuite, Coplan releva les yeux sur l’Espagnol.
  
  — Non, déclina-t-il, pensif. Je dois changer de tactique, sinon j’en aurai pour cent sept ans. Fabio, êtes-vous disponible ce soir ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Coplan et Fabio atteignirent Tafira, à quelques minutes d’intervalle, un peu avant minuit. Le premier, en moto, dépassa la localité tandis que l’Espagnol garait sa voiture dans l’agglomération.
  
  Coplan abandonna la B.M.W. après le premier tournant, la camoufla dans l’anfractuosité d’un rocher puis, s’étant muni de divers objets logés dans les fontes, il gravit la montagne afin de couper au court.
  
  Son but était de rejoindre le mur de clôture derrière la villa, et d’y aboutir en venant d’une direction présumée impraticable. Cette voie fertile en obstacles et imposant une dure gymnastique sur une pente abrupte, empruntée la nuit, devait amener Francis aux abords de la propriété en une bonne demi-heure.
  
  Fabio, lui, s’en fut à pied par la route normale, d’un pas de flâneur.
  
  Il consulta plusieurs fois sa montre, en vue de synchroniser son avance avec la progression de Coplan dans la montagne.
  
  À minuit trente, il s’engagea dans le ravin et, parallèlement à la route, mais en contrebas, il vint se planter en face du portail ; en principe, il devait être invisible pour un guetteur caché dans le jardin, sa tête se trouvant plus bas que le revêtement d’asphalte de la chaussée.
  
  L’Espagnol n’avait pas fait plus de bruit qu’une ombre, pas une pierre n’avait roulé sous ses espadrilles.
  
  Plaqué contre le sol incliné, il se hissa doucement sur les poignets pour effleurer d’un regard à ras du sol la partie de jardin non masquée par la grille.
  
  La visibilité nocturne était satisfaisante jusqu’à une trentaine de mètres ; au-delà, tout se fondait dans une obscurité opaque.
  
  Fabio ne décela rien d’inquiétant, et plusieurs minutes passèrent.
  
  L’Espagnol amena son poignet devant son visage pour regarder l’heure, une fois de plus ; puis, soudain contracté, il tendit l’oreille.
  
  Indubitablement, là-bas, dans l’ombre, le gravier crissait à un rythme cadencé.
  
  Quelqu’un approchait. Un homme, sinon deux, marchant au pas… puis plus vite, au trot, accélérant leur course vers le portail.
  
  Persuadé qu’ils fonçaient dans le but de l’attraper, Fabio demeura rivé sur place, oublieux des consignes que lui avait données Coplan. Il ne se ressaisit qu’au moment où les deux individus stoppèrent devant la grille pour ouvrir avec force le battant.
  
  Plié en deux, il se retourna et, avec une agilité de chèvre, dévala le coteau par des bonds successifs. Il sut que les autres se lançaient illico à sa poursuite, dédaignant la feinte qu’ils avaient exécutée la veille.
  
  Il entendit derrière lui les sauts des inconnus dans le ravin, puis l’éboulis des cailloux chassés par leurs chaussures.
  
  Il n’avait qu’une dizaine de mètres d’avance sur eux. Au lieu de continuer à descendre, il bifurqua, regrimpa sur la pente.
  
  Emportés par leur élan, les deux gardiens ne purent freiner à temps ; ils perdirent cinq secondes à rectifier leur course et, haletants, gravirent eux aussi l’escarpement.
  
  Fabio se retourna, expédia une grosse pierre à son adversaire le plus proche, puis il reprit son ascension.
  
  À présent, il avait confiance ; comme Coplan l’avait dit, ces mercenaires n’osaient pas employer une arme bruyante. Ils voulaient le capturer, l’emmener dans la propriété pour l’interroger.
  
  Hors d’haleine, l’Espagnol s’arrêta. Le dos calé contre le sol en oblique, il fit face à ses agresseurs qui, des pieds et des mains, grimpaient vers lui.
  
  — Qu’est-ce que vous voulez ? questionna-t-il d’un ton angoissé, comme s’il se sentait incapable de leur échapper. Je n’ai rien fait de mal…
  
  Grommelants, soufflants, les deux individus parvinrent à son niveau et lui agrippèrent les pieds. Fabio rua, se débattit, fut immobilisé par une prise implacable.
  
  — On te tient, haleta l’un d’eux avec une satisfaction féroce. Cesse de gigoter ou on t’assomme.
  
  Il parlait en espagnol, mais Fabio vit qu’il avait affaire à un Arabe. L’autre aussi était un Nord-Africain : c’était l’homme qui avait amené Louise Barnay aux Canaries et qui avait débarqué avec elle du « Ciudad de Cadiz ».
  
  Tout en le maintenant cloué sur place, ils reprenaient leur souffle. Fabio économisa ses ressources physiques afin de pouvoir contre-attaquer s’ils tentaient de l’assassiner.
  
  — Je n’ai pas d’argent. Lâchez-moi, articula-t-il, affectant une peur panique.
  
  — Ne fais pas le con, grinça le premier. Il n’est pas question de fric. Puisque tu étais si curieux à propos de la villa, on va te la faire visiter.
  
  Ils semblaient le prendre pour l’homme avec lequel ils s’étaient battus la veille, c’est-à-dire Coplan.
  
  — Vous… vous déraillez, bégaya Fabio, les traits altérés. Quelle villa ?
  
  Ses adversaires ricanèrent.
  
  — Allons, debout, intima l’un des Arabes. On discutera de ça à l’intérieur, et n’essaie plus de te débiner comme hier.
  
  Il y eut un déclic. Une lame effilée passa devant les yeux de Fabio, à titre de mise en garde.
  
  Ses poignets tordus et ramenés dans le dos, il fut poussé vers la route. Ses gardes du corps l’entraînèrent vivement vers le portail resté ouvert, l’emmenèrent par une des allées de la propriété.
  
  L’Espagnol n’opposait qu’une résistance passive. Il se laissa rudoyer sans prononcer un mot.
  
  Le groupe parcourut ainsi les trois quarts du chemin dans l’ombre plus dense des palmiers et arriva à l’esplanade qui s’étendait devant la grande villa.
  
  Une silhouette noire parut s’échapper d’un tronc et fendre l’air sans toucher le sol. Une crosse s’abattit sur l’occiput d’un des antagonistes de Fabio.
  
  Ce dernier, qui savait où l’attaque devait se produire, tourna brutalement sur lui-même pour dégager son second bras et, pendant que s’effondrait le type assommé par Coplan, l’autre Arabe encaissa le crochet du gauche que lui décochait son prisonnier. Simple formalité destinée à lui faire lâcher prise car, la seconde suivante, un bras d’acier s’enroulait autour de son cou et, tout en bloquant dans sa gorge le cri qu’il allait éructer, lui souleva le menton vers l’arrière.
  
  Un terrible direct au plexus solaire, envoyé par Fabio dans cette cible de choix, anéantit les forces du ravisseur de Louise Barnay. Comme son collègue, il fléchit des jambes et s’abattit par terre dès que Coplan desserra son étreinte.
  
  — Lessivés, conclut Francis, rendu optimiste par la réussite parfaite de son plan. Ils sont moins encombrants ici qu’à l’extérieur. Bien joué, Fabio.
  
  Par surcroît de précaution, il gratifia encore d’un coup de crosse la caboche du type qu’il avait paralysé d’une prise de close-combat.
  
  Tendant à Fabio un autre pistolet, il fit un signe pour lui indiquer la porte d’entrée de la bâtisse.
  
  Ensemble ils franchirent en quelques enjambées rapides l’espace découvert entourant le perron, escaladèrent les cinq ou six marches.
  
  La porte principale, empruntée par les Nord-Africains lors de leur sortie précipitée, était restée ouverte, conformément aux prévisions.
  
  La seule chose qui inquiétait Coplan, c’est qu’il n’avait vu aucune lumière aux fenêtres. Normalement, et sauf si les gardiens étaient les seuls occupants de l’immeuble, il aurait dû y avoir un certain remue-ménage depuis le moment où la présence de Fabio avait été détectée. Or personne ne semblait se soucier de ce qui se passait.
  
  Dans le hall obscur, Coplan murmura à l’oreille de Fabio :
  
  — Empêchez quiconque de sortir, et assurez-vous de temps à autre que nos deux endormis ne se réveillent pas. Il fait vraiment un peu trop calme, à mon gré, dans cette baraque.
  
  — En dehors des veilleurs de nuit, les autres doivent ronfler, supputa l’Espagnol à voix basse. Avez-vous pu couper les fils téléphoniques ?
  
  — Oui. Le grappin m’a permis de sauter le mur sans difficulté. Je ne crois pas avoir déclenché un dispositif d’alarme. Du moins je n’ai rien entendu. En cas de pépin, souvenez-vous qu’il y a deux issues : j’ai laissé le grappin en place.
  
  Dans l’ombre, Fabio opina :
  
  — Allez-y. J’ai l’impression que vos calculs étaient justes.
  
  — On va voir, dit Coplan.
  
  Sa torche projeta un cône bleuté, et une tache de clarté se promena sur les parois du hall, en explora tous les recoins.
  
  Un silence impressionnant régnait dans la maison, assez profond pour accréditer l’opinion qu’elle était inhabitée.
  
  Francis entama sa tournée d’inspection par les pièces du bas : un vaste salon, une salle à manger, une cuisine, un débarras et une buanderie. L’escalier menant à l’étage s’amorçait, non dans le hall, mais dans le salon.
  
  Coplan monta silencieusement les marches, déboucha sur un large palier orné d’un grand coffre en bois sculpté.
  
  Alors qu’il allait coller son oreille au panneau de la porte la plus proche, un cri perçant retentit, un cri dément ressemblant à un rire terrorisé et qui lui gela le sang dans les veines. Et ce glapissement strident provenait de la chambre où, précisément, Francis se disposait à entrer.
  
  Sans hésiter, il tourna le bouton et repoussa le battant.
  
  Celui-ci céda, s’ouvrit au large sur une pièce brillamment illuminée dans laquelle se tenaient plusieurs personnes, hagardes, qui braquèrent sur l’intrus des regards hallucinés.
  
  Ébahi, Coplan pointa machinalement son pistolet sur ce pitoyable groupe, oubliant de proférer une menace d’intimidation.
  
  Elle aurait été superflue, car les trois femmes et les trois hommes réunis dans ce salon-bibliothèque étaient déjà figés dans des attitudes dénonçant leur effroi.
  
  D’abord ébloui par l’éclat de la lumière, Coplan dévisagea d’un regard dur chacun des étranges hôtes de la villa. Il reconnut Louise Barnay, vêtue d’un déshabillé vaporeux et pelotonnée au fond d’une bergère, tenant un poing crispé devant sa bouche.
  
  Un Hindou aux cheveux blancs, au faciès gras et au teint cendreux, se cramponnait au rebord d’une table ancienne luxueusement travaillée. Son voisin, un Oriental également, fixait Francis par-dessus ses lunettes, et ses lèvres tremblantes avaient une pâleur violacée dénotant une émotion intense.
  
  Dans un autre coin, un Européen en robe de chambre tenait par l’épaule deux femmes enfoncées dans leur fauteuil, comme s’il voulait les empêcher de se lever : l’une était une Blanche aux cheveux frisottants ; ses sourcils froncés et ses lèvres pulpeuses la firent identifier sur-le-champ par Francis : Olga Chanteix, dite Madame Ursule… Non loin d’elle, ramassée au fond d’un club comme un jeune fauve prêt à griffer, une poupée bariolée au teint basané, aux seins lourds, aux yeux de feu. Une authentique gitane.
  
  Conscient de la panique qu’avait provoquée son irruption. Coplan abaissa son arme.
  
  — Eh bien quoi ? prononça-t-il en espagnol, je n’ai pas l’intention de vous assassiner. Relaxez-vous. Vous vous teniez tous si tranquilles que j’ai cru qu’il n’y avait personne.
  
  Puis, en français :
  
  — Vous n’avez rien à craindre ; je suis venu vous délivrer, mademoiselle Barnay, et vous, Olga Chanteix… et vous aussi, Sébastien Lampy.
  
  Les interpellés le fixèrent avec stupeur ; leur tension se relâcha légèrement, mais aucun d’entre eux ne put souffler mot.
  
  Par contre, le vieil Hindou articula d’une voix blanche :
  
  — Qu’a… qu’avez-vous à faire chez moi ? Vous n’avez pas le droit de…
  
  L’indignation brûlait dans ses yeux, mais ses mains frémissantes accusaient son désarroi. Son compatriote, dont l’aspect était également inoffensif, ne parvenait pas davantage à dominer sa peur.
  
  Francis en déduisit que les deux Hindous, ayant confié aux Arabes le soin de veiller sur leur sécurité, ne comptaient plus sur aucune aide. Ils avaient le sentiment d’être à son entière merci.
  
  Dans son for intérieur, Coplan n’en revenait pas. Il avait cru pénétrer dans un repaire d’individus décidés, prêts à vendre chèrement leur peau pour conserver leurs captifs, et il tombait sur une sorte de maharadjah dégommé à peine capable d’émettre une protestation.
  
  Lampy, l’ex-guérisseur, bel homme au demeurant, fut le premier à recouvrer son sang-froid.
  
  — Nous délivrer ? articula-t-il. Mais pourquoi ?
  
  Ébranlé, Coplan posa les yeux sur lui.
  
  — Comment, pourquoi ? Ne vous a-t-on pas séquestrés ici après vous avoir enlevés de France ?
  
  — Si… Mais qui vous dit que nous sommes désireux de partir ? De quoi vous mêlez-vous ?
  
  Francis le considéra d’un air ambigu.
  
  — Vous n’avez vraiment aucune idée de la raison pour laquelle votre séjour aux Canaries vous a été offert gracieusement ? persifla-t-il. Vous ne croyez pas qu’on attend de vous certains services peu compatibles avec votre qualité de citoyen français ?
  
  Lampy parut estomaqué.
  
  — Qu’entendez-vous par là ? Et qui êtes-vous, tout d’abord ?
  
  Négligeant de lui répondre, Coplan s’adressa à Louise Barnay.
  
  — Êtes-vous traitée comme une prisonnière ici, oui ou non ?
  
  La jeune femme, une lueur d’égarement dans les prunelles, dit avec effort, d’une voix presque indistincte :
  
  — Moins qu’à l’hôpital psychiatrique de Blèves… Laissez-nous tranquilles, quittez cette demeure… Sinon, vous irez au-devant d’événements tragiques qui vous coûteront peut-être la vie. Partez.
  
  — Et quoi encore ? fit Coplan, soudain irrité. Je ne vous ai pas demandé une consultation ! J’ai pour mission de vous rapatrier tous les trois, et d’empêcher qu’on vous moleste. Interrogez plutôt votre avenir, pour voir ce qui vous pend au nez si vous ne m’accompagnez pas.
  
  Olga Chanteix lança sur un ton acerbe :
  
  — Pour retourner en taule ? Merci bien… Vous pouvez courir. Avec votre seul copain, vous n’êtes pas en mesure de nous embarquer contre notre gré. C’est un territoire espagnol, ici, ne l’oubliez pas. Louise a raison : débinez-vous, c’est ce que vous avez de mieux à faire.
  
  Devant la tournure assez inattendue de l’entretien, Coplan se rendit compte de l’urgente nécessité d’une mise au point. Mais comme Fabio devait commencer à s’inquiéter, il décida de le rassurer d’abord.
  
  — Très bien, dit-il en relevant le canon de son arme vers ses interlocuteurs. Puisqu’il y a des extra-lucides parmi vous, ils sentiront qu’il vaut mieux ne pas bouger, même en mon absence. Restez tous où vous êtes.
  
  Il recula jusqu’au palier, disparut à leurs yeux. Quatre à quatre, il descendit dans le salon, le traversa, ouvrit la porte donnant sur le hall.
  
  — Fabio ?
  
  L’Espagnol, revolver au poing, surgit de derrière un meuble.
  
  — Oui ?
  
  — Traînez les deux Nord-Africains dans le débarras et enfermez-les. Venez me rejoindre là-haut, par l’escalier qui aboutit dans le salon. Toute la bande est rassemblée dans la bibliothèque.
  
  — Quoi ? s’effara l’Espagnol. Vous les avez tous assommés ?
  
  — Non… Ils m’attendent sagement, verts de peur. Il n’y a plus personne dans la baraque qui puisse nous opposer de la résistance mais… ça ne se passe pas du tout comme je l’imaginais. Faites vite.
  
  Il repartit, actionnant des interrupteurs sur son passage et distribuant de la lumière partout. Une sensation indéfinissable, analogue à une sorte de pressentiment, ne cessait de le talonner, et il s’en voulut de se laisser influencer par la réputation – ou par les propos équivoques – des habitants de cette maison.
  
  Pourtant, quand, il revint dans la bibliothèque, ils étaient tous là et avaient, selon toute apparence, respecté sa consigne.
  
  S’adressant cette fois au propriétaire présumé de la villa, l’Hindou âgé à la figure adipeuse, Coplan attaqua :
  
  — Dans quel but hébergez-vous mes compatriotes, Sahib ? Quel était votre objectif en les faisant kidnapper ?
  
  L’homme avait repris un teint presque normal pour sa race.
  
  Drapé dans un ample kimono rouge bordeaux, il répondit d’une voix plus ferme et non sans hauteur :
  
  — Je n’ai aucune explication à vous donner. Je reçois qui me plaît. Veuillez vous en aller, ou bien ceci aura des suites.
  
  — Vous êtes philanthrope ? s’enquit ironiquement Francis, tout en songeant qu’au bout du compte, c’était peut-être vrai.
  
  Les millionnaires lunatiques aimant s’entourer de singuliers spécimens d’humanité ne sont pas tellement rares.
  
  Soutenant son regard, l’Hindou affirma :
  
  — Je suis, en tout cas, désireux de mettre à l’abri des gens qu’on persécute dans leur pays d’origine parce qu’ils gagnent leur vie en aidant leur prochain. Ma fortune me permet de leur procurer une retraite décente et je ne vois pas qui peut y trouver quelque chose à redire. Mais vous, vous qui pénétrez ici les armes à la main, et par effraction, quel est votre but ?
  
  Coplan, détendu, attira vers lui un siège libre et s’y installa.
  
  — Vous ne jouez pas mal la vertu offensée, reconnut-il, paterne. Mais pourquoi vos sbires ont-ils failli m’assommer hier alors que je prenais le frais sur la route ? Vous songiez sans doute à faire mon bonheur aussi ?
  
  Lampy intervint aussitôt.
  
  — Zita avait signalé qu’un individu animé de mauvaises intentions se promenait autour de la propriété, révéla-t-il en pressant l’épaule de la gitane. Ses prémonitions ne trompent jamais. C’est pourquoi M. Ram Chofra a prié deux de ses collaborateurs de se saisir du suspect. On sait qu’il est riche : sa propriété a déjà fait l’objet de plusieurs tentatives de cambriolage.
  
  Coplan regarda la gitane, qui le fixait toujours avec haine.
  
  — Peut-elle voir au travers des murs ? s’enquit-il auprès de Lampy.
  
  Ce dernier, outragé, répliqua sèchement :
  
  — Elle ne « voit » pas, elle sait.
  
  À ce moment, Fabio fit son entrée dans la pièce. Plutôt ébahi de voir Coplan, assis les bras croisés, en conversation avec les pensionnaires de la villa, il épongea son front humide et resta posté près du chambranle.
  
  Coplan, passablement perplexe, appuya un coude sur son genou. Le Vieux l’avait-il exposé à commettre une gaffe ou bien tout ceci n’était-il qu’un décor derrière lequel se tramait réellement une entreprise d’espionnage d’un nouveau genre ?
  
  — Mademoiselle Barnay, dit Coplan d’un ton égal, savez-vous que votre tante a été étranglée à Toulouse ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  Louise Barnay ouvrit de grands yeux emplis d’un saisissement affolé. Elle agrippa les accoudoirs de son fauteuil et avança le buste.
  
  — Non… chevrota-t-elle. Non… C’est trop affreux. Vous mentez !
  
  — Désolé de vous l’apprendre d’une manière aussi brutale, dit Coplan, mais je voulais m’assurer que vous l’ignoriez. C’est le moment ou jamais d’employer vos dons de voyance… et de vérifier si ce que je viens de vous dire est exact.
  
  Blême, la jeune femme marmonna :
  
  — Donnez-moi votre main.
  
  Coplan, quittant son siège, s’exécuta.
  
  Louise Barnay effleura sa paume de ses doigts effilés, réagit comme si elle éprouvait une brûlure. Se renversant en arrière d’un mouvement brusque, elle se mit à pleurer en gémissant comme une enfant.
  
  Fabio, interloqué, avait l’impression de vivre un mauvais rêve. Ram Chofra et son voisin, la lèvre pendante, avaient de nouveau pâli. Butée, la gitane tapotait les plis de sa jupe à volants. Quant à Sébastien Lampy et Olga Chanteix, ils s’efforçaient de dissimuler leur embarras.
  
  Au milieu du silence, Coplan alla posément se rasseoir ; il reprit :
  
  — Un meurtre, perpétré uniquement pour qu’on ne retrouve pas vos traces, me paraît peu compatible avec l’hospitalité désintéressée que prétend vous accorder Mr Chofra…
  
  Après un temps, il parla plus spécialement à Sébastien Lampy.
  
  — La méchanceté de vos dénonciateurs et des jugements peut-être trop sévères vous ont conduit à accepter l’exil, mais je crains fort que vous ne discerniez pas encore les conséquences de votre soumission à un soi-disant bienfaiteur… Je ne puis pas vous ramener en France contre votre volonté, c’est vrai. J’ai besoin de votre adhésion, de votre coopération même. Retenez donc ceci : je représente un service officiel français, je vous garantis que vous n’aurez aucun désagrément si vous rentrez au pays avec moi. Au contraire, une large subvention vous mettra à l’abri du besoin et vous jouirez de fortes protections. Dans le cas inverse, vous passez dans le camp des ennemis de la France et il n’est plus question de revenir en arrière. Que choisissez-vous ?
  
  Le guérisseur, qui écoutait avidement en braquant sur son interlocuteur un regard magnétique, sortit enfin de son mutisme.
  
  — Je ne vous comprends pas, avoua-t-il. Que signifie cette proposition ? Pourquoi cette sollicitude subite ? Ne peut-on nous laisser en paix ? Nous n’avons ici aucune activité répréhensible… Vos allusions à des desseins plus ou moins malhonnêtes de Mr Chofra à notre égard sont purement gratuites. C’est un brave homme et…
  
  — Bon. Expliquez-moi le meurtre, invita Coplan.
  
  Lampy ouvrit la bouche, puis la referma. Olga Chanteix observait Coplan de ses yeux de chatte. Louise Barnay dit d’une voix à peu près normale, tout en se tamponnant les paupières :
  
  — Pourquoi pensez-vous que ce crime a un rapport avec… avec mon évasion ?
  
  — La voiture dans laquelle on vous a emmenée avait une fausse immatriculation. Elle a disparu et son conducteur aussi. Or, votre tante a été assassinée à peu près au moment où vous montiez dans le train de Barcelone. Votre chevalier servant l’aurait-il abandonnée en pleine nuit, seule, dans une rue de Toulouse ?
  
  Il s’administra une tape sur le genou et conclut :
  
  — Il faut vous décider. Ou bien vous prenez le parti des criminels, ou bien vous optez pour une existence désormais tranquille, avec effacement de votre casier judiciaire. C’est Mr Chofra ou moi.
  
  Il aurait pu, évidemment, les sommer de le suivre, exercer sur eux un chantage à l’extradition, mais il se souvenait d’une phrase du Vieux et voulait ménager l’avenir.
  
  Leur concours ne présentait de l’intérêt que s’ils le prêtaient sans réserve, en dehors de toute contrainte. Leurs ravisseurs le savaient ; ils avaient remarquablement développé en eux des sentiments de gratitude et de fidélité qu’il n’était pas facile de vaincre.
  
  Coplan se leva, mit les poings sur ses hanches.
  
  — Fabio, va chercher la voiture et amène-la devant la villa. Ces messieurs-dames ont encore cinq minutes pour réfléchir. Vois en passant si les deux zèbres enfermés dans le cagibi ne tentent pas d’en sortir. Si oui, préviens-moi.
  
  L’Espagnol acquiesça et disparut.
  
  Zita la gitane émit un aigre ricanement qui fit sursauter tout le monde. La voix rauque, elle jeta :
  
  — Les Portes de l’Enfer s’ouvrent dans les deux sens. Cet homme porte le malheur.
  
  Son index raidi accusait Coplan.
  
  — C’est peut-être vrai, lui répliqua ce dernier, mais boucle-la, ou ta prédiction va se réaliser tout de suite. Tu n’es pas dans le coup.
  
  Elle se recroquevilla comme un chien menacé par le fouet et serra les lèvres. Francis, qui n’avait pas envie de la voir influencer ses compatriotes, la gratifia d’un regard furieux.
  
  — Vous ne pouvez pas emmener mes invités, plaida soudain Ram Chofra d’un ton geignard. J’ai dépensé beaucoup d’argent pour eux ; nous nous livrons à des études psychiques très importantes. Vous allez me causer un préjudice incalculable !
  
  S’il n’était pas un véritable hurluberlu, sa comédie était un chef-d’œuvre.
  
  — Pourquoi recueillez-vous, avec une large préférence, des sujets français, Mister Chofra ? questionna Coplan en tapotant une cigarette sur son paquet. Votre pays passe pour un des plus riches en maîtres ès sciences occultes…
  
  L’Hindou se mordit la lèvre, ne répondit pas.
  
  — Votre générosité à l’égard d’étrangers, des Blancs par surcroît, se comprend mal, poursuivit Coplan. Il doit y avoir en Inde un assez grand nombre de gens doués qui crèvent de faim et qui apprécieraient beaucoup des vacances aux Canaries. Leurs facultés seraient-elles indignes de vos études ?
  
  Une fois de plus, Sébastien Lampy s’interposa :
  
  — Mr Chofra n’a plus rien à apprendre sur les pouvoirs de gens de sa race, déclara-t-il avec autorité. Il est lui-même un expert, mais il élargit son enquête en étudiant le cas des voyants européens, non initiés aux religions orientales.
  
  Peu soucieux d’envenimer la discussion, Coplan interrogea le Français :
  
  — Avez-vous entendu parler d’un nommé Alain Boisville, un spirite ?
  
  — Oui, dit Lampy, sourcils froncés.
  
  — Ne l’avez-vous pas rencontré ici ?
  
  Une imperceptible hésitation précéda un signe négatif.
  
  — Non… Je ne l’ai jamais vu. Ni ici, ni ailleurs.
  
  Du coin de l’œil, Coplan décela une infime crispation du visage de Ram Chofra. Une des paupières de la bohémienne s’était relevée, avait aussitôt voilé son regard.
  
  — Curieux, émit Francis. Boisville s’est un jour volatilisé comme vous. Ce nom ne vous dit rien, mister Chofra ?
  
  — Je l’ai vu mentionner à diverses reprises, convint l’Hindou. J’aurais aimé connaître cet homme, mais je n’ai jamais pu le joindre.
  
  Revenant à son objectif immédiat, Coplan reprit son plaidoyer en s’adressant à ses compatriotes.
  
  — Si vous êtes de vrais Français, l’honneur vous commande de vous mettre à la disposition des autorités de votre pays. Tous les trois, vous pouvez nous être utiles, non plus pour guérir les maux ou apaiser les craintes de quelques individus, mais pour servir votre patrie. Je doute que les recherches de votre hôte aient une plus grande portée, si passionnantes soient-elles.
  
  Ses interlocuteurs, déjà ébranlés, subirent sa force de persuasion. Ils ne trouvaient rien de valable à lui opposer. Seule leur dette morale envers Ram Chofra et leur solidarité les faisaient encore tergiverser.
  
  Louise Barnay rompit le silence.
  
  — Moi, je vous accompagne, décida-t-elle, les narines frémissantes. Si la vie de ma tante a été le prix de mon évasion, je n’en veux plus.
  
  Elle se mit debout, sortit de la pièce sans regarder personne.
  
  Examinant Coplan avec gravité, Lampy élargit son torse.
  
  — Je suis disposé à vous suivre, monsieur, déclara-t-il avec emphase. Je ne suis pas assez rancunier pour interdire à la Justice de réparer une erreur. J’ai été soldat, et je sais m’en souvenir.
  
  Cette grandiloquence ne surprit pas Coplan.
  
  — Je savais que je ne ferais pas appel en vain à votre patriotisme, dit-il d’un ton pénétré. Allez donc préparer vos bagages.
  
  Le guérisseur quitta la bibliothèque d’un pas martial.
  
  — Et vous, madame Ursule ? demanda Coplan.
  
  Il décocha un clin d’œil à l’intéressée, en passant sa langue sur ses lèvres.
  
  La femme le considéra d’un regard oblique. Un sourire sibyllin étira les coins de sa bouche, et elle émergea de son fauteuil avec une grâce féline.
  
  — D’accord, accepta-t-elle à mi-voix.
  
  *
  
  Quand, le lendemain, à Las Palmas, Fabio exprima l’opinion qu’ils pouvaient s’attendre à un choc en retour après cette opération de sauvetage, Coplan fit montre d’optimisme.
  
  — Ce Chofra n’est pas le type à se mouiller en déclenchant une bagarre ouverte à proximité de son fief, souligna-t-il avec bonne humeur. Blanc comme neige ou impliqué dans une louche combine, il ne désire sûrement pas attirer sur lui l’attention de la police espagnole. Et puis, maintenant que ses protégés se sont ralliés à moi, c’est fini, ils sont devenus inutilisables.
  
  — Pourquoi ? questionna Fabio, qui voyait de moins en moins clair dans cette affaire.
  
  — Parce qu’il n’aurait plus confiance en eux, s’il les récupérait. Même s’ils retournaient chez lui de leur propre chef, après avoir changé d’avis.
  
  Fabio se gratta vigoureusement la tête, moins édifié que jamais.
  
  Pourquoi le Service disputait-il ces trois farfelus à un vieux maniaque, alors qu’ils n’étaient pas du métier et que, manifestement, ils ne trafiquaient pas des renseignements militaires ?
  
  Le trio avait été installé dans une pension de famille, à la plage de Las Canteras. Des billets d’avion avaient été pris pour le jour suivant, et Coplan passait la majeure partie de son temps avec ses « clients ».
  
  Il était venu rendre une dernière visite à Fabio, afin de le remercier de son solide coup de main.
  
  — Au fond, résuma Francis, nous avons adopté la formule la plus expéditive. En l’occurrence, c’était la meilleure. Mais tâchez de ne plus vous trouver nez à nez avec ces deux Arabes ; ils doivent avoir une sérieuse dent contre vous et pourraient se venger sans en référer à leur patron.
  
  — Je n’irai plus me balader dans ce coin-là avant longtemps, promit Fabio. Et même sur le port, j’ouvrirai l’œil. Cependant, j’aimerais vous poser une question, car je ne m’explique toujours pas comment les choses se sont passées la nuit dernière…
  
  — Allez-y.
  
  — Comment les acolytes de Chofra m’ont-ils repéré ?
  
  — La gitane faisait le guet, assura Coplan pour simplifier. Elle voit la nuit… et même au travers des murs, paraît-il.
  
  Fabio fut sidéré. L’envie de faire un signe de croix le démangea.
  
  — Incroyable, proféra-t-il. Mais… vous ? Elle ne vous a pas deviné ?
  
  — Si, mais trop tard. Je n’ai pas respecté exactement l’horaire que nous avions arrêté ensemble. Je suis resté à bonne distance du mur de clôture jusqu’au moment où vous deviez attirer par votre présence les types affectés à la garde de la propriété. Quand la gitane m’a détecté, ils étaient partis à vos trousses. Aussi a-t-elle fini par hurler de peur quand je suis monté à l’étage. Elle sentait mon approche et elle avait communiqué une trouille terrible à ceux qui l’entouraient.
  
  Fabio eut une grimace dubitative.
  
  — Vous y croyez, vous, à ces trucs de sorcier ?
  
  — Non, je n’y crois pas, affirma Coplan. Mais comme je suis en service commandé, je préfère agir comme si j’y croyais. Vous saisissez ?
  
  L’Espagnol opina de la tête.
  
  Coplan lui tendit la main :
  
  — Adios, Fabio.
  
  *
  
  À la descente du taxi qui les avait amenés à l’aérodrome de Gando, Coplan mena le petit groupe au contrôle de la police.
  
  Il savait que trois passeports sur quatre étaient faux (il les avait étudiés la veille), mais ne redouta aucune difficulté de ce côté-là. Si une ambassade avait délivré le visa de séjour, un inspecteur de la Sûreté n’empêcherait pas le titulaire de quitter le territoire espagnol.
  
  Cette formalité se déroula en effet sans incident, et le groupe put passer à la salle d’attente.
  
  Le temps était particulièrement beau : pas un nuage dans le ciel.
  
  Un appareil d’Ibéria roula sur l’aire d’embarquement, tandis qu’un haut-parleur invitait les voyageurs pour Madrid et Paris à y prendre place.
  
  Coplan, donnant le bras aux deux jeunes femmes, dit en plaisantant à Louise Barnay :
  
  — Mon avenir vous paraît-il toujours aussi sombre que l’autre jour ? Si oui, je prendrai un autre avion, pour ne pas associer vos destinées à la mienne.
  
  Depuis qu’ils avaient abandonné la villa de l’Hindou, les rapports entre Coplan et ses ouailles s’étaient constamment améliorés. Il n’avait d’ailleurs rien négligé pour y parvenir.
  
  Louise Barnay lui répondit, sans le moindre sourire :
  
  — Je ne retranche rien à ma prédiction. Vous êtes un homme qui frôle constamment la mort, souvent vous lui avez échappé par miracle. Prenez garde, monsieur Francis, votre chance pourrait se lasser.
  
  — Et vous, Olga ? s’enquit Coplan. Vous confirmez ce diagnostic ?
  
  L’interpellée le touchait sournoisement de la cuisse à chaque pas et son bras nu serrait un peu plus qu’il ne fallait la main de son cavalier contre son aisselle.
  
  — Ce n’est pas de vous que je me soucie pour le moment, c’est de cet avion, murmura-t-elle. Il est enveloppé d’une aura…
  
  — De quoi ?
  
  — D’un fluide. Des gens vont mourir dans cet appareil.
  
  Sa phrase jeta un froid. Louise et Sébastien Lampy s’arrêtèrent pile, stoppant par contre-coup la cartomancienne et Coplan.
  
  — Pas tous, j’espère ? essaya de blaguer ce dernier, son regard instinctivement dirigé vers le quadrimoteur.
  
  — Non, dit Olga, dans un songe. Pas tous. Deux ou trois.
  
  — À ce voyage-ci ?
  
  Coplan avait mis dans sa question plus de sérieux qu’il ne le souhaitait et il s’en avisa.
  
  Olga Chanteix secoua la tête.
  
  — Je ne sais pas. Peut-être.
  
  Ils n’étaient qu’à une vingtaine de mètres du D.C.-8 qui étincelait au soleil, et ils le contemplèrent comme pour lui arracher un secret.
  
  — Allons, venez ! jeta Coplan, ironique. Vous savez, on ne meurt qu’une fois et tout le monde doit y passer…
  
  Il se remit en marche en serrant les coudes des deux femmes. Sébastien Lampy, la mine allongée, leur emboîta le pas.
  
  — Vous êtes vraiment de petites marrantes, reprit Coplan tandis qu’ils gravissaient l’escalier d’embarquement. Vous n’auriez pas un sujet de conversation plus rigolo ?
  
  — C’est votre faute ! lui lança Olga en se retournant à demi, la jupe tendue par le relief agressif de sa croupe. Venez donc vous asseoir près de moi, vous verrez si je n’ai rien d’autre à mon répertoire.
  
  — Plus tard, promit Francis, enjoué. Je voudrais d’abord m’entretenir avec Sébastien.
  
  Ils pénétrèrent dans la carlingue, purent occuper les sièges d’une même rangée, séparés par le couloir central. Laissant le coin hublot au guérisseur. Coplan eut Olga à sa droite, Louise étant assise près du hublot opposé.
  
  L’avion se remplit rapidement, et quand l’hôtesse de l’air referma la porte, seules quelques places restèrent inoccupées à l’avant.
  
  Les passagers accrochèrent leur ceinture pendant que l’avion, les réacteurs au ralenti, allait se placer sur sa ligne d’envol.
  
  Déformation professionnelle ou méfiance inspirée par les paroles d’Olga, Coplan en profita pour jeter un regard scrutateur à tous les gens placés devant et derrière lui, aux hommes plus spécialement.
  
  Cet examen ne lui apprit rien : tous ces visages lui étaient rigoureusement inconnus.
  
  Le D.C.-8 s’aligna sur la piste. Ultime essai des réacteurs au point fixe puis, vrombissant de toute sa puissance, l’avion s’élança.
  
  Le décollage fut merveilleux. Tout de suite, la mer fut sous les ailes et l’avion escalada les cieux. Le voyant rouge, à l’entrée du poste de pilotage, s’éteignit.
  
  — Dites, Sébastien, prononça Coplan d’une voix assez forte pour être distincte malgré le grondement continu, votre passeport, vous l’avez obtenu comment ?
  
  Le guérisseur, dégrafant aussi sa ceinture, dévisagea son voisin sans aménité. Francis reprit :
  
  — Non, ne vous méprenez pas, ceci ne vous causera aucun ennui. Je sais que votre passeport est faux, et personnellement ça ne me dérange pas, mais pensez-vous qu’il émanait de Chofra ou des types qui vous ont aidé à rejoindre Las Palmas ?
  
  Lampy se caressa le menton, puis se gratta un sourcil.
  
  — Pour parler franc, je n’en sais rien, dit-il sans ambages. Je n’ai jamais soulevé la question. Ce détail ne me préoccupait pas.
  
  Coplan pinça les lèvres. Ce « détail » était, pour lui, capital. Il pouvait mettre l’Hindou hors de cause ou l’enferrer complètement.
  
  — Votre bienfaiteur n’a jamais sondé vos opinions politiques ? s’informa Francis en regardant par le hublot.
  
  — Non. Il était bien au-dessus de ces contingences, répondit Lampy avec une pointe de mépris. Nos conversations sortaient rarement du cadre des phénomènes psychiques. C’est un domaine très vaste, voyez-vous. Si le…
  
  Craignant de le voir s’engager dans un exposé technique qui aurait duré pendant tout le voyage, Coplan coupa :
  
  — Et Alain Boisville ? Êtes-vous certain qu’il n’ait pas habité cette accueillante maison avant votre arrivée ?
  
  Sébastien Lampy devint soucieux. Il médita, le regard vague, tout en triturant le lobe de son oreille.
  
  — Eh bien, articula-t-il finalement, je crois que c’est le seul point sur lequel Mr Chofra a manqué de sincérité. À mon avis, Boisville a fait un séjour à la villa.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  À son altitude de croisière, l’avion voguait vers sa destination sans le moindre remous. Le bruit des réacteurs avait une régularité parfaite.
  
  — Sur quoi basez-vous votre conviction ? demanda Coplan, très intéressé, à son voisin.
  
  — Plusieurs indices me l’ont fait supposer, dit Lampy en changeant de position dans son fauteuil. Lorsque j’ai pris possession de ma chambre, j’ai trouvé dans un tiroir un objet vraisemblablement oublié par un prédécesseur. C’était une vieille pipe, à l’embout abîmé par un long usage. Un jour, je l’ai montrée à Olga. Celle-ci peut faire parler les objets. Après avoir manipulé cette pipe, elle m’a révélé que son propriétaire était un homme grassouillet, myope, paisible, épris des mystères de l’au-delà. Elle le voyait comme s’il était devant elle. Or sa description correspondait trait pour trait à Boisville, qu’elle ne connaît d’ailleurs pas.
  
  Coplan, qui aurait préféré une bonne et honnête série d’empreintes digitales pour étayer sa conviction, voulut obtenir d’autres éléments plus tangibles.
  
  — Ceci mis à part, aviez-vous d’autres raisons ?
  
  Lampy fit un signe d’assentiment.
  
  — Après cette expérience, j’ai posé la question à Chofra. Il m’a répondu qu’il ne s’agissait pas de Bois-ville, mais d’un astrologue italien, rentré depuis peu dans son pays. Son visage est resté indéchiffrable mais moi, voyez-vous, je lis dans les yeux. J’ai su qu’il ne disait pas la vérité. Comme, au fond, cela ne me regardait pas, j’ai changé de sujet.
  
  Pour Coplan, toutes ces allégations semblaient extrêmement fragiles, douteuses et quelque peu fantaisistes. On ne pouvait pas se fier à elles pour formuler une opinion.
  
  C’était très joli, ces échantillons d’ultra-lucidité, mais cela ne valait pas une preuve palpable, ou un raisonnement serré à partir de faits bien établis.
  
  Il s’apprêtait à ouvrir un autre chapitre de son interrogatoire à bâtons rompus quand Olga lui toucha la manche.
  
  — Vous parliez de Boisville. Si, à Paris, vous pouviez me montrer une photo de lui, je vous dirais si c’est bien l’homme dont j’ai décrit le portrait à Sébastien.
  
  — Excellente idée, approuva Coplan. Et si vous pouviez me citer son adresse actuelle par la même occasion, ça me rendrait service.
  
  Olga le pinça cruellement.
  
  — Vous avez tort de faire le sceptique, grinça-t-elle. Vous devrez bien, un jour, vous incliner devant l’évidence.
  
  — Je ne demande que ça. À ce moment-là, je pourrai prendre ma retraite.
  
  Penché sur le couloir central, il dut se redresser pour laisser passer l’air-hôtesse qui se rendait à la cabine de pilotage.
  
  — Des gars comme moi, continua-t-il, on n’en aura plus besoin. Du moins pour le boulot. Car, à d’autres points de vue, je resterai irremplaçable.
  
  Et il gratifia Olga d’un clin d’œil assassin. Elle eut un sourire languide, allongea ses belles jambes en creusant les reins. La rondeur de ses cuisses fut épousée par le fin tissu de sa robe d’été.
  
  — Il faudra que vous veniez chez moi, à Paris, murmura-t-elle. Vous allez encore longtemps tracasser Sébastien ?
  
  — Je n’en ai plus que pour cinq minutes, puis je changerai de place, promit Francis. Mais Louise a l’air pâlotte… Distrayez-la, donnez-lui un comprimé de Navicalm.
  
  Effectivement, Louise Barnay n’avait pas bonne mine. Les yeux clos, les narines pincées, le teint diaphane, elle semblait ressentir les atteintes du mal de l’air.
  
  Olga pressa le bouton de sonnerie pour appeler l'air-hôtesse et lui demander un verre d’eau, pendant que Coplan renouait sa conversation avec le guérisseur.
  
  — À propos, seriez-vous capable de dissiper un malaise tel que le mal de l’air ? s’enquit-il. J’ai l’impression que Louise ne se sent pas très bien.
  
  Lampy parut vexé qu’on pût le mettre à contribution pour semblable peccadille.
  
  — Je n’interviens jamais quand un simple cachet peut faire rentrer les choses dans l’ordre, répondit-il sur un ton pincé.
  
  À ce même instant, l’hôtesse sortit du poste de pilotage et, sans se préoccuper de l’appel d’Olga, elle défila devant les rangées de fauteuils en répétant discrètement les mêmes mots.
  
  Lorsqu’elle fut à proximité de Coplan, ce dernier et ses compagnons entendirent ce qu’elle demandait :
  
  — Y a-t-il un médecin parmi vous ?
  
  Coplan poussa du coude son voisin, afin de l’inciter à se présenter.
  
  — Non, non, bougonna Sébastien Lampy. Je n’ai pas du tout l’envie de m’attirer de nouveaux ennuis. Après, on me demandera des tas d’explications et…
  
  Laissant sa phrase en suspens, il regarda obstinément par le hublot.
  
  Parvenue à l’extrémité arrière de l’appareil, l’hôtesse n’avait reçu aucune réponse affirmative. Contrariée, elle revint sur ses pas.
  
  Coplan l’intercepta.
  
  — Je ne suis pas médecin, mais j’ai déjà soigné pas mal de gens. Puis-je vous être utile ?
  
  Elle abaissa sur lui de beaux yeux graves et parut jauger ce passager obligeant, étudier son caractère.
  
  — Peut-être, dit-elle. Suivez-moi.
  
  Intrigués par son manège, les autres voyageurs observèrent les mouvements du couple qui se dirigeait vers l’avant. Olga en oublia le verre d’eau. Elle vint s’asseoir à la place laissée libre par Coplan et dit à Lampy :
  
  — Si Louise avale son comprimé sec, vous croyez que ça lui fera de l’effet ?
  
  — Je n’en sais rien, maugréa l’autre. Essayez toujours.
  
  — Un membre de l’équipage doit être malade, et sûrement pas du mal de l’air, reprit-elle sans tenir compte du conseil. On se demande comment ces choses-là peuvent arriver. À peine une demi-heure après le décollage !
  
  — Un organisme humain, si robuste soit-il, peut se détériorer en une seconde, lui rappela Lampy, maussade. Notre ami a bien tort de vouloir, sans compétence particulière, assister une personne subitement frappée par…
  
  La porte du poste de pilotage s’était rouverte ; Coplan la referma vivement derrière lui, passa dans le couloir. Il répondit par une mimique rassurante aux regards interrogateurs des passagers tout en approchant de sa place.
  
  Olga regagna la sienne, une question sur les lèvres. Coplan, au lieu de se rasseoir, se pencha pour dire à mi-voix à Sébastien Lampy :
  
  — Il faut venir, mon vieux. Balayez vos pudeurs, moi je n’en sors pas.
  
  Lampy, l’ayant effleuré de son regard profond, fut tout à coup submergé d’inquiétude. Il se leva sans faire de commentaire, étonnamment docile.
  
  Effarée par son départ rapide sur les talons de Coplan, Olga se tourna vers Louise, lui secoua l’avant-bras :
  
  — Dis donc, réveille-toi, souffla-t-elle. Francis vient de mobiliser Sébastien. Il y a un malade parmi l’équipage, et ça doit être assez grave.
  
  Les paupières de Louise Barnay se rouvrirent. Immobile, la nuque sur l’appuie-tête, elle marmonna :
  
  — J’en étais sûre. J’ai peur, Olga.
  
  La cartomancienne lui agrippa le poignet.
  
  — Tais-toi. Les gens commencent à s’inquiéter, et la peur est communicative. Prends une meilleure contenance.
  
  Son énergie eut un effet salutaire sur la jeune femme, qui saisit son sac à main sous prétexte de raviver la teinte de ses lèvres mais, surtout, pour se contempler dans le petit miroir. Elle était livide.
  
  Olga alluma une Camel, se mit à fumer dans l’espoir de dompter sa nervosité. Le bruit des conversations avait monté d’un ton.
  
  Dans le cockpit, Lampy scrutait les traits creusés du commandant de bord, presque inconscient dans son siège, la poitrine soulevée par une respiration courte. Le co-pilote, à côté de lui, était dans le même état.
  
  Le radio et l’hôtesse avaient reculé près de la porte de la carlingue, autant pour la condamner que pour céder le peu de place disponible à Coplan et à Lampy.
  
  Ce dernier imposa ses mains successivement sur le visage, sur la poitrine, puis sur le ventre de l’officier.
  
  — Empoisonnement, décréta-t-il, catégorique. Je suis guérisseur et non magicien : je ne peux rien contre l’attaque massive d’un toxique.
  
  Il ne jeta qu’un coup d’œil au second pilote.
  
  — Même chose, évidemment, grommela-t-il. Il faut appliquer d’urgence le traitement classique : lavage d’estomac, antidote, soutien cardiaque, sinon ces deux hommes sont fichus.
  
  Atterrés, le radio et le mécanicien blêmirent. Coplan, qui avait bien soupçonné une intoxication grave, regarda les commandes, privées des impulsions expérimentées des deux aviateurs.
  
  — Nous marchons sur pilotage automatique, indiqua le mécano. Le commandant l’a commuté quand il a senti qu’il ne pourrait plus gouverner.
  
  De fait, l’appareil conservait parfaitement son cap et son altitude. Personne ne pouvait supposer qu’il n’était plus dirigé par une intelligence humaine.
  
  — Allons, retirons-les de leur siège, dit soudain Coplan. Mademoiselle, amenez-nous de l’eau en quantité, des stimulants qu’on puisse injecter par piqûre. Vous, Sébastien, aidez-moi.
  
  Ensemble, ils extirpèrent le corps inerte du premier pilote de son fauteuil inamovible, l’étendirent sur le sol.
  
  L’hôtesse se recomposa un visage avant de retourner parmi les passagers. Elle se faufila dans l’entrebâillement de la porte, longea le couloir central en arborant une expression détachée.
  
  Elle était à peu près sûre de ne pas avoir dans sa pharmacie les produits nécessaires. Ni la sonde, ni le flacon pouvant servir à un lavage d’estomac.
  
  Elle rejoignit son réduit, à la queue de l’appareil, en dédiant un petit signe confiant à ceux qui tentaient de l’arrêter.
  
  Dans le poste, Lampy étudiait avec une anxiété grandissante l’aggravation des symptômes. Blafard, le front mouillé de sueur, le commandant avait complètement perdu connaissance. Son pouls battait à un rythme catastrophique.
  
  — Il va nous filer entre les doigts, murmura sourdement Lampy. Sa respiration faiblit. Pour le sauver, il faudrait un équipement de clinique. Et encore !
  
  Le radio, un Espagnol d’une trentaine d’années, perdit un peu son sang-froid.
  
  — Mais… on ne peut pas les laisser mourir, protesta-t-il. Ce n’est pas possible ! Faites-les vomir. Il faut qu’ils vivent !
  
  Lampy lui rétorqua :
  
  — Les réflexes sont déjà paralysés. Il aurait fallu le faire plus tôt, dès l’apparition des troubles.
  
  S’arc-boutant à la porte, le radio bégaya :
  
  — Comment pourrons-nous atterrir, alors ? En dehors d’eux, personne ne sait piloter.
  
  C’est à cela que pensait Coplan depuis son entrée dans le poste.
  
  Il avait déjà tenu les commandes d’appareils divers, mais mener à bon port un gros avion de ligne dont on ignore les particularités techniques, et occupé par une centaine de passagers, c’est une entreprise quasiment folle.
  
  Bousculé par le panneau que poussait l’hôtesse, le radio s’écarta. L’employée apportait sur un plateau trois carafes et quelques tubes de médicaments.
  
  Elle s’en était munie pour tranquilliser les passagers, tout en sachant qu’aucun des produits ne pouvait convenir. Elle abaissa les yeux sur l’homme étendu, devina qu’il était à l’agonie. Ses traits vacillèrent.
  
  — Muerto ?
  
  Lampy, consterné, vit que si la mort n’avait pas encore fait son œuvre, elle était proche. Coplan prit le plateau des mains de l’hôtesse, le posa sur la table de travail de l’opérateur.
  
  — N’y a-t-il pas un aviateur, sur la liste des passagers ? demanda-t-il à la jeune femme, très calme.
  
  Elle releva les yeux sur lui.
  
  — Non. Le commandant me l’avait déjà demandé aussi.
  
  Le guérisseur s’accroupit subitement, posa sa paume sur le torse du mourant.
  
  — Fini.
  
  Se remettant debout, il ajouta, la gorge serrée :
  
  — Cet empoisonnement ne peut avoir eu une cause accidentelle. Les effets ont été trop rapides.
  
  L’esprit de Coplan sauta sur une conclusion hâtive, mais plausible. Si l’avion s’écrasait, le secret de la villa des Canaries resterait inviolé. Non… Il y avait encore Fabio. Et puis, comment Chofra aurait-il su qu’ils allaient prendre cet avion-là ?
  
  — Vous ne pouvez plus être d’aucun secours, Sébastien, articula-t-il soudainement, après avoir interrompu son soliloque. Retournez près de nos compagnes et cachez-leur la vérité. Vous aussi, Mademoiselle, faites comme si rien ne s’était passé. Évitons à tout prix que les voyageurs se doutent de la gravité de la situation.
  
  — Et l’avion ? lâcha le mécanicien, affolé.
  
  — Je vais essayer de le sauver, dit Coplan avec plus d’assurance qu’il n’en possédait réellement. Nous avons quatre heures devant nous et de l’essence en quantité. Vous allez me donner un coup de main.
  
  *
  
  Sébastien Lampy regagna sa place en parvenant à afficher un air serein. Les passagers, présumant que son intervention avait été efficace, lui décochèrent des regards curieux et noyés d’estime.
  
  La réapparition de l’hôtesse les confirma dans l’idée que le malade allait mieux. Incident banal, quotidien. Pourquoi s’en étaient-ils inquiétés, après tout ?
  
  Les moteurs tournaient rond, un soleil éclatant se réverbérait sur les ailes de l’appareil, de minuscules nuages blancs dérivaient au-dessus de la mer, dont la surface paraissait floue en raison de son éloignement.
  
  Olga vint près du guérisseur, lui chuchota :
  
  — J’avais vu juste, hein ?
  
  Lampy, trop honnête pour mentir mais néanmoins désireux de ne pas effrayer la cartomancienne, hocha la tête.
  
  — Le radio, confia-t-il. Un empoisonnement. Mais n’en dites rien à Louise.
  
  — Et Francis ? Pourquoi ne revient-il pas ?
  
  — Il s’y connaît en radio, paraît-il. Il remplace le malheureux opérateur.
  
  — Quel genre d’empoisonnement ? insista Olga, tendue.
  
  Lampy, obsédé par le danger qu’ils couraient tous, jeta le premier mot qui lui passa par la tête :
  
  — Arsenic.
  
  Le décès d’un homme qu’elle ne connaissait pas n’impressionnait nullement Olga. Au contraire, elle trouvait un motif de satisfaction dans le fait que son sixième sens ne l’avait pas trompée. Elle le ferait remarquer à Francis, lui qui avait l’air de prendre ces choses à la légère.
  
  — L’aura n’a pas menti, conclut-elle. Si j’étais à l’extérieur, je pourrais voir si elle a disparu, maintenant que le drame s’est produit.
  
  Lampy se félicita qu’elle n’en pût rien faire.
  
  Il n’aurait pas été surpris si l’aura s’était encore considérablement amplifiée depuis le décollage.
  
  *
  
  Le corps du commandant avait été ôté du passage et placé derrière le siège du second pilote. Ce dernier, tête et bras ballants, était resté affalé dans son fauteuil. Ses yeux vitreux continuaient à fixer le ciel, insensibles à son éclat.
  
  Coplan avait écouté attentivement les explications de l’officier mécanicien, étudié les innombrables cadrans du tableau de bord, localisé le mécanisme de déploiement du train d’atterrissage, consulté les jauges, situé les poussoirs des volets d’intrados.
  
  Il s’était renseigné auprès du radio sur les dispositifs de guidage et sur la route que devait normalement suivre l’appareil. De ce côté-là, il reçut des apaisements : le cap et l’altitude lui seraient constamment indiqués par les stations terrestres.
  
  L’opérateur avait d’ailleurs signalé à Tanger et à Séville que le D.C.-8 était en difficulté, et que l’homme qui assumait le pilotage par suite de la défection des pilotes, n’avait pas assez de pratique pour être livré à lui-même.
  
  Se confiant à la grâce de Dieu, Coplan s’installa dans le fauteuil vacant, actionna l’interrupteur des voyants invitant les passagers à boucler leur ceinture puis débrancha le système automatique ; les pieds sur le palonnier, les mains sur le volant du manche, il se risqua à éprouver les réponses des gouvernes.
  
  Prudemment, il imprima d’abord une faible rotation au bouton situé à sa droite, sur un bâti, afin de décrire un virage très large. L’appareil obéit aux servomoteurs et s’inclina légèrement, dessinant dans le ciel un immense arc de cercle.
  
  Quand le compas eut presque atteint le cap qu’il indiquait antérieurement, Coplan redressa, réajusta l’avion sur sa ligne de vol.
  
  Ensuite, il tira doucement le manche vers lui, le remit dans sa position primitive. La réaction du gouvernail de profondeur était souple : le changement d’altitude s’était effectué sans secousse. S’il ne s’était accompagné d’une imperceptible variation de pesanteur, on aurait pu ne pas s’en apercevoir.
  
  Sous les yeux anxieux du radio, Coplan tâta successivement les autres commandes, accéléra et ralentit la vitesse des moteurs, fit monter et descendre l’avion à plusieurs reprises.
  
  Petit à petit, il apprenait à éduquer ses réflexes, à dompter cette énorme machine, à faire corps avec elle.
  
  — Ça m’a l’air d’aller, dit-il après trois quarts d’heure d’essais. Ce que je voudrais savoir, c’est où nous sommes.
  
  L’opérateur demanda aussitôt un relèvement. En un temps très court, il put fournir la réponse :
  
  — Nous sommes à cinquante kilomètres au sud-sud-ouest du cap Saint-Vincent. Dans quatre ou cinq minutes, nous survolerons l’Espagne. Gouvernez 10 degrés est.
  
  L’avion avait dévié de son itinéraire habituel, à cause des manœuvres exécutées par son pilote improvisé, mais l’écart n’était pas considérable.
  
  Sur les indications presque constantes de l’opérateur, qui lui retransmettait les instructions en provenance des aéroports, Coplan rectifia ponctuellement la course et l’altitude au fur et à mesure de l’avance.
  
  À un moment donné, l’hôtesse de l’air pénétra dans la cabine.
  
  — Les passagers sont mécontents de ne pas pouvoir fumer et de devoir garder leur ceinture, annonça-t-elle avec un misérable sourire. Vous ne pourriez pas leur raconter quelque chose au micro ?
  
  Coplan haussa les épaules. L’approche de l’atterrissage avait accru sa tension à l’extrême.
  
  — Je n’ai pas le temps de m’occuper d’eux, gronda-t-il. Dites-leur de serrer leur ceinture d’un cran de plus. Et faites une prière pour que tout aille bien…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Le quadrimoteur, ayant dépassé Séville, tombait dans le rayon d’action du radiophare Consol de Barajas, le grand aéroport de Madrid.
  
  L’opérateur, dont la confiance renaissait graduellement, pria Coplan d’assujettir sur sa tête un casque à écouteurs, puis il régla le récepteur sur l’émission du phare d’alignement.
  
  Le cap à suivre était déterminé par l’audition d’un son continu : si l’avion n’était pas exactement orienté dans la bonne direction, le pilote entendait des traits ou des points, selon qu’il se trouvait à gauche ou à droite de la ligne idéale.
  
  Coplan taquina donc le palonnier de manière à se placer dans la zone où traits et points se confondaient en un signal unique, mais il s’avisa que cette manœuvre, simple en soi, nécessitait une attention vigilante et de perpétuelles corrections.
  
  Au-dessus de la péninsule, l’air était plus turbulent qu’au-dessus de la mer. Quelques embardées secouèrent le D.C.-8, faisant balancer les bras du cadavre affalé dans le second siège devant les commandes.
  
  À Madrid, les services de sécurité de l’aérodrome avaient été mis en alerte. La tour de contrôle prenait ses dispositions pour dégarnir le ciel autour du terrain, et pour libérer les pistes. Des ambulances se disposaient sur les côtés des bâtiments et en certains endroits à la limite du terrain. Simultanément, des voitures d’incendie se préparaient à éjecter des tonnes de neige carbonique.
  
  Il n’y avait plus que trois cents kilomètres à franchir, et l’avion les couvrirait en vingt minutes.
  
  *
  
  L’hôtesse avait dit aux passagers que les conditions météorologiques étaient moins satisfaisantes dans le nord, et qu’en prévision des secousses qu’allait subir l’appareil, le commandant jugeait préférable de garder les ceintures.
  
  Cette déclaration n’avait pas apaisé la mauvaise humeur générale, d’autant plus que le temps ne semblait pas s’obscurcir le moins du monde. Par ailleurs, certains habitués de la ligne avaient remarqué des anomalies dans la conduite du D.C.-8.
  
  Le quadrimoteur avait non seulement décrit d’inexplicables virages et changé plusieurs fois d’altitude sans raison apparente, mais en plus les haut-parleurs n’avaient pas, comme il est d’usage, diffusé les renseignements traditionnels sur la position et sur la vitesse.
  
  Depuis le départ, aucun officier ne s’était montré. Par contre, le passager qui avait pénétré dans le poste de pilotage n’en était pas ressorti avec le « médecin »… Et le comportement de l’hôtesse de l’air, se dérobant avec des paroles évasives quand on lui posait une question, dénotait chez elle une préoccupation persistante. Elle avait même servi le thé avec une heure de retard.
  
  Les mécontents, qui s’étaient échauffés, avaient fini par exciter leurs voisins. Un clan, en particulier, exprimait à voix haute ses récriminations.
  
  Profitant d’un moment où l’hôtesse était absente, un Espagnol d’une cinquantaine d’années, au visage agressif, quitta brusquement son fauteuil, dans l’intention d’aller dire son fait au commandant.
  
  Sébastien Lampy le vit se diriger vers la cabine de pilotage. Prévoyant ce qui allait en résulter, il décrocha fébrilement sa ceinture. Quand il enfila le couloir, l’autre avait déjà ouvert la porte de communication et l’avait refermée sur lui.
  
  Une exclamation horrifiée retentit. L’Espagnol reparut, la face grimaçante, le teint blafard. Il heurta violemment le guérisseur, l’écarta d’un mouvement halluciné et cria :
  
  — Muertos ! Son dos…
  
  L’opérateur radio, surgissant derrière lui, l’assomma d’un coup de poing sur le crâne pour le faire taire. L’homme chancela, fut rattrapé par Lampy qui, lui évitant une chute brutale, parvint à le caser dans un fauteuil libre du premier rang.
  
  Médusés, les passagers conservèrent d’abord un silence absolu, glacé, puis une peur incoercible s’empara d’eux et une clameur épouvantée emplit la carlingue.
  
  D’un même geste, plusieurs hommes tentèrent d’arracher la ceinture qui les tenait rivés à leur siège. Des femmes se débattirent en articulant des lamentations affolées.
  
  Jaillissant de son réduit, l’hôtesse enveloppa toute la scène d’un regard traqué. Combattre cette panique lui parut une tâche insurmontable.
  
  À l’autre bout du couloir, Sébastien Lampy leva les bras. D’une voix tonnante qui domina le tumulte, il lança :
  
  — Calma !
  
  Ses yeux fulgurants se dardèrent sur les visages contractés des voyageurs les plus proches, puis sur ceux des rangées suivantes. Les voix s’éteignirent comme par miracle, et les plus frénétiques s’immobilisèrent.
  
  — Regardez-moi ! ordonna Lampy, impérieux. Aucun danger ne nous menace. Cet homme a perdu la tête parce qu’il a vu deux officiers évanouis. C’est stupide ! Des soins appropriés leur seront donnés à Madrid. L’avion est en de bonnes mains. Il arrivera normalement à destination si vous ne créez pas de désordre à bord. Laissez aux responsables le soin de…
  
  Autoritaire et puissante au début, sa voix s’atténuait progressivement pendant qu’il continuait de parler. Il avait concentré toute l’attention sur lui et les occupants de l’appareil, influencés par l’éclat magnétique de ses prunelles, buvaient littéralement ses paroles.
  
  Les mains ouvertes, le guérisseur prolongeait intarissablement son discours, mais sur un ton de moins en moins distinct.
  
  Olga Chanteix fut la seule à se rendre compte qu’il était en train d’hypnotiser les assistants.
  
  Au bout de trois ou quatre minutes, enchaînant sans transition avec les phrases décousues qu’il mettait bout à bout, Lampy prononça, presque inaudible :
  
  — … et maintenant dormez… dormez paisiblement jusqu’à l’arrivée à Madrid. C’est la meilleure chose que vous puissiez faire… Dormir… bien dormir… tout à fait détendus. Dormir… Vous dormez déjà. C’est très bien. Dormez encore… N’ayez aucune crainte. Dormez.
  
  Le grondement régulier des moteurs couvrit ses derniers mots. Bien que certains passagers eussent encore les yeux ouverts, ils étaient inconscients. Les autres, assoupis, avaient le menton sur la poitrine.
  
  Lampy s’épongea le front.
  
  Il se sentait exténué par sa dépense d’énergie. Mais il avait gagné, la panique était enrayée. Plus tard, ces gens ne se souviendraient plus de leur angoisse, ni de leur sommeil. Il ne les réveillerait que lorsque l’avion roulerait sur la piste, et si l’atterrissage devait tourner à la catastrophe, ils entreraient dans la mort sans le savoir.
  
  L’opérateur, en conversation avec la tour de contrôle de Barajas, prévint Coplan qu’en raison de son inexpérience, et bien que la visibilité fût bonne, il valait mieux se fier aux procédés d’approche par guidage aux instruments.
  
  D’une part, les récepteurs d’I.L.S. furent mis en service sur le tableau de bord, d’autre part le casque d’écoute mit Coplan en communication téléphonique directe avec un contrôleur au sol, lequel baserait sur les chiffres fournis par un radar de position et un radar d’altitude les instructions qu’il transmettrait verbalement.
  
  Pris en charge à une vingtaine de kilomètres de l’aéroport, Coplan débloqua le train d’atterrissage puis aligna le D.C.-8 sur une trajectoire imposée par deux aiguilles d’un cadran, l’une signalant qu’il volait trop à droite ou trop à gauche, l’autre qu’il était « trop haut » ou « trop bas ».
  
  Le contrôleur, qui suivait sur ses scopes les évolutions de l’appareil, dit dans son micro :
  
  — Ne vous énervez pas. Vous êtes exactement dans l’axe de la piste. Mais descendez, descendez… N’hésitez pas. Si vous ratez le premier contact il faudra recommencer et ce sera plus difficile. Descendez… Vous êtes encore à trois cents mètres de hauteur !
  
  « Je le sais bien, pardi ! » grommela pour lui-même Coplan, dont les yeux sautaient de l’altimètre aux tremblotantes aiguilles qui devaient rester croisées au centre du cadran, mais qui avaient toujours tendance à s’en écarter malgré ses corrections.
  
  De sa place, le radio, très pâle, surveillait le sol. Il recommanda son âme à Dieu quand il aperçut dans le lointain les pistes et les bâtiments de l’aéroport.
  
  Le vaisseau aérien fonçait vers la terre à une allure qui semblait s’accélérer à mesure qu’il descendait.
  
  — Diminuez le régime, conseilla la voix impassible. Votre vitesse ne doit pas dépasser deux cent soixante-quinze. Attention ! Descendez !
  
  Le D.C.-8 n’était plus qu’à une trentaine de mètres de hauteur quand il aborda la limite de l’aérodrome. La piste vint se présenter sous ses roues et, conformément aux instructions, Coplan coupa les gaz quelques secondes plus tard.
  
  Observé avec angoisse par les opérateurs de la tour, par le personnel des services de secours et par les mécanos, l’appareil toucha le sol assez durement, rebondit, retomba, roula enfin sur le ruban cimenté.
  
  Les inverseurs de flux cassèrent son élan, au grand soulagement des spectateurs qui craignaient de le voir aller capoter dans le champ voisin ; au bout d’un kilomètre, l’avion s’arrêta, comme cabré sur ses roues.
  
  *
  
  Des inspecteurs de la Sûreté montèrent à bord lorsque l’appareil fut parvenu devant l’aérogare. Les passagers débarquèrent en bon ordre, comme si la traversée s’était effectuée dans les meilleures conditions.
  
  Même l’homme assommé par le radio ne parut pas se souvenir de sa mésaventure. Il avait une légère migraine qu’il attribuait à la différence de pression et il partit d’un pas tranquille, avec ses compagnons de voyage, vers les locaux de la douane.
  
  Le radio, le mécanicien, l’hôtesse de l’air et Coplan furent retenus dans l’appareil pour répondre aux questions de la police.
  
  Les cadavres du commandant de bord et du second, toujours dans la cabine de pilotage, furent examinés par un médecin légiste qui prescrivit leur transport à la morgue en vue d’une autopsie.
  
  Désemparés, Lampy, Olga et Louise se rendirent à la salle d’attente de transit, en compagnie d’autres voyageurs se rendant à Paris.
  
  En temps normal, ils auraient pu rester dans l’avion pendant l’escale, mais on les avait contraints d’évacuer la carlingue et, la tête vide, ils se demandèrent si l’enquête n’allait pas les obliger à séjourner à Madrid.
  
  Un quart d’heure plus tard, le haut-parleur invita les voyageurs pour Paris à monter dans un autre appareil d’Ibéria. Lampy et les deux jeunes femmes, perplexes, se consultèrent. Privés de leur cicerone et de sa caution officielle, ils ne tenaient pas beaucoup à rentrer en France.
  
  Un inspecteur espagnol vint à point nommé mettre un terme à leur dilemme : par son intermédiaire, Coplan les priait de l’attendre dans l’enceinte de l’aérogare, au bar de préférence. Le nécessaire serait fait pour le transfert des bagages, et Coplan espérait ne pas en avoir pour longtemps.
  
  Plutôt soulagé de savoir à quoi s’en tenir, le trio s’en fut au bar-restaurant.
  
  Après avoir commandé des consommations, le guérisseur s’estima en droit de révéler à ses deux amies ce qui s’était réellement passé. Quand elles surent qu’elles devaient à Francis d’être encore en vie, leur considération pour lui n’eut d’égale que leur stupéfaction, et son prestige dans le petit groupe augmenta de plusieurs degrés.
  
  Du même coup, sa personnalité intrigua encore davantage les trois rescapés : jamais il ne leur avait défini clairement ses fonctions.
  
  Ils se livraient à des tas de suppositions à son sujet quand Coplan pénétra dans le bar. Il ne s’était pas débarrassé sans mal des multiples techniciens qui voulaient le féliciter après qu’il eut fait sa déposition.
  
  Il exigea un double cognac Fundador, alluma avec soin une cigarette dont il tira une voluptueuse bouffée puis, couvant d’un œil amical ses trois protégés, il lâcha dans un soupir :
  
  — Charmant voyage, n’est-ce pas ?
  
  — Et comment ! grommela Sébastien Lampy. Il s’en est fallu d’un cheveu que ces énergumènes de passagers ne commettent les pires sottises… Ce malencontreux bonhomme a dû s’imaginer que vous vous étiez rendu maître de l’avion après avoir tué les deux pilotes…
  
  — Je n’ai rien vu, dit Coplan. J’ai entendu hurler un type derrière moi, le radio a bondi vers lui, puis ils se sont tous mis à tempêter… Au fait, comment avez-vous pu les ramener à la raison, Sébastien ?
  
  Son interlocuteur, passant un mouchoir sur son front, dit avec sérénité :
  
  — Par hypnotisme.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  — Pardon ?
  
  — Quand une collectivité est sous l’emprise d’un choc émotionnel, elle devient plus vulnérable à la suggestion, exposa le guérisseur. Sa volonté n’oppose pas de résistance ; l’obstacle le plus difficile à vaincre, le refus, est supprimé d’emblée car ces gens n’aspirent qu’à se soumettre à un chef, à lui confier leur destinée. C’est subconscient. Pendant qu’ils m’écoutaient, je les ai endormis.
  
  Bien qu’il commençât à s’habituer aux étrangetés de ses compagnons, Coplan répéta d’un ton incrédule :
  
  — Endormis ? Tous ?
  
  — Sauf Olga et l’hôtesse de l’air… La première, parce qu’elle s’est soustraite volontairement à mon fluide ; la seconde, parce que son sens du devoir l’empêchait de succomber au sommeil. Je n’ai réveillé les autres que quand l’appareil s’est arrêté au bout de la piste.
  
  Coplan dut reconnaître in-petto que rien ne lui permettait de mettre en doute les affirmations de Lampy : les passagers s’étaient bel et bien tenus tranquilles et avaient débarqué avec discipline.
  
  — Vous êtes très fort, résuma-t-il. Si j’avais su, je serais venu jeter un coup d’œil dans le D.C.-8 de la Belle au Bois dormant. Ça ne doit pas se voir tous les jours.
  
  Lampy eut un geste souverain, signifiant que cette performance ne méritait pas tant de curiosité. Pour lui, c’était un phénomène relativement banal et parfaitement compréhensible.
  
  — Et maintenant, s’enquit-il en baissant la voix, que pensez-vous de la mort de ces deux aviateurs ?
  
  Coplan but une gorgée d’alcool, avança une lippe indécise.
  
  — Si on les a tués de cette manière, à retardement, c’est qu’on voulait empêcher l’avion d’arriver à Madrid. Un meurtrier possédant un grief personnel contre l’un de ces deux hommes l’aurait supprimé à un autre moment. Telle est d’ailleurs l’opinion de la police. La question à élucider, c’est de savoir pourquoi l’assassin voulait faire s’écraser l’appareil. Qui visait-il ? Quel était son mobile ?
  
  Aucun de ses trois interlocuteurs ne se hasarda à émettre une hypothèse, encore qu’ils fussent effleurés par le soupçon qui avait assailli Francis. N’était-ce pas leur groupe dont on avait souhaité la disparition ?
  
  Mais, l’instant d’après, ils rejetaient cette effrayante éventualité. Ram Chofra n’était pas un criminel… Il n’avait aucune raison de les condamner à mort, c’était impensable.
  
  Coplan reprit :
  
  — Lorsque nous avons embarqué à Las Palmas, l’avion venait de Ténérife. Les enquêteurs attendent le rapport médical pour déterminer quand et où l’empoisonnement a été perpétré. J’essayerai plus tard de connaître leurs conclusions.
  
  Avec un geste fataliste, il ajouta :
  
  — Quoi qu’il en soit, le meurtrier ne sait pas encore, à l’heure actuelle, que l’avion est arrivé à bon port. À toutes fins utiles, je préfère brouiller notre piste avant qu’il ne l’apprenne. Nous allons regagner la France en chemin de fer.
  
  Il ne pouvait délibérément écarter la possibilité qu’un type mal intentionné, alerté par télégramme de l’échec de l’attentat, vienne les attendre à Orly.
  
  *
  
  Le surlendemain, dans la matinée, Coplan et ses compagnons descendirent, dans la cour d’une caserne, du taxi qui les avait amenés de la gare d’Austerlitz.
  
  Coplan consigna les bagages au poste de garde, puis il emmena Lampy et les deux jeunes femmes dans les dédales du bâtiment.
  
  Plutôt impressionnés, vaguement inquiets au fond d’eux-mêmes, les trois fuyards se prirent à regretter d’avoir suivi Coplan ; ils avaient la nette impression de venir se jeter dans la gueule du loup.
  
  Cependant, Francis multiplia les amabilités pour les mettre à l’aise. Il les introduisit finalement dans une salle d’attente assez sinistre, mal éclairée par un lustre minable et au mobilier rudimentaire.
  
  — C’est un peu moins confortable qu’un salon à Matignon, s’excusa-t-il, mais ne vous frappez pas, vous ne marinerez pas longtemps ici. Je viendrai vous prendre dans une petite demi-heure.
  
  Il s’en alla, sachant que les malheureux étaient virtuellement prisonniers.
  
  Leurs propos allaient être écoutés, leurs mouvements surveillés. Bien que la porte fût ouverte, ils ne pourraient faire deux pas dans le couloir sans être courtoisement, mais fermement, refoulés dans la pièce.
  
  Coplan pénétra peu après dans le bureau du Vieux. Son chef leva sur lui un regard teinté de surprise.
  
  — Tiens ! Vous… déjà ?
  
  — … avec vos spécimens, patron, souligna Francis en serrant la main tendue. Il n’en manque qu’un à l’appel, les autres sont dans l’aquarium.
  
  — Quel est le manquant ?
  
  — Boisville.
  
  Le Vieux, reculant dans son fauteuil, appuya ses coudes sur les accoudoirs et se croisa les mains.
  
  — Vous ne m’avez pas signalé que vous les aviez retrouvés, accusa-t-il, l’œil sourcilleux.
  
  — C’est vrai, admit Coplan. Cela m’est sorti de l’idée. Mais j’ai dû faire vite. Grillé dès le premier soir de mon arrivée, j’ai pris l’initiative avant que les autres aient le temps de se retourner.
  
  — Pas trop de casse ? s’informa le Vieux.
  
  — Pratiquement pas… On ne peut d’ailleurs pas dire que Louise Barnay, Olga Chanteix et Sébastien Lampy étaient séquestrés, détenus. Ils vivaient dans une splendide propriété, étaient traités en invités par leur hôte, un riche Indien nommé Ram Chofra, et je suis loin d’être édifié sur le rôle véritable de cet homme.
  
  Songeur, il ajouta :
  
  — Voulez-vous mon sentiment sur cette affaire ? Le Vieux acquiesça silencieusement. Coplan articula :
  
  — Eh bien, le fond de ma pensée, c’est que l’opération a été lancée trop tôt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Dans les minutes qui suivirent, Coplan relata fidèlement les événements de Las Palmas.
  
  — Voyez-vous, conclut-il en extirpant de sa poche un paquet de cigarettes, si ces gens-là avaient été embringués dans des activités antifrançaises, ou même si on n’avait fait que les pressentir, ils n’auraient pas accepté de me suivre. Je suis persuadé qu’on ne leur a fait aucune proposition équivoque. Pour eux, Ram Chofra était le Père Noël.
  
  Plissant les yeux, le Vieux fit entendre quelques ts-ts-ts désapprobateurs.
  
  — C’est très possible, mais il y a ce meurtre d’Hortense Longeaux. Votre Indien est peut-être un doux lunatique entiché de sa marotte, et il a peut-être une mentalité de saint-bernard. Mais quand même ! Le mécène le plus munificent ne va pas jusqu’à procurer des faux passeports à ses pupilles, à enlever des gens sans demander leur avis au préalable et à liquider les témoins gênants qui pourraient identifier leurs ravisseurs.
  
  — Soit, convint Coplan, mais je ne vous ai pas tout dit : les deux pilotes de l’avion qui nous ramenait des Canaries sont morts pendant la traversée. Ils avaient dû ingurgiter un poison avant le départ… Est-ce une tragique coïncidence ou l’attentat était-il dirigé contre notre petit groupe ?
  
  Le Vieux, enclin par nature à toujours suspecter le pire, s’exclama, sarcastique :
  
  — Ça, c’est le bouquet ! Si l’appareil s’était fichu par terre, j’étais marron. Plus de Coplan, plus de phénomènes, plus d’enquête. Et Chofra bien peinard… Cet avion serait, si j’ose dire, tombé à pic.
  
  Coplan haussa passivement les épaules.
  
  — Bien sûr, mais on ne peut rien affirmer.
  
  Le visage du Vieux s’obscurcit soudain.
  
  — Comment avez-vous pu atterrir ? questionna-t-il.
  
  — Je me suis débrouillé… On s’en est tiré de justesse, sans casser du bois. Ces systèmes modernes de guidage sont mirobolants. Heureusement, nous avons pu cacher la situation aux passagers, il n’y a pas eu de panique. En partie grâce à Lampy… Un singulier personnage, entre parenthèses.
  
  Le Vieux opina :
  
  — Cela ressortait de son dossier. Je ne le tiens pas pour un charlatan. Puisque vous me dites qu’ils sont là, mes trois disparus, je vais les recevoir.
  
  — Attendez une seconde, pria Coplan. Avant que vous ne les cuisiniez, je veux en revenir à mon idée première : l’affaire a été engagée prématurément. Elle n’était pas mûre.
  
  Comme le Vieux l’examinait d’un air interrogateur, Coplan précisa ses vues :
  
  — Admettez un instant que Chofra soit un homme de paille, un paravent en quelque sorte ? Qu’il ignore lui-même pourquoi, réellement, on planque chez lui des gens auxquels, à titre privé, il accorde un grand intérêt. Ni lui, ni eux ne se doutent du rôle qu’on leur destine. Ils ne le savent pas encore. Ceci expliquerait leur attitude ingénue, sans complexe, et postulerait l’existence, derrière l’Indien, d’une organisation plus machiavélique, à laquelle nous devrions attribuer les faux passeports, l’assassinat d’Hortense Longeaux, les enlèvements et, qui sait ? l’attentat contre l’avion.
  
  Le Vieux se gratta longuement le front.
  
  — Elle me paraît valable, votre hypothèse, marmonna-t-il après un silence. La maison de l’Indien ne serait qu’une étape, l’antichambre d’autre chose ? Un centre de préparation psychologique peut-être… Site enchanteur, hospitalité royale, affectueuse compréhension… C’est à creuser. Si je les auscultais, à présent, ces artistes ?
  
  L’entrevue générale qui suivit ne put qu’inciter le Vieux à partager le point de vue de Coplan.
  
  De toute évidence, les trois « invités » de Ram Chofra n’avaient pas été sollicités ; à aucun moment leur hôte n’avait évoqué, de près ou de loin, une activité particulière à laquelle ils devraient s’associer, si ce n’étaient certaines expériences en rapport avec ses propres études.
  
  Après leur audition, le Vieux leur fit un petit discours des plus lénifiants destiné à cicatriser leur ancienne amertume, les remercia de leur retour volontaire et de leur esprit de coopération.
  
  Ayant enfin dévoilé les quelques dispositions pratiques qui allaient être prises quant à leur hébergement et à leur rémunération, il finit par déclarer :
  
  — Au fond, au climat près, votre situation sera la même que celle que vous aviez chez votre protecteur bénévole. Mais ici, les expériences auxquelles vous serez soumis présenteront une utilité pour la défense nationale. Et ceci, vous le comprendrez, nous oblige à prendre à votre égard des précautions assez analogues à celles dont on entoure, par exemple, les savants atomistes. Comme aucun de vous n’a de famille, cela simplifie le problème. Maintenant, voulez-vous, je vous prie, me remettre vos passeports.
  
  Plus à l’aise, et voyant que Coplan ne leur avait pas fait des promesses en l’air, ils s’exécutèrent volontiers.
  
  Le Vieux examina sommairement les carnets, les posa sur l’angle de son bureau.
  
  — Un point doit encore être soulevé, dit Coplan. Boisville.
  
  — Ah ? Vous savez quelque chose à son sujet ?
  
  — Selon Lampy, il aurait séjourné avant eux chez Ram Chofra.
  
  Se carrant derechef dans son fauteuil, le Vieux se tourna vers le guérisseur.
  
  Sans attendre une demande plus explicite, Lampy répéta ce qu’il avait dit à Coplan dans l’avion.
  
  Comme son subordonné, le Vieux dissimula sa déception de ne pas voir étayer ces conjectures par une preuve plus concrète.
  
  Devinant ce qui se passait dans l’esprit de son chef, Coplan extirpa d’une poche intérieure de son veston un portefeuille vide qu’il tendit à la cartomancienne.
  
  — Pourriez-vous me dire à qui appartenait cet objet ? s’enquit-il d’un ton aimable, sous les yeux intrigués du Vieux.
  
  Olga Chanteix s’empara du portefeuille, le manipula pendant quelques secondes, visage fermé. Un silence s’installa dans le bureau…
  
  D’une voix mal assurée, monotone, Olga se mit à parler :
  
  — Une grande ville blanche… Des coupoles et des minarets. Un long mur avec des tours carrées se profile sur la hauteur. Des colonnes en ruine se dressent dans un terrain derrière la plus haute des tours, et de cet endroit, on voit une autre ville. L’homme qui possédait cet objet est né dans un pays arabe… il a des instincts meurtriers. Il a vécu à proximité de moi. Je dois le connaître…
  
  Olga poussa un profond soupir, comme si elle venait de faire un pénible effort.
  
  — C’est tout, murmura-t-elle en restituant l’objet. Je ne peux pas préciser davantage.
  
  — Moi oui, dit Coplan, assez ébranlé par le succès de sa tentative, et désireux de montrer à son chef qu’on pouvait accorder un minimum de crédit aux affirmations de la cartomancienne. Le paysage qu’elle vient de décrire est aux environs de Rabat, je le connais. De la tour Hassan, on voit en effet Rabat et Salé. Le type auquel j’ai subtilisé ce portefeuille, avant que nous quittions la ville de Tafira, s’appelle Abdul al Kayoum et il est effectivement né à Rabat. C’est l’homme qui a enlevé Louise Barnay à Blèves, et qui l’a conduite aux Canaries.
  
  Cette déclaration ne provoqua aucun étonnement chez Lampy ni chez ses comparses, mais elle épata le Vieux, malgré ses récentes acquisitions en matière de perception extrasensorielle.
  
  — Boufre ! s’exclama-t-il, confondu, et du coup plus enclin à admettre la justesse des assertions concernant Boisville.
  
  — Avez-vous sous la main la fiche du spirite ? demanda Coplan. Il serait intéressant de vérifier si Olga reconnaît ce personnage qu’elle a décrit sans jamais l’avoir rencontré.
  
  Le Vieux s’empressa d’exhiber la fiche anthropométrique de Boisville et la présenta à la cartomancienne.
  
  — Oui… C’est bien lui, assura-t-elle. C’est incontestablement lui. Je ne peux pas vous dire pourquoi, mais j’en suis sûre.
  
  Coplan et son chef se regardèrent. Le Vieux, se référant à leur conversation antérieure, émit d’une voix songeuse :
  
  — Celui-là n’aurait-il pas accompli la deuxième étape ? Où diable peut-il être maintenant ?
  
  — Tant que nous y sommes, suggéra Coplan en balayant ses anciens préjugés, questionnons Louise. Elle a un don de double-vue, autant en profiter.
  
  Incertain quant au sérieux de Francis, le Vieux ne dit ni oui ni non. Olga passa simplement la fiche à sa voisine qui promena sur les deux photos (face et profil) des yeux sans vie.
  
  Observée en silence par les assistants, elle récita :
  
  — Cet homme est environné de pièges… Il vit dans la crainte car il peut lire dans les pensées d’autrui. Et pourtant il est libre… Il a beaucoup voyagé mais n’est pas encore arrivé au terme de ses déplacements. Derrière lui se dressent un Sphynx et une pyramide. Il ne vivra plus très longtemps.
  
  Louise parut revenir au sens des réalités.
  
  Elle dévisagea ceux qui l’entouraient, puis rendit la fiche au Vieux. Un triste sourire étira ses lèvres, comme pour excuser le manque de précision de sa voyance.
  
  Le Vieux toussotasse mit en devoir de retrouver son insaisissable pipe. Il finit par la dénicher par terre, à côté de sa corbeille à papier.
  
  Estimant qu’il avait ample matière à réflexion, il grommela :
  
  — Heu… Je ne vais pas vous retenir davantage. On va vous mener à votre nouvelle résidence, où vous commencerez par vous reposer. Vous, Coplan, je vous attends demain matin.
  
  *
  
  Vingt-quatre heures plus tard, Coplan revint au S.D.E.C.
  
  Entre-temps, il avait eu le loisir de méditer sur cette affaire si bizarrement emmanchée, dans laquelle on ne pouvait déceler ni le but des promoteurs d’enlèvements, ni les mobiles qui les inspiraient.
  
  Qu’est-ce que tout cela cachait ?
  
  C’est dans ces dispositions quelque peu tâtonnantes que Francis pénétra dans le bureau de son chef. Le Vieux, lui, semblait au contraire s’être ancré sur un terrain solide.
  
  — Un coup de pot, annonça-t-il tout de go à son visiteur. Je sais depuis ce matin d’où proviennent les passeports. Ces documents ont été forgés dans une officine découverte il y a un mois par les services de la D.S.T. À peu près toute la bande est sous les verrous.
  
  — Comment comptez-vous exploiter ce tuyau ?
  
  Le Vieux, dont la satisfaction était évidente, prit son air matois pour expliquer :
  
  — Boisville, voyez-vous, doit être au courant de beaucoup de choses. Si nous parvenions à le retrouver, nous obtiendrions par lui des renseignements que nos trois magiciens d’hier n’ont pu nous fournir. Seulement, l’ennui, c’est que nous ne connaissons pas l’identité sous laquelle il vit actuellement.
  
  — Je vous entends bien, l’interrompit Francis, mais dois-je en déduire que vous ajoutez foi à ce que Louise Barnay et Olga Chanteix vous ont raconté hier ?
  
  La figure du Vieux revêtit une expression ombrageuse.
  
  — Il faut être moderne, que diable ! bougonna-t-il avec un mouvement d’épaules. D’ailleurs, en ce qui me concerne, je ne m’écarte pas de nos méthodes d’investigation classiques. Nous verrons bien si elles confirment, ou si elles démentent les allégations de ces deux voyantes. Mon idée, la voici : si Boisville est allé vivre en territoire espagnol, il lui a fallu un visa. Ce dernier est délivré par l’ambassade à Paris et, pour l’accorder, elle réclame le remplissage d’un questionnaire et trois photos de l’intéressé ; tout le monde sait cela. Bon. Avec la photo de notre ami Boisville, on doit pouvoir retrouver à l’ambassade le nom qui figure sur son passeport. Vous me suivez ?
  
  — Sûr, opina Coplan. À condition que le visa n’ait pas été contrefait par les faussaires, lui aussi.
  
  — D’accord. Mais s’il est l’authentique, la réponse sera donnée par l’ambassade. S’il est faux, elle pourra être cherchée à Fresnes, où sont détenus les gars épinglés par la D.S.T.
  
  *
  
  La démarche qu’effectua Coplan, dûment mandaté, auprès de l’ambassade d’Espagne, répondit aux espoirs du Vieux : le visa n’avait pas été fabriqué, il avait été délivré régulièrement, et comme Francis put citer l’époque approximative à laquelle on avait dû le demander (celle de la disparition de Boisville…) la recherche dans les archives ne fut pas trop longue.
  
  Au bout d’une heure, l’employé repéra, par la photo, le questionnaire accompagnant le passeport où le visa avait été apposé.
  
  Le postulant avait indiqué comme nom : « Magny, Armand, né à Dunkerque. Profession : géologue. »
  
  Nanti de ces renseignements, Coplan ne voulut pas retourner chez le Vieux avant d’avoir mieux dégagé cette piste toute fraîche.
  
  Puisqu’il avait les sauf-conduits voulus, il se rendit séance tenante à Fresnes, où il sollicita du directeur de la prison la permission d’interroger le chef de la bande des contrefacteurs.
  
  L’entretien se déroula en tête à tête dans une cellule vide.
  
  C’était un Musulman, âgé d’une trentaine d’années ; il avait une physionomie intelligente qui dénotait un esprit vif. Son maintien était extrêmement réservé, méfiant.
  
  — Cigarette ? proposa Coplan, curieux de la façon dont le condamné refuserait.
  
  — Non, merci, dit simplement l’Arabe sans avoir l’air de prendre l’offre pour une offense.
  
  — Décontractez-vous, mon vieux, dit Coplan avec bonhomie. Ma présence ici ne vous vaudra aucun embêtement supplémentaire. L’enquête est close, vous en avez pour cinq ans, c’est réglé. Je voudrais faire appel à vos souvenirs au sujet d’un petit détail… Vous rappelez-vous un passeport que vous, ou l’un de vos aides, avez établi au nom de Magny… Armand Magny ?
  
  L’interpellé fronça ses gros sourcils noirs.
  
  — Ça se pourrait, murmura-t-il, évasif.
  
  — Non, il n’y a pas d’histoire, nous savons que ce passeport est sorti de votre boutique. Un de plus ou un de moins, ce n’est pas cela qui importe… Tenez, jetez un coup d’œil à cette photo pour vous rafraîchir la mémoire.
  
  Il fit voir à l’Arabe le portrait de Boisville, épia sur son visage l’effet produit.
  
  Le détenu prit la photo, la regarda attentivement, la restitua.
  
  — Oui, admit-il, laconique, ennuyé parce qu’il ne discernait pas où ce policier voulait en venir, mais craignant d’être démasqué s’il avançait un mensonge.
  
  — Par qui ce passeport vous avait-il été commandé ? s’informa Coplan d’un ton détaché en glissant la photo dans sa poche.
  
  Au cours des interrogatoires antérieurs à la comparution devant le tribunal, la D.S.T. avait entretenu dans l’idée des inculpés que le réseau local était tombé tout entier dans ses filets, ceci afin de faciliter leurs aveux et les amener à dévoiler tout ce qu’ils savaient. Aussi le prisonnier croyait-il sincèrement que l’homme auquel il avait fourni ce passeport était en prison comme lui, et il livra son nom sans difficulté :
  
  — Par un frère algérien de Mulhouse, Akef Hamdi.
  
  Coplan approuva.
  
  — C’est bien ce que je pensais. Où habitait-il, à l’époque ?
  
  — Cela doit être inscrit dans le dossier, dit le détenu avec une amère ironie. 43, rue de Tauchnitz.
  
  Il se trompait : cette adresse ne figurait pas dans le dossier.
  
  *
  
  Coplan informa le Vieux par téléphone des résultats de ses démarches et, naturellement, suggéra qu’un voyage à Mulhouse ferait progresser l’enquête.
  
  — Bon, d’accord, continuez sur votre lancée, l’encouragea le Vieux. Puisque vous tenez un bout du fil, tirez dessus le plus possible. Le moindre indice concernant Boisville sera le bienvenu.
  
  — Je vais prendre le prochain train, décida Francis. Si le type n’habite plus là, je m’adresserai à la D.S.T. pour savoir où il crèche.
  
  — Allez-y. Feu vert.
  
  Coplan prit l’express de vingt-deux heures dix à la gare de l’Est. Il débarqua à Mulhouse plusieurs heures avant l’aube. Le temps était froid et pluvieux, les lumières qui trouaient la nuit étaient entourées de buée.
  
  Francis alla louer une chambre dans un hôtel proche de la gare, y déposa son unique bagage, but un café puis, avant même que l’obscurité nocturne se fut diluée dans un morne petit matin, il s’en fut à la rue de Tauchnitz.
  
  C’était dans un quartier peuplé par de nombreux travailleurs étrangers. Des ouvriers, musette sur l’épaule, se rendaient, à pied ou à vélo, à leur chantier, à leur usine.
  
  Coplan commença par passer devant la bâtisse sans s’arrêter.
  
  La porte d’entrée, ouverte ou manquante, béait sur un couloir sombre et malodorant. Aux fenêtres brillaient de pauvres lumières.
  
  Cinquante mètres plus loin, Coplan sortit un calepin de sa poche. Sur un feuillet, il écrivit en hâte :
  
  « Pour Akef Hamdi. – Un message d’Abdul al Kayoum vous sera remis ce soir à vingt-deux heures par un Européen au quai de l’Alma, au troisième pont sur le canal en partant de la gare. Cet Européen est grand, porte un trench, est nu-tête. Il tiendra ostensiblement un « Paris-Presse ». Présentez-vous à lui. »
  
  Francis ne savait pas trop ce que cette salade allait donner, mais il préférait fixer lui-même les conditions de la rencontre.
  
  Deux Algériens approchaient, minablement vêtus. Coplan se planta devant eux et dit :
  
  — Dix francs pour vous si vous allez porter ce papier au numéro 47. Remettez-le à n’importe qui.
  
  Sur sa paume reposait le message et le billet.
  
  Les types lui jetèrent un regard oblique. L’un d’eux acquiesça et prit la commission.
  
  Même si Akef Hamdi avait changé d’adresse, le téléphone arabe fonctionnerait et le billet atteindrait son destinataire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Le soir, Coplan se rendit à l’endroit qu’il avait indiqué dans son message et où il n’était passé lui-même, pour la première fois, que le matin de son arrivée.
  
  Quand il fut sur place, il constata qu’il n’aurait pas pu trouver un quartier plus lugubre.
  
  Les bords du canal, pratiquement déserts à cette heure, étaient longés par des magasins, des entrepôts et des dépôts de matériaux ; sur l’autre rive s’étiraient des voies de chemin de fer. Des péniches étaient amarrées au quai.
  
  Le pont reliait les installations ferroviaires du faubourg de Riedisheim et les entreprises industrielles. Le roulement de lourds camions, le grondement de trains s’éloignant dans la nuit et les coups de sifflet de locomotives en manœuvre soulignaient l’âpreté de ce décor sans âme.
  
  Son journal sous le bras, Coplan fit les cent pas devant l’entrée du pont. Maintenant, la venue éventuelle d’Akef Hamdi lui semblait soudain problématique. Depuis l’arrestation des fabricants de faux passeports et la perquisition de leur local, il devait se terrer.
  
  Tout en jetant autour de lui de brefs regards scrutateurs, Coplan se mit à longer le canal. Il vit arriver un individu qui, les mains dans les poches et le front baissé, progressait sans avoir l’air de le remarquer.
  
  L’homme stoppa devant Coplan. Une cigarette éteinte au coin des lèvres, il marmonna :
  
  — … Z’auriez pas un peu de feu ?
  
  C’était un Algérien à la mine patibulaire, engoncé dans un paletot élimé.
  
  Plongeant le bout de sa cigarette dans la flamme du briquet, il prononça :
  
  — Je suis Akef. Où Abdul vous a-t-il confié ce message pour moi ?
  
  — À Las Palmas, il y a quatre jours.
  
  La flamme s’éteignit.
  
  — Bon. Donnez-le moi, articula l’Arabe, ramassé sur lui-même comme s’il s’apprêtait à bondir.
  
  — Un service en vaut un autre, dit Coplan sans bouger. Pourriez-vous me…
  
  Deux corps durs s’appuyèrent sous ses omoplates, alors qu’il n’avait pas perçu le moindre frôlement derrière lui.
  
  — Je n’ai pas besoin d’intermédiaires, grinça une voix enrouée dans son dos.
  
  Coplan tourna la tête. Abdul al Kayoum en personne était à un pas de lui, la main crispée sur un pistolet logé dans sa poche. Une expression mauvaise tordait ses traits, le souvenir des deux raclées qu’il avait subies à la villa de l’Indien étant encore très frais à sa mémoire. Un autre tueur se tenait sur la gauche de Francis.
  
  Akef Hamdi ricana :
  
  — On n’osait pas espérer qu’on vous reverrait… Mais avant qu’on vous les coupe et qu’on vous les fasse bouffer, on va discuter le coup, gentiment.
  
  Une voiture approchait à faible allure. Elle s’immobilisa à cinq mètres du groupe.
  
  Coplan, au centre du trio, parut s’enfoncer dans le sol. S’étant baissé jusqu’à terre par un brutal fléchissement des jambes, il bouscula Hamdi d’un coup de tête dans le ventre tout en saisissant les chevilles des deux séides. Accroché à ces deux points d’appui, il se jeta en arrière et déséquilibra ses agresseurs d’un sauvage coup d’épaule, s’étalant sur le sol en même temps que les deux Algériens tandis qu’Akef Hamdi se précipitait sur lui pour le maîtriser.
  
  Alors d’autres silhouettes sombres sortirent des recoins où elles étaient dissimulées et s’élancèrent en un galop forcené vers le lieu de la bagarré.
  
  Deux coups de feu claquèrent, auxquels répondirent trois autres.
  
  La voiture démarra en trombe, vira sur les chapeaux de roue pour enfiler une rue perpendiculaire au quai. Trois détonations retentirent. L’auto dérapa, fit une terrible embardée et s’en fut percuter le mur de façade d’une bâtisse.
  
  Coplan, couché sur le dos, cueillit Hamdi au vol avec la pointe de sa chaussure et l’envoya dinguer sur les pavés. Il se redressa d’un coup de reins, pivota sur ses mains pour se relever et repartir à l’attaque, se rua sur Abdul, qui se débattait comme un enragé sous l’étreinte d’un inspecteur de la D.S.T.
  
  Il paralysa le bras que l’Arabe essayait furieusement de retirer de sa poche, écrasa de son genou le poing armé du pistolet. La balle partit, labourant les chairs de la jambe d’Abdul et brisant net la résistance qu’il opposait encore.
  
  Hamdi, qui cherchait à se remettre sur ses pieds après sa chute, reçut un coup de godasse en plein visage et dégringola derechef.
  
  Une poigne irrésistible le souleva par le col, le planta sur ses jambes et deux mains tirant sur ses revers avec une telle force que des boutons s’arrachèrent, rabattirent son paletot dans son dos pour lui entraver les bras.
  
  Le troisième Algérien s’était à peine arc-bouté sur ses coudes qu’un coup de crosse le recouchait dans la boue. Lui aussi fut empoigné illico, secoué, et des bracelets d’acier se refermèrent sur ses poignets.
  
  — Armés tous les trois, ils sont bons pour le frigo ! jubila un des cinq officiers de la D.S.T. pendant que deux de ses collègues couraient, revolver au poing, vers la voiture accidentée.
  
  — J’avais des raisons de me méfier, dit Coplan, ses doigts en tenaille autour de biceps d’Abdul al Kayoum. Comme ces types sont des organisateurs d’enlèvements, il y avait une chance sur deux pour qu’ils tentent de m’embarquer.
  
  — C’est nous qui allons leur offrir une balade, grommela le policier en civil.
  
  Bien que l’échauffourée se fût déroulée très vite, et que les parages ne fussent pas très fréquentés, le bruit des coups de feu avait attiré l’attention ; des gens arrivaient de plusieurs côtés.
  
  Les inspecteurs venus près de l’auto dont l’avant était défoncé, gardèrent le doigt sur la détente au moment où ils en explorèrent l’intérieur d’un regard suspicieux.
  
  Ils virent un corps penché sur le volant, les bras inertes. Le conducteur, la joue appuyée sur le cercle en matière plastique, avait les yeux ouverts, mais vitreux.
  
  — Clamecé, jugea d’emblée un des spécialistes de la répression du terrorisme. Il a pris au moins une de nos bastos.
  
  De fait, une tache de sang poissait les vêtements de l’Algérien au milieu du dos.
  
  L’inspecteur resta près du véhicule pendant que son collègue rejoignait le groupe. Un fourgon cellulaire émergeant des rues voisines était survenu sur ces entrefaites et avait stoppé avant l’angle du pont.
  
  Akef Hamdi et ses coreligionnaires furent rudement hissés dans la cabine. Coplan et trois policiers montèrent derrière eux ; la portière à double battant claqua au nez des badauds qui, imprudemment, tenaient à se rendre compte de ce qui s’était passé.
  
  — Une veine qu’ils ne vous aient pas descendu sans crier gare, se félicita un des hommes de la D.S.T. D’ordinaire, ils ne s’embarrassent pas de préliminaires.
  
  Le fourgon démarra, tressautant sur le sol inégal.
  
  — Ce ne sont pas des imbéciles, répondit Coplan, appuyé contre Akef Hamdi par l’accélération soudaine. Ils auraient aimé savoir comment je me suis débrouillé pour leur tomber sur le dos, et pourquoi je leur empoisonne l’existence depuis une dizaine de jours.
  
  La seule indication intéressante dans tout cela, c’était qu’Abdul al Kayoum, le ravisseur de Louise Barnay, avait eu le culot de revenir en France.
  
  À l’arrivée dans les locaux de la D.S.T., Coplan remercia ses confrères du contre-espionnage mais revendiqua le privilège d’interroger lui-même les trois prisonniers avant qu’ils fussent soumis à la procédure d’enquête habituelle.
  
  Pendant qu’on prodiguait des soins à Abdul al Kayoum, dont la jambe avait été vilainement blessée et qui perdait beaucoup de sang, Coplan s’isola avec Akef Hamdi dans un bureau inoccupé.
  
  L’Algérien, encore stupéfait de la tournure qu’avait prise le traquenard manigancé par lui, ruminait une sombre fureur.
  
  — C’est à votre demande que Mohammed a fait un passeport au nom d’Armand Magny, entama Coplan tout en dénouant la ceinture de son trench. J’en déduis que vous êtes à l’origine des instructions données pour son enlèvement ?
  
  Akef Hamdi se renfrogna dans un silence hostile. Menottes aux poings, il affectait de ne s’occuper que du plancher.
  
  — Puisque vous avez également procuré des passeports à d’autres Français, tels que Sébastien Lampy, Olga Chanteix ou Louise Barnay, cela signifie que vous étiez chargé de l’organisation matérielle de leur évacuation, poursuivit Coplan, une cigarette entre ses doigts. Qui désignait les victimes de ces rapts ? Est-ce vous qui les choisissiez ?
  
  L’Arabe ne broncha pas. Son regard fuyait obstinément celui de Coplan.
  
  Avec une patience méritoire, ce dernier attendit quelques secondes. Il alluma posément sa Gitane, s’appuya au rebord de la table de travail.
  
  — Remarquez que tout cela n’est pas bien grave, reprit-il. Les intéressés n’ont pas eu lieu de s’en plaindre, au contraire. Ils étaient à demi consentants. Je ne cherche pas à vous enfoncer, ni à vous faire condamner. Ce n’est pas mon boulot. Mais ce que je veux savoir, c’est d’où vous receviez les ordres.
  
  Akef Hamdi ne se faisait aucune illusion sur son proche avenir. S’il se taisait, c’était plus à cause de sa rogne que par une volonté bien arrêtée de ne rien divulguer. La police parviendrait à le faire parler, il n’en doutait pas. Néanmoins, par une sorte de dignité primitive, il refusa d’ouvrir la bouche.
  
  Coplan, debout devant l’Algérien, gueula :
  
  — C’est oui ou non ?
  
  Il attrapa le prisonnier par les revers de son paletot, le souleva du sol.
  
  — Vide ton sac. Je suis pressé.
  
  Il colla le type contre le mur, lui décerna un petit gnon tout sec à la mâchoire.
  
  — Veux-tu que je te flanque le meurtre de Toulouse sur le dos, hein ? Tu préfères ça ? C’est pas un crime politique, tu comprends. Pour ça, on peut te raccourcir. Si tu la boucles encore deux secondes, moi je te ferai lier sur la planche, tu saisis ?
  
  — Ce n’est pas moi ! protesta Hamdi, outré. Je ne suis jamais allé à Toulouse.
  
  — Faudra le prouver. Je ferai témoigner Louise Barnay et elle te reconnaîtra, figure-toi. Je l’ai dans ma manche, cette fille.
  
  Submergé de rancœur, Hamdi ne songea plus qu’à sauver sa tête.
  
  — Je n’y suis pour rien, proféra-t-il, les yeux exorbités. Ils ont agi de leur propre initiative…
  
  — Cause toujours. Qui te signalait les gens à emmener aux Canaries ? Dis-le !
  
  — Oh, m… ! lança Hamdi avec son accent guttural. Après tout je m’en fous. Vous pourrez courir. Ce n’est pas d’ici que je recevais mes consignes, c’est d’Égypte.
  
  Dans son esprit, c’était un pays inaccessible à la police française et où ceux qui s’y étaient réfugiés n’avaient rien à redouter. Une lueur de triomphe et de défi brillait dans ses prunelles.
  
  Coplan, braquant toujours sur lui un regard acéré, articula :
  
  — Qui, en Égypte ? Un de vos diplomates ?
  
  Hamdi se cabra.
  
  — Ça n’a rien à voir avec nos missions au Caire.
  
  — Non ? railla Coplan avec un scepticisme injurieux. C’est probablement un cinglé embarrassé de sa galette et qui veut entretenir à ses frais une organisation de bienfaisance. Tu te fous de moi ?
  
  — Non ! riposta le prisonnier, gagné par la fièvre de la discussion. Je vous jure sur le Coran que je n’ai pas agi pour Alger. Ma cellule a été mise à disposition.
  
  Tout oreilles, Coplan continua de l’asticoter :
  
  — Fariboles ! Le gouvernement algérien se serait privé de vos talents, vous aurait financés alors que vous ne fichiez rien pour lui ?
  
  — Oui ! affirma vigoureusement Akef. Nous avions une complète autonomie. Abdul vous le dira.
  
  Il en haletait, tant il voulait convaincre Coplan de sa sincérité. Et ce dernier, incrédule en apparence, le poussait sans cesse dans la voie des aveux.
  
  — Et les fonds, ils tombaient du ciel ?
  
  — Ils venaient d’Égypte !
  
  — Envoyés par qui ?
  
  — Par une maison de commerce. Une société.
  
  — Ouais ? Laquelle ?
  
  — Elle porte un nom anglais. La Cairo Mining Company.
  
  *
  
  Rentré à Paris dans la journée du lendemain, Coplan alla rapporter au Vieux le bilan de ses investigations.
  
  Quand il eut relaté l’interrogatoire d’Akef Hamdi, resté aux mains de la D.S.T. de Mulhouse avec les deux autres Algériens, il acheva son exposé en concluant :
  
  — Le groupe d’action que dirigeait Hamdi jouissait en effet d’une indépendance totale, les enquêteurs ont pu s’en assurer en questionnant d’autres types déjà sous les verrous. Le compagnon de Louise Barnay, Abdul el Kayoum, a confirmé les déclarations de son chef direct. Quant au meurtrier d’Hortense Longeaux, justice est faite : il a été abattu au volant de la bagnole. Mais, en fin de compte, j’ai appris des tas de choses, sauf celles qui nous intéressent : aucun de mes bonshommes n’a la moindre idée, primo, de ce qu’est devenu Boisville alias Magny après son séjour chez Chofra ; secundo, de la véritable raison des enlèvements qu’ils opéraient.
  
  Le Vieux se gratta la nuque d’un index distrait.
  
  — Hum… Ouais… Les protagonistes ignorent l’essentiel, ceux qui s’approchent de la vérité sont éliminés. Fabio s’est fait nettoyer avant-hier à Las Palmas.
  
  Coplan cilla.
  
  — Ils l’ont retrouvé ? articula-t-il, saisi.
  
  — Et assez vite. Il a été tué par empoisonnement, ça ne vous dit rien ?
  
  Après un temps, le Vieux reprit, pensif :
  
  — Il faut voir du côté de cette compagnie du Caire… Vous allez faire le voyage. Visitez-moi cette baraque de fond en comble et tâchez de savoir ce qui se trame derrière la façade de cette société. Si vous piquez un tuyau sur Boisville, foncez.
  
  Il hocha la tête, puis ajouta :
  
  — Olga Chanteix va vous accompagner. Elle a des qualités, cette fille.
  
  Ébahi, Coplan posa sur son chef un regard atterré.
  
  — Olga ? Mais pourquoi ?
  
  — D’abord, parce qu’un couple passe mieux inaperçu dans un pays touristique. Ensuite, parce que cette femme peut avoir des intuitions dont vous êtes dépourvu. Puisque vous allez vous frotter à des gens qui recourent aux sciences occultes pour réaliser leurs projets, il est bon que vous soyez secondé par une spécialiste.
  
  — Mais… elle va m’encombrer, plaida Coplan, peu enchanté d’avoir une cartomancienne sur les bras. Vous croyez qu’il est indispensable de…
  
  — Oui ! trancha le Vieux, définitif. C’est un vieux principe de stratégie : on n’envoie les hommes au combat que s’ils peuvent se battre à armes égales.
  
  Coplan eut une moue sceptique.
  
  Le Vieux reprit :
  
  — Oui, je sais que c’est une nymphomane, mais c’est à vous à la tenir en laisse. Les femmes, ça vous connaît, non ? La fille Chanteix peut être aussi un atout pour vous. Ne serait-elle pas un merveilleux hameçon pour contacter Boisville ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Avant de partir pour l’Égypte, Coplan chercha auprès d’organismes compétents des renseignements plus détaillés sur la Cairo Mining Co.
  
  D’un point de vue strictement commercial, cette société s’occupait de prospection géologique, c’est-à-dire qu’elle procédait à des études de terrains et à des sondages en vue de découvrir des gisements de minerais méritant d’être mis en exploitation. Elle avait été constituée avec des capitaux indiens et égyptiens à parts égales ; avait une succursale à Karachi.
  
  Cela, c’était sa surface, sa raison d’être officielle. Et l’enlèvement de personnes dotées de facultés para-normales semblait peu compatible avec ses buts avoués. À la rigueur, on aurait pu concevoir qu’elle fît appel à des radiesthésistes, mais son intérêt pour des cartomanciennes ou des guérisseurs s’expliquait moins.
  
  Le siège de la société se trouvait au 67, avenue Mohammed Ali. Le nom du directeur ne figurait dans aucun annuaire.
  
  Au début de novembre, Coplan et Olga Chanteix, pourvus d’une identité les déclarant mari et femme, débarquèrent à l’aéroport international du Caire sous les apparences de parfaits touristes attirés par les vestiges des civilisations antiques.
  
  Ils descendirent au « New Hotel », rue Adly-Pacha, en plein centre de la capitale.
  
  Coplan persistait à penser que le Vieux avait eu une malencontreuse idée en lui mettant cette tireuse de cartes sur le dos.
  
  Pourtant, Olga s’ingéniait à être agréable. Élégante, discrètement parfumée, elle tenait convenablement son rôle.
  
  Lorsqu’ils furent ensemble dans leur chambre d’hôtel, il s’efforça d’orienter la conversation sur un sujet banalement touristique.
  
  Olga n’écoutait que d’une oreille distraite les propos de Francis sur la Grande Pyramide et sur les théories qu’avait suscitées sa mystérieuse architecture.
  
  Pendant qu’il achevait de pendre un complet et des cravates dans une armoire, elle ôta tranquillement son tailleur, puis son corsage.
  
  Il se retourna alors qu’elle enlevait sa combinaison et, malgré lui, le son de sa voix mourut dans sa gorge.
  
  Elle n’avait plus qu’un soutien-gorge et un slip assorti, en nylon vaporeux jaune paille. Des bas fumés soulignaient la carnation de sa chair laiteuse et la ligne admirable de ses jambes légèrement écartées chaussées d’escarpins rouges.
  
  — Tu disais ? fit Olga, la mine innocente, tandis qu’elle évaluait de ses mains expertes l’élasticité du matelas.
  
  Il put renouer le fil de ses idées, mais ce qu’il était en train de dire quelques secondes auparavant lui parut absolument idiot et il renonça à poursuivre sa phrase.
  
  — Tu vas te coucher ? s’étonna-t-il, moins sévère qu’il ne l’aurait souhaité.
  
  — On va se reposer un peu, non ? dit Olga en venant vers lui avec une grâce calculée. Orly, cinq heures d’avion, puis le car… Je suis vannée, moi.
  
  On ne l’aurait pas dit. Ses yeux luisaient et bien qu’elle tâchât de se montrer naturelle, un imperceptible frémissement de sa lèvre supérieure révélait son trouble.
  
  Il y avait quelque chose de pathétique dans cette supplication muette, dans cette attente éperdue. Les préventions de Coplan fondirent devant ce beau corps énervé par une torturante exigence.
  
  Dans un silence oppressant, Coplan avança d’un pas. Ses bras se refermèrent sur la taille soyeuse de la jeune femme, qui se colla souplement contre lui en tendant ses lèvres humides, entrouvertes.
  
  Ils s’affalèrent sur le lit.
  
  *
  
  Le lendemain après-midi, quand ils sortirent du New Hotel, ils avaient fait plus qu’il n’en fallait pour accréditer l’opinion qu’ils étaient de jeunes mariés.
  
  Pendant qu’ils se promenaient dans une rue ensoleillée, environnés par une population pittoresque habillée à l’arabe ou à l’européenne, où fez écarlates, turbans multicolores et coiffes noires voisinaient avec des casquettes de toile et des calots de laine, Coplan dit à Olga qu’il tenait par le bras :
  
  — Nous allons jeter un coup d’œil à cette compagnie minière responsable de ton séjour aux Canaries. C’est à deux pas d’ici, dans cette avenue qui aboutit à un jardin public.
  
  Ils portaient des lunettes noires. Coplan trimbalait un Rolleiflex et Olga, outre son sac à main, tenait ostensiblement un Guide Bleu.
  
  — Si ce n’était pas toi qui l’affirmais, je croirais que c’est du roman, déclara Olga tout en regardant dans la direction du jardin. C’est tellement peu imaginable…
  
  — Tu serais bien épatée si tu savais combien de choses inimaginables se passent tous les jours ! répondit Francis. À moins qu’on ne m’ait raconté un mensonge, c’est d’ici qu’est parti l’ordre de vous kidnapper, toi et les autres.
  
  — Moi, j’ai toujours pensé que c’était Chofra. Et il admettait que c’était lui qui avait tout organisé.
  
  — Il mentait. Vos ravisseurs ne dépendaient pas de lui. C’étaient des types appartenant à une organisation arabe.
  
  Olga sursauta :
  
  — Quoi ? Nous étions sous la coupe de Musulmans ?
  
  Ils avaient enfilé l’avenue Mohammed Ali, une des artères modernes du Caire, où voitures américaines, tramways, et petit véhicules sordides traînés par des ânes se disputaient bruyamment le passage.
  
  Sans se départir de leur allure nonchalante, Francis et Olga parvinrent au numéro 67.
  
  C’était un édifice commercial contenant les bureaux de plusieurs entreprises. Sur les deux côtés de la porte d’entrée étaient apposées des plaques de cuivre au nom des firmes représentées dans l’immeuble, et parmi elles figurait la Cairo Mining Co. Ses locaux étaient situés au deuxième étage.
  
  Coplan songea qu’en théorie une incursion clandestine dans les pièces occupées par l’entreprise minière ne présenterait pas d’insurmontables difficultés. Quant à savoir si une telle expédition l’édifierait sur les activités occultes de cette singulière officine, c’était une autre paire de manches. Des documents instructifs ne devaient pas être laissés à la portée d’un éventuel cambrioleur.
  
  Alors qu’ils avaient dépassé l’immeuble, Olga murmura :
  
  — C’est curieux… En regardant cette plaque, j’ai ressenti une impression difficile à décrire.
  
  Coplan bougonna :
  
  — Tu ne vas pas encore me dire qu’elle était encadrée d’une aura ?…
  
  — Non, pas du tout. Plutôt une sensation de « déjà vu »… Serait-ce une association subconsciente avec la personnalité de Boisville, quand ton patron m’a montré la photo ? Je ne sais pas.
  
  Plus réaliste, Coplan maugréa :
  
  — Tu n’aurais pas un tuyau sur le type de serrure qui ferme le bureau du directeur, ou sur la combinaison du coffre-fort ?
  
  Vexée, elle riposta :
  
  — Tu ne sais donc pas encore que mes voyances se rapportent toujours à des gens, à leur destinée ? Que je communique en esprit avec eux ?…
  
  — Ouais ? ronchonna Francis. Vous voyez des tas de trucs intéressants, sauf ceux dont on a réellement besoin.
  
  — Je regrette, mais je ne suis pas douée pour sentir sur commande, dit Olga d’un ton acide. Ni pour faciliter le boulot des perceurs de coffres-forts.
  
  — Non, ironisa Coplan. Simplement pour lire dans les lignes de la main d’un imbécile qui te paye cinquante balles et qui repart Gros-Jean comme devant.
  
  Involontairement, ils s’étaient mis à marcher plus vite, stimulés par leur petite algarade.
  
  La figure d’Olga reflétait un vif mécontentement ; elle ne supportait pas qu’on tournât en dérision ses talents de prémonition, et encore moins qu’on fît allusion à son commerce.
  
  Coplan reconnut en lui-même que sa dernière phrase n’était pas du meilleur goût ; il voulut en effacer le mauvais effet.
  
  — Te fâche pas, j’ai eu tort, dit-il d’une voix conciliante en lui serrant le bras un peu plus fort. Mais, tu vois, c’est bigrement regrettable qu’on ne puisse pas s’accrocher vraiment à ces indications trop floues. En fin de compte, on est bien obligé d’agir comme si elles n’existaient pas.
  
  — Tu crois ? fit Olga en lui dédiant un regard de côté. Eh bien, tu vas avoir la preuve du contraire. Surtout, ne te retourne pas. Zita la gitane est derrière nous. Elle nous suit.
  
  Coplan réussit à dominer son réflexe et à ne pas modifier son allure. Étant bien certain qu’à aucun moment Olga n’avait regardé derrière elle, il prononça :
  
  — Tu me montes un canular ? Pour te venger.
  
  — Jamais, protesta là jeune femme en appuyant sa réponse d’une tiède pression de la main. Je t’assure que Zita est derrière nous. Je sens sa présence. Elle nous a reconnus.
  
  Brusquement, sans savoir pourquoi, il ne doutait plus de la véracité des dires de sa compagne. Pour un peu, il aurait senti lui-même, pesant sur sa nuque, le magnétisme des yeux noirs de la gitane.
  
  L’apparition imprévue de cette détestable créature au Caire, sur leurs talons par surcroît, n’était pas de bon augure. Francis prit sa décision sur-le-champ :
  
  — Écoute-moi, ordonna-t-il à mi-voix. Dans quelques secondes, nous allons nous séparer comme si nous allions faire des courses chacun de notre côté. Je sauterai dans un tram ou dans un taxi. Toi, tu vas la trimbaler. Elle veut sûrement savoir où nous logeons. Arrange-toi pour passer dans une heure devant le numéro 32 rue Muntaz. Renseigne-toi auprès d’un flic pour savoir où c’est, et vas-y à pied. Si tu n’as plus Zita à tes trousses, tu sonnes. Si elle te suit toujours, continue encore une centaine de mètres, puis reviens sur tes pas. Pigé ?
  
  — Oui, promit Olga prise de court. Mais que comptes-tu faire ?
  
  — Tu verras. Échine-toi surtout à ne pas lui laisser deviner que tu l’as détectée.
  
  — Bon, mais prends garde, toi aussi. Ne te hasarde pas à la prendre en filature, elle s’en aviserait aussitôt. Son sixième sens l’avertirait.
  
  — C’est son sixième sens qui va lui jouer un salé tour, en l’occurrence, murmura Francis. Elle aurait mieux fait de ne pas nous filer le train.
  
  Ils s’arrêtèrent au coin d’une rue. Coplan posa un baiser sur la joue d’Olga, lui serra la main, puis, d’un pas rapide, il traversa l’avenue en se faufilant entre les véhicules, sauta sur le marchepied d’un tramway qui passait.
  
  Il s’abstint de lancer un regard investigateur vers le trottoir qu’il venait de quitter, ou même d’adresser un signe d’adieu à Olga.
  
  Le tramway l’emmena jusqu’aux abords d’une mosquée ombragée par des acacias. Il descendit, marcha vers un taxi en stationnement.
  
  — Sharia Muntaz, jeta-t-il au chauffeur.
  
  *
  
  Enveloppée d’amples vêtements noirs comme en portent encore certaines Égyptiennes, le bas du visage masqué par un voile, Zita ne différait nullement des Musulmanes, et même l’œil exercé d’un policier n’eût pu la reconnaître sous ce déguisement qui la dissimulait tout entière. Le ton cuivré de sa peau et la couleur de ses prunelles l’apparentaient aux autres passantes.
  
  Prodigieusement intriguée d’avoir décelé l’approche de son amie Olga, en compagnie de l’homme qui lui avait fait peur à Tafira, la gitane avait emboîté le pas au couple en se disant que leur venue au Caire n’était pas fortuite.
  
  Elle avait brisé net sa conversation avec un Égyptien distingué, dans un bureau du second étage et, après un bref mot d’explication, elle était partie sans que son interlocuteur eût cherché à l’en dissuader.
  
  Quand Coplan avait quitté Olga, Zita avait été tentée d’accoster la jeune femme ; aux Canaries, elles avaient sympathisé, confronté leurs expériences et leurs dons respectifs. Passionnées toutes deux par la lecture des tarots, elles avaient souvent bavardé à cœur ouvert, au point même d’avouer en riant les subterfuges auxquels elles avaient parfois recours pour abuser des clients trop candides.
  
  Mais, depuis l’intervention de ce Français qui avait détruit leur petit cercle, Zita était incertaine quant aux sentiments réels de la cartomancienne. Elle voulait d’abord scruter les intentions de celle-ci, capter les effluves hostiles ou favorables qui pouvaient émaner d’elle. Et savoir aussi où elle habitait.
  
  À bonne distance, et affectant par sa démarche une oisiveté complète, Zita continua d’observer les mouvements de son ancienne amie.
  
  Cette dernière se promenait, très détendue en apparence, s’attardant devant les magasins comme le fait toute femme dans une ville étrangère.
  
  Olga, se doutant des intentions de la gitane, s’astreignit à concentrer son attention sur les spectacles de la rue, sur l’architecture des monuments ou sur les objets d’art en vente dans les boutiques !
  
  Elle aurait bien voulu, elle aussi, percer à jour les motifs de cette filature, inspirée peut-être par une curiosité légitime, amicale, mais peut-être par une malveillance d’origine récente, découlant des bons rapports de Zita avec Ram Chofra.
  
  Au bout de trois quarts d’heure de tours et de détours, Olga demanda à un agent de police le chemin de la rue Muntaz. Voyant qu’elle possédait un guide, il la lui montra d’abord sur un plan de ville, puis il indiqua le chemin le plus direct pour gagner cette artère. Il mélangeait le français et l’anglais, mais son interlocutrice parvint à saisir ses explications.
  
  Elle emprunta une grande avenue rectiligne bordée par divers ministères et aboutissant, quatre cents mètres plus loin, à un important carrefour. Zita était toujours derrière elle.
  
  La rue Muntaz : des maisons à deux étages, toutes semblables et anonymes, ni pauvres ni cossues.
  
  Quand la gitane s’y engagea, avec un certain retard sur Olga, elle pressentit que celle-ci allait rejoindre l’homme qui l’avait quittée à l’avenue Mohammed-Ali.
  
  Zita, les sens alertés, percevait d’indiscutables signes de la proximité de cet individu inquiétant, dont la forte personnalité psychique irradiait de l’énergie.
  
  Lorsqu’elle passa devant le numéro 32, Zita marqua un léger temps d’arrêt. La Française avait dû se tromper en poursuivant son chemin, puisque l’homme qu’elle voulait rencontrer se trouvait à l’intérieur de cette maison-ci… Sans doute n’allait-elle pas tarder à revenir sur ses pas, quand elle prendrait conscience de son erreur.
  
  La porte du 32 s’ouvrit, provoquant un saisissement de la bohémienne. Mais elle ne vit personne… fut sévèrement bousculée par un Arabe qui venait de traverser la rue en quelques pas silencieux ; elle trébucha vers le couloir obscur, perdit son équilibre en butant sur le seuil.
  
  Une horreur sans nom s’empara d’elle quand son agresseur l’empoigna solidement pour la pousser plus avant dans le couloir. Elle poussa un cri de chouette que couvrit le claquement de la porte refermée d’un coup de pied.
  
  Zita se débattit avec une sauvage férocité, griffant à l’aveuglette avec ses doigts crochus comme des serres mais un tampon appliqué sous ses narines la fit suffoquer. Une odeur abominable s’infiltra en elle, envahit sa tête, sa poitrine. Et soudain tout sombra dans le néant.
  
  — La vache ! maugréa le faux Arabe en essuyant sa joue éraflée. Vous auriez dû me prévenir qu’il s’agissait de capturer une tigresse…
  
  — Si elle n’était pas tombée, je lui aurais appliqué la compresse tout de suite, dit Coplan pendant qu’il soutenait le corps inerte de Zita. N’y a-t-il pas un interrupteur à votre portée ?
  
  Fernand Sicard, honorable correspondant du S.D.E.C. au Caire, fit de la lumière puis contempla la femme voilée que venait d’anesthésier son collègue de Paris.
  
  — Vous êtes sûr que c’est bien votre particulière ? s’enquit-il d’un ton perplexe.
  
  De sa main libre, Coplan démasqua le profil orgueilleux de sa prisonnière endormie.
  
  — Oui, c’est bien elle.
  
  Il avait tablé sur un indice relativement fragile : l’hésitation de Zita devant le seuil de la maison. Connaissant ses étranges facultés, il avait estimé qu’elle devrait se trahir par l’incertitude momentanée où l’avait plongée « l’erreur » d’Olga.
  
  Coplan enleva la gitane dans ses bras, afin de la transporter à l’étage. Sicard, montant l’escalier derrière lui, dit avec reproche :
  
  — Je n’aime pas beaucoup ces improvisations risquées, surtout à mon domicile. J’espère que personne n’a rien remarqué !
  
  — Si quelqu’un a vu la scène, il vous aura pris pour le mari, répondit Coplan d’un ton optimiste. Et puis, je n’avais guère le choix. Cette jeteuse de sort allait flanquer tous mes projets par terre.
  
  Il pénétra dans une chambre à coucher dont les volets étaient clos, déposa son fardeau sur le lit.
  
  — Son roupillon va durer une vingtaine de minutes, supputa-t-il. Cela nous donne le temps de préparer la suite.
  
  Le timbre d’entrée vibra, et les traits de Sicard se rembrunirent.
  
  — C’est ma collègue, lui rappela Francis. Bougez pas, j’y vais.
  
  Il redescendit, alla ouvrir la porte. Olga, un sourire énigmatique sur les lèvres, s’informa :
  
  — Emballée ?
  
  Coplan cligna des yeux, referma l’huis derrière elle.
  
  — Elle sommeille là-haut.
  
  Il lui indiqua le chemin vers la chambre du premier étage, et la jeune femme put bientôt contempler le visage reposé de Zita, dont la poitrine saillait au rythme d’une calme respiration. Ensuite, l’attention d’Olga se porta sur l’Arabe qui se tenait de l’autre côté du lit, et dont la figure était entaillée par une vilaine griffe.
  
  — Sicard, présenta Coplan. Un ami. Ne te fie pas à sa dégaine, il est de Toulouse.
  
  Olga et Sicard se saluèrent d’un petit signe de tête cordial.
  
  — Et maintenant, que vas-tu faire d’elle ? s’enquit Olga, traversée par une légère inquiétude.
  
  — La confesser, pardi !
  
  — Tu n’y parviendras pas. Elle t’en veut à mort.
  
  — Sicard a ce qu’il faut pour vaincre les plus noires antipathies, assura Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  Zita avait été dépouillée de son déguisement. Elle n’avait plus qu’une combinaison de fin coton blanc lui tombant à mi-cuisses.
  
  Libérés de leurs attaches, ses cheveux noirs avaient été ramenés sur son épaule basanée. Elle avait la beauté primitive, vulgaire mais saine, des êtres qui vivent sans entraves.
  
  Coplan et Sicard épiaient les premiers signes de son réveil car il était prévisible qu’elle se transformerait en furie dès que s’estomperait l’effet de l’anesthésique. Or, il fallait la piquer avant, mais pas trop tôt non plus, sinon elle se rendormirait séance tenante, et pour une plus longue durée.
  
  — Si tu m’en avais laissé l’occasion, j’aurais essayé de la mettre en confiance, prononça Olga. Nous nous entendions bien, aux Canaries.
  
  — En liberté, elle était trop dangereuse pour nous, émit Coplan. Depuis le coup de l’avion, je préfère prendre les devants. D’autant plus que cette fille a le don de me repérer à distance. Ça me rend la vie impossible.
  
  Zita replia un genou, mit son avant-bras sur ses yeux tout en poussant un long soupir. Sicard consulta Coplan, qui approuva.
  
  Le contenu d’une ampoule fut aspiré dans une seringue hypodermique. Francis prit doucement le poignet de la gitane et lui allongea le bras, auquel Sicard fixa un garrot.
  
  Le serrage du mince tuyau de caoutchouc acheva de réveiller Zita. Ses paupières se relevèrent, et ses yeux rencontrèrent ceux de Coplan. Ce dernier l’immobilisa, anticipant sur une réaction instinctive.
  
  — Du calme, prêcha-t-il à mi-voix en espagnol. Ne bougez pas, je ne vous veux aucun mal.
  
  Elle se cambra sous la pénétration de l’aiguille au pli du coude, tandis qu’une expression de fureur se répandait sur ses traits. Coplan durcit son étreinte mais continua d’une voix apaisante :
  
  — C’est pour vous soigner. Vous êtes tombée, tout à l’heure. Voilà, c’est déjà fini. Détendez-vous. Votre amie Olga est ici, elle va veiller sur vous.
  
  L’injection de penthotal eut un effet rapide. Les muscles de Zita se décontractèrent et Coplan put atténuer sa pression. Olga intervint, disant d’une voix feutrée :
  
  — Quelle surprise de te voir au Caire, Zita. Pourquoi ne m’as-tu pas fait signe ?
  
  Après l’anesthésique, le tranquillisant obnubilait les pensées de la gitane. Elle devenait la proie d’une paix euphorique qui effaçait son animosité et qui abolissait les ressorts de sa volonté. Elle flottait dans un tiède crépuscule, à l’abri des réalités déplaisantes. Les paroles de Coplan lui parvinrent comme dans un rêve.
  
  — Comment êtes-vous venue en Égypte, Zita ? questionnait-il avec sollicitude.
  
  Elle raconta, les yeux entrouverts :
  
  — Tout le monde a quitté la villa, sauf Mr Chofra. Moi, un Égyptien est venu me chercher. Il a été très gentil. Il m’a promis de me révéler les secrets de la Grande Pyramide, de m’initier aux mystères du Futur. Il sait beaucoup de choses.
  
  — Comment s’appelle-t-il ?
  
  — Kamal Issawy. Il est le maître du chandelier à trois branches.
  
  Coplan et Sicard échangèrent un regard.
  
  — C’est quoi, ce chandelier ? marmonna Francis.
  
  — Le symbole de la Connaissance, articula Zita. Le maître du chandelier est le maître du Monde.
  
  — Oui, bien sûr, admit Coplan. Mais le chandelier appartient-il à cette société appelée Cairo Mining Co ?
  
  La gitane eut une réticence.
  
  — Je ne le sais pas. Kamal Issawy m’échappe. Je ne peux rien lire en lui, il est trop fort. C’est un Maître.
  
  Coplan porta aussitôt la conversation sur un terrain plus solide.
  
  — Kamal Issawy sait-il qu’Olga et moi nous sommes au Caire ?
  
  — Non, pas encore, murmura Zita. Mais mon intention était de le prévenir. Je le ferai… plus tard.
  
  Cette prédiction-là, en tout cas, était erronée. Coplan était bien décidé à prendre les mesures voulues pour qu’elle ne se réalise pas !
  
  — Vous avez connu un Français appelé Boisville, chez Ram Chofra, n’est-ce pas ? avança-t-il comme si la chose ne souffrait pas le moindre doute. L’avez-vous revu au Caire ?
  
  Les mains d’Olga se crispèrent imperceptiblement. Sicard se pencha davantage vers la patiente, tout en l’observant avec une attention plus aiguisée.
  
  — Oui, dit Zita, le regard vide. Je l’ai revu, une seule fois. La dernière, sans doute, car la mort plane sur lui.
  
  L’affirmation presque identique de Louise Barnay resurgit à l’esprit de Coplan comme à celui d’Olga.
  
  — Où est cet homme ? questionna Francis, tendu. Où pourrais-je le joindre ?
  
  — Il est très loin d’ici. En Chine. Mais il va revenir. Dans trois jours, un avion le ramènera. Alors, il sera perdu pour le Bataillon Fantôme…
  
  Coplan fut littéralement magnétisé par les derniers mots de Zita.
  
  — Le Bataillon Fantôme ? répéta-t-il. Qu’est-ce que cela veut dire ?
  
  La femme allongée sur le lit balança la tête de droite et de gauche. Sa respiration s’accéléra.
  
  — Je ne suis pas encore digne, balbutia-t-elle. C’est l’arme du chandelier… Je ne sais pas. Non, je ne sais pas.
  
  Elle avait adopté un ton geignard, comme une enfant battue dont on exige une tâche impossible. Le penthotal ne pouvait lui faire avouer plus qu’elle n’en savait.
  
  — Fichons-lui la paix, grogna Coplan avec une résolution subite. Ma meilleure chance, c’est de ne pas louper Boisville.
  
  *
  
  Le scénario avait été minutieusement monté. Zita, séquestrée dans une des pièces de la maison de la rue Muntaz, ne pouvait le faire échouer.
  
  Au jour désigné par la gitane, Olga se rendit à l’aéroport et se mit à observer les voyageurs qui débarquaient des avions en provenance des Indes ou du Moyen-Orient.
  
  Le tableau des arrivées n’en mentionnait d’ailleurs que trois, dont l’itinéraire et l’horaire auraient pu convenir à Boisville pour son retour de Chine.
  
  Isolée dans cette foule mouvante qui s’agite dans les aérogares, Olga ne pouvait se défendre d’un certain trac. Jouerait-elle la comédie avec assez d’astuce pour donner le change à un homme tel que le spirite, capable de lire dans la pensée d’autrui si l’on en croyait sa réputation ?
  
  Un courrier des Arabian Air-lines, venant d’Aden, fut annoncé par les haut-parleurs.
  
  Olga dominait l’aire de débarquement, de l’enceinte du bar où elle prenait un thé. Elle vit se poser un quadrimoteur à l’extrémité d’une piste, suivit l’appareil des yeux jusqu’au moment où il vint s’arrêter devant les bâtiments. Après les déclarations de Louise et de Zita, elle appréhendait vaguement que l’appareil à bord duquel voyageait Boisville ne s’écrase à l’atterrissage…
  
  Les passagers qui sortirent de l’avion étaient des Orientaux pour la plupart. Quatre ou cinq Européens seulement étaient mêlés à leur groupe, et aucun : parmi eux n’avait le physique replet du quinquagénaire.
  
  À la fois déçue et soulagée, Olga se versa une nouvelle tasse de thé. Elle en vint à souhaiter que son attente fut stérile… Zita, mal renseignée, pouvait s’être trompée. Ou bien Boisville, ayant changé ses projets, reviendrait un autre jour.
  
  Vers cinq heures de l’après-midi, l’avion de Karachi toucha de ses roues le ciment de la plus longue des pistes et roula sur plusieurs centaines de mètres avant de pivoter et de s’engager lentement sur une des voies de dégagement.
  
  Quand Olga vit le Boeing non loin d’elle, elle ouvrit son sac, déposa de l’argent sur la table et se hâta vers la sortie des voyageurs.
  
  Elle avait l’intime conviction que le spirite allait apparaître, qu’elle n’avait pas de temps à perdre.
  
  Elle traversa le hall, alla se poster près du comptoir où étaient amenés les bagages et où s’opérait le contrôle de la douane.
  
  Au bout de quelques minutes, les premiers débarqués firent irruption dans l’aérogare, leur regard cherchant déjà les valises qu’apportaient des wagonnets.
  
  Tête nue, un imperméable sur le bras, Boisville, précédé par deux Hindoues en sari, se dirigea vers la consigne.
  
  Olga ressentit un choc, de le voir si ressemblant à l’image qu’elle avait eue de lui. La figure ronde soulignée d’un double menton, son petit nez en patate chevauché par de grosses lunettes, il mordillait impatiemment le tuyau de sa pipe tout en se faufilant entre des voyageurs plus grands que lui.
  
  Olga l’accosta au moment où il confiait sa valise à un porteur.
  
  — Monsieur Magny ? On m’a priée de venir vous accueillir…
  
  Surpris d’être interpellé en français, il dévisagea son interlocutrice qui lui décernait un aimable sourire.
  
  — Je… Hum… Je suis ravi, Mademoiselle, articula-t-il, très embarrassé. Vous…
  
  — Je suis une ancienne pensionnaire de Mr Chofra, s’empressa de l’informer Olga. Et je suis arrivée au Caire avec une de vos connaissances. Zita, vous vous souvenez ? Le bureau de la rue Mohammed-Ali m’a chargée de vous mener à l’hôtel où une chambre vous a été réservée. Venez, ne restons pas dans cette cohue.
  
  — Ah ? fit Boisville, perplexe mais sans méfiance. On a modifié le programme ?
  
  — Mr Kamal Issawy vous expliquera, dit Olga avec autorité. Il faut d’ailleurs que je vous mette au courant de certaines choses.
  
  Elle mobilisa d’un claquement de doigts le porteur qui attendait des instructions prit familièrement le bras de Boisville pour l’entraîner à l’extérieur.
  
  Le petit homme traversa le hall en sa compagnie tandis qu’elle continuait de parler :
  
  — Je ne vous demanderai pas comment votre voyage s’est passé… Vous avez éprouvé de fortes craintes, n’est-ce pas ? Oh, vous ne devez pas répondre, je pratique un peu la voyance, bien que je sois surtout cartomancienne. J’avais retenu un taxi. J’espère qu’il ne m’a pas fait faux bond.
  
  Elle bavardait sans arrêt, autant pour l’étourdir que pour brouiller ses propres pensées.
  
  Désarmé comme l’est souvent un homme devant une femme attrayante qu’anime un ferme esprit de décision, Boisville ne songea pas un instant à se dérober.
  
  Ils rejoignirent le taxi, une superbe limousine américaine : le porteur enferma la valise dans le coffre arriéré, puis reçut son bakchich. Boisville monta dans le véhicule après Olga, claqua la portière.
  
  La Chevrolet démarra aussitôt, se fraya un passage à coups de klaxon, accéléra dès qu’elle se fut engagée sur la route du Caire.
  
  Le bord de la jupe dévoilant largement ses genoux, Olga reprit sur un ton enjoué :
  
  — Il y avait longtemps que je désirais vous rencontrer. En France, dans notre milieu, vous avez un si grand prestige. Moi aussi, on m’a créé des tas d’ennuis ; j’ai fait de la prison, mais tout a changé grâce à Mr Chofra… Quelle autre vie !
  
  Elle débordait d’enthousiasme, et Boisville, la tête encore bourdonnante après ses longues heures de vol, se résignait à l’écouter bien qu’il fût tenté de lui poser des questions précises.
  
  Le chauffeur donna trois coups de klaxon prolongés, pour le simple plaisir de faire du bruit semblait-il, puisque rien n’obstruait la route.
  
  — Quand nous aurons le temps, un de ces jours, poursuivait Olga, intarissable, j’aimerais que vous établissiez une communication avec l’Au-delà… Ça m’a toujours passionnée, mais je n’y suis jamais parvenue moi-même. D’après Fraya, le plus difficile est de…
  
  Alors que la Chevrolet approchait d’une voiture, en stationnement sur le bas-côté de la route, le conducteur freina de façon assez brutale, au point que Boisville et Olga furent projetés en avant.
  
  Un homme jaillit de l’auto arrêtée. Il ouvrit d’un geste brusque la portière du taxi, y entra, se laissa tomber sur la banquette à côté de Boisville ; ayant refermé d’un coup sec, il se tourna vers lui pendant que la limousine repartait.
  
  Il avait des yeux gris, un regard dur, et un browning dans la main droite. Absolument effaré, le spirite blêmit.
  
  — Ne bronchez pas, Boisville, gronda Coplan. Police française. J’ai des explications à vous demander. Si vous me répondez franchement, je vous laisse en liberté. Dans le cas contraire, je vous boucle jusqu’à ce que vous ayez tout lâché. Compris ?
  
  Coincé entre Olga et cet athlétique personnage au ton cassant, Boisville se recroquevilla, anéanti. Il avait donné en plein dans un guet-apens, alors que…
  
  Il bredouilla :
  
  — Mais vous… Pourquoi me mena… menacez-vous ?
  
  — Pour vous convaincre de ne pas faire de bêtises, sans plus. Et tâchez d’être sincère. Quelle organisation clandestine recouvre la Cairo Mining Co ? À quoi sert-elle ?
  
  Boisville reprit un peu ses couleurs. Il considéra son voisin avec des yeux inquisiteurs de myope, comme pour se rendre compte de ce qu’il était réellement : un bandit ou un authentique inspecteur de police. La vérité s’imposa dans son esprit, intuitivement.
  
  Un grand changement parut s’accomplir en lui, et il remua pour se ménager un peu plus de place entre ses gardiens.
  
  — Ça alors, marmonna-t-il, encore sidéré par la soudaineté de l’irruption de Coplan. Vous avez reçu pour mission de vous renseigner sur cette société ?
  
  — Oui… et sur votre participation à ses activités occultes. Nous voulons connaître les vrais motifs de ces enlèvements dont vous avez été, je ne dirai pas la victime, mais le premier bénéficiaire.
  
  Coplan avait rengainé son arme, mais son attitude n’avait rien perdu de son agressivité. Il guettait Boisville avec une vigilance soutenue.
  
  Le spirite, lui, récupérait rapidement son sang-froid. La peur qui l’avait assailli au début avait fait place à une étrange sérénité.
  
  Retranchée dans son coin, Olga l’observait en biais, le cœur crispé par une mystérieuse angoisse.
  
  — C’est prodigieux, murmura Boisville. Croirez-vous que vous avez devancé mes intentions ? Je ne savais pas comment j’allais m’y prendre pour informer les autorités françaises de certaines choses que j’ai apprises ces derniers jours. Des choses d’une gravité inconcevable.
  
  Interloqué, Coplan ferma un œil à demi.
  
  — Ah oui ? Eh bien, profitez-en. Vous ne pouviez pas mieux tomber : c’est ma spécialité, de recueillir des renseignements sensationnels. Allez-y largement.
  
  Le front du quinquagénaire s’assombrit. La face sculptée par une profonde préoccupation, il dit très vite :
  
  — Écoutez… Je sais que mes jours sont comptés, mes heures peut-être. Tout ce que je vais vous révéler est vrai, et je vous supplie d’y croire. La Cairo Mining Co dissimule une entreprise de vaste envergure dont les objectifs sont d’ordre politique. C’est une tentative sans précédent dans l’Histoire. N’y touchez pas. Elle ne peut porter aucun préjudice aux intérêts de la France. Au contraire, je crois qu’elle sert les intérêts de l’Humanité tout entière…
  
  Son débit s’accélérait progressivement, comme s’il avait hâte de se décharger d’un fardeau trop lourd.
  
  Dans cette limousine qui filait à cent à l’heure sur une route en bordure du désert, Coplan et Olga enregistraient intensément les phrases saccadées du petit homme essoufflé.
  
  — Les Indes et les pays arabes, auxquels se joignent des nations africaines, entendent former un bloc neutre entre l’Ouest et l’Est, expliqua nerveusement Boisville. Ils sont terrorisés par les monstrueuses ressources nucléaires des deux blocs antagonistes qui se partagent le globe, et ils savent qu’une guerre dévasterait toute la planète. Or les risques d’éclatement d’un nouveau conflit tiennent à une seule donnée. Oui, un seul peuple tient entre ses mains le sort du monde : il peut provoquer le chaos universel ou maintenir la paix.
  
  — La Chine ? jeta Coplan, impatient.
  
  — Oui, la Chine, confirma Boisville avec un vigoureux hochement de tête. Alliée à la Russie, elle peut constituer avec elle une force invincible qui dominera la Terre entière. Ennemie de la Russie, elle serait l’unique et définitive gagnante d’un conflit Est-Ouest. La grande inconnue de cette époque, la clé de cette effroyable menace qui pèse sur la destinée de trois milliards d’êtres humains, c’est une simple question : que pensent au fond d’eux-mêmes les dirigeants chinois des Russes et réciproquement ?
  
  Coplan était bien placé pour savoir que ce problème affolait tous les services secrets du monde, américains et russes en premier lieu. Mais il savait aussi que les investigations les plus poussées, les manœuvres les plus raffinées se heurtaient inexorablement à la barrière infranchissable de la mentalité asiatique.
  
  Ce secret demeurait entier, insoluble.
  
  Boisville ayant l’air d’attendre un signe de compréhension pour se remettre à parler, Coplan lui dit :
  
  — Je suis tout à fait de votre avis. Mais où est le rapport avec la Cairo Mining Co ?
  
  — J’y viens. Le but essentiel de l’organisation qu’elle entretient clandestinement est précisément d’éclaircir ce mystère et, dès que la vérité sera connue, de l’exploiter pour tenter de sauver la paix mondiale.
  
  — Parfait. Mais comment espère-t-elle y parvenir, alors que des organismes aux moyens illimités n’y arrivent pas ?
  
  — Par des méthodes psychiques, les seules valables en l’occurrence, prétendit Boisville, enfiévré. Les moyens d’enquête usuels sont impuissants à déceler ce qui se passe dans la tête de quelques personnages illustres, arbitres du Destin. Il n’y a que des procédés d’introspection mentale qui puissent fournir une réponse valable et vraie.
  
  Coplan entrevit d’un coup les stupéfiantes perspectives et les prolongements stratégiques que pouvait avoir une pareille tentative si elle aboutissait. Si…
  
  Boisville, d’une voix altérée par l’inquiétude, prononça, les lèvres sèches :
  
  — On peut capter les pensées, je vous conjure de le croire ! Moi, entre autres, j’y suis souvent parvenu. C’est pour cela qu’ils m’ont envoyé en Chine… en même temps que des gens d’autres races, également doués. Et nous avons réussi !
  
  Coplan scruta la physionomie de Boisville. Ce dernier était un ancien escroc, un individu qui avait poussé très loin l’art de mystifier son prochain ; un excellent comédien par conséquent. Toutefois, en cet instant, il n’avait aucune raison de mentir.
  
  Il s’illusionnait peut-être, mais il n’avait sûrement aucun intérêt à monter de toutes pièces une histoire aussi extravagante. Il y croyait lui-même dur comme fer.
  
  — J’ai d’ailleurs recueilli un renseignement capital, poursuivit le voyant avec une extraordinaire volubilité. Il concerne notre pays, et c’est pourquoi je voulais prévenir l’ambassade. Vous vérifierez et vous verrez que mes déclarations doivent être prises au sérieux.
  
  La voix de Sicard s’éleva soudain. Il venait, pour la cinquième fois, de jeter un coup d’œil dans le rétroviseur et, maintenant, il en était sûr.
  
  — Une bagnole nous court après, signala-t-il en accélérant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Olga et Coplan se retournèrent d’un même bond pour regarder par la vitre arrière. Boisville se tordit le cou, ses mains agrippant le rebord de la banquette.
  
  À une bonne centaine de mètres, une voiture roulait à la même allure que la Chevrolet. L’accroissement de la vitesse de celle-ci étira un moment l’intervalle, mais l’autre auto s’efforça illico de combler son retard.
  
  — Essayez de la semer, conseilla Francis au conducteur. Sommes-nous loin de la ville ?
  
  — À une dizaine de kilomètres.
  
  Sicard réfléchissait au meilleur moyen de se débarrasser de ses poursuivants : foncer à tombeau ouvert sur une route s’écartant de la capitale ou pénétrer le plus vite possible dans le réseau des rues de la banlieue ? Il opta pour la seconde formule, préférant user des mille ressources d’une agglomération plutôt que de spéculer sur la puissance du moteur.
  
  Il fit pourtant monter le compteur à 140, question d’éprouver les capacités de l’autre chauffeur.
  
  — Continuez, dit Coplan à Boisville sans détacher son regard du nuage de poussière soulevé par le second véhicule. Vous parliez d’un tuyau de première grandeur… De quoi s’agit-il ?
  
  Le spirite eut du mal à rassembler ses idées : l’annonce que leur voiture était suivie avait planté un glaçon d’effroi dans sa nuque.
  
  — Je… Où en étais-je ? balbutia-t-il, les narines frémissantes. Oui… Un terrible danger plane sur la France, sur l’Europe. Il vient de la mer.
  
  Il s’interrompit, chercha un mouchoir dans sa poche pour essuyer son front moite puis reprit avec agitation :
  
  — Si je devais mourir… Sachez ceci, afin que vous puissiez apprendre le reste par la suite. L’organisation porte une dénomination secrète connue des seuls affiliés : c’est le « Bureau Psi ». La demeure de Ram Chofra n’est qu’un centre de sélection d’individus doués, qui sont ensuite versés dans une formation active contrôlée par le Bureau. Moi, mes facultés de lecture de pensée m’ont désigné pour cette mission en Chine, car des entretiens diplomatiques devaient rassembler à Pékin les hommes les plus influents de Russie et de la République Populaire. J’ai pu les approcher, au cours de cérémonies publiques…
  
  L’attention de Coplan était partagée entre ce que disait son voisin et l’autre voiture, qui gagnait peu à peu du terrain malgré la maestria de Sicard. Quelles étaient les intentions de ses occupants ? Ils devaient pourtant s’être aperçus que leur filature n’était plus ignorée ?
  
  Sicard dut freiner énergiquement pour éviter un chameau qui traversait la route, sans avertissement préalable de son conducteur.
  
  Croyant la collision inévitable, Olga lâcha un cri, mais une rude embardée permit d’éviter l’animal. Balancés de gauche et de droite, Boisville et Coplan se cramponnèrent au dossier du siège avant.
  
  Quand la Chevrolet repartit en ligne droite, la deuxième limousine, qui n’avait pas dû ralentir, était sur le point de la rattraper.
  
  Coplan devina qu’il allait y avoir du vilain, et il extirpa son pistolet de sa poche.
  
  — Couchez-vous, intima-t-il d’un ton bref à ses compagnons. Sicard, serrez à droite et freinez à mort.
  
  Tout se passa dans un éclair. Pneus hurlants, la Chevrolet se déporta sous l’action du calage infligé à ses roues. Elle glissa sur des dizaines de mètres bien que Sicard tentât de la redresser par un furieux coup de volant.
  
  Une salve de coups de feu éclata au moment où l’autre, voiture passait devant elle. Le taxi, pare-brise pulvérisé, se dandina comme s’il allait verser, retomba sur ses quatre roues et s’immobilisa pendant que l’auto des agresseurs s’enfuyait.
  
  Un silence tragique s’appesantit sur la route inondée de soleil.
  
  Quelques secondes s’écoulèrent, puis une portière s’ouvrit et Sicard mit pied à terre comme un halluciné. Son visage et ses mains étaient griffés par des éclats de verre, mais tous ses membres étaient valides.
  
  Il alla voir comment s’en étaient tirés ses passagers, n’ayant pas pensé à se retourner quand il était encore assis.
  
  — Reprends le volant, ordonna Coplan, tassé sur lui-même derrière deux corps effondrés. Allez, monte ! Tu ne vas pas déposer plainte à la police, non ?
  
  — Mais, bégaya Sicard, catastrophé, il faut bien que…
  
  — Démarre ! brailla Coplan. Fous le camp !
  
  S’il avait pu sauter sur le volant, il l’aurait déjà fait. Mais avec une balle au creux de l’épaule, ça n’allait pas.
  
  Galvanisé par le ton impératif de son collègue, Sicard se précipita à sa place, remit le contact. Il manœuvra le volant de manière à lancer la Chevrolet dans la direction opposée à celle qu’avaient empruntée les assaillants, appuya sur l’accélérateur.
  
  Les morceaux de sécurit tombés sur le capot s’éparpillèrent ; dans une semi-inconscience, Sicard entreprit machinalement d’enlever les débris restés dans les rainures et de les jeter à l’extérieur.
  
  Coplan entoura de son bras gauche le torse de Boisville, affaissé vers l’avant, et le tira, en arrière pour rasseoir et adosser le malheureux bonhomme. Lui, il devait avoir dégusté une balle à un plus mauvais endroit.
  
  Il n’était pas évanoui, mais ses traits étaient défaits et son teint avait pris une teinte blafarde.
  
  Quant à Olga, Francis ne put la redresser. Elle était ratatinée sur le tapis, en chien de fusil, la tête contre la portière. Ses yeux étaient clos, une de ses mains reposait sur sa cuisse, et ses doigts ouverts semblaient attendre une aumône.
  
  Ranimé par la conduite de la voiture. Sicard réalisa dans quel pétrin il se trouvait. Où aller, avec cette cargaison de blessés ? S’il les emmenait dans un hôpital ou une clinique, il s’ensuivrait immanquablement une enquête qui serait évidemment très gênante.
  
  Mais il ne pouvait pas davantage rouler éternellement dans cette voiture endommagée qui attirait l’attention.
  
  À l’arrière, Boisville, privé de ses lunettes, posa sur Coplan un regard glauque ; ses lèvres remuèrent.
  
  — Commando arabe, souffla-t-il, la respiration sifflante. Me… fermer la bouche… Ils ont su que…
  
  Un filet de sang dégoulina de la commissure de ses lèvres. Coplan, l’épaule ravagée par une douleur aiguë, pencha la tête vers lui.
  
  — Ce danger qui menace la France, c’est quoi ?
  
  Le moribond parvint à rassembler une parcelle d’énergie.
  
  — Cherchez… sur les côtes de… l’Atlantique et de… la Manche. On y prépare un… un cataclysme.
  
  — Qui ? demanda Coplan, surtendu.
  
  Boisville, engourdi par un froid glacial, tenta un dernier effort :
  
  — Les… les…
  
  Un voile noir enveloppa son cerveau et sa tête retomba sur sa poitrine.
  
  Consterné, Coplan lui serra fortement le bras, comme s’il espérait le réveiller.
  
  — Boisville ! appela-t-il, très pâle. Boisville…
  
  Mais la mort avait fait son œuvre.
  
  Coplan cria à Sicard :
  
  — Plus vite !
  
  Le vent qui pénétrait dans la voiture s’amplifia, devint un ouragan.
  
  — Qu’est-ce qu’on va foutre ? clama le conducteur pour couvrir le bruit de tempête provoqué par l’accélération. Je ne vais pas retourner à l’aéroport, non ?
  
  — Il doit bien y avoir une bifurcation quelque part ?
  
  — Oui, la route de Suez ! Nous n’allons tout de même pas nous balader par là ?
  
  — N’importe où, pourvu que nous puissions nous arrêter dans un bled solitaire.
  
  — Mais vous devez être soignés, tous les trois ! protesta Sicard. Il faudra, revenir de toute façon !
  
  — Après la tombée de la nuit. Conduisez-nous dans un endroit écarté, Sicard, il n’y a rien d’autre à faire pour le moment. Le type est mort et Olga aussi, je le crains. Moi, j’essayerai de tenir le coup. J’en ai vu d’autres.
  
  Incapable de formuler une meilleure suggestion, Sicard fit ce que lui demandait son collègue. Au premier embranchement, il vira dans un chemin qui rejoignait la route de Suez à Test de la capitale.
  
  Au loin se profilaient les collines du Djebel Gibuchi, dont les cimes se ternissaient dans le crépuscule.
  
  Au bout d’une demi-heure, la Chevrolet roula à travers des étendues désertiques, en lisière d’une chaîne de montagnes et parallèlement à une voie de chemin de fer.
  
  — Vous ne pourriez pas quitter la route et vous rapprocher de ces contreforts ? proposa Coplan, qui s’était débarrassé de son veston et avait déchiré sa chemise pour dénuder son épaule blessée.
  
  — C’est faisable, admit Sicard, mais nous allons danser, vous ne rigolerez pas.
  
  — L’essentiel, c’est de planquer la voiture…
  
  — Bon.
  
  La limousine ralentit, obliqua vers la gauche, s’engagea dans une zone caillouteuse en éprouvant de sévères cahots.
  
  L’obscurité avait succédé au crépuscule et, ne voulant pas allumer les phares, Sicard dut aiguiser sa vue pour ne pas envoyer la Chevrolet contre des grosses pierres qui l’eussent stoppée.
  
  Malgré la mollesse de la suspension, Coplan dut serrer les dents car la moindre secousse se répercutait dans sa blessure. Heureusement, un mamelon permit à Sicard de ne pas prolonger trop longtemps cette fatigante cavalcade. Certain d’être hors de la vue des véhicules qui passeraient sur la route, il stoppa, descendit, alla ouvrir la portière du côté de Coplan. Ce dernier, la figure crispée, soupira :
  
  — Nous voilà dans de beaux draps, hein ? je ne sais même pas si ce pruneau est ressorti ou si je l’ai encore dans la viande.
  
  Il avait du sang partout. De la main gauche, il appliquait sur la plaie sa manche de chemise déchirée et roulée en boule.
  
  — Occupez-vous d’Olga, dit-il, alors que Sicard voulait l’aider à mettre pied à terre. Vérifiez si le cœur ne bat plus.
  
  Sicard fit le tour de la voiture. Lorsqu’il tira vers lui la portière, la tête exsangue de la jeune femme bascula et pendit hors du véhicule.
  
  Sicard prit Olga sous les aisselles et l’attira vers l’extérieur, la déposa sur le sol.
  
  Pas la peine de lui tâter le pouls… une balle lui avait perforé le front, juste au-dessus de l’arcade sourcilière.
  
  Sicard eut un haussement d’épaules accablé, puis il se soucia du bonhomme qu’ils étaient allé attendre à l’aérogare, et qui avait été la cause de cette tuerie.
  
  Revenant vers Coplan, sorti entre-temps de la Chevrolet, il lui dit d’un air sombre :
  
  — Ils l’ont pisté à sa descente d’avion. Vous pensez bien qu’ils n’allaient pas lui laisser vendre ses tuyaux.
  
  — Moi, je ne suis pas devin, maugréa Francis. Je ne pouvais pas sucer de mon pouce qu’il était parti en mission secrète… Car il était aussi géologue, figurez-vous. Une entreprise minière pouvait l’avoir envoyé en Chine pour affaires, vous ne croyez pas ?
  
  Sicard, s’asseyant sur une des ailes de la voiture, alluma une cigarette, la ficha entre les lèvres de Coplan avant d’en prendre une autre pour lui.
  
  — Si on ne nous avait pas assaisonnés, j’aurais parié qu’il nous racontait un tissu de calembredaines, émit-il avec perplexité. Et vous, quelle est votre opinion ?
  
  — Mon opinion ne compte pas. Je collectionne des faits… Ce pauvre type a été embrigadé, converti. On l’a expédié à Pékin dans un but déterminé et on l’a exécuté parce qu’il allait être contraint de divulguer ce qu’il savait. Ce qu’il a dévoilé justifierait, dans un sens, le geste des meurtriers : l’existence et les objectifs de ce Bureau sont affaire d’État ; et quiconque y fourre le nez doit être éliminé. Voilà pourquoi je voulais éviter que la police se mêle à cette histoire…
  
  — Ça m’étonnerait qu’elle n’en soit pas informée, grommela Sicard. Cet imbécile de chamelier a été témoin de la bagarre, et bien des gens ont remarqué mon pare-brise en miettes. Tout cela étant, quels sont vos projets ?
  
  Coplan jeta avec dégoût la cigarette qu’il fumait.
  
  — Je vais m’allonger sur le siège et dormit, bougonna-t-il. Étendez Boisville près d’Olga. Il n’est pas question de ramener leurs corps au Caire, évidemment. Enlevez-leur tout ce qui pourrait permettre de les identifier. Nous regagnerons la rue Muntaz vers trois heures du matin.
  
  *
  
  Le retour à travers la ville endormie s’effectua sans encombre. Sicard, qui s’était essuyé la figure avec son mouchoir imbibé d’eau du radiateur, conduisit avec une extrême prudence.
  
  Il débarqua Francis à son propre domicile et alla immédiatement garer là Chevrolet dans un box privé, près du cimetière musulman. Revenu à pied au 32 de la rue Muntaz, il trouva Coplan en train de boire une forte dose de cognac.
  
  — Vous auriez dû commencer par laver votre blessure, fit-il remarquer.
  
  — L’eau chauffe, répondit Francis d’une voix morne.
  
  Il éprouvait à retardement une commotion brutale, résultat de la disparition d’Olga. Il l’avait toujours pensé, que le Vieux avait eu tort de lui adjoindre cette fille. S’il avait été seul, les choses se seraient passées tout autrement.
  
  Sicard, considérant la plaie de son camarade, grommela :
  
  — Vous ne serez pas en état de voyager demain.
  
  — Aujourd’hui, rectifia Coplan. Debout, assis ou couché, je dois retourner en France. Et pas dans huit jours.
  
  Son collègue eut une grimace désapprobatrice.
  
  — Je vais faire ce que je pourrai. Mais vous ne tiendrez pas sur vos jambes.
  
  — Dans ce cas, vous me porterez, riposta Francis, acide. Dieu sait ce que ces sorciers du Bureau Psi peuvent encore mettre en jeu pour nous retrouver. La prochaine fois, ils seraient fichus de ne pas me rater.
  
  — À trois centimètres près, vous y passiez, jugea Sicard en rassemblant coton, désinfectant et compresses stériles. La balle n’est pas ressortie ; elle doit être logée au-delà de votre muscle deltoïde. Eh bien, mon vieux, si elle avait sectionné la veine jugulaire… Il faudrait extraire ce pruneau, les risques d’infection sont…
  
  — Il y a des gars qui en trimbalent depuis la guerre de 14-18 ! opposa Coplan. Il attendra bien quarante-huit heures. Je vais me bourrer d’antibiotiques…
  
  — Si vous piquez une fièvre de cheval, vous saurez pourquoi. De toute façon, il faut que vous portiez votre bras en écharpe. C’est indispensable.
  
  Sicard entreprit de lui faire un pansement convenable, bien épais, susceptible de tenir jusqu’à ce qu’un chirurgien puisse pratiquer l’opération.
  
  Coplan but encore un verre de cognac pendant que son compatriote s’affairait autour de lui.
  
  — Quant à la bohémienne, dit-il soudain, vous lui injecterez un bon narcotique, qu’elle dorme pendant vingt-quatre heures. Elle s’en ira quand nous serons loin.
  
  Une association d’idées entre les paroles prononcées par Zita et les révélations de Boisville le fit sourciller.
  
  — Ma parole ! maugréa-t-il. Elle ne charriait pas quand elle parlait d’un chandelier : cet objet a exactement la forme de la lettre Psi dans l’alphabet grec ! Pour elle, le maître du chandelier, c’est le chef du Bureau Psi… D’où la toute-puissance de Kamal Issawy, qui est peut-être le dépositaire du renseignement le plus formidable de tous les temps.
  
  — Vous ne me ferez jamais gober qu’un simple particulier, fût-il un fakir de première classe, pourrait changer le cours de l’Histoire ! Même s’il a un Bataillon de visionnaires sous ses ordres, je crois que ce pauvre Boisville travaillait légèrement du chapeau et…
  
  — Le Vieux ne prendra pas ces nouvelles à la légère, dit Coplan en hochant la tête. Il ne jure plus que par les perceptions extra-sensorielles, la para-psychologie, boule de cristal, marc de café et compagnie… C’est une nouvelle mode, depuis que les Américains ont attaché le grelot. Leur S.R. engagé des télépathes, croyez-le ou non.
  
  — Le cognac vous monte à la tête, rétorqua Sicard, en attachant une dernière épingle-nourrice au pansement. Vous feriez mieux de vous coucher.
  
  — D’accord, mais pas plus de trois heures. Si vous m’éveillez plus tard, je vous étripe de ma main valide. J’espère que vous me trouverez dans votre garde-robe une chemise décente et un complet présentable. Je dois retourner à mon hôtel.
  
  *
  
  Avant de se résoudre à prendre des dispositions en vue de son départ, Sicard se demanda si, après tout, il n’était pas plus dangereux de vouloir quitter Le Caire que d’y rester, compte tenu du fait que si l’organisation adverse était protégée par le gouvernement égyptien, elle pouvait lancer la police à ses trousses et à celles de Coplan. Auquel cas, ils risquaient de se faire épingler à l’aéroport.
  
  Après réflexion, il estima que cette appréhension n’était pas fondée, pour la bonne raison que seule Zita était en mesure de fournir d’eux un signalement précis.
  
  Les agresseurs en voiture n’avaient certes pu, en un cinquantième de seconde, distinguer les traits des occupants de la Chevrolet, tous courbés au moment de la rafale. De même, il était impossible que leur identité fut connue.
  
  Donc, en réalité, c’était uniquement parce que la bohémienne avait été détenue chez lui qu’il devait décamper… Ou bien, ne pouvant pas garder éternellement cette prisonnière, il aurait dû la supprimer, ce qui, bien entendu, n’était pas une solution acceptable.
  
  Et puis, Coplan semblait redouter de l’abandonner au Caire, maintenant que le Bureau Psi avait des preuves qu’on s’attaquait à lui.
  
  Sans enthousiasme, Sicard s’apprêta à abandonner cette maison où il avait vécu pendant cinq ans. À sept heures, il réveilla Coplan.
  
  Ce dernier, ankylosé, eut besoin de toute son énergie pour se remettre en train. Chaque mouvement lui était pénible, et ses jambes avaient perdu leur robuste stabilité.
  
  Zita, qui dormait, n’eut qu’un soubresaut quand Sicard lui administra une piqûre anesthésique. La porte de la chambre où elle reposait fut laissée entrouverte.
  
  À huit heures et demie, les deux hommes quittèrent le 32 de la rue Muntaz sans esprit de retour. Au « New Hotel », ils bénéficièrent de l’anonymat qui entoure les voyageurs dans un palace et ils purent aller préparer les bagages de Coplan et d’Olga.
  
  En trois coups de téléphone, Sicard parvint à obtenir des places dans un avion partant pour Londres le soir à six heures.
  
  Coplan et son collègue eurent une petite crispation à l’épigastre quand ils passèrent au contrôle de la police, avant l’embarquement. Mais les inspecteurs égyptiens tamponnèrent leurs passeports sans sourciller.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Quand Coplan eut terminé de relater les événements qui avaient jalonné son séjour au Caire, le Vieux prononça :
  
  — L’alliance du Tiers Monde pour la défense d’une politique de neutralité n’est évidemment un secret pour personne. Mais que ces pays veuillent se procurer, par voie psychique, des indications décisives sur les dispositions d’esprit des Russes et des Chinois, voilà certes une innovation en matière de Renseignement… Et Boisville prétendait que cette équipe de super-agents avait réussi ?
  
  — Il en était persuadé, conforma Coplan. Et le fait qu’on l’ait nettoyé semble prouver qu’il ne se trompait pas. Pourquoi se serait-on acharné à le tuer si l’opération s’était soldée par un échec ?
  
  — Quel dommage que vous n’ayez pas pu le ramener vivant ! déplora le Vieux, maussade. Ou mieux, le laisser en place et en faire un agent à nous.
  
  — C’est ce que j’ai voulu tenter. J’espérais le convertir pendant le trajet de l’aérodrome au Caire, et lui rendre sa liberté aussitôt après ce contact. Il aurait marché, d’ailleurs : il ne demandait que ça. Il était véritablement angoissé à l’idée de cette menace qui s’étendrait sur nos côtes… Il a fait un effort terrible pour me donner des précisions, mais il n’en a pas eu le temps.
  
  Le Vieux médita encore, secoua la tête.
  
  — Une entreprise comme ce Bureau Psi n’a pas été bâtie par de purs olibrius. Les Indiens sont probablement plus avancés que nous dans les sciences para-physiques et ils espèrent pallier leur faiblesse militaire par une diplomatie axée sur leur supériorité dans ce domaine. Nous ne pouvons pas négliger cet avertissement de Boisville. Même si tout cela nous semble relever de l’illusionnisme.
  
  Sicard, qui assistait avec une discrétion exemplaire à cette entrevue, se garda d’exprimer son scepticisme. Coplan s’enquit :
  
  — Vous allez aviser la Marine ?
  
  — Oui, décida le Vieux en avançant un menton agressif. Et dussé-je passer pour un redoutable original, je vais leur imposer une forme de coopération qui va les faire bondir. Mais vous, allez d’abord vous faire extraire cette dragée et tâchez d’être vite sur pied, j’ai encore besoin de vous. Quant à vous, Sicard, vous allez vous initier aux méthodes d’investigations supra-sensibles.
  
  *
  
  Une semaine plus tard, après d’inlassables et tenaces démarches du Vieux, un aviso-laboratoire de la Marine Nationale quitta la rade de Brest. Il avait à son bord les appareils de détection les plus récents et les plus perfectionnés, disposait d’un hélicoptère, pouvait mobiliser par radio trois escorteurs rapides, deux sous-marins et même, en cas de nécessité, une escadrille de chasseurs-bombardiers.
  
  L’aviso « Jules-Verne » emportait aussi vers le large – fait unique dans les annales – quatre civils n’ayant aucune attache avec la Marine : deux mystérieux « spécialistes » aux allures un peu théâtrales, une jeune femme blonde aux yeux limpides et, enfin, un homme de haute stature qui évitait d’utiliser son bras gauche.
  
  Le commandant Potier, un scientifique averti, avait accueilli ces passagers avec courtoisie, mais aussi avec réserve. C’était bien la première fois que son unité prenait la mer en vue d’une mission très mal définie et qu’on lui adjoignait des « conseillers » n’ayant jamais, sauf un, mis les pieds sur un navire.
  
  Quand l’aviso eut doublé l’île d’Ouessant, Coplan entreprit d’expliquer au maître du bord les raisons qui avaient incité l’État-Major général à organiser cette croisière.
  
  Il ne dévoila qu’une partie de ce qu’il savait, passant notamment sous silence ce qui avait trait au Bureau Psi, et il dit en conclusion :
  
  — Si les tuyaux de cet informateur tombé en Égypte étaient exacts, des préparatifs d’agression seraient donc en cours en ce moment. De quelle nature peuvent-ils être ? C’est précisément ce qu’il s’agit de découvrir.
  
  L’officier ne put réprimer un sourire.
  
  — Partir à la recherche d’on ne sait quoi, dans une zone non délimitée, cela me paraît une tâche assez fantaisiste, déclara-t-il. Que voulez-vous que nous fassions, sinon mettre en œuvre les moyens de détection ordinaires ? Et que nous apprendront-ils de plus que ceux des unités chargées de la surveillance des côtes ?
  
  — Pas grand-chose, concéda Coplan. Mais ce qui doit nous guider, c’est un état d’esprit. Nous devons être sur le qui-vive, réagir au moindre indice insolite, ne pas enregistrer le moindre témoignage des appareils sans nous assurer qu’il est dû à une cause normale, vous voyez ce que je veux dire ?
  
  — C’est très joli en théorie mais, en pratique, c’est quasiment impossible. Vous n’imaginez pas tout ce que peuvent signaler nos instruments. Ils fournissent une masse incroyable de données, allant des bruits que provoquent poissons et crustacés au repérage d’épaves sur le fond sous-marin. Et dans ce coin-ci, il y en a quelques-unes, je vous le jure.
  
  — D’accord, mais si vous mettez en batterie tout votre arsenal d’asdic, de radars, de compteurs Geiger, de détecteurs d’infrarouge ou d’hyper-fréquence et autres systèmes d’exploration, vous aurez plus de chance que n’importe qui de glaner une anomalie. Opérez comme vous le feriez si, en période d’hostilités, on vous commandait d’aller détruire une base adverse.
  
  L’officier, prêt à donner des ordres, dit avec philosophie :
  
  — Je veux bien. Mais ça m’étonnerait que nous dégottions quelque chose dont ni l’Amirauté française ni l’Amirauté britannique n’aurait eu le moindre écho… Ces eaux-ci sont surveillées, je vous le garantis ! Enfin, nous irons nous balader dans la Manche et dans le golfe de Gascogne en scrutant les profondeurs, la surface et même le ciel au-dessus.
  
  Il voulut appuyer sur la touche d’un interphone mais Coplan l’arrêta :
  
  — Encore un détail, commandant. Les trois passagers civils ont reçu une affectation précise, en raison des facultés… hum… exceptionnelles qu’ils possèdent. Ils ont été embarqués en vue d’expérience : on veut voir si, dans certains cas, ils sont en mesure de concurrencer, voire de surclasser des appareils de détection.
  
  Les yeux de Potier s’arrondirent.
  
  — Non ? fit-il, estomaqué. C’est une plaisanterie ?
  
  — Pas du tout. Une véritable mise à l’épreuve. On veut contrôler, en haut lieu, les possibilités d’utilisation pratique des perceptions extra-sensorielles. À cet égard aussi, votre bâtiment doit jouer le rôle de laboratoire. Pourriez-vous préposer un officier au contrôle de leurs sensations, et à la confrontation avec les indications des appareils ? On réclame une enquête serrée, avec documents à l’appui.
  
  Le commandant souleva sa casquette, la fit basculer dans sa nuque pour se gratter le front.
  
  — Ventrebleu, proféra-t-il dans un souffle. Franchement, on aura tout vu. Des extralucides dans la Marine !
  
  — Nous ne sommes pas les premiers à faire l’essai, dit Coplan avec un demi-sourire, sachant combien cette nouveauté devait paraître ahurissante à un homme pour qui, justement, seules les valeurs fournies par des instruments pouvaient avoir une signification valable.
  
  Levant les bras au ciel, Potier maugréa :
  
  — Soit. Nous les soumettrons à des tests, vos acrobates. Je suis bien curieux de les voir en tandem avec mes équipements ! Moi, je préfère me fier aux oscillographes cathodiques. Je suis peut-être vieux jeu, mais que voulez-vous !…
  
  *
  
  L’aviso « Jules-Verne » patrouillait depuis six jours. Il avait eu alternativement du beau et du mauvais temps, avait longé les côtes atlantiques de la France, s’était éloigné plus au large, tandis que, jour et nuit, ses antennes, ses guides d’ondes, ses quartz piézoélectriques et ses détecteurs de rayonnements tâtaient l’espace environnant.
  
  Le navire tout entier était une sorte de récepteur polyvalent, sensible à une gamme extraordinaire de phénomènes échappant aux sens de l’homme.
  
  Les cadrans, les écrans, les scopes, les écouteurs et les stylets d’une multitude d’enregistreurs décrivaient un univers étrange, sillonné par des formes d’énergie qui n’étaient ni de la lumière, ni des sons, ni de la chaleur.
  
  Les techniciens, familiarisés avec le langage des instruments, avaient signalé au fur et à mesure les incidents relatés par leurs divers moyens de repérage.
  
  Des avions passant à haute altitude, des navires cachés par la brume, des sous-marins en surface ou en plongée, et même des bancs de harengs avaient été décelés. Mais rien qui fût de nature à éveiller la suspicion… Rien d’énigmatique, d’inhabituel.
  
  Louise Barnay et les deux compagnons dont elle avait fait la connaissance avant rembarquement s’étaient soumis à certains essais, mais ils paraissaient complètement dépaysés et n’avaient, jusqu’à présent, réalisé aucune performance dont un individu quelconque n’eût été capable.
  
  Les réponses vraies et fausses qu’ils avaient faites à l’officier qui les questionnait dès qu’on l’avisait de la proximité d’un bateau invisible à l’œil nu, s’équilibraient selon les probabilités des lois du hasard.
  
  Ceci enchantait secrètement de commandant Potier et le renforçait dans sa conviction que, hors de la technique appliquée, il ne pouvait y avoir que sornettes, balivernes et niaiseries.
  
  — Avouez que ce n’est pas foudroyant, hein ? confia-t-il à Coplan avec une rondeur satisfaite, comme s’il voulait dissiper les illusions que ce dernier pouvait entretenir. Vos gens l’ont dans le baba, tout magiciens qu’ils soient… Aucune comparaison avec la sensibilité de mes bidules. Un pacha aurait bonne mine s’il se fiait à vos protégés pour foncer dans le brouillard !
  
  Ils étaient sur la passerelle, balayés par un vent tiède et chargé d’humidité. En cet après-midi de novembre, la visibilité portait à une vingtaine de milles, et l’aviso se trouvait à une centaine de kilomètres à l’ouest de l’île d’Oléron.
  
  Louise Barnay et les deux autres « sujets » (Coplan se demandait où le Vieux était allé les pêcher… À la Santé, au syndicat des artistes de music-hall ou à Charenton ?) prenaient l’air à l’autre bout de la passerelle et ils discutaient entre eux de la validité des tests qu’on leur faisait subir.
  
  Assez vexés des résultats médiocres et nullement convaincants de ces essais, ils étaient d’accord pour affirmer que leurs dons ne se manifestaient pas « sur ordre », à propos de n’importe quoi, n’importe quand.
  
  Un paquebot mixte d’assez belle taille, venant de la Manche et se dirigeant vers Bordeaux, passait à cinq ou six milles du « Jules-Verne ».
  
  Coplan, peu désireux d’entamer une controverse avec le commandant, lui désigna le navire au loin.
  
  — Joli rafiot, remarqua-t-il en connaisseur. Il doit jauger dans les vingt mille tonneaux.
  
  Potier haussa ses jumelles devant ses yeux.
  
  — Dans ces prix-là, opina-t-il. Un Scandinave, vraisemblablement. Ce gros père ne se doute pas que nous sommes en train de l’examiner sur toutes les coutures et que nous pourrions même mesurer la puissance de ses machines.
  
  — Ah oui ? s’étonna Coplan.
  
  — Infrarouge, expliqua sommairement Potier. L’énergie calorique irradiée par ses moteurs peut être le point de départ d’une série de calculs… C’est enfantin.
  
  Coplan n’était pas de cet avis.
  
  — Vos appareils dérivent-ils de ceux qu’on utilise en astronomie ? demanda-t-il avec intérêt.
  
  — Pas exactement. C’est un procédé ultra-moderne, qu’on a appelé le radar passif(2). Il capte des hyperfréquences situées entre le spectre de l’infrarouge et celui des ondes électromagnétiques. Peut rendre des services aux bombardiers qui volent à haute altitude pour le repérage d’une ville à travers une couche de nuages…
  
  Les trois civils s’étaient rapprochés, afin de contempler aussi le navire qui suscitait un dialogue entre Coplan et le capitaine. Les termes employés par ce dernier provoquèrent en eux un effarement admiratif car ils n’y comprenaient absolument rien.
  
  Louise Barnay, aiguisant sa vue, regarda longuement le paquebot, puis laissa tomber :
  
  — Ce bateau n’est pas normal.
  
  — Non ? fit Potier, assez distraitement. Qu’est-ce que vous lui trouvez de bizarre ?
  
  — Il n’est pas unique… Il est double.
  
  Coplan fixa Louise, puis le commandant.
  
  — Double ? répéta Potier. Vous en voyez deux ?
  
  — Non, dit Louise. Je n’en vois qu’un, mais je sais qu’il n’est pas seul.
  
  Potier la dévisagea, une lueur de compassion dans le regard.
  
  — Heu… Je peux me tromper, avança-t-il prudemment, mais je crois que ces messieurs partageront mon opinion. Il y a là, sur bâbord avant, un superbe paquebot mixte et, à moins de supposer qu’un cargo soit caché derrière lui et qu’il file à la même vitesse, je suis forcé d’admettre qu’il est tout seul.
  
  Louise Barnay, pinçant ses lèvres, prit un petit air têtu.
  
  — Ce bateau n’est pas seul, s’obstina-t-elle.
  
  Puis, prenant à témoin ses deux compagnons :
  
  — Voyons, vous ne ressentez rien, vous ? Ce navire vous paraît-il tout à fait ordinaire ?
  
  Les interpellés froncèrent fortement leurs sourcils et se concentrèrent sur l’objectif. Quelques secondes s’écoulèrent, puis l’un d’eux avoua timidement :
  
  — Je ne m’y connais pas fort en vaisseaux, mais celui-ci n’a rien de particulier, me semble-t-il. Je serais tenté de croire, comme le commandant, qu’il n’y en a pas un second.
  
  Coplan intervint.
  
  — Dites-moi, commandant ! Si vos radaristes détectaient deux navires naviguant de conserve, vous le signaleraient-ils ?
  
  Potier, se tournant vers lui, dit d’un ton acerbe :
  
  — Je vous prie de noter que si un autre bâtiment était dissimulé à notre vue par celui-là, il le serait aussi au radar : il n’y aurait qu’un spot sur l’écran.
  
  — Exact. Alors, sur quels instruments vous baseriez-vous pour affirmer qu’il y a là un navire et pas deux ?
  
  Le commandant guigna son interlocuteur comme s’il le soupçonnait de pactiser avec des charlatans. Néanmoins, la question le démonta.
  
  — Mais ça se voit comme le soleil en plein midi ! riposta-t-il. Pourquoi auriez-vous besoin d’un instrument ?
  
  — Oui, admit Coplan. Sur l’eau, d’accord. Mais en dessous ?
  
  Potier, pris de court, réfléchit brièvement.
  
  — Je peux explorer un certain angle sphérique sous notre quille, mais non pas dans une direction parallèle à la surface, reconnut-il. Seul l’hélicoptère, avec son asdic, pourrait localiser une, autre unité voguant à proximité du paquebot. Et peut-être nos bons vieux hydrophones… à condition que je stoppe l’aviso.
  
  Coplan dit d’un ton ferme :
  
  — Commandant, si étrange que cela puisse vous paraître, je vous saurais gré de prendre en considération ce que vient de dire Mlle Barnay. Voulez-vous mettre en œuvre tous les moyens possibles permettant de vérifier si elle se trompe ou non ?
  
  Potier jeta un coup d’œil au paquebot qui était presque par le travers, puis, sceptique, mais décidé à démolir une bonne fois ces croyances chimériques en de pseudo-doubles-vues et autres dons miraculeux, il déclara ironiquement :
  
  — La recherche de la vérité justifie tous les sacrifices. Soyez tranquille, mon cher Coplan, je vais vous prouver que quand je veux être sûr d’une chose, je peux me fier à mon arsenal de détection !
  
  Passant dans la timonerie, il marcha vers le standard qui pouvait acheminer des communications vers toutes les parties du vaisseau. Il poussa plusieurs clés, distribua des ordres avec une sûreté mécanique.
  
  Ses consignes furent déversées par les haut-parleurs des divers services et une sorte de branle-bas de combat secoua aussitôt l’apathie des techniciens, fit cavaler les autres membres de l’équipage.
  
  Quand Potier revint s’accouder au bastingage, le haut-parleur de la passerelle entama une litanie, récitée par des correspondants qui se succédaient avec régularité :
  
  « Télémétrie : objectif à 6 800 mètres. Vitesse : 18 nœuds. »
  
  « Écoute radio : le navire en question est le « Bergen », battant pavillon norvégien. Venant de Hambourg, allant à Bordeaux. »
  
  « Radar d’azimut : cible par bâbord 92 degrés, vitesse 18 nœuds, direction sud 132 degrés est… »
  
  Tandis que se multipliaient les renseignements communiqués par les postes d’observation et de repérage, des matelots désarrimaient l’hélicoptère, dans lequel s’installaient le pilote et son adjoint.
  
  L’aviso ralentissait, machines arrêtées.
  
  Le sondeur ultra-sonore indiquait une profondeur de 103 mètres, les anémomètres confirmaient que le vent était très modéré.
  
  Coplan dit Louise, qu’il tenait par les épaules :
  
  — Ne pouvez-vous pas préciser cette sensation qui vous fait affirmer que ce paquebot n’est pas seul ?
  
  La voyante eut une moue reflétant une légère incertitude.
  
  — Comment vous expliquer ? s’interrogea-t-elle, impuissante à exposer d’une façon claire les impressions complexes qui s’étaient projetées en elle. Eh voyant ce bateau, j’ai pensé à un truquage… à un camouflage. Ça ne vous est jamais arrivé, par exemple, de deviner qu’un objet est faux alors qu’il présente toutes les apparences du vrai ?
  
  — Que si !… Mais vous ne prétendez pas que ce paisible norvégien est un vaisseau pirate déguisé, tout de même ?
  
  — Non… Ce n’est pas lui. Il est honnête. Mais il y a… Je ne sais pas, moi. Autre chose ; voilà, autre chose.
  
  Coplan songea que, somme toute, les instruments du « Jules-Verne » ne seraient pas démodés de sitôt…
  
  Les pales de l’hélicoptère firent entendre leur bruissement au-dessus de leur tête, et l’appareil s’éloigna comme s’il était emporté par une rafale.
  
  Jumelles sur la poitrine, le commandant adressa à Coplan un clin d’œil sans rancune.
  
  — Jusqu’à présent, pas de trace d’un vaisseau fantôme, dit-il d’un air faussement désolé.
  
  Levant le pouce vers l’hélicoptère qui filait à la poursuite du paquebot, il ajouta :
  
  — Il emporte notre seul espoir et je…
  
  Le haut-parleur lui coupa la parole. Une voix aux inflexions métalliques articula :
  
  — Écoute aux hydrophones : je décèle une interférence avec les battements d’hélices d’une source distante de 7 950 mètres.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  Les regards de Coplan et de Potier se croisèrent.
  
  Une interférence ?
  
  Cela impliquait deux rythmes, deux cadences de battements !
  
  Les traits subitement durcis, le commandant partit dans la timonerie. Il se rua vers le clavier de l’interphone, abaissa une clé :
  
  — Écoute aux hydrophones. Cette interférence ne serait-elle pas produite par l’angle que forment nos deux capteurs acoustiques par rapport à la source ? Un effet de parallaxe ?
  
  — Non, commandant. L’interférence subsiste quand j’écoute sur un seul micro.
  
  Potier regarda par la vitre. À supposer que le « Bergen » eût deux hélices, une différence de leurs vitesses de rotation respective pouvait résulter d’une manœuvre visant à faire virer le navire. Mais le sillage du paquebot restait rigoureusement rectiligne.
  
  En panne, l’aviso se balançait doucement sur les vagues.
  
  Potier revint près du groupe, braqua ses jumelles sur la surface de la mer ; il explora les alentours immédiats du « Bergen » afin de déceler un éventuel périscope au ras de l’eau. Il ne vit pas l’ombre d’un remous qui eût trahi l’émersion de la tête optique.
  
  Mais il n’y avait pas à tortiller : si l’hydrophoniste déclarait percevoir une interférence, c’est que deux systèmes de propulsion, imprimant des vitesses de rotation différentes, fonctionnaient environ au même endroit.
  
  Coplan l’avait compris ; Potier aussi, naturellement.
  
  Louise et les deux autres passagers se taisaient, devinant que l’outillage compliqué du « Jules-Verne » venait d’apporter un indice en faveur de la thèse des deux bateaux.
  
  Dans le silence qui régnait sur la passerelle éclata soudain la voix du pilote de l’hélicoptère, en liaison radiotéléphonique avec l’aviso.
  
  — Ici, Mercier. Altitude 450 mètres. J’arrose à l’asdic mais je ne relève rien de spécial. À part le gros cul, évidemment.
  
  Potier se dirigea vers l’émetteur en duplex :
  
  — Vous ne voyez pas une traînée de périscope ou de schnorkel à tribord du paquebot ?
  
  Quelques secondes d’attente, puis le haut-parleur répondit :
  
  — Non, commandant. D’ailleurs, si un submersible naviguait de conserve avec lui, le pouvoir séparateur de l’asdic serait suffisant pour me donner deux échos écartés en phase et en distance.
  
  Le « Bergen » s’éloignait plus rapidement sur bâbord arrière. On ne le voyait plus que de trois quarts et les télémètres accusaient un écart de 9 800 mètres entre le « Jules-Verne » et lui.
  
  Intrigué par les renseignements discordants qui lui parvenaient, Potier actionna le chadburn pour remettre les machines en marche.
  
  Il voulait poursuivre ses observations autour de ce gibier qui semblait défier la sagacité de ses équipements en leur fournissant des données contradictoires.
  
  Les 16 000 chevaux de l’aviso le lancèrent en avant. Il décrivit un large virage et, à 25 nœuds, il fonça vers le paquebot pour le rattraper et lui donner un pas de conduite.
  
  Le bruit de ses propres hélices et la trépidation de sa coque rendaient désormais les hydrophones inutilisables. Seuls des procédés électroniques ou ultra-sonores pouvaient rester en action.
  
  — Ils doivent être épatés, les gens du « Bergen », d’être escortés par un aviso et survolés par un hélicoptère, dit Coplan à Potier. Si, par hasard, ce rafiot transporte des produits de contrebande, il y a des gars qui doivent suer ferme.
  
  — Pensez-vous ! fit Potier. Cette baille-là, c’est le prototype du « mixte » respectable, bien en règle, franc comme l’or.
  
  Les regards du groupe furent attirés par l’hélicoptère. Un câble se dévidait sous sa cabine. À son extrémité, un gros point noir descendait, comme une araignée au bout de son fil.
  
  — Mercier largue son compteur Geiger, expliqua le commandant. S’imagine-t-il que le « Bergen » est propulsé à l’énergie atomique ?
  
  L’idée lui semblait cocasse, d’autant plus que de grosses volutes de fumée noire, provenant sans conteste de la combustion de tonnes de mazout, s’échappaient de la cheminée du norvégien.
  
  Le pilote, cependant, ne faisait qu’exécuter les ordres de Potier. Tous les moyens de détection devaient être mis à contribution.
  
  Le commandant, ainsi que ses compagnons, suivaient des yeux les évolutions de l’hélicoptère autour du paquebot, avec son compteur suspendu à une hauteur de cinquante mètres au-dessus des flots.
  
  Le haut-parleur domina le bruit du vent :
  
  — Mercier. J’enregistre une radioactivité légèrement supérieure à la normale. Douze coups par seconde. La source d’émission n’est pas ponctuelle. On dirait que c’est l’eau de mer qui est polluée.
  
  Potier se rembrunit. À sa connaissance, les eaux du golfe de Gascogne n’avaient pas été contaminées par des explosions nucléaires. La Marine avait-elle procédé secrètement à des essais ?
  
  Il se retourna vers le duplex :
  
  — Dites, Mercier, voyez un peu si cette radioactivité s’étale sur une grande superficie ou si elle est plus ou moins localisée.
  
  — Oui, commandant.
  
  Au loin, l’appareil s’éleva, fila de côté vers l’horizon et rapetissa très vite, au point de n’être plus visible.
  
  À l’audition du mot « radioactivité », un soupçon d’inquiétude était né dans l’esprit des quatre civils. Il évoquait invinciblement les catastrophes atomiques déchaînées par les bombes.
  
  À l’issue de quelques minutes de réflexion, Potier se décida à exprimer ce qu’il pensait.
  
  — C’est vraiment bizarre. Cette interférence de battements d’hélice ne peut s’interpréter que de deux manières : ou bien un écho nous joue un mauvais tour, ou bien deux propulsions distinctes sont en cause. Et dans ce dernier cas, je ne vois qu’une hypothèse : un sous-marin naviguant exactement sous le « Bergen » à la même vitesse que lui.
  
  Le sang de Coplan ne fit qu’un tour.
  
  — Bon Dieu ! proféra-t-il. Mais cela n’aurait rien d’impossible. Un sous-marin U.S. a fait ce coup-là pour pénétrer à l’intérieur d’une base nippone, pendant la dernière guerre.
  
  — Oui, je suis au courant, dit Potier. Mais ici, maintenant, ce serait assez extraordinaire. Je ne crois pas qu’un commandant de sous-marin se livrerait à ce petit jeu par plaisir. Se balader sous la quille d’un paquebot, c’est un sport dangereux.
  
  Leur dialogue fut interrompu derechef par la voix de Mercier :
  
  — Commandant ! La radioactivité décroît à mesure qu’on s’écarte du « Bergen » par le travers, mais elle conserve la même valeur sur des kilomètres dans son sillage. Par contre, en avant du navire, elle est normale.
  
  — Bigre, grommela Potier avant d’aller répondre : « Merci, mon vieux. Continuez à tenir l’air et à surveiller votre asdic. Je vous rappellerai ! »
  
  Se tournant vers Coplan, il lança :
  
  — Rira bien qui rira le dernier. Je vais faire immerger une caméra de télévision. Nous allons voir ce qui se passe sous ce gros pansu !
  
  L’aviso fendait les flots à une centaine de mètres seulement du paquebot-mixte ; il s’en approcha encore davantage.
  
  Pendant que s’effectuaient les préparatifs, Louise Barnay serra le bras de Coplan et dit d’une voix étouffée :
  
  — Je suis certaine qu’il va trouver quelque chose. J’en suis malade. Un affreux climat d’hostilité m’environne.
  
  — Ne vous frappez pas. Que voulez-vous qu’il arrive ? Le « Jules-Verne » est armé. Le cas échéant il peut se défendre.
  
  En face, de nombreux passagers du navire norvégien étaient venus s’accouder au bastingage pour regarder l’aviso. Ils se demandaient, avec une petite anxiété amusée, pourquoi cette unité de guerre hérissée d’antennes et de pavillons radar s’obstinait à courir le long du « Bergen ».
  
  — Si vous désirez assister à la prise de vues, vous devez descendre dans l’entrepont, annonça le commandant au groupe des civils. La salle TV est au niveau de la ligne de flottaison.
  
  Il s’en remit au second capitaine pour la veille à la passerelle et précéda les « terriens » vers le local où se tenaient les opérateurs TV.
  
  Dans une casemate de quatre mètres sur trois, deux hommes assis devant des boutons de réglage et des écrans cathodiques mettaient au point l’image révélée par l’œil de la caméra sous-marine.
  
  Cette image était, pour l’instant, sombre et confuse car la lumière régnant à la profondeur d’immersion était faible. Tandis qu’un des opérateurs accroissait l’amplification et améliorait la mise au point, l’autre ajustait la longueur du câble auquel pendait la caméra de manière à l’amener à hauteur de la quille du paquebot.
  
  Les arrivants se tinrent un peu en retrait, les yeux rivés sur le verre dépoli des tubes. Ils virent bientôt les larges tôles encadrées de gros rivets de la coque du « Bergen », et des poissons qui, très fugitivement, traversaient le champ de vision.
  
  Animée d’un léger balancement, la caméra balayait une certaine longueur de la coque, mais la pauvreté de l’éclairement ne permettait pas de distinguer des détails.
  
  — Immergez davantage, dit Potier. Ce n’est pas la quille de ce navire qui m’intéresse, c’est ce qu’il y a en dessous, vingt ou trente mètres plus bas.
  
  Le technicien obtempéra. Les tôles parurent remonter jusqu’au bord de l’écran, puis elles disparurent, faisant place au spectacle habituel des profondeurs marines.
  
  L’image s’obscurcit progressivement, devint une tache opaque. Soudain, un flot de lumière explosa, la tache acquit une blancheur d’une intensité presque insoutenable, qui réduisit aussitôt l’opérateur chargé des réglages. L’allumage du projecteur jumelé à la caméra venait de percer les ténèbres, et du coup les assistants eurent une vision aussi précise et claire que celle offerte par un récepteur familial. Télécommandée, la caméra se mit à pivoter.
  
  Louise Barnay poussa un cri. Coplan et Potier se penchèrent brusquement en avant.
  
  Passant dans le champ, le kiosque d’un sous-marin aux lignes fuyantes, sans chiffre d’identification, profilait son contour indécis.
  
  — Nom de Dieu ! Qu’est-ce qu’il fout là ? éructa le commandant, sidéré.
  
  Coplan, bien qu’effaré lui-même, répliqua :
  
  — Il se soustrait aux moyens de détection, pardi ! Il a bien failli déjouer les astuces de vos instruments.
  
  Fascinés, ils épiaient le submersible dont la caméra dévoilait successivement le museau effilé, la partie centrale, puis l’arrière galbé.
  
  Après un silence envoûtant, Potier marmonna :
  
  — Dix-huit nœuds en plongée, pas de schnorkel. Ce gaillard-là est doté d’une propulsion atomique. Baissez encore l’iconoscope, Bertrand. Qu’on lui voie le ventre et les hélices.
  
  Le sous-marin, par son avance, produisait une onde de choc qui rendait l’image tremblante, et il ressemblait à un monstrueux animal gélatineux.
  
  — Qu’est-ce que c’est ce que ce sagouin ? reprit Potier chez qui le militaire prenait le pas sur l’hydrographe. Aucune marque distinctive. Une forme comme je n’en ai encore jamais vue. Et une façon de naviguer qui est pour le moins suspecte en temps de paix. Il a de la chance d’être en dehors de nos eaux territoriales !
  
  — Il faudrait pourtant l’identifier, souligna Coplan. Savoir s’il est américain, britannique ou russe.
  
  Potier reporta son attention vers son interlocuteur.
  
  — Oui, bien sûr. Mais, primo, en supposant que je l’appelle par radio sur l’onde générale, il ne sera pas forcé de répondre. En haute mer, pas question de l’arraisonner. Secundo, croyez-vous utile de lui faire savoir que nous l’avons détecté ?
  
  Coplan rétorqua :
  
  — Mais lui, il doit nous avoir détectés, j’imagine ? Il sait que nous sommes là, et que nous avons été attirés par sa présence.
  
  Potier secoua la tête.
  
  — Détrompez-vous. Dans la position où il se trouve, il aurait autant de mal à nous repérer que nous en avons eu pour le découvrir. Ses instruments sont aveuglés par la masse du « Bergen ». N’oubliez pas que nous sommes au-dessus de lui.
  
  — Et le projecteur ?
  
  — Il ne peut pas le voir. Périscope rentré, coque hermétique, comment le pourrait-il ? Ou bien il faudrait qu’il ait aussi la TV, mais alors nous verrions le hublot de sa caméra.
  
  Ils se reprirent à fixer l’énigmatique vaisseau, continuant à se demander s’il fallait tâcher d’entrer en communication avec lui, ou s’il fallait l’accompagner jusqu’à ce qu’il se détachât du paquebot sous lequel il voguait, à moins qu’il n’eût l’intention de pénétrer clandestinement dans le port de Bordeaux !
  
  Cette idée fit sursauter le commandant.
  
  — Songerait-il à se tapir dans l’estuaire de la Gironde ? Bon sang ! Dans ce cas, nous pourrions le coincer !
  
  — Oui, dit Coplan. Mais vous ne serez fixé qu’au moment où il franchira la limite des eaux territoriales, et alors il sera peut-être trop tard pour agir.
  
  Déconcerté, le commandant rectifia la position de sa casquette.
  
  — Je vais prévenir l’Amirauté, décida-t-il. Et nous n’allons pas le lâcher d’une semelle…
  
  C’était incontestablement la meilleure solution. Coplan acquiesça, sans que son regard parvînt à se détacher du mystérieux squale d’acier filant sous le ventre du paquebot.
  
  À l’instant précis où Potier allait sortir de la casemate, Coplan l’attrapa par la manche.
  
  — Regardez ! enjoignit-il d’une voix pressante.
  
  Les yeux de Potier se dardèrent sur l’écran comme une flamme de chalumeau. Louise lâcha un « Oh… » stupéfait et les deux techniciens de service demeurèrent la bouche ouverte.
  
  Du ventre du sous-marin venait de se détacher un objet en forme de torpille. Mais une torpille enserrée dans une sorte de crinoline métallique. Et ce curieux engin descendit presque à la verticale, d’un bloc.
  
  Il disparut en moins de deux secondes.
  
  Le commandant et Coplan, doutant de leurs sens, scrutèrent encore l’image bien qu’elle eût repris sa monotonie antérieure. Ensuite, ils échangèrent un regard significatif : ils avaient tous deux saisi la portée de cet incident.
  
  Ce n’était pas une torpille que venait de larguer le submersible. C’était une fusée. Sur un berceau de lancement.
  
  *
  
  En moins d’une heure, les antennes du « Jules-Verne » lancèrent une série de messages qui provoquèrent un déluge de communications téléphoniques entre Paris, l’État-Major de l’OTAN, le Pentagone et l’Amirauté britannique.
  
  Pendant que des escorteurs d’escadre quittaient Saint-Nazaire pour foncer à la rencontre de l’aviso et du « Bergen », que des chasseurs de sous-marins étaient lancés comme une meute vers l’éventuel gibier, les autorités enquêtaient fébrilement pour savoir si le mouillage de fusées sur les bords du plateau continental européen n’était pas le fait d’une des nations riveraines, une opération prévue et organisée de commun accord.
  
  Mais il apparut vite qu’aucun des pays du Pacte Atlantique n’avait pris d’initiative de ce genre ; en conséquence, le sous-marin devait appartenir à un pays du bloc adverse et ce mouillage clandestin pouvait constituer un « casus belli ».
  
  Des instructions furent acheminées à une vitesse stupéfiante aux forces navales chargées de la protection des côtes atlantiques.
  
  Un accord général avait été obtenu sur l’heure : le submersible inconnu devait être arraisonné, capturé, conduit dans un port français. Ou coulé s’il tentait d’opposer de la résistance et de se dérober aux sommations.
  
  Vers six heures du soir, alors qu’une véritable armada se mettait à bloquer le golfe de Gascogne, les escorteurs français arrivèrent sur les lieux, prêts au combat.
  
  Les passagers du « Bergen » étaient de plus en plus surpris de voir leur navire environné par toute une escadre, et son commandant tenta d’obtenir par radio des explications sur ce déploiement de forces.
  
  Il n’en reçut pas, mais fut courtoisement prié d’adopter une course en zigzag. Ébahi, choqué, il donna cependant les ordres nécessaires.
  
  Dès lors, trois hélicoptères purent, grâce à leur asdic, situer le submersible soudain privé de son volumineux protecteur dont il ne pouvait épouser les imprévisibles méandres.
  
  Sur trois longueurs d’onde simultanément, et à pleine puissance, le sous-marin fut sommé de dévoiler sa nationalité et de faire surface.
  
  Sourd et muet, il poursuivit sa route, mais changea de cap, renonçant définitivement à la protection du paquebot. En même temps, il accrut sa vitesse, qui passa à 30 nœuds.
  
  C’était plus qu’il n’en fallait pour semer le « Jules-Verne », mais insuffisant pour fausser compagnie aux escorteurs d’escadre, qui pouvaient encore foncer plus vite en cas de nécessité.
  
  Ils le prouvèrent en encadrant le fugitif de quatre grenades sous-marines à titre de semonce. Elles éclatèrent chacune à trois milles de lui, ne risquant pas de l’endommager mais démontrant qu’il était pris au piège.
  
  Subitement, il émergea. Les faisceaux des projecteurs qui fouillaient la mer balayèrent son kiosque ruisselant. Il capitulait.
  
  Mais, cinq secondes plus tard, son antenne lança une communication « À tous… ».
  
  Le message fut bref :
  
  « Écartez-vous d’au moins dix milles. Nous allons sauter. Je vous laisse dix minutes. »
  
  Le contre-amiral français qui avait pris la direction des opérations donna l’ordre aux commandants des escorteurs et des chasseurs de s’éloigner de l’objectif. Il tenta cependant de dissuader son adversaire de détruire le bâtiment et l’invita une fois de plus à se rendre.
  
  Une fulgurante lumière blanche inonda la mer et les deux.
  
  Plusieurs secondes plus tard éclata un gigantesque coup de tonnerre, alors que des débris fusaient du centre de l’explosion. Ce bruit fracassant se répercuta longuement, ne s’éteignit qu’après l’extinction totale de la fantastique lueur.
  
  À bord du « Jules-Verne » comme à bord des autres unités présentes régna un silence de mort. La catastrophe s’était produite avec une rapidité implacable. Tous les spectateurs de ce drame en étaient pétrifiés.
  
  Puis, là stupeur étant passée. Chacun reprit possession de soi.
  
  Coplan, qui avait regagné la passerelle avec Potier depuis plusieurs heures déjà, conclut d’un air rêveur :
  
  — La capsule de cyanure à l’échelle navale. Même l’épave ne parlera plus.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Trois jours plus tard, Coplan et le Vieux bavardèrent à bâtons rompus de l’issue de cette croisière mouvementée et des problèmes qu’elle laissait en suspens.
  
  — Ils me couvrent de fleurs en haut lieu, ricana le Vieux, plus sardonique que jamais. Je vous fais cadeau de la part qui vous en revient. L’affaire a provoqué un sacré pétard dans les cercles autorisés mais, heureusement, le public ne se doute de rien. On pousse l’amabilité jusqu’à m’informer des suites de cet épisode maritime. Vous savez qu’on découvre d’autres champs de fusées immergées, aussi bien en mer du Nord que dans la Manche et dans le golfe de Gascogne. Le fond de la mer était en train de devenir une pépinière d’asperges.
  
  — Tant que ça ? fit Coplan, sincèrement surpris.
  
  — Des centaines. On en a déjà repêché quelques-unes, qui sont soumises à la perspicacité des spécialistes. Cône atomique, naturellement. Portée maxi : deux mille kilomètres. Propulsion télécommandée par ultra-sons. Une merveille…
  
  — Fabrication ? s’enquit Francis d’un ton détaché.
  
  — Eh bien, mon cher, voilà le « hic »… Du travail en perspective pour les S.R. occidentaux : on n’a pas la moindre idée de leur nationalité. Vous m’entendez ? Pas la moindre.
  
  — Donc, le généreux donateur conserve l’anonymat ?
  
  — Le plus strict. On ne peut accuser personne.
  
  — Ce qui fait, résuma Coplan, que le jour où ces engins seraient sortis des flots et auraient pilonné l’Europe, on n’aurait pas su avec qui on était en guerre.
  
  — Exactement. La riposte aurait été malaisée. Nous risquions d’être écrasés sans pouvoir tirer un coup de feu. Ou de nous défendre en balançant à notre tour des fusées sur la figure d’un faux ennemi qui ne les méritait pas. Je vous prie de goûter tout le sel d’une pareille méprise.
  
  Coplan soupira, se ficha une cigarette au coin de la lèvre.
  
  — Follement rigolo, prononça-t-il. On ne va pas tâcher d’élucider la question ?
  
  — Bien sûr ! Et à bloc. Mais supposez qu’on y parvienne. Et alors ?
  
  Les traits de Coplan ne bougèrent pas. Le Vieux reprit :
  
  — Alors, il ne se passera rien. Le coupable démentira vigoureusement, clamera son innocence à la face du monde, nous accusera de provocation, de coup monté, etc. Qui oserait lui déclarer la guerre ?
  
  Il haussa ses lourdes épaules, rajusta ses lunettes sur son nez.
  
  — L’essentiel, c’est que l’affaire ait loupé, conclut-il, satisfait. Il n’y aura pas de seconde tentative, maintenant qu’on nous sait sur nos gardes. Entre parenthèses, la petite Barnay aurait droit au grand cordon de la Légion d’Honneur, vous ne pensez pas ? Nous lui devons une fière chandelle, à cette gosse.
  
  — Le fait est… reconnut Francis. Cette expérience est vraiment troublante. Cette fois, il ne s’agit pas de racontars, j’étais aux premières loges. Mais ce qui me turlupine encore davantage, c’est la confirmation aussi magistrale des allégations de Boisville. Comment s’est-il procuré un tuyau de cette dimension-là ?
  
  Le front du Vieux se plissa.
  
  — Pourquoi cherchez-vous midi à quatorze heures ? Ne vous l’a-t-il pas dit, comment il avait obtenu ce renseignement ?
  
  Coplan, la mine évasive, dit avec réticence :
  
  — Oui, bien sûr. La lecture de pensée… Rien à faire, je renâcle. Là, ça dépasse la dose de ce que je peux avaler comme surnaturel.
  
  Hilare, le Vieux plaça ses pouces dans les entournures de son gilet.
  
  — Sacré rationaliste, va ! J’ai pourtant une nouvelle supplémentaire qui va entamer votre scepticisme. La police de Las Palmas a coffré l’Indien responsable de l’empoisonnement des deux pilotes de votre avion. Un petit type à lunettes, répondant au signalement du copain de Ram Chofra, vous vous souvenez ? C’est un médecin. Et les faits ont établi qu’il s’était rendu directement de la villa à l’aérodrome, une heure avant que vous n’embarquiez avec votre trio. On n’a pas pu lui arracher un seul aveu, mais plusieurs témoignages l’accusent : on l’a vu en compagnie des deux victimes au bar de l’aéroport. Maintenant, expliquez-moi comment il a su que vous alliez prendre cet avion-là ?
  
  Coplan demeura bouche cousue. C’était insoluble, inexplicable.
  
  — Vous n’y pigez rien ? coassa le Vieux. Moi non plus. Mais le type s’est suicidé dans son cachot. De vous à moi, on peut en déduire qu’il était l’œil du Bureau Psi auprès du brave Chofra. Le sélectionneur.
  
  Coplan émit, avec un peu de rancœur :
  
  — Vous savez, dans la mesure du possible, j’aimerais que vous ne me branchiez plus sur une affaire de ce genre-là… Je ne m’en ressens pas pour la parapsychologie. Pour moi, c’est du chinois.
  
  Le Vieux prit un air réfléchi.
  
  — Rassurez-vous. Je vais me constituer, moi aussi, un petit Bataillon Fantôme. Efficacité d’abord. Olga Chanteix et Boisville ne sont pas tombés en vain. Je les considère comme les premiers héros de ce nouveau service, dont le nom de code sera Chanville. Lampy et Barnay sont engagés : j’ai abattu tous les obstacles pour leur faire obtenir un statut convenable. C’est l’arme de demain.
  
  In petto, Coplan se demanda ce que cela donnerait, dans le Futur : voyants contre voyants, mages contre sorciers… À l’ère thermo-nucléaire !
  
  Il eut envie de boire un pastis.
  
  — Bonne chance, souhaita-t-il, mi-figue mi-raisin. Les fantômes avec nous.
  
  Le Vieux ne souriait pas. Il pensait à autre chose.
  
  — Boisville revenait de Pékin, murmura-t-il, l’esprit sollicité par une irritante question. Dans quel crâne a-t-il pu lire ce projet d’établissement de champs sous-marins de fusées ?
  
  — Les paris sont ouverts, laissa tomber Coplan. Il n’y a que trois partants possibles…
  
  
  
  
  
  LA COMPOSITION, L’IMPRESSION ET LE BROCHAGE DE CE LIVRE ONT ÉTÉ EFFECTUÉS PAR FIRMIN-DIDOT S.A.POUR LE COMPTE DES PRESSES POCKET
  
  ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 2 FÉVRIER 1976
  
  
  
  REL.1 / OCT. 2013
  
  Imprimé en France
  
  Dépôt légal ; 1er trimestre 1976
  
  N® d’édition : 1039 – N® d’impression : 8026
  
  
  
  
  
  1 Authentique. Cas du sergent Alalouf, guérisseur notoire, cité à l’ordre de l’Armée pour ce fait en 1939, alors qu’il se trouvait au Quartier Général de la 17e Région militaire. (Note de l’auteur.)
  
  2 Authentique.
  
  
  
  
  
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