Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan coupe les ponts

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  Coplan coupe les ponts
  
  
  
  
  
  
  No 1966 « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Il faisait une chaleur terrible. Sous le soleil ardent, implacable, les maisons blanches de Tanger avaient l’air de vibrer. Un grand paquebot, immobile dans le port, donnait l’impression de se dissoudre dans une flaque de métal fondu. Pas une ride ne creusait la surface de la mer, aucun souffle ne venait du large.
  
  Dans l’immense torpeur de cette magnifique journée d’août, seuls les étrangers de passage et les touristes en escale se promenaient dans la ville.
  
  Francis Coplan était du nombre de ces courageux. Vêtu d’un pantalon de tergal couleur mastic et d’une chemisette blanche, il arpentait d’un pas nonchalant la belle avenue qui longe la baie. Le visage bronzé, les cheveux taillés très courts et décolorés, l’appareil de photo en bandoulière, il ne paraissait pas le moins du monde incommodé par cette atmosphère de fournaise qui l’enveloppait.
  
  Un peu avant 16 heures, il prit la direction du Petit Socco. Arrivé devant la terrasse du Café Fuentès, il emprunta le trottoir de gauche pour remonter vers le Grand Socco. Il entra dans une pharmacie, acheta une boîte de Kleenex qu’il tint dans sa main gauche, reprit ;sa balade en faisant du lèche-vitrines.
  
  Au bout de la rue des Siaghines, il fit demi-tour.
  
  Revenu au Petit Socco, il hésita. De toute évidence, il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Ou bien il s’agissait d’un malentendu, ou bien l’affaire était tombée à l’eau. En tout état de cause, le « contact » n’avait pas eu lieu.
  
  Après cinq minutes d’attente, Coplan, fataliste, s’engagea dans la rue des Postes.
  
  Ce n’était certes pas la première fois qu’un rendez-vous de ce genre loupait. Ni la dernière, vraisemblablement.
  
  L’ennui, c’est qu’aucun système de rappel n’avait été prévu. En d’autres termes, cela voulait dire que Francis avait fait ce voyage de Paris à Tanger pour rien.
  
  Il retourna à son hôtel, s’enferma dans sa chambre, décida de s’octroyer une douche froide pour s’éclaircir les idées et pour passer le temps.
  
  Il se déshabilla.
  
  Au moment précis où il balançait son slip sur le dossier d’un fauteuil, le téléphone se mit à sonner sur la table de chevet. D’un plongeon souple, Coplan s’étala de tout son long sur le lit, à plat ventre, et il attrapa le combiné.
  
  - On vous demande, monsieur Cousteix, minauda la standardiste, une jolie Marocaine que Francis avait remarquée à la réception.
  
  Il y eut un déclic, et une autre voix féminine, plus gutturale quoique enjouée, s’enquit :
  
  - Monsieur Cousteix ?
  
  - C’est lui-même, répondit Francis.
  
  (Le passeport avec lequel il voyageait stipulait effectivement : Freddy Cousteix, de nationalité helvétique, domicilié à Lausanne, exerçant la profession d’ingénieur.)
  
  - Nous avons reçu votre lettre, reprit l’inconnue, et nous sommes heureux de vous savoir à Tanger. Êtes-vous libre ce soir ?
  
  - Certainement.
  
  - Nous serions ravis de vous avoir à dîner... Vers 21 heures, cela vous convient-il ?
  
  - Cela me convient parfaitement, assura Francis.
  
  - Eh bien... à ce soir alors, conclut l’inconnue qui raccrocha.
  
  Un léger sourire se dessina sur les lèvres de Coplan. Il redéposa doucement le combiné sur la fourche de l’appareil, se retourna d’une secousse et demeura allongé sur le vaste lit, savourant le bien-être sensuel que lui procurait la fraîche pénombre de la chambre. Tout était étrangement silencieux : la mer, l’avenue, l’hôtel... On sentait que la ville, vaincue par l'écrasante chaleur, attendait la tombée de la nuit pour se réveiller. A travers les lames du store vénitien, l’impitoyable lumière du ciel d’Afrique s’infiltrait malgré tout dans la pièce et traçait de minces lignes de feu qui striaient les murs, les meubles et la robuste nudité de Coplan.
  
  Le coup de fil de l’inconnue l’avait rassuré. Tout compte fait, le contact s’était quand même effectué. Pas de la manière convenue, mais cela n’avait guère d’importance.
  
  
  
  
  
  Ce même jour, à neuf heures du soir, tandis qu’il déambulait dans les parages du Petit Socco, Francis fut abordé par un jeune Marocain qui guettait les touristes pour leur vendre des cartes postales et de menus objets-souvenirs.
  
  - Achetez-moi ce joli fanion, monsieur Cousteix, murmura le camelot. Il vous rappellera votre passage à Tanger... Vos amis vous attendent à deux pas d’ici, dans une Pontiac noire décapotable qui stationne le long de la mosquée de la rue de la Marine. Vous voyez où je veux dire ?
  
  - Oui, merci, acquiesça Coplan qui prit le fanion-souvenir et le paya.
  
  Il n’eut aucune peine à repérer la Pontiac qui s’était rangée sous un lampadaire électrique, bien que l’obscurité de la nuit ne fût pas encore très dense. Il y avait deux personnes à bord de la luxueuse voiture ; au volant, une superbe créature en robe blanche, aux cheveux d’un noir profond où se détachait un camélia blanc. A côté d'elle, un grand gaillard d’une bonne trentaine d’années, en blazer bleu-marine, un foulard de soie blanche négligemment noué dans l’échancrure de sa chemise blanche à col ouvert.
  
  A première vue, des Espagnols.
  
  L’homme descendit de voiture pour céder sa place près de la conductrice, après quoi il se réinstalla à côté de Coplan sur la banquette avant. Il y avait largement de quoi se mettre à trois.
  
  Il n’y eut pas de présentations. Tandis que la Pontiac démarrait en douceur, la femme se contenta de déclarer en souriant :
  
  - Tanger est une véritable fournaise depuis trois jours. La chaleur ne vous rend pas malade, j’espère ?
  
  - Absolument pas, répondit Francis. Je viens de passer sept semaines aux Indes, c’était pire (Voir: «Coplan fait peau neuve»).
  
  Après un détour par le bord de mer, la voiture se dirigea vers les hauteurs de la ville.
  
  - Vous connaissez Tanger ? questionna la Dame au Camélia.
  
  - Non, mentit Francis. J’y suis venu une fois, en 1958, mais ce n’était qu’une escale de trois heures. Je revenais de Dakar.
  
  La brune opina.
  
  Quelques minutes plus tard, la Pontiac s’engageait dans une allée privée, bordée de hauts arbustes, pour stopper ensuite devant le perron d’une somptueuse bâtisse blanche de style néo-mauresque.
  
  En réalité, Coplan savait très bien où il se trouvait. Cette demeure princière était une des nombreuses résidences de haut luxe du quartier de la Californie, naguère endroit favori de la colonie américaine de Tanger.
  
  Aimablement guidé par la brune et par l’homme au blazer, Coplan fut introduit dans un studio du rez-de-chaussée, une admirable pièce en rotonde, spacieuse, qui donnait directement sur le jardin postérieur par une terrasse fleurie. Des appliques murales versaient dans cette salle une lumière tamisée qui tissait des reflets fauves sur les meubles peu nombreux mais superbes : lourde table Renaissance, bahut d’ébène richement sculpté, coffres anciens aux garnitures de bronze, commode en bois de placage. Seuls les sièges et les tapis mettaient une note moderne dans le décor.
  
  Debout près de la table, un petit homme chauve et obèse attendait Francis.
  
  - Soyez le bienvenu, monsieur Cousteix, dit-il (en français mais avec un épouvantable accent anglo-saxon). Parlez-vous l’anglais ?
  
  - Yes, sir, prononça Coplan.
  
  - All right, opina le chauve, satisfait.
  
  Il désigna un fauteuil. La brune et son compagnon s’étalent éclipsés.
  
  - Je m’appelle Brown, reprit l’obèse, adoptant d’une façon décidée la langue anglaise. J’espère que vous ne nous en voulez pas de vous avoir fait faux bond au rendez vous de cet après-midi ? Ce contact raté a dû vous mettre dans l’embarras, j’imagine ?
  
  - Rassurez-vous, mister Brown, susurra Francis en souriant, je ne me trouble pas si facilement...
  
  Il prit place dans un moelleux fauteuil tendu de velours jaune, se croisa les jambes, dévisagea son interlocuteur.
  
  Brown devait avoir entre cinquante et cinquante-cinq ans. Il était très soigné de sa personne ; son pantalon blanc était impeccable et sa chemise blanche était en pure soie. Il avait l’accent américain des gros brasseurs d’affaires de Chicago - et peut-être était-il de nationalité américaine ? - mais il avait très probablement une dose de sang russe dans les veines, car son visage charnu, sa nuque épaisse, sa charpente massive et sa physionomie brutale évoquaient très nettement le grand propriétaire terrien de l’Ukraine
  
  - Scotch ? proposa-t-il.
  
  - Volontiers, accepta Francis. Avec un peu de soda mais sans glace.
  
  Brown ouvrit le bahut d’ébène, y prit une bouteille de whisky et une bouteille de soda, un verre, déposa le tout sur la table Renaissance et prépara la boisson.
  
  - Vous m’excuserez, dit-il, je bois le moins possible quand il fait une chaleur pareille.
  
  Puis, s’avançant vers Coplan pour lui remettre son verre, il reprit avec une pointe d’ironie :
  
  - Pour ne rien vous cacher, mister Cousteix, la fausse manœuvre de cet après-midi était voulue. C’était en quelque sorte un test pour nous, si vous voyez ce que je veux dire... Nous sommes obligés d’agir avec la plus extrême prudence quand nous recrutons un collaborateur, et les réactions spontanées d’un individu sont toujours très révélatrices. Je m’empresse de dire que vous avez été parfait. Quand notre amie Conchita vous a téléphoné, vous n’avez commis aucune faute : pas de récrimination, pas de demande d’explication, pas un mot de trop, et l’intuition instantanée de ce que signifiait ce coup de fil. C’était très bien, vraiment très bien.
  
  - Je me permets de vous retourner le compliment, dit Francis, imperturbable.
  
  Brown arqua les sourcils.
  
  - A quel point de vue ? fit-il, étonné.
  
  - Votre test était valable dans les deux sens, commenta posément Coplan. Je ne loue jamais mes services à des amateurs. Votre prudence plaide en votre faveur, et elle me rassure à votre sujet.
  
  Brown était plutôt interloqué. En deux répliques, Coplan venait de renverser les rôles.
  
  Et, pour bien montrer sa position, Francis ajouta :
  
  - J’ai choisi de vivre dangereusement parce que j’aime ça, mister Brown, mais cela ne veut pas dire que je suis prêt à marcher avec des farceurs. Il y a trop de risques, si vous voyez ce que je veux dire...
  
  - Naturellement... euh... naturellement, approuva le chauve, vaguement décontenancé.
  
  Il y eut un silence, que Coplan, impassible, laissa planer. De toute évidence, Brown avait tellement l’habitude de commander et de traiter les autres comme des domestiques que l’attitude de Francis lui donnait à penser.
  
  Coplan sirota deux ou trois gorgées de scotch. Brown reprit enfin :
  
  - Mister Alvarez vous a remis un message pour moi, je crois ?
  
  - Oui, j’attendais que vous me le réclamiez, dit Francis qui se leva pour extirper son portefeuille de sa poche revolver.
  
  Il retira du porte-billet une vignette carrée qui représentait l’arc de triomphe de Paris.
  
  En fait, il s’agissait de la moitié d’un billet de cent francs français qu’il remit à Brown. Celui-ci avait retiré de sa poche l’autre moitié du billet de banque. Il compara les numéros, hocha la tête d’un air approbateur, et empocha les deux moitiés du billet.
  
  - Le procédé est banal, murmura-t-il, mais c’est encore le meilleur mot de passe qu’on ait inventé à ce jour. Et puisque vous êtes d’accord pour travailler avec nous, je pense que nous pouvons aborder maintenant les choses sérieuses, n’est-ce pas ?
  
  - Attention, objecta Coplan d’une voix presque sèche, je crois qu’il y a maldonne, mister Brown. Alvarez m’a parlé à demi-mots d’un job qui, selon lui, devrait me convenir. Comme je le connais bien et qu’il me connaît bien, j’ai décidé de lui faire confiance et j’ai accepté cette entrevue. Je suis donc d’accord pour écouter votre proposition et pour l’examiner ; mais de là à conclure que je suis d’accord pour travailler avec vous, c’est aller un peu vite.
  
  Brown fronça les sourcils.
  
  - En principe, maugréa-t-il, c’est l’employeur qui pose ses conditions et non l’employé. Si c’est la question du salaire qui vous tracasse, je peux vous rassurer tout de suite : notre tarif est le plus élevé de toute l’Afrique.
  
  - Il ne s’agit pas de mon salaire, précisa Coplan. C’est un problème que nous discuterons ultérieurement. Ce que je veux savoir, c’est la nature exacte, réelle, des services que vous attendez de moi. Si j’ai bien compris les allusions d’Alvarez, vous cherchez un homme de main, un mercenaire capable de jouer un rôle actif dans un coup de force politique ?
  
  - C’est en partie exact, opina Brown. A vrai dire, il nous faut un peu plus qu’un simple mercenaire. Ce que nous voulons, c’est un technicien, un agitateur spécialisé, un homme qui soit capable de coordonner les opérations diverses et convergentes d’une action d’ensemble dont le but est de renverser le gouvernement d’un certain pays.
  
  Coplan hocha lentement la tête d’un air songeur.
  
  - C’est dans mes cordes, admit-il. Reste à voir les moyens qui seront mis à ma disposition.
  
  - Alvarez nous a certifié que vous aviez déjà fait un travail de ce genre.
  
  - Oui. Et même plus d’un, confirma Coplan.
  
  - En Afrique ?
  
  - Oui.
  
  - Pouvez-vous me citer un exemple ?
  
  - Sûrement pas !... Vous n’aimeriez pas que je m’avise de citer notre collaboration lorsqu’elle sera terminée, n’est-ce pas ? Le secret professionnel est à la base même de mon métier.
  
  - En somme, nous devons vous croire sur parole ?
  
  - Forcément. Mais cela ne doit pas vous gêner, je suppose ? Si vous avez une certaine expérience des actions clandestines, vous devez savoir que c’est la loi de cet univers un peu spécial. D’ailleurs, à partir du moment où nous serons engagés dans l’affaire, nous serons suffisamment compromis les uns et les autres pour exclure toute idée de dérobade, non ?
  
  Brown regarda longuement Coplan dans les yeux.
  
  - Je crois que vous pouvez faire l’affaire, articula-t-il avec une lenteur voulue. Je m’y connais en homme et je me suis rarement trompé.
  
  Il ajouta d’une voix plus sourde :
  
  - Il nous faut un homme compétent, coriace, capable d’affronter tous les périls et de braver la mort tout en restant lucide. On trouve beaucoup de casse-cou parmi les mercenaires, mais ce sont généralement des desperados, des hors-la-loi, des inadaptés de la vie sociale, bref, des dingues ou des demi-dingues. Ce n’est pas ce que nous voulons.
  
  Coplan ne broncha pas. Il soutenait le long regard scrutateur de Brown avec un calme presque minéral. Sans détachement ni forfanterie, bien calé dans son fauteuil, son verre dans la main droite, il demeurait dans l'expectative. La lumière feutrée qui baignait la pièce silencieuse soulignait la rude virilité de son visage bronzé, mais l’impression de force qui émanait de toute sa personne provenait moins de sa vigueur masculine que de son absolue maîtrise de soi-même.
  
  Brown s’approcha avec la bouteille de whisky.
  
  - Encore un peu de scotch?
  
  - Non, merci, déclina Francis.
  
  - Vraiment ? insista le chauve, goguenard.
  
  - Vraiment, dit Coplan. Je suis comme vous, plus il fait chaud moins je bois.
  
  - Êtes-vous naturellement sobre, ou bien est-ce pour me donner une image sympathique de vos mœurs ?
  
  - L’avenir vous le dira, répondit Francis en souriant.
  
  - Et sur le plan politique, mister Cousteix ? Avant de continuer notre conversation, c’est une question que nous devons mettre au point une fois pour toutes, car c’est une question capitale. Quelle est votre position ?
  
  - Je ne m’occupe pas de politique, mister Brown.
  
  - Admettons, concéda le chauve, mais vous avez quand même une opinion ? Si je vous proposais de mettre la Suisse à feu et à sang, je suppose que vous refuseriez?
  
  - Cela va de soi.
  
  - Vous voyez bien, ricana Brown, vous n’êtes pas homme à accepter n’importe quoi ? Or, avant de vous dévoiler mes plans, il faut que je sache à quoi m’en tenir, moi. La situation deviendrait franchement déplaisante - pour ne pas dire délicate - si vous éleviez a posteriori des objections au sujet de l’action que nous allons entreprendre et du pays où elle va se dérouler. Je veux dire : des objections politiques, bien entendu.
  
  Ayant martelé ces derniers mots, il alla déposer la bouteille de whisky sur la table, préleva un Havane dans un coffret d’ivoire, fit quelques pas en direction de la terrasse, revint vers Coplan.
  
  - Vous me comprenez, mister Cousteix ? Ceci est le point crucial de notre entrevue.
  
  - Je vous comprends parfaitement, mister Brown. Mais il me semble que vous jouez sur les mots en parlant de la Suisse. Alvarez m’a précisé qu’il s’agissait de l’Afrique... Je ne suis ni un forban ni un tueur à gages, et je ne suis pas de ceux qui tueraient leur père pour lui voler son portefeuille. Ceci posé, je vous répète que je ne m’occupe pas de politique. Je suis né dans un pays qui n’a jamais eu de colonies et qui a fait de la neutralité son principe vital ; je ne me sens donc pas impliqué dans les convulsions d’une Afrique qui cherche sa voie.
  
  Brown alluma son cigare au moyen d’un briquet en or massif. Dans un nuage de fumée, il questionna :
  
  - Révolution de gauche ou révolution de droite, ça ne pose pas de problème de conscience pour vous?
  
  - Non, dit Coplan froidement.
  
  Et il ajouta, un peu sarcastique :
  
  - D’ailleurs, ce genre d’étiquette ne veut rien dire en Afrique. La plupart des jeunes nations de ce continent font comme moi : elles mangent à tous les râteliers. Un jour à l’Est, un jour à l’Ouest, ça varie selon les offres.
  
  Brown eut un petit rire abrupt.
  
  - C’est très juste, reconnut-il. Vous êtes un homme intelligent. J’espère que nous tomberons d’accord pour travailler ensemble.
  
  A cet instant précis, la sonnerie du téléphone résonna dans la pièce.
  
  - Excusez, grommela le chauve qui s’en alla vers l’appareil posé sur le bahut d’ébène.
  
  Il décrocha, écouta tout en soufflant pour écarter la fumée de son cigare.
  
  - C’est bien contrariant, marmonna-t-il en haussant les épaules. Enfin, je suppose que nous pourrons nous arranger... Oui, qu’elle vienne.
  
  Il raccrocha, revint vers Coplan d’un air soucieux.
  
  - Nous avons un petit ennui, mister Cousteix. Le principal dirigeant de notre projet devait arriver à Tanger vers cette heure-ci pour vous rencontrer, mais il est malheureusement retardé. Il n’arrivera que demain soir. Vous est-il possible de prolonger votre séjour de vingt-quatre heures ? Je ne suis qu’un intermédiaire, vous comprenez. C’est évidemment notre leader qui doit décider en dernier ressort s’il vous engage ou non.
  
  - Je n’en suis pas à deux ou trois jours près, mister Brown, assura Francis. Je reviendrai demain soir.
  
  Il se leva, alla déposer son verre vide sur la table. A ce moment, la belle jeune femme aux cheveux noirs fit son entrée.
  
  Brown, s’avançant vers Coplan, lui prit familièrement le coude et prononça sur un ton amical :
  
  - C’est très bien, vous reviendrez demain soir et nous reprendrons les choses sérieuses, mais ce n’est pas une raison pour vous en aller. Vous êtes notre invité, ne l’oubliez pas. Notre amie Conchita vient précisément nous chercher pour nous conduire à la salle à manger.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  La salle à manger, située du côté de la façade, était une pièce rectangulaire, aux murs nus, dont les deux fenêtres donnaient sur le jardin qui séparait la maison de l’avenue. Malgré le rideau d’arbustes, on entendait les voitures qui passaient.
  
  Trois couverts étaient disposés sur la table. En désignant à Coplan la place qui lui était destinée, Conchita murmura :
  
  - Mon frère vous prie de l’excuser, il avait une obligation en ville.
  
  Coplan acquiesça d’un léger hochement de tête.
  
  - Je suis confus, dit-il. Je croyais que votre invitation n’était qu’un prétexte pour justifier votre coup de fil. Je ne me serais pas permis de venir sans veston ni cravate.
  
  Brown intervint :
  
  - Aucune importance. Nous sommes entre amis, hein ? Ce sont les Anglais qui se feraient massacrer plutôt que de paraître au dîner sans veston ni cravate.
  
  Conchita avait placé Coplan à sa droite. Brown était seul en face d’eux.
  
  Il y eut d’abord un consommé froid, puis des hors-d’œuvre variés. Le service était assuré par deux Marocaines d’âge plutôt mûr, discrètes, silencieuses, très bien stylées.
  
  Brown amorça une conversation cordiale, ostensiblement limitée aux banalités de table que les domestiques (si elles avaient des notions d’anglais) pouvaient écouter sans danger. Thème principal : des souvenirs de voyage.
  
  Après les hors-d’œuvre, il y eut du poulet aux aromates, servi avec un vin excellent.
  
  - J’ai ramené ce vin d’Algérie, expliqua Brown. J’aime sa couleur violette et son goût corsé. J’espère qu’il vous plaît ?
  
  - Je ne suis pas un connaisseur, avoua Coplan, mais je le trouve délectable.
  
  - J’ai pu l’obtenir grâce à un ami, un délégué de l’E.C.O.S.O.C. Vous connaissez ?
  
  - C’est le Conseil Économique de l’O.N.U., je crois ?
  
  - Exactement. Cet ami était en mission pour le C.A.T... Ce sont des gens qui ont le bras long, ces fonctionnaires du C.A.T. Vous comprenez pourquoi, je suppose ?
  
  - Oui, et c’est d'ailleurs normal, émit Francis. C’est par ces délégués du Comité d’Assistance Technique que l’O.N.U. distribue les montagnes de dollars de l’aide au Tiers-Monde. Or, du moment qu’un individu a le pouvoir de donner du fric à gogo, ce ne sont pas les courtisans qui lui manquent.
  
  Coplan n’était pas dupe. Cette conversation à bâtons-rompus était bel et bien un examen déguisé ; mine de rien, Brown continuait à tester son futur collaborateur.
  
  Des brochettes de mouton grillé suivirent le poulet. Ensuite vinrent les fruits et les gâteaux.
  
  Conchita ne disait pas grand-chose. De temps à autre, elle glissait une remarque personnelle au sujet de tel ou tel pays, évoquait un souvenir, mais en ayant soin de laisser à Brown la conduite de la conversation.
  
  Coplan se rendit bientôt compte qu'une étrange impulsion le poussait à devenir plus bavard. Comme un pilote de course qui décèle immédiatement la moindre anomalie dans le fonctionnement de sa mécanique, il prit conscience de ce phénomène insolite que confirmait la très légère fièvre qui lui échauffait les tempes.
  
  Pas de doute, on avait dû lui coller une de ces drogues stimulantes qui incitent les gens les plus taciturnes à sortir de leur réserve.
  
  Au moment du café, quand Brown se retira en disant que le café lui était interdit mais que Conchita se ferait un plaisir de terminer la soirée en compagnie de son hôte, Francis eut la certitude que toute cette réception avait été réglée d’avance en vue d’un objectif bien défini : le mettre à l’épreuve.
  
  Le retard imprévu du leader, l’absence du frère de Conchita, les propos tenus à table, tout cela puait la combine à plein nez.
  
  Au total, ce n’était pas bien méchant. Et, dans un sens, Brown et ses acolytes n’avaient pas tort de prendre le maximum de précautions. Ils jouaient gros jeu.
  
  
  
  
  
  Après le café, Conchita proposa à Francis d’aller faire un tour en voiture. Il accepta avec enthousiasme. Au demeurant, il avait deviné depuis belle lurette ce qui allait suivre, c’est-à-dire une invitation à prendre un dernier drink dans un lieu plus intime.
  
  - Chez moi, précisa-t-elle. J’ai un ravissant appartement d’où l’on surplombe toute la baie. C’est féerique... Mais peut-être avez-vous sommeil ? Ces voyages en jet son parfois si éprouvants.
  
  - Absolument pas sommeil, déclara Coplan. Au contraire, la fraîcheur de la nuit m’a mis en pleine forme.
  
  Il ne mentait pas, et pour cause. La drogue qu’il avait ingurgitée produisait maintenant ses effets secondaires, dont l'un bien connu, est une prodigieuse stimulation sexuelle.
  
  Conchita n’était évidemment pas ignorante de ce qui se passait. Dès qu’ils furent chez elle, elle devint très rapidement tendre et langoureuse. Puis, quand Francis la prit dans ses bras, elle se laissa aller à sa véritable nature. L’œil sombre, la narine frémissante, la lèvre gonflée de gourmandise, la chair tendue d’impatience, elle aborda le monde magique de la volupté amoureuse comme les Espagnoles savent le faire. Tour à tour agressive, impérieuse, consentante, puis sourdement hostile et contractée comme une tigresse, elle alternait avec une cruauté savante les refus et les provocations, obéissant à une sorte de rite qui suscitait d’une manière insidieuse la progression du désir.
  
  Même le spectacle de sa superbe nudité brune fut l’objet d’un dosage habile.
  
  Finalement, ce fut presque une lutte sauvage. Coplan, emporté par la fougue de ses sens doublement surexcités, dut employer la force pour mettre un terme à ces jeux vertigineux. Conchita résista jusqu’au bout. Mais, lorsqu’elle fut maîtrisée par la poigne de Francis, domptée, pantelante et obligée de subir sa loi, elle se métamorphosa une fois de plus et elle se jeta dans le plaisir avec une âpreté farouche. Toutes griffes dehors, la chair fouettée par les fulgurations de sa propre frénésie, elle mena son ardent combat jusqu’aux sommets d’un bonheur éblouissant.
  
  
  
  
  
  Ce n’est que bien plus tard qu’elle se mit à parler, à mi-voix, sur le ton de la confidence. Nue et paisible, la joue sur la poitrine de Francis, elle raconta qu’elle était née au Mexique ; qu’elle avait épousé, à 17 ans, un ami d’enfance, riche importateur de Mexico ; que son mari avait été tué quatre ans après son mariage dans un accident de voiture et que, depuis lors, elle partageait son existence entre Tanger et le Mexique. James Brown était un vague cousin de son mari, et il était l’associé de son frère Juan. C’était Juan qui avait repris la gestion des affaires de son mari après la mort de ce dernier.
  
  De fil en aiguille, elle en vint à interroger Francis.
  
  - Vous êtes vraiment un aventurier de métier ?
  
  - Oui, dit-il en souriant.
  
  - C’est merveilleux, soupira-t-elle. C’est une existence passionnante, n’est-ce pas ? Si j’avais été un homme, j’aurais fait ce métier. Mais je crois qu’il faut être un vrai homme pour vivre de cette façon, et il n’y a pour ainsi dire plus de vrais hommes.
  
  - C’est plutôt une question de caractère, non ? fit Coplan. Les uns aiment l’aventure, les autres pas.
  
  - Non, non, assura-t-elle, c’est une question de virilité. Je sais de quoi je parle... Vous êtes un vrai homme, Freddy.
  
  - Merci pour le compliment.
  
  - Il y a longtemps que vous menez cette vie ?
  
  Coplan ne répondit pas tout de suite. Étonnée par son silence, Conchita inclina la tête en arrière pour le dévisager. Souriant derechef, il murmura en lui caressant les cheveux :
  
  - Vous êtes très belle, Conchita, et je ne suis pas près d’oublier cette soirée. Je me doute bien que c’est par ordre de mister Brown que vous avez fait l’amour avec moi, et que si vous êtes en ce moment dans mes bras, c’est en service commandé. Alors, laissez-moi vous dire que vous perdez votre temps. Je suis allergique aux confidences sur l’oreiller. Si vous me posez des questions, j’y répondrai par politesse, mais je ne vous raconterai que des mensonges. Ma vie privée, mon passé, mes souvenirs, je n’en parle jamais. C’est mon secret. Je suis un coffre-fort que rien ne peut fracturer.
  
  - Oui, reconnut-elle tranquillement, c’est par ordre que je vous ai amené ici et que j'ai couché avec vous. Mais comme j’en avais envie depuis le premier instant où je vous ai vu, je n’ai pas dû me forcer beaucoup... De toute manière, l’expérience n’était pas inutile.
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Une femme intuitive apprend beaucoup de choses sur l’homme auquel elle se donne. C’est très révélateur, l’amour.
  
  - Je crois que vous vous faites des illusions, chère Conchita.
  
  - Ah oui ? Et pourquoi ça ?
  
  - Un moment d’ivresse, une étreinte, je n’appelle pas ça l’amour. J’appelle ça une aventure galante.
  
  - Vous voulez dire que vous ne m’aimez pas ?
  
  - Vous êtes très belle, et je ne suis pas insensible à la beauté féminine. D’autre part, j’ai admiré votre ardeur, votre façon à la fois experte et passionnée de faire naître pour vous-même et pour votre partenaire un plaisir charnel de haute qualité, mais enfin, cela n’est jamais qu’un jeu charmant. Les gens compétents prétendent que l’amour c’est autre chose.
  
  - Les gens compétents ? Quels gens compétents ?
  
  - Eh bien... ceux qui ont aimé. Personnellement, ça ne m’est jamais arrivé. Je suis totalement fermé à ce genre de romantisme.
  
  - Je vois ce que vous voulez dire, fit-elle, rêveuse. N’empêche qu’un seul moment d’ivresse, une seule étreinte, comme vous dites, trahit la nature secrète d’un homme.
  
  - Et quelle est ma nature secrète, Conchita ?
  
  - Au dehors, vous êtes dur comme un roc et froid comme un iceberg. Au dedans, vous êtes brûlant comme un volcan et frémissant comme une feuille de... de pobo, j’ai oublié le mot français.
  
  - Peuplier ?
  
  - Si, acquiesça-t-elle.
  
  Puis elle se reprit :
  
  - No, pas peuplier, tremble, je crois ?
  
  - C’est la même chose. Mais à quoi cela vous avance-t-il ?
  
  - Les hommes ordinaires sont ou bien iceberg ou bien volcan, les hommes supérieurs sont les deux en même temps mais ils se contrôlent et leurs deux personnes ne se mélangent jamais.
  
  - Je serais curieux de voir la tête de mister Brown quand vous lui ferez votre rapport dans ces termes-là ! émit Francis en riant.
  
  Elle fit une moue :
  
  - Il ne faut pas rire, Freddy. C’est très sérieux, ce que je dis. Et très important.
  
  - Je n’en doute pas un seul instant, admit-il. Une jolie femme de votre classe ne se prostituerait pas avec le premier venu si le motif qui l’inspire n’était pas très important... Quelle est l’épreuve suivante ?
  
  - Puis-je vous poser une question ?
  
  - Essayez toujours.
  
  - Pourquoi avez-vous choisi ce métier de mercenaire ? Pour l’argent ?
  
  - Non. J’ai deux diplômes d’ingénieur et je pourrais gagner largement ma vie en suivant les sentiers battus.
  
  - Alors ?
  
  - Je vous l’ai déjà dit : ce qu’il y a de plus fort en moi, c’est le goût de l’aventure.
  
  - Cela ne veut rien dire. L’aventure pour l’aventure, cela n’a pas de sens.
  
  - Eh bien, je vais faire une entorse à mes principes et je vais vous faire une confidence : ce que je demande à l’aventure, c’est la liberté intérieure. Et si vous ne comprenez pas ce que cela signifie, ne me demandez pas de vous l’expliquer, j’en serais bien incapable.
  
  - Je crois que je comprends, murmura-t-elle, songeuse.
  
  Elle étira paresseusement ses longues jambes, imprima une légère torsion à son buste, appuya ses lèvres sur la poitrine de Coplan, se serra plus lascivement contre lui. Toute sa nudité mate et chaude se muait en une caresse enveloppante dont le magnétisme était prodigieusement efficace.
  
  - Et si je n’étais plus la prostituée en service commandé ? dit-elle tout bas. Nous pourrions nous aimer... pour nous ?
  
  Au prix d’un réel effort de volonté, Francis parvint à refouler la bouffée de désir qui lui labourait les entrailles. Les superbes cuisses pleines et douces de Conchita lui pressaient les genoux, les pointes foncées qui ornaient les rondeurs fermes d’une gorge idéalement vénusienne lui agaçaient insidieusement le torse, toute la féminité de cette chair que modelaient de vertigineux replis d’ombre soyeuse l’appelait, offerte, quémandeuse, prometteuse.
  
  Coplan articula sur un ton mi-tendre mi-railleur qui cachait son trouble :
  
  - Je ne voulais pas vous vexer en parlant de prostitution, Conchita. Dans toute prostituée il y a une vraie femme, et dans toute vraie femme il y a une prostituée...
  
  Il se dégagea avec tact et délicatesse mais d’un air résolu qui rendait vaine toute insistance.
  
  - Il ne faut pas abuser des bonnes choses, chère Conchita, lança-t-il. Des mauvaises non plus, d’ailleurs.
  
  Il se dirigea vers le fauteuil sur lequel il avait mis ses vêtements, prit un paquet de Stella dans sa poche de pantalon et un briquet.
  
  Dans le miroir mural qui surmontait la commode, juste en face du lit, il contempla Conchita, épiant sa réaction. Elle paraissait plus surprise que mortifiée.
  
  - L’homme froid a repris le dessus, dit-elle, ironique. Est-ce une démonstration ?
  
  - Peut-être.
  
  - Revenez près de moi, Freddy. Mon programme de travail est terminé pour cette nuit... Aucun homme n’a jamais refusé le bonheur que je lui offrais. A présent, je ne suis plus qu’une femme qui demande la griserie et l’extase à un amant qui lui plaît. Du reste, je sens que vous en avez envie tout autant que moi.
  
  - Raison de plus, chère amie, persifla-t-il. Les petites capitulations conduisent infailliblement à l’aboulie...
  
  Elle fronça les sourcils :
  
  - Qu’est-ce que c’est : aboulie ?
  
  - C’est un terme médical qui signifie absence de volonté.
  
  Il alluma sa cigarette. Par le truchement du miroir, leurs regards s’affrontèrent. Les traits empreints de gravité, Conchita promenait ses longues mains sur son buste, sur ses flancs en amphore :
  
  - Vous vous méfiez de moi, et vous perdez beaucoup.
  
  - Ne soyez pas fâchée, Conchita. C’est parce que vous êtes si belle et parce que vous me tentez si terriblement que je veux m’en aller. Si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que c’est un hommage que je vous rends.
  
  Il enfila son slip et se rhabilla sans la quitter des yeux dans le miroir.
  
  
  
  
  
  Dans la pièce voisine, de l’autre côté du miroir truqué, Brown, Juan et un troisième personnage, tous trois assis dans des fauteuils, regardaient en silence, fascinés, la scène qui se déroulait dans la chambre à coucher de Conchita.
  
  Brown avait les traits altérés par l’émotion intime que le spectacle avait suscitée en lui. Juan affichait une indifférence un peu forcée. Le troisième individu, un homme d’une bonne trentaine d’années, long et mince, vêtu d’un élégant complet blanc, était visiblement en proie à une jouissance mentale proche de cette félicité passive que connaissent les fumeurs d’opium et les voyeurs. Ses yeux globuleux étaient exorbités, noyés de brume ; ses grosses lèvres mauves, charnues, étaient sèches.
  
  Juan se leva soudain et, s’avançant vers le miroir mural, il tourna un commutateur. La transparence de la glace s’éteignit progressivement et le miroir ne fut bientôt plus qu’un miroir d’aspect normal.
  
  Se tournant vers l’homme au complet blanc, Juan demanda d’une voix contenue :
  
  - Alors, votre impression, Kissuah ?
  
  L’interpellé, pris au dépourvu, mit sa paume contre ses paupières, fit semblant de se recueillir pour rassembler ses idées.
  
  En fait, il éprouvait de la peine à oublier les visions qui s’étaient imprimées dans son cerveau. Encore maintenant, il voyait la chair suave de Conchita Gandaras étalée sur ce lit comme une fleur d’ambre et de miel que secouait la divine tempête du plaisir amoureux.
  
  - C’est évidemment un rude gaillard, prononça-t-il. Il est costaud et il a l’air de savoir ce qu’il veut.
  
  Le timbre rauque et bas de Kissuah donnait à sa prononciation de l’anglais une note bizarre, teintée de candeur et de vulgarité.
  
  Brown, se levant à son tour, fit remarquer :
  
  - Il sait sûrement ce qu’il veut. Reste à savoir si c’est un serviteur ou un dominateur. Vous avez entendu ce qu’il a dit : pour lui, l’aventure est une recherche de la liberté intérieure.
  
  Juan objecta :
  
  - Il faudrait tout de même savoir ce que vous voulez ? Un type à poigne, un entraîneur d’hommes ou un simple pantin dont on tire les ficelles.
  
  Brown eut une mimique indécise :
  
  - Le danger, avec un zèbre de ce calibre, c’est qu’il pourrait échapper à notre contrôle. Nous risquons d’être débordés par son autorité personnelle.
  
  - En somme, résuma Juan, la mariée est trop belle? Cousteix a trop d’envergure et cela vous fait peur ?
  
  Brown opina :
  
  - Il y a de ça, en effet.
  
  Kissuah dévisagea le gros chauve :
  
  - Que craignez-vous exactement, mister Brown ? Cousteix, quant à moi, me paraît l’homme de la situation. Comme le dit Juan, il a de la poigne et on sent que c’est un entraîneur d’hommes. S’il sort du cadre du rôle que nous lui réservons, nous avons toujours la possibilité de le retirer du circuit, n’est-ce pas ?
  
  Une expression maussade se dessina sur la face de Brown :
  
  - Il y a une chose qu’il ne faut pas perdre de vue, Kissuah. Nous ne savons pas qui est cet homme. Alvarez nous l’a recommandé, d’accord, mais Alvarez ne nous a pas caché qu’il ignorait les antécédents réels de l’individu et qu’il était même convaincu que son état-civil était forgé de toutes pièces.
  
  Un sourire distendit la bouche lippue de Kissuah :
  
  - Nous serions d’autant plus à l’aise pour l’éliminer s’il devenait encombrant. Par ailleurs, cinquante pour cent des mercenaires de race blanche que j’ai rencontrés en Afrique Noire au cours de ces vingt dernières années vivaient sous des noms inventés.
  
  Juan leva subitement la main, tendit l’oreille.
  
  - Je crois qu’ils se préparent à partir, murmura-t-il.
  
  Effectivement, des pas et des bruits de voix résonnaient dans la maison.
  
  Peu après, une porte claqua, le vrombissement d’un moteur s’éleva dans la rue.
  
  Kissuah questionna :
  
  - Elle va sans doute le reconduire à son hôtel ?
  
  Juan précisa :
  
  - Elle va le reconduire en ville, pas à son hôtel. Je lui ai bien dit de ne pas trop s’afficher avec lui.
  
  Il y eut un silence.
  
  Brown eut un bâillement fatigué puis grommela :
  
  - C’est à vous de prendre la décision, Kissuah. Demain soir, il faudra que vous sachiez si vous l’engagez ou non. Réfléchissez bien, car une fois qu’il sera sur le coup, nous serons tous dans le bain et nous ne pourrons pas faire machine arrière.
  
  - Oui, dit Kissuah en se levant, je vais réfléchir. La nuit porte conseil.
  
  - Je vais me coucher, déclara Brown. Je suis crevé.
  
  Kissuah ne put retenir un petit rire éraillé.
  
  - Et vous, Juan ?... Que diriez-vous d’un petit tour chez l’accueillante Aïsha Masawi ? Malgré tout le respect que je dois à votre jolie sœur, le spectacle qu’elle nous a infligé ce soir m’a fait une telle impression qu’il me serait impossible de trouver le sommeil.
  
  - Comme vous voudrez, Kissuah, accepta Juan. Je suis à votre disposition.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, alors que le gros mister Brown se couchait d’un air soucieux, Victor Kissuah pouvait enfin étancher sa soif sensuelle dans les bras d'une opulente fille de joie espagnole, une nommée Paquita, vedette de la maison close tenue par Aïsha Massawi.
  
  Bonne fille sans complications, experte dans son métier, Paquita ne comprit pas pourquoi son client perdit plus d’une demi-heure à la contempler, étendue sans voile sur le lit, dans la demi-lumière d’un abat-jour rose, avant de passer aux actes. En réalité, Kissuah ne devint vraiment amoureux que lorsque à la chair mate de la prostituée espagnole se substitua la vision d’une autre chair qui avait la même couleur d’ambre et les mêmes incurvations d’ombre mystérieuse.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Ayant réintégré sa chambre d’hôtel, Coplan, en dépit de l’heure avancée, ne se coucha pas tout de suite. Il prit dans sa valise un bloc de papier à lettres, s’arma d’un stylo-bille et se mit à rédiger un bref rapport de tout ce qui s’était passé au cours de cette soirée.
  
  Sur un feuillet annexe, il consigna un signalement (aussi précis que possible) de mister Brown, de Conchita et du frère de celle-ci.
  
  Ensuite, se fiant tant bien que mal à ce que son esprit d’observation et son sens de l’orientation avaient pu enregistrer, il dessina un plan de Tanger afin d’y localiser la maison de Brown, d’une part, et la résidence de Conchita d’autre part. Il indiqua enfin les numéros de la plaque minéralogique de la Pontiac décapotable de Conchita.
  
  Il mit les feuillets sous enveloppe et, sur la pointe des pieds, il alla glisser ce pli sous la porte d’une autre chambre de l’hôtel, au même étage que la sienne.
  
  Après quoi, la conscience en paix et le cœur satisfait, il se déshabilla et se coucha. Malheureusement, le sommeil se fit longuement attendre. Non seulement les effets de la drogue qu’il avait ingurgitée ne voulaient pas se dissiper, mais la puissance aphrodisiaque du stimulant en question continuait à s’alimenter de visions étonnamment persistantes : la chair capiteuse de Conchita, sa ferveur, l’audace étourdissante des attitudes que sa fureur sensuelle lui avait dictées, son image dans le grand miroir mural.
  
  On a beau être blindé, la volonté d’un homme a ses limites. Et Francis, furibond de constater que le souvenir de la belle Mexicaine l’obsédait sous forme de hantise érotique, s’en voulut de ne pas avoir profité de l’aubaine jusqu’au bout.
  
  Il se leva, fuma une cigarette, se balada dans sa chambre. Finalement, il se recoucha.
  
  L’aube commençait à poindre sur la mer lorsqu’il s’endormit.
  
  
  
  
  
  Le lendemain soir, la prise de contact eut lieu comme la veille, par le truchement du camelot ambulant.
  
  Cette fois, la Pontiac décapotable attendait le soi-disant Cousteix en bordure de mer. Et Juan se trouvait seul dans la voiture.
  
  Coplan prit place à côté du Mexicain et murmura :
  
  - Si votre sœur avait daigné me donner l’adresse de mister Brown, vous n’auriez pas dû vous déranger.
  
  - Quelle importance ? fit le Mexicain. Cela fait partie de mes attributions.
  
  - Je suis moi-même très méfiant et une certaine prudence n’est pas pour me déplaire, mais après nos conversations d’hier, vos précautions me paraissent exagérées, non ?
  
  - Oui, peut-être, admit Juan. Mais ces précautions ne sont pas dirigées contre vous. La police marocaine est bien faite, vous savez. Mister Brown ne peut vous recevoir dans sa maison que si la voie est libre.
  
  - Qu’entendez-vous par là?
  
  - La Sûreté marocaine s’intéresse à mister Brown. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Oui, je comprends, opina Francis.
  
  - Il arrive aussi qu'elle s’intéresse aux touristes étrangers. Une prise de contact organisée comme celle-ci permet de se rendre compte et de prendre les dispositions requises en cas de présence importune.
  
  Un quart d’heure plus tard, Coplan se retrouvait en tête-à-tête avec Brown, dans le même décor que la veille.
  
  En voyant le faciès du gros chauve, Francis devina que rien n’était fait, qu’il y avait encore un pépin dans la combine.
  
  Effectivement, Brown annonça d’emblée :
  
  - Je suis navré, Cousteix, nous sommes obligés de remettre notre décision à la semaine prochaine. Notre leader a dû modifier son programme, il ne viendra pas à Tanger. Naturellement, vos frais de déplacement vous seront remboursés... Vous êtes à Paris en ce moment, je crois ?
  
  - Oui, provisoirement.
  
  - Vous serait-il possible de vous rendre en Belgique mardi prochain.
  
  - Pas de problème pour moi. Je suis libre jusqu’au 25 de ce mois. Après le 25, ce sera différent.
  
  - Vous avez d’autres perspectives ?
  
  - Oui.
  
  - Lesquelles ?
  
  - C’est encore trop vague pour en parler, éluda Coplan. Mais ne vous faites pas de souci pour moi, je ne risque pas d’être chômeur. Ouvrez n’importe quel journal et jetez un coup d’œil sur les événements politiques en Afrique, en Asie ou en Amérique Latine. Vous verrez que l’embauche ne manque pas pour un homme comme moi.
  
  - Est-ce que vous connaissez Ostende ?
  
  - De nom, oui, mais je n’y suis jamais allé, mentit Coplan.
  
  - Peu importe. Si vous pouvez vous y rendre le mardi 10, une chambre aura été réservée à votre nom à l’hôtel Wellington... C’est un établissement de premier ordre, sur la digue, face à la mer, juste à côté du casino. Vous y serez très confortablement installé et vous y mangerez très bien.
  
  Intérieurement dépité mais les traits impassibles, Francis acquiesça :
  
  - Entendu, mister Brown... Ostende, Hôtel Wellington, le mardi 10.
  
  - Ne vous occupez pas du contact, prévint le chauve. Nous en prendrons nous-mêmes l’initiative au moment voulu. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas quitter le Wellington après 9 heures du soir.
  
  - Noté.
  
  - Nous pouvons compter sur vous ? insista Brown en tirant de sa poche revolver une enveloppe blanche, épaisse, entourée d’un élastique.
  
  - N’ayez crainte, je suis un homme de parole.
  
  - Voici un petit dédommagement pour vos deux voyages et pour le temps que nous vous avons fait perdre... Mille dollars en billets.
  
  Il tendit l’enveloppe à Coplan, qui l’empocha sans en vérifier le contenu. Sur un ton faussement évasif, Brown énonça :
  
  - Je ne vous demande pas de reçu, et il est bien entendu que si nous tombons d’accord pour vous engager, il s’agira d’un contrat verbal ? Pas de trace écrite, rien.
  
  - Cela dépendra de vous, dit Coplan. Il y a diverses manières de procéder. Quand je traite avec un partenaire qui a une existence légale, j’exige un dépôt dans une banque suisse. Quand ce n’est pas le cas, je demande non seulement un sérieux acompte mais aussi la latitude d’aller mettre cet argent en lieu sûr... Comme je ne veux pas travailler pour rien, et comme je ne suis jamais certain de sortir vivant de l’entreprise, je pense que ces prétentions sont légitimes ?
  
  - Et si vous disparaissez dans la nature avec votre acompte ? maugréa Brown.
  
  - Je vous laisse en garantie une reconnaissance de dette que nous détruisons quand je prends effectivement mon service. C’est la formule qui a cours dans le commerce clandestin des armes. Elle donne généralement satisfaction aux deux parties intéressées.
  
  - Bon, bon, marmonna Brown en haussant ses lourdes épaules. Vous mettrez cela au point avec la personne que vous verrez à Ostende. Comme je vous l’ai dit hier, je ne suis qu’un intermédiaire occasionnel dans cette affaire...
  
  Il fit une pause, puis :
  
  - Quels seraient éventuellement vos titres pour travailler en Afrique Noire ?
  
  - Mes titres ? Vous voulez dire ma couverture ?
  
  - Oui, vis-à-vis des autorités en place.
  
  - J’ai plusieurs cordes à mon arc. J’ai un diplôme d’ingénieur et j’ai également un brevet de technicien du Génie Sanitaire. Je me sers de l’une ou l’autre de ces couvertures selon le pays concerné.
  
  - Le Génie Sanitaire, ce sont les équipes de spécialistes qui sont chargées de la destruction des moustiques ?
  
  - Exactement. La plupart des pays d’Afrique Noire recrutent à l’étranger des équipes de ce genre. Les gouvernements locaux n’ont pas encore eu le temps de former leurs propres spécialistes dans ce domaine qui exige des connaissances très particulières.
  
  - C’est très bien, approuva le chauve. Je regrette que des ennuis imprévus aient empêché notre leader de vous rencontrer ici, car nous perdons un temps précieux. Personnellement, je donnerai un appui favorable à votre candidature. A votre avis, combien de temps faut-il pour organiser sérieusement un coup d’état ?
  
  - Où ?
  
  - Je ne peux pas encore vous révéler de quel pays il s’agit.
  
  - Dans ce cas, comment voulez-vous que je vous réponde, mister Brown ? S’il s’agit de l’Union Sud-Africaine, je vous dirai qu’il faut cinq années de préparatifs ; s’il s’agit du Congo-Léo, je vous dirai qu’il faut poser la question à la Maison-Blanche, à Washington. Par contre, en d’autres endroits, il a suffi de quelques heures pour liquider certains roitelets indigènes qui détenaient le pouvoir... Votre question était une plaisanterie, j’imagine ?
  
  - Je parlais d’une manière générale, grommela Brown, un peu embêté.
  
  - Diable, vous me faites peur ! lança Coplan, caustique. Si vous préparez un coup de force basé sur des généralités, vos ennuis ne font que commencer, mister Brown. Les pays d’Afrique Noire doivent être manipulés avec la plus extrême circonspection, ne l’oubliez pas. Que vous touchiez à telle ou telle région de ce continent, des lampes rouges s’allument instantanément à Moscou, à Londres, à Pékin et à Washington. Si votre leader ignore ces choses-là, vous êtes mal partis, permettez-moi de vous le dire.
  
  - Non, non, rassurez-vous, il connaît parfaitement son affaire. Je me suis d’ailleurs mal exprimé. Je voulais simplement me faire une idée du temps qu’il vous fallait, à vous, en tant que spécialiste, pour analyser un problème donné.
  
  - Deux heures, répondit Coplan, catégorique.
  
  Brown fronça les sourcils, dévisagea Coplan. Celui-ci précisa :
  
  - Deux heures de conversation avec votre leader. Après cela, je vous ferai mon diagnostic. Et je vous garantis qu’il sera solidement étayé.
  
  Brown, impressionné, hocha la tête en silence.
  
  - Eh bien, nous serons fixés dans quatre jours, reprit-il enfin.
  
  Coplan se préparant à prendre congé, Brown murmura :
  
  - Mon associé va vous reconduire en ville. Vous ne comptez pas rentrer à Paris avant demain, je suppose ?
  
  - Sûrement pas. Je suis en vacances, en quelque sorte. J’irai peut-être passer quelques heures sur une plage de la Costa Brava... Comme tous les solitaires, j’aime bien me mêler à la foule de temps en temps.
  
  - Vous serez servi ! ricana Brown. La Costa Brava, à cette saison-ci, ce n’est pas la foule, c’est la cohue. Enfin, à chacun ses goûts. Du moment que vous n’oubliez pas le rendez-vous d’Ostende...
  
  Juan attendait dans une pièce voisine, patient et désœuvré. Il reconduisit Coplan en ville, le quitta sur un léger salut de la main.
  
  Pas la moindre allusion à la belle Conchita.
  
  Cette nuit-là encore, Francis s’en voulut d’avoir refusé avec tant de désinvolture ce qu’elle lui avait offert vingt-quatre heures auparavant. Il avait sûrement loupé quelque chose d’exceptionnel, car le talent qu’elle avait déployé en service commandé n’était sans doute rien en comparaison de ce qu’elle savait faire quand elle opérait pour son compte personnel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  A Barcelone, le lendemain soir, après un coup de téléphone mystérieux qui lui donnait le feu vert et lui confirmait, en termes convenus, qu’il n’avait personne dans son sillage, Coplan reprit un avion qui le déposa, moins de deux heures plus tard, à Bâle.
  
  Dès son arrivée dans la ville suisse, il se rendit à la Riehenstrasse. Là, franchissant le porche d’un vieil immeuble dont la façade vénérable était ornée de sculptures dorées, il grimpa au second étage et s’annonça par trois petits coups de sonnette.
  
  Un grand type blond, en bras de chemise, vint ouvrir la porte.
  
  - Salut, Coplan, dit-il en s’effaçant pour laisser entrer Francis. Tu connais le chemin.
  
  - Salut, Frantz ! lança Coplan sur un ton enjoué. Heureux de te revoir.
  
  - Tout le plaisir est pour nous, assura Frantz Faldis en refermant l’huis. Ma femme trouve que tes visites sont bien rares (Voir «Enjeu tragique»). Elle a toujours le béguin pour toi, comme chacun sait.
  
  - Farceur, murmura Francis en riant.
  
  Nicole Faldis, l’épouse de l’agent bâlois du Service, était une ravissante petite brune, mince et vive, tout le contraire de son mari.
  
  - Bonsoir, ma toute belle ! s’exclama Coplan en baisant la main de la jeune femme.
  
  Une grosse voix goguenarde ricana dans le dos de Coplan :
  
  - Toujours galant homme, à ce que je vois ?
  
  Coplan se retourna, ébahi, et se trouva en face de son directeur. Lourd et massif, boudiné dans un complet gris foncé, la pipe à la bouche, le Vieux marmonna :
  
  - Vous pratiquez le baise-main, maintenant ?
  
  - Quelle surprise ! fit Coplan.
  
  - Je passais dans le secteur, prononça le Vieux d’un air détaché.
  
  Puis, se reprenant, il avoua :
  
  - Ce n’est pas vrai. Je suis venu tout exprès pour avoir les dernières nouvelles. Fondane m’a transmis les deux rapports que vous lui avez passés à Tanger, mais je tenais à avoir des détails de vive voix.
  
  Nicole Faldis intervint :
  
  - Puis-je vous demander de passer à table ? Je m’excuse de vous interrompre, monsieur le directeur, mais le rôti est à point...
  
  - Bien sûr, bien sûr, acquiesça le Vieux. Chaque fois que je viens, je vous demande de ne pas vous donner tant de mal, mais ça sert à rien.
  
  - C’est pour mon plaisir, assura la jeune femme.
  
  Ils s’attablèrent. Comme d’habitude, c’était un vrai festin que Nicole avait préparé.
  
  Par déférence, le Vieux s’abstint durant une bonne moitié du repas d’aborder le problème qui lui tenait à cœur. Il voulait montrer à la maîtresse de maison qu’il rendait hommage à ses talents culinaires. Mais, finalement, ce fut plus fort que lui.
  
  - En somme, dit-il en regardant Coplan, vous revenez de Tanger bredouille ?
  
  - Complètement, reconnut Francis.
  
  - Vos deux entrevues avec ce soi-disant Brown, c’était du bla-bla-bla ?
  
  - Pour nous, oui, mais pas pour eux. En réalité, ils m’ont soumis à une série de tests psychologiques, histoire de vérifier si j’avais les qualités requises.
  
  - C’est l’impression que vous avez eue ?
  
  - Non, non, c’est un fait établi. D’ailleurs, Brown et sa jeune amie Conchita me l’ont avoué. Ils voulaient se rendre compte si je possédais, oui ou non, les vertus de base qu’on exige d’un bon mercenaire : discrétion, prudence, sang-froid, etc.
  
  - Et comment ont-ils apprécié vos réactions ?
  
  - Selon Brown, favorablement.
  
  - Mais ils ne vous ont quand même pas engagé, fit le Vieux, sarcastique.
  
  - C’est un peu ma faute. J’ai refusé, d’entrée de jeu, de donner mon accord avant de savoir d’une façon tout à fait précise de quoi il retournait. C’était évidemment une astuce pour les amener à se démasquer, mais ça n’a pas marché.
  
  - C’est bien contrariant, marmonna le Vieux qui se remit à manger.
  
  Quelques instants plus tard, il grommela :
  
  - Vous savez, Coplan, pour ne rien vous cacher, je suis très déçu. Je comptais sur votre habileté pour me rapporter au moins quelques informations positives. Avec votre expérience de ce genre de discussions, il me semble que vous auriez pu les manœuvrer, les coincer, les obliger à se couper sans qu’ils s’en doutent.
  
  Le visage de Coplan se durcit imperceptiblement.
  
  - Je suis encore bien plus déçu que vous, car je suis obligé d’admettre que je suis beaucoup moins habile qu’on ne se l’imagine à la ronde. Je me sens humilié par mon échec.
  
  Un ange passa sur les quatre convives réunis autour de la table. Frantz Faldis et sa femme, gênés par l’aigreur de cet échange de répliques, baissaient le nez sur leur assiette.
  
  Le Vieux refusa le dessert, mais accepta un café décaféiné. Après quoi, les trois hommes passèrent au salon. Le Vieux se carra dans un fauteuil, tira sa bouffarde de sa poche.
  
  - D’après votre dernier rapport, reprit-il brusquement, c’est mardi prochain, à Ostende, que ça va se décider?
  
  - C’est du moins ce que Brown m’a dit, confirma Francis.
  
  - Pourquoi Ostende ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Curieux endroit pour prendre une telle décision, non ?
  
  Coplan fit une moue :
  
  - Je ne suis pas dans le secret des dieux, mais je ne distingue vraiment pas pour quelle raison le choix d’Ostende vous tracasse ? C’est une grande ville, une station balnéaire célèbre, et la foule du mois d’août permet de s’y rencontrer sans attirer l’attention.
  
  - Oui, je sais, grogna le Vieux, mais Ostende ne se trouve qu’à une heure de voiture de Bruxelles. Or, à Bruxelles, il y a les délégations de nos partenaires africains du Marché Commun. Si on fait le rapprochement, on arrive à la conclusion que c’est bien dans un pays qui nous touche de près que Brown et ses comparses préparent un coup de force.
  
  - Rapprochement hasardeux, non ? laissa tomber Coplan, imperturbable. Aucun élément concret ne vous permet d’arriver à une telle conclusion.
  
  - Mettons que ce soit une sorte d’intuition, dit le Vieux. Je suis bien obligé de procéder par intuition, puisque vous ne me fournissez aucun renseignement...
  
  Coplan se leva pour aller chercher un paquet de Gitanes que Nicole Faldis venait de déposer sur la table du salon en même temps qu’un plateau garni de verres à liqueur.
  
  - J’ai essayé de me conformer à vos instructions, fit-il remarquer à son directeur. Mais vous avez tellement de choses dans la tête que vous ne vous souvenez sans doute plus très bien des consignes que vous m’avez données lors de mon départ pour Tanger?
  
  Le Vieux retira sa pipe de sa bouche.
  
  - Vous voulez insinuer que je perds la mémoire ? articula-t-il en fixant Francis d’une prunelle sombre.
  
  - Je n’insinue rien du tout, riposta Coplan. Mais je me rappelle que vous m’avez répété, au moins une demi-douzaine de fois, que je devais surtout m’abstenir de leur mettre la puce à l’oreille. Si vous ne m’aviez pas fait cette recommandation, je m’y serais pris autrement. On peut toujours faire parler des gens qui n’ont pas envie de parler, mais ce n’est pas le bon moyen pour gagner leur confiance. D’autre part, comme je vous le disais tout à l’heure, ces premiers contacts avaient surtout pour but de me mettre à l’épreuve. Si je m’étais montré trop curieux, trop insistant, trop avide de découvrir la nature exacte de leurs projets, je vous garantis qu’il n’y aurait pas eu de rendez-vous à Ostende !...
  
  Le Vieux, renfrogné, ne répondit pas. S’entourant d’un nuage de fumée, il demeura pensif un long moment.
  
  Nicole vint proposer le pousse-café. Frantz Faldis, profitant de cet entracte, annonça à Coplan :
  
  - Fondane m’a envoyé un message pour toi. Le Brown que tu as vu à Tanger s’appelle en réalité Sidney Saverine. La Pontiac est une voiture de location, Enfin, il y avait en compagnie de Juan Gandaras, le jeudi soir, un individu dont tes deux rapports ne font pas mention, un homme d'une trentaine d’années, grand, plutôt maigre, qui pourrait bien être un mulâtre. Fondane n’a pas pu en savoir davantage...
  
  Le Vieux sortit de son mutisme.
  
  - Il est bien évident, dit-il sur un ton qui n’avait plus rien d’acerbe ni de vindicatif, que Brown et consorts ne se trouvaient à Tanger que pour les besoins de la cause. C’est classique. Quand on entame des négociations dangereuses, on choisit un terrain neutre qui coupe court aux investigations éventuelles des services de sécurité. Sur un plan pratique, les informations de Fondane n’ont pas plus de valeur que les vôtres, Coplan. Or, il me faut des informations concrètes, moi. Il m’en faut plus que jamais. Depuis votre départ pour Tanger, il y a du nouveau. Selon l'usage, j’avais envoyé en haut lieu les indications fournies par Alvarez au sujet de ce Brown... Comme je le prévoyais, la stratosphère (Comme on le sait, le Vieux appelle ainsi les hautes autorités gouvernementales dont dépend son service) a pris cette histoire très au sérieux et j’ai été convoqué. La France joue actuellement, en Afrique, un jeu d’une importance considérable, pour ne pas dire décisive. Bref, c’est une véritable mise en demeure qui m’a été faite : à n’importe quel prix et par n’importe quel moyen, notre service doit se procurer des renseignements sûrs, précis, contrôlés, sur ce que ces gens mijotent. Qu’il s’agisse d’une de nos anciennes possessions ou de n’importe quel autre territoire d’Afrique Noire, on veut savoir ce qui se trame. C’est pour vous dire cela que je suis venu à Bâle.
  
  Coplan écrasa sa cigarette dans un cendrier à pied que Faldis avait poussé près de son fauteuil.
  
  - Dans ce cas, murmura-t-il, mon programme de travail est clair : je vais à Ostende et je continue sur ma lancée, c’est bien cela?
  
  - C’est plus que cela, appuya le Vieux. J’ai mis la stratosphère au courant des mesures que j’avais prises pour exploiter les indications d’Alvarez et j’ai expliqué la mission que je vous avais confiée. Les ordres sont maintenant plus catégoriques. Non seulement vous continuez sur votre lancée, mais vous jouez le jeu jusqu’au bout...
  
  - Ce qui signifie ? prononça Coplan d’une voix sèche.
  
  - Vous faites le maximum pour être engagé et vous marchez à fond avec vos nouveaux maîtres. Vous avez carte blanche, mais on veut que vous soyez dans le coup. Et ne vous y trompez pas, c’est un ordre sans restriction d’aucune sorte. On m’a parlé très franchement, pour ne pas dire cyniquement. Même si la conspiration de Brown et compagnie vise un pays africain qui bénéficie de notre protection et de notre appui, il faut que vous soyez dans le clan des conspirateurs. A vous de vous débrouiller pour nous acheminer les renseignements et pour tirer votre épingle du jeu in extremis. Entre nous, ON se préoccupe surtout des renseignements ; la stratosphère n’a même pas fait allusion au sort éventuel qui vous attend dans cette affaire. C’est moi qui ajoute ce détail.
  
  - Entendu, fit Coplan, laconique.
  
  - De mon côté, je ferai le maximum pour vous faciliter la tâche. Par autorisation spéciale, je serai en mesure de mobiliser toutes les antennes dont nous disposons à travers le continent africain. Votre mission passe au premier plan. Je l’ai baptisée : Opération Liliane. C’est un nom de code comme un autre.
  
  - Quelle est la priorité des informations ?
  
  - En priorité absolue, ON veut savoir qui est derrière le nommé Brown alias Saverine. C’est-à-dire, quelle puissance extra-africaine orchestre le projet du putsch... En priorité secondaire, les trucs habituels : origine des protagonistes, provenance des fonds et des armes, complicités internes, les ramifications militaires, tout le bazar quoi !...
  
  - Très bien, opina Francis.
  
  Le Vieux vida le fourneau de sa pipe au-dessus du cendrier.
  
  - Vous n’avez aucune opinion personnelle à ce sujet pour l’instant ? questionna-t-il.
  
  - Rien de tangible, émit Coplan. Conchita et son frère sont originaires de Mexico, et Mexico est une des grandes centrales des services spéciaux de l’U.R.S.S. Par contre, le soi-disant Brown, bien qu’il ait le type russe, me paraît un authentique citoyen des U.S.A... On pourrait extrapoler, mais c’est vraiment scabreux.
  
  - Dans la conjoncture actuelle, marmonna le Vieux, ON m’assure que le Kremlin ne prépare aucune action violente, spectaculaire, du moins en Afrique... Par ailleurs, les Américains ne s’amuseraient pas à recruter des mercenaires : ils ont les hommes de la C.I.A. pour ces boulots-là. Qu’est-ce qui nous reste ? Nasser ? Pékin ?... Nasser est accablé de soucis, et Pékin a horreur des interventions voyantes... Sincèrement, Coplan, j’ai hâte de savoir ce que les amis de Brown vont vous proposer mardi.
  
  Nicole fit son apparition, regarda son mari, lui lança sur un ton plein de reproches :
  
  - Mais enfin, Frantz, tu n’as pas servi le cognac ? Où as-tu la tête ?
  
  Faldis, qui n’aurait pas bronché s’il avait vu la mort en face, rentra la tête dans les épaules et dit d’un air penaud :
  
  - Excuse-moi, chérie, je n’y ai pas pensé.
  
  Il se leva, mais sa femme l’arrêta d’un geste impératif :
  
  - Ne te dérange pas, je le ferai moi-même.
  
  Un sourire étira la bouche du Vieux, qui railla :
  
  - Dites donc, petite madame, c’est moi le patron de votre mari, ne l’oubliez pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  De Bruxelles, où il était arrivé la veille par avion, Coplan prit, le mardi matin, un train rapide qui le conduisit à Ostende en 75 minutes.
  
  En débarquant à la gare, il se fit la réflexion que le destin est parfois bien capricieux. Dans cette même ville, deux ans auparavant, il était venu mettre le point final à l’une des plus étranges missions de sa carrière (Voir «Coplan ouvre le feu»). Aujourd’hui, il y venait pour commencer une autre mission...
  
  Le décor était cependant tout à fait différent. Au lieu du ciel gris, du crachin et du vent sauvage qui, à cette époque-là, donnaient à la vieille cité flamande un aspect si rude et si austère, il découvrait présentement une station estivale riante, animée, peuplée de touristes et de vacanciers qui savouraient un soleil radieux.
  
  Au port, où des drapeaux flottaient joyeusement aux mâts des yacht et des bateaux de plaisance, c’était une véritable atmosphère de kermesse qui régnait. Sur les quais, sur la digue, sur l’estacade et sur les plages de sable blond, c’était la toute grosse affluence. Et, sans arrêt, les cars en provenance de toutes les contrées d’Europe continuaient à déverser leurs cargaisons d’excursionnistes.
  
  Sa petite valise à la main, Francis décida de se rendre à pied à l’hôtel Wellington. Après la chaleur accablante de Tanger et de la Costa Brava, il n’était pas fâché de respirer cet air inégalable de la mer du Nord, si vivifiant, si authentiquement marin par ses senteurs profondes d’iode, d’algue et d’embruns.
  
  Au Wellington, les choses furent réglées en un tournemain. Une jolie chambre, spacieuse et confortable, située au cinquième étage et donnant sur la mer, avait effectivement été réservée au nom de Freddy Cousteix.
  
  Promptement installé, Coplan troqua son complet de voyage contre une tenue mieux adaptée à la situation et, très décontracté, il alla se mêler à la fourmilière humaine qui s’ébattait au bord de l’eau.
  
  
  
  
  
  C’est à 21 heures 25 que le téléphone sonna dans la chambre de Coplan.
  
  C’était Conchita. Très en forme, semblait-il. Sa voix un peu gutturale avait des inflexions presque caressantes :
  
  - Vous connaissez le monument du roi Léopold II qui se trouve sur la digue, juste avant l’établissement des Thermes ?
  
  - Oui, je vois, dit Francis.
  
  - Je vous attendrai là, dans un quart d’heure, si cela vous va ?
  
  - Entendu.
  
  - Et si vous ne craignez pas l’aboulie, j’ose espérer que vous me réserverez votre soirée ? Toute votre soirée ?
  
  - Comptez sur moi, chère amie. J’ai bien regretté mon attitude de l’autre soir, je vous le dis en toute sincérité.
  
  - Le facteur sonne toujours deux fois, riposta-t-elle, malicieuse, avant de raccrocher.
  
  Coplan quitta l’hôtel peu après.
  
  Au monument de Léopold II, Conchita ne se fit guère attendre plus de cinq minutes. Malgré l’heure avancée, beaucoup de vacanciers se promenaient encore sur la digue, prenant le frais en admirant les ultimes clartés pourpres du jour qui sombrait dans une mer apaisée.
  
  - Venez, cher ami, dit Conchita en entraînant Francis sous le passage en arcades qui permettait de passer de la digue aux jardins des Thermes. Je me suis rangée dans un parking à deux pas d’ici.
  
  Elle portait une robe en léger lainage crème qui soulignait la perfection de ses formes féminines. Coplan la trouva terriblement sexy.
  
  Elle s’arrêta devant une imposante Chevrolet dont la plaque d’immatriculation était belge.
  
  Par une large route côtière, la voiture fila vers le sud. Et, au terme d’une balade qui ne dura pas plus de dix minutes, elle stoppa devant une fastueuse villa blanche au toit de chaume.
  
  Au juger, Coplan calcula que cette bâtisse devait se trouver sur le territoire de Middelkerke ; mais, comme les stations balnéaires du littoral belge se succèdent sans transition les unes les autres, aucun repérage précis n’est possible pour qui n’a pas une connaissance approfondie des lieux.
  
  Conchita introduisit Francis dans un vaste living où trois personnes, installées dans des fauteuils de rotin, bavardaient en buvant du whisky.
  
  A l’exception de Juan Gandaras, Coplan voyait ces personnages pour la première fois. Néanmoins, un des deux inconnus devait être l’homme que Fondane avait signalé dans son message à Frantz Faldis : grand, maigre, teint mat et grosses lèvres mauves ; autrement dit, le mulâtre qui ne s’était pas montré à Tanger bien qu’il s’y trouvât en compagnie de Brown et de Juan.
  
  C’est d’ailleurs le mulâtre en question qui se leva pour accueillir Coplan, la main tendue.
  
  - Victor Kissuah, se présenta-t-il dans un français plein d’aisance. Je vous ai manqué à deux reprises à Tanger, mais cette fois les choses s’arrangent... Voici mon ami, le docteur Bawo Damah...
  
  Le docteur en question était un Noir au visage rond, âgé d’une quarantaine d’années, d’une élégance raffinée. Derrière des lunettes cerclées d’or, ses yeux noirs exprimaient un étonnant mélange d’orgueil, d’intelligence, de ruse et de méfiance.
  
  Sa poignée de main ne fut pas exempte d’un vague dédain.
  
  - Enchanté de faire votre connaissance, dit-il.
  
  Son français, déformé par un accent anglo-saxon, était beaucoup moins naturel que celui de Kissuah.
  
  Coplan prit place dans le fauteuil que le mulâtre lui indiquait.
  
  - Monsieur Brown m’a fait votre éloge, reprit-il en souriant, et je suis persuadé que nous tomberons d’accord pour travailler ensemble. Nous avons beaucoup de sympathie pour la Suisse et pour les citoyens de ce pays... Non seulement les Suisses n’ont jamais commis le péché de colonialisme, mais ils ont le culte du travail bien fait. J’ajoute qu’ils sont doués pour la mécanique de précision, ce qui n’est pas sans rapport avec la mission que nous voulons vous confier...
  
  Coplan, réservé, écoutait le mulâtre tout en l’observant avec attention. Ce dernier prit la bouteille de scotch sur la table et un verre.
  
  - Whisky ? proposa-t-il.
  
  - Volontiers, accepta Francis.
  
  - Servez-vous, dit le mulâtre, toujours aimable et souriant.
  
  Mais le regard soutenu de Coplan ne lui avait pas échappé.
  
  - Est-ce que par hasard mon visage vous rappellerait quelque chose ? s’enquit-il.
  
  Coplan hésita une fraction de seconde.
  
  - Oui, prononça-t-il enfin en dévisageant derechef son interlocuteur. J’ai dû voir votre photographie quelque part...
  
  Kissuah, amusé, alla se rasseoir dans son fauteuil.
  
  - Vous devez avoir une mémoire visuelle assez exceptionnelle, murmura-t-il. Ma photo n’a paru que cinq ou six fois dans la presse mondiale.
  
  Coplan, le front ridé par l’effort mental, avança à mi-voix :
  
  - Sauf erreur, on a publié votre portrait dans le Newsweek, il y a deux ou trois ans. Est-ce que je me trompe ?
  
  - Bravo ! s’exclama le mulâtre, admiratif.
  
  - Quelques semaines après l’attentat manqué contre le Président du Ghana, enchaîna Francis. Le Newsweek vous considérait comme un des instigateurs de ce complot, si je ne m’abuse ?
  
  - Prodigieux, fit Kissuah, estomaqué. Heureusement que les gens de votre espèce ne courent pas les rues !
  
  Il se tourna vers le Noir et lui parla avec volubilité dans une langue totalement incompréhensible pour Coplan. L’autre fit quelques réflexions dans le même sabir, après quoi le mulâtre demanda à Francis :
  
  - Vous vous êtes intéressé d’une façon spéciale aux événements qui se sont déroulés au Ghana à cette époque-là ?
  
  Coplan se mit à rire d’un air dégagé.
  
  - Non, absolument pas, dit-il. Je me trouvais au Gabon et je n’avais rien d’autre à faire, pour occuper mes loisirs, que de lire tout ce qui me tombait sous la main. Je suppose que ma mémoire se trouvait dans un état inhabituel de disponibilité...
  
  Kissuah but une gorgée de scotch.
  
  - Voilà une entrée en matière qui nous met directement au cœur de notre problème, constata-t-il. Cela me dispense d’utiliser des périphrases pour vous révéler de quel pays il s'agit. Êtes-vous déjà allé au Ghana ?
  
  - Je suis passé en transit, à Accra, mais je n’ai jamais parcouru le pays.
  
  - Vous avez fait escale à Accra lors de votre voyage au Gabon?
  
  - Oui.
  
  - Et les pays voisins?
  
  - J’ai fait quelques séjours en Côte-d’Ivoire, au temps de ma jeunesse, bien avant l’indépendance de ce pays.
  
  - A quelle date remonte votre dernière... euh... mission en Afrique Noire ?
  
  - Je vous demande la permission de ne pas répondre à cette question. Mes principes m’interdisent de faire la moindre allusion à mon passé, j’espère que vous comprendrez pourquoi ?
  
  - Oui, c’est juste. Monsieur Brown et mon amie Conchita m’ont expliqué que vous étiez intransigeant sur ce point, ce qui ne me gêne d’ailleurs nullement.
  
  - Ce serait plutôt un gage de sécurité, aussi bien pour vous que pour moi, fit observer Coplan.
  
  Kissuah opina en silence, se renversa contre le dossier de son fauteuil, leva les yeux vers le plafond.
  
  Coplan, en allant poser son verre sur la table, constata que Juan et Conchita s’étaient discrètement retirés.
  
  Kissuah prononça d’une voix lente et méditative, les yeux toujours fixés sur les cercles de lumière que le lustre dessinait sur le plafond :
  
  - Nous avons décidé, mes amis et moi, d’organiser un coup d’État au Ghana afin de prendre le pouvoir. Les grandes lignes de notre plan d’action sont d’ores et déjà tracées, nos objectifs définis, nos alliances secrètes établies. Dans toute la mesure du possible, nous voulons éviter une révolution sanglante. Naturellement, l’actuel Président doit être éliminé. Je veux dire : éliminé physiquement. Sa disparition est non seulement indispensable, mais elle constitue à nos yeux le choc psychologique irréversible qui seul permettra l’installation d’une nouvelle équipe... Ce projet vous semble-t-il chimérique ?
  
  - En théorie, non, émit Coplan. En pratique, tout dépendra des moyens dont vous disposez.
  
  - Ils sont considérables, assura le mulâtre.
  
  - En quantité ou en qualité ?
  
  - Voilà une remarque pertinente, dit Kissuah. Comme vous le savez, ce sera ma seconde tentative. La première s’est soldée par un échec et c’est bien par miracle que j’en suis sorti vivant. Mais un échec comporte toujours des leçons fort précieuses... Nous avons commis des erreurs que nous ne recommencerons pas. Les moyens les plus importants ne sont pas toujours les plus efficaces, c’est bien cela que vous vouliez dire, n’est-ce pas ?
  
  - Évidemment. Des exemples récents démontrent qu’il ne suffit pas d’avoir toute la population d’un pays avec soi pour réussir à renverser le pouvoir établi. J’ajoute que le Ghana, puisque c’est du Ghana qu’il s’agit, me paraît un gros morceau.
  
  - Ah ? Et pourquoi ?
  
  - L’homme qui préside aux destinées de ce pays n’est-il pas considéré comme un dieu ? On ne renverse pas les dieux avec des mitrailleuses, l’Histoire nous l’a prouvé bien des fois.
  
  - Les choses ont changé, Cousteix, rétorqua Kissuah d’une voix grave et sentencieuse. L’Histoire nous montre aussi qu’un dieu qui devient encombrant et tyrannique éveille la haine dans le cœur de ses fidèles. A ce moment-là, le fanatisme s’inverse et une petite secousse suffit pour faire tomber de son socle l’idole que tout le monde vénérait encore quelques semaines plus tôt.
  
  - Vous êtes mieux placé que moi pour savoir si c’est le cas, dit Coplan. Néanmoins, ça ne change rien à ce que je vous disais il y a un instant. Une révolution, même justifiée, ne part jamais gagnante.
  
  - Je suis payé pour le savoir, grinça le mulâtre. Mais, à votre avis, puisque vous êtes paraît-il une sorte de technicien en la matière, quels sont les facteurs essentiels qui conditionnent la réussite d’une entreprise comme la nôtre ?
  
  - Ils sont nombreux. Mais, pour simplifier, on peut les résumer en trois points. Primo, l’importance et la qualité des moyens dont on dispose. Secundo, le choix de la méthode. Tertio, l’efficacité réelle des appuis internes et externes dans le cadre de la méthode choisie.
  
  Le docteur Bawo Damah, qui écoutait ce dialogue avec une attention soutenue, intervint pour poser à Kissuah, dans leur langue maternelle, deux ou trois questions laconiques.
  
  Coplan en déduisit que Bawo Damah, bien qu’il parlât un peu le français, ne le comprenait pas d’une façon parfaite.
  
  Kissuah, après avoir répondu à son compatriote, ramena son regard vers Francis et déclara :
  
  - En ce qui concerne la méthode, notre choix est fait. Ce sera la méthode classique : un incident local qui provoque un mouvement spontané de revendications populaires, quelques troubles, l’intervention des services d’ordre et de l’armée, et alors le choc qui fait jaillir l’étincelle. C’est ici que vous intervenez, naturellement.
  
  - De quelle manière ?
  
  - Après mûre réflexion, nous avons décidé de nous en tenir à une recette éprouvée. La seule façon infaillible de galvaniser la colère d’une foule, c’est de lui donner en guise de drapeau un mort, un martyr. Aucun slogan ne vaut un cadavre. Je suppose que vous êtes prêt à tuer la victime innocente que nous désignerons ?
  
  - Cela va de soi, laissa tomber Coplan, impavide. Dans ma profession, la fin justifie les moyens. Je tuerai même une demi-douzaine de personnes si j'estime que c’est nécessaire.
  
  Les deux Africains ne purent s’empêcher de rire, satisfaits.
  
  Kissuah murmura :
  
  - Nous ne vous en demandons pas tant. L’essentiel, c’est que vous agissiez au moment voulu et avec toute l’habileté voulue. Cela se passera le soir, après la tombée de la nuit. Vous serez déguisé en soldat des forces gouvernementales et vous aurez noirci votre visage, vos mains et vos genoux pour que la substitution soit indécelable. Une fois en possession d’un cadavre, nous déclencherons toutes les phases ultérieures prévues à notre planning. Ce n’est plus alors qu’un problème de télécommunications, et je crois que nous l’avons résolu. Nous avons le matériel et les hommes.
  
  - J’aimerais jeter un coup d’œil sur le planning auquel vous venez de faire allusion, prononça Coplan. Si un cadavre crée en effet l’atmosphère favorable à une émeute révolutionnaire, il ne fait pas une révolution... La technique du coup d’État a beaucoup évolué depuis la dernière guerre. Quel est votre plan pour faire basculer dans votre camp les forces militaires qui tiennent le pays ?
  
  - Vous avez l’esprit de logique d’un vrai Suisse, ironisa le mulâtre. Ceci nous amène effectivement au troisième point de votre programme : les appuis internes et externes. Nous avons des hommes à nous qui occupent des postes-clé au sein du ministère de la Défense. Notamment, dans l’aviation et dans l’état-major des troupes mobiles... Du côté de l’arsenal, nous sommes parés également. Ce ne sont ni les armes, ni les munitions, ni les véhicules qui nous manqueront.
  
  - Je vous crois sur parole, acquiesça Francis.
  
  Puis, après une courte pause, il ajouta d’un air tranquille :
  
  - J’imagine que j’aurai l’occasion de revoir tout cela devant une carte d’état-major, chiffres en main ?
  
  - Sûrement, mais ce sera le sujet d’une prochaine réunion.
  
  - Vos dates sont-elles fixées ?
  
  - Oui.
  
  - Puis-je connaître celle du jour J ?
  
  - C’est prématuré, éluda le mulâtre en baissant les yeux vers ses longues mains brunes. Sachez seulement que tout sera liquidé avant le 15 octobre. Comme notre action est synchronisée avec le calendrier des activités présidentielles, la date du jour J doit demeurer secrète le plus longtemps possible.
  
  - C’est la prudence même, approuva Coplan. Il y a cependant un autre aspect de la question qui mérite d’être abordé : l’action psychologique. Pour évincer un gouvernement en place, il faut saper son autorité morale. Autrement dit, quelles sont les idées-force que vous comptez lancer pour justifier le remplacement de l’équipe actuelle ?
  
  - Notre idée-force tient en une seule phrase : nous voulons un gouvernement efficace, intègre, vraiment neutre et indépendant, pour donner au Ghana plus de justice sociale.
  
  - Sans blague ? s’exclama familièrement Francis en forçant un peu l’expression incrédule qu’il affichait. C’est cela votre slogan de propagande ? Mais c’est le programme de l’actuel gouvernement d’Accra, non ?
  
  Le docteur Bawo Damah glissa quelques mots en dialecte noir à Kissuah, ce qui provoqua une courte discussion entre eux.
  
  Damah paraissait enchanté de la remarque sceptique faite par Coplan. Il se leva, s’approcha de Francis, lui tapota l’épaule en disant :
  
  - Bien, très bien. Vous avoir raison et j’être du même opinion. Slogan Kissuah faible, pas assez publicité, of course (Naturellement).
  
  Pour souligner son contentement, il tira de sa poche un étui à cigarettes, l’ouvrit, le tendit à Coplan. Celui-ci accepta et prit une cigarette. Bawo Damah craqua une allumette pour lui donner du feu.
  
  La cigarette était une Craven, et la boîte d’allumettes portait la marque Brymay, de la firme Bryant and May.
  
  - Je vous remercie, dit Francis en expulsant un nuage de fumée.
  
  De toute évidence, ce Bawo Damah arrivait de Londres et le choix d’Ostende comme lieu de rendez-vous s’expliquait ; le Vieux n’y avait pas songé, mais Ostende a toujours été une tête de pont des Britanniques sur le continent. Des malles et des ferry-boats assurent un perpétuel va-et-vient entre Ostende et Douvres.
  
  Kissuah marmonna sur un ton maussade :
  
  - Certains de mes amis estiment, comme vous, qu’il est indispensable d’inventer des formules plus retentissantes pour lancer notre action révolutionnaire. Moi, je pense qu’il faut rester dans la sobriété verbale, sans quoi on risque d’être prisonniers de ses promesses. Les gens du Ghana en ont soupé des proclamations démagogiques de leur Président et de son ridicule souci de prestige. Un peu moins de fastes diplomatiques et un peu plus d’argent pour les planteurs de cacao, voilà ce que veulent mes compatriotes.
  
  - Eh bien, annoncez-le ! interjeta Coplan.
  
  - Quoi ?
  
  - Ce que vous venez de dire, que diable ! Au lieu de parler de justice sociale, préparez des panneaux avec des phrases comme celle que vous venez de prononcer : « Moins d’argent pour la politique, plus d’argent pour les planteurs ». Il faut des formules simples et fortes pour frapper les imaginations.
  
  Bawo Damah, sa face d’ébène rayonnante, répéta :
  
  - Of course, of course !
  
  Kissuah, qui ne semblait pas priser la contradiction, haussa les épaules et dit pour clore ce chapitre :
  
  - De toute façon, Cousteix, cela fera partie de vos attributions, et vous organiserez cela en temps opportun. Mais je vous mets en garde : des slogans trop beaux, c’est une arme à double tranchant. Promettre de l’argent aux planteurs, c’est facile. Seulement, comme ce sont les gens du C.M.B. qui fixent les cours du cacao et comme nous avons besoin de l’approbation du C.M.B... Tirez vous-même la conclusion.
  
  Coplan fronça les sourcils :
  
  - Qu’est-ce que c’est, le C.M.B. ?
  
  - Cocoa Marketing Board, l’organisation internationale des marchés du cacao. Les financiers de Londres et de Wall Street, pour parler plus clairement.
  
  - Oui, bien sûr, concéda Francis. C’est encore un point que nous devons examiner : quels sont vos appuis externes ?
  
  - Top secret, articula le mulâtre sur un ton sans réplique.
  
  - Bon, je veux bien, maugréa Coplan, mais comment vais-je m’y prendre pour piloter votre machine révolutionnaire si je ne sais pas de quoi elle est faite ? L’orientation politique d’un pays africain intéresse pas mal de monde, ne l’oubliez pas. Votre action aura des répercussions qu’il...
  
  - Brown m’a répété votre observation, coupa Kissuah presque sèchement. Elle est très juste : des lampes rouges vont s’allumer à Londres, à Washington, à Paris, au Caire et à Pékin. C’est justement pour cette raison que nous devons ménager les financiers du C.M.B.
  
  - En gros, comment prévoyez-vous les réactions extérieures ? insista Francis qui voulait absolument amener le mulâtre à montrer ses cartes. Les Anglo-Saxons et les Russes ont versé des tas de dollars, de livres sterling et de roubles pour l’équipement du Ghana.
  
  Kissuah dévisagea Francis d’un œil méfiant :
  
  - Vous êtes trop au courant des questions africaines pour ne pas savoir ce qui se passe, n’est-ce pas Cousteix ? Notre Président est devenu l’homme des Chinois et c’est grâce à lui que les agents de Pékin opèrent leur infiltration en Afrique Noire. Nous entendons casser brutalement ce flirt dangereux et flanquer les hommes de Mao à la porte de notre pays. Ce sera la toute première décision de notre équipe gouvernementale, et il va sans dire que Londres et Washington nous approuveront sans réserve. Moscou aussi, bien entendu. Si Nasser bouge, nous ferons du chantage par le truchement de l’Islam et il sera obligé de fermer sa grande gueule. Quant à la France, elle n’a pas à se mêler des affaires intérieures d’un pays qui fait partie du Commonwealth.
  
  Coplan eut une grimace dubitative.
  
  - Dans l’abstrait, votre raisonnement est peut-être irréprochable, accorda-t-il, mais je me demande si la passivité des grandes puissances nous suffira ? Qui aurons-nous comme allié positif ?
  
  - Ce sera une révolution ghanéenne et rien que ghanéenne, affirma le mulâtre avec conviction. Ceux qui nous soutiennent financièrement ne désirent pas jouer un rôle actif et c’est pour cette raison que nous avons accepté leur concours.
  
  Cette phrase sibylline aiguisa la curiosité de Coplan. Toutefois, il n’osa pas mettre les pieds dans le plat en demandant de quel bord était ce soutien financier dont le désintéressement lui paraissait plutôt louche. Prenant un biais, il hasarda sur un ton interrogatif:
  
  - Vous ne croyez pas qu’il serait de bonne politique de mettre Paris dans votre jeu ? La France fait un effort colossal en faveur des jeunes nations d’Afrique Noire.
  
  Les grosses lèvres violettes de Kissuah se crispèrent.
  
  - Je hais la France, articula-t-il avec une passion mal contenue qui faisait vibrer sa voix sourde. Si je réussis mon coup, si j’arrive à conquérir le pouvoir suprême au Ghana et j’y arriverai, je vous garantis que la France aura la vie dure en Afrique. Nous avons déjà des plans pour contrecarrer sa mainmise insidieuse sur l’ouest africain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Cette violente prise de position du mulâtre incita Coplan à s’écarter momentanément d’un terrain aussi glissant.
  
  - Et si nous examinions la question de mon salaire ? proposa-t-il d’une voix placide. Comme je n’éprouve aucune sympathie particulière pour le chef actuel du Ghana, c’est avec plaisir que je me mets à votre disposition pour vous aider à le renverser.
  
  Un sourire heureux dissipa l’expression soucieuse de Kissuah.
  
  - Voilà une bonne parole, acquiesça-t-il. Je suppose que vous ne marcheriez pas avec nous si notre cause ne vous paraissait pas juste, valable et promise au succès ?
  
  - On ne peut rien vous cacher, reconnut Francis avec une mimique qui voulait dire : « Ben dame ! Je ne suis pas fou ! ».
  
  Et, pour rendre cette mimique plus explicite, il ajouta :
  
  - J’aime l'aventure, mais j’aime aussi la vie, et j’ai horreur des causes perdues d’avance. Je suis persuadé, comme vous, que le chef actuel du Ghana a fait tellement de sottises depuis qu'il est à tête de son pays, que sa chute sera applaudie par tout le monde. Si nous combinons bien notre affaire, le Président doit dégringoler de son piédestal comme un fruit trop mûr se détache d’un arbre... Par contre, sa succession me paraît une entreprise plus délicate, car la ruine économique et financière du Ghana est maintenant de notoriété publique. Mais enfin, ce qui viendra après le putsch, c’est votre problème et non le mien.
  
  Ces propos optimistes eurent l’effet escompté par Francis. Kissuah, le visage hilare, déclara en se frottant les mains :
  
  - Ne vous en faites pas, toutes nos précautions sont prises. Notre futur gouvernement est déjà constitué en secret et nous sommes sûrs d’obtenir les crédits qui doivent nous permettre de restaurer la prospérité de notre pays.
  
  - Mon tarif est le suivant, enchaîna posément Coplan. Je demande une prime d’engagement de 40 000 dollars payables en espèce et par anticipation, plus un salaire mensuel de 5 000 dollars et une prime de réussite de 10 000 dollars.
  
  Le docteur Bawo Damah jaillit de son fauteuil comme si un scorpion l’avait piqué aux fesses.
  
  - That’s impossible ! s’exclama-t-il.
  
  Kissuah le calma d’un geste et se tourna vers Coplan :
  
  - C’est un tarif trop élevé, monsieur Cousteix. Nous ne pouvons pas vous engager sur ces bases-Ià.
  
  - C’est à prendre ou à laisser, dit Francis, un peu raide. Je connais la réputation de votre adversaire. Si le destin ne nous est pas favorable, ce qui peut arriver, je n’échapperai pas au poteau d’exécution... Le prix d’une vie humaine a été fixé par les compagnies d’aviation à 50 000 dollars. Or, je suis ingénieur et j’estime que je vaux bien le prix d’un individu ordinaire.
  
  Bawo Damah se mit à discuter avec son compatriote en dialecte africain et ce fut un rude débat. La face ronde du Noir était toute contractée d’indignation. Habitué à toucher des subsides accordés par les Blancs, l’idée de casquer 40 000 dollars pour un mercenaire de race blanche le révoltait.
  
  C’était le monde à l’envers.
  
  Coplan attendait, impassible, la fin de leur discussion. Au point où en étaient les choses, les deux Ghanéens étaient plutôt en mauvaise posture, étant donné les révélations qu’ils avaient déjà faites...
  
  Finalement, Kissuah se tourna derechef vers Francis.
  
  - Je comprends votre point de vue, Cousteix, murmura-t-il, mais il faut tenir compte des circonstances. La préparation d’un projet comme le nôtre entraîne des dépenses énormes, vous vous en doutez. Par la suite, naturellement, il n’y aura plus de problèmes et nous saurons vous exprimer d’une façon tangible notre reconnaissance.
  
  - Non, je ne peux pas baisser mes prix, prononça Coplan en secouant négativement la tête. Ce ne sont pas les offres qui me manquent, croyez-moi. Et même si je devais chômer pendant un certain temps, j’ai des réserves qui me permettent de voir venir. Est-ce que le docteur Bawo Damah se rend compte des risques que je vais prendre ? En admettant même que je ne laisse pas mes os dans votre révolution, la moindre bêtise de l’un de vos associés peut me compromettre et me fermer l’avenir. La carrière d’un bon technicien, ça se paie ! Et songez qu’une vedette de cinéma qui débute dans la gloire touche au bas mot 100 000 dollars pour faire le guignol pendant huit semaines !
  
  Kissuah répéta cette comparaison à Bawo Damah, puis, d’une voix bizarrement basse et insidieuse, il reprit à l’adresse de Coplan :
  
  - Écoutez, Cousteix, coupons la poire en deux. Nous acceptons votre tarif, mais vous faites une concession au point de vue des modalités de paiement. Au total, vous nous demandez 65 000 dollars, n’est-ce pas ? La prime d’engagement, les trois mois de prestation et la prime de réussite, cela fait bien le compte ?
  
  - Exactement.
  
  - Je vous propose une prime d’engagement de 5 000 dollars payables cash, trois mois au taux mensuel de 15 000 dollars et une prime de réussite de 20 000 dollars, les mensualités et la prime de réussite étant payables après la fin des opérations. Cela vous donne un boni de 5 000 dollars en guise de compensation.
  
  Coplan réalisa dans son for intérieur qu’il s’était trompé en jugeant les deux Ghanéens : le plus salaud des deux n’était pas le Noir mais le mulâtre. Et la contre-pro-position de ce dernier en disait long sur ses intentions secrètes : il avait déjà décidé, c’était clair, que le nommé Cousteix serait discrètement liquidé dès qu’il aurait joué son rôle.
  
  Pour la forme, Coplan fit semblant d’hésiter.
  
  - Comment prévoyez-vous ce paiement cash ? s’enquit-il.
  
  - Dans trois jours, la somme vous sera remise en espèces.
  
  - Ici, à Ostende ?
  
  - Non, en Suisse, dans la ville de votre choix. Le secret bancaire, qui est le fructueux apanage de votre pays, nous contraint à organiser toutes nos opérations financières par le canal des banques suisses.
  
  - Bon, j’accepte, dit Francis. Le paiement aura lieu à Bâle où réside la personne qui gère mes biens.
  
  Kissuah opina :
  
  - Juan Gandaras vous accompagnera et c’est lui qui vous remettra l’argent. Je suis très heureux que nous soyons tombés d’accord.
  
  Il se leva, alla prendre la bouteille de scotch pour remplir les trois verres.
  
  - A notre réussite, prononça-t-il en levant son verre.
  
  Ils trinquèrent, mais Bawo Damah n’affichait qu’un enthousiasme mitigé.
  
  Coplan questionna alors :
  
  - Où et quand devrai-je me trouver pour le début de mon travail ?
  
  - Juan Gandaras vous donnera toutes les précisions requises. En fait, c’est lui qui vous conduira, de Bâle, au lieu fixé pour notre prochaine rencontre.
  
  Il se frappa soudain le front :
  
  - Ah, j’oubliais ! Il me faut vos mesures exactes et des photos d’identité. Vous permettez ?
  
  Il quitta rapidement la pièce, revint quelques minutes plus tard en compagnie de Juan. Celui-ci s’était muni d’un appareil photographique monté sur pied.
  
  Coplan dut s’asseoir sur une chaise pour subir la séance de photos : de face, de profil, en trois-quart. Tandis que Juan prenait ses clichés, Francis lui fit observer :
  
  - Je crains que le résultat ne soit guère fameux avec une lumière aussi diffuse que celle du lustre.
  
  - J’utilise un film ultra-sensible, dit Juan. Mes photos sont généralement d’excellente qualité.
  
  La séance terminée, Juan nota sur son agenda les mensurations de Francis, y compris le tour de tête et la pointure des souliers.
  
  Lorsque Juan eut quitté la pièce avec son matériel, Kissuah demanda à Coplan :
  
  - Est-ce que vous êtes compétent en matière d’explosifs ?
  
  - Cela fait partie de ma spécialité.
  
  - Quand nous nous reverrons, je vous remettrai un plan détaillé de la prison gouvernementale d’Accra. Deux de nos amis y sont enfermés et leur délivrance est prévue à notre programme d’action.
  
  Coplan approuva d’un air pénétré :
  
  - La libération des détenus politiques constitue toujours une opération spectaculaire. C’est un coup qui excite un peuple mécontent, mais il faut y aller à fond.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Il ne faut pas seulement libérer vos deux amis, il faut carrément foutre toute la prison en l’air. C’est un symbole, si vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - La prise de la Bastille, en quelque sorte ? Faire de cette action une date historique pour les Ghanéens ? Leur 14 juillet ?
  
  - Félicitations, murmura Francis, flatteur. Vous connaissez les classiques de la révolution, à ce que je vois.
  
  - Je suis né en territoire togolais et j’ai fait mes premières classes dans une école française.
  
  - Ah bon ? Vous étiez donc citoyen français avant l’indépendance du Togo ?
  
  - Oui et non. Je suis un exemple vivant des méfaits du colonialisme, puisque je suis non seulement un bâtard mais un sang-mêlé. Mon père était Français, né à Bordeaux. Il était chef de plantation dans la région de Kpandu. Ma mère, elle, était originaire de la plaine du Fazao. Je suis donc Français, Togolais et Ghanéen, du moins par le sang. Mais je suis Ghanéen de cœur, d’esprit et d’âme, Ghanéen cent pour cent par mes idées, par mon idéal...
  
  Une lueur s’alluma dans ses yeux de braise.
  
  - Qui sait ? murmura-t-il à mi-voix - comme s’il se parlait à lui-même, en rêve, je serai peut-être le restaurateur du grand empire de nos ancêtres ?… Jadisis, nos pères régnaient sur un immense territoire plein de richesse et de prospérité qui comprenait le Ghana d’aujourd’hui, le Togo, la Haute-Volta et une partie de la Côte-d’Ivoire. D’après les légendes, c’était un royaume merveilleux où les grandes fêtes rituelles rythmaient la vie de nos tribus. Le peuple était heureux, et la puissance militaire du roi tenait en respect nos rapaces voisins arabes...
  
  Depuis un bon moment déjà, Bawo Damah n’arrêtait pas de jeter des coups d’œil sur sa montre en or. Il interrompit d’une exclamation peu aimable les divagations du mulâtre. Celui-ci acquiesça et dit à Francis :
  
  - Nous avons encore du travail, le docteur et moi-même, mais l'essentiel a été dit en ce qui concerne votre collaboration, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, sauf sur le plan stratégique, objecta Coplan.
  
  - Ce sera l’objet de notre prochaine entrevue.
  
  Le Noir aux lunettes cerclées d’or intervint derechef pour faire en dialecte africain une recommandation au mulâtre.
  
  Se tournant vers Coplan, Kissuah reprit :
  
  - Je pense qu’il est superflu de vous rappeler que notre accord et nos conversations doivent rester secrets ? La moindre indiscrétion serait une catastrophe irréparable, une catastrophe que nous payerions sans doute de notre vie. Même à la personne qui s’occupe de votre argent, ne faites aucune confidence.
  
  - Je ne suis pas un apprenti, n’ayez crainte, assura Francis en riant. Je serais plutôt enclin à vous faire moi-même une telle recommandation. Car enfin, moi je suis seul, tandis que vous... Combien de personnes sont au courant de vos projets ?
  
  - Nous avons réduit au strict minimum le nombre de personnes qui composent l’état-major de notre révolution. Mon échec précédent m’a appris qu’il y avait des mouchards partout.
  
  - Vous ne serez jamais assez méfiants, ponctua Coplan, grave.
  
  Bawo Damah s’étant levé, Francis fit de même. Avant de prendre congé, il s’enquit :
  
  - J’attends de vos nouvelles au Wellington ?
  
  - Notre amie Conchita vous donnera toutes les explications, murmura le mulâtre avec un sourire étrange. Vous lui avez promis votre soirée, je crois ?
  
  - En effet.
  
  - Je vais la chercher…
  
  
  
  
  
  Dix minutes plus tard, Conchita emmenait de nouveau Francis dans la Chevrolet. Mais, au lieu de reprendre la direction d’Os-tende, elle roula en direction du sud.
  
  Au terme d’une promenade qui dura vingt bonnes minutes, la voiture s’engagea dans une allée bordée de bungalows. Enfin, elle stoppa derrière une bicoque blanche, de style flamand, nichée dans un creux, entre des dunes hérissées d’oyats.
  
  - C’est une surprise, dit-elle en coupant le moteur de la Chevrolet.
  
  Ayant éteint les phares de la voiture, elle ouvrit la portière, débarqua. Coplan fit de même. L’opacité des ténèbres nocturnes l'étonna. Et aussi le silence.
  
  Conchita lui prit la main :
  
  - Viens, je vais te guider...
  
  Elle le fit entrer dans la petite maison, alluma le plafonnier d’un hall minuscule, referma la porte.
  
  - Nous sommes chez nous pour toute la nuit ! s’exclama-t-elle joyeusement.
  
  Le hall donnait accès à un living aux murs blancs, aux meubles rustiques, aux volets de bois hermétiquement clos. Un large lit-divan occupait tout un mur de la pièce. Sur une table, des verres, des bouteilles et des cigarettes avaient été préparés.
  
  - Cela te plaît ? questionna-t-elle.
  
  - C’est ravissant, fit-il, mais qu’importe le décor ? Je me serais contenté d’une cabane de bûcheron du moment que c’était avec toi... Pourquoi es-tu si terriblement excitante ce soir?
  
  - Devine, minauda-t-elle.
  
  Elle s’approcha de lui.
  
  - Prends-moi dans tes bras, tu comprendras, souffla-t-elle.
  
  Il s’exécuta, et il comprit. Une flambée de désir lui contracta les muscles. Sous sa robe, elle était nue. Il l’étreignit, lui baisa les lèvres, se mit à lui pétrir la chair avec une douceur plus efficace que toutes les violences.
  
  - Tu sais parler aux hommes, murmura-t-il en se détachant pour reprendre haleine.
  
  - Oui, quand je m’en donne la peine, acquiesça-t-elle. Mais cela ne m’arrive pas souvent. Il y a si peu d’hommes qui méritent qu’une femme utilise ses armes secrètes pour les séduire.
  
  - Et j’ai la chance d’en être !
  
  - J’avais une revanche à prendre, avoua-t-elle.
  
  Il l’enlaça, l’entraîna vers le lit-divan. Déjà, elle était toute vibrante de désir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Un flot de lumière lui fit ouvrir les yeux.
  
  Conchita, en tenue d’Eve, repoussait les volets de bois de la fenêtre. Sa somptueuse nudité, nimbée de clarté d’or, émerveilla Coplan.
  
  Conchita, secouant sa crinière noire, revint vers le lit.
  
  - Savez-vous l’heure qu’il est, monsieur Cousteix ? plaisanta-t-elle. Dix heures moins cinq... Et moi qui croyais que les guerriers avaient horreur de faire la grasse matinée !...
  
  Elle se glissa près de lui, sous l’unique drap qui les avait couverts durant leur sommeil.
  
  Francis bâilla, s’étira, maugréa :
  
  - J’avais raison de me méfier de toi, tu vois... A dix heures du matin, vautré dans un lit tiède qui sent l’amour ! Tu n’es pas une femme, tu es Circé en personne !
  
  - Circé ? Qui est-ce ?
  
  - Une magicienne, séduisante et dangereuse. Elle transformait ses amants, en lions, en loups ou en cochons.
  
  - Tu n’as pas eu besoin de moi pour ça ! s’exclaffa-t-elle. Tu n’as été que ça toute la nuit : un lion, un loup et un cochon !...
  
  Elle soupira, encore alanguie :
  
  - Quelle nuit ! Quelle merveilleuse nuit ! Je m’en souviendrai toute ma vie... Tu m’as tuée, mon chéri.
  
  Elle soupira derechef, comme pour mieux savourer l’étrange bien-être que lui procurait la délicieuse lassitude de sa chair satisfaite. Deux cernes voluptueux soulignaient ses yeux.
  
  Elle demanda :
  
  - Tu n’es pas fatigué, toi ?
  
  - Non, mais j’ai faim.
  
  Il passa ses doigts sur son menton râpeux.
  
  - Et je voudrais me raser, ajouta-t-il.
  
  Il lui colla un bref baiser sur le rond de l’épaule, se leva d’un bond, marcha vers la fenêtre. Conchita le regarda, émue par la rude et virile beauté de son corps athlétique.
  
  - Prends ta douche, dit-elle. Je vais préparer le café pendant que tu fais ta toilette. Il y a un rasoir électrique dans l’armoire de la salle de bains.
  
  - Te dérange pas, je ferai ma toilette à l’hôtel et je me ferai servir le petit déjeuner dans ma chambre. Repose-toi plutôt.
  
  - Mais non, il n’en est pas question ! lança-t-elle. Je croyais que Victor t’avait mis au courant.
  
  - Victor ?
  
  - Victor Kissuah, oui. Il est bien entendu que je ne te quitte plus d’une semelle, mon chéri. Je te conduirai à ton hôtel pour que tu puisses régler ta note et prendre ta valise, et nous reviendrons ici en attendant notre départ pour la Suisse.
  
  - J’ignorais.
  
  Il enfila son slip, se tourna vers le lit :
  
  - Tu es chargée de me surveiller, en somme ?
  
  - Maintenant que tu connais ses projets, Kissuah juge qu’il est préférable que je reste en ta compagnie. Est-ce que cela te contrarie ?
  
  - Même si je te répondais oui, tu ne me croirais pas, dit-il avec un tendre sourire. Ce qui me désole, c’est de t’imposer une telle corvée.
  
  - J’ai toujours eu l'esprit de sacrifice, ironisa-t-elle. C’est un besoin chez moi. J’ai un fond d’idéalisme qui doit venir de mon sang espagnol. Je ne suis heureuse que quand je mets ma beauté et ma féminité au service d’une cause.
  
  - Admirable ! persifla Francis. Tu n’as jamais parlé de cela à un psychanalyste ? Il te ferait de curieuses révélations sur toi-même, j’en suis sûr.
  
  - Quelles révélations ?
  
  - Il te démontrerait que ton idéalisme n’est en définitive qu’un alibi... Comme ta sensualité vorace est en contradiction avec les principes de moralité qui ont marqué ton enfance, tu triches avec toi-même et tu te retranches derrière ton idéalisme pour donner libre cours à tes instincts de bacchante.
  
  - Tu parles comme un savant, mon chéri. Mais ce que tu viens de dire peut s’appliquer à toi aussi. Tu m’as raconté l’autre soir que tu avais choisi l’aventure pour conquérir ta liberté intérieure. C’est aussi un alibi.
  
  - Vraiment ?
  
  - Oui, j’y ai réfléchi. La liberté intérieure, ça ne veut rien dire. Ce sont les esclaves qui ont besoin de leur liberté intérieure. Un homme vraiment libre est libre sur tous les plans. Tu aimes l’aventure parce que tu es un homme foncièrement brutal, violent, dominateur et orgueilleux.
  
  Il ne put s’empêcher de rire.
  
  - Tu as peut-être raison, concéda-t-il. En tout cas, je suis plus honnête que toi : je n’ai pas besoin d’une cause sacro-sainte pour faire ce qui me plaît. J’aime la vie dure et la bagarre, c’est un fait, mais ne t’imagine pas que je suis fou de joie parce que je vais risquer ma peau pour le Ghana !
  
  - Nous sommes faits pour nous entendre, approuva-t-elle, visiblement captivée par le tour inattendu que la conversation avait prise. Il paraît que les grands amoureux sont presque toujours des cyniques.
  
  Coplan ne répondit pas. Se tournant vers la fenêtre, il s’étira en étendant les deux bras.
  
  - Cette maison est épatante, constata-t-il. On se croirait au bout du monde, en pleine solitude. Nous ne sommes pourtant pas loin de la mer, je suppose ?
  
  - La plage est à dix minutes. Nous sommes sur le territoire de Saint-Idesbald... Je me sens mieux ici que dans le voisinage immédiat de notre ami Kissuah. Je ne suis jamais très rassurée quand il tourne autour de moi.
  
  Coplan la regarda :
  
  - Sans blague ? Il te fait la cour ?
  
  - Oui, et cela me met dans une situation parfois difficile. D’après mon frère, c’est un obsédé sexuel, un véritable satyre. Malheureusement, il n’est pas mon type. Autant j’admire son intelligence et son courage, autant il me dégoûte physiquement.
  
  - Pour un homme politique, l’obsession sexuelle est une dangereuse faiblesse, émit Francis.
  
  Puis, riant de bon cœur, il s’exclama :
  
  - Tu luttes pour la révolution au Ghana et tu es raciste ! C’est un comble !
  
  - Je ne suis pas raciste, protesta-t-elle, j’ai mes préférences, ce n’est pas la même chose. Quand un homme m’attire, cela m’est bien égal qu’il soit jaune, noir ou blanc. Mais quand il ne m’attire pas, la couleur de sa peau n’y change rien.
  
  Elle repoussa le drap, se glissa hors du lit, alla chercher un peignoir jaune d’or dans la salle de bains.
  
  - Quant au Ghana, reprit-elle en nouant la ceinture de son peignoir, c’est une autre histoire...
  
  Ramenant à deux mains ses cheveux sombres dans sa nuque, elle fit saillir son buste. Les deux pointes de ses seins tendirent l’étoffe légère du vêtement.
  
  - Notre association avec le groupe de Kissuah découle d’une affaire que mon frère et James Brown ont traitée avec le docteur Bawo Damah... Business is business, comme on dit. Il ne faut rien négliger quand on veut qu’une bonne affaire réussisse.
  
  - C’est bien mon avis, appuya Coplan.
  
  Il fut sur le point de glisser une question au sujet des arrière-plans financiers de Bawo Damah, mais il se ravisa. Conchita était trop fine mouche pour tomber dans le panneau. Et, du reste, les propos qu’elle tenait depuis un moment n’avaient peut-être pas d’autre but que d’exciter la curiosité du soi-disant Cousteix.
  
  Il se dirigea vers la salle de bains.
  
  - Je vais prendre ma douche, dit-il. Tu n’oublies pas le petit déjeuner ?
  
  - Je m’en occupe, seigneur et maître, répondit-elle, souriante.
  
  Sous le jet d’eau de la douche, Francis se fit la réflexion que la combine inventée par le méfiant Kissuah allait lui compliquer salement l’existence. Le Vieux devait être informé le plus rapidement possible de la situation telle qu’elle se présentait maintenant, compte tenu des éléments fournis par l’entrevue de la veille. Mais comment faire ? La présence permanente de Conchita excluait toute possibilité de contact avec Paris.
  
  
  
  
  
  Conchita rangea sa Chevrolet devant le casino d’Ostende, dans l’unique emplacement qui se trouvait libre au parking.
  
  La montre du tableau de bord indiquait 17 heures 40.
  
  Conchita murmura :
  
  - Je préfère ne pas me montrer au Wellington. Je t’attends dans la voiture, mais ne me laisse pas moisir.
  
  - Le temps de faire ma valise et de régler ma note, promit-il en débarquant.
  
  Il contourna la rampe de pierre qui séparait l’entrée latérale de l’hôtel et l’esplanade.
  
  En passant devant le comptoir de la réception, il pria le portier de lui établir sa note. Puis, s’engouffrant dans l’ascenseur, il donna le numéro de sa chambre au jeune liftier.
  
  Dès qu’il fut dans la chambre, il prit un bloc de papier à lettres et un stylo-bille. En dépit des risques que cela comportait, le seul moyen d’avertir simultanément le Vieux et Frantz Faldis était d’envoyer un message à ce dernier, message qui serait confié (avec un bon pourboire) à la femme de chambre pour qu’elle aille le poster après son service.
  
  S’installant à la table, Coplan se mit à écrire. Mais à peine avait-il rédigé les premiers mots de son rapport qu’un bruit à peine audible attira son regard vers la porte. Étonné, il vit l’huis tourner doucement sur ses gonds... laissant apparaître Fondane.
  
  - Mince, lâcha Coplan, les traits éclairés par une vive satisfaction, c’est le ciel qui t’envoie !
  
  Un sourire distendit la bouche de Fondane.
  
  - Non, chuchota-t-il en refermant la porte, c’est le Vieux. Je commençais d’ailleurs à me poser des questions à votre sujet. Je surveille votre chambre depuis l’aube... Dites donc, c’est la belle pépée de la Chevrolet qui vous a tenu la jambe, si j’ose ainsi m’exprimer ?
  
  Il montra le lit qui n’avait pas été défait.
  
  Coplan opina, expliqua :
  
  - Elle est chargée de contrôler mes faits et gestes, ce qui ne me facilite pas le travail. Je commençais justement un rapport que je comptais acheminer via Bâle. Mais puisque te voilà, ça m’arrange beaucoup mieux. J’espère que la jolie brune ne t’a pas aperçu ?
  
  - Pour qui me prenez-vous? J’ai une chambre ici même.
  
  - Bon, ouvre tes deux oreilles, j’ai des tas de choses à raconter...
  
  Très succinctement, mais sans omettre certaines précisions utiles, Coplan relata à son adjoint les informations qui devaient être portées à la connaissance du Vieux. Ensuite, il donna des instructions pour Frantz Faldis.
  
  - En agissant avec le maximum de célérité, conclut-il, tu peux faire le trajet Ostende-Paris-Bâle en vingt-quatre heures et me précéder en Suisse.
  
  - Pas de problème, acquiesça Fondane. Pour votre gouverne, le Vieux vous signale que les renseignements obtenus sur la firme Brown alias Saverine ne sont pas mauvais. Le Brown en question entretient d’excellents rapports non seulement avec la chambre de commerce de Chicago mais aussi avec l’attaché commercial des U.S.A. au Mexique. Bref, il se pourrait que Washington fût dans le coup.
  
  - Je ne le pense pas, émit Coplan. Si mes deux Ghanéens avaient l’appui direct de la Maison-Blanche, ils me l’auraient laissé entendre à demi-mots.
  
  - En définitive, vous n’avez rien de neuf à ce sujet ?
  
  - Non, le mystère reste entier.
  
  - ls doivent être drôlement habiles., vos deux Africains, jugea Fondane. Pour résister à votre dialectique, il faut être malin.,
  
  Coplan hésita une seconde.
  
  - A vrai dire, murmura-t-il, je me demande s’ils sont habiles. Kissuah est dévoré d’ambition et son compère est rusé comme un diplomate, mais ils n’ont ni l’un ni l’autre de vraie formation révolutionnaire. En revanche, je suis persuadé que ceux qui manipulent ces deux Noirs sont des spécialistes chevronnés. De toute manière, en déclenchant une enquête au sujet de Kissuah, le Vieux découvrira sans doute si ce zèbre est une émanation de Washington, de Londres ou de Moscou. L’objectif de ce putsch étant de jeter les agents de Pékin hors du Ghana, la Chine ne peut plus être suspectée.
  
  - C’est un point acquis, et c’est mieux que rien. L’opération Liliane progresse...
  
  - Maintenant, débine-toi, que je fasse ma valise, abrégea Coplan. Minute, je vais vérifier si la voie est libre.
  
  Il alla ouvrir la porte, jeta un rapide coup d’œil dans le couloir, fit un signe de tête pour signaler à son assistant qu’il pouvait quitter la chambre.
  
  Ensuite, après avoir jeté dans les W.C., la feuille de papier sur laquelle il avait écrit les premiers mots de son rapport, il rassembla promptement ses effets dans sa valise, descendit à la réception pour payer sa note, sortit de l’hôtel et rejoignit Conchita.
  
  - C’est bien, dit-elle. Tu es un homme expéditif.
  
  Elle lança le moteur de la Chevrolet.
  
  Lorsqu’ils arrivèrent à la petite maison de Saint-Idesbald, ils aperçurent une Opel grise qui stationnait sur le côté de la bicoque,
  
  - C’est mon frère, annonça Conchita, je reconnais l’Opel.
  
  Ils débarquèrent.
  
  Juan Gandaras était invisible. Conchita appela, puis actionna le klaxon de l’Opel.
  
  Juan apparut quelques instants plus tard au sommet de la dune, les deux mains dans les poches, un sourire aux lèvres.
  
  - J’ai trouvé porte de bois, dit-il, et j’en ai profité pour me balader. C’est un coin sensationnel. Si je me marie un jour, je reviendrai ici en voyage de noces...
  
  Il décocha un clin d’œil à Coplan et ajouta :
  
  - C’est un endroit rêvé pour se payer du bon temps, non ?
  
  - Assurément, dit Francis, mais ça dépend de la compagnie.
  
  - A ce point de vue-là, vous n’avez pas à vous plaindre, j’imagine?
  
  - Questionnez votre sœur, c’est elle que ça regarde.
  
  - Oh, pas la peine ! Je la connais comme si je l’avais faite ! J’étais encore à vingt mètres quand j’ai compris en la voyant qu’elle était satisfaite de votre collaboration. Sur ce chapitre-là, nous avons eu la main heureuse. J'espère que le reste sera à l’avenant !...
  
  Coplan laissa tomber. Conchita, dévisageant son frère, lui demanda :
  
  - C’est pour nous raconter ces stupidités que tu es venu ?
  
  - Hélas, non. C’est pour vous annoncer que nous partons ce soir pour la Suisse. Le docteur Damah sera du voyage, et nous utiliserons la Chevrolet. Rendez-vous à 22 heures précises.
  
  Goguenard, il monta dans l'Opel et démarra. Coplan se tourna vers Conchita. Les sourcils arqués, il grommela :
  
  - Je ne sais pas ce que je lui ai fait, mais j’ai l’impression qu’il ne m’aime pas beaucoup.
  
  - Il est jaloux, dit Conchita d’un air tout à fait naturel. C’est toujours pareil : quand je suis amoureuse d’un homme, il fait la gueule. Pour lui, je suis toujours sa petite sœur.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Curieux, marmonna-t-il, vraiment curieux... Que Kissuah soit amoureux de toi, c’est normal. Que mister Brown et le docteur Damah aient également le béguin pour toi, c’est également dans l’ordre des choses. Mais ton frère...
  
  - Comment sais-tu que Brown et Damah ont le béguin pour moi ? fit-elle avec une pointe de défi dans la voix.
  
  - Je sens ces choses.
  
  - Eh bien, profite de ton avantage, dit-elle en riant.
  
  Elle lui prit la main, l’entraîna vers la porte d’entrée de la petite maison.
  
  - Nous allons nous taper plus de six cents kilomètres de voiture cette nuit, murmura-t-elle. Une petite heure de sieste ne nous fera pas de tort, n'est-ce pas ?
  
  Elle ajouta d’une voix plus grave, empreinte de mélancolie :
  
  - Nous passerons encore trois jours ensemble en Suisse, et après ce sera fini. Nous ne nous reverrons peut-être plus jamais.
  
  - C’est ça, l’aventure, laissa tomber Francis d’un air fataliste, détaché, presque indifférent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Il faisait jour quand ils arrivèrent à Bâle.
  
  L’interminable voyage s’était déroulé sans le moindre incident, mais dans une ambiance plutôt morose. Juan avait tenu le volant durant tout le trajet, sans desserrer les dents. Assis à côté de lui, Coplan, non moins taciturne, avait profité de l’occasion pour réfléchir et pour faire mentalement le point. Il avait de plus en plus l’impression qu’il était engagé dans une aventure qui ressemblait fort à un guêpier, car les quelques confidences du rusé Kissuah en disaient long à ce propos. Ce n’était pas en qualité de mercenaire que les Ghanéens l’avaient embauché, c’était bel et bien en qualité de domestique voué aux basses besognes. Les actions les plus répugnantes et les plus dangereuses du coup de force lui seraient confiées, jusqu’au moment où on se débarrasserait de lui comme on se débarrasse d’un témoin trop gênant. En période de troubles révolutionnaires, une balle perdue arrange bien des choses. Et la brousse africaine digère aisément les cadavres encombrants. Qui sait ? Juan Ganderas serait peut-être ravi d’exécuter de ses propres mains l’amant de sa sœur ? Sa tortueuse jalousie n’excluait pas cette éventualité.
  
  Bref, Francis avait eu largement de quoi s’occuper l’esprit.
  
  Sur le siège arrière, tassé dans le coin de droite, Bawo Damah avait somnolé, frileusement enveloppé dans un plaid écossais dont il s'était muni. Fragile des poumons, il se méfiait de l’humidité et de la fraîcheur de la nuit.
  
  Dans l’autre coin, vêtue d’un manteau de voyage gris-clair, Conchita s’était abandonnée à ses rêves.
  
  Lorsque la Chevrolet s’arrêta finalement devant l’hôtel Freiburg, dans une petite rue discrète située près de la Gare Centrale, les quatre voyageurs qui en descendirent étaient passablement abrutis.
  
  Deux chambres avaient été réservées au Freiburg : une pour Freddy Cousteix, une autre pour Conchita Gandaras.
  
  Après avoir débarqué les bagages et pris ensemble le petit déjeuner, le quatuor se scinda : Juan et le docteur Bawo Damah continuaient leur chemin vers Berne.
  
  Coplan demanda à Conchita :
  
  - Quel est le programme des festivités ?
  
  - Repos, répondit-elle. Juan nous rejoindra demain avec ton argent et, le jour suivant, vous prendrez un avion pour l’Afrique. Si tu as des achats à faire au point de vue équipement, je m’en occuperai avec toi.
  
  Ils prirent possession de leurs chambres respectives - qui étaient voisines - mais Conchita ne resta dans la sienne que le temps de défaire sa valise. Elle s’amena chez Coplan avec sa trousse de toilette et son linge.
  
  Francis était déjà en petite tenue.
  
  - Je me fais couler un bain, dit-il. Un bain chaud, puis une douche froide, rien de tel pour se remettre d’aplomb. On se sent un peu vaseux après dix heures de voiture, non ?
  
  - Oui, je me sens complètement engourdie. Si ça ne te dérange pas, nous prendrons notre bain à deux ?
  
  - Je ne suis pas sûr que ce soit le bon moyen pour chasser ta fatigue, railla-t-il. Et, de plus, tu vas scandaliser les gens de l’hôtel.
  
  - Je ne suis pas fatiguée, rectifia-t-elle, je suis engourdie, ce n’est pas la même chose. Quant aux gens de l’hôtel, ils sont d’une discrétion, d’un tact à toute épreuve. Nous les connaissons bien, c’est toujours ici que nous descendons quand nous venons en Suisse…
  
  
  
  
  
  En fin d’après-midi, ils firent une promenade à pied jusqu’à la cathédrale, histoire de prendre un bol d’air en contemplant le célèbre panorama du Rhin.
  
  Ils dînèrent au Locanda, et ils revinrent à l’hôtel, pour se retrouver dans le lit où ils avaient pratiquement passé toute la journée.
  
  A mesure que les heures passaient, la mélancolie langoureuse de Conchita se muait en tristesse.
  
  Sa fougue charnelle maintenant apaisée, repue de plaisir et de volupté, elle était rêveuse et tendre, apparemment heureuse de goûter dans les bras de Francis une détente pleine de douceur.
  
  - Pendant tout le voyage, murmura-t-elle, je n’ai fait que penser à toi. A toi et à moi... Une idée bizarre m’est venue. C’est même plus qu’une idée, je crois... Un pressentiment, un avertissement... J’ai eu l’impression qu’une voix me disait : Conchita, tu es en train de rater ta vie, tu gâches en ce moment même la vraie chance de ta vie...
  
  Elle se tut. Coplan resta silencieux.
  
  Après un moment, elle reprit :
  
  - Je t’aime, Freddy. Je n’ai jamais éprouvé pour un homme ce que j’éprouve pour toi... J’ai été mariée, j’ai eu des amants - oh, moins que tu l’imagines ! - et je me connais bien. Je suis sûre de ne pas me tromper... Le vertige amoureux qu’un homme vous procure, c’est important pour une femme.. Mais quand cet homme éveille dans la chair d’une femme des émotions plus profondes encore que la volupté la plus parfaite, on passe sur un autre plan. Est-ce que tu me comprends ?
  
  - Je crois qu’il vaut mieux que je ne comprenne pas, dit-il simplement. La vie m’a appris qu’il ne fallait pas chercher à comprendre les choses qui ne mènent à rien.
  
  - Tu ne m’aimes pas ?
  
  - Je ne me pose pas la question.
  
  - Mais je te la pose, moi.
  
  - Dans une existence comme la mienne, il n’y a pas de place pour le romantisme.
  
  - Il s’agit d’une chose qui n’a rien à voir avec le romantisme.
  
  - Que tu dis !
  
  - Contrairement à ce que tu penses, je suis très réaliste.
  
  - On ne le dirait pas ! répliqua-t-il ironiquement. Tu nages en pleine illusion, tu brodes et tu enfourches des chimères... Le réalisme, ce n’est pas du tout ça !...
  
  - Qu’est-ce que c’est?
  
  - C’est l’histoire d’une certaine Conchita, ravissante jeune femme, qui est chargée par ses associés de contacter un individu et de le soumettre à quelques épreuves d’ordre... disons psychologique. Ces épreuves ayant été probantes, la dite Conchita est chargée ensuite de surveiller l’individu en question, en attendant la mise au point des missions que cet individu s’en ira accomplir au péril de sa vie dans un pays sauvage. Un point, c’est tout.
  
  - Les heures que nous avons vécues ensemble te laissent indifférent ?
  
  - Non, tu as dû t’en apercevoir, fit-il en souriant.
  
  - Tu ne me comprends pas. Je voudrais savoir si tu en garderas un souvenir.
  
  - Probablement... Une femme très belle, très ardente et qui fait bien l’amour, ça ne s’oublie pas. Mais enfin, pour l’instant, j’ai surtout l’impression que je suis en train de manger mon pain blanc avant mon pain noir, comme disait mon grand-père. Quand je jouerai de la mitraillette pour que ton copain Kissuah puisse poser ses fesses sur le trône du Ghana, ce sera moins drôle.
  
  - Tu renoncerais à ta vie d’aventurier pour m’épouser ?
  
  - Curieuse question.
  
  - Ce n’est pas une question, cette fois-ci; c’est une demande en mariage.
  
  - Tu plaisantes, non?
  
  - Non, je parle sérieusement.
  
  - Tu voudrais qu’on se marie tous les deux ?
  
  - Oui, après l’affaire du Ghana.
  
  Il laissa planer un long silence avant de répondre sur un ton un peu sarcastique :
  
  - Nous en reparlerons à ce moment-là, mon chou. Mais si j’ai un conseil à te donner, c'est de mettre un frein à ton imagination.
  
  Il eut un petit rire grinçant, ajouta :
  
  - N’oublie pas qu’avant de te conduire à l’autel, je dois faire sauter la prison gouvernementale d’Accra à la dynamite. Si deux ou trois détachements de soldats ghanéens me tombent sur le râble, ce ne sont pas des faire-part de mariage qu’il faudra faire imprimer pour moi.
  
  - Tu vas réellement risquer ta vie ? demanda-t-elle d’une voix sourde et tendue.
  
  - En principe, j’évalue mes chances à vingt pour cent... Ce qui veut dire que j’ai 80 chances sur cent de ne pas m’en sortir. J'ai une certaine expérience de ces opérations. Et le docteur Damah ne s’y est pas trompé non plus, le salaud. Il me verse un petit acompte avant, avec l’espoir de mettre la grosse partie de mon salaire dans sa poche. Ce n’est pas lui qui fait des projets d’avenir à mon sujet !
  
  Conchita médita ces paroles. Puis :
  
  - Je ne peux plus arrêter les choses maintenant, mon frère et Brown ne me le pardonneraient pas, et il est trop tard pour chercher quelqu’un pour te remplacer. Mais j’ai confiance... Je suis sûre que tu reviendras sain et sauf. Je prierai pour toi tous les jours.
  
  - Merci, j’en aurai besoin, railla-t-il. J'espère que les fétiches nègres du Ghana comprendront tes prières. En attendant, n’oublie pas que ton futur époux n’est en réalité que la cinquième partie d’un homme d’avenir et que les quatre autres cinquièmes sont entre les mains du destin.
  
  Sans tenir compte de la dernière phrase qu’il venait de prononcer, elle enchaîna :
  
  - Je serai à Rabat et c’est là que tu pourras me contacter après l’affaire du Ghana. Je n’ai pas le droit de te le dire, mais tu n’en parleras à personne. Nous avons un bureau dans cette ville ; cela s’appelle Mexintra, et notre représentant se nomme Youssef Galeb. Nous importons des denrées alimentaires au Maroc pour le compte du Fonds d’Aide Inter-américain... Tu retiendras ?
  
  - Mexintra, répéta-t-il.
  
  - Mexican International Trade, c’est le nom de la firme. En abrégé : Mexintra.
  
  - C’est enregistré.
  
  - Et toi, quelle est ton adresse?
  
  - Mon adresse ?
  
  - Ton domicile.
  
  - Décidément, tu n’as pas très bien saisi le genre de bonhomme auquel tu as affaire, ma chérie. Je n’ai ni domicile ni adresse. Rien dans les mains, rien dans les poches. J’ai quelques relations que je contacte de temps à autre quand je cherche du boulot, mais personne ne peut m’atteindre quand je ne le désire pas... Il y a belle lurette que les polices politiques de certains pays m’auraient mis la main au collet si j’avais pignon sur rue !
  
  - Mon frère m’a dit que tu avais quelqu’un, ici à Bâle, qui gérait tes biens.
  
  - Oui, un cousin auquel j’ai donné procuration pour mon compte en banque, mais c’est tout.
  
  - Comment s’appelle-t-il et où habite-t-il ?
  
  - Je te le dirai peut-être, mais pas maintenant. Par loyauté à son égard, je veux lui demander son autorisation. Les lois suisses interdisent qu'un citoyen helvétique joue le rôle d’homme-de-paille pour ouvrir un compte bancaire avec des fonds appartenant à un tiers.
  
  - Oui, c’est vrai, admit-elle. Nous sommes dans la même situation.
  
  - Je m’en doute. Le docteur Damah est évidemment parti à Berne pour deman,der à son homme-de-paille de retirer l’argent qui me sera versé demain ?
  
  - Oui, acquiesça-t-elle.
  
  Puis, revenant à son idée :
  
  - Je suis convaincue que tout se passera bien, car Kissuah et Damah ont préparé leur coup d’État depuis plusieurs mois et ils n’ont rien laissé au hasard. Néanmoins, comme il est difficile de prévoir exactement de quelle façon les événements vont se dérouler, je me sentirais plus tranquille si je connaissais le nom et l’adresse de ton cousin. Même si je devais quitter provisoirement le Maroc pour m’occuper de certaines choses à notre siège social de Mexico, je pourrais toujours te faire parvenir un message. Promets-moi de me donner ce nom et cette adresse avant que nous ne nous séparions...
  
  - D’accord, fit-il d’un air songeur. Mais, à ta place, je réfléchirais. Les meilleurs amants font les plus mauvais maris, c’est bien connu.
  
  Elle l’enlaça, se pressa contre lui avec une ferveur qui, à présent, était plus sentimentale que sensuelle.
  
  - Tu peux raconter tout ce que tu veux, voyou, vilain bonhomme, souffla-t-elle, câline, tu ne réussiras pas à me décourager. Quand j’ai décidé quelque chose, j’arrive toujours à mes fins.
  
  Elle le gratifia d’une pluie de petits baisers sur la bouche, sur les joues, sur les yeux, le front, le menton, puis sur le torse, descendant ainsi comme pour explorer tout son corps.
  
  - Quel dommage que je doive te quitter, soupira-t-elle.
  
  - Au fond, pourquoi dois-tu me quitter ? demanda-t-il. De nos jours, on rencontre bien souvent des femmes dans les groupes révolutionnaires. Fidel Castro avait tout un essaim de filles ravissantes parmi ses maquisards.
  
  - Oh, ça me plairait ! s’exclama-t-elle. Mais ce n’est pas possible dans ce cas-ci. Pour rejoindre l’état-major clandestin de Kissuah, il faut franchir secrètement la frontière du Ghana et je serais trop voyante. Juan lui-même n’ira pas plus loin qu’Abidjan.
  
  - C’est à Abidjan que je prends mon service ?
  
  - Oui... Naturellement, je ne t’ai rien dit. Même vis-à-vis de mon frère, tu fais celui qui ne sait rien.
  
  - Mais pourquoi ces cachotteries?
  
  - Kissuah a formellement exigé ces précautions. Il est hanté par l’idée que quelqu’un de son entourage pourrait le trahir.
  
  - Dans un sens, il n’a pas tort, admit Coplan, imperturbable. Mais au lieu de se méfier de ceux qui vont payer de leur personne, il ferait mieux de se méfier de ceux qui le poussent à une entreprise aussi périlleuse. Les provocateurs sont généralement du côté où il n'y a pas de risques. D’où viennent les appuis financiers dans cette affaire ?
  
  - Je n’en sais rien. J’ai essayé d’interroger mon frère à ce propos, mais il me jure qu’il ignore lui-même la provenance des fonds. C’est Saverine...
  
  Elle se reprit :
  
  - Je veux dire Brown, notre associé, qui traite avec les bailleurs de fonds. Juan pense que c’est un groupe financier de Chicago qui tire les ficelles. Comme le Ghana se met de plus en plus sous la coupe des Chinois, les Américains ont peur de perdre ce pays comme débouché.
  
  - C’est tout à fait plausible, reconnut Francis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Le lendemain, quand Conchita et Coplan entrèrent au bar de l’hôtel pour prendre l’apéritif avant de déjeuner, Juan Ganderas les y attendait, installé devant un Cinzano-Dry, dans un coin de la petite salle.
  
  Conchita s’étonna :
  
  - Tu es arrivé ce matin ?
  
  - Hier, un peu avant minuit, révéla Juan.
  
  Puis, tout bas, sur un ton sardonique :
  
  - J’ai frappé discrètement à la porte de ta chambre, mais tu devais dormir d’un sommeil très profond...
  
  Conchita se contenta de sourire et prit place à la table, à côté de son frère. Coplan s'assit en face d’eux, très décontracté, absolument indifférent au fait que Juan ne lui avait pas tendu la main.
  
  Le barman s’approcha. Conchita commanda un gin-fizz, Coplan un Cinzano blanc.
  
  Il n’y avait pas d’autres clients dans la petite salle. L’horloge ronde qui ornait le mur, derrière le comptoir du bar, marquait 12 heures 40. Dehors, le soleil brillait.
  
  Lorsque le barman eut servi les deux consommations, Juan extirpa un feuillet de papier de sa poche intérieure, le déplia, le tendit à Coplan sans dire un mot.
  
  C’était une formule de reconnaissance de dette, tapée à la machine.
  
  Tandis que Francis prenait connaissance du texte dactylographié, Juan dévissait en silence le capuchon de son stylo cerclé d’or. Coplan, sa lecture terminée, opina :
  
  - Parfait.
  
  Juan lui donna le stylo en disant :
  
  - Vous me signez ce papier, comme convenu, et dans le courant de l’après-midi, à l’heure de votre choix, nous irons voir votre homme de confiance pour que je lui verse la somme qui vous revient.
  
  Coplan regarda le Mexicain droit dans les yeux.
  
  - Je crois que vous avez mal compris les instructions de mister Brown. J’irai seul chez la personne qui gère mes biens. C’est d’ailleurs la raison d’être de ce papier. Sinon, à quoi servirait-il ?
  
  - Vous avez l’air d’attacher une grande importance à votre incognito, persifla Juan. Au point où nous en sommes, votre méfiance me paraît étrange.
  
  - C’est une question de fair-play.
  
  - Ah oui ? A quel point de vue ?
  
  - Est-ce que je vous demande le nom de la personne qui a prélevé cet argent sur son compte bancaire, moi ?... La provenance réelle de cet argent, c’est votre affaire. Sa destination, c’est la mienne.
  
  Juan essaya de crâner :
  
  - Et si je refusais de vous remettre l’argent ?
  
  Coplan posa ses deux coudes sur la table.
  
  - Écoutez, Juan Gandaras, proféra-t-il d’une voix sourde, je vais vous dire une fois pour toutes ce que je pense de votre façon de vous comporter avec moi. Votre sympathie ou votre antipathie, je m’en fiche comme de ma première culotte. Mais je vous mets en garde : je n’ai jamais toléré qu'on me parle de haut, et personne ne m’a jamais marché sur les pieds. Votre argent, vous pouvez vous le mettre où je pense. Je ne suis pas un petit chien qui fait le beau pour avoir son morceau de sucre. C’est clair ?
  
  Juan eut un sourire mi-figue mi-raisin :
  
  - Vous êtes trop susceptible, Cousteix. Je plaisantais...
  
  - Je n’apprécie pas ce genre de plaisanterie.
  
  - Bon, bon, signez ce papier, je vous donnerai l'argent.
  
  - L’argent d’abord, exigea Francis, froidement.
  
  Le sourire jaune de Juan s’accentua, mais il tira de sa poche une enveloppe brune qu’il déposa devant Coplan. Celui-ci, impassible, prit l'enveloppe, l’ouvrit, se mouilla posément deux doigts de la main droite pour compter les banknotes sans les retirer de l’enveloppe.
  
  - O.K. Le compte y est, fit-il en empochant l’argent.
  
  Après quoi, il signa le papier, le poussa vers Juan, lui restitua le stylo.
  
  Puis, vidant son verre de Cinzano, il annonça :
  
  - Je vous retrouve ici à 16 heures. Et merci pour l’apéritif.
  
  Il se leva, quitta le bar sans se retourner.
  
  
  
  
  
  Ayant pris un taxi devant la Gare Centrale, Francis se fit conduire à la Badischer Bahnhof, une autre gare située de l’autre côté de la ville.
  
  Là, après une courte balade de dépistage, il entra dans un café pour donner un coup de téléphone. Ensuite, à pied, il se dirigea vers le domicile de Frantz Faldis.
  
  Comme d’habitude, l’accueil de Faldis fut cordial.
  
  - Ton coup de fil tombait à pic, dit-il en guidant Francis vers le living. Fondane nous avait annoncé ta visite, mais sans préciser d'heure. Tu déjeunes avec nous, j’espère ? Nous allions justement nous mettre à table.
  
  - Si ça ne dérange pas la maîtresse de maison, j’accepte avec plaisir.
  
  Nicole protesta :
  
  - Je serais très vexée si vous refusiez, vous le savez bien ! Votre visite est toujours une telle joie pour nous.
  
  Faldis maugréa à l’adresse de sa femme :
  
  - Un peu de pudeur, madame. Au lieu de faire de l’œil à notre ami, vous feriez mieux de nous servir l’apéritif.
  
  Coplan intervint en esquissant un geste de la main :
  
  - Ne retardez pas le déjeuner pour moi, j’ai déjà pris l'apéritif.
  
  - Tu le prendras une seconde fois, trancha Faldis. De toute manière, nous devons attendre Fondane. Je l’ai alerté après ton coup de téléphone et il va s’amener. Il est arrivé ce matin, vers 10 heures, venant de Paris, complètement crevé, le pauvre. Il est allé dormir, mais j’ai promis de lui faire signe dès que j’aurais de tes nouvelles...
  
  
  
  
  
  Nicole apporta les verres et les bouteilles. Elle finissait de remplir les verres quand Fondane sonna.
  
  - Quelle vie ! soupira-t-il. Je n’ai pas fermé l’œil depuis 48 heures.
  
  Coplan enchaîna :
  
  - Et malgré cela, la mine toujours fraîche, le poil brillant, la prunelle claire ! Mes compliments !
  
  Fondane haussa les épaules d’un air écœuré. Il se laissa choir dans un fauteuil, accepta un verre de Dubonnet.
  
  Un silence plana pendant quelques instants dans la pièce. Et Coplan se rendit compte que son intuition ne l’avait pas trompé. En arrivant, il avait eu l’impression que la cordialité du ménage Faldis n’était pas exempte d’une sorte de tension. Du reste, le visage de Frantz était soucieux, anxieux même.
  
  Coplan demanda en scrutant le Suisse :
  
  - Qu’est-ce qui ne va pas ?
  
  - Fondane te le dira tout à l’heure, marmonna Faldis. Raconte-nous d’abord où en est l’Opération Liliane.
  
  - La seule chose positive, commença Francis, c’est qu’on m’a demandé en mariage. Contre toute attente, la belle Conchita Gandaras s’est prise à son propre jeu et elle s’est amourachée de moi.
  
  Fondane glissa :sur un ton sarcastique :
  
  - Avouez que vous avez fait tout ce qui fallait pour ça ! Quand je vous ai vus tous les deux, dans la Chevrolet, à Ostende, j’ai tout de suite compris. Vous l’avez sûrement chauffée à blanc ! Elle était radieuse et fondante comme une jeune mariée.
  
  - Je reconnais que je n’ai pas ménagé ma peine, admit Coplan avec une pointe d’amertume. Je sentais qu’elle marchait et je n’avais pas d’autre filon à exploiter. J’ai d’ailleurs fait le maximum pour lui tirer les vers du nez ; malheureusement, ça ne va pas loin. Elle ne sait pas elle-même qui finance le complot échafaudé par Kissuah. Elle croit que ce sont des financiers de Chicago.
  
  Faldis et Fondane échangèrent un regard. Fondane murmura :
  
  - C’est aussi l’opinion du Vieux. La position du sieur Brown, alias Saverine, permet de penser qu’il agit effectivement pour le compte des Américains. Les trusts de Chicago sont fous de rage de voir que leur ancien poulain, le chef du Ghana, les trompe avec la Chine communiste. Les politiciens de Washington ont l’habitude d’être cocus, mais les businessmen de Chicago sont beaucoup moins complaisants.
  
  - Oui, apparemment cette hypothèse est plausible, concéda Coplan. Ramener le Ghana dans l’orbite des États-Unis est un objectif valable. Néanmoins, je n’y crois pas. Je n’y crois pas pour deux raisons : primo, les financiers de Chicago n’oseraient pas se lancer dans une aventure pareille sans avoir l’accord de la Maison-Blanche. Or, si la Maison-Blanche avait donné le feu vert, même secrètement, la C.I.A. et le Pentagone seraient dans le coup pour superviser les opérations. Je n’ai pas l’impression que ce soit le cas. Secundo, les Américains ont un principe auquel ils ne dérogent pour ainsi dire jamais : quand ils se servent d’un homme politique, ils en choisissent un qui a du prestige aux yeux de ses compatriotes conservateurs. Jamais les grosses légumes de l’industrie américaine ne s’amuseraient à miser sur un type aussi marqué que Kissuah. Non seulement celui-ci a déjà raté un putsch, mais il est archi-grillé dans son propre pays. Ce sont les communistes qui utilisent les exilés politiques.
  
  Ces arguments impressionnèrent Faldis et Fondane.
  
  Nicole profita du silence pour demander aux trois hommes de passer à table. En se levant, Coplan sortit de sa poche l’enveloppe que Juan Gandaras lui avait remise. Il la donna à Faldis en marmonnant :
  
  - Cinq mille dollars... C’est un acompte sur mon salaire. Tu demanderas au Vieux ce que tu dois en faire.
  
  Faldis opina, alla glisser l'enveloppe dans le tiroir de l’un des meubles du living.
  
  Dès qu’ils furent attablés, la conversation reprit. Coplan annonça :
  
  - Je prends l’avion, demain, à destination d’Abidjan. De là, je franchirai clandestinement la frontière pour rejoindre, je ne sais où, l’état-major de Kissuah en territoire ghanéen. Après, vogue la galère...
  
  Faldis, tout en croquant un radis, répondit :
  
  - Fondane m’a remis la liste des antennes dont tu pourras te servir en cas de nécessité absolue. En Côte-d’Ivoire, pas de problème : le service y est bien outillé. Au Togo, ça peut aller aussi. En Haute-Volta également. Mais, au Ghana, c’est maigre. En fait, nous n’avons que deux correspondants bénévoles dans ce pays : un à Accra, naturellement, et un autre à Kumasi, mais ce dernier est presque toujours en voyage. Je te donnerai la liste tout à l’heure.
  
  - C’est mieux que rien, acquiesça Francis. Je suppose que les ordres du Vieux demeurent valables ?
  
  C’est Fondane qui confirma :
  
  - Oui, hélas... Si vous aviez réussi à obtenir des informations absolument sûres et précises au sujet des commanditaires de Kissuah, les choses en seraient restées là. Mais comme ce n’est pas le cas, l’Opération Liliane continue. Avec les mêmes consignes...
  
  Il ajouta d’une voix morne :
  
  - Mais dans des conditions beaucoup plus infectes, car j’ai un drôle de message à vous transmettre de la part du Vieux… Je ne sais pas l’effet que ça va vous faire : le Vieux a été obligé de prévenir le Foreign Office de Londres.
  
  Coplan déposa son couteau, avala la bouchée de pain qu’il était en train de mastiquer. Regardant tour à tour Faldis, Nicole et Fondane, il articula, incrédule :
  
  - Le Vieux a fait savoir aux Anglais que Kissuah se préparait à fomenter une révolution au Ghana ?
  
  Fondane confirma :
  
  - Oui, exactement. Et cela signifie que vous avez neuf chances sur dix d’être coincé avec toute cette clique de conspirateurs.
  
  Coplan hocha lentement la tête.
  
  - Pas à dire, fit-il entre ses dents, il a de l’estomac, le Vieux. Mais pourquoi diable a-t-il agi de la sorte ?
  
  - La conjoncture politique, d’une part, dit Fondane, la personnalité de Kissuah d’autre part. Nous avons retrouvé le dossier de Kissuah aux archives de l’ancienne section des territoires d’Outre-mer. Kissuah a séjourné en France, comme étudiant, vers les années 1953. Il a été expulsé à cause de son action subversive et c’est à ce moment-là qu’il a renoncé à sa nationalité de Togolais pour devenir Ghanéen. Il est allé achever ses études en Angleterre, puis aux États-Unis. Sa haine de la France est quasiment maladive, et on le juge très dangereux.
  
  - Et alors ? s’étonna Coplan.
  
  - Minute, continua Fondane. Compte tenu de la mentalité de Kissuah, son coup d’État pourrait avoir des répercussions dans les pays voisins du Ghana, répercussions extrêmement néfastes pour nous. Même s’il échouait, comme la première fois, ce serait dangereux. Les troubles en Afrique noire, c’est comme les incendies dans le Var : ça se propage à une vitesse folle et ça fait des dégâts. Bref, la France a intérêt à s’arranger en douce pour que cette conspiration soit démolie.
  
  - Mais, grands dieux, qu’est-ce que je vais faire dans ce merdier, moi ? ricana Francis.
  
  - Essayer de découvrir, pour notre compte à nous, quelle est la main qui agite ce redoutable guignol de Kissuah. A cet égard, les exigences du Service n’ont pas changé, stipula Fondane.
  
  - Est-ce que le Vieux a informé Londres du rôle que je joue dans cette affaire ?
  
  - Non, dit Fondane, il s’est bien gardé de révéler qu’il avait infiltré un de ses agents parmi les rebelles.
  
  - Comment s’y est-il pris pour prévenir les Britanniques ?
  
  - Par la voie d’un envoyé spécial qui a fait état d’un renseignement provenant d’une source non contrôlée mais généralement bien informée.
  
  - J’adore cette formule, soupira Francis.
  
  Puis, philosophe :
  
  - Tout compte fait, je préfère savoir ce qui m’attend... Je me demande néanmoins si le Vieux se rend bien compte de la situation dans laquelle il me met ? D’une part, pour mériter la confiance de Kissuah, je suis forcé de jouer le jeu à fond et de remplir mon contrat au service des rebelles. D’autre part, tout est mis en œuvre, dans la coulisse, pour casser la tentative de Kissuah et contrer l’action des rebelles. Avouez que c’est un drôle de truc, non ?
  
  Faldis grommela :
  
  - Ce n’est pas une mission, c’est un traquenard. Et le Vieux, comme on le connaît, ne reculera devant rien pour étouffer dans l’œuf cette révolution qu’il juge inopportune. A ta place, mon bon Francis, j’ouvrirais l’œil. Tu te trouves pris en tenaille dès le départ, c’est franchement moche.
  
  Coplan ne répondit pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Dans l’étrange lumière opaline du jour naissant, le DC-8 se posa majestueusement sur la piste principale de l’aéroport de Port-Bouët.
  
  Les passagers de l’avion, un peu avachis par la longue immobilité du vol de nuit, attendirent que l’appareil se fût arrêté sur l’aire de débarquement. Alors, soulagés, ils firent sauter la boucle chromée de leur ceinture et ils se levèrent tous en même temps pour rassembler leurs bagages à main.
  
  Juan Gandaras essaya de défroisser son complet crème, jeta un bref regard vers Coplan qui, dans une rangée voisine, pliait posément les revues qu’il avait lues durant le trajet.
  
  Le contrôle de police fut attentif mais rapide. En revanche, les formalités douanières furent longues. Certains voyageurs, des Noirs qui rentraient d’Europe, avaient un nombre impressionnant de bagages que les douaniers indigènes tenaient à examiner de fond en comble.
  
  Finalement, un des préposés daigna tracer une croix de craie blanche sur la valise et sur la mallette de Coplan. Il put franchir la barrière et monter dans l’autocar qui assurait la navette entre l’aéroport et le terminal, au centre même d’Abidjan.
  
  Sa valise dans une main et sa mallette dans l’autre, Francis s’en alla à pied jusqu’à l’hôtel du Parc, au square Bressolles, où il prit possession de la chambre réservée au nom de Freddy Cousteix, ingénieur, de nationalité suisse.
  
  Il prit une douche, se rasa, se fit monter un plantureux petit déjeuner qu’il dégusta sans hâte.
  
  Un peu avant dix heures, il enfila un pantalon de tergal gris-perle, une chemise blanche, et il sortit.
  
  L’animation qui régnait dans les rues commerçantes de la ville le surprit. Depuis son dernier passage, Abidjan avait encore progressé à pas de géant. Le modernisme de la capitale, sa vitalité, sa prospérité s’étalaient avec une vigueur extraordinaire.
  
  A 11 heures précises, Francis pénétrait dans un luxueux immeuble commercial du boulevard Antonetti et là, dans un bureau situé au troisième étage, il retrouvait, comme convenu, Juan Gandaras. Quelques instants plus tard, mister Brown s’amenait à son tour. Vêtu d’un complet blanc impeccable, une serviette de cuir sous le bras, il paraissait en pleine forme.
  
  - Heureux de vous revoir, Cousteix, dit-il en tendant sa grosse main charnue.
  
  Il montra sa serviette et ajouta :
  
  - Je vous ai apporté de quoi vous occuper.
  
  Puis, se tournant vers Juan :
  
  - Tout est arrangé pour lundi soir, mais le rassemblement aura lieu demain, à 23 heures. Par conséquent, la meilleure solution serait de se retrouver ici même, demain soir, vers 22 heures. Qu’en pensez-vous?
  
  - D'accord, opina Juan.
  
  S’adressant derechef à Francis, Brown reprit :
  
  - Vous trouverez dans cette serviette une documentation technique relative au Volta Project. Vous savez probablement de quoi il s'agit ?
  
  - Grosso-modo, oui, répondit Coplan. J’ai dû lire une étude là-dessus, mais il y a déjà quelques années de cela. C’est l’aménagement de la Volta ?
  
  - Oui, la construction des barrages et des centrales électriques. Les travaux se poursuivent depuis bientôt huit ans et ils sont loin d’être terminés. Mais ce n’est pas pour une question de technique que je vous confie ce dossier, c’est pour que vous puissiez vous familiariser avec la géographie du Ghana... En parcourant les notes qui se trouvent dans le dossier, vous verrez qu’il y est fait mention du Camp 552. C’est là que vous serez cantonné en attendant le jour J et je vous demande d’étudier très attentivement la topographie de ce lieu et de ses environs. Vous verrez également un relevé de la région d’Akosombo où les Italiens sont en train d’installer un lac artificiel qui sera l’une des plus grandes réalisations mondiales du genre. Cette région jouera un rôle important dans nos opérations... D’ailleurs, puisque nous avons le temps, je vais vous donner quelques explications concrètes.
  
  Il ouvrit sa serviette, en retira un volumineux dossier, commença à déplier des cartes sur la grande table qui meublait la pièce.
  
  Pendant plus d’une heure, il commenta pour Coplan les documente que contenait la grosse chemise cartonnée. Francis ne put qu’admirer le nombre et la masse des informations détaillées que l’astucieux bonhomme avait réussi à rassembler.
  
  En guise de conclusion, Brown murmura :
  
  - Si j’en crois notre ami Kissuah, vous avez une mémoire d’éléphant, n’est-ce pas ? C’est le moment de l’exercer, car vous devrez me restituer ce dossier demain soir. Vous n’avez pas de questions à me poser?
  
  - Non, tout cela est très clair. Ou plutôt, si. En ce qui concerne le Camp 552, à quel titre vais-je m’y installer?
  
  - Au titre d’ingénieur. Comme vous venez de le voir, c’est à cet endroit que la Black Volta et la White Volta font leur jonction. Quelques équipes s’y livrent à des travaux divers qui n’ont pas d’utilité immédiate : prospection géologique, examen de la flore, etc. L’homme qui dirige ce secteur est un Ghanéen qui s’est rallié à notre cause. Nous sommes donc assurés d’une excellente couverture vis-à-vis des autorités administratives et, par surcroît, nous profitons de l’équipement du camp, ce qui nous permet d’organiser des rencontres à l’abri des curiosités intempestives.
  
  - Je vois, mais comment vais-je faire pour rejoindre le Camp 552? Dois-je m’y rendre par mes propres moyens ?
  
  - Non, non, ne bougez surtout pas ! Je vous donnerai d’autres renseignements demain soir.
  
  Il replia les cartes géographiques, reconstitua soigneusement son dossier, le remit dans la serviette de cuir, tendit la serviette à Coplan en disant :
  
  - Si vous avez des questions à me poser, dressez-en une liste. Nous examinerons cela demain.
  
  Il se frappa le front :
  
  - Ah, j’y pense ! Avant de revenir ici, demain soir, n’oubliez pas de liquider votre note d’hôtel. Et emportez vos bagages.
  
  Juan Gandaras, qui n’avait pas prononcé un seul mot jusque-là, précisa d’une voix légèrement sarcastique :
  
  - Ce sera un aller sans retour, Cousteix. Vous ne reviendrez pas à Abidjan et vous avez intérêt à laisser le moins de traces possible de votre passage dans cette ville.
  
  - Pour quelle raison ? Sauf avis contraire, ma situation me paraît parfaitement régulière dans ce pays. Mon passeport a été visé par la police de l’aéroport.
  
  - C’est bien exact, mais votre départ se fera d’une manière un peu différente et vous n’aurez pas de visa de sortie. Par conséquent, moins vous vous ferez remarquer, mieux cela vaudra.
  
  - Vous faites bien de me prévenir.
  
  Brown consulta sa montre.
  
  - Et maintenant, Cousteix, dit-il d’un air aimable, je ne vous retiens pas davantage. Nous avons encore pas mal de choses à régler ici.
  
  - Bien, je vous laisse, acquiesça Francis.
  
  La serviette de cuir dans la main, il quitta le bureau.
  
  A cet instant, l’ascenseur déposait sur le palier deux petits hommes sanglés dans des complets gris clair. Deux Chinois portant des lunettes à monture dorée, aux verres fumés.
  
  Ils ne jetèrent qu’un bref regard vers Coplan, mais ils attendirent, immobiles et muets, que l’ascenseur eût emporté celui-ci vers le rez-de-chaussée.
  
  
  
  
  
  Dehors, la lumière éclatante inondait le boulevard.
  
  Coplan eut un moment d’indécision. Pouvait-il prendre le risque de contacter immédiatement son collègue local du Service, l’agent A.F. 55 ? Ou bien devait-il laisser à ce dernier l’initiative ?
  
  Mais une troisième idée lui vint à l’esprit.
  
  Il fit demi-tour, pénétra derechef dans l’immeuble qu’il venait de quitter, reprit l’ascenseur jusqu'au troisième étage, alla frapper à la porte du bureau où il avait eu son entrevue avec Brown et Gandaras.
  
  C’est Juan qui vint ouvrir.
  
  - Eh bien, qu’est-ce qui se passe ? maugréa-t-il en fronçant les sourcils.
  
  - J’ai besoin d’argent, expliqua Coplan. Je n’ai que des francs suisses et les banques sont fermées aujourd’hui.
  
  - Venez par ici, fit le Mexicain en entraînant Coplan vers une petite pièce située à gauche par rapport au bureau principal.
  
  Malheureusement, la porte du local ou se tenait Brown était fermée.
  
  Juan remit une liasse de billets de banque à Francis en marmonnant :
  
  - Tenez compte de cet argent, car nous le déduirons de votre prime.
  
  - N’ayez crainte, je ne suis pas un tapeur, répliqua Francis.
  
  Il empocha l'argent et il s’en alla.
  
  Trois minutes plus, tard, il débouchait de nouveau dans le boulevard.
  
  Il prit la direction de la place Lapalud, se mêla à la foule colorée qui sillonnait la grande artère, acheta des journaux à un kiosque, s’arrêta devant quelques vitrines.
  
  Lorsqu’il arriva à la Grand-Poste, sa conviction était faite : un jeune Noir en pantalon de toile et chemisette blanche l’avait pris en filature.
  
  Était-ce une créature de mister Brown ? Fort probablement... Et qui continuait la surveillance exercée précédemment par Conchita, de toute évidence.
  
  Brown avait de la suite dans les idées.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Ce même samedi, à 15 heures 30, alors que Coplan, enfermé dans sa chambre d’hôtel, étudiait les documents qui lui avaient été confiés par mister Brown, un avion de la BOAC, en provenance de Londres, amenait à Accra, capitale du Ghana, située à environ 400 km à l’est d’Abidjan, le major Lester Creeds, agent spécial du Foreign Office.
  
  gé de quarante-six ans, grand et mince, vêtu d’un élégant complet fil-à-fil gris, Lester Creeds avait cette allure à la fois raide et flegmatique de l’officier britannique en civil. Il en avait aussi le physique : visage rectangulaire, osseux, cheveux d’un blond tirant sur le roux, courte moustache et menton en galoche.
  
  A la vue du passeport diplomatique dont était muni le major, le policier du contrôle de l’aéroport lui décocha un petit salut et lui dit à mi-voix :
  
  - Vous êtes attendu, major. S’il vous plaît, voulez-vous passer par là…
  
  D’un signe discret, le policier alerta un de ses adjoints qui prit aussitôt en charge l’envoyé de Londres pour le guider vers un local réservé.
  
  Deux hommes attendaient effectivement l’agent du Foreign Office : un Noir, sanglé dans un costume beige, et un Blanc au faciès boucané par le soleil des Tropiques.
  
  Après un bref shake-hand, des présentations sommaires et quelques paroles de bienvenue, les trois personnages sortirent du bâtiment par une porte interdite au publie. Ils montèrent dans une limousine Bentley que pilotait un sergent de l’armée ghanéenne.
  
  Durant le trajet qui séparait l’aéroport de la ville, les trois hommes n’échangèrent que des banalités sur les climats respectifs du Ghana et de l’Angleterre.
  
  - Quand j’ai quitté Londres, dit Creeds, le ciel était orageux et il venait de pleuvoir à torrents. Je vois que c’est à peu près la même chose ici.
  
  Le ruban asphalté de la route, mouillé par une averse toute récente, brillait comme un miroir.
  
  Le Noir en costume beige - c’était le directeur de la Sûreté ghanéenne, et il se nommait Jarabuah – répondit :
  
  - Nous sommes au cœur de la saison des pluies, major.
  
  Il parlait un anglais un peu académique mais fort correct.
  
  Le major enchaîna en souriant :
  
  - Depuis quelques années, en Grande-Bretagne, la saison des pluies dure douze mois par an.
  
  Un quart d’heure plus tard, dans le bureau de Jarabuah, le major révéla le motif de sa démarche :
  
  - Je suis chargé de vous remettre officiellement une note verbale informant votre gouvernement qu’un complot est actuellement en préparation dans votre pays. Copie de ladite note sera déposée dans les 48 heures à votre ambassade à Londres afin de confirmer ma visite. Le coup de force dont il s’agit aurait comme objectifs l’assassinat de votre Président, la prise du pouvoir et le changement radical de la politique étrangère du Ghana.
  
  Le visage d’ébène du directeur Jarabuah se contracta imperceptiblement, ses yeux sombres se plissèrent.
  
  - Je vous remercie au nom de mon gouvernement, major, prononça-t-il d’une voix feutrée, sur un ton un peu solennel, en homme habitué aux rites de la diplomatie internationale.
  
  Creeds déposa sur la table du Noir un pli scellé.
  
  Jarabuah, affichant un calme presque ostentatoire, tira de sa poche intérieure un étui à cigarettes en or, l’ouvrit, le tendit au major puis à l’autre Blanc.
  
  En faisant jaillir la flamme de son briquet, le Noir demanda :
  
  - Votre communication indique-t-elle la source de cette information ?
  
  - Comme vous le verrez, dit Creeds, la source exacte n’a pas été citée. On nous assure cependant qu’elle offrirait de sérieuses garanties... En fait, le renseignement nous a été transmis par Paris.
  
  Jarabuah prit un coupe-papier pour décacheter le pli que le major lui avait remis. Tout en dépliant la note que contenait l’enveloppe, il murmura :
  
  - Les Français sont admirablement renseignés sur ce qui se passe en Afrique Noire...
  
  Il se mit à lire le document officiel du Foreign Office.
  
  Puis, redéposant la note :
  
  - L’information est bien vague, constata-t-il. Elle ne mentionne aucun fait précis, aucun nom... Des avertissements de ce genre, nous en recevons en moyenne trois ou quatre par an. Nous en tenons compte, cela va de soi, mais ce n’est pas suffisant pour justifier des mesures spéciales.
  
  Il esquissa un vague sourire, expira un nuage de fumée, reprit en dévisageant le major :
  
  - Il est de notoriété publique que notre Président est menacé en permanence. Les dernières rumeurs concernant son assassinat datent à peine de six mois. La presse américaine elle-même en a fait état... Mais la protection de notre chef est vigilante et efficace.
  
  - Êtes-vous au courant d’un mouvement d’opposition parmi les Ghanéens de l’extérieur ? s’enquit le major.
  
  - Vous êtes loin de compte, ironisa Jarabuah. Mes services, contrôlent, au bas mot, une dizaine de mouvements d’opposition en activité hors de nos frontières. L’exercice du pouvoir est une chose bien malaisée dans nos jeunes États. Chaque décision qui améliore le bien-être collectif de la nation suscite un nombre accablant de mécontents. Mais n’en va-t-il pas de même en Occident ?
  
  - Sans nul doute, admit le major. Je voudrais cependant vous demander si vous n’avez pas enregistré, au cours de ces dernières semaines, certains foyers d’agitation plus actifs que d’autres ?
  
  Jarabuah enfonça une touche de son interphone et réclama un dossier, qui lui fut apporté quasi instantanément par un de ses collaborateurs.
  
  Ayant parcouru un feuillet rouge qui se trouvait dans le dossier, il énonça :
  
  - Un seul fait à signaler durant les trois semaines qui viennent de s’écouler : un de mes compatriotes, le docteur Bawo Damah, économiste réputé, en exil volontaire à Londres, manifeste depuis peu une activité anormale. Il fréquente un importateur américain nommé Saverine, il séjourne en Belgique, en Suisse, et on le soupçonne d’avoir négocié clandestinement un achat d’armes et de munitions dont la facture aurait été payée par le débit d’un compte bancaire de Berne.
  
  Creeds ne voila pas l’intérêt que cette déclaration éveillait en lui :
  
  - Cette information recoupe la nôtre, dit-il. Le nom de Saverine a été mentionné par Paris. Cet individu a séjourné à Tanger sous le nom de James Brown... Mais, d’après vous, d’où viennent les fonds dont dispose le docteur Damah ?
  
  - En vérité, nous l’ignorons, répondit Jarabuah. Nous sommes évidemment victimes de la discrétion de notre surveillance... Mais j’ai pour principe que le contrôle personnel d’un individu prime tout. Grâce à cette méthode, je finis toujours par savoir la nature réelle du jeu de mes adversaires.
  
  - L’achat d’un stock d’armes et de munitions me paraît un indice très important, fit remarquer le major.
  
  - Nous ne sommes pas en Europe, rétorqua le Noir. En Afrique, tout le monde achète des armes. Et les courtiers américains profitent de l’aubaine.
  
  - Avez-vous des renseignements détaillés sur ce Saverine alias James Brown?
  
  - Non... Mais nous pourrions en obtenir, n’est-ce pas commandant Redfield ?
  
  Ainsi mis en cause, l'Anglais Redfield, conseiller de Jarabuah dans le cadre du Commonwealth britannique, marmonna :
  
  - Quand vous voudrez, monsieur le directeur. Je n’ai qu’un coup de fil à donner, Webster Kaning sera ici dans moins d’un quart d’heure. Je vous l’avais déjà proposé, d’ailleurs.
  
  - Oh, ce n’est pas urgent, persifla le Noir. Si ce Brown est en cheville avec les services américains, l’avis du représentant occulte de la C.I.A. ne m’inspire aucune confiance.
  
  - J’ai vu Kaning jeudi dernier, exposa Redfield. Il déplore sincèrement la politique du Président et le voyage de celui-ci à Pékin, mais il m’a juré que la Maison-Blanche n’avait qu’un seul objectif au Ghana : le maintien de l’ordre et la solidité du régime. Toutefois, il a attiré une fois de plus mon attention sur l’effervescence qui règne parmi les réfugiés ghanéens de la Côte-d’Ivoire et du Togo. A force d’expulser ses adversaires et de les contraindre à la fuite, le Président est en train de forger lui-même les milices qui le détruiront.
  
  Cette allusion ne fit pas plaisir à Jarabuah. Pinçant ses grosses lèvres charnues, il articula :
  
  - Je ne suis pas ministre, commandant. Je ne suis pas responsable de l’orientation politique de mon pays.
  
  - Mais vous avez la confiance du Président, rétorqua durement Redfield, et vous pourriez l’influencer si vous le vouliez. Je connais bien les Chinois, j’ai travaillé à Singapour à l’époque où vous étiez encore sur les bancs du collège d’Accra. Aussi longtemps que je serai à vos côtés, je vous répéterai que vous faites fausse route.
  
  Le teint du Noir avait viré au gris.
  
  - Ceci sort de notre sujet, Redfield, dit-il sèchement.
  
  - Ce n’est pas mon opinion, riposta l’Anglais, acerbe.
  
  Redfield, c’était indéniable, appartenait à la vieille école des fonctionnaires dévoués à l’ex-empire britannique. Il avait cette expression amère, aigrie, des hommes qui ont consacré leur vie à une cause perdue. Mais il avait du courage.
  
  Le major Creeds intervint pour dissiper la tension.
  
  - Un autre nom a été cité par Paris, dit-il. Un des leaders du complot serait Victor Kissuah.
  
  - Ah ? s’exclama Jarabuah. Voilà une bonne nouvelle ! Nous avons perdu la trace de Kissuah un peu avant la fin de l’année dernière, mais le voilà qui revient à la surface ! Où l’a-t-on retrouvé ?
  
  - A Tanger, en compagnie de Bawo Damah, révéla le major.
  
  - Pauvre docteur Damah, soupira le Ghanéen. Il méritait mieux que cela... On a raison de dire que l’ambition aveugle les gens les plus intelligents ! Si ce fou de Kissuah est dans le coup, mon gouvernement n’a pas grand-chose à craindre.
  
  - Vous ne tenez pas ce Kissuah pour un homme dangereux ? s’étonna le major.
  
  - Non, répondit Jarabuah. C’est un illuminé. Il a déjà essayé de monter un complot, et il nous a échappé de justesse. Mes services l’ont surveillé depuis lors jusqu’en décembre 1964... La plupart de mes collaboratrices de l’extérieur ont couché avec lui et je lui dois une bonne partie de ma documentation sur les exilés ghanéens. Kissuah est incapable de résister à une belle fille... C’est sa faiblesse, et ce sera sa perte tôt ou tard…
  
  
  
  
  
  Lorsque le major Creeds prit congé de Jarabuah, ce dernier congédia Redfield et convoqua un autre de ses collaborateurs, un Noir d’une trentaine d’années, d’une beauté sculpturale, au regard profond et impénétrable.
  
  - J’ai besoin de toi, Wokame, jeta le directeur de la Sûreté à l’arrivant. Je viens de recevoir un envoyé spécial du Foreign Office qui m’a annoncé officiellement qu’un nouveau coup dur se préparait contre nous. Le docteur Bawo Damah et Victor Kissuah font partie des conjurés... Tu vas mettre tous tes indicateurs en piste ; en outre, le moment est venu de lancer les filles que tu as en réserve... Je te donne carte blanche et un crédit illimité, mais je veux des renseignements dans un délai de 48 heures. Nous sommes bien d’accord ?
  
  - Bien, acquiesça Wokame.
  
  - Je fais mettre un avion militaire à ta disposition, et tu peux disposer de ma priorité sur le réseau spécial des télécommunications. Allez, en route !
  
  Wokame opina, se retira.
  
  Resté seul, Jarabuah alluma une cigarette. Il avait abandonné, son masque de personnage plein de calme et de sang-froid. Deux petites rides verticales creusaient son front juste au-dessus de son nez.
  
  Après un moment de réflexion, il décrocha son téléphone, demanda le chef de l’État-major.
  
  Quand il fut en communication avec ce dernier, il ordonna :
  
  - Une alerte est à prévoir, Hodoumah. A partir de 18 heures, aujourd’hui même, appliquez le plan F.D. à tous les échelons.
  
  - Entendu, monsieur le directeur, dit le général Hodoumah.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  A mesure que les heures du dimanche après-midi s’écoulaient, Coplan se faisait de plus en plus de mauvais, sang. Il devait absolument entrer en contact avec son collègue A.F. 55 pour lui transmettre les dernières informations, mais les circonstances ne lui offraient aucune possibilité exempte de risques.
  
  Devant l’hôtel, le jeune Noir qui l’avait pris en filature la veille était venu reprendre sa faction.
  
  Certes, Coplan aurait très facilement pu se dérober à cette surveillance. Brouiller une piste, semer un ange gardien, c’est l’enfance de l’art. Surtout dans une ville comme Abidjan. Seulement, une telle manœuvre aurait éveillé automatiquement la méfiance de Brown et de Juan Gandaras. Or, ce n’était pas le moment.
  
  Par bonheur, les événements se chargèrent de résoudre le problème.
  
  En effet, vers 20 heures, lorsque Coplan descendit au bar de l’hôtel pour prendre un Cinzano avant de dîner, il aperçut dans le hall un couple de voyageurs dont la vue le rassura : l’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, devait être un Libanais. Il avait une grosse figure replète, le teint sombre et la peau luisante. La femme, nettement plus jeune, était une ravissante brune aux yeux vifs et malicieux. Cette femme n’était autre que Suzy Lorelli, une des assistantes parisiennes de Francis.
  
  Le regard complice que Coplan et Suzy échangèrent fut trop bref pour être remarqué par un éventuel observateur. Néanmoins, ce simple coup d’œil leur permit de se dire ce qu’ils avaient à se dire.
  
  S’approchant de la réception, Coplan réclama sa note d’une voix tranquille et ferme, assez sonore pour être perçue par Suzy.
  
  - Qu’on me la monte dans ma chambre, spécifia Francis.
  
  Après quoi, il retourna dans sa chambre en ayant soin de ne pas refermer l’huis. Cinq minutes plus tard, Suzy se coulait subrepticement dans la pièce.
  
  - Alors ? fit-elle en tendant sa joue à son patron.
  
  - Je commençais à me faire des cheveux gris, avoua Coplan. Je quitte l’hôtel dans moins de deux heures, et sans esprit de retour. Je t’ai préparé un message en code où j’ai résumé l’essentiel des renseignements de dernière heure. Il faut absolument que le Vieux reçoive cette documentation dans le délai le plus bref. J’y ai noté les trois points géographiques où se trouvent actuellement les recrues de Kissuah. Sauf contre-ordre, je serai en territoire ghanéen d’ici deux ou trois jours... Je ne sais pas si je serai encore en mesure de maintenir la liaison, mais j’insiste sur l’adresse de ce bureau du boulevard Antonetti où j’ai rencontré Brown et Gandaras.
  
  - Tu ne sais toujours pas qui finance cette histoire ? demanda Suzy.
  
  - Non, je n’ai fait aucun progrès dans ce domaine-là.
  
  - C’est bien embêtant, murmura Suzy, le front soucieux. Le Vieux espérait encore... J’ai l’impression qu’il n’en mène pas large. Et Balekian est fou de rage à l’idée que tu vas continuer ta mission.
  
  - Qui est-ce, Balekian ?
  
  - Ben, notre agent d’ici... A.F. 55, si tu préfères. C’est le gros métèque dont je suis la soi-disant maîtresse. Tu l’as vu, dans le hall, non ?
  
  - Mais pourquoi est-il en rogne, celui-là?
  
  - Il désapprouve carrément l’attitude du Vieux.
  
  - A quel sujet ?
  
  - A ton sujet, bon Dieu ! Balekian estime que le Vieux n’a pas le droit d’envoyer un agent du Service dans une aventure pareille. Les milieux ghanéens d’Abidjan sont truffés d’espions d’Accra.
  
  - Kissuah devrait le savoir, il me semble ?
  
  - Justement, non. D’après Balekian, ce Kissuah est un fou, un mythomane. Son complot est pourri jusqu’à la moelle.
  
  Coplan ne put réprimer une grimace. Il questionna :
  
  - Est-ce que Balekian a une autre idée pour découvrir les dessous de cette histoire ?
  
  - Non, malheureusement. Et c’est ce que le Vieux lui a riposté, bien entendu.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Qui vivra verra, soupira-t-il. En attendant, le Vieux trouvera dans mon message des précisions intéressantes... Je me fais l’effet du gars qui donne un coup de main aux fossoyeurs qui creusent sa tombe.
  
  Suzy hésita une seconde. Puis, se jetant contre la poitrine de Coplan, elle prononça très vite, tout bas, un peu haletante :
  
  - Francis, écoute-moi. Balekian m’a prié de te dire ceci : à la première alerte, débine-toi, sauve-toi, laisse tomber. Personne ne te fera jamais de reproches à ce sujet. Le Vieux a une conception trop absolue de son boulot et il est parfois trop cynique. Même s’il se fait savonner la tête par le Président de la République, on s’en fout ! Ne joue pas ta vie dans cette mission.
  
  - Je suis très touché, mon chou, articula Coplan, plus ému qu’il ne voulait le montrer. Mais tu me connais... Il faut une fin à tout... Comme c’est le cas pour tant de nos copains, une mission viendra qui sera ma dernière. Si ce n’est pas celle-ci, ce sera peut-être la prochaine. Alors, ma foi...
  
  - Balekian est certain que Kissuah va se casser la gueule. Il connaît le chef de la Sûreté d’Accra. C’est un nommé Jarabuah, et il paraît que c’est le plus rusé, le plus féroce de tous les flics d’Afrique. Depuis bientôt neuf ans qu’il dirige la sûreté du Ghana, ce Jarabuah a démoli tous ceux qui ont tenté de renverser son chef.
  
  - Je n’ai rien contre les Ghanéens, dit Coplan d’une voix douce. Mon seul engagement, c’est d’essayer de découvrir les gens qui financent la tentative de Kissuah. Si j’y arrive avant le déclenchement de la révolution, je me débinerai, je te le promets. Sinon, j’irai jusqu’au bout.
  
  Suzy regarda Coplan dans le fond des yeux.
  
  - Tu ne perds pas la tête, Francis? fit-elle, anxieuse. Tu ne te laisses pas prendre au jeu, j’espère ?
  
  Il se dégagea.
  
  - Peut-être, admit-il en souriant. Tout compte fait, ça doit être passionnant de faire une révolution. Et tu sais à quel point j’adore participer aux événements historiques.
  
  Il lui remit le message qu'il avait préparé, la poussa vers la porte :
  
  - Allez, va rejoindre Balekian, lui ordonna-t-il.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan quitta l’hôtel avec ses bagages, un peu avant 22 heures, pour aller à son rendez-vous du boulevard Antonetti, il fut de nouveau suivi par le jeune Noir en chemisette blanche.
  
  Il ne s'en soucia pas, puisque tout était régulier.
  
  Brown et Gandaras l’attendaient. A trois, ils partirent en voiture vers Adjamé, le faubourg indigène de la ville. Sans transition, le décor changea. La civilisation occidentale et le vingtième siècle s’effacèrent d’un seul coup pour céder la place à l’Afrique éternelle. Dans les ruelles ténébreuses de ce vieux quartier, la nuit tiède retrouvait ses mystères originels, ses odeurs. Des Noirs chantaient d’étranges mélopées, des groupes inquiétants tenaient des conciliabules, des gamines à peine nubiles dansaient devant des vieillards des danses curieusement suggestives, des tam-tams assourdis se répondaient par-dessus le grouillement des corps à demi-nus...
  
  Au hasard des scènes saisies au passage, Coplan ressentit l’influx magique, agressif, qui émanait de ce magma de peaux noires baignant dans une sorte de buée maléfique où circulaient sans contrainte les transes collectives de la vie tribale.
  
  Gandaras arrêta sa voiture au-delà du marché, derrière les bâtiments vétustes d’une ancienne fabrique de meubles abandonnée par un industriel malchanceux.
  
  Là, dans un baraquement de planches mal jointes, au toit de tôles ondulées, une trentaine de Noirs, assis par équipes de six ou sept, bavardaient en buvant de la bière.
  
  Brown expliqua à Coplan :
  
  - Ce sont tous des réfugiés ghanéens qui ont rallié notre cause. D’autres doivent encore venir au cours de la nuit... Un premier contingent prendra la route cette nuit vers le Ghana, mais vous ferez partie du second convoi. Je vais vous présenter à notre meneur indigène. Attendez un instant...
  
  Il se faufila vers le fond du baraquement, se ramena en compagnie d’un grand Noir en short, le torse nu.
  
  - C’est Moako Ghola, dit-il en désignant le Noir à Francis. C’est avec lui que vous dirigerez les opérations.
  
  Le Ghola en question examina Francis d’un œil attentif, parut favorablement impressionné, tendit sa main.
  
  - Very happy, dit-il dans un anglais plutôt difficile.
  
  Coplan serra la main de Ghola, lui décocha un bref sourire. Ghola empoigna la valise de Francis:
  
  - Come with me (Venez avec moi), dit-il.
  
  Guidé par le Noir et escorté par Brown et Gandaras, Coplan fut conduit dans un cagibi carré aménagé au fond du baraquement au moyen de cloisons de jute. Trois litières de feuillages séchés occupaient les coins du cagibi.
  
  Brown reprit :
  
  - C’est ici que vous passerez la nuit, Cousteix. J'espère que le manque de confort et la promiscuité ne vous gêneront pas trop ?
  
  - Je ne suis pas douillet, assura Francis.
  
  - Voulez-vous me remettre votre passeport ? fit Brown. A partir de ce moment, vous vous appelez Baxa. C’est votre nom de guerre, et c’est sous ce nom que vous figurez dans le plan tactique que nous avons mis au point.
  
  Coplan s’exécuta sans commentaire. En empochant le passeport, Brown prononça sur un ton amical :
  
  - Je vous le rendrai quand tout sera fini et quand nous nous retrouverons à Accra. D’accord ?
  
  - D’accord, acquiesça Coplan.
  
  Entre-temps, Ghola était sorti du cagibi.
  
  Il revint avec un vieux nègre à l’échine cassée auquel il débita des ordres d’une voix rude et méprisante.
  
  En anglais, il informa Coplan :
  
  - C’est notre domestique. Il est fou et il est presque complètement sourd. Il va nous apporter de la bière. Nous devons boire à notre victoire prochaine...
  
  Le malheureux serviteur au dos voûté était encore plus abruti que Ghola ne le pensait. Il rappliqua avec une seule bouteille de bière. Ghola l’invectiva, lui montra quatre doigts de sa main droite, le remballa avec un bon coup de pied dans les fesses.
  
  A la fin, tout de même, Brown, Gandaras, Ghola et Coplan eurent chacun une bouteille. Buvant à même le goulot, ils trinquèrent.
  
  Après une longue discussion entre Ghola, Brown et Gandaras, discussion où il fut beaucoup question de camions, de réserve de carburant, de lieux de passage et d’argent réclamé par des complices, Brown et Gandaras se retirèrent.
  
  Coplan, étranger à ce qui se passait dans le baraquement, s’allongea tout habillé sur une des litières.
  
  Ghola l’approuva, ajouta avec un sourire de connivence :
  
  - Je vous réveillerai dans deux ou trois heures. On doit nous apporter six caisses d’armes : des fusils T.44 et des BAR. Connaissez ?
  
  - Oui, c’est de la marchandise américaine.
  
  - Bon matériel, fit le Noir en levant un pouce.
  
  
  
  
  
  A l’aube, le vieux domestique à l’échine cassée sortit du baraquement pour aller au marché commander une nouvelle provision de bouteilles de bière.
  
  En route, il rencontra un autre réfugié ghanéen, un certain Kobuah, presque aussi âgé que lui-même et aussi pauvre, aux cheveux blancs, aux yeux malades.
  
  - J’ai des nouvelles pour toi, Kobuah, lui chuchota le domestique. Un homme blanc est arrivé pour aider Moako Ghola. Ils doivent franchir la frontière la nuit prochaine, avec six caisses d’armes. Ils vont passer au nord de Bondoukou.
  
  - Combien d’hommes sont partis cette nuit ?
  
  - Vingt-quatre.
  
  - Est-ce qu’il en vient encore ?
  
  - Ghola attend encore quatre hommes.
  
  - C'est très bien, opina le vieillard aux cheveux blancs.
  
  - Vous allez les faire arrêter, Kobuah ?
  
  - Non, non, répliqua vivement Kobuah. Le chef Wokame ne veut arrêter personne. Au contraire, il a dégagé la frontière. Il veut les laisser venir pour les massacrer tous en une fois. En ce moment, il veut des renseignements sur Kissuah. Tu ne l’as pas vu ?
  
  - Non, mais il viendra peut-être avant la nuit. Je te le dirai demain…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le camion, un vieux GMC dont la bâche verte sentait le cacao, roulait à bonne allure sur la route d’Abengourou. Dans la nuit opaque, les faisceaux des phares trouaient si durement les ténèbres qu’on eût dit un double dard de feu s’enfonçant dans la chair drue de la forêt tropicale.
  
  De temps à autre, le chauffeur - un géant noir qui n’arrêtait pas de rigoler tout seul, pour son propre plaisir semblait-il - passait en codes pour croiser un camarade pilotant un poids lourd en provenance du nord. Les deux chauffeurs se saluaient par de vigoureux coups de klaxon.
  
  Les trente Noirs entassés dans le véhicule avaient commencé le voyage dans une sorte d’allégresse enfantine à laquelle leur chef Moako Ghola avait pris part avec une satisfaction évidente.
  
  - Vous voyez, avait-il expliqué à Coplan, nos hommes ont le moral.
  
  - En effet, avait répondu Francis, on dirait qu’ils se rendent à une fête.
  
  - C'est un peu ça, réellement... Ils sont heureux de rentrer au pays pour chasser le tyran.
  
  Mais cette excitation n’avait guère duré plus de deux heures. Peu à peu, la fièvre était tombée et les Noirs, gagnés par la fatigue, s’étaient endormis.
  
  Coplan, les pieds appuyés sur une des caisses d’armes, les bras croisés, faisait semblant de somnoler. Il n’avait pas envie de bavarder avec Ghola.
  
  A vrai dire, il éprouvait la sensation bizarre de vivre cette équipée pour la deuxième fois. Il y avait de cela bientôt trois ans et, à cette époque-là, il s’agissait du Gabon. Certes, les circonstances n’étaient pas les mêmes, car à ce moment-là il savait très exactement à qui il avait à faire (Voir « Guérilla en enfer »), ce qui n’était pas le cas présentement.
  
  D’autre part, les paroles, plutôt pessimistes de Suzy continuaient à hanter son esprit. Pourquoi diable l’agent du service à Abidjan était-il à ce point convaincu que le complot de Kissuah était voué à un échec ? Le contre-espionnage ghanéen était-il si puissant ? Mais alors, comment fallait-il expliquer que le Vieux, malgré les moyens considérables dont il disposait en Afrique Noire, ne fût pas parvenu à découvrir les véritables inspirateurs de ce coup de force ?
  
  Une chose paraissait indéniable : les armes qui se trouvaient dans le camion étaient de fabrication américaine. Et on pouvait parier à coup sûr que c’était bien la firme Brown-Gandaras qui les avait vendues à Kissuah. Quand Conchita avait fait allusion à « une bonne affaire », il s’agissait probablement de ce trafic d’armes et de munitions, un tel commerce laissant d’énormes bénéfices, comme chacun sait.
  
  Abîmé dans ses pensées, Coplan eut à peine le sentiment que les heures passaient.
  
  Lorsque l’aube se leva, incroyablement rapide, il fut tout surpris de constater que la forêt tropicale avait disparu. Le camion roulait maintenant dans un immense paysage de savane où s’enflaient de-ci de-là des collines jaunes, pelées, désertiques.
  
  Il y eut encore une bonne heure de trajet dans la lumière voilée de l’aurore, après quoi le camion stoppa au bord d’une large rivière dont les berges marécageuses stagnaient dans la brume.
  
  Les hommes descendirent du véhicule et les caisses furent déchargées.
  
  Ghola distribua des fusils à une dizaine de Noirs. Puis, remettant une mitraillette à Francis, il lui dit :
  
  - Je vais chercher les amis qui doivent nous faire franchir la rivière. S’il y a une alerte, n’ayez pas peur de tirer.
  
  - Où sommes-nous ici ?
  
  - Au confluent du Borongo et du Guimebé.
  
  - Nous sommes terriblement exposés dans cette région.
  
  - Les patrouilles de frontière ne viennent presque jamais jusqu’ici. Celles de Chache ne descendent pas si bas, et celles de Sampa ne montent pas si haut vers le nord. Cette région est stérile et insalubre. Il n’y a ni villages, ni routes, ni pistes... A moins d’une dénonciation, nous n’avons rien à redouter.
  
  Effectivement, tout se passa sans le moindre incident.
  
  De l’autre côté du Borongo, deux land-rovers cachés dans la végétation embarquèrent les hommes et les caisses. Et, deux heures plus tard, toute la petite troupe arriva saine et sauve au Camp 552.
  
  Ce qui étonna le plus Coplan, c’est de se trouver en présence de Victor Kissuah. Vêtu d’un short et d’une chemise kaki, le mulâtre arborait, pour accueillir les arrivants, une expression aimable mais vaguement condescendante.
  
  - Vous voici à pied d’œuvre, Daxa, dit-il en serrant la main de Francis. Pas trop dépaysé ?
  
  - Absolument pas, assura Coplan.
  
  - Tant mieux. On va vous conduire à votre tente. Je vous verrai plus tard, j’ai beaucoup à faire en ce moment.
  
  Il appela un des Noirs de sa suite, lui donna des ordres, s’éloigna en direction de Moako Ghola.
  
  
  
  
  
  Dès le lendemain, Coplan s’intégra dans le rythme du Camp 552.
  
  La chose la plus extravagante, c’était de se dire que ce cantonnement isolé dans la savane constituait une base clandestine établie par des rebelles bien décidés à renverser le gouvernement d’Accra !
  
  Installé sur le versant nord d’une colline, le camp n’offrait aucune apparence secrète, mystérieuse, mais plutôt l’aspect tranquille d’un chantier de recherches ouvert par des pionniers dans un territoire hostile aux hommes, aux plantes et aux bêtes. Les tentes brunes et coniques, au nombre de trente, s’érigeaient sur une vaste zone que bordaient les baraques en bois des techniciens de la mission Volta Project.
  
  L’ingénieur en chef du secteur, un Ghanéen de vingt-cinq ans, fraîchement diplômé d’une école anglaise, était un partisan de Bawo Damah. Il se nommait Suvalah ; il se prenait fort au sérieux et il jouait son rôle avec une candeur désarmante.
  
  Après cinq minutes de conversation avec ce garçon, Coplan comprit pourquoi celui-ci avait engagé avec une telle ingénuité sa carrière et même sa vie dans cette conspiration : le docteur Damah lui avait tout simplement promis le poste de ministre des Travaux Publics dans le gouvernement qui devait remplacer celui qui détenait actuellement le pouvoir.
  
  Durant la première semaine, Coplan fut affecté aux exercices de maniement d’armes. Un stand de tir avait été construit à deux kilomètres au nord du camp, et Francis y emmenait deux fois par jour un peloton de dix hommes qui s’entraînaient avec enthousiasme sur des cibles fixes et mobiles, ces dernières ayant évidemment le plus de succès (et surtout celles qui avaient une silhouette humaine !). Tous ces révolutionnaires - des inadaptés que le gouvernement avait dû chasser pour éviter des troubles politiques - ne rêvaient que de tuer leurs compatriotes, fonctionnaires, soldats et policiers, qu’ils appelaient les « pourris d’Accra ».
  
  Détail inattendu : ces Noirs affichaient un mépris superbe à l’égard des hommes de race blanche qu’ils traitaient, en bloc, d’exploiteurs, de brutes, de barbares, tout en obéissant avec respect et docilité aux cinq mercenaires d’origine européenne qui assumaient en fait la direction militaire de la base.
  
  Car, outre Coplan, il y avait au camp trois anciens Affreux qui avaient déserté le Katanga (des Allemands en quête d’aventures), et un Espagnol venu du Togo.
  
  Environ douze jours après son arrivée au camp, Francis fut averti par Kissuah qu’il allait accompagner Suvalah et Ghola à Kumasi, la capitale de la province ashanti.
  
  - Ce voyage est très important, souligna Kissuah. C’est à Kumasi que nous comptons déclencher nos opérations et il faudra que vous ayez une connaissance suffisante de la ville pour y manœuvrer quand le moment sera venu.
  
  - Vous pouvez me faire confiance, affirma Coplan.
  
  Puis, dévisageant son interlocuteur :
  
  - Est-ce que je peux vous poser une question ?
  
  - Naturellement.
  
  - Le jour J est-il encore loin ou non ?
  
  - Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
  - Parce que j’ai la conviction que le temps travaille contre nous.
  
  Le front du mulâtre se creusa de rides.
  
  - A quel point de vue ? fit-il sombrement.
  
  - A tous les points de vue. Primo, le dynamisme des hommes diminue. La vie en cantonnement provoque un relâchement physique et psychique indiscutable. Secundo, le camp risque de se faire repérer à la longue. Je sais bien que nous sommes dans une région peu fréquentée, que nous avons une couverture officielle et que l’ingénieur Suvalah est un bon alibi. Néanmoins, il ne faudrait pas sous-estimer la compétence d’un certain Jarabuah.
  
  Le mulâtre tiqua.
  
  - Qui vous a parlé de Jarabuah?
  
  - Je ne rate jamais une occasion de me documenter sur les adversaires auxquels j’ai des chances de me heurter. Or, la réputation de Jarabuah dépasse les frontières du Ghana et tous les spécialistes de mon espèce ont entendu parler de lui.
  
  - Ne vous occupez pas de Jarabuah, maugréa Kissuah. J’en fais mon affaire.
  
  - Très bien, opina Coplan. Mais je vais quand même vous dire le fond de ma pensée : à mon avis, l’existence me paraît un peu trop facile au Camp 552. Avant-hier, Ghola nous a amené des filles qu’il a raccolées sur la route de Weila. Je ne me plains pas, remarquez. J’ai passé des heures charmantes avec une de ces filles sous ma tente. Vous aussi d’ailleurs. Mais le passage de ces jolies Ghanéennes à quelques lieues du camp me semble un hasard vraiment heureux.
  
  - Elles ne savaient même pas qu’il y avait un chantier dans la région !
  
  - La première fois que je vous ai rencontré, Kissuah, vous étiez plus méfiant.
  
  - Si les hommes restent sans femmes, ils deviennent tristes.
  
  - Exact, approuva Coplan. C’est justement là-dessus qu’un renard comme Jarabuah pourrait spéculer pour nous fourrer ses créatures dans les pattes.
  
  - Ces filles n’ont rien à voir avec Jarabuah, rétorqua le mulâtre. Nous ne sommes pas en Europe, Cousteix. En Afrique, les gens qui ont des contacts avec la police sont connus.
  
  - Jarabuah a été formé par l’intelligence Service. Pensez-y de temps en temps, Kissuah. Et ne tardez pas trop à passer à l’action.
  
  
  
  
  
  Kumasi, capitale des Ashantis, est la deuxième ville du Ghana après Accra. Sur le plan commercial, c’est le centre nerveux du pays.
  
  Avec ses buildings modernes, ses édifices publics, ses écoles, ses larges avenues bordées de magasins et d’échoppes, son marché extrêmement florissant, son hôpital municipal qui est un des mieux équipés de l’Afrique Noire, la cité donne une impression extraordinaire de vie, de couleur, de prospérité.
  
  La foule indigène qui sillonne les rues est magnifique. Vêtus à l’européenne ou habillés du boubou traditionnel, les Ashantis ont des airs de grands seigneurs qui forcent l’admiration. Les femmes sont belles, et les enfants rieurs affichent une santé qui dénote la solidité de la race.
  
  Parcourant les rues du centre à bord d’une voiture pilotée par l’ingénieur Suvalah, Coplan se fit la réflexion qu’un soulèvement populaire dans une ville aussi trépidante ferait probablement beaucoup de victimes.
  
  A toutes fins utiles, il grava dans sa mémoire quelques repères intéressants. Entre autres, le carrefour de Main Street. Là, en bloquant les feux de signalisation tricolores et en postant une douzaine de miliciens sous le porche du building de l’U.A.C., on pouvait créer un nœud explosif dont les effets seraient spectaculaires à peu de frais.
  
  Autre point stratégique à retenir : les abords du marché.
  
  Bref, en l’espace de deux heures, Coplan vit assez de choses pour s’estimer capable d’organiser dans Kumasi une pagaille fantastique.
  
  A son retour au camp, lorsqu’il fit son rapport à Kissuah et à Ghola, ceux-ci le félicitèrent.
  
  Kissuah ajouta :
  
  - J’ai longuement réfléchi à ce que vous m’avez dit ce matin, Baxa. Je quitte le camp ce soir pour aller discuter ce problème avec nos camarades du secteur d’Akosombo. Nous en reparlerons dans deux jours... J’ai appris que le Président était rentré de Pékin et que la conférence des Pays Africains était reportée à la fin du mois d’octobre. Si ces informations sont exactes, nous saisirons la toute première occasion pour agir.
  
  - Le plus tôt sera le mieux, croyez-moi, déclara Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Ce même soir - c’était un dimanche - Coplan s’était retiré sous sa tente aussitôt après le départ de Kissuah.
  
  La plupart des hommes qui vivaient au camp s’étaient rassemblés pour danser, boire et chanter. Les filles indigènes de Weila étaient revenues et elles participaient aux réjouissances nocturnes.
  
  Le tam-tam résonnait doucement, profondément dans la vaste clairière, ponctuant les mélopées lancinantes qui montaient du cercle formé par les Ghanéens.
  
  Une moiteur humide planait sur le versant de la colline, un brouillard de terre flottait au ras du sol, d’immenses nuages annonciateurs de pluie erraient dans le ciel sombre.
  
  Dans son abri de toile, allongé tout habillé sur sa litière, Coplan écoutait en méditant la rumeur de la fête indigène.
  
  En d’autres temps, il eût apprécié le charme envoûtant d’une nuit comme celle-ci : l’Afrique Noire y dévoilait son âme et son cœur dans une pulsation à la fois pure et primitive, très vraie, très émouvante. Mais Francis avait d’autres préoccupations. Depuis une semaine, il guettait l’occasion de s’occuper de ses propres affaires. Or, ce soir, l’occasion s’offrait. C’était la première fois que Kissuah ne dormait pas dans le baraquement où il avait installé son P.C. et où il passait le plus clair de son temps à rédiger des messages, à dresser des plans, à fignoler son complot.
  
  Ce baraquement s’érigeait à la limite ouest de la base, à une trentaine de mètres de celui de l’ingénieur Suvalah. Non loin de là se trouvait le camion avec le groupe électrogène. Et, à environ cent mètres, vers le nord, s’étirait l’immense tranchée de prospection creusée par l’ingénieur ghanéen pour ses relevés et ses prélèvements géologiques.
  
  Un peu avant minuit, Coplan se glissa hors de sa tente.
  
  Au terme d’une courte promenade solitaire, il amorça une approche prudente du baraquement qui l’intéressait. En passant près des tentes habitées par les mercenaires allemands, il entendit des rires et des petits cris aigus de femmes excitées. Les Blancs, étrangers à la magie collective de la fête indigène, avaient sans doute préféré faire bande à part pour rigoler avec l’une ou l’autre Ghanéenne.
  
  Poursuivant sa ronde, Francis arriva bientôt aux abords immédiats de la baraque de Kissuah. Il n’y avait jamais mis les pieds, en fait, mais il considérait comme une chose évidente que le mulâtre devait y détenir un certain nombre de documents, des archives, et qu’avec un peu de chance (ou beaucoup de flair) un esprit fureteur pouvait espérer y découvrir l’un ou l’autre indice positif ayant trait à ceux qui commanditaient le complot.
  
  D’instinct, Coplan jugea préférable d’explorer le côté postérieur du baraquement. Hélas, les deux fenêtres étaient hermétiquement closes.
  
  Contournant l’habitation de planches, Francis faillit sursauter en remarquant du coin de l’œil une furtive rayure de lumière qui avait strié la vitre de l’une des fenêtres. Redoublant de circonspection, il progressa vers l’entrée du baraquement.
  
  A l’instant précis où il constatait que la porte était entrouverte, il distingua de nouveau un bref éclat de lumière à l’intérieur de la baraque. Il tendit l’oreille, et il perçut des voix qui chuchotaient.
  
  C’était un comble ! D’autres curieux avaient eu la même idée que lui !
  
  Intrigué, stimulé par cette concurrence inattendue, Francis poussa délicatement le battant de bois. Sa vision s’étant habituée à l’obscurité, il distingua instantanément deux silhouettes qui se mouvaient dans le logis de Kissuah. L’un des visiteurs était un homme plutôt mince, l’autre était une femme, petite et svelte, dont l’ample jupon virevoltait autour de ses jambes à chacun de ses mouvements.
  
  Enhardi par sa découverte, Coplan se coula dans la baraque.
  
  Les deux visiteurs, absorbés par leur tâche, ne remarquèrent pas son arrivée. Ils se tenaient côte à côte, devant une table sur laquelle ils étaient penchés. A de brefs intervalles, le pinceau lumineux d’une lampe jetait son éclat dans le local.
  
  Coplan n’hésita pas. La providence lui procurait là une opportunité inespérée.
  
  En trois enjambées souples et silencieuses, il se propulsa vers la silhouette masculine. D’un formidable coup du tranchant de la main droite, il frappa le bonhomme dans la nuque. Calculé scientifiquement, le coup se révéla infaillible. Un étrange soupir fusa de la bouche du gans. et son buste tomba en avant, sur la table. Puis, ses genoux se pliant, l’homme s’écroula. .Mais déjà, sans attendre le résultat de son attaque, Francis avait empoigné la femme. Lui saisissant les deux bras, il la souleva de terre, la ramena au sol et lui assena un marron bien dosé au menton, au point de ICO.
  
  Cueillie de la sorte, la femme n’eut même pas le loisir de comprendre ce qui lui arrivait ; elle lâcha la lampe qu’elle tenait dans la main gauche, laissa tomber un autre objet qu’elle tenait dans la main droite, resta immobile sur le sol de terre battue.
  
  Toujours méfiant, Coplan tint à vérifier l’état de ses deux victimes. Tout allait bien : l’homme et la femme avaient coulé à pic dans les abysses de l’inconscience. Pour Francis, l’avantage de la surprise avait été déterminant.
  
  A quatre pattes, et à tâtons, il se mit à la recherche de la lampe de poche que la femme avait laissée choir. Ses doigts rencontrèrent d’abord l’autre objet, un petit cylindre de métal poli. Il s’en empara. Et, lorsqu’il eut récupéré la lampe, il l’alluma.
  
  L’objet cylindrique était un tube de rouge à lèvres. Mais pas un tube ordinaire ! En effet, le couvercle du fond avait été dévissé pour laisser apparaître une lentille convexe dont le verre lisse et bleuté scintillait dans le faisceau de la lampe.
  
  Un bidule que Coplan connaissait : il s’agissait d’un appareil photographique sur-miniaturisé, d’origine japonaise.
  
  Coplan empocha l’instrument.
  
  A cet instant, un bruit à peine perceptible le fit tressaillir. L’homme qu’il avait frappé dans la nuque - un Noir qui devait avoir une trentaine d’années - se redressait brusquement et se catapultait dans une détente foudroyante sur Francis.
  
  Réagissant de justesse, ce dernier laissa venir son adversaire. Le choc fut tellement rude que Coplan et le Noir roulèrent ensemble jusque contre les pieds de la table. L’empoignade qui suivit fut d’une violence prodigieuse. Le Noir, haletant comme un soufflet de forge, cherchait éperdument une prise à la gorge de son antagoniste. Ses muscles bandés étaient durs comme de l’ébène. Coplan le sentait vibrer contre lui comme un arbre secoué par un typhon, mais il ne distinguait que le blanc de ses yeux dilatés et ses dents blanches découvertes par un rictus grimaçant. Il jouait son va-tout, le gars. La frénésie qui l’agitait était meurtrière, ça ne faisait pas le moindre doute.
  
  Sans essayer de finasser sur le plan technique, Francis utilisa les moyens du bord. Comme il n’avait pas lâché la lampe de poche, il frappa avec un coin du boîtier de métal le grand œil écarquillé qu’il avait devant la figure. Et il y mit le paquet.
  
  Le Noir fit en râlant un soubresaut. Coplan lui défonça avec la même brutalité l’autre œil, le frappa encore deux ou trois fois en pleine face, le projeta à la renverse, le chevaucha de tout son poids et, de la main gauche, lui coinça les carotides.
  
  Asphyxié, le Noir se convulsa comme un serpent en furie. En vain. Les doigts d’acier de Francis tinrent bon et restèrent incrustés dans le cou du malheureux jusqu’à son ultime gigotement.
  
  Lorsqu’il cessa de remuer, Coplan aspira une grande goulée d’air. Il avait le front ruisselant de sueur.
  
  Il se releva.
  
  Ses réflexes fonctionnant à la perfection, il pensa d’abord à sa mission. Il alla vers la table. Sur celle-ci, il y avait un petit coffre-fort d’acier dont le couvercle avait été rabattu.
  
  Pas besoin d’un dessin pour piger : le Noir et la femme, profitant eux aussi du départ de Kissuah, étaient venus aux renseignements.
  
  Qui les avait envoyés ?
  
  La question était posée, la réponse viendrait plus tard. Coplan alluma sa lampe de poche, examina le contenu du coffret d’acier. Rien que des papiers et des liasses de banknotes. Négligeant l’argent, Francis parcourut promptement les documents.
  
  Une demi-douzaine de feuillets réunis par une attache captèrent son attention : des bordereaux récapitulant des envois d’armes et de munitions. Et, au crayon, dans la marge du premier feuillet, cette annotation : O.T.C.N. - CAPAN - Abidjan.
  
  Tous les autres papiers étaient rigoureusement anonymes.
  
  
  
  
  
  Lorsque Victor Kissuah revint au camp, dans la nuit du lundi au mardi, il fut très étonné de trouver Coplan dans son baraquement, en compagnie d’un cadavre et d’une ravissante métisse ficelée, bâillonnée, couchée sur la litière où Kissuah avait coutume de dormir.
  
  - Pas fâché de vous revoir, maugréa Francis. Personne n’est au courant, mais ma position commençait à devenir difficile. Je me préparais à passer une deuxième nuit dans votre baraquement. J’ai surpris cet homme et cette femme en train de fouiller votre habitation, dans la nuit du dimanche au lundi. Et regardez ceci...
  
  Il exhiba le faux tube de rouge à lèvres.
  
  - C’est un appareil photographique ! Dieu sait ce qu’il y a sur la pellicule ? Votre image, fort probablement, et peut-être aussi la mienne, celle de mes camarades mercenaires... Je pense que vous admettrez que ma méfiance n’était pas exagérée ?
  
  Kissuah était gris d’inquiétude.
  
  - Vous aviez raison sur toute la ligne, dit-il rageusement. J’ai appris d’autres nouvelles qui me tourmentent. L’affaire de la prison est désormais irréalisable : mes camarades détenus ont été transférés vers une destination inconnue.
  
  Coplan appuya sur Kissuah un œil de granit :
  
  - Depuis dix jours, Kissuah, je me pose une question à votre sujet : est-ce que vous êtes inconscient ? Ou bien êtes-vous un imbécile ?
  
  Le mulâtre eut un frémissement d’orgueil outragé, mais sa situation ne lui permettait guère de protester.
  
  - Je crois que le gouvernement a été prévenu, grommela-t-il. Mais cela ne nous empêchera pas de le démolir.
  
  - Vous êtes sûr qu’il n’est pas trop tard ? Je me trompe peut-être, mais j’ai bien l’impression que cette métisse et son comparse sont des créatures de Jarabuah. Vous feriez bien d’interroger la femme sur-le-champ. L’homme, j’ai été obligé de le tuer ; je me trouvais en état de légitime défense.
  
  Les choses ne traînèrent pas. En présence de Ghola et de l’ingénieur Suvalah, la métisse fut soumise à un interrogatoire sévère. Coplan, qui ne comprenait pas un traître mot, ne cessa de poser des questions à Kissuah. A travers une traduction plutôt simpliste, Francis devina que la fille inventait des fariboles pour sauver sa peau.
  
  Elle avait d’ailleurs beaucoup de cran.
  
  Jeune et jolie, dotée d’un corps d’ébène aux formes admirables, elle savait se servir de ses avantages pour amadouer ces Noirs qu'elle savait vulnérables à ces armes.
  
  En gros, elle racontait qu’elle voulait surtout voler de l’argent. Que son compagnon, un mauvais garçon originaire d'Accra, lui avait donné ce faux tube de rouge à lèvres pour qu’elle prenne des photos compromettantes.
  
  - Elle se fout de nous ! ricana Coplan. Laissez-moi faire, vous allez voir.
  
  Il empoigna la métisse, la débarrassa de ses liens, la mit debout au milieu du baraquement. Puis, ayant allumé une cigarette, il entreprit de, déchirer froidement, systématiquement, les vêtements qu’elle portait. D’abord, le chemisier rose qui moulait son buste et soulignait la rondeur de ses seins aux bouts pointus. Ensuite, son jupon à volants. Ensuite, son slip rose à dentelles.
  
  La fille, terrorisée, tremblait.
  
  Coplan se tourna vers Kissuah :
  
  - Expliquez-lui maintenant que si elle continue à mentir, je vais lui brûler les seins, le ventre et les cuisses, pour commencer...
  
  D’un geste rapide qui prit la fille de court, il fit mine d’appliquer le bout incandescent de sa cigarette sur le bout violet du sein gauche de la Vénus africaine.
  
  Elle poussa un cri strident, tomba à genoux, se mit à parler d’une voix saccadée.
  
  Quand elle se tut, Kissuah articula pour Coplan :
  
  - Elle travaille pour l’inspecteur Wokame, le bras droit de Jarabuah.
  
  - J’en étais sûr. Nous sommes flambés, Kissuah. Et, en ce qui me concerne, j’ai le regret de vous dire que je vous laisse tomber, vous et votre révolution.
  
  Kissuah eut un rictus. Il tira brusquement de sa poche un automatique, pointa l’arme vers la métisse, appuya deux fois sur la détente. La femme, le front troué, s’effondra complètement, le nez dans la poussière.
  
  Braquant son arme vers la poitrine de Coplan, Kissuah gronda :
  
  - Ou bien vous jurez de rester avec nous, ou bien je vous abats, Cousteix.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Coplan ne broncha pas. Impassible, il regardait le mulâtre droit dans les yeux. Sous l’éclat blanc des grosses lampes à acétylène qui pendaient au plafond, le masque de Kissuah avait quelque chose de tragique ; ses prunelles sombres étaient injectées, ses traits grimaçants exprimaient un mélange de défi, d’exaltation et de désespoir.
  
  Il prononça d’une voix tendue :
  
  - Faites votre choix, tout de suite. Il n’y a plus de place ici pour les lâches.
  
  Ghola et Suvalah, témoins involontaires de la scène, restaient figés.
  
  Coplan murmura très calmement :
  
  - Vous vous méprenez sur le sens de mes paroles, Kissuah. Ce n’est pas par lâcheté que je veux me retirer de votre entreprise. Rappelez-vous ce que je vous disais lors de notre toute première entrevue : j’ai horreur des causes perdues et je ne loue pas mes services aux têtes brûlées. Si j’exprime le désir de quitter ce camp, c’est pour vous faire comprendre que votre complot est voué à l’échec. Car enfin, réfléchissez : cette fille et son complice sont venus ici par ordre de Jarabuah, la fille vient de le reconnaître. Qu’est-ce que cela signifie d’après vous ? Et pourquoi le chef de la Sûreté a-t-il ordonné le transfert de vos amis politiques dans une autre prison ?
  
  - Ce n’est pas parce que Jarabuah soupçonne quelque chose que nous devons renoncer, maugréa le mulâtre.
  
  - Vous êtes optimiste, grinça Coplan. Jarabuah a plus que des soupçons. Il a des informations précises. Le fait qu’il ait envoyé ici même ses espions le démontre. Il n’a pas choisi au hasard le Camp 552 qui n’est officiellement qu’un chantier de recherches géologiques !... Nous allons tous nous faire massacrer inutilement.
  
  - Vous vous trompez, affirma Kissuah dont la main tremblait d’énervement. Nos chances sont intactes et je peux vous le prouver. Mais nous avons besoin de vous pour réussir... Que décidez-vous ?
  
  - Très bien, je reste.
  
  Kissuah abaissa son arme, la rengaina en marmonnant :
  
  - Je vous fais confiance, mais n’essayez pas de vous dérober.
  
  - N’ayez crainte, j’ai le courage de mes opinions.
  
  - Venez voir, j’ai arrêté définitivement, avec nos amis d’Akosombo et d’Accra, le plan des opérations.
  
  Il extirpa de sa poche une grande feuille de papier qu’il déplia et qu’il étala sur la table. D’un signe de la tête, il intima à Ghola et à Suvalah de s’approcher.
  
  - Nous avons fixé la date du jour J, révéla-t-il pour commencer. Samedi prochain, c’est-à-dire dans quatre jours, le Président doit tenir un durbar (Le durbar est une cérémonie au cours de laquelle les notables d’une région rendent hommage au chef suprême de la tribu, du clan ou du pays) à Koforidua. Comme d’habitude en ces occasions-là, il emmènera sa garde personnelle et il mobilisera une partie des troupes gouvernementales pour assurer sa sécurité. Bref, la capitale ,sera partiellement dégarnie, ce qui sera un atout formidable pour nos amis d’Accra... De plus, Jarabuah se trouvera également à Koforidua et nous n’aurons aucune difficulté à l’isoler. Toutes les communications téléphoniques seront coupées au moment voulu.
  
  Ghola et Suvalah approuvèrent par des mines réjouies. La conviction de leur chef ranimait leur foi un instant ébranlée.
  
  Kissuah, s’adressant plus particulièrement à Coplan, posa son index sur le feuillet et reprit :
  
  - Le déroulement des opérations est prévu en quatre phases successives : agitation populaire, provocation, intervention de nos réseaux civils et, enfin, entrée en action des militaires ralliés à notre cause. Ce sont nos réseaux civils qui se chargeront de l’assassinat du Président pendant le durbar de Koforidua.
  
  Il scruta intensément le visage de Francis, questionna :
  
  - Qu’en pensez-vous ?
  
  - A première vue, ce plan me paraît tout à fait classique. Et comme il a déjà fait ses preuves en d’autres lieux, il doit être valable. Mais quelle sera la synchronisation sur le plan géographique ?
  
  - Toutes ces phases se dérouleront simultanément dans nos trois secteurs, et ce sera notre force. Même en mobilisant tous ses fidèles, le Président ne pourra pas faire face à trois émeutes.
  
  - Sans doute, concéda Francis, mais je constate que vous écartez délibérément l’idée que nos intentions sont d’ores et déjà percées à jour par la police gouvernementale.
  
  - Nous ne devons pas en tenir compte, rétorqua le mulâtre. Même si cette canaille de Jarabuah a pu découvrir certaines choses, il ignore à quel moment nous frapperons. Voyez ce qui s’est passé en Algérie ! Ben Bella savait depuis longtemps que Boumédienne se préparait à le renverser, or cela n’a rien empêché.
  
  - Boumédienne était le chef suprême de l’armée, fit remarquer Coplan sur un ton acide. C’est un détail qui a son importance.
  
  - L’armée se mettra du côté du peuple, déclara Kissuah avec fougue.
  
  - Dans ce cas, tous les espoirs sont permis, dit Francis. Il y a néanmoins une suggestion pratique que je voudrais vous faire. Nous sommes à quatre jours du jour J et nous avons encore pas mal de choses à faire pour terminer nos préparatifs. Il me semble qu’il serait opportun de décréter, dès demain matin, la véritable mobilisation du camp.
  
  - Qu’entendez-vous par là?
  
  - Distribution des armes et des munitions, instauration d’un système de garde permanent, mise en service de nos moyens de télé-communications et organisation de patrouilles avancées. De cette manière, si Jarabuah achemine des troupes dans la région pour nous encercler, nous pourrons contrer son action. Car cette hypothèse est à prévoir, ne l’oubliez pas. Ne voyant pas revenir ses espions, Jarabuah ne va pas rester à se tourner les pouces.
  
  - Eh bien, d’accord, opina aussitôt Kissuah. Votre idée est excellente.
  
  
  
  
  
  Les supputations de Coplan n’étaient pas tout à fait conformes à la réalité. Jarabuah, le chef de la Sûreté du Ghana, n’avait pas du tout l’intention d’envoyer des troupes pour assiéger le Camp 552.
  
  Pourtant, il savait ce qui s’y tramait et, sans avoir des informations absolument sûres quant aux moyens dont disposait Kissuah, il s’estimait suffisamment renseigné au sujet des possibilités de ce dernier.
  
  Dans l’instant présent - c’était le mardi soir - Jarabuah s’entretenait avec un nommé Cheng-Pi-Lang, patron occulte de la mission de Pékin au Ghana, qu'il avait convoqué dans son grand bureau d’Accra.
  
  Cheng-Pi-Lang, âgé de quarante-trois ans, fluet et d’aspect inoffensif, n’était qu’un employé subalterne à l’ambassade chinoise d’Accra. En fait, il occupait une situation assez élevée dans la hiérarchie des services spéciaux de Mao Tsé-toung. Il avait d’ailleurs passé plusieurs années dans les centres de formation soviétiques à l’époque du grand amour entre Moscou et la Chine communiste, et il n’y avait pas perdu son temps.
  
  Timidement assis sur le bord de son fauteuil, le buste roide et le faciès amidonné, Cheng-Pi-Lang, de sa voix feutrée, essayait depuis plus d’une demi-heure d’attiser l’inquiétude de son interlocuteur.
  
  - Je me permets de vous répéter, monsieur le Directeur, que la faute inexpiable, dans notre profession, c’est de sous-estimer l’adversaire. Vous me dites que vous n’avez rien à craindre de Kissuah, que c’est un illuminé, que...
  
  - C’est un fou ! interjeta Jarabuah en riant.
  
  - Admettons, fit poliment le Chinois. Mais ce n’est pas moins grave, bien au contraire. Toutes les polices spéciales du monde ont appris qu’il n’y a pas d’adversaires plus dangereux, en politique, que les fous. On peut toujours neutraliser les individus normaux, équilibrés, sensés. Les ambitieux, on les flatte ; les cupides, on les achète ; les ingénus, on les séduit. En revanche, les illuminés nous échappent. Nous sommes désarmés par les forces irrationnelles qui les animent. Victor Kissuah est une menace pour votre pays. Même s’il n’a aucune compétence personnelle, sa foi, sa folie, sa puissance mystique jouent un rôle décisif. C’est un catalyseur. Et nous avons la preuve qu’il a réussi, par sa simple présence, à polariser sur sa personne une masse considérable de mécontentements.
  
  - Je le sais, on me l’a déjà dit, murmura Jarabuah qui jouait avec désinvolture à l’homme fort.
  
  - Kissuah, d’après mes rapports, aurait scellé des alliances avec les syndicats, avec certains éléments de l’armée, avec des fonctionnaires civils et même avec une puissance étrangère.
  
  - Ah ! Voilà qui m’intéresse ! s’exclama Jarabuah. C’est même la raison pour laquelle je vous ai convoqué, mon cher Cheng-Pi-Lang. La note que vous m’avez adressée à ce sujet m’a intrigué... Parlez-moi des appuis étrangers de Kissuah. Jusqu’à présent, c’est le seul élément qui manque à mon dossier : je n’ai pas encore réussi à savoir qui finance son nouveau complot.
  
  - Vous cherchez midi à quatorze heures, monsieur le directeur, susurra l’Asiatique. Comme c’était à prévoir, le commanditaire de Kissuah n’est autre que l’hôte de la Maison-Blanche à Washington.
  
  - C’est une certitude ?
  
  - Certainement.
  
  Jarabuah, captivé, domina son impatience fébrile et s’imposa une courte pause. Manipulant un coupe-papier en forme de poignard togolais, il s’enquit après un silence méditatif :
  
  - Expliquez-moi cette certitude, mon cher Cheng-Li-Pang.
  
  - Nous l’avons obtenue au terme d’une enquête malaisée, longue et délicate. L’agent américain qui subventionne Kissuah pour le compte de Washington est un nommé Sydney Saverine, alias James Brown. C’est un Russe blanc, naturalisé américain depuis 1923, domicilié tout à la fois à Chicago et au Mexique. C’est au Mexique qu’il dirige une affaire d’import-export dont il est copropriétaire avec un certain Juan Gandaras et la sœur de celui-ci, une jolie veuve qui se prénomme Conchita.
  
  - Vous ne m’apprenez rien, Cheng-Li-Pang, fit Jarabuah, déçu. Londres et Paris m’ont passé des informations sur ce soi-disant James Brown il y a environ trois semaines... Bien entendu, j’ai fait ma petite enquête, moi aussi. Mais j’aboutis à des conclusions qui ne collent pas avec les vôtres.
  
  - J’ai des preuves, monsieur le directeur. Je vous ferai tenir des photocopies de bordereaux de livraisons d’armes.
  
  - Oh, ça ! fit Jarabuah en esquissant de la main un geste désabusé. Mon ami Webster Kanning, de la C.I.A., m’a déjà confirmé que James Brown avait vendu pour plusieurs milliers de dollars de marchandises à Kissuah. Mais la situation est à l’opposé de ce que vous pensez. James Brown est un commerçant. Il livre des armes à Kissuah parce que ce dernier les lui achète et les lui paie cash... James Brown ne fournit pas l’argent, il le touche. Mais, jusqu’à nouvel ordre, personne n’a pu découvrir de quel coffre-fort provenait l’argent dont Kissuah dispose. Voilà le nœud du problème.
  
  - Mais... mais je présume que c’est un camouflage ? bredouilla le Chinois, décontenancé.
  
  - Allons, mon cher Cheng-Li-Pang, ne prenez pas vos désirs pour des réalités, glissa Jarabuah, suave. Vos professeurs de Moscou ont dû vous enseigner l’art de la discrimination, j’imagine ? En tout cas, on me l’a enseigné à l’I.S. Et pour ne pas commettre l’erreur de jugement que vous commettez, j’ai mis les pieds dans le plat. Par la voie diplomatique, j’ai interrogé directement la Maison-Blanche. Je puis vous montrer une note autographe du Président des États-Unis assurant notre Président que ni Victor Kissuah ni personne de l’opposition au Ghana ne bénéficie du soutien des États-Unis, et que, de plus, les États-Unis, en cas de crise politique, se rangeraient sans réserve du côté de notre gouvernement légal.
  
  Cheng-Li-Pang était manifestement dépité. Jarabuah, retournant le fer dans la plaie, s’enquit d’un ton aimable :
  
  - J’espère que vous ne mettez pas mes paroles en doute, mon cher Cheng-Li-Pang ?
  
  - Euh... non, naturellement.
  
  - Reprenez votre enquête, cher ami. Ou plutôt, poursuivez-la... Vous avez maintenu le contact, j’espère ?
  
  - Bien sûr ! Nous avons toujours sous contrôle le trio Brown-Gandaras frère et sœur... Mais, avant de me retirer, je voudrais encore vous supplier de ne pas sous-estimer Kissuah. Même si vous êtes sûr de vos positions, une action-éclair pourrait faire d’énormes dégâts dans votre pays.
  
  - Mes dispositions sont prises, rassurez-vous. Je ne sais pas à quel moment Kissuah lancera son offensive, cela va de soi, mais je serai en mesure de déjouer sa conjuration.
  
  Il se leva, indiquant par là que l’audience était terminée. Le Chinois se leva à son tour.
  
  Tout en le raccompagnant vers la porte du bureau, Jarabuah murmura d’une voix amicale, presque confidentielle :
  
  - Si vous avez des hommes à vous parmi les amis de Kissuah, dites-leur de se dégager avant samedi prochain.
  
  - Pourquoi samedi prochain ?
  
  - J’ai lancé un hameçon et il se pourrait que le poisson vienne s’y enferrer. Samedi, le Président ira tenir un durbar à Koforidua. C’est moi qui ai organisé cette cérémonie... Et comme je connais ce pauvre Kissuah, je serais surpris qu’il n’aille pas foncer tête baissée dans le piège…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  La mise en application des mesures préconisées par Coplan modifia considérablement la vie du Camp 552.
  
  Dotés de leur arme et de leurs munitions, astreints à des rondes rigoureuses et à des missions de surveillance dans une large zone périphérique, les rebelles passèrent sans transition de la semi-oisiveté de cantonnement à la stricte discipline militaire.
  
  En outre, la mise en service des émetteurs-récepteurs individuels obligea chacun des hommes à rester constamment sur le qui-vive.
  
  Ce changement eut pour résultat un renforcement immédiat du tonus psychique des guérilleros, ceux-ci se rendant compte que ce nouveau rythme annonçait l’approche du jour J.
  
  Coplan, inaugurant enfin d’une manière officielle ses fonctions de coordinateur technique, se consacra surtout à enseigner aux recrues de Kissuah le maniement des émetteurs-récepteurs. Les appareils, à peine plus grands qu’un paquet de cigarettes, étaient des super M.C. ayant une portée de 30 kilomètres (Ces appareils sont fabriqués par la Martin Company, aux U.S.A.). Alimentés par piles miniatures, ils se logeaient aisément dans une poche de poitrine de la chemise.
  
  Bien entendu, Kissuah avait à sa disposition, dans son baraquement, un appareil beaucoup plus puissant qui lui permettait d’établir une liaison avec un relais clandestin de Kumasi qui répercutait les communications vers les deux autres secteurs rebelles, c’est-à-dire vers Accra et vers Akosombo.
  
  Les trois journées qui précédaient le jour J passèrent très rapidement. Elles ne furent marquées par aucun incident, ce qui permit à Kissuah de dire à Francis :
  
  - Vous voyez bien que Jarabuah n’a pas mobilisé l’armée pour nous attaquer. Le bénéfice de la surprise nous reste acquis, j’en suis absolument convaincu.
  
  - Ne vous hâtez pas de triompher, murmura Coplan, il y a encore un jour.
  
  - Demain, ce sera trop tard, affirma le mulâtre. Même si Jarabuah tente de réagir, les jeux seront faits. Notre plan rend l’escalade inévitable et irréversible. Du moins, si vous accomplissez votre tâche comme vous vous êtes engagé à le faire.
  
  - Vous mettez ma loyauté en doute ?
  
  - Non, mais je me demande parfois si vous avez encore le feu sacré. Or, je ne vous l'ai jamais caché, votre rôle sera décisif.
  
  - Dans quel sens ?
  
  - Demain, à cette heure-ci, vous serez à Kumasi et vous connaîtrez l’homme que vous devez assassiner. Ce sera pénible, car c’est un de nos amis. Mais tout partira de là... Dès le moment où la populace aura son cadavre, rien ne pourra arrêter sa fureur. Jarabuah, ses flics et ses soldats seront balayés.
  
  Exalté par ses propres paroles, Kissuah eut, pour la toute première fois, un élan humain, spontané, à l’égard de Coplan. Lui saisissant le bras et lui pétrissant l’épaule, il articula d’une voix frémissante :
  
  - Dites-moi que vous avez la foi, Cousteix. Dites-moi que vous croyez en votre victoire. Nous allons libérer le Ghana du joug d’un homme aveuglé par l’égoïsme, nous allons changer le cours de l’Histoire... Ce n’est pas seulement ma vie qui va se jouer, ni ma carrière, c’est l’avenir de ce pays, de ce continent peut-être. Et qui sait, la paix du monde ? Pour moi, si j’échoue cette fois-ci, ce sera la fin. Je ne survivrai pas à un nouvel échec. Si je perds cette bataille, je me suiciderai. Mais dites-moi que nous sortirons vainqueurs de ce combat.
  
  - Je ne ménagerai pas ma peine, murmura Francis, réservé.
  
  - Pourquoi n’êtes-vous pas plus enthousiaste ?
  
  - Ne vous formalisez pas, Kissuah. C’est mon caractère. J’ai vu trop de choses, j’imagine. J’espère toujours le meilleur, mais je prévois toujours le pire.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, vers onze heures du matin, Coplan s’embarqua dans une jeep, pilotée par l’ingénieur Suvalah, à destination de Kumasi.
  
  Dans un sens, Francis se sentait déçu et frustré. Malgré toute son imagination, malgré toute sa vigilance, il n’avait pas trouvé le moyen d’envoyer à Abidjan un message informant l’agent local du Service qu’il y avait peut-être une piste valable à Abidjan même, étant donné le renseignement découvert sur le bordereau détenu par Kissuah dans son petit coffre-fort d’acier, l’annotation énigmatique : O.T.C.N. - CAP AN.
  
  En tout état de cause, toute possibilité de communiquer avec AF 55 étant exclue, Coplan n’avait d’autre ressource que de garder l’information en réserve, dans sa mémoire.
  
  A Kumasi, l’ingénieur Suvalah se rendit en droite ligne chez le chef syndicaliste des planteurs de cacao, un Ghanéen âgé d’environ 50 ans, grand et gros, au faciès rusé, nommé Kobo Akamé. Celui-ci habitait une maison assez vaste, construite en dur, située à la limite ouest de la ville.
  
  Une étrange animation régnait dans la demeure du vieil Akamé. Une bonne trentaine de jeunes Ghanéens, en blue-jeans et chemisette blanche, s’affairaient à peindre des calicots portant des slogans revendicateurs d’un ton aussi violent que subversif.
  
  Suvalah présenta Coplan au vieillard. Puis, prenant Francis à part, il lui expliqua :
  
  - Boko Akamé était autrefois un important chef de tribu des Ashantis. Mais le Président, pour le punir de son action syndicale, lui a retiré tous ses pouvoirs. Depuis lors, c’est une guerre à mort entre eux... Maintenant, je vais vous montrer son fils. Venez...
  
  Waku Akamé, le fils en question, était un superbe Noir de vingt-trois ou vingt-quatre ans. Athlétique, dynamique, il avait un admirable visage de dieu africain : traits réguliers et nobles, expression ouverte, regard pétillant d’intelligence.
  
  Il gratifia Coplan d’un large sourire amical et dit en anglais :
  
  - J’étais curieux de vous connaître, Baxa. Vous avez une rude tâche à remplir pour nous aider à triompher, n’est-ce pas ?
  
  - C’est mon métier, vous savez.
  
  - Oui, je sais. J’espère que vous vous sentez en forme ?
  
  Il consulta sa montre-bracelet, ajouta :
  
  - Dans une heure, nous déclenchons l’offensive.
  
  - Je suis prêt, assura Francis.
  
  - Vous avez bien en tête le plan des opérations ?
  
  - Oui, je suis paré.
  
  - Eh bien, bonne chance. Nous nous reverrons à l’aube.
  
  Sur ce, le jeune Noir retourna à ses préparatifs. L’ingénieur Suvalah révéla alors à Francis, tout bas :
  
  - C’est lui que vous devrez abattre. Il sera au premier rang des manifestants. Sa mort sera un véritable électro-choc pour la foule des syndicalistes.
  
  
  
  
  
  A Accra, au P.C. secret qu’il avait installé dans un des bâtiments du ministère de la Défense Nationale, le chef de la Sûreté, Jarabuah, s’entretenait avec le général Hodoumah, chef d’état-major de l’armée ghanéenne.
  
  Dans la salle où les deux hommes se tenaient, toute une centrale de télécommunications avait été montée avec la plus totale discrétion.
  
  De cette centrale, Jarabuah pouvait entrer en liaison ultra-rapide avec tous les points stratégiques du territoire national. Parmi les dix officiers du Génie qui l’assistaient en qualité d’opérateurs-radio, il y en avait un qui gardait un contact permanent avec la bourgade de Koforidua, là où se déroulait depuis la fin de la matinée le durbar en l’honneur du Président.
  
  A Koforidua, les cérémonies traditionnelles se déroulaient normalement. Mêlés à la foule, plusieurs centaines d’agents du gouvernement veillaient sans relâche sur le chef du pays.
  
  Bien qu’il eût pris toutes les précautions imaginables, Jarabuah était quand même tendu et soucieux. Le général Hodoumah ne l’était d’ailleurs pas moins. Cependant, lui aussi avait pris des précautions. Pour un motif inventé de toutes pièces, il avait fait mettre aux arrêts tous les officiers dont le loyalisme pouvait être sujet à caution.
  
  La montre de Jarabuah marquait dix-neuf heures et sept minutes lorsque l’opérateur en liaison avec Kumasi réceptionna le premier message d’alerte. Il en informa aussitôt Jarabuah :
  
  - La manifestation des syndicalistes vient de commencer, monsieur. Quatre cortèges portant des pancartes convergent vers Main Street.
  
  - Ah ! Nous y voici ! s’exclama Jarabuah... Prévenez le chef de la garnison de Kumasi et dites-lui d’établir le barrage autour du centre de la ville.
  
  Le général Hodoumah se mordillait nerveusement la lèvre inférieure. Après avoir hésité un instant, il demanda au chef de la Sûreté :
  
  - Vous n’avez pas changé d’avis, Jarabuah ? Vous ne voulez pas mobiliser les chars de la garnison ?
  
  - Non, je maintiens mon point de vue, dit sourdement Jarabuah.
  
  - Si nous sommes débordés par les événements, c’est vous qui porterez la responsabilité de ce qui arrivera.
  
  - Tout à fait d’accord. Le Président m’a donné carte blanche, ne l’oubliez pas.
  
  - C’est une folie, soupira le général, démoralisé. Il y aura des victimes, j’en suis sûr.
  
  - Je l’espère bien !
  
  - Vous êtes diabolique.
  
  - Rassurez-vous, je connais mon métier. Voilà bientôt quatre ans que j’attends une occasion de décapiter une fois pour toutes l’organisation de ce satané Boko Akamé. Et, ce coup-ci, puisqu’il prend l’initiative de l’affrontement, je ne le raterai pas. Quand cet abcès sera nettoyé, le Ghana se portera mieux.
  
  L’opérateur de la section de Kumasi vint prévenir Jarabuah qu’il avait à présent une liaison permanente.
  
  - Bien, acquiesça Jarabuah, branchez-moi un haut-parleur que je puisse suivre ce reportage.
  
  
  
  
  
  A Kumasi, le premier moment de stupeur passé, la foule s’était ruée vers le centre de la ville. Partout sur leur passage, les syndicalistes entraînaient des hommes, des femmes, des adolescents et même des enfants qui venaient grossir spontanément le cortège des manifestants.
  
  Les Noirs, très intuitifs et sensibles aux fluides mystérieux qui circulent dans l’air, avaient tout de suite compris que l’action de masse des ouvriers et des planteurs était un événement historique. Ils voulaient en être, bien entendu. Et la profonde rancune des Ashantis à l’égard du gouvernement d’Accra - ce gouvernement dont ils n’avaient jamais accepté l’autorité - les incitait à prendre sans réserve le parti des protestataires.
  
  Les miliciens du Camp 552, arrivés sur le théâtre des opérations quelques minutes avant l’heure décisive, commencèrent leurs actions de commandos. Des incendies s’allumèrent un peu partout dans la cité. La centrale électrique, sabotée à la dynamite, cessa de fournir du courant ; l’obscurité tomba sur la ville. La circulation, habilement bloquée, se mua en formidables embouteillages, paralysant les centres nerveux de la cité.
  
  Les émeutiers, munis de torches, se dirigèrent alors vers la caserne.
  
  Et, soudain, ils se heurtèrent au cordon établi par les soldats de la garnison. La mitraillette à la main, casqués, bottés, résolus à faire leur devoir, les militaires attendirent d’un pied ferme le choc.
  
  Les cris et les vociférations de la foule, la lueur sauvage des torches, la surexcitation de cette marée humaine, tout cela constituait une atmosphère électrisée. Des vitres volèrent en miettes, des voitures particulières se mirent à flamber.
  
  Disséminés parmi les syndicalistes, Moako Ghola et son escouade indigène lancèrent leurs premières grenades incendiaires dans les porches des buildings. Puis, subrepticement, ils tirèrent leurs premiers coups de feu vers les soldats.
  
  Au moment où les armes automatiques se mettaient à crépiter, Coplan, habillé en soldat ghanéen, débouchait au pas de course dans Main Street. Se faufilant dans les zones les plus obscures, il aperçut la tête du cortège des émeutiers. Froidement, il ajusta dans sa ligne de tir la poitrine du jeune et beau Waku Akamé. Et il pressa la détente de son arme, trois fois.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  A Accra, au ministère de la Défense Nationale, dans la vaste salle où il avait établi son P.C. secret, Jarabuah vivait des instants dramatiques.
  
  Les nouvelles transmises par radio affluaient à un rythme accéléré, par flashes laconiques qui permettaient de suivre de minute en minute l’évolution rapide des révoltes populaires suscitées par les syndicalistes.
  
  Ces informations créaient autour du chef de la Sûreté une atmosphère survoltée, faite d’angoisse, d’impatience, de réprobation.
  
  En plus des opérateurs-radio et du général Hodoumah, d’autres personnages, convoqués par Jarabuah, étaient venus discrètement se joindre à l’état-major gouvernemental. La plupart de ces nouveaux venus étaient des officiers supérieurs dont la fidélité au Président ne pouvait être mise en doute. Le commandant Redfield, conseiller britannique de Jarabuah, était là aussi, ainsi qu’un jeune major anglais de la R.A.F., le major Conway, conseiller militaire permanent du Commonwealth au Ghana.
  
  Tous ces hommes, responsables à des titres divers du maintien de l’ordre, se tenaient debout devant une grande carte murale qui représentait la totalité du territoire ghanéen. Le général Hodoumah, les traits burinés par l’émotion et la consternation, épinglait sur la carte, à mesure que Jarabuah lui donnait lecture des messages, des petits drapeaux rouges qui indiquaient les foyers de troubles.
  
  C’était évidemment à Kumasi que ça chauffait le plus. La vieille haine tribale des Ashantis à l’égard du gouvernement constituait un terrain idéal pour les émeutiers. En outre, avec une population de plus de 200 000 habitants, Kumasi était l’agglomération la plus peuplée après la capitale.
  
  Lorsque la radio annonça les premières fusillades, le choc sanglant de l’armée et de la foule, les sabotages, les incendies, le général fut incapable de contenir plus longtemps sa colère.
  
  Le faciès terreux, il fit face à Jarabuah et s’écria :
  
  - Mais enfin, qu’attendez-vous ? Vous voulez la guerre civile ? Vous voulez un massacre général ?
  
  Jarabuah arborait une expression indéfinissable. Son visage sombre était dur, mais sa grosse bouche lippue esquissait une sorte de grimace que l’on aurait pu prendre pour un sourire mais qui était en réalité une crispation de cruauté, de ruse, de méchanceté rentrée.
  
  - Du calme, Hodoumah, articula-t-il d’une voix un peu enrouée. Laissez monter le feu, le gibier n’est pas encore cuit à point.
  
  - C’est criminel, exhala le général. Rappelez-vous Léopoldville ! Si la troupe se retourne, nous serons submergés.
  
  - Nous ne sommes pas à Léopoldville, riposta Jarabuah. Plus les rebelles s’exciteront, plus leur châtiment sera spectaculaire. Ces Ashantis ont besoin d’une leçon, et ils vont la recevoir. Je remercie les dieux qui nous offrent l’occasion de montrer au Ghana que le pays n’est pas dirigé par des pantins. Rien ne pouvait mieux servir la patrie qu’une vraie démonstration de force. Après cela, notre peuple aura fait un pas de plus vers la maturité.
  
  Cette profession de foi ne parut pas rassurer l’entourage du redoutable chef de la Sûreté. Le commandant Redfield murmura sur un ton aigre :
  
  - Il faudrait quand même envoyer dès maintenant les unités de protection et les commandos de contre-guérilla... Si les Ashantis se laissent griser par leur succès, ils vont perdre la tête.
  
  - C’est bien ce que j’espère ! répliqua Jarabuah, cassant.
  
  - Ils vont démolir leur capitale, et les dégâts matériels seront considérables, je le crains. Pensez aux biens des sociétés étrangères. La facture sera lourde : or, c’est le Ghana qui devra la payer.
  
  - L’avenir d’une nation vaut bien quelques sacrifices, n’est-ce pas ? siffla Jarabuah, acerbe.
  
  Les messages continuaient à arriver. A Roforidua, le Président, comme convenu, s’était éclipsé subrepticement sous la protection de ses gardes du corps, à l’insu de la foule en liesse. Les cérémonies du durbar se poursuivaient, mais sans lui. Un avion le transportait vers un refuge secret situé à Takoradi.
  
  Dans le secteur d’Akosombo, les ouvriers des chantiers tenaient des meetings de plus en plus houleux, mais on ne signalait pas encore d’incidents notables.
  
  Enfin, une communication émanant de Kumasi arracha à Jarabuah un grognement de satisfaction. Un agent du gouvernement, infiltré dans l’entourage du vieux Boko Akamé, signalait que l’insaisissable Victor Kissuah, le chef occulte de la révolte, venait de faire son apparition. Une jeep venait de l’amener dans la maison même du syndicaliste.
  
  De la même provenance, un autre message disait que les rebelles étaient précédés par des porteurs de civières et que sur les dites civières gisaient des manifestants tués par les soldats gouvernementaux.
  
  - Cette fois, nous y sommes ! rugit Jarabuah. Ils sont faits comme des rats.
  
  Il se tourna vers le jeune major Conway :
  
  - Allez-y, major ! Et n’ayez pas peur de frapper fort. Je veux que l’effet psychologique soit fracassant. Il faut que les Ashantis s’en souviennent jusqu’à la génération suivante.
  
  - O.K... Comptez sur moi, Sir, dit tranquillement le jeune aviateur.
  
  Il salua, sortit.
  
  Jarabuah, méthodique, continua à distribuer ses ordres aux autres officiers qui l’entouraient.
  
  
  
  
  
  Effectivement, Victor Kissuah était arrivé à Kumasi et Coplan l’avait rejoint dans la demeure de Boko Akame. Ni le vieux syndicaliste ni ses proches n’étaient là ; ils étaient dans la rue, à la tête des cortèges, accomplissant courageusement leur mission de meneurs.
  
  A cause du formidable tohu-bohu qui régnait dans la cité, la nouvelle de la mort de Waku Akame n’était pas encore parvenue dans les quartiers périphériques. On savait que la troupe avait tiré sur la foule, on savait que plusieurs camarades étaient morts pour la cause, mais on ignorait les noms des victimes.
  
  Kissuah, sous l’effet d’une fébrilité intérieure proche du délire, se comportait comme un dément. Il lançait des ordres, prophétisait, s’agitait en se pavanant, proclamait sa victoire, insultait le Président ; bref, il se prenait déjà pour le nouveau libérateur du Ghana.
  
  Dans son enthousiasme, il serra Coplan dans ses bras :
  
  - Bravo, Baxa ! lui jeta-t-il, fougueux. Notre triomphe est en marche.
  
  Coplan, après sa besogne de provocateur, s’était débarrassé de son casque militaire, de son fusil et de ses insignes. En chemise kaki, la face toujours noircie, il n’était plus qu’un témoin des événements tumultueux qui se passaient.
  
  - J’attends vos ordres, dit-il à Kissuah. Quelles sont les nouvelles des autres secteurs ?
  
  - Nous partons dans cinq minutes pour Akosombo, annonça le mulâtre. Il paraît que la température monte sérieusement là-bas aussi. Nous verrons sur place s’il y a du travail pour vous dans ce secteur, sinon nous descendrons sur Accra.
  
  - Et vos appuis militaires ?
  
  - Je n’ai pas de précisions depuis que j’ai quitté le camp, mais vous n’avez qu’à regarder autour de vous et vous comprendrez.
  
  - Comprendre quoi ?
  
  - Mais enfin, vous voyez bien que l’état-major central n’a pas bougé ! s’écria Kissuah. Seuls les éléments de la garnison de Kumasi ont tenté de nous barrer la route.
  
  Coplan ne put réprimer un haussement d’épaules :
  
  - Vous ne me ferez jamais croire que ces quelques soldats qui ont essayé d’établir un barrage autour du centre de la ville représentent la force armée ghanéenne dans cette province !
  
  - Justement ! Nos amis d’Accra ont réussi à paralyser les ordres destinés à l'armée.
  
  - C’est confirmé ?
  
  - Non, pas encore. Du moins, je n’ai pas capté de message d’Accra pendant que je roulais pour venir ici. Mais les faits sont là !...
  
  - Et le Président ?
  
  - Aux dernières nouvelles, nos hommes n’avaient pas encore déclenché leur action. Mais cela remonte à plus d’une heure. Et je ne serais pas surpris d’apprendre que le tyran, à l’heure qu’il est, vogue vers un autre monde !
  
  - Quand aurez-vous des informations précises ?
  
  - Peut-être dans cinq minutes, peut-être plus tard. Mais ça n’a plus tellement d’importance : les dés sont jetés !
  
  Comme Francis demeurait une fois de plus sur la réserve, Kissuah reprit :
  
  - J’espère que vous cesserez d’être pessimiste quand nous entrerons dans le palais du gouvernement, demain?
  
  - A ce moment-là, oui. Mais pas avant.
  
  - Je vous retrouve dans quelques minutes. D’ici-là, vous pouvez vous nettoyer le visage.
  
  - Je me trouve bien comme je suis. Je ne tiens pas tellement à montrer que j’ai la peau blanche...
  
  - Vous êtes décidément un drôle de type ! fit Kissuah en riant.
  
  Il fit mine de s’éloigner vers un autre groupe de partisans, mais Francis le retint en lui saisissant le bras :
  
  - Dites-moi, Kissuah, je suppose que vous avez un récepteur à grande puissance ici ?
  
  - Oui, dans ma jeep, pourquoi ?
  
  - Je voudrais bien savoir ce que raconte la radio d’Accra... Le gouvernement doit être au courant de ce qui se passe ici, non ?
  
  - Sûrement ! La garnison a dû alerter la capitale, mais le dernier bulletin d’informations que j’ai écouté avant de quitter le camp ne faisait aucune allusion aux événements.
  
  - A quel moment vos amis d’Accra doivent-ils s’emparer de l’émetteur national ?
  
  - J’ai l’impression que c’est chose faite. Mais ne soyez pas inquiet, nous écouterons la radio en allant à Akosombo.
  
  Sur ce, il se dirigea vers un groupe de rebelles auxquels il avait des instructions à donner.
  
  Coplan, de son côté, s’approcha de la jeep à bord de laquelle Kissuah s’était amené à Kumasi. Un des miliciens ghanéens du Camp 552 était assis sur la banquette avant du véhicule, à côté de la place du chauffeur, et il avait un casque d’écoute sur la tête. Debout près de la jeep, l’ingénieur Suvalah échangeait de brefs propos avec son compatriote.
  
  Francis comprit que ce n’était pas encore cette fois-ci qu’il pourrait envoyer en catimini un message à ÀF 55.
  
  Il interpella Suvalah.
  
  - Radio-Accra ne parlé toujours pas de nous ?
  
  - Si, justement, dit l’ingénieur. Pour la première fois, le speaker vient d’annoncer que les syndicalistes de Kumasi et les ouvriers d’Akosombo ont déclenché des manifestations. Mais il n’a mentionné ni l’intervention de l’armée ni les fusillades. Ils doivent avoir une sacrée trouille, au gouvernement !...
  
  A cet instant, le jeune Noir qui était à l’écoute se mit à débiter pour Suvalah une tirade en dialecte ashanti. Il parlait avec volubilité, d’une voix saccadée, tandis que ses yeux brillaient comme ceux d’un enfant surexcité.
  
  Suvalah, enthousiaste et hilare, traduisit pour Francis :
  
  - Accra annonce que six diplomates étrangers qui étaient en visite au barrage d’Akosombo ont été appréhendés par les manifestants. Le gouvernement fait un appel au calme et au sang-froid de la population.
  
  Coplan ressentit un curieux pincement au creux de l’estomac. Il voulut poser une question à l’ingénieur, mais Kissuah arriva à ce moment précis près de la jeep en compagnie de deux des mercenaires allemands, et Suvalah donna les dernières nouvelles au mulâtre, qui s’esclaffa joyeusement.
  
  - Allons, en route pour Akosombo ! lança-t-il à Coplan et aux deux Allemands.
  
  Avant de s’installer au volant, il se pencha pour jeter un rapide coup d’œil sous la banquette.
  
  - J’ai emporté mes archives et mon trésor de guerre, dit-il en français à Coplan. Si nous devons rester un certain temps à Akosombo, je vous confierai la garde de ma mallette.
  
  Coplan, les traits durcis, demanda au mulâtre :
  
  - Que signifie cette histoire d’enlèvement de diplomates étrangers ?
  
  - Je n’en sais rien, avoua Kissuah, enjoué. Nos camarades ont probablement profité des circonstances, mais c’est une très bonne idée, vous ne trouvez pas ?
  
  - Une bonne idée ? maugréa Francis. A mon avis, c’est une formidable gaffe !
  
  - Vous m’étonnez, railla Kissuah. Un révolutionnaire professionnel doit savoir qu’il faut toujours prendre dés otages quand on en a la possibilité. Ces diplomates vont nous fournir un atout formidable pour négocier la reddition du gouvernement.
  
  - C’est de la démence ! gronda Coplan, furieux. Si ça se trouve, vous allez attraper les casques bleus de l’O.N.U. sur le dos !
  
  - On se fiche de l’O.N.U.
  
  - Pour un futur homme d’État, vous avez tort de mépriser les Nations Unies. Apprenez plutôt à vous en servir.
  
  - Vous êtes mal placé pour me donner des conseils, rétorqua le mulâtre. Si je vous avais écouté, j’en serais encore à me faire du mauvais sang !
  
  Désarmé par tant d’inconscience, Coplan préféra se taire.
  
  La jeep démarra.
  
  Kissuah, élevant la voix pour couvrir le ronflement du moteur, expliqua à ses trois mercenaires assis sur le siège arrière :
  
  - Avant de filer vers Ejisu, nous allons faire un tour de la ville...
  
  Les deux Allemands, qui étaient coincés sur l’étroite banquette, à côté de Francis, demandèrent s’il y avait d’autres objectifs à démolir en cours de route.
  
  - Non, répondit Kissuah, gardez vos munitions pour Akosombo.
  
  Les deux Allemands opinèrent. Harnachés comme des dynamiteros sud-américains, des grenades attachées autour de la ceinture, ils avaient l’air d’être à la fête.
  
  La jeep fonça dans la nuit, et bientôt on entendit la rumeur de la foule qui, dans le centre, hurlait des slogans.
  
  Chose étrange - et qui augmenta le pessimisme de Francis - on ne voyait plus aucun soldat de l’armée régulière.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  De Kumasi à Akosombo, la distance est d’environ 200 km. Les deux tiers de ce trajet ne présentent aucune difficulté, la route goudronnée étant en excellent état. Ensuite, après le carrefour de Bunsu, la route qui part vers l’Est et qui conduit aux chutes de Boti Water, au barrage de la Volta et à la frontière du Togo, est nettement moins bonne.
  
  L’aube commençait à poindre lorsque la jeep arriva à proximité de la grosse bourgade de Bunsu.
  
  Cédant aux demandes répétées de Coplan, Kissuah daigna s’arrêter un instant pour permettre à l’opérateur-radio d’essayer d’entrer en contact avec les rebelles d’Akosombo.
  
  La communication ne fut pas obtenue tout de suite, mais elle fut néanmoins établie après quelques appels. Les nouvelles étaient plus que rassurantes : non seulement les révolutionnaires étaient maîtres de la place, mais la population de la région se ralliait avec un enthousiasme croissant au parti anti-gouvernemental. La foule indigène ne cessait d’affluer vers les immenses chantiers du barrage.
  
  Kissuah ne tenait plus en place. Coplan lui demanda si son opérateur pouvait prendre l’écoute de Radio-Accra.
  
  - Oui, naturellement, mais nous n’avons pas de temps à perdre, grommela le mulâtre.
  
  - Prendre des informations n’est jamais une perte de temps, répliqua Francis.
  
  - Bon, si vous y tenez, accepta Kissuah, qui donna des ordres à l’opérateur.
  
  Après quelques minutes, l’opérateur se tourna vers son chef pour lui transmettre ce que racontait le speaker du poste gouvernemental. Kissuah traduisit pour Coplan :
  
  - Il diffuse un compte-rendu des cérémonies de Koforidua.
  
  - Est-ce qu’il mentionne l’assassinat du Président ?
  
  - Non, mais ça ne veut rien dire, la censure filtre les informations.
  
  La jeep redémarra. Après la traversée de Kukurantum, elle s’enfonça dans une forêt plus dense ; la pâle clarté de l’aube fut remplacée par une demi-obscurité.
  
  Bientôt, la route se mua en une piste et des nappes d’eau qui stagnaient sur la voie commencèrent à ralentir la vitesse du véhicule. Dans cette région, les pluies étaient déjà tombées en abondance.
  
  Ils contournaient la zone des Boti Water Falls quand un des Allemands tapa soudain sur l’épaule de Kissuah pour lui montrer un curieux spectacle : sur la gauche, par une large trouée dans la végétation, on distinguait, en contrebas, dans la pénombre brumeuse, des taches foncées qui bougeaient.
  
  Surpris, Kissuah freina, stoppa.
  
  - Ce sont des camions, murmura-t-il après un moment. Des camions qui longent la route de Larteh à Akosombo. Je crois que ce sont nos camarades d’Accra qui viennent faire leur jonction avec le P.C. numéro 2.
  
  Avec une impatience accrue, il fit repartir la jeep.
  
  Lorsqu’ils arrivèrent enfin à Akosombo, Coplan et les deux mercenaires allemands restèrent bouche bée de stupéfaction devant le spectacle fantastique qui apparut à leurs yeux. Dans la lumière frémissante de l’aurore, le gigantesque chantier des travaux de la Volta Authority s’étendait à perte de vue. A cet endroit, le fleuve s’évasait pour former un lac immense, d’un bleu pâle, dont les eaux paraissaient miroiter jusqu’à l’infini.
  
  - Ce sera le plus grand lac artificiel du monde, dit Kissuah avec un orgueil inattendu. Quand les travaux seront terminés, il aura 8 500 km carrés de surface.
  
  - Et ces constructions ? questionna Coplan, sidéré.
  
  - Des centrales électriques.
  
  - Et là-bas ?
  
  - C’est la ville construite par les ouvriers... Regardez cette foule !
  
  La jeep dévala à fond de train la route en pente, arriva aux abords de la localité.
  
  La cohue des manifestants était évidemment moins fournie qu’à Kumasi, mais la ferveur et l’allégresse n’étaient pas moins frénétiques.
  
  Kissuah parvint à rejoindre le P.C. du secteur, où il fut reçu par des exclamations d’enthousiasme. Le chef local des rebelles fit rapidement le point : toute la région et toute la population ouvrière avaient pris fait et cause pour la révolution. Les techniciens étrangers avaient été consignés dans deux baraquements gardés par des miliciens armés. Il n’y avait pas eu d’incidents sanglants : quelques passages à tabac, mais rien de grave. Les diplomates capturés comme otages avaient été bien traités ; ils étaient consignés dans un autre baraquement. Il s’agissait de six membres de la Mission économique de la Chine communiste.
  
  - Nous sommes prêts à marcher sur Accra, conclut le chef du secteur. Tous mes hommes sont armés à présent.
  
  - Parfait, acquiesça Kissuah. Je vais partir en éclaireur et je vous enverrai des instructions.
  
  Il remonta dans la jeep, démarra, agita le bras gauche pour saluer ses partisans.
  
  Il était toujours en train de saluer lorsque tout à coup un sifflement suraigu déchira le ciel au-dessus de la marée humaine. Tous les regards se levèrent, aperçurent un trait argenté qui rayait le voile opalin de la clarté matinale.
  
  Et, brusquement, le ciel fut ébranlé par un grondement énorme. L’air vibra, des clameurs s’élevèrent... Comme des monstres aériens, des avions surgirent de derrière la forêt, plongèrent vers les chantiers.
  
  Une pluie de projectiles dégringola sur la foule.
  
  Les manifestants, pris de panique, se mirent à fuir dans tous les sens, hurlant de terreur, se bousculant, se piétinant.
  
  Les avions de l’escadrille - il y en avait au moins une douzaine - décrivirent une large boucle et revinrent presque en rase-mottes au-dessus des chantiers.
  
  De nouveau, des projectiles tombèrent.
  
  Coplan, mû par un réflexe, avait sauté hors de la jeep et s’était jeté à plat ventre sous le véhicule, imité par les deux Allemands.
  
  Très vite, Francis réalisa que les avions ne lançaient pas des projectiles explosifs mais des petites bombes qui contenaient un gaz, lacrymogène ou paralysant. En touchant le sol ou en fracassant des crânes noirs, les bombes éclataient comme des coquilles d’œuf et libéraient instantanément la substance chimique gazeuse qu’elles contenaient et qui se diffusait avec un chuintement convulsif.
  
  Une troisième fois, puis une quatrième fois, les avions repassèrent pour arroser la foule.
  
  Les gaz commençaient à former une lourde nappe grise, cotonneuse, de deux mètres de haut, qui stagnait. Et déjà des manifestants s’écroulaient.
  
  Un des jeunes Allemands se mit à jurer dans sa langue natale. Coplan lui donna un coup de coude dans les côtes et lui dit :
  
  - Si nous restons ici, nous sommes foutus. C’est un gaz paralysant. Venez ! Faites comme moi...
  
  Il rampa pour quitter l’abri que constituait la jeep au-dessus d’eux, ôta rapidement sa chemise kaki, la déchira en lambeaux pour n’en garder qu’une épaisse bande, s’écarta pour uriner sur le morceau de tissu qu’il s’appliqua ensuite sur la figure comme un bâillon.
  
  Kissuah, littéralement pétrifié de saisissement, les yeux levés vers le ciel, guettait le retour des avions.
  
  Coplan l’empoigna de force, le poussa vers la jeep.
  
  - Il faut décamper dare-dare, Kissuah. Vos copains vont tomber comme des mouches ! Respirez le moins possible.
  
  Mais le mulâtre paraissait frappé de surdité.
  
  Coplan le souleva à bras-le-corps, le hissa dans la jeep, sauta au volant. Les deux Allemands grimpèrent sur la banquette arrière.
  
  Démarrant en catastrophe, Francis fonça droit devant. Ce n’était plus le moment d’aller à Accra mais de piquer sur la proche frontière du Togo.
  
  L’opérateur, qui était demeuré sur son siège, le casque sur la tête, et qui baragouinait dés paroles haletantes (incompréhensibles pour Coplan), se tut brusquement et se couvrit la face de ses deux mains lorsque la jeep s’enfonça au plus épais de la nappe de gaz.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  La traversée du nuage toxique ne dura guère plus de sept à huit minutes, car Coplan sollicitait au maximum le moteur de la jeep.
  
  Au moment où le véhicule émergeait de la nappe, Coplan aperçut, à quelques mètres de son capot, une douzaine de Noirs qui fuyaient en hurlant. Il donna un furieux coup de volant, mais la jeep était trop lancée : trois Ghanéens, fauchés de plein fouet, roulèrent sous les roues.
  
  Sous le choc, l’opérateur-radio, qui était déjà à moitié groggy, fut éjecté de la jeep et s’en alla bouler sur le sol pierreux.
  
  Coplan n’essaya même pas de freiner. Il n’avait plus qu’une idée, s’éloigner à tombeau ouvert du piège qui se refermait sur cette zone infernale.
  
  Kissuah, vaincu à son tour par l’action paralysante du gaz, perdit connaissance et s’affala contre l’épaule de Francis. Celui-ci se retourna, ordonna à l’un des Allemands de changer de place pour venir soutenir le mulâtre et l’empêcher d’être projeté lui aussi hors du véhicule.
  
  L’ex-Affreux comprit instantanément et vint s’asseoir entre Francis et Kissuah, qu’il entoura de son bras pour le maintenir en position assise.
  
  Les deux mains crispées sur son volant, Francis n’avait pas de trop de toute la force de ses poignets pour garder le contrôle de la jeep qui bondissait follement sur le terrain défoncé, plein d’ornières et de gravats. Elle escalada un raidillon, accéda à une sorte de longue plate-forme construite en surélévation, plate-forme où s’élevaient quatre bâtisses en béton, hautes d’une vingtaine de mètres.
  
  Il s’agissait probablement des transformateurs et des postes de sectionnement de la future centrale électrique. Les installations n’étaient pas terminées, puisque les bâtiments eux-mêmes n’étaient pas achevés. Des bétonnières, des grues mécaniques, des tracteurs et des rouleaux de câbles encombraient le chantier momentanément déserté par les ouvriers.
  
  Arrivé à la hauteur des constructions en béton, Coplan enfonça si brutalement la pédale de frein de la jeep que les roues patinèrent et que l’arrière du véhicule chassa.
  
  De l’autre côté de la rampe, barrant la voie carrossable, deux camions gris-vert de l’armée ghanéenne et un land-rover, placés en chicane, formaient un barrage. De part et d'autre des véhicules, sur les bas-côtés, une vingtaine de soldats noirs, protégés par des masques à gaz, attendaient.
  
  Coplan avait réalisé immédiatement ce que signifiait la présence d’un détachement militaire en cet endroit : les troupes gouvernementales cernaient la région et les soldats guettaient l’ordre d’aller capturer les émeutiers vaincus par le gaz toxique. Pour le Président du Ghana et pour son état-major, il n’y avait plus de problème désormais : la révolte était matée, les fauteurs de troubles hors de combat. En revanche, pour Francis, la situation se présentait mal : l’unique route permettant de s’échapper en direction du Togo était coupée.
  
  Un rapide coup d’œil et dix secondes de réflexion dictèrent à Coplan la marche à suivre pour tenter l’impossible. Il arracha son bâillon, cria aux deux mercenaires allemands :
  
  - Werner ! Ludwig ! Venez me donner un coup de main, vite !
  
  Il sauta hors de la jeep, galopa vers les bobines de câbles.
  
  L’Allemand Werner s’amena au pas de course, bientôt suivi de son copain Ludwig qui avait dû d’abord se débarrasser de Kissuah dont il avait installé le grand corps mou sur la banquette arrière.
  
  Les deux ex-Affreux, entraînés aux actions improvisées des commandos de choc, pigèrent très vite ce que Coplan avait dans la tête.
  
  Les rouleaux de câbles - il y en avait six, et les lourdes bobines de bois faisaient près de trois mètres de diamètre - étaient calés au moyen de pierres. Ils furent libérés, poussés dans l’axe de la route, calés derechef.
  
  Coplan ordonna à Werner :
  
  - Mets-toi au volant de la jeep. Quand je te ferai signe de la main gauche, tu démarreras. Ludwig et moi, nous embarquerons à la voltige.
  
  - Verstehen, acquiesça l’Allemand.
  
  Les bobines de câbles furent délivrées l’une après l’autre de leurs cales et propulsées sur la déclivité de l’autre versant de la plate-forme ¡surélevée. Elles se mirent à rouler, prirent de la vitesse par leur propre poids, dévalèrent la rampe.
  
  Coplan agita la main gauche. La jeep embraya, cueillit au vol Francis et Ludwig, se mit dans le sillage des bobines.
  
  Roulant de plus en plus vite, celles-ci foncèrent comme des bolides vers les camions militaires placés en travers de la route. Le carambolage fut prodigieusement spectaculaire. Dans un bruit infernal, les rouleaux percutèrent les véhicules gris-vert avec une violence fantastique, les bousculant irrésistiblement. Deux des rouleaux, déportés par l’impact, dévièrent et sautèrent vers le bais-côté de la route, écrasant des soldats au passage.
  
  Quelques-uns des Ghanéens qui se trouvaient du côté droit de la route se mirent à gueuler en gesticulant, mais la jeep leur passa devant le nez à fond de train. Cependant, un des soldats empoigna la mitraillette qui pendait sur sa poitrine ; les rafales crépitèrent, des balles miaulèrent autour des fuyards, la carrosserie métallique de la jeep résonna.
  
  Werner s’était couché sur son volant. Coplan, derrière lui, s’était jeté à quatre pattes. Quant à Ludwig, assis à la droite de Francis, il s’était recroquevillé derrière le corps de Kissuah et il avait froidement utilisé comme bouclier, le mulâtre inconscient.
  
  L’alerte passée, Coplan se redressa. La jeep ronflait comme un avion à réaction et filait à une allure démentielle. A chaque virage, elle frôlait les arbres qui bordaient la route.
  
  Dans une ligne droite, Werner se retourna et, en riant, lança un triomphal cri de guerre à son copain Ludwig. Mais son rire se figea net et un juron sourd fusa de sa bouche grimaçante. Il freina, stoppa.
  
  Coplan, furibond, lui intima :
  
  - Roule, bon Dieu ! Roule !... S’ils nous prennent en chasse, ils vont nous rattraper.
  
  Mais Werner ne tint aucun compte de cette injonction. Il bondit hors de la jeep, la contourna par l’arrière, se pencha sur Ludwig qui était affalé contre Kissuah.
  
  Werner souleva le buste de son copain et appela d’une voix bizarre :
  
  - Ludwig...
  
  Le destin avait, hélas, rendu son verdict : les balles de la mitraillette du soldat ghanéen avaient non seulement touché Kissuah mais aussi le jeune Allemand qui soutenait le mulâtre. Ils étaient morts l’un et l’autre. Kissuah avait la tempe trouée ; Ludwig avait le cou transpercé.
  
  En voyant son camarade mort, Werner secoua la tête en murmurant :
  
  - Nein, nein... Ce n’est pas possible...
  
  - Inutile de perdre du temps, Werner, lui dit Coplan. Ils sont morts, mon vieux. Allez, en route !...
  
  Werner ne parut pas entendre. Il repoussa le cadavre de Kissuah, enlaça le corps de Ludwig, le souleva et le porta sur le bord de la route pour l’étendre dans l’herbe.
  
  Coplan hésita. Puis, rejoignant Werner, il s’agenouilla contre le corps de Ludwig, lui ôta son pistolet automatique.
  
  - Viens, Werner, répéta-t-il. On ne peut plus rien pour lui. Il faut sauver notre peau maintenant.
  
  Il se releva.
  
  Le comportement de Werner lui inspirait une idée qui pouvait avoir une certaine utilité. Il alla à la jeep, empoigna le cadavre de Kissuah, le déposa en plein milieu de la route, bien en vue. Puis, après avoir vidé les poches du mulâtre, il retourna derechef à la jeep.
  
  Apparemment, les soldats du barrage n’avaient pas l’air de s’être lancés à la poursuite des fugitifs. Sans doute ne pouvaient-ils pas agir de leur propre initiative puisqu’ils faisaient partie d’un mouvement tactique d’ensemble destiné à encercler la zone d’émeute. Et, de plus, leurs véhicules étaient démolis. Mais ce répit n’allait sûrement pas durer éternellement.
  
  Coplan se mit au volant de la jeep.
  
  - Alors, Werner, tu t’amènes ? cria-t-il à l’Allemand.
  
  - Je ne peux pas le laisser comme ça, N... de D... ! vociféra le mercenaire, indigné. Je vais l’enterrer.
  
  Coplan haussa les épaules, démarra. Werner dégaina son pistolet et se mit à tirer rageusement vers la jeep. Mais Coplan évita les balles en roulant en zigzag.
  
  
  
  
  
  Désormais seul maître de ses décisions, Coplan ménagea encore moins la jeep.
  
  Par chance, il se souvenait parfaitement de ce qu’il avait appris en étudiant les cartes que James Brown lui avait prêtées à Abidjan. Il se rappelait, notamment, que le barrage d’Akosombo fermait la pointe sud du lac formé par la jonction des eaux de la Volta Noire et de la Volta Blanche, et que la future centrale électrique se trouvait à environ 80 kilomètres de la frontière togolaise.
  
  Il se rappelait surtout que l’unique route plus ou moins praticable à cette saison remontait vers le nord, vers la ville de Palimé, en territoire togolais.
  
  Pouvait-il espérer atteindre Palimé ? Oui, sans doute, mais les troupes motorisées du Ghana allaient sûrement boucler la zone frontière. Alors, quoi ?...
  
  Trois quarts d’heure plus tard, mû par un pressentiment, Francis changea brusquement d’avis et décida de quitter la grand-route.
  
  Selon ses calculs, il n’était plus très loin de la frontière. Tout s’était si bien passé qu’il se sentait méfiant : c’était trop beau pour être vrai.
  
  « Les soldats du Ghana m’attendent au tournant, ça ne fait pas un pli ! » pensa-t-il. « Ils ont dû alerter la garnison de Kpanda par radio et je vais être enfermé dans la nasse. »
  
  A la première piste qui s’amorçait vers l’est, il bifurqua. Et, presque tout de suite, il atteignit l’orée de la forêt. Il roula dès lors dans une savane pauvre, rabougrie, désertique.
  
  Il venait de grimper une petite colline coiffée d’arbustes épineux lorsqu’il aperçut une rivière bordée de bambous. Le cours d’eau, grossi par de récentes pluies, arrivait au ras d’un ponton de bois qui reliait les deux berges.
  
  Il s’engagea sur ce pont en roulant au pas, toucha l’autre rive, accéléra doucement... et cala. Surpris, il relança le moteur. Qui toussa, bafouilla et s’arrêta.
  
  - M... ! jura-t-il à voix haute.
  
  Il débarqua.
  
  Le mystère fut promptement élucidé : c’était la panne sèche, le réservoir d’essence de la jeep était vide.
  
  Torse nu, la figure toujours noircie, Francis se gratta la tête.
  
  « Une trentaine de kilomètres à pied, estima-t-il mentalement. A moins d’un pépin ou d’une mauvaise rencontre, je peux atteindre les parages de la frontière à la tombée de la nuit... De toute manière, j’ai peu de chance de trouver une station Esso dans le coin. »
  
  Il ne tergiversa pas longtemps.
  
  Pour commencer, il déchargea tout ce qu’il y avait à bord de la jeep. Ensuite, au moyen des outils logés dans un des coffres, il démonta les attaches métalliques qui fixaient au plancher du véhicule l’émetteur-récepteur que Kissuah avait emporté depuis le Camp 552.
  
  Cette besogne terminée, il entreprit de pousser la jeep sur le pont de bois qu’il avait franchi quelques instants plus tôt. Ce travail de titan lui demanda un effort physique considérable. Quand ce fut fini, la sueur lui coulait avec abondance sur la poitrine et dans le dos.
  
  Il se munit alors des grenades explosives que lui avait léguées le pauvre Ludwig, et il alla examiner l’infrastructure du pont. Après quoi, avec méthode, scientifiquement, il balança une première grenade, puis une deuxième, et le pont s’écroula, entraînant la jeep dans les flots.
  
  L’effet recherché par Coplan était obtenu : il semblait évident, au regard, que le pont avait cédé au moment du passage de la jeep.
  
  Les poursuivants éventuels perdraient au moins quelques heures à repêcher le véhicule et à chercher dans la rivière le corps du conducteur.
  
  A quelques centaines de mètres du pont écroulé, Coplan, après avoir pris la précaution de cacher sous la végétation de la savane tout ce qu’il avait récupéré, entreprit d’organiser l’étape suivante de son expédition.
  
  Comme toujours dans les moments critiques, il ressentait un calme extraordinaire. Son cerveau, par un étrange phénomène de compensation, devenait de plus en plus froid, de plus en plus précis à mesure que la situation devenait plus précaire. C’était une réaction qui lui était familière ; il avait toujours été ainsi, même dans ses années d’extrême jeunesse, mais il avait cultivé sciemment cette disposition au cours de sa carrière mouvementée.
  
  Il ramassa donc la mallette qui contenait les archives de Kissuah, l’ouvrit, examina les papiers.
  
  Il ne lui fallut guère plus de deux minutes pour trouver ce qu’il cherchait depuis près d’un mois, depuis son arrivée à Tanger : la réponse à la question que le Vieux se posait.
  
  Cette réponse était là, noir sur blanc, sous la forme d’une lettre-contrat signée par Kissuah lui-même et par le docteur Bawo Damah, d’une part, et par le représentant de la puissance qui avait accepté de financer les projets révolutionnaires des deux exilés ghanéens, d’autre part.
  
  Ce n’était pas le document original que Coplan avait sous les yeux ; c’était une photocopie sur laquelle Bawo Damah avait écrit, de sa main :
  
  « Je soussigné, docteur Bawo Damah, délègue par la présente annotation le pouvoir suprême des Forces Révolutionnaires au Ghana, à Victor Kissuah, chargé des opérations en territoire national et investi de la tâche de former le premier gouvernement de notre pays délivré du tyran. » Francis, assez épaté par sa découverte, remit les papiers dans la mallette, referma celle-ci.
  
  Le Vieux allait faire une drôle de tête en prenant connaissance de cette missive. Encore fallait-il qu’elle lui parvînt.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XX
  
  
  
  
  
  En pensant au Vieux, Coplan se trouva devant un problème de conscience.
  
  « Qu’est-ce que je fais en priorité ? » se demanda-t-il.
  
  Le choix était relativement simple : assurer la réussite de l’Opération Liliane ou sauver sa peau ?
  
  Il s’approcha de l'émetteur-récepteur, l’alluma, le laissa chauffer quelques instants. Selon toute vraisemblance, Paris avait dû suivre de très près - via Abidjan - les événements du Ghana. Par conséquent, le Vieux savait que son agent FX-18 était mêlé à la corrida. Et, de ce fait, les antennes amies avaient dû être mobilisées pour une permanence d’écoute de vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
  
  Se penchant près du micro, Francis lança son premier appel à destination de TC-20 basé à Lomé :
  
  - FX-18 appelle TC-20... FX-18 appelle TC-20...
  
  Passant aussitôt sur réception, Coplan attendit, le cœur battant.
  
  La réponse arriva deux secondes plus tard, d’une miraculeuse netteté:
  
  - TC-20 à FX-18... TC-20 à FX-18... Je vous reçois très bien stop m’entendez-vous ?
  
  - FX-18 à TC-20. Affirmatif... Je répète : FX-18 à TC-20, affirmatif... Message a Transmettre d’urgence à SIDONIE. Je répète: message à transmettre d’urgence à :IDONIE... A vous.
  
  - TC-20 à FX-18. Transmettez pour SIDONIE. A vous.
  
  - Texte message pour SIDONIE stop Réponse opération LILIANE stop voir O.T.C.N. stop C.A.P.A.N. stop Abidjan stop veuillez répéter. A vous.
  
  La voix calme de TC-20 répéta lentement, posément, le texte du message.
  
  Coplan enchaîna :
  
  - Message correct stop situation personnelle difficile : me trouve isolé région sud-ouest Ho, environ 30 bornes de la frontière. Que conseillez-vous ? A vous.
  
  - Zone frontière infranchissable. Prenez direction sud, marchez soixante minutes sous protection, établissez balisage fumée pour hélico. Courage ! A vous.
  
  - Bien reçu stop je répète...
  
  Le cœur plein d’espoir, Coplan longeait un étroit sentier qui sinuait dans l’épaisseur de la savane. Il était chargé comme un mulet : l’émetteur-récepteur sur son épaule gauche, la mallette de Kissuah dans la main droite, le lourd ceinturon de feu Ludwig autour de la taille, deux pistolets automatiques dans les poches.
  
  La transpiration mouillait son torse nu et la boue se collait à ses godillots, mais il marchait d’un bon pas.
  
  Vingt minutes s’étaient écoulées depuis le contact avec TC-20... Si tout allait bien, la délivrance était proche.
  
  Soudain, Francis s’arrêta et tendit l’oreille : un léger ronronnement vibrait dans l’air, s’amplifiait.
  
  Déposant promptement ses bagages, il se jeta à plat ventre sous les buissons et attendit. Deux avions survolaient à basse altitude le secteur.
  
  Cela, c’était une vacherie du sort. Si l’état-major d’Accra mobilisait une escadrille d’observation pour repérer la jeep qui avait forcé le cordon militaire installé autour d’Akosombo, l’intervention de TC-20 était vouée à l’échec.
  
  La face contre le sol, les yeux fermés, Coplan se concentra pour suivre à l’oreille les mouvements des deux avions. Pour le moment, ils décrivaient des cercles qui englobaient l’endroit où Coplan se trouvait et le lieu situé plus au nord où il avait démoli le pont de bois.
  
  Ce carrousel aérien dura dix minutes, après quoi les deux avions filèrent subitement vers le nord-ouest.
  
  Avaient-ils repéré le pont détruit ? Probable.
  
  Francis se releva dare-dare, rechargea ses bagages, se remit en route en forçant l’allure. Il avait dix minutes de retard sur l’horaire convenu et, de plus, on pouvait prévoir l’arrivée de parachutistes dans la région, ce qui n’avait rien de rassurant.
  
  Une demi-heure plus tard, Coplan jugea qu’il en avait fait assez. Il était fourbu, ses jambes tremblaient, sa gorge était sèche comme du vieux cuir.
  
  Il déposa son fardeau en bordure de la clairière qu’il venait d’atteindre, rassembla des branchages et des lianes mortes, les disposa en croix, y mit le feu au moyen de son briquet.
  
  Les branches humides commencèrent par dégager une épaisse fumée grise. Enfin, quelques flammes apparurent et Francis osa approvisionner son feu de brousse.
  
  Des minutes longues comme des siècles s’écoulèrent.
  
  Tout à coup, venant du sud, le vrombissement caractéristique d’un hélicoptère naquit dans le ciel, accompagné bientôt d’un sifflement. Trois minutes après, l’Alouette brune se posait dans la clairière. Deux gars en salopette grise sautèrent hors de la coque, mitraillette en batterie. Coplan sprinta vers eux et hurla :
  
  - Salut ! Ne tirez pas ! Je suis FX-18 !...
  
  - Presse-toi, mon vieux ! Presse-toi ! cria un des deux hommes.
  
  Coplan retourna chercher sa précieuse mallette, fut sur le point d’abandonner l'émetteur-récepteur, se ravisa, le chargea sur son épaule. C’était un poste de première qualité, sûrement coûteux, et le Vieux, toujours si radin, serait ravi de le recevoir.
  
  L’hélicoptère s’éleva à la verticale, vira, fila vers le golfe de Guinée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XXI
  
  
  
  
  
  Le soir de ce même jour, à 22 heures, un avion de la mission militaire française déposait Coplan à Abidjan. Mais c’était un Coplan méconnaissable : le teint très foncé, les cheveux d’un noir anthracite, une fausse moustache ornant d’un léger trait sa lèvre supérieure, il avait tout d’un hidalgo. Ses papiers d’identité le signalaient d’ailleurs comme étant de nationalité brésilienne, domicilié à Rio de Janeiro, en mission pour l’Unesco.
  
  Deux heures auparavant, dès son arrivée au Togo, Francis avait eu un entretien téléphonique avec Paris qui lui avait donné carte blanche pour continuer l’Opération Liliane et la mener à son terme.
  
  « Faites le maximum, avait insisté le Vieux. Toutes les preuves que vous pourrez me rapporter seront les bienvenues. Dans les circonstances présentes, c’est de l’or en barres. »
  
  Une voiture attendait le soi-disant Brésilien à l’aéroport d’Abidjan pour le conduire chez un certain Le Goff, un importateur français qui avait son domicile dans l’avenue du Général-de-Gaulle, non loin de l’hôtel des Relais Aériens.
  
  Prévenu par une voie aussi discrète que mystérieuse, Le Goff attendait son visiteur.
  
  - J’ai exécuté les ordres dès réception, dit l’importateur à Coplan. Deux de mes hommes surveillent l’immeuble et la liaison est assurée par une de mes collaboratrices. Aux dernières nouvelles, la route n’était pas libre. Les bureaux de l’O.T.C.N. n’avaient pas fermé leurs portes, les fenêtres étaient encore éclairées.
  
  - Sans blague ? s’étonna Francis. A cette heure-ci ? Ils font des heures supplémentaires, pas de doute !
  
  - Vous savez bien qu’il n’y a pas de limites aux activités de ces gens-là. Les Chinois ne connaissent pas la loi des 40 heures. C’est par là qu’ils nous auront.
  
  - Je vais quand même y aller, décida Coplan. De cette façon, je serai à pied d’œuvre au moment propice.
  
  - Comme vous voudrez. Je vais vous y emmener...
  
  A bord d’une DS pilotée par Le Goff, ils quittèrent l’avenue du Général-de-Gaulle pour filer vers le Palais de Justice. Ils tournèrent dans l’avenue de Bir-Hakheim, s’arrêtèrent après le croisement du boulevard Carde.
  
  - Je vous laisse, dit Le Goff. Je retourne chez moi pour garder le contact avec mon agent de liaison. C’est au numéro 432, un immeuble de trois étages. Mes hommes seront prévenus d’ici une bonne demi-heure.
  
  - O.K. Merci.
  
  Le Goff, un grand type maigre aux cheveux taillés en brosse, se gratta la joue, demanda :
  
  - Êtes-vous armé ?
  
  - Non, pourquoi ? J’ai mon matériel de cambrioleur, c’est bien suffisant.
  
  - Prenez quand même ce joujou. Avec les Chinetoques, on ne sait jamais.
  
  Coplan empocha le MAC 9 mm que Le Goff lui tendait.
  
  
  
  
  
  Effectivement, au 432, les fenêtres du rez-de-chaussée étaient encore allumées. Coplan, d’un pas de promeneur, passa devant l’immeuble. Au passage, il put lire l’inscription qui figurait sur une plaque fixée près de la porte :
  
  OFFICE TECHINIQUE DE LA CHINE NATIONALISTE
  
  (Coopération Agricole aux Pays d’Afrique Noire)
  
  O.T.C.N. - C.A.P.A.N.
  
  Au téléphone, quand il avait appris que les commanditaires de Kissuah étaient les Chinois de Formose, le Vieux s’était exclamé :
  
  - Pas possible !... On ne pense jamais à ces gens-là, et pourtant ils existent ; ils sont riches, ils s’agitent dans la coulisse et ils gagnent du terrain en Afrique. Sans compter qu’ils livrent une guerre à mort à leurs frères de Pékin, et qu’ils détestent la France !
  
  Coplan avait répondu :
  
  - A l’avenir, il faudra se souvenir qu’il y a Chinois et Chinois !
  
  
  
  
  
  Finalement, c’est un peu après minuit que la porte du 432 s’ouvrit. Trois hommes sortirent de la maison, deux Blancs et un Noir.
  
  Coplan, posté derrière une voiture qui stationnait le long du trottoir, de l’autre côté du boulevard, reconnut instantanément les trois personnages qui quittaient le siège de l’O.T.C.N. Il s’agissait du Docteur Bawo Damah, de James Brown et de Juan Gandaras.
  
  Même dans la demi-lumière de l’éclairage public assez chiche, on pouvait se rendre compte que les trois hommes avaient de gros soucis. Ils arboraient des figures d’enterrement. Le Docteur Damah, qui paraissait avoir vieilli de quinze ans, avait la tête dans les épaules, l’échine voûtée. L’écroulement de ses rêves politiques devait lui peser sur le dos.
  
  Les trois hommes marchèrent en silence vers une limousine Oldsmobile grise, rangée à dix ou douze mètres du siège de la Mission Chinoise de Formose.
  
  Juan Gandaras prit un trousseau de clés dans sa poche, déverrouilla les portières, s’installa au volant. Bawo Damah et le gros James Brown prirent place à l’arrière.
  
  Les feux de Oldsmobile s’allumèrent. Et, brusquement, dans une formidable déflagration qui secoua l’air nocturne, la limousine vola littéralement en miettes tandis qu’une énorme flamme blanche, aveuglante, embrasait les débris du véhicule.
  
  Coplan se courba en deux pour échapper aux morceaux de ferraille qui voltigeaient.
  
  « Vingt Dieux ! jura-t-il, dépité. J’arrive trop tard ! »
  
  Il s’éclipsa sans demander son reste, rasant les façades.
  
  
  
  
  
  A Paris, quelques jours plus tard, quand Coplan se retrouva en présence de son directeur, celui-ci trouva le moyen de lui reprocher d’avoir négligé de mettre la touche finale à l’Opération Liliane.
  
  - Vous auriez dû profiter de ce drame pour vous introduire dans les bureaux de la Mission Chinoise. Dans ces circonstances-là, les gens sont affolés, ils ne remarquent rien.
  
  - Exact, approuva Francis, j’ai manqué d’à-propos. Mais je n’ai pensé qu’à une chose : ne pas me faire épingler... Jusqu’à preuve du contraire, les Chinois de Taipeh ignorent que les archives de Kissuah ne sont pas perdues pour tout le monde. C’est un avantage que je ne voulais pas bousiller par une fausse manœuvre.
  
  - Naturellement, grogna le Vieux. Mais je ne vous parle pas d’une fausse manœuvre !
  
  - Je suis sincèrement désolé.
  
  - D’après vous, qui a piégé la voiture de James Brown ?
  
  - Je n’en sais rien, et j’avoue que ça ne me tracasse guère. Les suspects sont nombreux : le Ghana, les Anglais, les Américains, les Chinois de Mao Tsé-toung... Et pourquoi pas vous, par le truchement des hommes de Le Goff ?
  
  - Vous êtes fou ? jeta le Vieux, interloqué. Je ne vous aurais pas envoyé dans le coin si j’avais ordonné de faire sauter cette bagnole !
  
  - Ah non ? railla Francis. Vous m’avez pourtant fourré dans un complot tout en vous arrangeant pour que le dit complot se termine en catastrophe, non ?
  
  - Vous avez des comparaisons idiotes ! Moi, je suis persuadé que ce sont les Chinois de Formose eux-mêmes qui ont manigancé ce coup. C’était le moyen le plus expéditif de se débarrasser de leurs associés qui étaient devenus des témoins un peu trop encombrants.
  
  - C’est peut-être ce que vous auriez fait, non ?
  
  - Pourquoi pas ? marmonna le Vieux. Du moment qu’il s’agit de couvrir ses arrières, les tactiques les plus efficaces sont les meilleures. Bien entendu, je ne...
  
  Il fut interrompu par le grésillement de l’interphone. Il abaissa la manette de son appareil, écouta, répondit :
  
  - Introduisez-le immédiatement.
  
  Puis, à Coplan :
  
  - C’est notre ami Alvarez.
  
  Deux minutes plus tard, Alvarez faisait son entrée. C’était un imposant bonhomme de cinquante ans, très soigné de sa personne, au visage lourd et basané, au crâne dégarni, aux yeux gris.
  
  Il serra la main du Vieux, puis celle de Francis en disant :
  
  - Content de vous revoir en bonne santé, Coplan. Je me suis fait du mauvais sang à votre sujet... Vous avez dû passer de drôles de moments au Ghana, hein ?
  
  - Tout est bien qui finit bien, répondit Francis en souriant. Figurez-vous que moi je me suis fait du mauvais sang pour vous.
  
  - Vraiment ? Mais pourquoi ?
  
  - Si James Brown et ses complices avaient dû découvrir que c’était grâce à vous que Paris avait pu noyauter leur conspiration, j’ai l’impression que votre tête aurait été mise à prix.
  
  Alvarez eut un petit geste désinvolte de la main.
  
  - Bah ! J’aurais changé de tête, tout simplement, laissa-t-il tomber.
  
  Coplan reprit :
  
  - Vous serez peut-être bien obligé de le faire malgré tout. La sœur de Juan Gandaras vous connaît, je suppose ? Or, elle se balade dans la nature...
  
  Alvarez secoua la tête :
  
  - Erreur, Coplan. La belle Conchita n’est plus de ce monde.
  
  Il extirpa un journal de sa poche.
  
  - Lisez, en page trois... Une jeune Mexicaine se suicide dans un hôtel de Rabat...
  
  Coplan déplia le journal. C’était un quotidien édité en langue française à Casablanca.
  
  Effectivement, une information en dix lignes annonçait qu’une touriste mexicaine, Conchita Mateos, née Gandaras, s’était donné la mort dans sa chambre d’hôtel en avalant des comprimés de barbiturique.
  
  Coplan hocha la tête en silence, restitua le journal à Alvarez, resta pensif, le regard absent.
  
  Le Vieux grommela :
  
  - Notre ami Coplan devient sentimental... D’après ce qui m’a été raconté, il a passé des heures charmantes avec cette jolie personne, et ce souvenir lui donne le cafard...
  
  Alvarez chantonna, cynique :
  
  - Heure exquise qui vous grise lentement...
  
  Le Vieux intervint :
  
  - Bon, résumons-nous. Les résultats positifs de l’Opération Liliane ne sont pas négligeables, loin de là. La stratosphère est satisfaite, et même très satisfaite. Le document de choc qui se trouvait dans les archives de Kissuah va nous rendre des services appréciables. Comme les Chinois de Formose font tout ce qu’ils peuvent pour nous torpiller, nous allons les contrer en douce, mais durement.
  
  - Avouez qu’ils ont raison de ne pas nous aimer, glissa Alvarez. Nous avons noué des liens d’amitié avec leurs ennemis mortels, et nous venons de les chasser comme des malpropres de Tahiti.
  
  - Vous, Alvarez, maugréa le Vieux en pointant son index vers le quinquagénaire, j'aimerais que vous ayez un peu plus de jugeote à l’avenir. Comment diable n’avez-vous pas pensé que les mystérieux correspondants de James Brown ne pouvaient être que les Chinois de Formose ? Il y a 160 techniciens de la Chine nationaliste en Côte-d’Ivoire ! Le rapprochement était facile à faire, voyons ! Étant donné le lien qui existe entre les États-Unis et Taipeh,.. les agents de Tchang Kai-Chek devaient forcément s’adresser à un courtier bien vu des industriels américains.
  
  Nullement affecté par la mauvaise foi du Vieux, Alvarez prononça d’une voix sentencieuse :
  
  - Dieu n’a aucun défaut,, mais il en a donné beaucoup aux hommes.
  
  Il ajouta :
  
  - C’est extrait d’un chant des Bantous.
  
  Coplan avait allumé une Gitane. Il ne pouvait s’empêcher de penser à Conchita...
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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