Kenny Paul : другие произведения.

Coplan brouille les cartes

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  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Seul dans son antique demeure de Mala Strana - le vieux quartier de Prague - le docteur Jan Viesny, confortablement calé dans un des fauteuils de cuir du salon-bibliothèque, près d’un lampadaire en fer forgé, lisait depuis plus d’une heure une revue scientifique.
  
  Il s’agissait d’une publication émanant du Centre de Recherches de l’Université de Californie, et l’article qui passionnait le docteur était consacré aux travaux récents de trois biologistes spécialisés dans les problèmes de protection contre les rayonnements atomiques.
  
  Malgré sa connaissance parfaite de la langue anglaise, le savant tchèque éprouvait une certaine difficulté à assimiler ce texte américain dont plusieurs passages, particulièrement compliqués, mettaient son esprit à rude épreuve. De temps à autre, il était obligé d’interrompre sa lecture pour consulter un dictionnaire technique qu’il avait placé à la portée de sa main, sur une table basse en laque de Chine.
  
  Finalement, vaincu par la fatigue intellectuelle, il renonça à poursuivre plus avant cette étude. Il plia le coin supérieur de la page à laquelle il était arrivé, referma le périodique, le déposa sur la table basse, se renversa contre le dossier de son fauteuil et resta un long moment immobile, les yeux fermés.
  
  Le silence qui régnait dans la vaste pièce, la profonde paix nocturne qui enveloppait toute la ville endormie lui faisaient un bien inexprimable.
  
  gé de soixante-deux ans, de stature massive et de forte corpulence, le docteur Viesny avait un visage lourd et buriné, d’une étrange noblesse. Ses traits puissants, le cerne qui soulignait ses yeux bruns, les sillons qui encadraient sa bouche volontaire conféraient à son masque sévère une sorte de beauté qui en imposait. Son épaisse chevelure blanche - dont il soignait la blancheur avec une secrète coquetterie - ajoutait comme une lumière d’essence spirituelle à l’autorité qui se dégageait de sa personne austère.
  
  Tel quel, il correspondait très bien à l’image classique du savant chargé d’honneurs et de responsabilités, au prestige immense, au savoir indiscuté. Ce qui était exactement le cas, en l’occurrence. Membre de l’Académie de Médecine, recteur honoraire de l’Université, docteur honoris-causa d’une douzaine de Facultés d’Europe et d’Amérique, président de la Haute Commission Scientifique Nationale, il exerçait en outre les fonctions de directeur général des laboratoires de la Défense Nationale. Et, à des titres divers, il représentait son pays dans la plupart des organisations internationales de caractère scientifique.
  
  Sa verdeur et son dynamisme étaient si surprenants que ses amis lui prédisaient souvent qu’il verrait la fin de ce siècle avec lequel il était né. Mais, en réalité, trop d’années de surmenage cérébral et le poids de trop d’activités avaient entamé sa robustesse. Depuis quelques mois, il sentait que sa mémoire déclinait, que sa vivacité mentale s’émoussait. Il avait de fréquents coups de pompe aussi, surtout quand il travaillait trop tard pendant plusieurs jours d’affilée.
  
  Il ouvrit les yeux pour regarder sa montre-bracelet. Les aiguilles marquaient onze heures trente-cinq.
  
  Il se hissa avec effort hors de son fauteuil, s’approcha du large bureau d’acajou qui trônait au milieu de la pièce, ouvrit un coffret de cuir, prit une cigarette qu’il alluma à la flamme d’un gros briquet suisse en or massif.
  
  Il fumait trop, il le savait. Mais c’était son seul vice et il y tenait.
  
  Tout en exhalant un long nuage de fumée, il promena un regard méditatif sur les ouvrages qui garnissaient les rayons de la bibliothèque, puis il fixa d’un œil rêveur les deux portraits qui ornaient le mur du fond de son paisible cabinet de travail.
  
  Le premier portrait était celui de sa femme, morte sept ans auparavant, des suites d’une grippe infectieuse. Une histoire stupide, comme seul le Destin en invente. Lui, l’éminent docteur Jan Viesny qui avait sauvé tant de vies humaines, il n’avait pas réussi à arracher des griffes de la mort l’être qu’il adorait, Maria, la compagne bien-aimée de sa jeunesse.
  
  L’autre portrait était celui de son fils Jiri. Son fils unique, peint à l’âge de dix-sept ans, c’est-à-dire juste deux ans avant sa mort. Sur son jeune visage racé, la ressemblance avec Maria était émouvante. Jiri Viesny s’était noyé accidentellement dans le lac Balaton, en Hongrie, au cours d’un camp de vacances avec les Cercles Estudiantins.
  
  Le docteur se secoua, chassa les souvenirs qui l’assaillaient avec insistance. Après tout, la Providence avait peut-être eu pitié de ces deux-là ? Dans ce monde de fureur et de sombre violence, la souffrance aurait sans doute été plus forte que le bonheur pour ces deux âmes trop sensibles, trop vulnérables ?...
  
  Viesny écrasa sa cigarette dans un cendrier de cristal, alla éteindre le lampadaire, puis le lustre, et quitta la pièce pour monter à sa chambre, au premier étage.
  
  Il ferma les rideaux de velours, avança d’un cran la molette chromée du calendrier qui se trouvait sur sa table de chevet : le mardi 12 décembre succéda au lundi 11 qui s’achevait.
  
  Ensuite, passant dans la salle de bains contiguë, le docteur prépara son pyjama. Mais, au lieu de se déshabiller pour la nuit, il alla s’asseoir sur un tabouret blanc et il attendit pendant une vingtaine de minutes sans bouger. Il retourna alors dans la chambre à coucher, éteignit la lumière, sortit rapidement de la pièce pour grimper à l’étage supérieur - le second et dernier de la vénérable maison - et pénétra dans un grenier où les énormes poutres de bois de la toiture étaient apparentes.
  
  Collant son front contre la vitre d’une lucarne ovale, il inspecta très attentivement la rue Vlaska sur laquelle il avait une vue plongeante. De là-haut, son champ de vision s’étendait jusqu’au carrefour de la rue de Trieste...
  
  En dépit du ciel couvert, la lune répandait sur les bâtisses moyenâgeuses du quartier une lumière pâle, un peu blafarde, qui donnait à ce coin pittoresque de Prague une curieuse allure de décor en carton-pâte.
  
  Un vague sourire sans joie étira les lèvres amères du docteur Jan Viesny.
  
  En bas, dans la rue, un homme de petite taille, trapu, engoncé dans un pardessus de ratine sombre, coiffé d’un feutre noir dont il avait rabattu le bord sur son front, venait d’apparaître, débouchant de la rue de Trieste. Ce noctambule, les deux mains dans les poches, s’engagea d’un pas régulier dans la rue Vlaska. Lorsqu’il passa devant la maison de Viesny, il ne s’arrêta pas mais il tourna la tête pour examiner d’un rapide coup d’œil la façade de l’immeuble. Il marcha environ deux cents mètres, traversa, refit le même trajet en sens inverse. Au passage, il inspecta derechef le domicile de Viesny.
  
  Arrivé au carrefour, il se posta dans une encoignure de porte, exactement à mi-distance entre les halos de lumière blême de deux lampadaires d’éclairage public.
  
  A peu près invisible ainsi, l’inconnu prolongea sa faction pendant dix minutes. A deux ou trois reprises, il souffla dans ses mains pour les réchauffer. Il faisait un froid de canard.
  
  Viesny, du haut de son observatoire, distinguait fort bien la silhouette du guetteur tapi dans son recoin d’ombre. Il eut un peu pitié de cet homme, et il admira son courage, sa conscience professionnelle. Faire le pied de grue par un temps pareil, ça n’était pas une sinécure.
  
  Enfin, le bonhomme émergea de son refuge, inspecta une dernière fois la rue Vlaska, puis, faisant demi-tour, il traversa le carrefour et disparut. Quelques minutes plus tard, une conduite intérieure noire, une Volvo, s’engageait à vitesse réduite dans la rue Vlaska. Elle passa devant la maison du docteur, et continua en direction du Strahov.
  
  Quand les feux rouges de la voiture se furent estompés dans les ténèbres, Jan Viesny se redressa et poussa un soupir. Il resta encore pendant deux ou trois secondes devant la lucarne, observant la rue complètement déserte, puis il quitta le grenier. Dans l’obscurité, il redescendit lentement vers le rez-de-chaussée, poussa la porte du salon-bibliothèque, s’avança à tâtons vers le fauteuil de cuir dans lequel il avait passé une partie de sa soirée. Il s’agenouilla, glissa sa main droite sous le siège, alla cueillir une petite enveloppe brune insérée entre les sangles qui garnissaient le fond du fauteuil.
  
  Il se releva.
  
  Un exercice de ce genre lui donnait toujours l’impression d’être ridicule, de se livrer à des enfantillages. Mais comme il avait promis d’obéir aux consignes de prudence qui lui avaient été notifiées, il voulait tenir parole.
  
  Il glissa l’enveloppe dans son portefeuille, retourna dans le hall, endossa son manteau, enfonça son chapeau gris-foncé sur sa tête, se dirigea vers la cuisine. De là, il gagna le jardin qui prolongeait la cour postérieure, s’avança jusqu’à une porte de bois qu’il ouvrit d’une simple poussée.
  
  Il déboucha dans un minuscule jardinet envahi par les mauvaises herbes. Devant lui, le pignon en escalier d’une très vieille maisonnette se découpait sur le fond brumeux du ciel. Il entra dans la bâtisse. L’air froid y sentait le moisi, un silence sépulcral planait entre les vieux murs de briques.
  
  Depuis la mort de Jiri, personne ne venait plus dans cette maisonnette. Jadis - et pendant trois siècles - elle avait été occupée par les domestiques de la famille Viesny. On racontait même que c’était dans une des chambres de la bicoque que plusieurs générations de barons de Viesny étaient devenus des hommes, grâce à la complaisance des belles servantes venues de la campagne. Le dernier personnage célèbre de la famille, le baron Karl, très connu parmi les aristocrates de l’Europe Galante, avait été un ami de Mozart. Mais tout cela était loin, aussi loin que les contes de fée avec leurs carrosses d’or et leurs enchanteurs...
  
  Le docteur longea le couloir central de la petite maison, fit tourner la grosse clef dans la serrure de la porte de rue, se glissa discrètement dehors et referma le vantail. Il jeta un bref regard à gauche et à droite, puis il se mit en route. Par le dédale des ruelles tortueuses dont la topographie n’a pas changé depuis sept siècles, il contourna la colline et il prit la direction du Stade Sokolsky.
  
  Le vent glacé qui venait du fleuve l’incita à relever le col de son manteau.
  
  Il arriva à la rue Vanikova sans avoir rencontré âme qui vive. Néanmoins, avant de s’arrêter devant le domicile du professeur Ferek, il eut soin de poursuivre son chemin jusqu’à l’extrémité de la rue. Bien lui en prit ! A l’angle de la nouvelle avenue Hiebenkach, une puissante limousine noire stationnait, tous feux éteints. Sur le siège avant de la voiture, deux individus au gabarit imposant, coiffés de feutres gris à larges bords, surveillaient la rue Vanikova dont ils pouvaient contrôler, sans bouger, toute la perspective en enfilade.
  
  Les lourdes épaules du docteur Viesny se voûtèrent un peu plus. Le cœur battant, une sueur d’angoisse lui mouillant les reins, il continua à marcher sans tourner la tête, exactement comme s’il n’avait pas remarqué la limousine en stationnement.
  
  Au premier croisement, il prit sur sa droite. Les nerfs tendus, l’oreille aux aguets, il accéléra le pas.
  
  Dieu merci, aucun appel ne retentit derrière lui ! Il respira mieux...
  
  Cet incident imprévu le contraignit à faire un grand détour par le Musée Postovni. Et il se demanda s’il n’allait pas être forcé de renoncer à son rendez-vous nocturne. Heureusement, lorsqu’il fut revenu à proximité de l’avenue Hiebenkach - mais en venant de l’est, cette fois - il constata que la limousine noire était partie.
  
  La voie étant libre, il put enfin se rendre chez Ferek. La maison de celui-ci se trouvait à peu près dans l’axe du funiculaire qui escalade la colline de Zahrada - une des cinq collines sur lesquelles s’érige la capitale de la Tchécoslovaquie. C’était un petit hôtel de style baroque, modeste dans ses proportions mais d’un classicisme fort élégant. A cause des immeubles modernes qui avaient remplacé les jardins d’autrefois, la demeure de Ferek paraissait vieillotte, aussi désuète qu’une calèche alignée parmi des autobus.
  
  Viesny donna trois petits coups de sonnette brefs et rapprochés. La porte de chêne s’ouvrit instantanément, juste pour laisser entrer l’arrivant.
  
  - Je commençais à croire que vous aviez oublié notre rendez-vous, murmura Ferek en refermant l’huis.
  
  - Mille excuses, dit Viesny, je suis très en retard, mais je n’y suis pour rien. Vous avez failli ne pas me voir, en effet. Deux policiers surveillaient votre rue.
  
  - Ah, comment cela ? s’étonna Ferek. L’inspecteur Vorocz a cessé sa surveillance depuis trois quarts d’heure. Je l’ai vu s’éloigner.
  
  - Les deux sbires dont je vous parle étaient postés dans une voiture en stationnement au coin de l’avenue Hiebenkach.
  
  Ferek haussa les épaules et prononça en souriant, d’un air faussement désinvolte :
  
  - Vous voyez bien que mes consignes de prudence ne sont pas inutiles !
  
  - Je me serais trouvé en mauvaise posture, si ces policiers m’avaient interpellé pour une vérification d’identité, soupira Viesny en ôtant son pardessus.
  
  Le vent froid de la nuit avait avivé des plaques de couperose sur sa lourde face un peu pâle. Il se frotta vigoureusement les mains en grommelant :
  
  - Le thermomètre descendra sûrement jusqu’à moins 15 avant la fin de la nuit. Vous me faites faire des choses qui ne sont plus de mon âge, mon cher Ferek.
  
  - Venez, répondit Ferek. Dans mon bureau, vous serez vite réchauffé.
  
  Ils longèrent le vestibule, montèrent au premier étage.
  
  La décoration intérieure de la maison était fastueuse, presque solennelle. Les meubles, les tableaux, les portes et la rampe d’escalier étaient de véritables pièces de musée.
  
  En revanche, le bureau de Ferek - dans un désordre sympathique - était vivant, chaleureux, accueillant comme une chambre d’étudiant. Un radiateur à gaz ronflait doucement dans l’âtre de la haute cheminée de marbre vert.
  
  - Alors ? lança Ferek d’un ton enjoué. Vous m’apportez de la marchandise, j’espère ?
  
  Il remua le fouillis de papiers qui encombrait sa table de travail, retrouva l’étui qu’il cherchait, le tendit au docteur.
  
  - Cigarette ?
  
  - Volontiers, acquiesça Viesny.
  
  Il en prit une dans l’étui, alla s’asseoir sur un pouf arabe, près du radiateur à gaz. Après avoir allumé sa cigarette, il extirpa son portefeuille de la poche intérieure de sa veste, l’ouvrit, en retira la petite enveloppe brune.
  
  - Tenez, dit-il, le bras tendu vers Ferek. Je pense que cela vous paraîtra intéressant. Ce sont les plans du nouveau système de tir qui doit équiper les chars BRONIA que nos usines de Klatovi vont construire pour Moscou (1Bronia, en russe, signifie : armure ). Il s’agit d’un dispositif assez extraordinaire, d’une conception totalement inédite... A mon avis, les performances de cet engin ultra-rapide en font une vedette dans la catégorie des armes conventionnelles. C’est la raison pour laquelle je me suis donné la peine d’en prendre une copie.
  
  - Très bien, très bien, opina Ferek, les yeux brillants. Les armes conventionnelles ne sont pas à négliger, bien au contraire !
  
  Il préleva dans l’enveloppe les quatre microfiches qui s’y trouvaient, s’approcha de sa lampe de bureau, examina les pellicules par transparence.
  
  - Excellent, fit-il à mi-voix. Vous faites des progrès formidables, comme photographe. De quel ordre est le bordereau de commande de ces nouveaux chars BRONIA ?
  
  - La première tranche est de trois cents pièces. A livrer en cinq fois... La première livraison est destinée à Berlin, la seconde à Sofia, les trois autres à Moscou.
  
  Ferek alla ranger les précieuses microfiches dans un des volumes cartonnés qui ornaient sa bibliothèque. Viesny articula d’une voix légèrement sarcastique :
  
  - Vous vous rendez compte de ce qui me serait arrivé si les flics m’avaient fouillé ? Je peux transporter des tas de choses dans mon portefeuille, mais pas les plans secrets d’un char mis au point par les ingénieurs de Moscou !
  
  Ferek se tourna vers le docteur, le scruta en fronçant les sourcils.
  
  - Vous êtes décidément bizarre, docteur, émit-il. Pourquoi diable les policiers vous auraient-ils fouillé ?... La Sécurité d’État nous entoure d’inspecteurs pour assurer notre protection parce que cela fait partie de ses tâches normales.
  
  - Oui, naturellement, opina Viesny. Mais si c’était l’inverse, comment le saurions-nous ?
  
  - Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
  
  Viesny se pencha pour aplatir son mégot dans un cendrier qui se trouvait par terre, près de la cheminée.
  
  - Imaginez un instant, professeur, supputa-t-il sombrement, que les services spécialisés aient été alertés à notre insu et que le colonel Branik ait reçu de nouvelles instructions... Si les inspecteurs de la Sécurité ont désormais pour mission de nous surveiller au lieu de nous protéger, ce n’est pas le colonel Branik qui nous préviendra ! Vous êtes bien d’accord là-dessus ?
  
  Ces paroles surprenantes impressionnèrent visiblement le professeur Ferek. Soucieux, songeur, il se mit à déambuler dans la pièce, les bras croisés.
  
  A la fin, il se planta devant son interlocuteur.
  
  - Est-ce que vous avez des motifs précis pour avancer une telle hypothèse ?
  
  - Des motifs précis, non, avoua Viesny. Mais j’ai quand même noté un certain nombre de petites choses qui me semblent assez étranges. pour ne pas dire inquiétantes...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le professeur Frantis Ferek était un homme de grande taille, bien en chair sans être vraiment gros, au visage un peu poupin, au teint rose et frais, aux cheveux d’un blond tirant sur le roux.
  
  Il portait des lunettes cerclées d’or, aux verres épais. Sa distinction et son aisance frappaient d’emblée tous ceux qui le rencontraient pour la première fois. Ses complets, sobres et bien coupés, sa chemise impeccable, sa cravate peu voyante, son geste aimable, sa voix ferme, posée, sa diction nette, tout en lui dénotait une classe évidente et une parfaite maîtrise de soi-même.
  
  Derrière ses lunettes, ses yeux d’un bleu froid exprimaient l’intelligence, l’équilibre, le réalisme et la lucidité.
  
  Il venait d’avoir quarante-cinq ans.
  
  Issu d’une vieille famille de magistrats, il avait fait de brillantes études et il avait été un des plus jeunes ingénieurs de son pays. Mais, au lieu d'entrer dans l’industrie, il avait brusquement changé de voie et il était retourné à l'université pour conquérir un doctorat en économie politique. Les débuts de sa carrière de professeur n’avaient pas été faciles car, bien qu’il fût de tendance plutôt libérale, il n’éprouvait aucune admiration pour le système capitaliste dont il avait décelé très tôt les redoutables excès et leurs conséquences sociales désastreuses. Au moment de la révolution - il avait alors trente-deux ans - il s’était rallié spontanément au nouveau régime, non point par opportunisme mais par conviction.
  
  Dès lors, annexé par le Parti Communiste qui voyait en lui une recrue de choix, il avait brûlé les étapes. Dégagé du cadre de l’enseignement, il s’était vu confier des postes de plus en plus importants et, après un stage au Ministère des Affaires Économiques, il avait été nommé, à quarante ans, directeur général des Missions Extérieures du Commerce et de l’industrie.
  
  Depuis ce moment-là, il passait le plus clair de son temps à l’étranger. D’Asie en Afrique, de Moscou à Montevideo, il sillonnait la planète, vivant essentiellement dans des avions et dans des palaces, ne revenant à Prague que pour des séjours-éclair qui lui permettaient de reprendre contact avec son administration.
  
  Cependant, à mesure que les années s’écoulaient, une évolution mystérieuse s’opérait en lui. Certes, aux yeux du monde, il incarnait à la perfection le haut-fonctionnaire de la République Démocratique Populaire de Tchécoslovaquie, et sa réputation était grande parmi les dirigeants des pays d’obédience communiste ; en réalité, dans son for intérieur, Ferek n’avait plus la foi. Le massacre impitoyable de la révolte ouvrière de Budapest avait porté un coup mortel à ses convictions idéologiques. Et, un jour, à l’issue d’un drame de conscience qui avait duré de longs mois, il avait brusquement choisi une nouvelle route...
  
  Debout devant le docteur Jan Viesny, les bras croisés, le front barré de deux rides, Ferek questionna sourdement :
  
  - De quoi s’agit-il, en fait ? Quelles sont les choses inquiétantes que vous avez remarquées, docteur ?
  
  - En voici un exemple, entre autres, murmura Viesny. Depuis le 25 novembre dernier, c’est-à-dire depuis notre dernière rencontre, Moscou nous a envoyé quatre jeunes stagiaires qui ont été attachés d’office au département central des fabrications militaires. Et, comme par hasard, ces quatre Russes ont été répartis dans les quatre sections principales du Bureau d’Études Interarmes... Pour parler brutalement, cela signifie que ces Moscovites se trouvent désormais aux postes-clé du contrôle.
  
  - C’est évidemment curieux, admit Ferek.
  
  - Oui et non, marmonna Viesny. Si on admet que ces types sont tout simplement des agents du K.R.U. et qu’ils ont pour mission de renforcer la surveillance, leur présence s’explique aisément (K.R.U. Troisième bureau du Ministère d’État de la Sécurité, en U.R.S.S. Ce département a pour tâche essentielle de combattre les espions étrangers en Russie et dans les pays satellites).
  
  Il y eut un silence. Puis, sur le même ton soucieux, le docteur reprit :
  
  - Autre exemple. Depuis trois semaines environ, c’est l’inspecteur Viodlek en personne qui dirige l’équipe chargée d’assurer ma protection et celle de mon domicile. Et je vous prie de croire que je suis bien gardé ! Ce soir encore, avant de cesser sa surveillance, Viodlek est revenu trois fois de suite pour inspecter ma rue et les abords de ma maison. Ce zèle intempestif est relativement récent, je vous le signale.
  
  Ferek se mordillait la lèvre inférieure.
  
  - Cela corrobore la présence de cette voiture de police au bout de ma rue, laissa-t-il tomber d’un air pensif.
  
  - Je pourrais encore vous citer d’autres anomalies, enchaîna Viesny. Sans me consulter, des techniciens de la Sécurité d’État sont venus, il y a huit jours, inspecter de fond en comble les locaux de la Commission de Défense. J’ai eu l’impression qu’ils cherchaient des micros clandestins ou quelque chose de ce genre...
  
  Il se leva pour aller puiser une cigarette dans l’étui que Ferek avait déposé sur la cheminée.
  
  - Bref, conclut-il, je ne vous raconte pas tout cela pour vous alarmer, mais tout bonnement pour vous mettre en garde.
  
  - Vous faites bien, approuva le professeur, on ne se méfie jamais assez.
  
  Il alla s’asseoir dans son fauteuil, derrière sa table de travail, et il ôta ses lunettes pour se frotter les paupières. Viesny, qui le regardait tout en allumant sa cigarette, fut frappé une fois de plus par l’étonnante métamorphose qui se produisait lorsque Ferek enlevait ses verres. L’homme froid et décidé se muait soudain en une sorte de vieil enfant rêveur, un peu lunaire, dont les prunelles de myope trahissaient une âme candide, chimérique. C’était absolument déconcertant.
  
  Ferek rajusta ses lunettes et redevint son personnage. Un pâle sourire distendit ses lèvres.
  
  - Sincèrement, docteur, émit-il, je suis persuadé que nous n’avons aucune raison valable de sombrer dans le pessimisme... Sans vouloir me vanter, je puis vous garantir que toutes les précautions ont été prises. Telle qu’elle fonctionne actuellement, l’organisation est rigoureusement étanche. Si, par malheur, un pépin devait se produire quelque part dans le circuit, les fusibles prévus par nos amis sauteraient. En tout état de cause, nous, nous ne serions pas en danger.
  
  Il leva son bras droit d’un geste un peu théâtral.
  
  - Bien entendu, nous aurons forcément des moments désagréables ! lança-t-il. On ne peut pas les éviter, puisqu’ils sont inhérents à notre activité clandestine. Nous sommes surtout à la merci de notre propre inquiétude. Un incident, sans valeur objective, nous impressionne parce que nous l’interprétons subjectivement... Il y a deux mois, juste comme j’allais m’embarquer pour Bamako, les hommes du colonel Branik me sont tombés dessus sans crier gare. Examen de mes dossiers, fouille personnelle, etc... Je reconnais que j’avais chaud... Or, l’explication était simple : je venais de passer sept jours en Albanie, et Moscou avait décidé de casser nos achats de minerais dans ce pays. On me révélait du même coup que mon correspondant de Tirana était une grosse légume de la Sigourimi (Police politique albanaise) ! Branik voulait précisément des documents concernant cet Albanais.
  
  Viesny acquiesça en hochant la tête. Ferek poursuivit :
  
  - Nous finirons par nous habituer, vous verrez. C’est la rançon de tous les régimes autoritaires : le moindre événement politique se traduit par une effervescence des services de police. Vous savez que la F.M.S. (Fédération Mondiale des Syndicats. Organisation contrôlée par Moscou) doit se réunir prochainement au Kremlin ; les contrôles de sécurité vont donc se multiplier, c’est automatique... Ce qui importe, pour nous, c’est de conserver notre sang-froid, même quand nous avons peur, surtout quand nous avons peur.
  
  - Je n’ai pas peur, affirma tranquillement Viesny.
  
  - Mais vous êtes anxieux, ne le niez pas.
  
  Un rire profond, presque silencieux, souleva la poitrine massive du vieux savant.
  
  - Mon cher ami, dit-il sur un ton affectueux, je ne suis plus à l’âge où un homme s’estime obligé de crâner, mais je me permets quand même de vous signaler que vous vous méprenez sur mes sentiments. Ce n’est pas pour moi que je me fais de la bile, c’est pour vous et pour nos amis... Je n’ai rien à perdre, moi. J’ai passé le cap de la soixantaine, je suis au sommet de ma carrière, je n’ai plus d’attaches familiales, alors ?... Vous avez fait de moi un conspirateur, que dis-je ! Un espion ! J’en suis très heureux et très fier, remarquez. Mais je n’oublie pas que mon nouveau destin engage d’autres hommes que moi. Et s’il m’arrive de trembler, c’est pour eux.
  
  - Je reconnais bien là votre générosité de cœur, fit le professeur, rasséréné. Sachez cependant que les amis qui partagent notre idéal sont également prêts à partager les risques du combat. Et maintenant, passons à des sujets plus positifs... Avez-vous des nouvelles de Nikolas Barkanov ?
  
  - Oui, je l’ai vu lors de son passage. Ses travaux en Guinée vont se prolonger jusqu’en avril 1964. Mais, d’ici-là, il m’aura transmis le relevé géographique de tous les Postes Militaires installés sous sa direction dans la brousse.
  
  - Parfait, parfait, ponctua Ferek. De mon côté, je suis sur une affaire qui promet d’être sensationnelle... Dites-moi, est-ce qu’un véritable whisky écossais vous ferait plaisir ?
  
  - Assurément ! accepta Viesny. C’est un bon remède contre l’artériosclérose.
  
  Il eut de nouveau son rire profond, silencieux. Ferek quitta la pièce un moment ; il revint avec une bouteille et deux verres.
  
  - Du Royal Spey, dit-il en montrant le flacon. Devinez où je l’ai acheté.
  
  - Pas la moindre idée.
  
  - A Lagos, mon cher. C’est l’avantage de ma situation : les meilleurs produits mondiaux sont à ma portée ! Et sans frais de douane, cela va de soi. Le sceau diplomatique, c’est une invention merveilleuse !
  
  - Le sésame ferme-toi ! plaisanta le vieux docteur.
  
  Ils trinquèrent, puis ils savourèrent l’alcool dont les reflets ambrés chatoyaient dans la lumière.
  
  - Je vous disais donc, reprit Ferek d’une voix plus confidentielle, que j’étais sur une affaire intéressante. En effet, Gabriel a réussi à me faire contacter par un de nos amis, à Lagos précisément. Il paraît que nous allons recevoir les schémas complets du Doomsfish, y compris les tables d’essais de l’engin (Textuellement: poisson du Jugement Dernier. Il s’agit d’une torpille atomique inventée aux U.S.A. Cette torpille, guidée par radar, détruit les bateaux ennemis sans les toucher)...
  
  - Incroyable ! s’exclama Viesny. Mais comment allez-vous introduire une marchandise pareille ?
  
  - Par une nouvelle filière en voie d’implantation.
  
  - Gabriel opère des miracles, murmura Viesny, admiratif.
  
  - Oui, c’est incontestable. Et il marche à fond, croyez-moi.
  
  - J’avais tort de suspecter sa bonne foi.
  
  - Pas du tout ! rétorqua Ferek. On ne joue pas un tel quitte ou double sans un minimum de circonspection. Mais nous savons à présent que c’était la bonne carte, et cela seul compte.
  
  Viesny consulta sa montre, vida son verre de scotch.
  
  - Le temps passe, dit-il.
  
  Les deux hommes bavardèrent encore pendant une petite demi-heure, après quoi Viesny se prépara à partir.
  
  Avant de le reconduire, Frantis Ferek monta au grenier afin de vérifier si l’un des inspecteur du colonel Branik n’était pas revenu en douce pour surveiller la rue. Mais, apparemment, nulle silhouette ne rôdait autour du vieil immeuble.
  
  Le docteur Viesny, emmitouflé dans son manteau, disparut promptement dans la nuit glacée de décembre.
  
  Il ne rencontra personne, ne remarqua rien d’insolite dans son sillage.
  
  Lorsqu’il se retrouva en sécurité dans sa maison, il ne put retenir un long soupir. Pourtant, il n’avait pas menti en affirmant à Ferek qu’il n’avait pas peur. C’était autre chose... Une espèce de tension, de crispation nerveuse... On a beau dire, ce n’est pas à soixante ans qu’on s’adapte du jour au lendemain à vivre dangereusement, à ruser avec des policiers de métier, à voler des secrets d’État.
  
  Lorsqu’il se déshabilla pour se mettre au lit, Viesny ne fut pas surpris de constater que tout le dos de sa chemise était trempé de sueur.
  
  Il haussa les épaules, enfila son pyjama. Puis, toujours dans l’obscurité, il alla pêcher tout au fond de la petite poche de poitrine de son veston une minuscule ampoule de verre, pas plus grande que l’ongle de son index.
  
  Il mit l’ampoule dans son mouchoir, sous son oreiller.
  
  Dans un sens, il n’avait pas été totalement sincère envers Ferek quand il avait expliqué à ce dernier qu’il n’avait rien à perdre. En vérité, s’il ne craignait pas la mort, il y avait tout de même une chose qui lui tenait à cœur : son nom. La famille des barons de Viesny appartenait à l’Histoire. A travers les siècles, les Viesny de Prague avaient connu bien des aventures et bien des mésaventures. Le déshonneur, jamais.
  
  Le vieux docteur se coucha, ferma les yeux.
  
  Quoi qu’il arrive, ni les sbires du colonel Branik, ni les chiens de garde de Moscou ne le traîneraient sur le banc des accusés devant le Tribunal d’État. L’ampoule de cyanure y mettrait bon ordre. De jour comme de nuit, Viesny gardait à la portée de sa main le poison foudroyant qui le déroberait instantanément à la Justice.
  
  
  
  
  
  Il était un peu plus de six heures du soir quand les hauts-parleurs de l’aérogare d’Orly invitèrent les passagers du vol Air-France 405, à destination de Rome, à embarquer.
  
  Les voyageurs que cet appel concernait se dirigèrent vers le portail dont le numéro leur avait été indiqué. Une hôtesse en uniforme - une ravissante fille brune au visage un peu hautain - ouvrit la porte qui donnait accès aux aires de départ. Puis, sa liste à la main, elle contrôla les passagers qui lui remettaient leur fiche d’embarquement.
  
  Francis Coplan, en demi-saison de tweed gris à chevrons noirs, tête nue, une grosse serviette de cuir fauve dans la main, se trouvait parmi le dernier groupe de voyageurs se rendant à Rome.
  
  Il tendit sa fiche à l’hôtesse, voulut franchir la porte. La fille brune l’arrêta d’un petit geste aimable mais résolu :
  
  - Un instant, je vous prie, dit-elle. Voulez-vous dégager le passage...
  
  Coplan, interloqué, fronça les sourcils. L’hôtesse pointa sur sa liste les derniers passagers du groupe, puis, se tournant vers Coplan :
  
  - Vous ne partez pas, Monsieur Cordier.,. Je m’occuperai de vous dans quelques minutes, je vais revenir.
  
  Elle voulut s’éloigner pour rejoindre le groupe qu’elle devait convoyer, mais Coplan lui attrapa le coude.
  
  - Minute ! dit-il, très sec. Que se passe-t-il ? Je suis attendu à Rome.
  
  - Un message est arrivé pour vous, il y a quelques instants, prononça la brune d’un air un peu mystérieux.
  
  Coplan, toujours méfiant, darda sur l’hôtesse un regard en vrille qui la fit ciller. Il articula :
  
  - Un message ? Pourquoi ne m’avez-vous pas convoqué par haut-parleur ?
  
  - On m’a demandé de ne pas le faire, souffla-t-elle. Excusez-moi, mes voyageurs m’attendent. Il s’agit d’une communication émanant de la Présidence du Conseil. Restez ici, je vais revenir.
  
  Elle ferma la porte au nez de Francis.
  
  Un quart d’heure plus tard, l’incident était réglé. Le message en question avait été expédié à Orly par un des secrétaires du SDEC, par ordre du Vieux, afin d’intercepter Coplan in extremis. Au lieu de s’envoler pour Rome, « Monsieur Cordier » devait rejoindre dare-dare son directeur au Service.
  
  Coplan, qui avait laissé sa DS noire à l’OASIS (parking spécial réservé aux voitures dont les propriétaires s’absentent pour plusieurs jours) retourna chercher son véhicule et fonça vers Paris.
  
  Dès qu’il fut introduit dans le bureau de son chef, il eut l’impression qu’un coup de tabac venait de secouer la maison. Le Vieux arborait sa trogne des mauvais jours : mâchoire serrée, front buté, épaules tassées. Néanmoins, la pâleur de son teint et le voile d’ombre qui assombrissait son regard révélaient qu’il ne s’agissait pas d’une poussée de colère comme il en avait de temps à autre.
  
  - Désolé de ce contre-ordre, Coplan, maugréa-t-il. Asseyez-vous et rendez-moi les dossiers PETROMAT. Vous ne partez pas à Rome, c’est Rouchet qui va s’en charger.
  
  Tandis que Coplan ouvrait sa serviette de cuir pour en retirer les dossiers que le Vieux lui réclamait, celui-ci appuya sur une des touches de son interphone et grogna :
  
  - Rouchet est-il arrivé ?
  
  - Oui, monsieur le directeur.
  
  - Amenez-le moi.
  
  Le nommé Rouchet, un grand gaillard blond, fit son entrée. Il salua le Vieux, esquissa un geste amical à l’adresse de Coplan.
  
  Le Vieux s’adressa à l’arrivant :
  
  - Voici les papiers, Rouchet. Vous connaissez l’affaire et vous savez dans quel sens il faut manœuvrer pour défendre nos positions contre ces gangsters de la PETROMAT. Une place vous est réservée dans le K.L.M. qui décolle à 21 heures 25. Rousseaux vous donnera votre billet et quelques directives complémentaires. En cas de difficultés là-bas, appelez-moi sur ma ligne prioritaire. Rousseaux vous attend dans son bureau.
  
  Rouchet approuva sans commentaires, ramassa les dossiers et se retira, peu désireux de s’attarder. Le ton rogue et le faciès du Boss ne lui disaient rien qui vaille.
  
  Coplan alluma une Gitane.
  
  - Dois-je comprendre que je suis en disgrâce ? questionna-t-il avec un léger sourire ironique.
  
  Le Vieux le toisa d’un air ébahi, nettement incompréhensif. Puis, avec un bref haussement d’épaules :
  
  - En disgrâce ? Pourquoi ? Auriez-vous quelque chose sur la conscience ?
  
  - Sait-on jamais ?
  
  - Mais non, vous n’y êtes pas. Je vous ai rappelé parce que j’ai besoin de vous pour une affaire beaucoup plus importante que la PETROMAT...
  
  Il se mit à chercher sa vieille pipe dans les tiroirs de son bureau. Sans lever la tête, il grommela :
  
  - Je viens de passer deux heures au B.C.C... J’ai encaissé pas mal de tuiles sur la tête au cours de ma carrière, comme vous le savez. Mais celle qui vient de me tomber dessus est particulièrement lourde.
  
  Il dévisagea Coplan, continua d’une voix plus âpre :
  
  - Figurez-vous que j’ai dépensé vingt millions pour acheter des plans qui proviennent de nos propres bureaux d’études !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Les traits de Coplan s’étaient brusquement durcis.
  
  - Sans blague ? laissa-t-il échapper sur un ton presque incrédule. Vous vous êtes fait avoir, vous ?
  
  La cigarette en suspens, il scrutait son chef. L’expression du Vieux se détendit imperceptiblement.
  
  - Merci, Coplan, dit-il, amical. Votre étonnement me touche. Venant de vous, c’est un compliment. Après les sarcasmes et les reproches que je viens de subir au B.C.C., ce cri du cœur me réconforte, car je suis profondément mortifié, je ne vous le cache pas.
  
  - Je vous comprends, opina Coplan, sincère. Quand on sait de quelle manière vous travaillez, la peine que vous vous donnez pour éviter les pièges que l’on vous tend du matin au soir et du soir au matin, un accident de ce genre paraît impensable. Je vous avoue d’ailleurs que je ne pige pas très bien. Comment est-ce arrivé ?
  
  - Je vais vous le raconter, ce ne sera pas bien long. Mais je vous précise tout de suite que je n’ai pas encore compris moi-même, pour l’instant, le fond de l’histoire.
  
  Il se recueillit un court moment, puis, tout en bourrant sa pipe, il relata d’une voix monocorde :
  
  - Aux environs de la mi-juillet, lorsque vous étiez en Corse, mon ami Hans Rittobler, dont je vous ai déjà parlé à deux ou trois reprises, est venu me voir pour m’entretenir d’une offre qui lui avait été transmise par un de ses correspondants. Selon Rittobler, la source était extrêmement sérieuse et les propositions présentaient toutes les garanties désirables. Comme vous étiez à cette époque engagé dans l’affaire Sovoniev (Voir : « Trahison aux enchères ») et comme je n’avais personne sous la main, j’ai prié mon ami Hans de constituer lui-même le dossier. Bref, tout s’est passé selon les modalités habituelles lorsqu’il s’agit d’une première prise de contact... Les échantillons que Rittobler nous a envoyés ont soulevé l’enthousiasme du haut État-major, et on m’a aussitôt donné le feu vert. J’ai donc expédié les crédits... Dans les mois qui suivirent, Hans Rittobler m’a ainsi permis de négocier cinq opérations, toutes plus sensationnelles les unes que les autres. Les documents, vous les verrez demain au B.C.C. (Bureau de Contrôle et de Coordination. Département dont le rôle consiste à passer au crible toutes les informations recueillies par les services de Renseignements). Ils proviennent tous de derrière le Rideau de Fer et ils ont été authentifiés par nos meilleurs spécialistes. Nous avons reçu, entre autres, un rapport étonnant sur la répartition des effectifs militaires telle qu’elle a été établie par les Soviets lors de la dernière réunion des pays du Pacte de Varsovie. Nous avons également reçu la copie, in extenso, des accords techniques conclus entre le Kremlin et les jeunes républiques africaines, via la Tchécoslovaquie...
  
  Le Vieux s’interrompit pour allumer sa bouffarde.
  
  - Passons, reprit-il en chassant la fumée qui lui montait au visage. Le détail de la marchandise est un élément accessoire en ce qui vous concerne ; quant à sa qualité, vous en jugerez par vous-même, je vous le répète... Le 9 novembre dernier, Rittobler m’annonce une nouvelle offre en provenance de la même source ; en code, cette filière a été baptisée « VIRUS ». Cette appellation nous plaisait parce qu'elle évoquait plus ou moins la lutte acharnée des chercheurs qui pourchassent un ennemi souvent insaisissable. Nous obtenions, en effet, par ce canal, des informations qui nous avaient toujours échappé jusque-là... Je dégage les crédits nécessaires, je reçois la marchandise, je la communique au B.C.C. Cela date d’il y a cinq jours, très exactement. Et c’est aujourd’hui, en fin d’après-midi, une bonne heure après notre séance de travail sur les dossiers PETROMAT, que le B.C.C. me convoque d’urgence. Catastrophe : la livraison de VIRUS consiste en une demi-douzaine de microfilms reproduisant les montages détaillés du modérateur inventé par nos atomistes du C.N.R.A. pour équiper le futur réacteur d’Ispra !...
  
  - Est-on sûr qu’il ne s’agit pas d’une coïncidence, d’une rencontre ? objecta Coplan. Ce ne serait pas la première fois que des équipes de chercheurs, parfaitement autonomes, font la même découverte simultanément.
  
  Le Vieux secoua la tête :
  
  - Hélas, non. Ce sont bien nos schémas qui sont en circulation et que j’ai achetés. Mais le plus effarant, c’est que ces plans comportent des notes marginales surajoutées, et que ces notes sont écrites en russe !
  
  - M... !, maugréa Francis en jetant sur le parquet le mégot qui lui grillait le bout des doigts. Ça, c’est la meilleure !...
  
  - Vous imaginez le tollé au B.C.C... Nous apprenons du même coup que nos secrets scientifiques sont soumis au pillage et que nous avons casqué vingt millions pour être informés de cette heureuse nouvelle !...
  
  Coplan, songeur, fixa d’un œil absent la pointe de son soulier gauche.
  
  - A mon avis, murmura-t-il, tout compte fait, c’est quand même de l’argent utilement dépensé. Un homme prévenu en vaut deux, non ? D’autre part, cet incident semble démontrer la bonne foi de VIRUS...
  
  - Oui, oui, oui, grinça le Vieux, vous en parlez à votre aise, vous ! Mais, bonne toi ou non, nous sommes la poire. Et ce qu'il y a de plus grave, c’est qu’on peut se demander maintenant où cela commence et où cela finit !... Je vous assure que je suis beaucoup moins optimiste que vous.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Je veux dire que vous allez un peu vite en besogne quand vous concluez à la loyauté de VIRUS. Supposons que les types qui s'occupent de ce trafic de renseignements ne se soient pas aperçu de l’origine réelle des derniers plans qu’ils nous ont vendus, et que cette opération soit une erreur de leur part ?... Pour m’exprimer plus clairement, qu'est-ce qui prouve que VIRUS ne sélectionne pas ses fournitures selon la tête du client ? Ce qui a été dérobé à l’Est serait vendu à l'Ouest, et vice-versa.
  
  - Oui, évidemment, concéda Coplan. C’est souvent un raté qui dévoile le fonctionnement réel d’une machine. Mais alors... cette affaire VIRUS serait vraiment très grave.
  
  - C’est la raison pour laquelle je vous ai intercepté à Orly. Vous allez vous attaquer à cette histoire, Coplan. Dès demain, nous réunirons les pièces du dossier. Vous aurez carte blanche, mais je tiens à vous mettre en garde : remonter une filière internationale, c’est toujours une entreprise terriblement dangereuse...
  
  Il s’arrêta pour tisonner avec un morceau de crayon le fourneau de sa pipe qui tirait mal.
  
  - Je ne vous apprends rien, bien sûr, admit-il, et je ne dis pas cela pour freiner votre ardeur. Seulement, laissez-moi attirer votre attention sur un point précis : si vous commettez la moindre fausse manœuvre, le fil sera coupé et ce sera l’échec irrémédiable. Or, j’ai donné ma parole que cette affaire serait tirée au clair dans les délais les plus courts, et quel que soit le prix qu’il faudra mettre. C’est la réputation du service que je vous confie...
  
  Coplan acquiesça en silence.
  
  
  
  
  
  Deux jours plus tard, le jeudi 14 décembre, Coplan débarquait à 20 heures 10 de la Caravelle Paris-Zürich à l’aérodrome de Kloten. Au contrôle de police, il montra un passeport qui indiquait : Félix Cambon, ingénieur, domicilié à Paris. A neuf heures moins le quart, le bus de la Swissair déposait les voyageurs devant le siège d’Air France, à la Pelikanstrasse.
  
  Comme il n’avait ni valise ni serviette à trimbaler, Coplan décida de se rendre à pied à l’Hôtel Krone où une chambre lui avait été réservée par téléphone depuis Paris.
  
  La nuit n’était pas spécialement froide pour la saison, mais une pénétrante humidité imprégnait l’air.
  
  A la Paradeplatz - le cœur de la superbe cité helvétique - la circulation était encore animée, la foule nombreuse. En franchissant le Münsterbrücke, Francis constata que le ciel était bas, gonflé de lourds nuages saturés de pluie, et que la Limmat roulait des eaux noires.
  
  Après avoir pris possession de sa chambre, Coplan décacheta l’enveloppe que l’employé de la réception du Krone lui avait remise. C’était un message laconique de Hans Rittobler :
  
  « Cher Monsieur Cambon,
  
  « Je vous attends, chez moi, entre 21 heures et 22 heures. Je serai enchanté de vous voir et je profiterai de cette occasion pour vous montrer nos plus récentes productions. H. Rittobler. »
  
  Par acquit de conscience autant que par déformation professionnelle, Coplan, lorsqu’il quitta l’hôtel, s’imposa derechef une promenade pédestre jusqu’à la Bahnhof-platz, histoire de vérifier une fois encore ses arrières. La bonne ville de Zürich, une des capitales mondiales de l’espionnage, lui rappelait des tas de souvenirs, parmi lesquels certains n’étaient pas près de s’estomper. (Voir « Action Immédiate »)
  
  A la gare, assuré de son incognito et de sa liberté de mouvement, il prit un taxi.
  
  - Altstetten, indiqua-t-il au chauffeur.
  
  - A quel endroit ?
  
  - Devant l’hôtel qui se trouve au coin de la Badenerstrasse. Je ne connais pas le nom de la place.
  
  - Oui, très bien, acquiesça le chauffeur, c’est la Lindenplatz.
  
  La voiture démarra. Rittobler habitait dans une petite rue bourgeoise et tranquille du faubourg d’Altstetten, à la périphérie ouest de la ville.
  
  Le taxi roula pendant dix minutes dans une interminable artère qui longeait les voies de la grande gare des marchandises. Ce quartier était lugubre, désert. A Altstetten, heureusement, le décor redevint plus vivant : magasins éclairés, jolies avenues bordées de maisons coquettes...
  
  - Votre hôtel est là, dit le chauffeur en montrant du doigt un bâtiment dont toutes les fenêtres du premier étage étaient illuminées.
  
  - Parfait, opina Francis.
  
  Il régla la course, s’éloigna en direction de l’hôtel... Hôtel Spirgarten, c’était bien cela. Et un peu en retrait, les deux églises édifiées face-à-face, pareilles à des jouets.
  
  Dès lors, Coplan se repéra sans difficulté. Cinq minutes de marche le conduisirent au domicile de Rittobler. Il sonna, et c’est le correspondant du Vieux qui vint, en personne, ouvrir la porte. Il arborait un sourire affable. Coplan se présenta :
  
  - Félix Cambon...
  
  - Hans Rittobler, enchanté de faire votre connaissance.
  
  Le Suisse était bien tel que le Vieux l’avait décrit. Grand, gros, le visage rond et charnu, la nuque massive, le geste pesant. Ainsi que le Vieux l’avait spécifié, Rittobler aurait pu se faire passer pour le frère jumeau de Ludwig Erhard, le célèbre ministre de l’Économie de l’Allemagne Fédérale.
  
  Le Zürichois fit entrer Coplan dans un bureau ultra-moderne qui occupait pratiquement tout le rez-de-chaussée de la maison. Aux murs, de superbes agrandissements photographiques représentaient diverses machines d’imprimerie : rotatives, relieuses-brocheuses, etc... Officiellement, en effet, Hans Rittobler était agent-principal d’une grosse boîte qui fabriquait pour le monde entier du matériel d’imprimerie.
  
  - Alors ? s’enquit-il en un français absolument dénué d’accent. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? J’espère que Monsieur Letellier (le Vieux) se porte bien ?...
  
  - Justement, non, répondit Coplan, il ne se porte pas bien du tout, le pauvre. Il vient d’être victime d’un accident qui l’a sérieusement affecté. Un accident de métier, je m’empresse de le préciser, dont vous êtes, sinon le responsable, tout au moins l’instrument le plus direct.
  
  L’expression du Suisse changea imperceptiblement. Coplan, qui l’épiait sans en avoir l’air, nota aussitôt ce détail assez significatif : les traits de Rittobler, au lieu de refléter l’étonnement, la curiosité ou l’inquiétude, trahissaient par leur soudaine dureté une profonde agressivité. Sous sa rondeur, ce type cachait une âme de requin.
  
  Comme il restait muet, dans l’expectative, Coplan reprit :
  
  - Il s’agit de la toute dernière livraison effectuée dans le cadre des accords VIRUS, vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Hmm, fit l’autre, abrupt, hochant simplement la tête.
  
  - Je suppose que vous connaissez la nature de la marchandise que vous avez transmise à Monsieur Letellier, il y a exactement une semaine ?
  
  - Hmm, opina de nouveau le Suisse.
  
  - Puis-je vous demander de m’en donner une description sommaire ?
  
  Tassé dans un fauteuil que son énorme postérieur remplissait complètement, Rittobler marqua une certaine réticence.
  
  - Il s’agissait d’un nouveau modérateur nucléaire inventé par les Russes, énonça-t-il enfin avec lenteur, tout en fixant Coplan dans le blanc des yeux.
  
  - Auriez-vous par hasard une copie des documents que vous nous avez transmis ? Une copie d’archives ?
  
  - Vous êtes fou ? grommela le Zurichois. Je serais le dernier des imbéciles si je conservais la moindre trace des opérations que je traite en qualité d’intermédiaire. Je n’ai aucune raison d’avoir des archives, je ne suis pas votre centralisateur... (Directeur local d’un S.R. étranger)
  
  - Bon, ça n’a pas d’importance, dit Coplan, j’ai apporté quelques clichés que mon patron a fait tirer à votre intention. J’espère que vous avez une visionneuse ?
  
  - Oui, je fais de la photo, comme tout le monde.
  
  - J’espère aussi que vous avez une bonne mémoire visuelle et que vous saurez reconnaître l’authenticité des documents que je veux vous montrer ?...
  
  - Venez, mon matériel photographique est au sous-sol. Je développe toujours moi-même mes diapositives.
  
  Il souleva ses cent kilos, marcha vers une des portes de la pièce.
  
  - Je vous montre le chemin, suivez-moi, grommela-t-il.
  
  Il affichait une mine tellement réfrigérante que Francis devint d’instinct plus défiant. Après tout, cet individu était peut-être plus louche qu’on ne le pensait. Le Vieux, qui le connaissait pourtant de longue date, n’avait nullement garanti sa loyauté.
  
  Ils arrivèrent dans une cave cimentée, très propre, où divers appareils étaient rangés avec soin sur une longue table métallique. Un des murs était occupé par un rayonnage sur lequel étaient classés des catalogues publicitaires.
  
  Rittobler, taciturne, installa sa visionneuse, déroula un écran d’un mètre carré qu’il accrocha au mur, régla le projecteur.
  
  - Allez-y, dit-il.
  
  - Il me faudrait un châssis pour y glisser mes pellicules.
  
  - Quel format ?
  
  - Six-six.
  
  Le Suisse trifouilla dans une boîte à chaussures, trouva ce que Francis lui demandait.
  
  Le premier cliché qui apparut sur l’écran révéla un schéma technique auquel un profane n’aurait rigoureusement rien compris. Le Zürichois, la mâchoire soudée, scruta l’image avec une attention soutenue. Coplan questionna à mi-voix :
  
  - Vous reconnaissez ?
  
  - Oui... Pas dans le détail, bien sûr, mais en gros, il me semble que c’est bien cela. Les notations en russe sont bien telles que je les ai vues.
  
  - Vous lisez le russe ?
  
  - Non.
  
  - Peu importe. Je vais poser le doigt sur les particularités qui nous intéressent...
  
  Coplan s’approcha de l’écran, indiqua un fragment du schéma.
  
  - D’abord, il faut que je vous explique quelque chose, commenta-t-il. Depuis quelques années, les bureaux d’études qui s’occupent de secrets militaires ou industriels, appliquent un système de sécurité que l’on nomme « le contrôle invisible ». Cela consiste à dissimuler dans les plans une série de variantes dont la clé de base est soigneusement gardée. C’est un peu le Jeu des 7 erreurs, en somme. Ici, dans ce schéma, il y a deux modifications dans le circuit de réfrigération. Première modification, ici, deuxième modification, ici...
  
  L’index de Coplan avait souligné successivement les deux points en question.
  
  - Les remarques écrites en russe dans la marge, continua-t-il, préconisent la révision des deux points incriminés... Voyons le cliché suivant...
  
  Pendant toute la démonstration, Hans Rittobler ne desserra pas les dents. Les bras le long du corps, le buste penché en avant, le mufle pétrifié, il regardait.
  
  Quand Francis termina son exposé, le Suisse éteignit la visionneuse.
  
  - Si j’ai bien saisi, maugréa-t-il, la véritable origine de ces plans n’est pas la Russie mais la France ?
  
  - Exactement... Ce sont nos chercheurs qui ont mis au point ce modérateur d’un type inédit que nous avons proposé à l’Euratom pour le futur réacteur d’Ispra. (Sur le lac Majeur, en Italie) En d’autres termes, nous vous avons versé la somme de vingt millions d’anciens francs français pour obtenir des schémas qui nous ont été volés. Vous savez maintenant pour quel motif le moral de Monsieur Letellier n’est pas précisément brillant...
  
  Rittobler ne manifesta aucune réaction. Il demanda simplement :
  
  - Nous en avons fini avec la visionneuse ? Je peux ranger le matériel ?
  
  - Je vous en prie.
  
  Lorsque tout fut remis en place, ils remontèrent au rez-de-chaussée et ils reprirent les sièges qu’ils avaient occupés précédemment.
  
  Coplan alluma une Gitane, souffla un épais nuage de fumée.
  
  Hans Rittobler, les mains jointes, les doigts entrelacés, méditait. Il articula enfin, d’une voix râpeuse :
  
  - Monsieur Cambon, vous ne seriez pas ici, dans ce bureau, si vous n’aviez pas la confiance totale de Monsieur Letellier ; et je suppose que vous n’auriez pas sa confiance si vous n’étiez pas un homme compétent, expérimenté en matière de renseignement... Ceci, je pense, m’autorise à vous parler franchement, brutalement. Je suis navré de cet incident regrettable, mais je n’y suis pour rien.
  
  - C’est-à-dire, nous...
  
  - Vous permettez, trancha le Suisse, cassant. Il y a maintenant plus de quinze ans que j’entretiens des rapports d’affaire avec Monsieur Letellier, et je lui ai toujours procuré des marchandises de tout premier ordre. Si ma dernière livraison n’était pas de la même qualité, ce n’est pas ma faute : c’est la faute de la France. Je ne suis pas le gardien de vos secrets, moi.
  
  - Nous sommes...
  
  - Un instant, fit de nouveau Rittobler avec un geste agacé, laissez-moi finir... A mon sens, ce serait une grave erreur que de dramatiser cette affaire. Vous êtes roulés, c’est vrai, mais je le suis aussi... Commercialement parlant, nous sommes donc quittes. Ce sont les risques du métier... Je vous propose néanmoins l’annulation pure et simple de ce marché : dès demain soir, je tiendrai à votre disposition la contre-valeur de vingt millions d’anciens francs français... Je ne peux pas faire davantage.
  
  - Puis-je vous demander un cendrier ? murmura Francis, embarrassé par la cendre de sa Gitane. Je vois que vous n’êtes pas fumeur.
  
  Le gros Zürichois alla chercher un cendrier-réclame sur lequel figurait une rotative dont sortaient des images en couleur.
  
  - Merci, dit Coplan... Chez nous, Monsieur Rittobler, les enfants quand ils jouent, ont un dicton qui vaut une sorte de loi intangible : ce qui est donné est donné, reprendre c’est voler... Les vingt millions qui vous ont été payés vous restent acquis et nous ne reviendrons pas là-dessus. Au demeurant, même sur un plan strictement commercial, nous considérons que ce prix est relativement modeste pour obtenir la certitude irrécusable que nous sommes trahis au sein même de nos bureaux les plus secrets. En ce domaine, vous ne l’ignorez pas, la trahison coûte généralement beaucoup plus cher... Ceci dit, je suis chargé de tirer cette affaire au clair et, pour atteindre ce but, votre collaboration m’est indispensable, car j’ai l’intention de remonter la filière jusqu’aux sources du réseau VIRUS.
  
  - C’est exclu, laissa tomber Rittobler, définitif. Si c’est là le but de votre visite, inutile d’insister, je ne marche pas.
  
  - Je suis cependant forcé de compter sur vous, puisque je n’ai que vous, fit remarquer Coplan avec un sourire presque candide.
  
  - Je suis navré, mais il n’en est pas question.
  
  - Vous me surprenez, vraiment. Mon directeur m’avait assuré que vous seriez compréhensif... Je ne distingue d’ailleurs pas les motifs de votre refus.
  
  Le Suisse se leva, se redressa de toute sa taille, de toute son ampleur imposante pour toiser son visiteur :
  
  - Mes motifs, cher monsieur Cambon ?... Si je jouais le petit jeu que vous me suggérez, il y a bien longtemps que je ne serais plus de ce monde ! En moins de trois ans, neuf de mes collègues ont trouvé la mort dans des circonstances aussi violentes que mystérieuses. Je ne vous citerai pas leurs noms, je suis sûr que vous les connaissez... Dans mon métier, dans mon pays surtout, il n’y a qu’une façon de durer : ne jamais donner ses sources. C’est mon dernier mot.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  L’attitude de Hans Rittobler indiquait ostensiblement qu’il considérait que l’entretien était terminé. Mais comme Coplan restait assis dans son fauteuil, le Suisse reprit :
  
  - Mon offre de remboursement est le maximum de ce que je peux faire. Si vous n’êtes pas qualifié pour l’accepter ou pour la refuser, informez-en monsieur Letellier. Je reste à sa disposition. Et à la vôtre, éventuellement.
  
  Coplan ne broncha toujours pas. Baissant la tête, il se mit à écraser sa cigarette dans le cendrier-réclame, à petits coups répétés, pensivement, distraitement presque.
  
  Ce Zürichois était coriace, et il connaissait la musique.
  
  Coplan le regarda, prononça d’une voix douce :
  
  - Vous vous rendez compte que mon problème est insoluble sans votre collaboration, Rittobler ?
  
  - Il est insoluble de toute manière, fit le Suisse, sarcastique. La nature des renseignements que je vous procure depuis le début de l’Opération Virus doit vous édifier là-dessus bien plus que toutes les explications que je pourrais vous donner... Des informations d'une valeur pareille, ce n’est pas un seul agent, ni même deux ou trois, qui pourraient les récolter ! Si vous n’êtes pas novice, vous admettrez que c’est là, typiquement, le travail d’une organisation internationale.
  
  Il haussa les épaules, ajouta d’un ton encore plus revêche :
  
  - Si je commettais la folie de vouloir vous aider, vous vous casseriez la figure de toute façon. Et moi, la mienne... Je ne comprends même pas que monsieur Letellier ait pu envisager une telle entreprise !... J’ai beaucoup d’estime pour lui, et je serais vraiment désolé de perdre la confiance qu’il me témoigne depuis tant d’années ; mais dites-vous bien que je préfère renoncer à un client qu’à ma peau !...
  
  L’expression rêveuse de Coplan disparut.
  
  - Puisque vous évoquez vos rapports avec mon chef, Rittobler, je vais vous faire un aveu... Monsieur Letellier vous considère comme un ami, et quand il parle de vous, il dit toujours : mon ami Hans Rittobler. Il comptait sur votre amitié, sur votre esprit coopératif. Moi, par contre, et je vous l’avoue sans détour, je savais d’avance que vous alliez refuser catégoriquement de nous apporter votre concours. Votre réaction ne me surprend donc pas.
  
  Il étira ses deux jambes pour se caler plus confortablement dans son fauteuil, poursuivit :
  
  - Quand monsieur Letellier m’a chargé de résoudre cette curieuse affaire Virus, l’idée ne m’est même pas venue de vous contacter. Mon plan d’action était le suivant : attendre vos nouvelles propositions, et profiter d’un nouveau marché pour vous surveiller, pour détecter vos contacts, pour découvrir vos correspondants, à votre insu... Cette tactique me paraissait plus astucieuse, plus efficace. Et j’avais raison, les faits le confirment... Malheureusement, mon patron n’a pas voulu me suivre dans cette voie. Il la trouvait trop dangereuse pour vous, un peu déloyale à votre égard. Car mon intervention allait forcément provoquer des remous dans le camp VIRUS, et, à, la sortie, vos fournisseurs auraient sans doute jugé indispensable de... de vous éliminer.
  
  Rittobler, ébranlé, lança un regard de biais vers son visiteur. Il vit alors, dans les yeux de Coplan, une lueur bizarre. Et il réalisa soudain à quel genre d’homme il avait affaire.
  
  Coplan replia ses jambes, se leva :
  
  - Vous savez maintenant à quoi vous en tenir, Rittobler, conclut-il, glacial. La méthode amicale de monsieur Letellier se soldant par un échec, je me sens dégagé de toute responsabilité à votre égard. J’ai les mains libres, selon l’expression consacrée.
  
  Il se mit à reboutonner lentement son demi-saison, ajouta :
  
  - Je vous préviens, Rittobler, que votre silence volontaire n’empêchera rien. Quand je suis sur le sentier de la guerre, il faut me massacrer pour m’arrêter... Il y a, dans les rangs de l’organisation Virus, un ou plusieurs salauds qui trafiquent les secrets de la France. Ces gars-là, je les retrouverai, je les démasquerai. Ce n’est pas la première fois que je m’attaque à un réseau international ! D’autre part, je ne suis pas seul. J’ai derrière moi tous les services spéciaux de mon pays, et je vous donne ma parole que nous allons mettre le paquet, tout le paquet.
  
  Le ton de Francis était devenu peu à peu plus vibrant, plus âpre.
  
  - Vous avez fait votre choix, c’est noté, acheva-t-il. Nous voulions vous avoir avec nous pour vous éviter le choc en retour. Vous prenez le parti de VIRUS, c’est votre droit.
  
  Il se dirigea vers la porte.
  
  - Bonne nuit, Rittobler. Et que Dieu vous garde, vous en aurez besoin !
  
  - Un instant, articula le Suisse, le front buriné de plis soucieux. Il y a peut-être un aspect du problème que je n’avais pas aperçu, en effet... Sur le plan de l’intérêt national, évidemment, la France ne peut pas... euh... laisser cette affaire sans suite.
  
  - Sûrement pas !
  
  - Néanmoins... mettez-vous à ma place. En vous livrant mon correspondant, je m’expose à des représailles.
  
  - Bien au contraire ! riposta Coplan. Du moment que vous êtes dans le coup avec nous, il vous est facile de prendre vos dispositions. Les meilleurs alibis sont ceux que l’on forge en connaissance de cause, Rittobler. Vous partez en voyage d’affaire, à l’étranger. Pendant ce temps-là, j’observe votre correspondant afin de déceler ses tenants et ses aboutissants. Cela me dispense de m’attaquer à lui, et cela détourne les soupçons de vous. Car j’imagine que le système des cloisons étanches est de rigueur au sein de l’Organisation Virus ?
  
  Le Zürichois hésitait, cherchait des objections. Mais le raisonnement de Coplan était lisse comme le marbre et, surtout, sa conviction était impérieuse, communicative.
  
  Coplan questionna :
  
  - Vous n’avez pas un déplacement en vue ?
  
  - Si, je dois me rendre à Hambourg pour ma firme...
  
  - Eh bien, n’attendez pas. Je vous promets vingt-quatre heures de battement et, en outre, je vous promets de ne pas toucher à l’homme dont vous allez me communiquer le nom.
  
  - Soit, capitula le Suisse. Je vais vous mettre au courant des renseignements dont je dispose... Asseyez-vous...
  
  - Votre bon sens me fait plaisir, murmura Francis en retournant vers son fauteuil. S’il y a une chose que je déteste dans mon métier, c’est de m’en prendre à un ami.
  
  Il déboutonna son demi-saison, sortit son paquet de Gitanes, s’installa dans le fauteuil.
  
  - Pour moi, commença Rittobler, toute l’affaire VIRUS se résume, depuis le début, à un seul individu : un certain Rolf Hertel, avec lequel je suis en liaison depuis 1939. C’est un homme qui doit avoir maintenant dans les cinquante-cinq ans... Nos relations d’affaires ont pris naissance au moment de la crise qui a précédé la dernière guerre mondiale. Hertel, à cette époque, faisait déjà du renseignement pour plusieurs réseaux. Comme j’avais des amis à Paris, je me suis introduit dans les milieux spécialisés afin de rendre service à la France. Pendant toute la « Drôle de Guerre » puis pendant l’occupation de la France par les Allemands, j’ai opéré au bénéfice du Deuxième Bureau français... Bref, Hertel connaît mes attaches occultes et il me contacte de temps à autre quand il a quelque chose à me proposer... Comment a-t-il déniché l’affaire Virus ? Je l’ignore. Quels sont ses fournisseurs pour ces marchés-là, je l’ignore également. C’est un homme terriblement discret, comme tous les espions professionnels. En revanche, il y a deux choses que je peux vous dire à son sujet... Primo, il est protégé par la Police Secrète Fédérale. Je crois même qu’il émarge à la Caisse Noire et qu’il surveille la pègre de Zürich pour le compte de la Sûreté. Il est très versé dans les histoires de drogue, de fausse monnaie, etc... Secundo, il y a dans son existence des moments d’éclipse qui m’ont toujours beaucoup intrigué. On prétend que la police l’utilise comme mouton et l’emprisonne fréquemment pour des délits mineurs, histoire de le mêler aux détenus. Ce n’est pas impossible. En tout cas, il m’est arrivé de le chercher pendant des semaines sans réussir à le contacter. Du reste, depuis quelques années, nos relations sont à sens unique : c’est lui qui me fait signe, jamais moi.
  
  - Comment est-il physiquement ?
  
  - Une épave... Mal habillé, sale, ivrogne... Il est petit et fluet, avec une tête pointue, des joues creuses, un teint de déterré, des dents en mauvais état, des lunettes à monture de fer, vous voyez le genre. Dans son quartier, les gens le considèrent comme un peu « simplet » mais le traitent sans aucune méchanceté. Bien entendu, il est d’une intelligence diabolique. Il parle une dizaine de langues, sans compter le latin. On raconte qu’il a fait ses études pour devenir pasteur, que sa vie a été brisée par une prostituée...
  
  - Où habite-t-il ?
  
  - Au 43 de la Eisgasser quatrième étage... C’est dans le secteur mal famé de Ztirich. Vous connaissez peut-être ?
  
  Coplan ne put réprimer un sourire.
  
  - Je connais Zürich, mais je ne savais pas qu’il y avait un quartier mal famé.
  
  - Oh, tout est relatif, précisa Rittobler. Ce n’est pas Pigalle, bien sûr. En fait, il ne s’agit même que d’une seule rue et de ses transversales : la Lagerstrasse. Disons huit ou neuf cents mètres, en bordure du champ de manœuvres de la Gare Centrale. L’impasse où habite Hertel doit être la quatrième à main gauche quand on vient du pont sur la Sihl.
  
  - Je grave tout cela dans ma mémoire.
  
  - J’insiste sur la roublardise de Rolf Hertel, car vous pourriez vous laisser prendre à son allure minable. Si vous organisez des filatures, méfiez-vous aussi des policiers en civil qui rôdent nuit et jour dans ce coin-là.
  
  - Je serai prudent comme le serpent, assura Francis. Quand aurez-vous quitté la ville ?
  
  - Dès demain après-midi.
  
  - Parfait... Si je ne vous donne pas de mes nouvelles, vous en recevrez de Paris.
  
  Rittobler tendit sa grosse main :
  
  - Bonne chance, Cambon... Je souhaite que tout se passe bien, pour vous et pour moi. C’est une rude partie que vous allez jouer, ne l’oubliez pas.
  
  - Faites-moi confiance.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, au moment où Coplan finissait le petit-déjeuner qu’il s’était fait servir dans sa chambre, au Krone, le téléphone sonna.
  
  - Une communication pour vous, Monsieur Cambon, annonça la réception. De la part de Monsieur Fondane.
  
  - Bien, passez-moi ce monsieur...
  
  Il y eut un déclic, puis la voix gouailleuse de Fondane tinta dans l’écouteur :
  
  - Herr Cambon, bitte ?
  
  - Oui, j’écoute.
  
  - Ach ! Guten Morgen, Herr Cambon ! Wie geht’s ? Haben sie diese Nacht gut geschlafen ? (Comment allez-vous ? Avez-vous passé une bonne nuit ?)
  
  - T’as pas fini de faire le c... ? marmonna Coplan, grincheux.
  
  - Excusez-moi, Monsieur Cambon, s’esclaffa Fondane, je pensais que mon bel accent tudesque vous remplirait d’admiration !... Quand puis-je vous voir ? Et où ?...
  
  - Dans trois quarts d’heure. Devant le débit de tabac du hall principal de la HauptBahnhof.
  
  - Vu ! Auf wiedersehen ! acquiesça Fondane.
  
  Coplan raccrocha, s’étira paresseusement, alluma une Gitane. Le coup de fil de son assistant lui faisait plaisir. Cela signifiait qu’il devait y avoir du nouveau à Paris. Le Vieux avait mis les bouchées doubles, pour sûr.
  
  Après une toilette aussi rapide que sommaire, Francis quitta l’hôtel. Avant d’aller au rendez-vous de Fondane, il avait des achats à faire dans la Bahnhofstrasse. Notamment, une valise, du linge et quelques accessoires d’hygiène. Le Vieux, pour des raisons faciles à deviner, lui avait interdit d’emporter ses affaires personnelles et sa trousse de voyage. En cas de pépin, les autorités suisses pourraient se rendre compte à quel point le soi-disant ingénieur français nommé Cambon était un personnage effacé.
  
  A dix heures précises, Coplan pénétra dans le hall de la gare. Fondane n’était pas encore là, et pour cause ! Il avait pisté Francis depuis que ce dernier était sorti de l’Hôtel Krone.
  
  Enfin, le sourire aux lèvres, élégant et séduisant comme à l’accoutumée, Fondane s’amena de son pas désinvolte.
  
  Les deux Français se dirigèrent côte-à-côte vers le pont qui franchit la Limmat, à deux pas de la gare.
  
  - Rien de suspect dans votre sillage, déclara Fondane.
  
  - Un bon point pour Rittobler, opina Francis. S’il avait alerté du monde, tu t’en serais aperçu. Au demeurant, j’ai l’impression qu’il est régulier.
  
  - Il a marché ?
  
  - Pas d’emblée, mais je suis quand même parvenu à le convaincre...
  
  - Vous vous êtes bagarrés ?
  
  - Non, les choses ne sont pas allées trop loin. Je n’ai pas dû le menacer ouvertement, Dieu merci !... C’est un gros malin, Rittobler. J’ai retroussé les babines et j’ai montré les dents : il a tout de suite pigé. Il s’est retourné comme une crêpe.
  
  - Vous avez le tuyau de départ ?
  
  - Oui, le premier maillon de la chaîne, côté Rittobler.
  
  - Un seul maillon ? s’étonna Fondane. C’est maigre, non ?
  
  - Oui, c’est maigre, mais c’est mieux que rien. Je ne garantis pas que Rittobler m’ait réellement confessé tout ce qu’il sait concernant l’Organisation Virus, néanmoins je ne pense pas qu’il m’ait orienté vers une fausse piste. Enfin, nous verrons cela en temps opportun. Quelles sont les nouvelles de notre vénéré directeur ?
  
  - Il a fait vinaigre : tout est arrangé du côté de Peter Zehn. Nous pouvons le mobiliser quand nous voulons. Contact via Lise Wömel... En outre, je vous apporte les listes sélectives qu’il vous avait promises. Les voici...
  
  Il passa une grande enveloppe brune que Coplan fit disparaître aussitôt dans la poche intérieure de son demi-saison.
  
  Fondane s’enquit alors :
  
  - Quand commençons-nous le boulot ?
  
  - Dès ce soir... Je compte sur toi pour organiser une rencontre avec Zehn et Lise Wömel. Je tiens à les mettre au courait pour éviter les interférences.
  
  - O.K... Quelle est l’heure qui vous convient ?
  
  - Nous pourrions dîner ensemble, tous les quatre. Je quitterai mon hôtel à 20 heures 30 et nous ferons notre jonction devant la vitrine de Türler, à la Paradeplatz. C’est le marchand de montres qui fait le coin, si tu vois ce que je veux dire.
  
  - Oui, je connais.
  
  Ils se séparèrent peu après, et Coplan regagna le Krone. Il déjeuna au restaurant de l’hôtel, puis il s’enferma dans sa chambre pour étudier les listes que le Vieux lui avait fait parvenir.
  
  En principe, ces listes étaient destinées à circonscrire les secteurs dans lesquels on pouvait localiser avec certitude l’origine du vol des plans français. En effet, grâce aux variantes prévues par les dessinateurs des bureaux d’études, la destination des diverses reproductions de ces plans pouvait être aisément repérée. A partir des clichés fournis par VIRUS, le B.C.C. avait simplement dû pointer les fiches du Centre National de Recherches Atomiques pour reconstituer l’itinéraire suivi par ce type de schéma figurant sur les microfilms de Rittobler.
  
  Au vrai, l’examen de ces listes fut une déception pour Francis. Quarante-six personnes exactement avait reçu communication des plans « OR. 7-16 » concernant le nouveau modérateur atomique inventé par les spécialistes français ! Parmi ces gens, il y avait des ingénieurs de l’Euratom, des savants italiens du Comitato Nazionale per le Ricerche Nucleari, des professeurs belges et hollandais, plusieurs fonctionnaires de la rue de Rivoli, et même un ministre luxembourgeois.
  
  Quarante-six sources de fuite, ça n’était pas mal ! Mais il fallait aussi tenir compte des échanges secrets auxquels se livraient certains associés de l’Euratom. Les Hollandais étaient au mieux avec l’Angleterre, les Belges avec les U.S.A... Sans oublier les laboratoires de Karlsruhe, en Allemagne, où travaillaient des transfuges de l’Est, transfuges au passé assez douteux, aux attaches souvent mal connues.
  
  En définitive, ces listes n’avaient présentement aucune utilité.
  
  Coplan les rangea dans son portefeuille.
  
  
  
  
  
  Ce même soir, à neuf heures, Coplan et Fondane arrivèrent au restaurant chinois, situé en plein cœur de Zürich, où Peter Zehn - le résident local du Service - et Lise Wömel, sa secrétaire, attendaient les deux Français pour dîner.
  
  Zehn était un homme d’une quarantaine d’années, blond et souriant, économe de ses paroles et de ses gestes, d’apparence assez inoffensive. Il était propriétaire d’une douzaine de boutiques installées dans les plus importantes localités suisses, des papeteries qu’il avait mises en gérance. Il dirigeait ses affaires avec beaucoup de conscience, voyageait beaucoup, gagnait beaucoup d’argent.
  
  C’était le genre de bonhomme qui ne laisse aucune trace dans la mémoire. Ses vêtements discrets, sa figure banale, son air aimable et sa voix feutrée n’accrochaient pas l’attention.
  
  Lise, sa collaboratrice, était une Zürichoise de vingt-six ans. Blonde elle aussi, potelée, rose et saine, elle avait ce visage un peu fade des bourgeoises bien élevées pour qui la vie est sans passions, sans problèmes.
  
  Le repas fut cordial, reposant à souhait.
  
  Fondane essaya bien de mettre un peu de piquant dans l’atmosphère, mais ses boutades de Parisien n’eurent qu’un succès très relatif. La placidité congénitale des deux Suisses était difficile à entamer.
  
  Après le restaurant, ils s’embarquèrent dans la Mercedes de Zehn pour se rendre au domicile de Lise qui habitait à Höngg, un faubourg résidentiel, à la sortie nord-ouest de la ville.
  
  La jeune femme occupait là, avec sa mère, un modeste pavillon rustique dont le charme essentiel était son isolement.
  
  Dès qu’ils furent installés dans le living de la petite villa tranquille, Lise servit des alcools.
  
  Coplan aborda les choses sérieuses, résuma brièvement pour les deux Suisses les rétroactes de l’affaire VIRUS et son entretien avec Hans Rittobler.
  
  Zehn murmura :
  
  - Je le connais de vue, ce Hertel. Et je connais l’impasse où il demeure. Ce n’est pas la première fois qu’on me dit qu’il fait du Renseignement, d’ailleurs.
  
  Il esquissa une moue dubitative.
  
  - Personnellement, j’avoue que je n’ai jamais pris au sérieux ce qui m’était raconté à son sujet.
  
  Coplan demanda :
  
  - Pourquoi cela ?
  
  - Trop voyant, à mon avis, émit Zehn... Dans la Lagerstrasse, le plus borné des truands sait à peu près à quoi s’en tenir au sujet de Rolf Hertel. Mi-indicateur, mi-clochard, intellectuel déchu, sans ressources connues, emprisonné un nombre incalculable de fois pour vagabondage, il fait partie du folklore de son quartier. A Paris, les spécimens de cet acabit sont légion. A Zürich, c’est un exemplaire quasi unique. Et sa légende est si bien accréditée que je le vois mal dans le rôle d’un authentique espion.
  
  - Quelle légende ? insista Francis.
  
  - D’après ce qui se colporte, Hertel aurait fait ses études de pasteur dans le canton de Berne. Envoyé comme assistant dans une mission protestante en Asie, il y serait tombé amoureux d’une prostituée chinoise et, sous l’emprise de cette créature, il aurait sombré corps et âme dans le vice. Opium, ivrognerie, luxure, etc...
  
  Fondane glissa à mi-voix :
  
  - Cet : « etc... » est admirable. Vous n’avez pas de détails ?
  
  Zehn n’entendit pas la remarque de Fondane, continua :
  
  - Finalement, il aurait été rapatrié aux frais de la communauté luthérienne de Berne et placé comme correcteur dans une des entreprises de presse de l’église évangélique. Là, malgré la surveillance dont il était l’objet, notre homme aurait été pincé en flagrant-délit avec deux petites dactylos du bureau auxquelles il enseignait d’une façon très concrète certains raffinements de la volupté chinoise. Le Conseil de l’Église, horrifié, aurait renoncé alors à sauver l’âme d’un pécheur aussi redoutable. Hertel, abandonné de tous, aurait finalement échoué dans les bas-fonds de Zürich.
  
  Il y eut un silence. Peter Zehn, après un temps de réflexion, conclut de sa voix ouatée :
  
  - Je vous le répète, je serais surpris qu’une organisation sérieuse se serve d’un individu aussi... marqué que ce Rolf Hertel.
  
  - Vous savez, Zehn, fit valoir Francis, quand une mauvaise réputation est à ce point ancrée qu’elle est devenue un fait de notoriété publique, elle peut constituer une merveilleuse couverture.
  
  - Vous croyez ? émit le Suisse, sceptique.
  
  - La preuve ! lança Coplan. Malgré tout ce que je vous ai relaté concernant la liaison Rittobler-Hertel, vous ne prenez pas le rôle de Hertel au sérieux ! Or, imaginons que les promoteurs du réseau VIRUS aient précisément tablé sur cela pour employer Hertel comme intermédiaire...
  
  - En effet, concéda le Suisse, frappé par cette hypothèse. La trouvaille ne serait pas mauvaise... Elle suppose un certain culot, mais elle serait astucieuse. En spéculant justement sur le côté louche et douteux de Hertel, des gens avisés auraient peut-être fait un excellent calcul.
  
  - A votre avis, interrogea Francis, comment faudrait-il s’y prendre pour sonder ce type ?
  
  Zehn eut de nouveau sa mimique dubitative.
  
  - C’est difficile. Très difficile. L’endroit où il habite ne se prête guère aux surveillances, aux filatures...
  
  Une pointe d’ironie perça dans sa voix :
  
  - Si vous n’étiez pas Coplan, je vous dirais que c’est une entreprise impossible. Mais pour un superman de votre espèce, rien n’est impossible, n’est-ce pas ?
  
  Coplan prit la chose du bon côté.
  
  - A condition que vous me donniez un coup de main, naturellement, acquiesça-t-il en riant.
  
  Il se tourna vers Lise :
  
  - Et vous aussi, cela va sans dire !...
  
  Il se leva, examina les bouteilles alignées sur la table, extirpa du lot le flacon de vodka Smirnoff, se versa une deuxième ration d’alcool, puis en replaçant la bouteille parmi les autres, proposa à Peter Zehn :
  
  - Pourquoi n’irions-nous pas faire un tour du côté de Lagerstrasse ? Je pourrais jeter un coup d’œil sur le coin... Rien de tel que l’action directe pour éclaircir un problème, non ?
  
  - Si vous voulez, accepta le Suisse. Nous pouvons y passer en voiture sans attirer l’attention.
  
  Fondane s’exclama :
  
  - En route pour la virée « Zürich by night »... Des truands suisses, ça mérite d’être vu !...
  
  - En réalité, corrigea Zehn, le quartier est aux mains des immigrants italiens, comme vous le verrez. Ceci dit, ne vous fiez pas aux apparences. La pègre de notre ville n’est pas nombreuse, évidemment, mais elle comprend quelques individus dont l’audace et la cruauté ne sont pas ordinaires. Un de mes amis qui travaille à la Police Judiciaire prétend que certains de ces mauvais garçons de Lagerstrasse opèrent à l’échelle mondiale. Ils se déplacent en avion, et ils touchent des honoraires qui feraient pâlir d’envie bien des techniciens de l’industrie...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Quatre nuits de suite, Coplan, Fondane et Lise Wömel explorèrent discrètement les abords de la Lagerstrasse.
  
  De jour, la rue n’offrait aucun intérêt particulier. On ne voyait même pas qu’elle n’était pas comme les autres. Mais, une fois passé minuit, le décor et l’ambiance changeaient. Une faune étrange apparaissait mystérieusement, des silhouettes inquiétantes se faufilaient dans les ruelles transversales, des malabars aux faciès sombres rôdaient devant les bars italiens aux rideaux soigneusement tirés. De temps à autre, des éclats de voix et des relents de musique populaire troublaient le silence nocturne, mais jamais longtemps.
  
  Les rondes de la police, signalées par d’invisibles guetteurs, provoquaient instantanément une lourde accalmie.
  
  Sur les voies de triage de la gare voisine, les rames en formation produisaient en permanence un grondement coupé de chocs sourds et de coups de trompette.
  
  Mal éclairé, sordide, l’endroit était réellement sinistre. Dans quelle mesure les autorités de la ville n’avaient-elles pas favorisé la création de cet abcès de fixation ? On pouvait se le demander...
  
  Coplan et Fondane n’avaient pas dû se démener beaucoup pour repérer Rolf Hertel. A Zürich, on ne rencontre ni mendiants ni miséreux. Même les gens très pauvres sont propres, vêtus avec décence. Hertel, avec son vieux pardessus crasseux, ses souliers éculés, son béret basque enfoncé jusqu’aux oreilles, ne risquait pas de passer inaperçu. Apparemment, il sortait peu pendant la journée. Mais, la nuit, il errait dans les impasses, visitait les poubelles où il ramassait des journaux, bavardait avec des manœuvres italiens, faisait de longues stations dans les bistrots. Quelques heures avant l’aube, il regagnait (en titubant et en monologuant à voix haute) son perchoir de la Eisgasse.
  
  Fondane, après tant d’inutiles manœuvres nocturnes, commença à émettre des doutes quant à l’efficacité de ce travail. Il s’en ouvrit à son chef, au cours d’une nouvelle réunion chez Lise :
  
  - Du train où nous allons, ça peut durer jusqu’à la Saint Glin-glin. Ou bien ce type a des contacts dans les bars qu’il fréquente la nuit, ou bien Rittobler nous a bourré le mou. De toute manière, maintenant que je me suis familiarisé avec les faits et gestes du bonhomme, je ne suis pas loin de partager l’avis de Zehn. Je vois mal comment un minable du genre Hertel pourrait trafiquer les renseignements rassemblés par un réseau international.
  
  Peter Zehn, assez satisfait par cette opinion, approuva et ne put s’empêcher de renchérir :
  
  - Plus je réfléchis à cette histoire, plus il me semble que ma réaction spontanée était la bonne. A la rigueur, je pourrais peut-être admettre que Hertel fasse de temps en temps un rapport ou une transmission dans le cadre de ce qu’on appelle la petite information. En parlant avec les Italiens, il peut ramasser des échos sur ce qui se passe dans telle ou telle usine de la région. On fabrique des armes pour le monde entier à Zürich. Mais l’espionnage atomique, c’est tout de même autre chose !...
  
  Il s’adressa directement à Coplan :
  
  - Comment peut-on concevoir que des gens aussi sérieux, aussi organisés que VIRUS auraient le toupet de confier à Hertel des documents de la valeur des plans OR. 7-16 ?
  
  Coplan, le visage fermé, ne répondit pas. D’instinct, il sentait qu’il était au tournant de sa mission et que l’issue de celle-ci dépendait de la décision qu’il allait prendre.
  
  Lise Wömel, qui d’habitude ne disait jamais rien, murmura soudain de sa voix molle, un peu chantante :
  
  - Si vous croyez que Rittobler vous a dit la vérité, il n’y a qu’une solution : kidnapper Hertel. Avec une des fourgonnettes, c’est réalisable.
  
  Coplan leva les yeux vers elle :
  
  - J’ai promis de ne pas m’attaquer à Hertel, dit-il.
  
  - On fait toujours des promesses, dans ces cas-là, fit la blonde, imperturbable.
  
  - Jusqu’à nouvel ordre, supputa Francis, je pense que j’ai intérêt à tenir ma promesse. En revanche, l’idée de la fourgonnette me paraît bonne. Fondane et moi, planqués dans le véhicule, nous pourrions installer un poste de surveillance beaucoup plus efficace qu’un simple relais.
  
  Fondane rétorqua :
  
  - C’est choux-vert et vert-choux, non ?
  
  - Non, parce que cela me permettrait de pousser une pointe jusque dans la tanière de Hertel. Cette maison où il habite est un immeuble de rapport qui comprend dix logements, d’après ce que j’ai pu voir. Cinq étages, et deux petits appartements par étage. La porte de rue n’est jamais fermée à clé... S’introduire dans la place n’est pas un problème, par conséquent.
  
  Zehn, en bon Suisse, examina cette suggestion avec son esprit calme et positif.
  
  - Qu’est-ce que vous espérez, Coplan ? s’enquit-il. Que notre homme laisse traîner des documents compromettants lorsqu’il va se balader de bar en bar jusqu’aux petites heures ?
  
  - Non, bien sûr, grommela Francis.
  
  Il hésita une seconde avant de livrer sa pensée :
  
  - Soit dit sans me vanter, Zehn, je crois que j’ai fini par acquérir un flair un peu spécial, une sorte de sixième sens. Si vous préférez, je suis devenu sensible à ce que les chasseurs de brousse nomment : l’odeur du gibier... Laissez-moi seulement un bon quart d’heure de tranquillité dans l’antre de Rolf Hertel, je me fais fort de vous donner mon diagnostic à son sujet. Entendons-nous : je ne prétends pas que je ramènerai des pièces à convictions ! Mais je vous garantis que je saurai à quoi m’en tenir.
  
  - Dans ce cas, il n’y a pas à hésiter, conclut le Suisse. Les conditions matérielles de l’expédition peuvent être réglées en une heure.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, tout au début de la soirée, un des agents de Peter Zehn vint tranquillement garer dans la Eisgasse une fourgonnette grise, sans indications publicitaires, qu’il abandonna pour aller porter, à pied, une pile de plis commerciaux au bureau postal situé à l’angle de la Lagerstrasse. Ensuite, toujours à pied, le chauffeur de la fourgonnette se dirigea vers la Kasernestrasse, entra dans un café, y but un verre de bière. Enfin, toujours à pied, il partit le long du quai de la Sihl et disparut dans la nuit.
  
  Le vent aigre qui rabotait le lac s’engouffrait dans les rues sinistres du quartier. Vers huit heures du soir, Rolf Hertel quitta son domicile pour aller faire une course. Il revint en compagnie d’un grand diable aux cheveux noirs et bouclés, un Italien, avec lequel il eut une discussion animée devant la porte de rue de son immeuble.
  
  Coplan et Fondane, grâce à l’ampli orientable dont ils se trouvaient munis - une sorte de fusil auditif dont on braque le canon vers les bruits à capter - purent suivre la conversation des deux hommes comme s’ils y étaient mêlés directement.
  
  L’Italien, avec force gestes des mains à l’appui, expliquait à Hertel que le Bureau des Permis de séjour lui réclamait de nouveau des papiers, que les questionnaires qu’il avait remplis pour le Service du Contrôle de l’Habitant ne suffisaient pas, etc...
  
  Et Hertel, qui parlait fort bien la langue de Dante, répondait qu’il ne pouvait pas remplir les formulaires s’il n’avait pas les renseignements.
  
  - Apportez-moi votre passeport, Menghi, je vous remplirai vos papiers.
  
  - Ma que ! Mon passeport, il est à la Police des Étrangers ! répliquait l’italien.
  
  Finalement, l’italien s’en alla, furieux.
  
  Hertel haussa les épaules, jeta un long regard de part et d’autre de sa ruelle, disparut dans l’immeuble. Sa figure chafouine le faisait ressembler à un rat d’égout.
  
  Les heures s’écoulèrent.
  
  Vers minuit moins vingt, Hertel sortit derechef.
  
  Fondane chuchota à Coplan :
  
  - Monsieur commence la tournée des grands ducs. Vous pouvez vous préparer...
  
  Coplan, à travers les fausses grilles d’aération aménagées dans la carrosserie de la fourgonnette, suivit des yeux Hertel jusqu’au moment où ce dernier tourna pour s’engager dans la Lagerstrasse.
  
  - Heure H, soupira-t-il. Nous allons tester notre liaison radio.
  
  Changeant de position, il inclina la tête pour examiner les deux fenêtres du quatrième étage, aile droite, là où habitait Hertel.
  
  - Par exemple ! lâcha-t-il, sidéré... Vise là-haut, Fondane.
  
  Un juron assourdi fusa entre les lèvres de Fondane. Non seulement la lumière était allumée dans l’appartement de Hertel, mais on distinguait, à travers les rideaux, une ombre qui allait et venait dans le logement.
  
  Le spectacle était tellement inattendu que Coplan et son adjoint restèrent muets pendant plusieurs longues minutes. Finalement, Coplan articula à mi-voix :
  
  - Si je ne m’abuse, voilà une découverte qui change complètement l’aspect des choses et qui donne raison à l’ami Rittobler... Nous retombons dans le procédé que la plupart des organisations de grand style pratiquent : la méthode du dédoublement sur place. Hertel est relayé par un comparse qui habite dans le même immeuble. Et au même étage, très probablement.
  
  - En l’occurrence, il s’agit d’une comparse, rectifia Fondane. Regardez, ce profil.
  
  Effectivement, la silhouette qui se dessinait en ombre chinoise sur la demi-clarté de la fenêtre était celle d’une femme aux formes presque plantureuses.
  
  - Oui, pas de doute, murmura Francis, c’est bien une gonzesse qui déambule dans l’appartement de notre homme.
  
  Soudain, la lumière s’éteignit. Pour s’allumer au même étage, dans l’appartement de l’aile gauche, où la même silhouette féminine se profila.
  
  Coplan alla s’asseoir sur une des caisses qui faisaient office de sièges dans la camionnette.
  
  - Bon sang de bon sang, maugréa-t-il en se frottant le menton, heureusement que Rittobler nous avait mis en garde ! Si nos surveillances n’avaient pas été prudentes à l’extrême, nous nous faisions repérer en moins de deux.
  
  - Et si vous étiez monté là-haut, enchaîna Fondane, vous n’auriez rien trouvé chez Hertel ; par contre, la mémère vous prenait dans sa visée ! C’est la fine astuce, leur combine.
  
  Coplan demeura silencieux et songeur. Fondane alla également s’asseoir sur une caisse, prononça tout bas :
  
  - Je ne veux pas jeter le trouble dans votre esprit, mais je pense tout de même que nous ferions bien d’y regarder à deux fois, non ? En nous emballant sur ce que nous venons de voir, est-ce que nous ne risquons pas de nous gourrer ? Cette bonne femme n’est peut-être qu’une voisine charitable qui met un peu d’ordre dans le ménage de Hertel, pourquoi pas ?
  
  Coplan fit une grimace.
  
  - Extrapolation hasardeuse ? grinça-t-il, sarcastique. Mon œil !... Je suis sûr de ne pas me tromper. Et cela pour deux raisons : primo, la personnalité de Hertel impliquait fatalement un filtrage, une astuce du genre dédoublement. Secundo, quand on joue le rôle de plaque-tournante pour une organisation internationale, on ne confie pas la clé de son appartement à une voisine charitable ! Ça ne se conçoit pas.
  
  - Dans tous les cas, ça valait le déplacement. Nous n’avons pas perdu notre soirée.
  
  - Le problème n’est pas résolu pour autant, fit observer Francis.
  
  - Bien sûr, mais les sondages seront sans doute plus faciles à réaliser du côté de cette femme que du côté de Hertel ?
  
  - Voire ! La combine joue dans les deux sens, n’oublions pas cela. Je suis prêt à parier que Hertel et cette femme ne sont jamais en même temps hors de l’immeuble. En clair, cela signifie que leur repaire est tout simplement inviolable. Et que mon petit projet de perquisition, je peux me le mettre où je pense.
  
  - Ce qui est regrettable, constata Fondane, c’est que nous ne puissions pas faire appel à nos confrères des services spéciaux helvétiques. Il y aurait un joli coup de filet à opérer. Mais il faudrait mettre une grille autour de Hertel et de sa copine... (La grille est un ensemble de mesures de surveillance, de filatures, d’enquêtes, de vérifications, de contrôle du courrier, d’écoutes, etc...)
  
  Cette réflexion eut le pouvoir de dérider Coplan.
  
  - Tu vois le monde à l’envers, dit-il en souriant. C’est précisément parce que les autorités de ce pays sont rigoureusement neutres en matière de Renseignement que la Suisse est le centre mondial de l’espionnage. Dame ! Tu crois peut-être que c’est pour la beauté des sites ou pour la pureté de l’air que tous les gouvernements de la planète entretiennent ici de coûteuses officines ?
  
  - Qu’est-ce que nous pouvons faire alors ?
  
  - A mon avis, c’est le moment de mobiliser à fond Peter Zehn et ses effectifs. Avec des moyens trop limités, nous n’en sortirons pas. Il s’agit maintenant de contrôler simultanément deux suspects, et deux suspects pas ordinaires. C’est au-dessus de nos possibilités. Le coup de la fourgonnette, ça va une fois. Mais si nous le répétons, ce sera le fiasco. Il faut attaquer le problème sur une plus grande échelle.
  
  - Notre ami Zehn va se marrer, grommela Fondane. Il vous a traité de superman, l’autre soir...
  
  - Tant mieux, si ça l’amuse, dit tranquillement Coplan. Je n’ai pas d’amour-propre et je ne travaille jamais pour la galerie. Les trucs spectaculaires, c’est une chose ; réussir sa mission, c’est une autre chose... Ce qui compte, dans le cas présent, c’est de ne pas rompre le fil ténu qui peut seul nous conduire vers les grosses têtes du réseau VIRUS.
  
  - Bon, se résigna Fondane, j’appelle Lise ?
  
  - Oui, vas-y.
  
  Fondane mit son émetteur portatif en batterie et envoya le bref signal convenu.
  
  Sept ou huit minutes plus tard, le chauffeur de la fourgonnette s’amenait dans la ruelle, grimpait derrière le volant du véhicule et démarrait.
  
  Contrairement à ce que Fondane avait imaginé, Peter Zehn n’avait pas prononcé la moindre remarque ironique lorsque Coplan lui avait fait part de sa découverte et de l’appui qu’il jugerait indispensable.
  
  Le Suisse, favorablement impressionné, s’était contenté de prononcer de sa voix douce et calme :
  
  - Je crois que je suis en mesure de vous donner satisfaction car je suis bien placé pour une enquête comme celle-là. J’ai des contacts sérieux, notamment au bureau de l’État-Civil... Dans deux ou trois jours, vous serez fixé au sujet de cette femme. Avant Noël, en tout cas... Et cela ne risque pas d’alerter vos suspects, je m’en porte garant.
  
  Il avait ajouté :
  
  - Je comprends mieux, maintenant, le secret de votre réussite. On m’avait dit que vous étiez un fonceur, mais je m’aperçois que vous ne foncez qu’à bon escient.
  
  Coplan, avec un bon sourire, avait simplement répondu :
  
  - Quand je dois sauter l’obstacle, je le saute. Quand je peux le contourner, je le contourne. N’oubliez pas que j’ai appris mon métier dans le Proche-Orient !...
  
  Peter Zehn ne manqua pas de saisir cette occasion pour montrer qu’il possédait quelque talent lui aussi en matière de Renseignement, et qu’il n’était pas indigne de la confiance que Paris lui témoignait.
  
  La veille de Noël, c’est-à-dire le samedi, il remit à Coplan un rapport dont le texte ne comportait pas beaucoup de phrases, mais dont la substance était sensationnelle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  « K.Z. 2023/Bes. 52. .. 1261. ..
  
  « Frau KUTZER Lotte, domiciliée 43 Eisgasse, Zurich. App. 7. - Née à Rapperswill, Canton de Zurich, le 3 novembre 1912. - Célibataire. - A résidé à Hanovre (Allemagne) de juin 1931 à juin 1937. - Profession exercée jusqu’en 1949 : femme de chambre dans l’hôtellerie. N’est plus inscrite au bureau du travail de la profession depuis octobre 1949. Moyens d’existence déclarés : économies, fruit de son travail en Allemagne.
  
  « Inscrite cependant aux Assurances Gens de Maison, comme femme de ménage travaillant deux jours par semaine. Employeur : RICHTER Egon, né à Vienne, le 17 mars 1924, domicilié à Dietlikon, Riedenweg 158. Célibataire. Fait partie du personnel administratif de la Compagnie S.A.S. à l’aérogare de Kloten. »
  
  La lecture de ces informations intéressa Coplan au plus haut point.
  
  - Pour qui sait lire entre les lignes, s’exclama-t-il, c’est tout un programme !... La plaque-tournante Rolf Hertel-Lotte Kutzer est donc articulée, d’une part, sur Rittobler agissant comme intermédiaire ; d’autre part, sur cet Autrichien Egon Richter. Je me demande où cela va nous . conduire... De toute évidence, le Vieux a eu le nez creux quand il a flairé d’emblée la toute grosse affaire.
  
  Peter Zehn, une lueur de satisfaction dans le regard, murmura en tendant une enveloppe à Francis :
  
  - Tenez, regardez ce qu’il y a là-dedans. Pour faire bonne mesure, mes collaborateurs ont poussé la conscience professionnelle jusqu’à me fournir quelques images de vos suspects.
  
  Coplan ouvrit l’enveloppe, en retira six photos agrandies au format carte-postale : deux instantanés de Frau Lotte Kutzer, et quatre clichés représentant l’Autrichien Egon Richter.
  
  Les images, quoique prises à la sauvette, étaient excellentes.
  
  - Félicitations, dit Coplan. C’est ainsi que je conçois le travail.
  
  - Je crois que j’ai réussi à former une équipe d’élite, acquiesça Zehn, flatté.
  
  Coplan étudia d’un œil attentif les photos. La voisine de Rolf Hertel était une grande blonde au visage inexpressif, au port de tête avantageux, au buste rebondi. Pour une femme qui approchait la cinquantaine, elle était drôlement bien conservée. Saine, robuste, elle donnait l’impression d’avoir de la poigne, et, visiblement, elle ne se prenait pas pour de la crotte de bique.
  
  Egon Richter, par contre, avait un physique beaucoup plus modeste et une allure moins énergique, moins assurée. Plutôt petit, les épaules tombantes, le crâne déjà dégarni, il arborait une expression soucieuse, amère, assez insignifiante. A vue de nez, on pouvait le classer à mi-chemin entre l’intellectuel raté et le gratte-papier déçu par la vie.
  
  Un des instantanés le montrait au guichet du bureau de la.S.A.S., à l’aéroport de Kloten, en conversation avec deux voyageurs de race hindoue.
  
  Coplan passa les photos à Fondane, puis, dévisageant pensivement Peter Zehn, il murmura en se grattant la tempe :
  
  - Détecter les contacts de cet Autrichien, c’est une autre paire de manches... Vous vous rendez compte des facilités dont cet individu dispose,, du fait de son emploi !...
  
  - Si encore il s’agissait d’une compagnie de second rang, renchérit le Suisse, nous aurions peut-être une petite chance. Mais la S.A.S. dessert les cinq continents.
  
  Coplan alluma une Gitane, souffla un nuage de fumée.
  
  - Voyons, réfléchit-il en plissant les yeux, si j’ai bonne mémoire, Zürich est précisément le pivot principal des lignes régulières de la Scandinavian, c’est-à-dire le nœud le plus important de ce réseau après son siège de Copenhague... En résumé, on peut donc considérer que Richter tient dans sa main un système d’aiguillage qui lui permet de diriger ses envois vers n’importe quel point du globe, de recevoir de la camelote en provenance de n’importe quelle ville de la planète.
  
  Il hocha lentement la tête, articula sur le même ton rêveur :
  
  - Là, j’avoue que je me sens un peu à court d’arguments...
  
  - Avec du temps et de la patience, on peut néanmoins obtenir certains résultats, avança Zehn. Aucun dispositif n’est infaillible. Dans un sens, en identifiant Richter, nous avons franchi le barrage le plus difficile.
  
  - Je ne suis pas pessimiste de nature, répondit Francis, mais j’ai pour principe de regarder les choses bien en face. Surveiller Richter, ça sera peut être payant un jour, nous sommes bien d’accord. Mais quand ? Dans deux ans ? Dans dix ans ?... Il arrive qu’Interpol, malgré ses moyens considérables, surveille pendant de longues années un pilote ou un mécanicien de l’aviation qui passe de la drogue ou des diamants, sans réussir à le prendre la main dans le sac. Nous nous trouvons devant le même problème, mais nos moyens d’investigation sont dérisoires, hélas !...
  
  Fondane intervint.
  
  - Moi, ce qui me sidère, grommela-t-il, c’est l’envergure de cette organisation. Nous n’avons guère démasqué jusqu’ici que la fin de la chaîne, c’est-à-dire les quatre ou cinq maillons qui terminent le réseau : Rittobler, Hertel, Lotte Kutzer et l’Autrichien Richter. Or, ce dernier n’est en somme que l’aiguilleur de la bande. La véritable maffia, ceux qui récoltent la marchandise, sont en deçà de Richter, protégés par lui. Cela suppose des effectifs énormes... et un fric fantastique, non ?
  
  - Pour ce qui est du fric, dit Coplan, il n’y a pas de mystère. D’ailleurs, nous pouvons faire le compte : en l’espace de cinq ou six mois, la France a versé à VIRUS la coquette somme de 120 millions d’anciens francs. Sur un tel budget, vous admettrez qu’on peut sucrer pas mal de gens au passage.
  
  - Soit, rétorqua Fondane, mais la mise en place d’un réseau de cette importance, ça doit prendre un temps fou.
  
  - Minute, minute, objecta Francis, il ne faut pas mélanger les torchons et les serviettes. C’est nous qui avons catalogué cette affaire sous le nom de code de VIRUS parce qu’il s’agissait en quelque sorte d’un nouveau contrat portant sur des marchés inédits. Mais, en réalité, ce réseau Hertel-Richter existe sûrement depuis très longtemps... Rittobler m’a affirmé que Hertel faisait du Renseignement depuis plus de vingt ans. J’ai la conviction, par exemple, que cette Lotte Kutzer opérait déjà pour le compte de Hertel quand elle travaillait dans l’hôtellerie, en Allemagne. Il a dû la récupérer au moment où il a trouvé l’occasion de l’installer dans l’appartement situé à côté du sien. De même, pour introduire Richter dans cet emploi de la S.A.S. de Kloten, Hertel a dû préparer ce coup longtemps à l’avance. C’est cela, une organisation internationale...
  
  - Et la conclusion ? jeta Fondane. Nous sommes dans l’impasse, si je comprends bien ?
  
  - Oui, dans une certaine mesure, reconnut Coplan. Surveiller Richter, ça peut durer un siècle. L’attaquer de front, ça brise le fil et ça nous met le bec dans l’eau.
  
  - Eh bien, il n’y a plus qu’à plier bagage alors, dit Fondane, logique.
  
  Coplan ne répondit pas.
  
  Pendant un bon bout de temps, il se tritura la cervelle tout en contemplant d’un œil rêveur les photos que son adjoint lui avait restituées.
  
  A la fin, il énonça d’une voix ferme :
  
  - Perdant pour perdant, je ne vois qu’une chose à tenter : un banco sur Egon Richter.
  
  Zehn questionna :
  
  - Qu’entendez-vous par là ?
  
  - Avoir une entrevue avec l’Autrichien, en tête-à-tête, et lui mettre le marché dans la main : ou bien il passe au confessionnal, ou bien il est éliminé.
  
  Fondane fit entendre un long sifflement. Peter Zehn resta de marbre.
  
  Coplan expliqua :
  
  - C’est une solution extrême, j’en conviens, mais je n’en vois pas d’autre, je vous le répète. En d’autres circonstances, je serais le premier à reconnaître que nos supputations concernant Richter peuvent être discutables, et même aventureuses... Aucun fait concret n’éclaire le rôle réel de l’Autrichien dans cette histoire. Par contre, le chemin que nous avons suivi pour aboutir à Richter est un argument capital. Connaissant la personnalité de Hertel et son expérience déjà longue en matière de réseaux, nous pouvons en déduire presque à coup sûr que ses rapports avec Richter constituent un élément important du problème. Bien entendu, je ne dirai pas à l’Autrichien comment j’ai découvert son rôle. En outre, je lui ferai comprendre, preuves à l’appui, qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans son réseau, que je désire seulement vérifier où se produit l’interférence. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Oui, votre raisonnement me paraît valable, dit Zehn. En tout état de cause, vous avez au moins cinquante chances sur cent. Votre meilleur argument, à mon avis, ce sont les clichés de la dernière livraison VIRUS.
  
  - Sans aucun doute, enchaîna Francis. Richter comprendra que je n’ai pas du tout l’intention de démanteler l’organisation pour laquelle il travaille, puisque j’en suis aussi le bénéficiaire.
  
  - A mon sens, il doit marcher, opina derechef Zehn. S’il joue effectivement le rôle que nous lui prêtons, il est bien placé pour saisir la signification de votre enquête.
  
  - En somme, résuma Coplan, je ne me présenterai pas à lui comme un adversaire ou comme un ennemi, mais comme un client mécontent.
  
  - Tout dépendra de sa réaction, dit Peter Zehn. Étant donné le point mort où nous sommes, votre idée est actuellement la plus valable.
  
  Lise, assise bien sagement dans le coin d’un canapé, intervint dans la conversation en murmurant :
  
  - De toute manière, vous pourriez garder la menace en réserve, me semble-t-il ? Il est toujours bon d’avoir dans sa poche un ultimatum à sortir en désespoir de cause. Mais je me demande pourquoi vous avez renoncé à votre idée de perquisition domiciliaire ? Les indices que vous espériez découvrir chez Rolf Hertel, vous avez peut-être plus de chances de les trouver chez cet Autrichien. Dans un réseau bien organisé, l’individu qui règle le va-et-vient des informations doit obligatoirement avoir des archives. Richter serait totalement incapable de garder un contrôle précis de ses courriers s’il n’en conservait pas le relevé.
  
  - Très juste, approuva Francis.
  
  Ce disant, il jeta de nouveau un coup d’œil sur les photos d’Egon Richter. Puis, relisant le rapport que Zehn lui avait remis, il s’enquit :
  
  - Est-ce loin de Zürich, le patelin où Richter habite ?
  
  - Non, dit Zehn. Dietlikon doit se trouver à huit ou neuf kilomètres d’ici.
  
  - A peu près la même distance que l’aéroport ?
  
  - Oui, à peu près. L’aéroport est au nord-est par rapport à Zürich, et Dietlikon se trouve à environ quatre kilomètres, encore plus à l’est.
  
  - En somme, il habite près de son travail ?
  
  - Oui, à cinq minutes en voiture. C’est une petite bourgade campagnarde qui devient une espèce de banlieue résidentielle à mesure que Zürich prend de l’extension. Et si j’en juge d’après l’adresse qui nous est signalée, le domicile de Richter doit se situer au sud-ouest de Dietlikon, puisque Rieden est un hameau qui est dans cette direction.
  
  - Serait-ce abuser de votre obligeance que de vous proposer une balade jusque-là ?
  
  - Pas du tout, assura Zehn.
  
  Il consulta sa montre-bracelet.
  
  - 22 heures 25, constata-t-il. Richter ne doit plus être en service à cette heure. Nous verrons s’il y a de la lumière chez lui.
  
  Cinq minutes plus tard, la Mercedes grise de Peter Zehn filait en direction de l’aéroport de Kloten. Lise avait suggéré d’aller d’abord jusqu’à Kloten et de faire ensuite le trajet que Richter empruntait pour se rendre à son travail. De cette façon, la promenade serait une double reconnaissance.
  
  Dehors, la nuit était glaciale. La température s’était considérablement refroidie au cours de la journée. De temps à autre, le vent charriait une poussière blanche, de la neige pulvérisée. Par endroits, une mince pellicule de verglas commençait à vernir les bas-côtés de la route.
  
  Ils ne s’arrêtèrent pas à Kloten. La voiture s’engagea dans une route plus étroite, vers l’est. Elle traversa peu après la localité de Dietlikon où les auberges étaient illuminées.
  
  - Le samedi, murmura Zehn, il y a une certaine animation. Les autres soirs, c’est plutôt mort. Vous le voyez, c’est le village suisse traditionnel... Et voici la route de Rieden...
  
  Zehn ralentit, se baissa pour lire les numéros sur les maisons.
  
  - Richter doit habiter à la sortie de la localité, dit-il... Ici, c’est le numéro 24...
  
  - Au 158, rappela Coplan, assis à côté de Zehn sur le siège avant. N’allez pas trop vite, mais ne ralentissez pas devant le 158. Vous pourriez peut-être allumer vos grands phares un instant ?...
  
  Assis à l’arrière, Fondane et Lise se taisaient.
  
  Peter Zehn marmonna :
  
  - Ce doit être le petit bungalow vert, là-bas, à droite... Vous le voyez ?...
  
  - Oui, je le vois, dit Coplan. C’est sûrement cette maison-là, il n’y en a plus d’autre après.
  
  La voiture s’approcha du bungalow. C’était une construction de style rustique, entourée d’un jardinet que bordaient une douzaine d’arbustes. La. bicoque, fraîchement repeinte, avait cette netteté typiquement suisse qui fait penser aux chromos. Un peu en retrait du pavilIon, il y avait une petite bâtisse blanche, au toit plat, le garage sans aucun doute.
  
  Aucune des fenêtres du bungalow n’était éclairée.
  
  Brusquement, les doigts de Coplan se crispèrent sur l’avant-bras de Peter Zehn.
  
  - N... de D... ! jura Francis d’une voix sourde et frémissante. Vous avez vu ?
  
  - Vu quoi ? fit Zehn, surpris.
  
  Coplan se tourna vers les deux passagers assis à l’arrière.
  
  - Vous n’avez pas vu ? questionna-t-il, fébrile. Il y avait un type planqué derrière un des arbustes, près du garage !
  
  Zehn marmonna :
  
  - Je regardais la route, je n’ai rien vu.
  
  Lise et Fondane n’avaient rien remarqué, eux non plus. Mais Coplan, survolté, affirma :
  
  - Tout de même, quoi ! Je n’ai pas de la m... dans les yeux ! Je suis certain que c’est bien la silhouette d’un homme que j’ai aperçue pendant une fraction de seconde. Le type s’est d’ailleurs promptement déplacé au moment où les phares frôlaient le jardin de Richter...
  
  La Mercedes continuait sa route. Peter Zehn se remit en codes et murmura de sa voix feutrée :
  
  - Qui sait, après tout ? Nous ne sommes peut-être pas les seuls à nous intéresser aux petites affaires d’Egon Richter ?
  
  Lise, calme et positive comme à l’accoutumée, ajouta sans s’émouvoir outre mesure :
  
  - Neuf fois sur dix, c’est ainsi que cela se passe : on monte une opération, on fait des projets, on s’imagine qu’on a tout prévu, et puis crac : on tombe sur un impondérable !
  
  La Mercedes traversait le hameau de Rieden.
  
  Coplan, sans se retourner, prononça à l’intention de la blonde Zürichoise :
  
  - Ce que vous dites est exact, Lise, mais dans le cas présent, je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. Je ne pense pas qu’il faille parler d’impondérable ici. Pour moi, c’est tout autre chose !... Zehn, faisons demi-tour, voulez-vous ? Nous retournons à Dietlikon.
  
  - Pourquoi ? demanda le Suisse.
  
  - J’ai une autre idée, révéla Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  La décision de Coplan avait été instantanée. Il expliqua à ses compagnons :
  
  - Si je ne me suis pas trompé, et s’il y a vraiment, en ce moment même, un individu qui rôde autour de Richter, le hasard n’y est sûrement pour rien.
  
  Personne ne répondit dans la Mercedes. Coplan reprit :
  
  - De deux choses l’une : ou bien ce type est un complice de Richter, ou bien un petit curieux de notre genre. Personnellement, j’opterais plutôt pour la seconde hypothèse. Pourquoi ? Parce que c’est la plus logique. Réfléchissez un instant. Ce qui a provoqué notre arrivée ici, c’est un raté dans le fonctionnement du réseau Virus. Or, ce raté a pu avoir des répercussions ailleurs que chez nous... Chez les Russes, notamment. N’oubliez pas que nos plans sont allés se balader en Russie...
  
  - Évidemment, approuva Zehn, quand une machine se détraque, ça cogne partout.
  
  La Mercedes allait de nouveau passer devant le bungalow de Richter, mais dans l’autre sens.
  
  Ils surveillèrent attentivement les abords de la petite maison et de son jardin.
  
  - Rien vu, dit Zehn.
  
  - Moi non plus, déclara Fondane.
  
  Lise ajouta, placide :
  
  - Et moi non plus... Mais nous avons peut-être mis le bonhomme en fuite ?
  
  - Cela m’étonnerait ! riposta Coplan. A mon avis, comme il y a peu de passage sur cette route, le type a été pris au dépourvu par nos phares, mais il ne s’est pas laissé surprendre une deuxième fois.
  
  - Bon, abrégea le Suisse, et votre idée ? Nous arrivons à Dietlikon.
  
  - Vous allez me déposer ici avec Fondane, annonça Francis. Allez boire un verre dans une des auberges du patelin et repassez chez Richter dans une bonne vingtaine de minutes. Fondane et moi, nous allons essayer de savoir s’il y a vraiment un zouave qui fait le guet derrière le bungalow de l’Autrichien. Et, dans l’affirmative, nous tenterons de découvrir les intentions de ce quidam.
  
  - Bien, acquiesça Peter Zehn.
  
  Il se rangea en bordure d’une placette, près d’une église, freina, coupa son moteur.
  
  - Attendez, dit-il en se penchant pour ouvrir sa boîte à gants. J’ai des jumelles... Comme elles sont traitées pour la vision nocturne, elles vous donneront un petit avantage.
  
  - Vous êtes un homme précieux, murmura Coplan, enchanté de l’aubaine. Si vous aviez également un automatique à me prêter, ce serait parfait.
  
  - J’ai cela, opina le Zürichois.
  
  Il glissa la main gauche dans la poche de portière, exhiba un robuste Walter PPK à huit coups, à crosse de noisetier.
  
  - Vous avez un chargeur complet, indiqua-t-il en donnant l’arme à Francis, mais je vous conseille de ne vous en servir qu’en cas de légitime défense. En Suisse, vous le savez, on ne badine pas avec l’usage des armes à feu.
  
  - N’ayez crainte, promit Coplan, ce n’est qu’un instrument d’intimidation. Je n’ai aucun intérêt à faire du pétard dans l’entourage de Richter, vous pensez !
  
  Il fourra l’automatique dans la poche de son demi-saison, confronta sa montre-bracelet avec la montre du tableau de bord.
  
  - Dans vingt minutes, rappela-t-il. Si c’est une fausse alerte, Fondane et moi nous continuerons à pied en direction de Rieden et vous nous rattraperez, d’accord ?
  
  - D’accord.
  
  Lise suggéra à son patron :
  
  - Vous pourriez leur prêter aussi la torche électrique, Peter.
  
  - Oui, approuva Zehn en ouvrant derechef sa boîte à gants.
  
  Coplan empocha la torche, débarqua. Fondane descendit de son côté. La Mercedes démarra, vira autour de la petite place, disparut.
  
  Coplan et Fondane, marchant côte à côte, refirent à pied le trajet vers la sortie de la bourgade. Lorsqu’ils s’engagèrent dans le Rie-denweg, ils mirent au point la tactique qu’ils allaient adopter.
  
  Ils se séparèrent à la hauteur d’une grosse villa carrée qui portait le numéro 46.
  
  
  
  
  
  Fondane, muni des jumelles spéciales que Coplan lui avait passées, atteignit en moins de dix minutes la partie arrière de la petite propriété au milieu de laquelle se dressait le bungalow d’Egon Richter. Il avait repéré instantanément la silhouette de l’individu qui, dissimulé derrière un buisson, surveillait en effet l’habitation de l’Autrichien. Pas de question, Coplan avait mis dans le mille, une fois de plus. Son œil d’aigle détectait toujours ce que personne d’autre ne voyait !
  
  Fondane, se conformant aux instructions précises qu’il avait reçues, continua à progresser très prudemment vers le mur postérieur du garage. Les sens aux aguets, les nerfs tendus, il se déplaçait sans bruit, vérifiant chacune de ses foulées.
  
  Il parvint ainsi à se poster derrière le tout dernier arbuste du jardinet, dans l’ombre dense des sapins qui marquaient la limite d’un verger attenant, à moins de quinze mètres de l’endroit où se tenait l’inconnu. L’attention de ce dernier n’avait pas été alertée... De toute évidence, l’énigmatique bonhomme concentrait toute sa vigilance sur la route et sur l’entrée du jardin de Richter. Attendait-il le retour de l’employé de la S.A.S. ou voulait-il simplement identifier des visiteurs éventuels ? Mystère...
  
  Soudain, dans ses jumelles, Fondane capta l’image de son chef qui s’amenait. Les deux mains dans les poches de son manteau, Coplan, d’un pas tranquille et régulier, se dirigeait délibérément vers l’entrée du 158. Il traversa le jardinet, marcha vers le perron du bungalow. Mais, comme s’il se ravisait subitement, il obliqua vers la droite, c’est-à-dire vers le garage.
  
  Fondane avait prestement rangé ses jumelles. Il évalua une dernière fois la distance qui le séparait du guetteur inconnu, et il fonça
  
  Le type, derrière son buisson, était tellement intrigué par l’étrange manège du visiteur qu’il ne réalisa qu’à la toute dernière seconde l’irruption de Fondane qui jaillissait des ténèbres au pas de charge. Il tenta une esquive désespérée pour échapper à l’attaque, mais trop tard ! Le poing de Fondane lui percuta la mâchoire à une vitesse supersonique et il alla dinguer dans le buisson avant de dégringoler sur le gazon.
  
  Normalement, un marron de ce calibre aurait dû assommer le type sans bavure. Mais, contre toute attente, l’inconnu se ressaisit. Haletant, il se mit à quatre pattes pour se relever. Puis, voyant Fondane qui venait pour se pencher sur lui, il se redressa d’une détente et il gratifia Fondane d’un très méchant coup de tête au plexus. Sous le choc, c’est Fondane qui tomba à la renverse.
  
  Avec une présence d’esprit remarquable, l’inconnu, devinant le piège, voulut déguerpir. Mais Coplan, beaucoup plus rapide, lui coupa sa retraite, l’agrafa au passage et lui assena un foudroyant crochet du gauche. Le type, étourdi, vacilla, fit un moulinet avec ses bras, parvint à conserver son équilibre. Il avait dû voir trente-six chandelles, c’était sûr. Néanmoins, il n’était pas encore groggy.
  
  Pour l’achever, Francis se rua derechef à l’assaut. Un bond de côté lui permit d’éviter de justesse le poignard qui venait de briller comme par miracle dans le poing de l’inconnu. Et c’est lui qui se jeta vers Coplan, le poignard brandi, le buste plié en deux.
  
  Coplan, sans la moindre hésitation, plongea au sol, exécuta un roulé-éclair, propulsa ses deux pieds de plein fouet dans la face de son adversaire qui voltigea à deux mètres de là en poussant un gémissement de douleur. Fondane, qui s’était repris, se lança sur l’inconnu comme un boulet de canon, acheva de le plaquer à terre, le gratifia illico d’un étranglement très sec. Coincé simultanément sous sa pomme d’Adam et dans sa nuque, l’inconnu sombra dans l’inconscience.
  
  - Cette fois, il a son compte, siffla Fondane d’une voix oppressée. Coriace, le gars... Un professionnel, pas de doute.
  
  - Ta gueule, chuchota Coplan, les yeux braqués vers le bungalow.
  
  Mais rien ne bougeait du côté de la maisonnette.
  
  Coplan jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  - File sur la route, chuchota-t-il. Ils vont arriver dans trois ou quatre minutes. Qu’ils fassent une courte halte en passant, nous allons embarquer ce zigoto.
  
  Fondane obéit sans discuter.
  
  Quelques instants plus tard, la Mercedes grise de Peter Zehn fit son apparition. Coplan souleva l’inconnu, le chargea sur son épaule, attendit que la voiture se fût arrêtée.
  
  L’homme évanoui fut emballé en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.
  
  Fondane demanda tout bas :
  
  - Le poignard ?
  
  - Je l’ai ramassé, souffla Francis. Allez, on se tire !
  
  La Mercedes démarra sans bruit, accéléra progressivement, prit de nouveau la direction de Rieden.
  
  Coplan avait repris sa place à côté de Zehn. A l’arrière, Lise et Fondane avaient dû replier leurs jambes pour laisser un minimum d’espace au type allongé sur le tapis, entre les sièges avant et la banquette arrière.
  
  - Ouf ! soupira Francis. En définitive, ça ne s’est pas trop mal passé. Richter n’était sûrement pas chez lui, la bagarre l’aurait fait sortir.
  
  Zehn murmura :
  
  - C’est un célibataire. Le samedi soir, les célibataires sont toujours en route. Je suis dans le même cas, j’ai horreur de rester chez moi le samedi soir...
  
  - J’ai hâte d’interroger mon prisonnier, avoua Coplan.
  
  - Nous irons chez moi au lieu d’aller chez Lise, décida le Suisse. Ma maison se prête mieux que celle de Lise pour une conversation de ce genre...
  
  Soudain, la voix de Lise s’éleva, nettement moins placide que d’habitude :
  
  - Cet homme est mort, ma parole !... Je voulais lui tâter le pouls, mais il n’y a plus rien...
  
  Fondane se baissa aussitôt.
  
  - Vingt dieux, pesta-t-il, furibond, elle a raison... Je... j’ai dû pousser trop fort, les vertèbres cervicales ont dû céder. C’est la poisse, franchement.
  
  Il y eut un silence dans la Mercedes. Seuls résonnaient le ronronnement régulier du moteur et le crissement des pneus qui écrasaient le sol verglacé.
  
  A la fin, Peter Zehn marmonna :
  
  - C’est bien dommage pour l’interrogatoire, mais ça simplifie ma situation. Je me demandais ce que j’allais faire d’un prisonnier ! Un cadavre, je peux m’en arranger.
  
  Coplan resta muet.
  
  Peter Zehn habitait une maison cossue et confortable, à Leimbach, au pied du Uetliberg, la montagne qui dresse son sommet de 800 mètres d’altitude à la limite sud-ouest de Zürich.
  
  Lorsque la Mercedes stoppa, Coplan émergea de son mutisme pour demander à Zehn :
  
  - Vous vivez seul dans cette énorme baraque ?
  
  - Oui, depuis la mort de ma sœur... J’aime la solitude, figurez-vous.
  
  Sa voix se fit ironique :
  
  - Les philosophes prétendent que c’est un signe de force morale, n’est-ce pas ?... Mais j’ai un ménage à mon service : l’homme est jardinier, la femme entretient la maison. Ils habitent non loin d’ici, dans Leimbachstrasse, au bord de la rivière... Ne bougez pas, je vais ouvrir la grille et nous entrerons directement dans le garage...
  
  Du garage, ils purent transporter le cadavre de l’inconnu jusque dans la maison sans s’exposer aux regards indiscrets.
  
  Le mort fut allongé dans la laverie du sous-sol, sur le dallage cimenté.
  
  C’était un individu au visage assez rude, aux pommettes fortes, aux yeux enfoncés dans de vastes orbites. Il paraissait âgé d’une quarantaine d’années. Ses cheveux noirs étaient encore bien fournis, seules ses tempes commençaient à grisonner.
  
  Coplan s’agenouilla près du corps et entama la visite des poches de l’inconnu. Un portefeuille en simili cuir était gonflé de papiers et de billets de banque. Un passeport polonais indiquait : « Andrej - Ryzard - STOROWICZ, né à Varsovie, le 6 mars 1923. - Journaliste - domicilié à Varsovie, avenue Bracka 27. »
  
  Parmi les papiers qui se trouvaient dans le portefeuille, il y avait un carton portant l’entête de l’Hôtel Schweizer, à Zürich, et la mention manuscrite : Zimmer 34 (Chambre 34).
  
  Dès qu’il eut parcouru quelques-uns des papiers, Coplan ne put retenir un petit grognement sarcastique :
  
  - Drôle de Polonais... Toutes les notes personnelles qu’il trimbale sont en russe !... Je m’en suis d’ailleurs douté à l’instant même où j’ai vu son passeport. Depuis quelques mois, le Kremlin utilise énormément le paravent polonais... Mais voici mieux : des pellicules 6x6 !... Quatre clichés...
  
  Il se redressa pour aller près de la lampe. Par transparence, il étudia les négatifs photographiques.
  
  - Écoutez ça, grinça-t-il, je vous traduis à vue... Institut de Recherches Atomiques - Olgopol - Section des Laboratoires - R. 673. B/449. - A.T.33... C’est la légende imprimée sur le plan qui est reproduit... Quant au schéma proprement dit, ça ressemble vaguement à un élément de turbine...
  
  Après le portefeuille du nommé Andrej Storowicz, Francis compulsa rapidement l’agenda du bonhomme.
  
  - A revoir en détail, dit-il. Continuons l’inventaire... Un canif, un briquet, un billet de tram, des pièces de monnaie...
  
  Lise, qui avait repris le portefeuille abandonné par Coplan, murmura :
  
  - Un billet de consigne de la HauptBahnhof... Il a donc mis une partie de ses bagages en sûreté, ailleurs que dans sa chambre d’hôtel... Et ici, Coplan, venez voir... C’est une page qui a été détachée d’une Timetable (Table des horaires)... Ce sont les vols de la ligne « New York-Europe » de la Scandinavian.
  
  Coplan prit le feuillet déplié que Lise lui tendait.
  
  - Oui, dit-il, c’est l’horaire des vols S.A.S.
  
  Il retourna le feuillet.
  
  - Et ici, les lignes Santiago-Stockholm... Marrant ! Les escales de Zürich sont marquées d’annotations cabalistiques...
  
  Il se tourna vers Peter Zehn :
  
  - Je crois que vous étiez tout près de la vérité, mon cher. Ce Polonais me fait l’impression d’avoir découvert pas mal de choses se rapportant aux activités d’Egon Richter.
  
  - Vous êtes né sous une bonne étoile, plaisanta Zehn. Ce malheureux journaliste de Varsovie s’est dérangé tout exprès pour vous faciliter la besogne.
  
  - Ou pour me couper l’herbe sous le pied ! répliqua Francis. Car la présence de ce soi-disant Polonais à Zürich, et ses manigances autour du domicile de Richter ne sont sûrement pas le fait d’une heureuse coïncidence, ne croyez jamais cela !... Cette histoire prend une allure de rallye, c’est l’évidence même. Et j’ai le sentiment que c’est l’épreuve de vitesse qui est engagée, l’épreuve de classement si vous aimez mieux... Moscou a sans doute pris le départ à l’autre bout de la filière Virus. Reste à savoir si nous pouvons encore gagner à l’arrivée.
  
  - Actuellement, prononça Lise, vous avez au moins un point d’avance sur votre concurrent.
  
  Elle montra le cadavre, ajouta :
  
  - Il est pénalisé pour un certain temps, non ? A vous d’en profiter.
  
  - Très juste, appuya Francis. Et si je veux battre le fer tant qu’il est chaud, je n’ai pas une minute à perdre... Zehn, pouvez-vous me reconduire immédiatement au centre de la ville ? Je vous reverrai ici, demain soir. Entre-temps, poursuivez l’examen des papiers de Storowicz.
  
  - Qu’est-ce que vous allez faire ? s’enquit doucement le Suisse.
  
  - La chose qui me paraît la plus urgente : effacer la trace de l’homme mort.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Au moment où ils allaient quitter la maison de Peter Zehn, Coplan dit tout à coup au Suisse :
  
  - Une seconde... Est-ce que vous pourriez me prêter deux valises ? Deux grandes valises, si possible ?
  
  - Bien sûr. J’en ai toute une collection... Venez faire votre choix.
  
  - Et un jeu de passe-partout ?
  
  - Oui, j’ai ce qu’il vous faut.
  
  Iis retournèrent dans la maison. Fondane et Lise étaient en train de dévêtir complètement le mort.
  
  Fondane lança d’un ton sarcastique à Coplan :
  
  - Changement de programme ?
  
  - Non, j’ai besoin de matériel, répondit Francis.
  
  - Regardez bien où vous mettez les pieds, reprit Fondane. Ce Polonais n’est peut-être pas seul à Zürich... C’est un confrère, pas de question. Son poignard était arrimé à son avant-bras et il portait en outre un holster sous l’aisselle. Heureusement qu’il n’a pas eu le temps de nous flinguer !
  
  - Il tenait à la discrétion, comme nous ! railla Coplan.
  
  Peter Zehn conduisit Francis dans une pièce au premier étage où étaient rangés des tas d’objets hétéroclites, notamment une douzaine de valises. Coplan fit son choix. Zehn murmura :
  
  - Les passe-partout sont en bas. Vous choisirez en passant...
  
  Dix minutes plus tard, la Mercedes repartait vers le centre de la ville.
  
  Coplan descendit sur la place de la gare et, une valise dans chaque main, se pointa carrément vers l’Hôtel Schweizer.
  
  Il demanda une chambre pour trois ou quatre jours, obtint le numéro 39.
  
  Tout en remplissant sa fiche de voyageur, Francis reluqua discrètement le tableau où pendaient les clés : la clé du 34 était à son crochet. Par conséquent, sauf erreur, le Polonais Storowicz occupait seul la chambre 34.
  
  Coplan s’installa au 39.
  
  Le destin avait bien fait les choses, car le 34 et le 39 se trouvaient dans le même couloir.
  
  
  
  
  
  Le jour même de la Noël, à Prague, le docteur Jan Viesny se rendit au cimetière de Letenska pour se recueillir sur la tombe de sa femme et de son fils.
  
  Depuis qu’il était seul, Viesny faisait ce pèlerinage à chacune des grandes fêtes de l’année. Non point par goût des commémorations macabres, mais, au contraire, par une sorte de besoin profond de partager la grande paix de ceux qu’il avait aimés sur cette terre.
  
  Le vieux savant n’avait pas la foi religieuse. Cependant, malgré sa formation scientifique - ou peut-être à cause d’elle justement - il était résolument allergique à la notion du néant. Pour lui, la vie avait une essence indestructible. Ses morts n’étaient pas vraiment morts, mais seulement absents, en exil.
  
  Il rentra chez lui vers la tombée du soir, le cœur pacifié, l’âme légère. Le congé de Noël lui offrait la perspective d’un bon loisir qu’il allait mettre à profit en classant sa documentation et ses fiches de lecture.
  
  Or, un peu avant 20 heures, le téléphone sonna dans son cabinet de travail. Étonné, il décrocha. La voix neutre d’un opérateur vibra dans l’appareil :
  
  - Docteur Viesny ?
  
  - C’est moi-même, je vous écoute.
  
  - Je vous passe le Comité Central, annonça l’opérateur.
  
  Viesny arqua les sourcils.
  
  Après un déclic suivi d’un court silence, le timbre sec et autoritaire de Kustovni, secrétaire-adjoint du Comité Central, résonna :
  
  - Allo, Docteur Viesny ? C’est Kustovni qui vous parle. Nous avons besoin de vous de toute urgence, au ministère. Je suis désolé de vous déranger, croyez-le bien, mais c’est un cas de force majeure. Ma voiture est en route pour vous prendre chez vous. Je vous dis tout de suite que ce ne sera pas bien long ; nous en avons pour une demi-heure au maximum.
  
  - Bien, très bien, camarade secrétaire, articula Viesny, troublé.
  
  Il raccrocha, laissa peser sa lourde main sur le récepteur. « Diable, pensa-t-il, vaguement inquiet. Le soir de Noël ! Que peuvent-ils me vouloir au Comité Central ? »
  
  Il haussa les épaules, se leva, quitta son bureau tranquillement pour aller endosser un veston et un pardessus.
  
  La Zis noire du ministère arriva quelques instants plus tard. Lorsque Viesny fut introduit dans le bureau sévère du secrétaire Kustovni, trois personnages s’y trouvaient déjà. Kustovni fit les présentations :
  
  - Le camarade Modine, ingénieur-en-chef au Service des Recherches Techniques de Leningrad. Le camarade Bolioff, chef des constructions Navales à Moscou. Le commissaire Minalev, attaché à la Section B du Ministère de la Sécurité.
  
  Viesny salua les trois Russes. Ceux-ci, vêtus de complets gris-foncé, le masque impénétrable, les yeux froids, répondirent au salut de l’arrivant puis reprirent place dans les fauteuils qu’ils occupaient.
  
  Kustovni, un petit homme maigre au regard méchant, indiqua un siège au vieux docteur.
  
  - Voici le problème pour lequel votre avis nous est indispensable, camarade Viesny, commença-t-il. Dans le cadre des nouveaux accords de coopération signés le 8 septembre, la Direction Générale du Plan de Production nous propose de monter, dans nos usines de Melnik, une série d’appareils destinés aux constructions navales de la Flotte Rouge.
  
  Il baissa la tête, manipula les plans étalés sur sa table de travail, lissa du plat de la main un des schémas tirés sur papier bleu.
  
  - Il s’agirait en premier lieu d’assurer la réalisation d’un instrument de précision pour lequel, nous le croyons, les ateliers de Melnik sont parfaitement équipés. Pour être précis, il s’agit d’un radar de veille aérienne d’un type inédit, le R.S./Chichak 13, destiné aux cuirassés de la catégorie « Sovietski Suyuz »...
  
  Viesny inclina la tête en signe d’acquiescement, demanda d’une voix posée :
  
  - Quels seraient les délais de livraison ?
  
  Le camarade Modine, l’ingénieur, intervint :
  
  - La livraison totale de la commande sera tributaire de votre capacité de production, et c’est une question que nous devrons examiner ultérieurement. Dans l’immédiat, ce qui nous intéresse, c’est d’avoir une première tranche de six appareils avant le 31 mars. Pour des raisons que je n’ai pas à vous exposer ici, il nous faut six exemplaires de ce radar Chichak au plus tard le 31 mars.
  
  - Tout dépend de l’outillage, évidemment, murmura Viesny. Vous permettez ?
  
  Il se leva, tendit la main vers le bleu que Kustovni avait sous les yeux, prit le plan et l’étudia en fronçant les sourcils.
  
  - A première vue, dit-il, la chose me paraît réalisable... En tout cas, pour les six premiers appareils. Pour le reste de la fabrication, je devrai revoir le planning de Melnik.
  
  Kustovni s’enquit :
  
  - Vous avez ce planning dans votre service ?
  
  - Oui, à mon bureau de la C.D.N.
  
  - Très bien, enchaîna le secrétaire, vous pourrez donc nous donner une réponse définitive demain avant-midi ?
  
  - C’est-à-dire... hésita Viesny, c’est encore un jour de congé demain.
  
  Il ajouta aussitôt, d’un ton plus ferme :
  
  - De toute manière, je peux prendre mes dispositions.
  
  - Vous pouvez emmener ces plans, indiqua l’ingénieur Modine. Vous me les rendrez en fin de semaine, quand votre bureau aura fait ses propres tirages.
  
  - Entendu, accepta Viesny.
  
  Kustovni replia les plans, en fit une liasse autour de laquelle il fixa un élastique, remit la liasse au docteur.
  
  Le commissaire Minalev, qui n’avait pas prononcé la moindre parole jusque-là, grommela d’une voix rocailleuse en dévisageant Viesny :
  
  - Il conviendrait de mettre ces plans en lieu sûr, camarade. Les schémas du radar Chichak sont classés comme secrets militaires.
  
  - N’ayez crainte, le rassura Viesny, je ne vais pas les emporter à mon domicile, je vais les enfermer dans mon coffre à la C.D.N.
  
  - Je préfère, approuva le policier russe.
  
  Kustovni enchaîna :
  
  - Ma voiture va vous conduire à votre bureau, c’est plus prudent et plus expéditif.
  
  Viesny remercia, prit congé du secrétaire et de ses trois visiteurs soviétiques.
  
  Comme les services directoriaux de la Commission de Défense Nationale se trouvaient à un quart d’heure de là - dans un des grands immeubles administratifs de l’avenue Kralovska - le recours de la Zis noire du ministère était vraiment une précaution superflue ; Viesny aurait très bien pu faire ce trajet à pied. Mais ce genre d’initiatives traduisait fidèlement le caractère obséquieux de Kustovni, qui ne ratait jamais l’occasion de faire plaisir aux envoyés de Moscou. Or, ceux-ci, lorsqu’il s’agissait de protéger un secret militaire, appréciaient très vivement la moindre marque de zèle.
  
  Viesny détestait Kustovni. Il le considérait comme un primaire. Un de ces individus dont le seul talent consiste à gravir les échelons de la hiérarchie grâce à d’obscures manœuvres basées sur la délation et la servilité.
  
  Arrivé à destination, le docteur remercia le chauffeur et débarqua. Les soldats en uniforme qui gardaient l’entrée de l’immeuble de la C.D.N. saluèrent Viesny.
  
  Dans le bâtiment, tout était incroyablement calme et silencieux. Les policiers civils de la Sécurité, assis aux extrémités de chacun des couloirs, lisaient. Comme ils n’avaient pas de visiteurs à contrôler, pas de va-et-vient du personnel à surveiller, ils avaient la paix.
  
  Au passage, Viesny leur adressa à tous une parole cordiale.
  
  Il s’enferma dans son bureau, ouvrit son coffre-fort pour y placer les plans du radar russe. Mais, au moment de refermer la lourde porte blindée du coffre, il s’arrêta.
  
  Au fond, pourquoi n’agirait-il pas tout de suite ?
  
  Un sourire se dessina sur son visage fatigué. La circonstance était favorable, exceptionnellement favorable, puisque le personnel était en congé.
  
  « Saisir la balle au bond, rien de tel ! » pensa-t-il.
  
  Il retira les plans du coffre, ouvrit un des tiroirs de son' bureau de chêne, en retira un Zeiss « Contax III a », vérifia les divers réglages de l’appareil photographique, hocha la tête d’un air satisfait.
  
  Il déplia le premier plan, approcha la lampe à pied de manière à braquer le flot lumineux sur le plan, saisit le Zeiss, colla son œil au viseur, déclencha le déclic de la prise de vue.
  
  A toutes fins utiles, Il recommença la photo avant de passer au plan suivant.
  
  Il pouvait s’en donner à cœur joie, puisque personne ne risquait de le déranger. En cas de visite imprévue, les flics en civil étaient là pour barrer la route aux intrus !
  
  Ferek allait jubiler. C'était réellement un joli cadeau de Noël : les schémas du radar ultra-secret R.S./Chichak 13. Et cela tombait merveilleusement bien, puisque Frantis Ferek repartait le 29 pour Conakry.
  
  Après le septième cliché, Viesny dut s'interrompre un instant. Il avait le front moite, et ses mains commençaient à trembler. C’était ridicule, mais c’était plus fort que lui : chaque fois qu’il se livrait à cette activité clandestine, un trac insurmontable le gagnait, lui mettait les nerfs en boule.
  
  Il déposa son appareil, prit son mouchoir pour s’éponger le visage et s’essuyer les paumes.
  
  
  
  
  
  A cent mètres du bâtiment de la C.D.N., dans un immeuble vieillot de cette même avenue Kralovska, quatre hommes, assis sur des caisses, dans le sous-sol de la bâtisse, suivaient en silence les images qui défilaient sur l’écran d’un poste de télévision.
  
  Les images, d’une netteté extraordinaire, fascinaient littéralement les spectateurs.
  
  Le premier de ces hommes était le redoutable colonel Branik, un des chefs de la Sécurité d’État de la République de Tchécoslovaquie. Le second était le général Igor Krasnov, délégué du K.R.U. de Moscou. Le troisième et le quatrième étaient les adjoints de Krasnov : Lubidjan et Zabotsky.
  
  Brusquement, la voix étouffée de Branik haleta :
  
  - Le fumier... L’immonde fumier !...
  
  - Vous ne vouliez pas me croire, murmura le général Krasnov d'un ton doux mais perfide. J’espère que ma petite démonstration a pu vous convaincre ?
  
  Le colonel Branik était livide. Sa colère intérieure, son indignation étaient si Intenses qu’il devait faire un effort surhumain pour se maîtriser. Un petit rictus de haine lui tiraillait spasmodiquement le coin de la bouche. Il grinça :
  
  - Je vous donne ma parole que je commanderai moi-même le peloton d’exécution... Comment est-ce possible ! Lui !... Lui qui a depuis tant d’années la confiance totale du Comité Central et du Politbureau !... Lui qui tient dans ses mains tant de secrets !...
  
  
  
  
  
  L’homme du contre-espionnage de Moscou répondit, amer et détaché :
  
  - Vous savez bien que tout est possible dans notre spécialité. Ma conviction était faite bien avant cette petite expérience, colonel. Et je ne me serais pas donné la peine d’installer tous ces appareillages si je n’avais été désireux, avant tout, de vous prouver par les faits la justesse de mes déductions... Viesny était le point d’intersection de mes indices, de tous mes indices. Alors ?...
  
  - Il a fini, enfin, éructa le colonel qui ne quittait pas des yeux l’écran. Il a pris 20 clichés, vous vous rendez compte !
  
  Sur l’écran, on voyait le docteur Viesny qui rebobinait son film. Puis, on vit le vieux docteur qui rangeait les plans dans le coffre, l’appareil de photo dans le tiroir du bureau. Ensuite, après avoir derechef passé son mouchoir sur sa face en sueur, Viesny mit la bobine de pellicule dans sa poche et sortit sans éteindre.
  
  Un des adjoints du général Krasnov demanda à mi-voix :
  
  - Faut-il y aller, chef ?
  
  - Non, dit Krasnov, ce n’est pas terminé, il n’a pas éteint la lumière dans son bureau... Branchez la 6...
  
  Un autre écran s’alluma faiblement, ne montrant aucune image. Mais, subitement, la silhouette un peu confuse de Viesny s’y dessina. Krasnov murmura :
  
  - Il va développer son film immédiatement... Comme je l’avais prévu, vous voyez... C’est fatal, puisque le laboratoire des microfiches est à sa disposition...
  
  Le colonel Branik était de plus en plus décontenancé.
  
  - Mais, comment... comment pouvez-vous capter cela ? balbutia-t-il. C’est en chambre noire qu’il travaille à présent.
  
  - C’est prévu, dit simplement le général soviétique. Vous ne vous souvenez pas ?... Le cylindre muni d’un couvercle d’ébonite noire ? L’objet qui avait la taille d’un demi-verre à bière ?... C’est un tube de prise de vue qui opère même dans l’obscurité la plus complète (Authentique. Ce procédé est un usage. Il a pour principe le tube sensible aux infrarouges)...
  
  Il se tourna vers son adjoint Zabotsky :
  
  - Prévenez Tarokine. Dites-lui que l’expérience est concluante et qu’il doit en aviser sur-le-champ Gorsanof.
  
  Le nommé Zabotsky disparut aussitôt pour aller téléphoner dans un autre local du sous-sol.
  
  Il revint une dizaine de minutes plus tard.
  
  - Tarokine n’a plus eu de contact avec Gorsanof depuis la dernière communication d’hier matin, annonça-t-il k son supérieur.
  
  - Comment cela ? fit le général russe dont le faciès dur s’était renfrogné.
  
  - Gorsanof n’a pas respecté l’horaire convenu, révéla Zabotsky, impassible.
  
  - Bon, prenez note, ordonna le général d’un ton résolu. Message en code O.K.3 à destination de ZM. 61 à Vienne. Texte :« Ordre de contacter immédiatement L.W.25, par message. Hôtel Schweizer, Zurich, sous le nom Andrej Storowicz. Communiquer certitude origine FONAR à Prague : Docteur Jan Viesny, directeur C.D.N. et Professeur Frantis Ferek, Directeur Général des M.E.C.I. de Prague. Arrestations imminentes. Prière à L.W.25 de nous transmettre nouveaux éléments intermédiaires »... C’est tout.
  
  Il se tourna vers son autre adjoint :
  
  - Occupez-vous de la mise en place de la souricière. Ce ne sera peut-être pas pour cette nuit, mais ce sera sûrement avant le prochain départ de Ferek.
  
  Le colonel Branik, secrètement humilié par l’assurance et le calme de son collègue russe, et surtout vexé de voir que celui-ci ne daignait même plus le consulter, prononça d’un ton neutre :
  
  - Vous n’estimez pas qu’une arrestation immédiate serait... euh... une manœuvre prématurée ? Viesny et Ferek ont peut-être des complices dans leurs services.
  
  - Ne vous inquiétez pas, colonel, répliqua le Russe avec un sourire sinistre. S’ils ont des complices, ils ne manqueront pas de m’en faire part. Je m’arrangerai pour obtenir leurs confidences...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Après avoir fait semblant de monter à sa chambre et de se mettre au lit, le docteur Viesny était grimpé dare-dare à son grenier.
  
  Il commençait à avoir l’habitude de se livrer à ce simulacre.
  
  Par la lucarne, il put observer les faits et gestes de l’inspecteur Viodlek, le policier de la Sécurité chargé de sa protection.
  
  Cette fois, dérogeant à son manège des nuits précédentes, Viodlek ne prolongea pas outre mesure sa faction dans la rue. Il ne resta que deux ou trois minutes dans son encoignure de porte, vint vérifier si toutes les lumières étaient bien éteintes dans la maison du docteur, s’éloigna aussitôt pour rejoindre sa voiture garée dans une artère voisine. Et, au lieu de parcourir à plusieurs reprises la rue Vlaska, la Volvo noire disparut après un seul passage.
  
  De toute évidence, en cette nuit de Noël, le policier s’estimait en droit de limiter son service au strict minimum.
  
  Viesny se sentit rassuré. Chez Frantis Ferek, la Brigade de Protection allait probablement faire moins de zèle aussi. Au moment des fêtes légales, un certain relâchement des consignes était inévitable.
  
  « Raison de plus, pensa Viesny, pour contacter Ferek ce soir même. Les risques sont minimes. »
  
  Il quitta son observatoire, alla chercher ses pellicules cachées sous les ressorts du fauteuil, glissa les négatifs dans son portefeuille.
  
  Dehors, malgré le froid terrible, les rues n’étaient pas désertes comme de coutume. Des familles, qui s’en allaient réveillonner, bravaient allègrement la température sibérienne. Il y avait également des voitures qui circulaient. Et, dans beaucoup de maisons, des lumières chaudes palpitaient derrière les tentures.
  
  Le col relevé, les mains dans les poches, la tête rentrée dans les épaules, Viesny marchait d’un bon pas. Malgré lui, des souvenirs de son enfance s’éveillaient dans sa tête : les anciennes nuits de Noël, dans le Prague féerique d’alors...
  
  Ces images brillantes d’un monde englouti occupèrent agréablement l’esprit du vieux savant et lui procurèrent un profond sentiment de bien-être intérieur. Sa promenade lui parut étrangement courte.
  
  Dans les parages de la rue Vanikova, aucune silhouette caractéristique n’attira son attention. Néanmoins, par acquit de conscience, il poussa jusqu’au croisement de l’avenue Hiebenkach. Il rencontra un groupe de jeunes gens, deux vieillards, une troupe de musiciens qui se rendaient à la salle de réunion de Sokolsky pour le bal populaire, mais aucun personnage inquiétant. Les sbires du colonel Branik avaient congé, comme tout le monde.
  
  Aux coups de sonnette rythmés comme convenus, Frantis Ferek vint promptement ouvrir. Moins promptement que les autres fois cependant.
  
  - Tiens ? s’exclama-t-il après avoir refermé la porte. Je ne vous attendais pas ce soir. Je croyais que vous viendriez après-demain, la veille de mon départ.
  
  - J’ai modifié nos arrangements pour un motif qui en valait la peine, murmura le docteur en souriant. Je vous apporte un cadeau de Noël... Un très joli cadeau, ma foi !...
  
  Il tapota d’un air à la fois enjoué et mystérieux le haut de sa poitrine, à l’emplacement de son portefeuille.
  
  - Montons, dit le professeur. Tout compte fait, c’est une très bonne idée d’être venu ce soir... Deux vieux solitaires comme nous peuvent bien boire un verre pour célébrer Noël, n’est-ce pas ?
  
  Viesny se débarrassa de son manteau, après quoi les deux hommes montèrent dans le bureau de Ferek.
  
  - Mon cher, prononça Viesny, je vous apporte tout simplement les plans d’un nouveau radar russe ! Il s’agit d’un radar de veille qui doit équiper les cuirassés rapides de la Flotte Rouge.
  
  - Fantastique ! jubila Ferek. Comment avez-vous pu dénicher cela ?
  
  - C’est tout récent, puisque j’ai reçu ces plans ce soir même, à 21 heures... Les Russes veulent confier le montage de ces engins à notre usine de...
  
  Un long coup de sonnette impératif vibra dans la maison, couvrant la voix du docteur.
  
  Les deux Tchèques se regardèrent en pâlissant. Viesny, qui faisait le geste de sortir son portefeuille, resta comme pétrifié. D’emblée, les deux hommes comprirent ce que cela signifiait.
  
  La sonnette strida de nouveau, plus longuement.
  
  Frantis Ferek articula d’une voix blanche :
  
  - Pas d’erreur, c’est la police... On vous a tendu un piège !...
  
  Il était blême, mais ses yeux étincelaient. Brusquement, il quitta la pièce. Quand il revint, il avait les deux bras chargés de vêtements.
  
  - Vite, habillez-vous ! La rue est pleine de miliciens de la Section Spéciale ! Mais j’ai prévu une issue par le toit...
  
  Viesny, la face décomposée, essaya de parler ; aucun son ne franchit sa gorge contractée. Il secoua la tête, négativement, et il parvint à proférer :
  
  - Non, pas moi. Vous... partez ! Il le faut...
  
  Il tremblait de tous ses membres. Ferek, l’oreille tendue, perçut les bruits métalliques qui provenaient de la porte de rue.
  
  - Ils vont forcer la serrure, haleta-t-il. Venez...
  
  - Non... c’est inutile... je ne pourrais pas. Partez, je vous en supplie...
  
  Ferek réalisa que le vieux docteur serait effectivement incapable de fuir dans des conditions aussi périlleuses.
  
  Il endossa sa veste, son manteau, prit dans ses mains les deux mains glacées de Viesny, balbutia d’une voix rauque :
  
  - Pardon, mon pauvre cher ami...
  
  - Partez, pour l’amour du ciel, implora Viesny, au bord des larmes.
  
  Frantis Ferek se rua vers une des armoires de son bureau, en retira des papiers, un automatique, des liasses de dollars et un passeport.
  
  Il s’élança en courant vers le palier, grimpa vers les combles.
  
  Viesny passa sa main gauche sur son front, aspira une bouffée d’air, regarda autour de lui, se dirigea vers l’armoire que Ferek n’avait pas refermée. Sur une des planches, il y avait un pistolet noir que Ferek avait dédaigné, un Ceska militaire 27 à crosse de bois. Il prit l’arme, la chargea, sortit de la pièce, descendit quelques marches de l’escalier, s’arrêta.
  
  Du bout des doigts de sa main gauche, il extirpa de la poche de poitrine de sa veste l’ampoule de cyanure qu’il inséra dans sa bouche.
  
  La porte de rue s’ouvrit ; quatre miliciens de la Sécurité, en capote noire et casquette à visière, pénétrèrent dans le vestibule.
  
  Viesny tira sans hésiter. Les quatre détonations firent un vacarme formidable. Les miliciens s’écroulèrent, des cris retentirent dans la rue.
  
  Viesny ne savait plus ce qu’il faisait, il n’était plus lui-même. C’était un autre homme qui braquait ce pistolet, qui appuyait sans trembler sur la détente. Il ne pensait plus à rien, il ne sentait plus rien.
  
  Un énorme individu casqué, le torse gonflé par un gilet pare-balles, se lança dans le vestibule. Viesny lui fracassa la tête d’un projectile en plein front, puis il abattit froidement les deux autres géants casqués qui s’avançaient derrière le premier.
  
  Un silence de mort tomba dans la maison. Le vieux docteur, dont le tremblement nerveux avait complètement disparu, était immobile comme une statue de pierre, les yeux écarquillés, le souffle court. Il n’avait plus la notion du temps, et il lui sembla qu’un siècle s’était écoulé depuis qu’il était arrivé dans cette maison... Mais, soudain, un rectangle grisâtre s’encadra dans la porte de rue demeurée béante : un blindage d’acier derrière lequel un policier se protégeait.
  
  Viesny tira... Un claquement sec lui apprit que le chargeur de son arme était vide. Alors, d’un coup de dents, le vieux savant broya l’ampoule de cyanure qu’il avait dans la bouche.
  
  Il n’éprouva rien. Pendant quelques secondes, ce fut le vide en lui, le vide le plus total... Puis, d’un seul coup, un torrent de feu et de souffrance éclata dans toute sa chair, lui dévorant les entrailles. Il sentit les morsures atroces du poison : des milliers de tenailles qui lui déchiquetaient les viscères et la poitrine. Il suffoqua. Un flot d’images déferla devant ses yeux dilatés par l’insoutenable douleur. Il vit sa femme, son fils... Et, en même temps, il vit très nettement, dans le vestibule, l’homme vêtu de noir qui agitait le bras pour lancer une grenade.
  
  Viesny ferma les yeux au moment où la lueur aveuglante lui sautait au visage. Il se sentit littéralement aspiré par le gouffre noir...
  
  Le colonel Branik, écumant de rage, hurlait :
  
  - Imbécile ! Je vous avais ordonné de le capturer vivant !
  
  - Mais... je ne l’ai pas touché, chef, protesta le milicien. J’ai utilisé une grenade fumigène pour le paralyser.
  
  - Vous voyez bien qu’il est mort, non ? rugit Branik dont les mains palpaient furieusement le corps de Viesny recroquevillé au bas de l’escalier.
  
  - Cyanure, colonel, intervint le commissaire Lubidjan, penché lui aussi sur le corps du vieux docteur. Le traître s’est empoisonné... Occupons-nous plutôt de l’autre. Il doit être enfermé dans une des pièces de l’étage.
  
  - Bon, ricana Branik. Karziek, rassemblez les hommes du groupe de choc et donnez l’assaut.
  
  
  
  
  
  Pour Francis Coplan, cette nuit de Noël fut incontestablement l’une des plus cocasses qu’il eût connues au cours de sa carrière.
  
  Entre minuit et trois heures du matin, tandis que des gens plus ou moins saouls buvaient et festoyaient au bar de l’hôtel, il fit quatre voyages discrets entre sa propre chambre et la chambre 34, celle que feu Andrej Storowicz occupait. Il déménagea toutes les affaires du faux Polonais, ne laissant que deux valises vides, un pyjama, une paire de pantoufles de voyage, un nécessaire de toilette et une robe de chambre qui portait l’étiquette de chez Macy’s de New York.
  
  Le lendemain matin, vers dix heures, en traversant le hall pour sortir, Coplan remit sa clé à la réception. Il aperçut, du coin de l’œil, un télégramme placé dans le casier numéro 34.
  
  Il traversa la place, entra dans la gare.
  
  Un bon quart d’heure de flânerie lui donna la certitude que personne ne s’intéressait à ses déambulations. Il se rendit alors à la consigne, remit au préposé le billet-souche découvert dans la poche de Storowicz.
  
  Le préposé lui apporta tranquillement une mallette d’avion, en toile bleue, aux initiales A.A. frappées de l’aigle de la compagnie AMERICAN AIRLINES.
  
  Coplan remercia, paya, grimpa dans un taxi.
  
  - Butzenstrasse, indiqua-t-il au chauffeur.
  
  Il débarqua vingt minutes plus tard. Et, sa petite valise bleue à la main, il fit à pied le trajet de la Butzenstrasse jusque chez Peter Zehn.
  
  Lise et Fondane étaient déjà là, et le trio était anxieux de connaître les nouvelles.
  
  - Les nouvelles ? s’exclama Francis en tendant le bras au bout duquel pendait la valise. Si je ne suis pas le dernier des idiots, les voici !...
  
  Il ajouta :
  
  - Mais il y aura un supplément dans le courant de l’après-midi. Notre ami Storowicz a reçu un télégramme que j’ai vu dans son casier, à l’hôtel.
  
  Il regarda Peter Zehn :
  
  - Et le colis ?
  
  - Les dispositions sont prises pour l’évacuer, murmura le Suisse. Ce sera chose faite vers le milieu de la semaine.
  
  - Parfait, acquiesça Coplan. Rien de fracassant dans l’examen de ses affaires ?
  
  - Non, dit Zehn.
  
  - Tant mieux ! Cela renforce mon idée au sujet de cette valise... Voyons ça de près.
  
  Il déposa la mallette de toile sur la table, fit coulisser la fermeture éclair.
  
  - Une chemise sale, un slip, des chaussettes...
  
  Il énumérait les objets au fur et à mesure qu’il les retirait de la valise, les soulevant entre le pouce et l’index, les laissant tomber sur le parquet.
  
  La mallette fut bientôt vide. Fondane fit remarquer, narquois :
  
  - Pour un journaliste, on ne peut pas dire qu’il trimbalait des papiers inutiles !
  
  - En effet, appuya Coplan. Mais le contenu apparent de la valise ne justifie pas le truc de la consigne. La vérité est toujours cachée...
  
  Il se mit à étudier la mallette de toile avec la plus grande attention, la palpant, l’auscultant, la tournant et la retournant dans ses mains.
  
  - Je crois que j’y suis, soupira-t-il... Zehn, pourriez-vous me donner un petit tournevis... Comme je l’avais deviné, il y a une astuce : un dispositif d’auto-destruction chimique. Les curieux trop pressés n’auraient récolté que des cendres... Regardez, c’est ici que se trouve le joint de sécurité.
  
  - Je vais vous chercher un tournevis, murmura Zehn.
  
  Lise prononça de sa voix paisible :
  
  - C’est plutôt bon signe... On ne protège pas ce qui ne doit pas rester confidentiel.
  
  Coplan, avec une dextérité qui épata ses trois amis, démonta le piège invisible que comportait la mallette bleue. Ensuite, avec une précision de chirurgien, il poursuivit l’autopsie de la valise.
  
  La mallette, complètement dépiautée, ne fut plus qu’un cadre d’aluminium. Dans l’un des coins arrondis de ce châssis, une lame de duralumin extra-mince, biseautée, obturait le départ d’une coulisse. Coplan fit glisser une lamelle, découvrant du même coup une languette de papier pelure.
  
  En fait, il y avait quatre feuillets de papier superposés. Et chacun des feuillets était couvert de texte manuscrit dont les caractères étaient si minuscules que le scripteur n’avait pu les écrire qu’avec le secours d’une loupe.
  
  - Voilà le trésor de guerre de Storowicz, plaisanta Fondane. Pourvu que ce ne soit pas en code !
  
  Coplan, les traits soucieux, examinait les feuillets.
  
  - Hélas, c’est en code, soupira-t-il.
  
  Zehn proposa :
  
  - Voulez-vous que je fasse une tentative de décryptage ?
  
  - C’est ça, opina Francis, escrimez-vous là-dessus. J’ai encore un petit boulot à faire à l’extérieur. Je serai de retour vers trois ou quatre heures de l’après-midi.
  
  Il s’en alla, mit le cap sur le Manegg Brücke, héla un taxi. Vers une heure moins le quart, il s’installait à une table de l’un des bons restaurants proches de la Haupt-Bahnhof. Il fignola la composition de son menu, demanda un Cinzano pour se mettre en condition.
  
  Posément, avec la bonne conscience du voyageur qui peut compter sur le remboursement de sa note de frais, il épuisa toute la richesse de la carte de l’établissement. Y compris le café moka, le pousse-café et le cigare de grande origine.
  
  Le maître-d’hôtel, plein de prévenance, vola vers Coplan lorsque celui-ci lui fit un petit signe d’appel.
  
  - Monsieur ? s’enquit-il avec une courbette.
  
  - J’attends un télégramme à mon hôtel... Le Schweizer... Tenez, voici mon carton : chambre 34... Vous avez sûrement quelqu’un qui peut aller jusque-là pour moi ?...
  
  - Bien entendu, monsieur. Le chasseur va y aller immédiatement.
  
  - Merci.
  
  Le cigare au bec, Francis savoura ce qui lui restait de son Martell.
  
  A le voir ainsi, bien décontracté, repu comme un potentat des Indes, personne ne se serait douté qu’il était sur le qui-vive. Enfin, le maître-hôtel s’amena, tout sourire dehors, avec un plateau d’argent sur lequel trônait un télégramme.
  
  Cette fois, pour Coplan, ce n’était pas une façon de parler : on lui apportait vraiment les informations sur un plateau d’argent !...
  
  Il décacheta le télégramme ; le texte était en allemand.
  
  « Mon Andrej chéri, suis heureuse savoir que tu as fais bon voyage. Donne-moi de tes nouvelles dès réception de mon télégramme. Je suis en ce moment à Vienne, chez ma cousine Berta. J’y ai rencontré l’oncle Boelin et le cousin Meger dont le départ est d’ailleurs imminent. Stop. Ne manque pas de m’envoyer les mouchoirs suisses promis.
  
  « Ta petite Baja qui t’adore. »
  
  Coplan replia le télégramme, le fourra dans sa poche.
  
  Lorsqu’il arriva chez Peter Zehn, ce dernier lui avoua que les papiers confidentiels du Polonais n’avaient pas livré leur secret.
  
  - Bon, aux grands maux les grands remèdes, décida Francis. Je pense que nos spécialistes du Service sont mieux outillés pour ce genre de boulot. Sans compter que le télégramme est également en code. Je prends l’avion ce soir.
  
  - Et moi, questionna Fondane, j’en suis ?
  
  - Non. Du moins, pas dans l’immédiat. Je te ferai signe en temps voulu par l’intermédiaire de Lise.
  
  
  
  
  
  A Paris, le père Doulier - chef de la section des codes - passa deux jours et deux nuits sur les documents ayant appartenu à Storowicz. Le décryptage ne fut pas chose aisée. Néanmoins, à l’aube du troisième jour, Doulier découvrit le système utilisé par le Polonais et ses correspondants. Dès lors, tout alla très vite. Lorsque le Vieux et Coplan reçurent les textes décodés, ils se frottèrent les mains. Cette fois, l’affaire Virus avait fait un bond considérable.
  
  - Conclusion, grommela le Vieux, vous partez pour Chicago, Coplan. Ce que nous savons maintenant est décisif. Ce soi-disant Storowicz, agent du Kremlin, comme les documents le prouvent, a pratiquement accompli le travail que vous vouliez faire. Il a entamé ses investigations par le côté américain et il était arrivé à Richter. Storowicz signale dans un de ses rapports que ce réseau est dirigé par un nommé Gabriel qui réside à Chicago. Il n’y a plus qu’à identifier ce Gabriel, et le tour est joué.
  
  - Il n’y a qu’à ! railla Francis. Jolie formule. Mais je vous ferai remarquer que mon collègue soviétique n’a pas réussi à démasquer Gabriel. Cela aussi, il le stipule dans son rapport.
  
  - Il a passé outre, dit le Vieux. Ce qu’il voulait, Storowicz, c’était suivre la filière pour en connaître tout le parcours. Il a dû passer la main à un agent local chargé de s’occuper plus particulièrement de Gabriel. C’est exactement ce que nous aurions fait dans les mêmes circonstances.
  
  Coplan se caressa le menton, fit une grimace dubitative, ne répondit pas. Le Vieux reprit :
  
  - Je vais vous faciliter la besogne... Étant donné le domaine où s’exercent les activités de Virus, vous pouvez obtenir des tuyaux très valables sur place. Nous allons demander le concours des délégués américains à l’Agence Atomique Internationale, ce sont des gens qui ont le bras long.
  
  - Bonne idée, approuva Francis. Quand serons-nous prêts ?
  
  - Si vous ne tenez pas spécialement à votre réveillon de fin d’année, vous pourriez prendre le Boeing demain soir. Étant donné que les Russes sont sur l’affaire, nous n’avons pas de temps à perdre.
  
  - Service-service ! lança Coplan. Je serai dans le Boeing demain soir.
  
  Il prit congé de son chef.
  
  Cependant, lorsqu’il eut regagné son domicile, certaines pensées commencèrent à le tracasser. La conclusion qui se dégageait des documents du faux Polonais Storowicz était loin d’être aussi simple que le Vieux l’imaginait (ou faisait semblant de l’imaginer).
  
  Plus il y pensait, plus Coplan avait la sensation que cette affaire Virus comportait encore pas mal de traquenards...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le Vieux, de son côté, avait également réfléchi. Lorsqu’il revit Coplan, le lendemain matin, pour une ultime séance de travail, il marmonna d’un air plutôt soucieux :
  
  - Vous savez, Coplan, je crois que nous avons eu tort de nous emballer. J’ai passé une bonne partie de ma nuit à méditer les rapports du soi-disant Storowicz et je me demande si nous n’avons pas péché par excès de simplification. Cette affaire Virus, quand on l’examine plus à fond, n’est pas aussi limpide qu’on pourrait le penser.
  
  - Eh bien, c’est le cas de dire que les grands esprits se rencontrent ! enchaîna Francis en souriant. Figurez-vous que moi aussi j’ai passé une partie de ma nuit à cogiter notre problème. Non seulement cette histoire ne me parait pas limpide, mais, à certains égards, je la trouve même franchement imbuvable.
  
  Il se leva, prit dans son portefeuille une feuille de papier, la déplia, l’étala sous les yeux de son patron.
  
  - Regardez ceci, murmura-t-il. Je me suis amusé à dessiner un graphique au moyen de tous les éléments qui nous sont actuellement connus... Le trait bleu, c’est la filière dont j’ai personnellement repéré les jalons à Zürich. Cela nous donne les relais suivants : Hans Rittobler, Rolf Hertel, et l’Autrichien Egon Richter, employé à la S.A.S... Le tracé rouge, c’est la filière identifiée par Storowicz. Dans les notes de Storowicz, soit dit en passant, l’affaire s’appelle « Réseau Fonar », ce qui signifie réseau Lanterne... Mais que voit-on dans les rapports de cet agent de l’Est, quand on n’en retient que l’essentiel ?... Storowicz commence ses investigations à partir d’un informateur qui porte l’indicatif M.K.S.54. Cet indicateur le conduit chez un nommé Frank Labosky, garçon de bar à New York. A cet endroit-là, la ligne rouge se divise en deux : elle se dirige, d’une part, vers un certain Per Hilgers, steward au service de la compagnie aérienne S.A.S., et d’autre part vers un gars qui s’appelle Budd Washer. Le steward Per Hilgers a guidé Storowicz vers Egon Richter - ce qui a provoqué le télescopage de l’affaire Fonar et de l’affaire Virus - tandis que la branche Budd Washer se termine à Chicago où ce Washer habite et où Storowicz a situé l’emplacement d’un individu nommé Gabriel, chef de toute l’organisation... Comment a-t-il découvert l’existence de ce Gabriel ? Mystère... Mais il y a une chose qui frappe quand on étudie ce graphique, c’est l’étonnante ressemblance qui existe entre ma mission et celle de Storowicz.
  
  - La conclusion saute aux yeux, grogna le Vieux. Les Russes sont exactement dans le même pétrin que nous !
  
  - Sans aucun doute, acquiesça Coplan qui alla se rasseoir dans le fauteuil délabré réservé aux rares visiteurs du Vieux.
  
  Il y eut un silence. Coplan alluma une Gitane, souffla un nuage de fumée, reprit d’une voix rêveuse :
  
  - Ce qui me trouble, voyez-vous, c’est la nature même des renseignements que nous avons achetés par l’entremise de Rittobler. Ces renseignements, de votre propre aveu, provenaient d’une source qui se trouvait derrière le Rideau de Fer, et vous en aviez déduit que Virus était une organisation anti-soviétique. C’était la logique même. Malheureusement, il y a eu la dernière livraison de Rittobler : des plans français agrémentés de notes marginales en langue russe. Et c’est cela qui a déclenché ma mission. Alors, quoi ?... Si Virus travaille en exclusivité pour nous, un incident s’est produit qui a incité le Kremlin à mettre Storowicz dans le circuit ? Mais comment Storowicz a-t-il pu d’emblée amorcer ses investigations à New York ?
  
  - Je vois où vous voulez en venir, opina le Vieux en inclinant affirmativement la tête. Vous pensez que l’U.R.S.S. a été victime de la même mésaventure que nous, hein ?
  
  - Il n’y a pas d’autre explication.
  
  Le Vieux contempla derechef le dessin de Francis.
  
  - Dans ce cas-là, grommela-t-il, il y a un salopard qui joue le double-jeu. Soit à New York, soit à Chicago.
  
  - Je pencherais plutôt pour Chicago, murmura Coplan.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que Storowicz a situé à Chicago l’emplacement du nommé Gabriel, avec un point d’interrogation qui en dit long.
  
  - En effet, concéda le Vieux, c’est un détail assez significatif. Mais ne nous y trompons pas : si Storowicz a décidé de donner la priorité à la filière de Zürich, il a sûrement passé le relais à ses collègues américains pour creuser la filière Chicago. Vous allez de nouveau vous heurter à la concurrence.
  
  - C’est un avantage dont je pourrai peut-être tirer parti, qui sait !
  
  - Tâchez surtout que cela ne se retourne pas contre vous, conseilla le Vieux. Maintenant, j’ai encore autre chose à vous communiquer...
  
  Il ouvrit une chemise cartonnée qu’il avait placée à portée de sa main, en retira deux fiches signalétiques.
  
  - Après notre conversation d’hier, dit-il, une inspiration m’est venue : j’ai prié Rousseaux de faire des recherches au fichier spécial... Or, tenez-vous bien, les deux individus qui sont mentionnés dans le télégramme chiffré adressé à Storowicz et que vous avez intercepté, ces deux individus, dis-je, ne sont nullement des inconnus. Rousseaux a bel et bien déniché au sommier général des personnalités internationales un Viesny et un Ferek ! Sauf homonymie toujours possible, il s’agirait du Docteur Jan Viesny, un savant de nationalité tchèque, et du Professeur Frantis Ferek, haut fonctionnaire au Ministère des Affaires Économiques de la République de Tchécoslovaquie.
  
  - Mazette ! fit Coplan, ébahi. Qu’est-ce que ces deux grosses têtes viennent faire dans le circuit ?
  
  - Je n’en sais rien, naturellement, mais le télégramme annonce leur arrestation imminente... Storowicz n’aurait pas été avisé si ces arrestations n’avaient pas un rapport direct avec son enquête.
  
  Francis se leva.
  
  - Vous permettez ? dit-il en prenant les deux fiches.
  
  Il les lut très attentivement, regarda son directeur d’un air perplexe.
  
  - Sacrebleu, grommela-t-il, ces deux bonshommes sont signalés comme étant des communistes grand teint, affiliés au Parti depuis de longues années !
  
  - Oui, ce Viesny a représenté la Tchécoslovaquie à la 3® Conférence de l’O.I.P.C. (Organisation Internationale de la Protection Civile) et l’autre, le professeur Ferek, est noté comme un des meilleurs négociateurs économiques de son pays.
  
  Coplan étudia les photos qui étaient agrafées aux fiches, restitua les fiches au Vieux, retourna s’asseoir.
  
  - Il y a de quoi s’y perdre, soupira-t-il. Faut-il envisager que le contre-espionnage de Moscou a découvert un lien entre ces deux personnages et le mystérieux Gabriel ?
  
  - C’est l’hypothèse la plus sérieuse.
  
  - Quelle salade ! maugréa Coplan en écrasant son mégot sous sa semelle.
  
  - Mais, mon cher Coplan, rétorqua le Vieux, acide, si mes problèmes étaient transparents, je n’aurais pas besoin de vous. Votre mission consiste précisément à démêler les fils de cet écheveau.
  
  Coplan se contenta de faire la grimace. Le Vieux reprit d’un ton moins acerbe :
  
  - Compte tenu des dangers qu’une affaire aussi complexe peut présenter, j’ai pris quelques dispositions supplémentaires... Primo, j’ai alerté notre bon camarade Dave Lehman à New York, et je lui ai demandé d’organiser sans retard une surveillance discrète autour de ce Frank Labosky, le barman que Storowicz désigne comme étant la plaque tournante de la filière américaine du réseau FONAR. Lehman vous contactera lui-même à l’Hôtel New-Weston. Vous pouvez compter sur lui sans réserve, et je vous suggère de lui laisser l’initiative dans son secteur. Il est très compétent... Vous pouvez également, en cas de nécessité, recourir à la collaboration des H.C. que Dave Lehman possède à Chicago... (H.C. : Honorable correspondant. Auxiliaire plus ou moins bénévole d’un S.R) Secundo, je vous ai refait une virginité pour vous éviter des ennuis avec les autorités de police des États-Unis. Vous irez là-bas sous le nom de François Chabrier, inspecteur administratif à la commission de contrôle du CERN. (Commission européenne de recherches nucléaires) N’oubliez pas que les flics civils du F.B.I. manifestent une curiosité redoutable à l’égard des voyageurs étrangers.
  
  - Parfait, acquiesça Francis. Deux précautions valent mieux qu’une... Quelle est votre décision en ce qui concerne Fondane ?
  
  - Il vole déjà vers les U.S.A.
  
  - Bon, très bien. Peut-être serait-il opportun aussi de signaler à Rittobler que tout est redevenu normal à Zürich et qu’il peut reprendre son activité ? Mes chances seront d’autant plus grandes que Virus se croira en sécurité.
  
  - C’est chose faite depuis ce matin, bougonna le Vieux qui ne détestait pas de montrer qu’il savait conduire ses affaires d’une main ferme et rapide.
  
  - Bravo ! s’exclama Coplan. Vous êtes formidable.
  
  - Merci, dit le Vieux, ironique. C’est tout ce qu’il y a pour votre service ?
  
  - Non, j’ai encore deux requêtes à vous présenter.
  
  - Allez-y.
  
  - Je voudrais la liste complète des correspondants américains de la Commission Internationale de l’Énergie Atomique, et une introduction officielle auprès de ces gens.
  
  Le Vieux haussa ses sourcils touffus.
  
  - Dans quel but ? questionna-t-il.
  
  - C’est une idée qui m’est venue en étudiant les notes de Storowicz, révéla Francis. Si je veux me documenter sur la faune scientifique de Chicago, j’irai interviewer un des bonzes de la C.I.E.A. et cela me fera gagner un temps considérable... Je voudrais aussi, pour la même raison, quelques photos de Ferek et de Viesny.
  
  - D’accord, d’accord, accepta le Vieux. Rousseaux vous donnera tout cela...
  
  Il appuya sur une touche de son interphone, appela Rousseaux, lui passa les ordres. Puis, avant de couper la communication, il demanda :
  
  - Pas encore de réponse de Prague ?
  
  - Rien jusqu’à présent, répondit le secrétaire-général du Service.
  
  - Tenez-moi au courant dès que vous aurez des nouvelles. Je vous envoie Coplan.
  
  Il remit le contact de l’interphone au point mort, leva les yeux vers Francis en disant :
  
  - J’ai prié nos observateurs tchèques de faire quelques sondages discrets au sujet de ce Ferek et de ce Viesny. J’aimerais savoir s’ils ont été arrêtés ou non.
  
  Coplan se leva, prit son manteau.
  
  - Je vais faire un brin de causette avec Rousseaux, dit-il.
  
  - Oui, laissez-moi travailler, opina le Vieux.
  
  Il ajouta :
  
  - Je vous confirme que vous prenez le Boeing Paris-New York ce soir, songez-y.
  
  
  
  
  
  Durant les trois jours qu’il passa à New York, Coplan rencontra quatre fois Dave Lehman, un photographe de presse, chef local du S.R. français.
  
  Lehman, un petit gros à lunettes d’écaille, au faciès jovial, au costume débraillé, était la roublardise faite homme. Sous ses airs de bohème insouciant, grand amateur de scotch, il cachait un esprit aigu, une volonté de fer, une intelligence exceptionnelle. Selon les dires du Vieux, Lehman était aussi un organisateur de première force.
  
  - Je me suis conformé aux instructions de Paris, expliqua Lehman à Francis. J’ai placé deux de mes gars dans l’entourage du barman Labosky avec ordre de contrôler les faits et gestes du personnage mais avec interdiction formelle de toucher à quoi que ce soit. Pour l’instant, le résultat se limite à ceci : le steward norvégien Per Hilgers a rencontré Labosky, avant-hier, à la buvette de l’aéroport, et les deux hommes ont pris un verre de bière tout en bavardant. Apparemment, ni Labosky ni le Norvégien ne paraissent surveillés par des agents secrets américains ou autres.
  
  - C’est plausible, émit Coplan. Comme nous avons tranché le fil des investigations russes à Zürich, il faudra plusieurs jours aux gens de Moscou pour reconstituer leur liaison. En attendant que je vous fasse signe, continuez ce contrôle. Je vais vous donner mes coordonnées précises à Chicago...
  
  Le jeudi 4 janvier, Francis prenait à 16 heures le Jet de la ligne directe New York-Chicago. En voyant sur la carlingue de l’avion l’emblème des American Airlines, l’aigle aux ailes déployées, il ne put s’empêcher de se remémorer la petite valise bleue de Storowicz. L’agent moscovite avait probablement suivi ce même itinéraire... pour terminer finalement sa carrière dans une oubliette du canton de Zürich.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le survol de Chicago, à la tombée de la nuit, est un spectacle qu’on ne saurait assez recommander aux touristes. L’énorme cité de l’Illinois étale sur plus de cent kilomètres sa profusion de lumières multicolores et démontre ainsi, au voyageur abasourdi, qu’elle est bien la plus grande ville continentale du monde.
  
  Par ailleurs, la rançon de ce gigantisme s’imposa à Coplan dès son arrivée à l’aéroport d’O’Hare. En effet, après un vol qui avait duré à peine une heure, le trajet en taxi pour gagner le centre de Chicago lui prit environ 90 minutes.
  
  Finalement, c’est aux environs de 19 heures que Francis Coplan, alias François Chabrier, fut introduit dans la chambre qu’il avait fait réserver à l’Hôtel La Salle, au croisement de Madison Street, c’est-à-dire au cœur même du Loop (Textuellement : la boucle. Quartier central du commerce et des affaires, délimité par le métro aérien dont les superstructures métalliques ajoutent à la laideur de la ville).
  
  La chambre, située au 18“ étage, était vaste et confortable.
  
  Dès qu’il eut rangé ses affaires, Coplan sortit pour aller casser la croûte. Il entra dans une cafétéria de Wabash Street, constata que c’était un self-service, se résigna à faire la queue avec son plateau.
  
  Un des serveurs qui trônaient derrière le comptoir, un géant noir vêtu d’une blouse blanche et coiffé d’un haut bonnet de cuisinier, lui colla une plantureuse tranche de rosbif saignant, une portion de choux verts, crus et hachés menus, de la purée de pomme-de-terre et une louche de sauce rose-bonbon.
  
  Question du coloris, le plat était ravissant. Comme saveur, zéro intégral.
  
  Quand il se retrouva dans la rue, Francis dut reconnaître qu’il était non seulement rassasié mais, pour le même prix relativement modeste, écœuré.
  
  Il descendit vers Michigan Avenue, releva frileusement le col de son pardessus.
  
  Le surnom américain de Chicago - Windy City - n’est pas une figure de style ! Trois cents jours par an, un vent âpre qui vient du lac balaie les rues et les avenues sans discontinuer. En janvier, cette bise glaciale vous ratatine le visage et vous mord méchamment le bout des oreilles.
  
  Coplan tourna au hasard dans une rue transversale, prit la direction de Central Station. Après un quart d’heure de marche, il bifurqua pour s’engager dans une longue artère peu éclairée, assez sinistre d’aspect, bordée de garages, de dépôts, de messageries, de hangars, et il déboucha dans un quartier aux ruelles minables, aux maisons noircies par la fumée des trains, aux terrains vagues encombrés de camions déglingués.
  
  L’œil attentif, Francis enfila une rue particulièrement sordide, où les taudis voisinaient avec les mornes bâtiments industriels.
  
  C’était là, dans Old Base Row, que demeurait le nommé Budd Washer, l’agent de liaison qui faisait la soudure entre le barman de New York et le chef de l’organisation Virus, l’énigmatique Monsieur Gabriel.
  
  Apparemment, pour habiter dans un quartier aussi moche, ce Budd Washer ne devait pas avoir un standing très élevé. Mais les apparences ne veulent rien dire. Au contraire, en matière d’espionnage, elles sont toujours trompeuses.
  
  Coplan passa devant la maison qui portait le numéro 52, ne s’arrêta pas, reprit la route de son hôtel.
  
  A certains égards, la situation du domicile de Budd Washer offrait des avantages certains.
  
  Pour quelqu’un qui devait assumer les transmissions clandestines d’un réseau, c’était même l’endroit rêvé. En effet, Old Base Row faisait exactement la jonction entre la gare de marchandises, d’une part, et la gare des transports routiers, d’autre part. Budd Washer, en graissant la patte à quelques camionneurs et à quelques cheminots, pouvait, sans trop se déranger, superviser tout un système de communications dont les rouages obscurs demeuraient quasiment indécelables.
  
  Or, Chicago, la ville des records - comme chacun sait - est aussi le nœud ferroviaire le plus important du globe. En y installant la Centrale de son réseau Virus, « Mister Gabriel » avait vu grand. Et calculé juste.
  
  
  
  
  
  Revenu à son hôtel, Francis se mit à l’aise, retroussa ses manches, alluma une cigarette, étala sur la table un plan détaillé de la ville et commença le repérage topographique des membres de la Commission Internationale de l’Énergie Atomique.
  
  Il travaillait depuis une dizaine de minutes lorsque Fondane - logé au 12ème étage du même établissement - fit son apparition, la mine morose, l’œil sombre.
  
  - Je vous ai vu rentrer, dit Fondane en jetant son manteau sur le dossier d’un fauteuil. Je viens aux nouvelles.
  
  Il se laissa choir dans une bergère, allongea ses deux jambes, se croisa les bras.
  
  Coplan murmura :
  
  - Il n’y a pas de nouvelles en ce qui me concerne. Je comptais sur toi pour m’en donner. Quel est le bilan de tes deux journées ?
  
  - Maigre, fit Fondane avec une grimace écœurée. Très maigre, pour ne rien vous cacher.
  
  Coplan dévisagea son assistant, s’enquit d’un air étonné :
  
  - Moral en baisse ?
  
  - Plutôt, oui !
  
  - Motif ?
  
  - J’ai l’impression que nous allons nous casser la gueule, maugréa Fondane. Ce boulot est au-dessus de nos forces.
  
  - Ah oui ? Quand je suis arrivé à Paris avec les papiers de Storowicz, le Vieux a estimé d’emblée que l’affaire était dans la poche. Je m’empresse d’ajouter qu’il avait changé d’avis le lendemain matin. Mais de là à se dégonfler, il y a de la marge ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
  
  - Il s’en est fallu d’un cheveu que je me fasse coincer, hier soir, avoua Fondane. J’étais pris en sandwich au moment où je commençais ma filature dans le sillage de Budd Washer.
  
  Les traits de Francis se durcirent brusquement.
  
  - Je t’avais prévenu, non ? articula-t-il.
  
  - Oui, et vos prévisions étaient exactes : il y avait effectivement un gars qui s’intéressait à Washer. J’en avais tenu compte, puisque je l’avais repéré. Seulement, je me suis aperçu tout à coup qu’il y avait un troisième larron ! J’ai aussitôt filé par la tangente, vous pensez. Le type qui venait derrière moi ne s’est pas rendu compte, dieu merci ! Il m’a pris pour un simple passant, mais j’ai eu chaud.
  
  Coplan se gratta la tempe.
  
  - C’est la première chose que nous devrons tirer au clair, dit-il, songeur. Nous devons savoir s’il y a deux agents soviétiques qui opèrent en équipe, s’il y a un concurrent de plus dans la compétition, ou si Washer est protégé en permanence par un gars de son réseau.
  
  - Plus facile à dire qu’à faire, émit Fondane. Primo, Budd Washer habite dans un quartier dégueulasse où la surveillance n’est pas du gâteau, croyez-moi. Secundo, le zigoto connaît le coin comme sa poche et on perd la piste dès qu’il s’engouffre dans un hangar ou dans un entrepôt. Tertio, battre la semelle dans les rues de Chicago, c’est drôlement frigorifiant.
  
  - Bon, abrégea Francis, il suffit de s’organiser en conséquence. Sur le plan concret, où en es-tu ? La photo de Budd Washer ?
  
  - Zéro, impossible de faire un instantané, même à la sauvette. Comme je viens de vous le dire, je n’ai guère eu l’occasion de le fréquenter au cours de ces deux jours... J’ai essayé de crayonner sa silhouette, de mémoire, pour que vous puissiez vous faire une idée.
  
  Il remit un feuillet de bloc-notes à Coplan, haussa les épaules en ricanant :
  
  - Ce n’est pas brillant, je le sais, mais j’ai fait ce que j’ai pu.
  
  Le dessin montrait un homme d’âge moyen, plutôt grand et costaud, aux traits assez vulgaires, à la mine revêche.
  
  Fondane expliqua :
  
  - C’est un gars très bizarre... Il a l’air de sortir d’un mauvais film de gangsters. Il boitille, et il donne l’impression d’avoir une malformation de l’épaule gauche.
  
  - Quel est son job ?
  
  - Je n’en sais rien. La première fois que je l’ai observé, il pointait des bordereaux de chargement au dépôt SPENCER, une société de transports routiers. La deuxième fois que je l’ai contrôlé, il accompagnait une fourgonnette qui livrait des paniers chez un fleuriste de Van Buren Street. Ma troisième filature a tourné court, puisque j’ai dû me débiner en vitesse...
  
  - Ce n’est pas si mal que ça, dit Coplan, intéressé.
  
  - Il nous faudrait du renfort et du matériel, insista Fondane.
  
  - Je vais m’en occuper. Lehman a prévenu deux de ses agents locaux. Nous en reparlerons demain soir. D’ici-là, continue à rôder prudemment dans le secteur de Washer... Et tâche de ne pas trop attirer l’attention quand tu viens me voir ici.
  
  - Pas de danger ! Cet hôtel est un véritable moulin ! Mille chambre, trois salles de réunion, des conférences à tous les étages, un congrès des Chambres de Commerce. Quand on se balade dans les couloirs, on se croirait aux Champs-Élysées !...
  
  Tout en parlant, Fondane regardait avec étonnement les papiers que Coplan avait étalés sur la table. Il demanda :
  
  - Vous étudiez quoi en ce moment ? Quelles sont ces listes ?
  
  - La nomenclature complète des grosses légumes qui ont une activité internationale et dont le port d’attache se trouve à Chicago. Des savants, des économistes, des fonctionnaires, des industriels, des militaires et même des journalistes.
  
  - Et vous espérez localiser Gabriel dans ce lot ? Je vous souhaite bien du plaisir !
  
  - C’est évidemment un travail de bénédictin, admit Francis. Ce qui me gêne surtout, c’est l’abondance incroyable de publicistes parmi ces gens. En fait, c’est une chose qui m’avait complètement échappé : Chicago est aussi le centre de l’information et de la diffusion aux États-Unis. Les agences de presse, les bureaux de documentation, les publications internationales, tout est concentré ici. Cela implique un grouillement épouvantable d’indicateurs plus ou moins honnêtes, plus ou moins réguliers. Et quand on pense à la corruption qui règne partout, jusque dans la police, ça ne simplifie pas le problème.
  
  - C’est l’aiguille dans la botte de foin ! jeta Fondane, incrédule.
  
  - En effet. Mais les éléments dont je dispose vont me permettre de faire une sélection. D’autre part, le Vieux m’a rédigé une lettre d’introduction officielle et j’ai l’intention de contacter un de ces grands manitous pour lui demander des tuyaux.
  
  - Qui ?
  
  - Je ne suis pas encore fixé. C’est là-dessus que je travaille et ce n’est pas le choix qui me manque !
  
  - Une petite soirée de divertissement ne vous tente pas ? hasarda timidement Fondane. Il paraît qu’il y a un strip-tease du tonnerre de dieu dans cette ville. Le gars où j’ai loué ma Buick m’a conseillé de ne pas rater ce spectacle : des filles comme ça ! et complètement à poil ! Sans blague...
  
  Coplan se dérida.
  
  - Pas ce soir, refusa-t-il en riant.
  
  Il montra les listes :
  
  - J’ai de quoi me divertir jusqu’à l’aube avec ça !...
  
  Fondane, encore plus démoralisé, se retira.
  
  Dès le lendemain matin, Coplan se mit en campagne pour embaucher les deux agents locaux de Dave Lehman. Le premier était un jeune commerçant d’origine suisse, un petit blond de vingt-six ans, nommé Willy Kollinger, qui tenait une boutique d’horlogerie dans Huron Street, derrière un des nombreux bâtiments de l’Université. Comme sa femme travaillait avec lui au magasin, Kollinger pouvait se libérer sans difficulté. Il parlait couramment le français et il avait l’esprit très éveillé.
  
  - J’attendais votre visite, dit-il à Francis. Lehman m’a prévenu. Il s’agit d’un dépistage assez délicat, paraît-il ?
  
  Coplan lui expliqua succinctement la situation et l’aide dont il avait besoin. Kollinger se déclara d’accord :
  
  - Je peux entrer en action quand vous voudrez. J’ai une Chevrolet standard, du matériel radio, des lunettes aux infra-rouges, et je connais la ville à fond. Avec vous, votre assistant et Sam Sheridan, nous devons réussir.
  
  - Je n’ai pas encore contacté Sheridan, précisa Coplan. Je tenais à vous voir d’abord. Je vous ferai connaître le lieu et l’heure de notre rendez-vous.
  
  Sam Sheridan, agent d’assurances, avait un bureau dans Market Street, au Loop. Il était plus âgé que Kollinger. Il avait fait la dernière guerre dans le Service Spécial, et il avait une grande expérience en matière de Renseignement. Il ne parlait pas un français très coulant, mais il comprenait. Sa femme, qu’il avait rencontrée en 1944, était une Belge. Une Wallonne originaire de Rochefort, dans les Ardennes.
  
  Sheridan donna également son accord. Et il ajouta :
  
  - Ma femme nous donnera un coup de main. Elle est très habile... Elle était dans la Résistance, en Belgique.
  
  - Tant mieux, acquiesça Francis. Je vous passerai un coup de fil au début de la soirée.
  
  Pour compléter ces préparatifs, Coplan alla louer une voiture dans un établissement de South-Canal Street, où on lui confia une grosse Dodge noire, modèle 59, anonyme à souhait.
  
  Quant aux opérations proprement dites, elles ne devaient débuter que le lendemain soir.
  
  Avec cinq bonshommes sur le sentier de la guerre, quatre voitures et des émetteurs-récepteurs de poche pour les liaisons mobiles, ça devait être rentable.
  
  
  
  
  
  Et, effectivement, ce le fut. Malgré les embûches indéniables que comportait ce travail de filatures et de contre-filatures, quatre jours et quatre nuits de surveillances, de poursuites, d’attentes et de mouvements stratégiques donnèrent des résultats fort intéressants.
  
  Les deux inconnus qui tenaient Budd Washer en observation opéraient bien en équipe. Ils s’appelaient Kovelik et Taukel, étaient munis de pièces d’identité américaines, séjournaient dans un hôtel modeste de Dearborne Street.
  
  De toute évidence, ces deux types-là épiaient Washer avec l’espoir de découvrir les contacts de ce dernier. Ils étaient tenaces, rusés, patients, et on sentait qu’ils avaient l’habitude de se mouvoir dans l’ombre.
  
  Dans le clan de Coplan, les avis étaient unanimes : ce Kovelik et ce Taukel étaient des professionnels. Leur comportement trahissait une formation technique très poussée.
  
  Marie Sheridan fit remarquer au cours d’une conversation avec Coplan :
  
  - Ces deux agents soviétiques, on dirait des robots ! Hier soir, j’étais dans la voiture de mon mari. J’observais votre Kovelik. Il était debout dans une porte cochère, en plein courant d’air. Il ne bronchait pas... Ils n’ont pas de nerfs, ces hommes. Il serait resté là jusqu’à la fin des temps !...
  
  La femme de Sam était une brunette sympathique, bien en chair, optimiste, dotée d’un savoureux accent belge. Coplan répondit :
  
  - Ils ont des nerfs en acier, au contraire. Et ils ont appris à les utiliser. Les meilleurs chats, ceux qui attrapent le plus de souris, ce sont ceux qui ne s’agitent jamais. Selon mes calculs, Kovelik et Taukel guettent Budd Washer depuis seize jours. Vous admettrez que cela mérite un coup de chapeau ?
  
  - Oui, sûrement, fit-elle. Mais... ça va durer combien de temps, cette histoire ? Ce Budd Washer ne sort pas de son train-train habituel... De neuf heures à midi, il pointe les marchandises chez Spencer. Et de deux à six, il fait des livraisons en ville. Vous êtes certain que c’est bien lui qui transmet les informations de Virus ? Parfois, on se trompe de type et on perd un temps fou avant de s’en apercevoir.
  
  - Cela arrive, c’est vrai, concéda Francis. Mais je ne crois pas que ce soit le cas. Nous savons qu’il existe un lien entre New York et Budd Washer, nous l’avons vérifié. En outre, nos collègues de l’Est ont dû le vérifier eux aussi, puisqu’ils sont ici... Mais, dans ces affaires-là, on perd toujours un temps fou avant de découvrir la fissure. Nous sommes logés à la même enseigne que nos confrères de Moscou : patience et vigilance.
  
  - J’ai suggéré à mon mari de dresser un tableau des livraisons que Washer fait l’après-midi... Moi, je pense que c’est comme ça qu’il pratique son petit business.
  
  Coplan dévisagea la brune.
  
  - C’est une très bonne idée, appuya-t-il. Quand nous aurons un tableau plus ou moins complet, nous l’examinerons à la loupe. Sait-on jamais ?...
  
  
  
  
  
  Le 11 janvier, en fin de matinée, Coplan reçut à son hôtel, par porteur, un pli que le Vieux avait adressé à Lehman par l’entremise de la valise diplomatique.
  
  Il s’agissait d’une documentation en provenance de Prague. On y parlait longuement de Viesny et de Ferek, analysant leur carrière respective. Aux dernières nouvelles, le docteur Jan Viesny avait succombé à une crise cardiaque et il avait été inhumé discrètement dans un cimetière de sa ville natale. Quant au professeur Frantis Ferek, le correspondant du Vieux signalait que ce haut fonctionnaire était en voyage, que le téléphone ne répondait pas à son domicile. Les journaux n’avaient pas parlé de son arrestation.
  
  Coplan consacra plusieurs heures à l’étude des documents fournis par Prague.
  
  Et il décida alors d’utiliser la lettre de recommandation que le Vieux lui avait remise pour une visite éventuelle à l’un des gros bonnets de Chicago faisant partie de la Commission Internationale de l’Énergie Atomique
  
  Le soir même, Francis obtenait une entrevue avec le professeur Craig S. Wallcox, éminent physicien atomiste, membre correspondant de toutes les sociétés savantes du monde civilisé, grand spécialiste des problèmes de la radiation nucléaire, président des Anciens Élèves de l’Université de Chicago, conseiller permanent au Département d’État, etc...
  
  Cette sommité habitait à Washington Boulevard, au 24ème étage d’un immeuble ultra-moderne situé à quelques centaines de mètres du Civic Opéra House.
  
  Craig S. Wallcox était un homme de haute stature, au beau visage plein de noblesse et de sérénité, aux yeux d’un bleu céleste, au sourire débonnaire. Malgré ses soixante-cinq ans, il se tenait droit comme un if. Le geste calme, la voix posée, il avait la majesté de l’homme riche et célèbre, mais sans la moindre trace d’orgueil. Ce qui frappait, en lui, c’était la bonté. Une bonté rayonnante.
  
  - Je prie excouser mon francé si pauvre, murmura-t-il en accueillant le nommé François Chabrier. Je spère vous parlé anglais ?
  
  Coplan le rassura aussitôt, et la conversation se déroula dans la langue du savant.
  
  L’appartement - l’avant-dernier du gratte-ciel - était d’un luxe très sobre, mais impressionnant. Meubles anciens, tableaux de maîtres, tapis d’Orient. Et, partout en profusion, des vases remplis de fleurs fraîches. Par la baie vitrée, on voyait les lumières du Loop, le Prudential Building, le lac...
  
  - Professeur Wallcox, commença Coplan d’un ton empreint de réserve et de respect, ma démarche va vous surprendre, je le crains. J’appartiens à un organisme de contrôle du CERN et je suis venu pour vous demander de m’aider... Nous avons actuellement des ennuis, en France, parce que nous avons détecté des fuites dans nos bureaux d’études atomiques. Certains de nos secrets ont été communiqués à l’Est, nous en avons eu la preuve. Or, à la suite d’un ensemble de circonstances qu’il serait trop long de vous retracer, nous pensons que le réseau d’espionnage dont nous sommes la victime est dirigé de Chicago.
  
  Le savant, le menton dans la main, écoutait Coplan avec une grande attention. Mais, néanmoins, il n’avait rien pigé. Il regardait Coplan d’un œil paisible.
  
  - Un réseau d’espionnage ? répéta-t-il enfin. Un réseau communiste dirigé de Chicago ? En France ?...
  
  - Je savais que j’allais vous étonner, reprit Francis. A première vue, c’est assez ahurissant, j’en conviens. Mais je me suis peut-être mal expliqué. Il s’agirait, croyons-nous, d’une vaste organisation internationale qui se livre au trafic des secrets atomiques, électroniques, militaires, politiques, le tout sur une grande échelle, avec une direction suprême installée à Chicago.
  
  - Oui, opina le professeur, oui, je vois.
  
  Il ne voyait rien du tout. Sa prunelle bleue en faisait foi.
  
  Il pencha légèrement le buste.
  
  - Et vous venez me demander de vous introduire auprès de nos services de sécurité, c’est bien cela ?
  
  - Non, c’est le contraire, murmura Coplan, je voudrais justement éviter le recours aux services de sécurité officiels. Et cela pour des motifs politiques... En fait, je viens tout simplement vous demander si vous ne pourriez pas m’aider à situer l’origine de la fuite en question. Vous connaissez les milieux scientifiques de Chicago, vous connaissez les agences de presse spécialisées, bref, mes supérieurs ont pensé que vous étiez la personne la mieux placée pour me fournir éventuellement des indications...
  
  - Des indications, répéta Wallcox en hochant la tête d’un air grave, oui, très volontiers... Mais sur quoi ?...
  
  - Sur des personnalités qui pourraient justifier certains soupçons.
  
  - Des personnalités de Chicago ?
  
  - Oui.
  
  - Qui seraient mêlées à cette affaire d’espionnage ?
  
  - Oui.
  
  - Ah ?... Des personnalités de quel genre ?...
  
  - Je ne sais pas, moi ! Des savants, des fonctionnaires, des attachés de presse... Des gens qui pourraient jouer le rôle que jouaient Fuchs ou Pontecorvo, pour ne citer que ces deux-là.
  
  - Comment diable pourrais-je savoir s’il y a des traîtres parmi mes collègues ? fit le savant, ébahi. Vous avez tort de ne pas vous adresser aux autorités. Nous avons à Chicago un Comité de Sécurité qui groupe des agents fédéraux, des officiers du Pentagone, des hommes du C.I.A... Ce sont des gens très compétents, je vous le garantis... L’inspecteur-général Hardelly, que je connais personnellement, est l’homme qu’il vous faut. C’est lui qui dirige l’équipe de protection du laboratoire des recherches avancées de notre université. Je n’ai qu’un coup de fil à lui donner...
  
  - Non, je vous en prie ! déclina promptement Coplan. Ainsi que je vous le disais, nous ne tenons pas à mettre l’affaire sur le plan officiel. Comme la Maison Blanche nous reproche de ne pas défendre avec suffisamment de rigueur nos secrets, ce serait verser de l’huile sur le feu. Dans l’état actuel des choses, ce n’est vraiment pas utile... Je m’excuse de vous avoir dérangé...
  
  Il se leva. Le professeur était déconcerté :
  
  - Vous ne m’avez pas dérangé, mais... que puis-je faire ?...
  
  - Je vous remercie de votre accueil, écourta Francis, plutôt déconfit. Je vous saurais gré de ne pas parler de ma visite. Je reviendrai si j’estime qu’une rencontre avec l’inspecteur Hardelly s’impose...
  
  - Je suis à votre entière disposition, promit Wallcox. Mais avant la fin du mois, dans ce cas. Je dois me rendre le 3 février à Genève.
  
  - Merci d’avance, répéta Coplan, dépité, pressé de s’en aller.
  
  Il se retrouva dans Washington Boulevard, rejoignit sa voiture garée dans un parking voisin, démarra sèchement.
  
  Il fallait trouver autre chose pour résoudre le problème Virus.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Pendant toute la semaine qui suivit, Coplan et son équipe continuèrent à surveiller Budd Washer. C’était un travail difficile, exténuant, qui exigeait des relais sans cesse renouvelés, des synchronisations d’une précision extrême. Et la présence des deux agents de l’Est ne simplifiait pas le boulot !
  
  Fondane, dont le moral avait encore baissé de plusieurs crans, déclara finalement à son chef :
  
  - Si ça se trouve, nous serons encore ici à l’âge de la retraite ! Je commence à en avoir marre, je vous jure. Dans tous les cas, je me souviendrai de Chicago !... Je vous signale par ailleurs que le petit Kollinger et le ménage Sheridan en ont plein le dos, eux aussi. Sheridan pense à ses assurances, et Kollinger voudrait bien retrouver sa boutique.
  
  - Oui, je sais, dit Coplan, flegmatique. Ils m’ont fait part de leurs soucis. Et je les comprends !... Mais je ne suis pas maître des événements. Dans une affaire comme celle-ci, ça ne sert à rien de jouer au petit soldat. Prenons exemple sur Kovelik et Taukel : leur patience est inépuisable.
  
  Fondane fit la grimace, grommela :
  
  - Un de ces quatre matins, le Vieux va se rappeler à votre bon souvenir, retenez ce que je vous dis !
  
  - C’est fait, laissa tomber Francis en souriant. Lehman m’a transmis, avant-hier après-midi, un message de notre cher directeur. Un ultimatum. Nous avons jusqu’à la fin du mois pour en finir... Le 31, mission accomplie ou non, nous rentrons à Paris.
  
  - Je l’aurais parié ! jubila Fondane. Je le connais, le bougre ! Je suis sûr qu’il est déjà en train de mijoter un autre plan pour s’attaquer à Virus.
  
  - Sans aucun doute, admit Francis. Mais ça revient au même. Qu’on aille à bâbord ou qu’on aille à tribord, il faudra bien remettre le cap sur Chicago. Et tout sera à recommencer, naturellement. Alors, à quoi bon s’exciter ?
  
  Fondane lança un coup d’œil en biais vers Coplan et articula à mi-voix :
  
  - Ce qui m’étonne, franchement, c’est que vous n’ayez pas une idée originale pour nous sortir de cette impasse.
  
  - Mais, ventrebleu, s’exclama Coplan d’un ton railleur, je l’ai, cette idée ! Seulement, voilà : elle n’est pas mûre.
  
  - Et peut-on savoir ?
  
  - Chut, fit Coplan en mettant son doigt devant sa bouche, on ne montre pas un enfant quand il est encore dans le ventre de sa mère. J’ai encore treize jours de battement, non ?
  
  Il redevint brusquement très sérieux.
  
  - Bousiller un boulot, c’est facile. Mais ça ne me tente pas. Je veux rassembler le maximum d’éléments, préparer mon coup au quart de poil, et puis frapper. Si je rate, tant pis. Mais je sais que je ne pourrai pas frapper deux fois !
  
  Fondane, impressionné, resta silencieux pendant un bon moment. A la fin, il questionna :
  
  - On continue, en somme ?
  
  - Oui, mais sans moi pendant quelques jours. J’ai un certain nombre de vérifications à faire, et je tiens à les faire en cavalier seul.
  
  - O.K. Vivement le 1er février ! conclut Fondane.
  
  
  
  
  
  Pendant cinq jours, effectivement, Coplan opéra en solitaire.
  
  Au volant de sa Dodge noire, il sillonna Chicago, parcourant inlassablement le même itinéraire, s’infligeant de longues stations fastidieuses en tel ou tel coin de la ville, observant sans se décourager les huit endroits auxquels il avait décidé de s’intéresser.
  
  Aux questions intriguées de Fondane, il opposa le mutisme le plus absolu.
  
  Enfin, le mercredi 24, en début d’après-midi, il organisa une réunion au bureau de Sam Sheridan et toute la petite équipe tint un conseil de guerre.
  
  - Ce que j’espérais ne s’est pas produit, dit Coplan en dévisageant ses amis à la ronde. Mes comparaisons et mes recoupements n’ont donné aucun résultat concret. Et comme il ne me reste plus qu’une semaine, je suis contraint de changer de méthode : nous allons obliger Washer à se remuer.
  
  Sam Sheridan demanda :
  
  - De quelle manière allez-vous vous y prendre ?
  
  - Nous allons carrément nous introduire dans le circuit. Autrement dit, je vais adresser à Washer un message.
  
  - Quel message ? insista Sam.
  
  - Je vais lui annoncer qu’il doit signaler immédiatement à son chef l’arrivée prochaine d’un inspecteur français chargé d’une enquête pour le compte du CERN, enquête se rapportant à certaines fuites décelées en France.
  
  Marie Sheridan objecta aussitôt :
  
  - Et vous vous figurez qu’il va tomber dans le panneau ? Il va se rendre compte que c’est du bidon, ce message. Ces gens ont sûrement un code pour communiquer entre eux, un code avec des repères variables qui jouent le rôle de mot de passe. C’est la précaution la plus élémentaire dans un réseau.
  
  Willy Kollinger enchaîna :
  
  - Vous comprenez bien que Budd Washer va tout de suite se mettre en rapport avec son correspondant de New York, le barman Lobosky ! La supercherie sera découverte dans l’heure.
  
  Fondane, silencieux, affichait un petit air narquois. Le ménage Sheridan et le jeune Kollinger ne connaissaient pas Coplan, et ils étaient pardonnables.
  
  Francis murmura, gentil :
  
  - Vos remarques sont pertinentes, évidemment. Mais je dois ajouter deux choses. Primo : je vais demander à Dave Lehman et à son groupe de là-bas d’appréhender Labosky et de le tenir au chaud jusqu’à nouvel ordre. Ceci pour éviter le court-circuit. Secundo : ça ne me dérange pas du tout que Washer se rende compte que mon message est faux, puisque mon seul objectif est de lui flanquer la trouille par la mystérieuse apparition d’un correspondant inconnu dans son business.
  
  Sur le moment même, personne ne trouva rien à redire.
  
  Néanmoins, après un silence général, Kollinger émit d’un air hésitant :
  
  - Votre combine est astucieuse, mais elle va peut-être avoir un résultat auquel vous ne pensez pas : nous allons tirer les marrons du feu pour nos confrères soviétiques ! Si Budd Washer réagit d’une façon visible, Kovelik et Taukel vont illico lui mettre le grappin dessus. Ils attendent cela depuis plus de trois semaines !...
  
  - C’est ici que nous intervenons, répliqua Francis. Et c’est la raison pour laquelle nous sommes réunis... Pour neutraliser Kovelik et Taukel, il faut que nous préparions une opération rigoureuse.
  
  Il expliqua comment il voyait l’opération en question.
  
  Chose étrange, c’est Marie Sheridan qui montra le plus d’enthousiasme.
  
  Elle ne payait pas de mine, la Wallonne grassouillette, mais elle avait un penchant très prononcé pour l’aventure. Coplan se garda bien de tempérer l’ardeur combative de la femme de Sheridan.
  
  - Si vous voulez, Marie, proposa-t-il, vous occuperez la position-charnière de notre action. Je vous donnerai l’ESP que Lehman a bien voulu me prêter. Vous savez vous en servir, je suppose ? (Sorte de pistolet éjecteur sous pression, tirant des projectiles au cyanure. L’engin est de la taille d’un paquet de cigarettes et son fonctionnement est ultra-silencieux)
  
  - Et comment ?
  
  - Vous êtes sûre de vos réflexes ?
  
  - Mettez-moi à l’épreuve, défia-t-elle, les yeux brillants. Vous verrez.
  
  - Je vous fais confiance, dit Coplan en souriant.
  
  
  
  
  
  Le même soir, à 19 heures, en rentrant de sa tournée de livraison, Budd Washer trouva dans sa boîte-aux-lettres un message dactylographié portant la signature : F.L.
  
  Ce que furent ses réaction, ni Coplan ni ses camarades ne purent le savoir.
  
  L’attente commença...
  
  Kovelik et Taukel étaient là aussi, toujours fidèles au poste, obstinés, discrets, acharnés et patients comme deux araignées sombres, invisibles pour un œil non prévenu.
  
  Kovelik, le plus jeune des deux, se tenait dans son coin favori : à l’entrée d’une vaste cour pavée où stationnaient, dans la plus totale obscurité, trois remorques portant le sigle d’une importante compagnie de transport de bétail.
  
  L’autre, Taukel, un gaillard au gabarit de gorille, était au volant d’une Studebaker rangée à une quarantaine de mètres d’Old Base Row, la rue de Budd Washer. Si ce dernier quittait son domicile, il ne pouvait pas échapper à la vigilance des deux Soviétiques.
  
  Mais Coplan et ses amis étaient là aussi, dispersés dans un rayon de deux cents mètres, reliés les uns aux autres par leurs émetteurs-récepteurs, prêts à faire mouvement.
  
  Au fil des heures, une certaine tension commença à se manifester dans les brefs échanges par lesquels les équipiers de Coplan gardaient le contact.
  
  Marie Sheridan conservait néanmoins son calme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  La nuit s’écoula, interminable, crispante, décevante...
  
  Budd Washer ne quitta pas sa maison, personne ne vint lui rendre visite, aucun incident insolite ne se produisit.
  
  Un peu avant l’aube, le trafic commença à redevenir plus intense autour des entrepôts. Les premières équipes de chargement arrivaient au travail, les moteurs des poids lourds se mettaient à tourner en ronflant, les bureaux d’expédition de Clark Street s’allumaient les uns après les autres, les convoyeurs venaient prendre les ordres...
  
  Un peu après cinq heures du matin, les deux agents soviétiques s’éclipsèrent.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, Coplan donna le signal de repli à Fondane et à Kollinger. Sam et Marie Sheridan devaient rester dans les parages afin de vérifier si Budd Washer allait se rendre comme d’habitude au dépôt Spencer où il était employé. Coplan annonça :
  
  - Nous tiendrons Washer à l’œil jusqu’au soir.
  
  Et il indiqua brièvement à ses camarades le roulement qu’il avait prévu pour assurer la continuité de la surveillance.
  
  Coplan, de son côté, fut très occupé toute la journée et il trouva juste le temps de dévorer un hamburger sur le pouce, dans un snack de Harrisson Street.
  
  Comme le jour précédent, Coplan et ses amis se retrouvèrent en fin d’après-midi dans le bureau de Sheridan, pour un nouveau briefing. Kollinger était absent, retenu par son tour de garde dans le quartier de Washer.
  
  Marie Sheridan attaqua :
  
  - Vous voyez bien que j’avais raison, lança-t-elle à Francis. Votre truc n’a rien donné. Et ça va probablement se retourner contre nous, car Washer va se tenir à carreau, vous pensez bien ! On peut le surveiller jusqu’à la fin des temps maintenant...
  
  - Bon, c’est votre opinion, dit Coplan. Et vous Sam ?
  
  - Je pense comme ma femme, murmura Sheridan. Ce genre de ruses, dans notre boulot, c’est toujours à double tranchant. Je ne dis pas que vous ayez eu tort d’essayer, remarquez ! Mais enfin, c’est un fiasco. Et ce que ma femme vient de dire est sans doute exact : désormais, Washer va faire le mort.
  
  Fondane, sans attendre que son chef l’interroge, prononça d’un ton sarcastique :
  
  - Si Washer s’est servi de notre message pour en faire ce que je pense, nous sommes tout à fait dans le pétrin à présent. Nous n’aurons plus la moindre occasion de remonter sa filière. Il faut tenter autre chose. Et vite. Je suggère d’attaquer carrément ce type... Il n’a pas l’air tellement coriace, au fond. Si nous employons les grands moyens, il finira par se mettre à table.
  
  Coplan opina, resta pensif un moment, se caressa distraitement la joue.
  
  - C’est bizarre, marmonna-t-il enfin, aucun d’entre vous ne paraît envisager une éventualité optimiste. Elle existe pourtant.
  
  Marie s’exclama :
  
  - Oué ? Laquelle ? Dites un peu, pour voir.
  
  - Eh bien, qu’est-ce qui prouve que Washer n’a pas effectivement transmis mon message ?
  
  - C’est une supposition gratuite, rétorqua Marie.
  
  - Mais non, affirma Coplan. Je dirais même que cela confirme votre propre idée, mais avec un léger correctif. A mon sens, il y a encore un maillon entre Washer et Gabriel. Et Washer, vraisemblablement, opère ses transmissions au cours de sa tournée de livraison... Quelque part, dans un des points où il va pour ainsi dire quotidiennement porter des marchandises, il distribue ses messages à un complice. Et c’est ce complice qui se charge de la livraison terminale... De cette manière, la circulation interne des informations et des ordres est absolument camouflée. Le raccord Washer-Gabriel est abrité par un alibi qui défie toute tentative de pénétration.
  
  - Goddam, jura sombrement Sheridan, si c’est ainsi que ça se passe, autant arrêter les frais tout de suite, non ? Nous ne pouvons tout de même pas sonder tous les clients des Messageries Spencer.
  
  Coplan fit remarquer :
  
  - La tournée habituelle de Budd Washer ne comporte pas plus de huit clients réguliers. Par client régulier, j’entends un client qui reçoit des livraisons tous les jours ou tous les deux jours, et qui a sans doute un forfait avec la maison Spencer.
  
  - C’est quand même trop, dit Sheridan. Et d’ailleurs, comment voulez-vous faire des recherches chez ces clients ?
  
  - C’est exclu, naturellement, admit Francis. Je voulais seulement attirer votre attention sur ce point. Mais la seule solution qui nous reste, c’est celle que Fondane préconisait tout à l’heure : nous allons nous attaquer directement à Washer et le travailler au corps.
  
  Marie Sheridan grinça :
  
  - Et les deux copains de Moscou ? Qu’est-ce que vous en faites ?
  
  - Je les utilise, dit Coplan. Je vais me servir d’eux pour mettre Washer en condition... Vous savez, pour amener Washer à manger le morceau, je n’ai pas tellement d’arguments. Avec ces gars-là, il arrive que la manière forte ne soit pas le meilleur moyen. Kovelik et Taukel vont m’aider à préparer le climat psychologique... Pour parler clairement, je vais télécommander Kovelik et Taukel. Ce n’est pas nous qui allons attaquer Budd Washer, c’est eux.
  
  Sam Sheridan et sa femme se regardèrent, interloqués. Sam demanda :
  
  - Vous voulez dire que vous allez leur donner l’ordre de... de passer à l’action sur Washer ?
  
  - Oui, confirma Francis. Rien de plus facile, puisque je suis en possession de l’indicatif de l’espion moscovite qui travaille en cheville avec Taukel et Kovelik. Ce renseignement figurait dans les notes de l’agent secret Storowciz que nous avons épinglé à Zürich.
  
  Sam Sheridan hocha lentement la tête, dévisagea Coplan et murmura :
  
  - Vous êtes le diable en personne... Vous avez encore d’autres cartes dans votre manche ?
  
  - Dans ma manche, non, blagua Coplan.
  
  Il appuya son index sur son front et dit en rigolant :
  
  - C’est là que ça travaille.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, vers six heures et demie du soir, après sa tournée de livraison, Budd Washer alla déposer ses bordereaux chez Spencer, comme de coutume. Il bavarda pendant une bonne dizaine de minutes avec un des magasiniers-comptables de la firme, dans le bureau vitré situé au fond du bâtiment-annexe des messageries, au 124 de State Street.
  
  Ensuite, empruntant le chemin qu’il prenait tous les soirs pour regagner sa maison d’Old Base Row, il se dirigea vers un entrepôt, pénétra dans une cour sombre où s’entassaient des milliers de sacs et de caisses. Cette voie, réservée aux gens du quartier, permettait de couper tout droit vers Fédéral Street et d’éviter un long détour par le viaduc de Roosevelt Avenue.
  
  Au moment où il franchissait un passage aménagé dans un vieux mur de clôture, Washer entendit une voix étouffée qui l’interpellait. Surpris, il se retourna, aperçut un individu qui s’avançait vers lui d’un pas rapide et décidé. Il y eut entre les deux hommes un bref dialogue. Puis, faisant demi-tour, Budd Washer revint vers la rue, serré de près par l’inconnu qui le menaçait d’un revolver braqué à travers la poche de son pardessus gris.
  
  De sa démarche boitillante, le convoyeur de chez Spencer marcha en direction d’une grosse voiture noire qui stationnait le long du mur de clôture, dans un endroit particulièrement désert et ténébreux.
  
  Subitement, l’inconnu en pardessus gris leva son bras gauche. Dans son poing, il tenait une courte matraque en caoutchouc compressé.
  
  La matraque atteignit Washer à l’arrière de la tête, et il s’écroula. Un second inconnu, surgissant de l’ombre, se précipita.
  
  Tout se passa à une vitesse folle. Les deux agresseurs se penchèrent, soulevèrent leur victime inanimée, la portèrent vers leur voiture.
  
  Au moment précis où l’un des deux inconnus mettait sa main sur la poignée de sa portière, une silhouette un peu boulotte contourna la bagnole. Taukel encaissa un projectile dans la tempe gauche. Et avant que Kovelic ait pu réaliser ce qui se passait, il fut tué net par une balle au cyanure qui le frappa juste entre les deux yeux.
  
  La suite fut encore plus rapide ! Sam Sheridan, affublé d’un képi d’employé des chemins-de-fer, se propulsa vers Kovelic, le souleva, le poussa en trombe dans la voiture. Coplan et Fondane embarquaient déjà Taukel, mort lui aussi, et Budd Washer, toujours évanoui.
  
  La Studebaker des deux agents du Kremlin démarra, vira au coin de State Street et disparut. Trois ou quatre minutes plus tard, Kollinger démarrait à son tour, au volant de son propre véhicule.
  
  Toute l’opération avait été menée à une cadence tellement fulgurante que personne n’avait rien remarqué dans State Street.
  
  En fait, Taukel et Kovelic avaient choisi l’endroit idéal pour effectuer le kidnapping de Washer. Mais leur habileté technique avait causé leur propre perte.
  
  Coplan et sa bande se retrouvèrent, comme convenu, dans un local de Culberton Street, une rue tranquille et discrète, derrière les frondaisons de Douglas Park. Kollinger possédait là un atelier où il remisait des marchandises. Les aménagements du lieu comprenaient en outre deux grandes caves. Mais ce qu’il y avait de pratique, assurément, c’est que l’on pouvait rentrer directement dans l’atelier avec un véhicule, et avoir accès au sous-sol sans devoir passer par la rue ou par le couloir principal de l’immeuble.
  
  Les cadavres de Taukel et de Kovelic furent immédiatement descendus dans la plus spacieuse des deux caves, et Budd Washer, inconscient, fut étendu sur un vieux lit de ter, le long du mur, près des deux morts.
  
  Coplan dit à Sheridan et à sa femme :
  
  - J’aimerais mieux que Washer ne puisse pas voir vos traits quand il se réveillera. Attendez Kollinger là-haut et fabriquez vous des cagoules. Fondane et moi, nous sommes ici en touristes. Mais vous, c’est différent. Il faut penser à l’avenir.
  
  - O.K. Vous avez raison, approuva Sheridan.
  
  Il se retira, accompagné de Marie.
  
  Fondane, qui s’était penché sur Washer pour lui tâter le pouls, articula à mi-voix :
  
  - Travail d’artiste... Il a été endormi sans bavure, mais son cœur bat comme une pendule. Il connaissait drôlement la musique, l’ami Kovelic.
  
  - Trop tard pour lui demander la recette, grogna Francis qui examinait les deux cadavres.
  
  Il ajouta :
  
  - C’est vraiment la mort-express que débite cet engin ESP. Propre, instantané, sans bruit, sans hémorragie... Les miracles de la technique moderne.
  
  Fondane vint également admirer.
  
  - Elle a du cran, la copine Marie, émit-il. Et un joli tour de main, non ?
  
  Coplan haussa les épaules en maugréant :
  
  - Tuer les gens avec cet instrument, c’est à la portée de tout le monde.
  
  - A recommander aux âmes sensibles, commenta Fondane.
  
  Coplan alla s’agenouiller près du vieux lit, commença à masser la nuque de Budd Washer. Pendant ce temps, Fondane vidait les poches des deux morts.
  
  Washer, après sept ou huit minutes de traitement, émergea faiblement de son néant. Coplan lui laissa le temps de reprendre ses esprits.
  
  Washer, le front plissé de rides, les paupières battantes, se demandait ce qui lui arrivait. Coplan, qui ne le quittait pas des yeux, l'aida à se redresser, à se mettre sur son séant, le dos contre le mur.
  
  - Hello, Buddy ? murmura Francis. La migraine, mon pauvre vieux ?
  
  Washer avalait péniblement sa salive, ne répondait pas.
  
  Coplan reprit en désignant les deux cadavres :
  
  - Il était temps qu’on intervienne, hein ? A dix secondes près, les deux tueurs de Moscou t’embarquaient pour la classique promenade de santé, tu te rends compte ?
  
  - Qui êtes-vous ? haleta Washer, oppressé.
  
  Francis prit son passeport, l’ouvrit, le tendit à l’Américain tout en se présentant :
  
  - François Chabrier, chargé de mission pour le Centre Européen de Recherches Nucléaires. Citoyen français, domicilié à Paris... Étonné ?...
  
  Washer restitua le passeport, resta muet, dévisagea Coplan. Celui-ci prononça d’un ton grave.
  
  - Nous t’avons sauvé la vie, Budd, mais ce n’est pas par charité chrétienne. Nous t’avons sauvé la vie parce que nous avons besoin de toi. Si ces deux-là avaient réussi leur kidnapping, ce n’était pas seulement la fin pour toi, c’était aussi le fiasco pour nous : l’échec de notre mission, et la mort certaine pour un très grand nombre de gens qui sont nos amis, nos alliés, des gens dont je dois précisément assurer le salut. Votre réseau est pourri, Washer, et vous êtes tous en danger de mort...
  
  L’Américain eut la réaction que Coplan avait prévue.
  
  - Je ne comprends absolument rien à ce que vous me racontez, grommela-t-il en affichant une expression à la fois ébahie et mécontente. Où sommes-nous ici ? Et pourquoi m’avez-vous attaqué ?
  
  - Bien entendu !. appuya Francis, railleur. Tu tombes de la lune et tu te demandes ce qui t’arrive. C’est bien naturel... Mais quand nous aurons bavardé cinq minutes, et quand je t’aurai expliqué la situation, je suis sûr que tu comprendras... Cigarette ?...
  
  Washer hésita, accepta une cigarette, voulut prendre ses allumettes dans sa poche. Coplan lui intima :
  
  - Bouge pas tes mains, Budd ! Comme tu n’es pas encore en confiance, tu pourrais être tenté de faire des bêtises...
  
  Il donna du feu au prisonnier, tout en prononçant d’un ton plus sévère :
  
  - Un conseil pour commencer, Budd : ouvre bien tes oreilles et tâche de faire travailler tes méninges. Nous n’avons pas beaucoup de temps à perdre. Pour toi, pour moi, pour tous ceux dont la vie va dépendre de notre conversation, il serait préférable que tu réalises très vite de quoi il s’agit.
  
  L’Américain souffla un nuage de fumée, baissa le front d’un air maussade. Coplan articula :
  
  - Mon histoire débute à Paris, dans un bureau où des hauts fonctionnaires très compétents centralisent les informations que la France achète un peu partout dans le monde. Il y a environ un mois, j’ai été appelé dans ce bureau et on m’y a montré des microfilms qui représentaient les plans d’une invention. Il s’agissait d’un nouveau type de modérateur pour les centrales atomiques. C’est en étudiant ces microfilms que mes supérieurs ont découvert qu’il y avait quelque chose d’anormal, et que les gens qui nous avaient vendu cette marchandise avaient été trahis... Nos fournisseurs, tu les connais : c’est l’organisation à laquelle tu appartiens et dont je ne te citerai que les noms qui concernent ton secteur : Frank Labosky, Budd Washer, Mister Gabriel...
  
  Washer ne broncha pas. Coplan poursuivit :
  
  - Comme mon pays apprécie vivement la qualité des renseignements techniques et scientifiques que votre organisation lui procure, j’ai été chargé de mener une enquête. Pourquoi cette enquête ? Parce que la dernière livraison contenait une chose assez inattendue : des plans d’origine française recouverts d’annotations en langue russe !... Comment expliquer cette anomalie ? Ou.bien vous jouez sur les deux tableaux, ou bien vous avez commis une erreur, ou bien... cela cache encore un mystère plus inquiétant. Mais ce n’est pas tout ! Dès le début de mon enquête, je me suis heurté aux services spéciaux du Kremlin. Et là, c’est grave. Car Moscou peut avoir des tas de raisons d’être sur le sentier de la guerre...
  
  Washer ne leva même pas la tête. Coplan reprit :
  
  - Regarde bien ces deux macchabées, Budd. Ce sont des agents secrets à la solde de l’U.R.S.S. Ils te surveillaient depuis plusieurs semaines déjà, et ils voulaient probablement atteindre, grâce à toi, le chef de votre organisation, j’ai nommé Mister Gabriel.
  
  Washer fumait sa cigarette lentement, la mine résignée. Coplan, qui l’épiait, se demandait avec anxiété si les arguments qu’il avançait étaient valables ou non. Il reprit à nouveau :
  
  - Tout dépend de toi, maintenant, Budd. J’ai pris le risque de supprimer ces deux Russes pour te montrer que nous sommes du même bord, toi et moi. Mais il est indispensable que je rencontre le plus vite possible Mister Gabriel, ton chef. Je peux le sauver, à condition de faire vite.
  
  - Je vous répète que je ne comprends rien à vos salades, maugréa Washer. Vous me prenez pour un autre, c’est sûr. Je suis convoyeur aux Messageries Spencer, vous pouvez vérifier.
  
  - Tu refuses de nous aider ? articula Francis, les traits tendus. Tu ne veux pas me dire le nom réel et l’adresse de Mister Gabriel ?... Mets-toi bien dans la tête que ton silence est un arrêt de mort pour toi, pour Frank Labosky, pour ton chef et pour d’autres encore.
  
  - Mais je n’ai rien à voir dans cette histoire ! se rebella Washer, livide. Vous n’allez tout de même pas tuer un innocent ?
  
  - Au point où j’en suis, gronda Coplan, glacial, je ne peux plus faire machine arrière. Tu dois disparaître, Budd... Si tu n’as rien à voir dans cette histoire, comme tu l’affirmes, c’est que tu as eu la malchance de tomber par erreur dans un épisode de la guerre froide. Mais voilà, ça ne pardonne pas... La guerre, qu’elle soit chaude ou froide, fait toujours des victimes innocentes... Cependant, tu ne vas pas mourir tout de suite.
  
  Cette fois, l’Américain ne put réprimer un imperceptible froncement des sourcils.
  
  Coplan marqua une brève pause, puis il déclara :
  
  - Je ne voulais pas insister auprès de Labosky parce que je ne voulais pas le compromettre. Je ne voulais pas non plus te secouer trop durement, pour la même raison. Car mon but n’est pas de détruire votre organisation, puisque je suis votre client, mais de clarifier la situation. Ton attitude m’oblige à recourir aux solutions désespérées. Quand j’aurai fini mon boulot, Mister Gabriel devra reconstituer la filière Labosky-Washer, ce n’est pas ma faute... Qui veut la fin veut les moyens. Il me reste trois cartes à jouer.
  
  Washer laissa tomber son mégot entre ses pieds, l’écrasa d’un coup de talon. Une certaine tension se marquait maintenant dans sa passivité.
  
  Coplan, acerbe, énuméra :
  
  - Primo, je vais relancer Labosky. Secundo, je vais t’appliquer un traitement qui te permettra de faire connaissance avec les plus récentes innovations en matière de narcose. Je suis persuadé que tu n’imagines pas à quel point la science a fait des progrès dans le domaine des sérums de vérité... Deux piqûres seulement, Budd, et tu vas planer entre le sommeil et l’euphorie. Tu te sentiras heureux, décontracté, plein d’un bien-être un peu crépusculaire mais pas désagréable... Je me réjouis d’avance de la conversation que nous aurons alors au sujet de Mister Gabriel...
  
  Le rythme respiratoire de Washer s’était accéléré. Francis eut la certitude intuitive qu’il venait de toucher une fibre sensible.
  
  Il conclut :
  
  - Après, ma foi, je ferai la tournée des clients de la maison Spencer. J’ai la liste des gens auxquels tu fais tes livraisons. Je pense que j’ai une chance de ce côté-là aussi.
  
  Il mit sa main sur l’épaule du prisonnier.
  
  - Il n’y a rien à faire, Buddy. Ce que je veux savoir, je le saurai. Mais si ça te chante de mourir pour des nèfles, ça ne regarde que toi... Lève-toi... Déshabille-toi...
  
  - Je vais parler, marmonna Washer d’une voix sourde.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan, la main toujours posée sur l’épaule de Washer, opina en murmurant :
  
  - C’est la seule issue pour toi, et tu t’en sortiras sans une égratignure si tout se passe bien. Seulement, minute : si tu me racontes des bobards, c’est foutu, nous sommes bien d’accord ? Le traquenard éventuel, c’est toi qui tomberas dedans.
  
  - Je ne connais pas Mister Gabriel, je vous le jure. Je ne connais ni son nom ni son adresse. Mon boulot, c’est de déposer des messages quand je livre les paniers chez « Sunny Valley ».
  
  - Le fleuriste de Van Buren Street ? Tu y vas pratiquement tous les jours, hein ?
  
  - Oui, elle a un contrat avec Spencer. Elle reçoit des fleurs de Californie et de Floride...
  
  - Elle ? Qui, elle ? fit Coplan.
  
  - Miss Norma... Norma Jones, la gérante.
  
  Fondane, le dos contre le mur près de la porte, écoutait avec anxiété. Il se rendait compte que l’affaire Virus venait d’entrer dans sa phase décisive.
  
  Coplan, sans cesser d’observer Washer, prit un pas de recul. Il demanda :
  
  - Et c’est la gérante qui transmet les messages à Gabriel ?
  
  Washer esquissa une grimace.
  
  - Ce n’est pas si simple que ça, dit-il d’un ton assez rogue. Si vous êtes vraiment dans ce business, vous devez savoir que le boss d’une organisation ne se découvre jamais lui-même. Miss Norma ne connaît pas personnellement Gabriel.
  
  - Comment opère-t-elle alors ?
  
  - Le patron lui fait passer un coup de fil pour savoir s’il y a des nouvelles ou non. Quand il y en a, il envoie un client au magasin de Miss Jones avec un signe de reconnaissance. Et elle remet le message à ce client.
  
  Coplan, contrarié, se gratta machinalement le cuir chevelu. Ce nouvel obstacle était sérieux.
  
  - Je vais réfléchir, décida-t-il... Je suis forcé de te garder comme otage, Budd, et j’espère que tu comprendras mes motifs. Maintenant que tu es sur la bonne voie, ne fais pas l’idiot.
  
  Il se tourna vers Fondane, lui adressa un clin d’œil significatif en lui disant :
  
  - Je compte sur toi pour tenir compagnie à notre ami...
  
  - O.K. Nous allons sûrement fraterniser, répondit Fondane.
  
  Au rez-de-chaussée, dans l’atelier, Kollinger et le ménage Sheridan attendaient, assis sur des caisses.
  
  Sam murmura :
  
  - Les cagoules sont faites, mais nous avons préféré vous laisser tranquilles en bas. Des fois que notre présence l’aurait intimidé.
  
  Il enfila sa cagoule par-dessus sa tête. Ce n’était d’ailleurs qu’un sac de toile blanche percé de deux trous pour les yeux.
  
  Marie s’esclaffa :
  
  - On se croirait au Ku-Klux-Klan, non ?
  
  Kollinger, allergique à la plaisanterie comme la plupart des Suisses, demanda à Coplan :
  
  - Vous croyez qu’il va se mettre à table ?...
  
  Coplan raconta à ses trois amis de quelle manière son entretien avec Budd Washer s’était déroulé.
  
  - Mon impression, ajouta-t-il, c’est que c’est la perspective du sérum de vérité qui lui a délié la langue. Et cela signifie sans doute qu’il veut, malgré tout, me cacher quelque chose. Quoi, je n’en sais rien... Il a peur du penthotal, c’est net.
  
  Kollinger émit d’une voix calme :
  
  - Sa déclaration est pourtant valable, à mon sens. Un agent de liaison n’est pas forcément en rapport avec le patron d’une filière. D’ailleurs, vous aviez vous-même avancé l’hypothèse qu’il y aurait sans doute encore un relais entre Washer et Gabriel.
  
  Marie Sheridan intervint :
  
  - Vous ne trouvez pas que cette organisation ressemble curieusement à un gang international de drogue ou de fausse monnaie ? Toutes leurs articulations rappellent les combines qui ont toujours été en usage dans ces milieux : le steward de la SAS, le barman Labosky, les chauffeurs de camion... Si nous avions affaire à des espions authentiques, Washer redouterait moins la narcose ; il y serait préparé, il serait blindé.
  
  - En attendant, grogna Sam, nous avons progressé mais nous ne sommes encore nulle part. Que comptez-vous faire ?
  
  Coplan décida :
  
  - Je vais télégraphier à Lehman en code C.S. 3... Je vais lui demander un message rédigé par Frank Labosky en personne, un message qui obligera Gabriel à sortir de la coulisse. Ou, tout au moins, un lieutenant de Gabriel...
  
  Kollinger s’enquit :
  
  - Nous gardons notre prisonnier ?
  
  - Oui, dit Coplan. Ôtez-lui ses vêtements et ficelez-le...
  
  Marie objecta :
  
  - Sa disparition va donner l’alerte à son travail.
  
  - Nous verrons demain matin. S’il le faut, nous obligerons Washer à téléphoner chez Spencer pour justifier son absence.
  
  Sam Sheridan se coiffa de sa cagoule.
  
  - Inutile de se montrer tous, grommela-t-il, je peux m’occuper de Washer avec Fondane.
  
  Quelques heures plus tard, Coplan recevait deux télégrammes de Lehman. Le premier relayait des informations transmises par Paris au sujet du professeur Frantis Ferek. Les agents du service avaient appris à Prague que les limiers du contre-espionnage soviétique étaient à la recherche de Ferek et d’un autre fonctionnaire félon nommé Nikolas Barkanov. Les deux Tchèques avaient disparu entre Vienne et Berlin.
  
  Le deuxième télégramme était la réponse à la requête de Coplan. C’était une tuile. Lehman annonçait que Labosky était décédé, suite à un empoisonnement volontaire.
  
  - Nous jouons de malheur, maugréa Francis. Et le pire, c’est que le temps travaille contre nous. Les Russes vont se démener pour intercepter Ferek et l’autre, et Gabriel va sentir que le torchon brûle.
  
  Marie Sheridan proposa carrément :
  
  - Kidnappons la fleuriste !
  
  - A quoi bon ? rétorqua Coplan. Elle ne connaît pas Gabriel, puisque le dernier contact est anonyme.
  
  - Répétons le coup du faux message alors, insista Marie.
  
  - C’est évidemment la seule solution, admit Francis. Encore faut-il le faire à bon escient. Washer nous a peut-être tendu un piège à cet endroit-là justement... Je vais étudier la question. Retrouvons-nous ici, demain matin, à sept heures.
  
  Le lendemain, alors qu’un jour gris et froid se levait sur Chicago, la petite équipe se retrouva comme convenu dans l’atelier de Kollinger.
  
  Le prisonnier ne se portait pas trop mal. Il avait le teint terreux, le menton noir de barbe, les yeux soulignés de poches, mais ce n’était pas bien grave.
  
  - Désolé, Budd, lui dit Coplan, mais à la guerre comme à la guerre, hein ? J’ai une proposition à te faire. La situation étant ce qu’elle est, serais-tu d’accord pour écrire un mot à Gabriel afin de lui signaler qu’un danger plane sur son réseau, que l’organisation doit être mise en veilleuse jusqu’à nouvel avis ?
  
  Washer, surpris, leva les yeux vers son interlocuteur.
  
  - Oui, volontiers, acquiesça-t-il.
  
  Cette offre, qui devait cadrer avec ses propres pensées, le troublait. Peut-être avait-il passé sa nuit à chercher un moyen d’avertir son chef ?
  
  - Bon, opina Francis. On va t’apporter ton pantalon et de quoi écrire.
  
  C’est Fondane et Sam Sheridan qui redescendirent avec Coplan dans la cave. Washer fut débarrassé de ses liens, enfila son pantalon.
  
  Coplan lui remit alors un feuillet de papier plié en deux, un stylo-bille, une planche pour servir d’écritoire.
  
  Le prisonnier, assis sur le bord de son lit de fer, écrivit :
  
  « Belt pour Angel. - Feu rouge Rel Newchi. - Attendre prochaine livraison - Gobstow 96 - 26 B : 2. Stop. - »
  
  - Voilà, dit-il en dévisageant Coplan. Mais il faut me donner une des petites enveloppes qui se trouvent dans mon portefeuille avec l’en-tête des Messageries Spencer.
  
  - On va te donner ça, Budd, fit Francis en hochant la tête.
  
  Il regarda Washer dans le blanc des yeux, prononça doucement :
  
  - D’homme à homme, Buddy, tu ne perds pas de vue notre convention, j’espère ? Si ton message contient une vacherie, c’est toi qui trinques.
  
  - Ce message atteindra Gabriel, promit l’Américain. Mais il faut le donner à Miss Norma Jones en personne, pas à son commis.
  
  - Cela sera fait cet après-midi, confirma Coplan. Comment est-elle, Miss Norma ? C’est une grande femme blonde d’environ trente-cinq ans, avec des lunettes sans montures ?
  
  - Oui, c’est bien ça, confirma Washer. Je vois que vous la connaissez.
  
  - Maintenant, enchaîna Francis, tu vas téléphoner chez Spencer et tu leur raconteras ce que tu voudras pour expliquer ton absence. Si tu prononces un mot de trop, je te bousille sur-le-champ. Avec ceci.
  
  Il montra l’éjecteur sous pression, bougonna :
  
  - C’est une arme qui ne pardonne pas, je te préviens... On va te bander les yeux pour te conduire près du téléphone.
  
  Torse nu, les yeux bandés, le prisonnier fut acheminé au rez-de-chaussée. Il buta plusieurs fois dans l’escalier à cause de sa mauvaise jambe.
  
  Un silence impressionnant régna dans l’atelier quand Coplan apparut avec Washer. Kollinger s’était adossé contre la porte d’entrée dont il avait verrouillé la serrure pour éviter toute intrusion inopportune. Sam Sheridan et Fondane se tenaient debout près du comptoir de chêne sur lequel trônait l’appareil téléphonique.
  
  Coplan poussa Washer devant le téléphone et demanda :
  
  - Quel numéro faut-il appeler ?
  
  - CA - 5 - 3087, énonça Washer.
  
  Coplan forma le numéro, attendit, mit le combiné dans la main du prisonnier. Fondane se tint prêt à aplatir la fourche de l’appareil à la moindre alerte.
  
  - Allô ? Jerry ? fit Washer... Budd à l’appareil... Je t’appelle de Woodstock. Faudra me remplacer pendant deux ou trois jours, vieux frère ! On est venu me chercher hier soir, mon père est de nouveau malade... Oui, naturellement... O.K. Jerry ! So long !...
  
  Il raccrocha. L’atmosphère se détendit. Coplan murmura :
  
  - C’est bien, Budd, tu as été régulier. Si la suite est du même tonneau, dans quarante-huit heures tu seras chez toi... Un dernier renseignement : vers quelle heure Gabriel recevra-t-il ton message ?
  
  - Entre six et sept heures du soir. Il téléphone à Miss Norma vers six heures, c’est-à-dire après ma tournée.
  
  
  
  
  
  Pendant plusieurs heures, Coplan s’entraîna à imiter l’écriture de Budd Washer. Lorsqu’il estima enfin que la contrefaçon était valable, il déplia le feuillet sur lequel le prisonnier avait écrit son message. Et il fit précéder le texte de Washer par la phrase suivante :
  
  « Nécessité absolue prendre en charge Fr. F. traqué. - Sera 22 h précises Joyce Bros Storage - Warhouse gâte 5 - Signalement joint - Stop - 26 B ; 2. - »
  
  Avant de fermer l’enveloppe portant l’entête de Spencer, Coplan y joignit un fragment de photo, photo grossièrement surchargée de quelques modifications.
  
  Vers 17 heures 45, Kollinger prit un taxi pour aller porter le pli au magasin de fleurs « Sunny Valley », rue Van Buren.
  
  La gérante, Miss Norma Jones, - un spécimen tout à fait typique de la « Career Woman » américaine (La femme, mariée ou non, qui travaille pour assurer son indépendance financière) - ne lui posa pas de questions. Elle lui lança un rapide coup d’œil, prononça d’une voix sèche :
  
  - Thanks...
  
  Et elle fit disparaître l’enveloppe dans la poche de sa blouse blanche.
  
  Kollinger esquissa un vague salut en levant deux doigts de sa main droite, s’en alla.
  
  Les dés étaient jetés.
  
  L’énigmatique Gabriel allait-il sortir de l’ombre ?...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Une fois encore, Coplan et ses amis avaient fait le maximum pour mettre en place un dispositif aussi solide que possible. Dès 21 heures 30, tout le monde était à son poste et les relais-radio avaient été vérifiés, synchronisés.
  
  L’endroit fixé pour le rendez-vous avait été choisi à dessein pour inspirer confiance à Mister Gabriel. En effet, le dépôt numéro 5 des Établissements Joyce Bros, dans l’interminable Clark Street, entre l’embranchement sud du canal et le port, présentait toutes les conditions requises pour un contact discret.
  
  Dans le jour, ce quartier est bruyant, animé, grouillant de monde et de camions. En revanche, le soir, après le départ des poids-lourds et des équipes de chargement, les abords des vastes entrepôts de marchandises sont pratiquement déserts.
  
  Comme toujours dans ces moments-là, Coplan était très calme. Assis dans la voiture de Sam Sheridan, il attendait l’heure H. Pour la circonstance, il avait complètement modifié son apparence : il portait un manteau de voyage gris-foncé, un chapeau noir à larges bords, une petite barbe postiche et des lunettes à monture d’écaille. Sous son bras, il serrait une serviette de cuir.
  
  Sheridan lui demanda tout bas :
  
  - Vous n’avez pas le trac ?
  
  - Si, avoua Coplan, laconique.
  
  - A combien évaluez-vous nos chances de réussite ?
  
  - Cinquante pour cent... Mais ce que je crains surtout, c’est la réaction de Gabriel. S’il se sent grillé, il est capable de commettre un geste désespéré... Or, il faut à tout prix l’avoir vivant. Son cadavre ne m’intéresse pas, ce sont ses aveux qui comptent.
  
  - Et s’il envoie un de ses hommes de main ?
  
  - Nous nous servirons de lui pour franchir la dernière étape.
  
  Ils se turent.
  
  Coplan, l’œil rivé à la montre du tableau de bord, suivait la progression de l’aiguille des minutes. C’était long, effroyablement long, et tout autre que lui aurait eu les nerfs exaspérés par ce supplice.
  
  A 21 heures 55, il ordonna à Sam Sheridan d’annoncer le déclenchement des opérations. Puis, sans hâte, il ouvrit la portière, sortit de la voiture, referma doucement, s’éloigna en rasant les murs vers la haute bâtisse sombre du dépôt 5 des Établissements Joyce Bros.
  
  La grille du dépôt était fermée ; mais comme elle n’était pas à front de rue, il y avait un renfoncement d’environ un mètre sur toute la largeur du hall de passage des camions.
  
  Le col relevé, le chapeau rabattu sur le front, sa serviette sous son bras gauche, Coplan se dissimula dans le renfoncement.
  
  Il faisait le guet depuis quatre minutes quand la pastille auditive de son récepteur vibra au creux de son oreille.
  
  - Attention, attention, chuchota la voix de Kollinger, une Dodge Dart vient de se ranger entre les dépôts 3 et 4... Un seul homme à bord... Il coupe le contact...
  
  - Notez l’immatriculation, souffla Coplan dans son micro.
  
  - O.K. Noté, répondit Kollinger... Good God ! Je crois que c’est dans la poche : le gars de la Dodge vient de débarquer... Il regarde le numéro du dépôt... Oui, pas de doute...
  
  Coplan, le cœur battant, articula :
  
  - Pas de protection derrière lui ? Pas d’autre bagnoles en vue ?
  
  - Rien dans mon secteur, répondit vivement Kollinger.
  
  - O. K... Bon, je l’aperçois... Fondane, amène la Buick en douce.
  
  L’arrivant marchait d’un pas fébrile. Il était grand et costaud, vêtu d’un manteau en poil de chameau, coiffé d’un feutre. Le buste légèrement plié, il scrutait l’obscurité tout en avançant vers la grille du dépôt numéro 5.
  
  Coplan le laissa approcher jusqu’à deux mètres, puis, tête basse, il quitta son renfoncement. En trois enjambées, il se trouva tout près de l’inconnu.
  
  - Montez dans la Buick, lui intima-t-il d’une voix sourde et autoritaire. Allez vite !
  
  Pris de court, décontenancé, l’autre bafouilla :
  
  - Mais... mais...
  
  Coplan appuya le canon de son Colt dans les reins de l’homme, l’obligea à obéir. Fondane, qui avait promptement quitté le volant de la Buick, accueillit l’individu en souplesse et l’expédia d’une poussée brutale sur le siège arrière de la voiture.
  
  Coplan s’engouffra à la suite de son prisonnier, et la Buick démarra.
  
  Tandis que Kollinger, de son côté, transmettait les coordonnées aux autres camarades, Francis continuait à tenir en joue l’homme au manteau en poil de chameau.
  
  Par un itinéraire sans feux de signalisation, la Buick filait vers l’ouest. Mais, soudain, comme ils traversaient la zone de lumière d’un lampadaire, Coplan, stupéfait, étouffa un juron. Puis, d’une voix grinçante, il articula :
  
  - C’est vous, Gabriel ?
  
  - Oui, haleta le prisonnier, oui, qui êtes-vous ? Où est l’homme que je dois rencontrer ?
  
  Coplan n’en revenait pas. Il avait l’impression d’avoir encaissé un violent coup de poing au creux de l’estomac. Et il réalisait avec une sorte de vertige les répercussions fantastiques que l’arrestation de cet espion allait avoir.
  
  Il prononça d’un ton amer :
  
  - Il y a un proverbe chinois qui dit que le poisson pourrit toujours par la tête. Les grandes nations aussi, malheureusement ! Vous ne me reconnaissez pas, professeur Wallcox ? Je suis François Chabrier, le délégué du CERN.
  
  - Comment, comment ? Vous... Mais où est le professeur Ferek ? bredouilla le savant américain qui n’arrivait pas à saisir la situation.
  
  - Vous êtes tombé dans le piège que je vous ai tendu, Wallcox, ricana Coplan. Vous êtes fait comme un rat. Il n’y a pas de Frantis Ferek dans notre rendez-vous.
  
  Wallcox se tassa davantage sur la banquette et un aveu incroyable lui échappa :
  
  - Je, ne comprends pas... Pourquoi ce guet-apens, puisque vous savez que je suis Gabriel ! Qu’avez-vous fait de Ferek, et pourquoi cet enlèvement ? Où me conduisez-vous ? Pourquoi m’avez-vous caché votre jeu quand vous êtes venu chez moi ?
  
  Il était fébrile, incohérent. Coplan maugréa :
  
  - Si j’avais pu me douter que c’était vous le mystérieux Gabriel, j’aurais manœuvré autrement, croyez-moi ! Je n’ai pas l’habitude de chercher midi à quatorze heures ! Vous êtes habile, Wallcox, mais j’ai quand même fini par vous avoir.
  
  - Où m’emmenez-vous ? Qu’allez-vous faire de moi ? questionna derechef l’espion, les mains tremblantes d’énervement.
  
  - Nous allons reprendre notre conversation de l’autre soir. J’ai quelques questions à vous poser avant de vous livrer à la justice.
  
  Wallcox redressa le buste. Il était très pâle. Son visage crispé trahissait le désarroi, le découragement. Il ne prononça plus un seul mot.
  
  Lorsque la Buick s’arrêta dans l’atelier de Kollinger, le savant exécuta docilement les ordres de Coplan. Il débarqua, et sous la menace de l’arme que Francis braquait vers lui, il alla s’asseoir dans le fond du local, sur une caisse que Coplan lui désignait.
  
  Chose étrange, la face bouleversée de Wallcox exprimait le désespoir, l’angoisse, mais on sentait qu’il n’avait pas peur.
  
  Coplan commença d’une voix sèche :
  
  - Quand je suis allé vous voir, Wallcox, je voulais simplement vous demander quelques conseils pour orienter mes recherches. Vous croyez que j’avais une idée derrière la tête ? Eh bien, détrompez-vous. Je me suis adressé à vous parce que vos titres, vos fonctions, votre situation avaient retenu mon attention. Par analogie avec des indices recueillis précédemment, vous étiez l’homme le mieux placé pour m’aider. Je savais que le contre-espionnage de Moscou avait démasqué à Prague un certain docteur Jan Viesny dont la personnalité correspond très exactement à la vôtre. J’étais loin de penser que vous étiez Gabriel, le maître-espion que je voulais atteindre ! J’ai vu bien des choses effarantes au cours de ma carrière, mais qu’un homme de votre valeur se mette à trafiquer des renseignements et à trahir son pays, j’avoue que ça me fiche un drôle de coup, je vous le dis sincèrement.
  
  - De quoi vous plaignez-vous ? murmura Wallcox. Si je ne m’abuse, votre pays en a bien profité ?
  
  - Justement, c’est là que je vous attendais ! riposta Francis, acerbe. Votre combine était admirablement montée, mais elle a eu un raté qui nous a ouvert les yeux. Je vous ai parlé des fuites que nous avons détectées dans nos bureaux d’étude atomiques, n’est-ce pas ? Or, c’est par vous que nous avons découvert ces fuites !... Votre dernière livraison nous apportait la preuve que nous avions un traître parmi nos spécialistes.
  
  - Je vous...
  
  Wallcox n’acheva pas la phrase qu’il voulait prononcer. Les yeux écarquillés, il regarda avec stupéfaction les trois personnages bizarres qui venaient de pénétrer silencieusement dans l’atelier : deux hommes et une femme, qui portaient tous trois une cagoule leur cachant la tête.
  
  Sheridan et sa femme, puis Willy Kollinger, se placèrent en demi-cercle devant l’espion toujours assis sur sa caisse. On eût dit un tribunal secret qui entrait en séance. Fondane - qui avait les traits découverts - fermait la marche Il avait attendu le retour des amis pour les mettre au courant.
  
  Wallcox, la gorge un peu contractée, domina son émotion et maugréa :
  
  - J’ignore le motif de cette mascarade, Monsieur Chabrier, mais si vous avez des questions à me poser, finissons-en.
  
  - Calmez votre impatience, professeur, dit Coplan, perfide, nous avons tout le temps. Je vous parlais d’une trahison découverte en France grâce à votre concours bien involontaire. Voici d’ailleurs les faits précis, histoire de vous rafraîchir la mémoire. Nous vous avons acheté, par l’entremise d’un de nos correspondants suisses, les plans d’un modérateur atomique. Vous voyez de quoi je parle ?
  
  - Une invention russe ?
  
  - Oui, apparemment... Je dis apparemment parce qu’il s’agissait en réalité d’une invention française. Et ce sont nos propres schémas qui nous ont été livrés par votre organisation... Je m’empresse d’ajouter que les plans comportaient des annotations marginales en langue russe, détail qui a dû vous échapper. En bref, je vous pose la question : qui vous avait communiqué ces plans ?
  
  Wallcox, baissant la tête, resta un long moment pensif. Finalement, il haussa les épaules et marmonna :
  
  - Il m’est impossible de vous répondre, Monsieur Chabrier. Il faudrait que je consulte mes archives. Je ne connais pas de mémoire le trajet que suivent les informations à l’intérieur de nos réseaux. C’est extrêmement complexe.
  
  Il ajouta avec un cran inattendu :
  
  - Mais je ne conteste pas le fait.
  
  La voix de Coplan se fit plus mordante :
  
  - Par conséquent, vous reconnaissez que vous manipulez des renseignements qui proviennent de chez nous ?
  
  Le savant regarda son interlocuteur bien en face.
  
  - Nous avons des informations de toutes les provenances, Monsieur Chabrier. C’est le but fondamental de notre organisation : promouvoir l’échange permanent et total des informations techniques, scientifiques, stratégiques et militaires entre les deux blocs qui dominent la planète : l’Est et l’Ouest. Nous sommes adversaires du cloisonnement et du secret, nous militons en faveur d’une véritable coexistence pacifique.
  
  Coplan jeta d’un ton ricanant :
  
  - Je connais votre chanson, professeur. Elle n’est pas neuve, grands dieux !... Trahison idéologique ! Car c’est bien cela, hein ? Vous avez dû tiquer quand je vous ai cité les noms de Fuchs et de Pontecorvo ?... Vous êtes un homme instruit, un savant éminent, un cerveau d’élite, et vous êtes le plus grand naïf de la terre !
  
  - Et vous, un imbécile ! riposta le professeur, brusquement agressif.
  
  Pour le coup, Francis prit le mors-aux-dents. Il s’avança vers Wallcox, menaçant.
  
  - Si vous étiez moins âgé, gronda-t-il, je vous donnerais une correction qui vous ramènerait à une vision plus saine des choses ! Mieux qu’un autre, vous devriez savoir ce que vous faites ! Vous préparez la victoire des ennemis de votre propre pays ! Vous...
  
  Wallcox, s’emballant à son tour, se mit à glapir d’une voix enrouée par une sorte de colère sacrée :
  
  - Je vous répète que vous êtes un imbécile ! Oui, un imbécile ! Je prépare la victoire des ennemis de mon pays, dites-vous ? Quelle victoire ? Que signifie ce mot : la victoire ?
  
  Il était déchaîné. Sa voix couvrit celle de Coplan qui ne put que le laisser crier :
  
  - Vous pensez à la bataille d’Austerlitz, de Verdun, de Stalingrad ?... Ne me dites pas que vous êtes un délégué du Centre de Recherches Atomiques, je ne vous croirais pas. Vous êtes un policier, sûrement ! Et vous raisonnez comme ceux de votre espèce, comme tous ceux qui ne savent pas ce qui se passe réellement : les politiciens, les fonctionnaires de l’armée...
  
  Il reprit haleine et vociféra :
  
  - Vous n’avez aucune formation scientifique, j’en suis sûr. Et c’est pourquoi vous ne pouvez pas me comprendre ! Faites de moi tout ce que vous voudrez, je n’ai rien à vous dire.
  
  - Je ne suis pas un savant, murmura Coplan, je ne suis qu’un ingénieur.
  
  - Et vous parlez de victoire ! fit Wallcox, hargneux. Vous osez encore utiliser ce mot qui ne devrait plus figurer dans aucune langue du monde, ce mot qui ne veut plus rien dire... Mais, Monsieur Chabrier, comment voyez-vous cette victoire si une guerre devait éclater ? Décrivez-moi le tableau... Qu’elle soit russe, américaine ou chinoise, peu importe ! Avez-vous déjà examiné un être humain frappé à mort par des radiations atomiques ? Moi, j’ai vu cela. C’est une de mes spécialités, figurez-vous... Je vous invite d’avance à regarder ce que seront les hommes qui auront conquis ce que vous nommez la victoire !...
  
  Un silence prodigieux plana dans l’atelier quand Wallcox, oppressé, se tut.
  
  - En somme, reprit Coplan, vous trahissez avec l’espoir d’empêcher un conflit atomique ?
  
  - Je ne trahis personne, répliqua le savant. Ou, si vous préférez, je trahis les gens bornés avec l’espoir d’épargner à l’humanité tout entière un désastre irréparable. Les querelles internationales peuvent s’arranger, mais un déluge nucléaire sonnerait le glas de l’espèce. Et ce serait le drame irréversible !... Vous pouvez me livrer à la justice, Monsieur Chabrier. La chambre à gaz ne me fait pas peur. J’ai pesé depuis longtemps la portée de mes actes, je sais les dangers auxquels m’expose la voie dans laquelle je me suis engagé. En fondant notre organisation, nous avons accepté les risques.
  
  - Vous parlez au pluriel, fit remarquer Coplan. Je suppose que vous avez des filières dans de nombreux pays ?
  
  - Nous sommes plusieurs centaines, en effet. De toute nationalité, de toute appartenance religieuse, politique ou sociale. Et nous sommes tous des savants.
  
  - C’est le marché commun du renseignement scientifique ?
  
  - C’est l’internationale des savants. Vous n’avez pas entendu parler de notre manifeste ? (En 1961, plus de 800 savants de tous les pays - y compris des pays de l’Est - ont signé une pétition pour protester contre les armes atomiques) Notre action publique est limitée, mais notre action souterraine est déjà immense.
  
  - Et vous n’avez pas songé que vous alliez provoquer des catastrophes dans les services de contre-espionnage ? Pour assurer le fonctionnement d’un réseau comme le vôtre, il fallait prévoir d’abord une administration ! Les chocs en retour et les interférences devaient fatalement se produire... Les États-Unis emploient 25.000 personnes au C.I.A. pour empêcher précisément de tels accidents. C’est une folie, votre entreprise !...
  
  - Nous n’avions pas le choix. Notre idée première, c’était de confier notre réseau à une puissance neutre, pacifique... L’Inde, par exemple. Malheureusement, les pays du Tiers-monde ont adopté entre-temps le principe du neutralisme actif, qui conduit à un conflit militaire. Nous avons dû nous contenter des moyens dont nous disposions.
  
  - Vous vous êtes acoquinés avec la pègre, n’est-ce pas ?
  
  - Il fallait des individus expérimentés... A New York, il y a une quinzaine d’années, j’avais sauvé la vie à un jeune homme qui venait d’être écrasé sous un chargement de caisses. Je me trouvais à l’hôpital, et j’étais du même groupe sanguin que le malheureux blessé. Je me suis offert pour les transfusions. C’est ainsi que j’ai fait la connaissance du personnage auquel j’ai eu l’idée de faire appel, il y a environ un an, lorsque nous avons décidé d’organiser nos échanges clandestins. Nous savions que ce serait dangereux, mais il nous fallait des gens qui avaient une certaine expérience des opérations illicites.
  
  - Vous parlez de Budd Washer ?
  
  - Oui... C’est par lui que vous m’avez atteint, n’est-ce pas ?
  
  - Il ne vous a pas trahi, si cela peut vous consoler. Il a même cru qu’il pouvait vous avertir du danger qui vous menaçait. Mais j’ai utilisé la ruse ; c’est mon métier... A quelle occasion avez-vous fondé votre organisation secrète ?
  
  - Au cours d’un congrès, à Genève, en février 1961... Nous nous sommes aperçus que nos protestations officielles ne suffiraient pas pour juguler les politiciens...
  
  Le silence retomba. Craig Wallcox, visiblement, était fatigué. Il demanda d’un air accablé :
  
  - Comment saviez-vous que le professeur Ferek devait arriver aux États-Unis ?
  
  - Une déduction. Je savais qu’il était en fuite, traqué par les services secrets communistes. La logique voulait qu’il vînt chercher refuge et protection chez Gabriel, son chef de réseau. Il n’est d’ailleurs pas seul. Il est en compagnie d’un nommé Barkanov. C’est également un membre de votre association, je suppose ?
  
  - Oui, un technicien tchèque spécialisé dans l’installation des bases militaires.
  
  - Et il y avait aussi le docteur Viesny, de Prague ; celui-là est mort, heureusement pour lui !... Il va y avoir une véritable hécatombe dans vos rangs, Wallcox...
  
  - Mais comment savez-vous toutes ces choses ? articula le savant, abasourdi.
  
  - J’ai réussi à capturer, en Suisse, un agent russe qui n’avait pas encore transmis les résultats de ses investigations. Je me suis trouvé en possession d’un tas de renseignements qui complétaient ma propre enquête. Comment n’avez-vous pas compris qu’en faisant circuler les secrets d’un bloc à l’autre vous alliez fatalement avoir la meute des services de contre-espionnage à vos trousses, aussi bien ceux de l’Est que ceux de l’Ouest. Je vous le répète, c’est une folie !... Pour monter une organisation comme celle-là, il aurait fallu prévoir des systèmes de contrôle poussés à la limite du possible ! Un bon réseau, professeur, cela coûte des milliards !
  
  - Nous voulions parer au plus pressé, murmura Wallcox. Mais notre folie, comme vous dites, méritait d’être faite, croyez-moi. Au reste, nous avions accepté les risques, je vous le dis une fois de plus.
  
  - Vous aviez un moyen d’action beaucoup plus simple. Je me suis laissé dire que plusieurs savants se communiquent leurs découvertes au nés et à la barbe des polices de leurs pays, par simple échange de lettres !... Les études sont tellement avancées que nulle autre personne que le spécialiste lui-même peut y comprendre quoi que ce soit. Alors, pourquoi ces opérations clandestines !
  
  Wallcox opina.
  
  - C’est exact, mais il s’agit alors de théorie pure. Or, le danger est ailleurs : ce sont les applications militaires qui mettent l’univers en péril. Vous ne saurez jamais ce que sont actuellement les drames de conscience des savants vis-à-vis de l’humanité, Monsieur Chabrier. Notre organisation a choisi le nom de Gabriel, savez-vous pourquoi ?... Parce que nous avons pensé que notre sacrifice était peut-être l’ultime chance de salut. Nous nous sommes inspirés de l’Écriture : « l’Ange Gabriel fut l’envoyé de Dieu... »
  
  Il haussa les épaules d’un air las.
  
  - Si vous estimez, en votre âme et conscience, que vous devez me supprimer ou me livrer à la justice, faites-le. Mais c’est vous qui serez le criminel, pas moi.
  
  Coplan resta pensif un moment, puis s’approcha de Fondane.
  
  - Reste ici une seconde, glissa-t-il à son assistant.
  
  D’un signe de tête, il appela les autres pour leur faire comprendre qu’il désirait leur parler dans la pièce contiguë.
  
  - Qu’en pensez-vous ? questionna-t-il tout bas.
  
  Kollinger, Sheridan et sa femme se regardèrent en silence. Ils étaient impressionnés par les aveux de Wallcox.
  
  Willy Kollinger marmonna :
  
  - L’enfer est pavé de bonnes intentions, c’est bien connu. Et ce type n’est évidemment pas un salaud. Mais au point où nous en sommes, il faut aller jusqu’au bout, nettoyer la plaie.
  
  - Le livrer à la justice fédérale ? fit Coplan.
  
  - Oui, dit Kollinger. Le C.I.A. se chargera du reste. Avec les archives de Wallcox, les services officiels n’auront aucune peine à vider l’abcès.
  
  Coplan se tourna vers Sam Sheridan :
  
  - C’est aussi votre opinion, Sam ?
  
  - Je ne vois pas d’autre solution, maugréa l’Américain.
  
  - Moi, j’en vois une autre, prononça Coplan, le visage tendu. Relâcher Wallcox et passer l’éponge.
  
  Sheridan et Kollinger, sidérés, dévisagèrent Francis.
  
  - Je comprends votre étonnement, murmura celui-ci. Ce que je vous propose est assez énorme... mais je vous demande de réfléchir aux mobiles profonds de Wallcox et de tous ces savants du monde entier qui risquent leur peau en se livrant à cet échange de secrets. Ce sont tous des hommes qui sont infiniment mieux placés que nous pour mesurer les menaces effroyables suspendues sur l’humanité. De plus, ce sont des hommes honnêtes, courageux, désintéressés...
  
  Kollinger, pour une fois, sortit de sa placidité :
  
  - Mais vous êtes fou ! Nous devons faire notre boulot, quoi !
  
  - Oui, bien sûr, admit Coplan, mais estimez-vous que notre boulot consiste à supprimer sciemment les seuls individus qui soient peut-être en mesure de sauver le genre humain ? Car je présume que vous reconnaissez le bien fondé de la position de Wallcox et de ses confrères ? Les gouvernements qui détiennent le pouvoir, la puissance et les moyens financiers peuvent succomber aux pressions fatales des passions politiques...
  
  - Oui, très bien, marmonna Sheridan, le front buriné de rides. Sur ce point-là, nous sommes d’accord. Mais si nous relâchons Wallcox, ça va nous retomber sur la tête tôt ou tard.
  
  Marie Sheridan intervint avec brusquerie :
  
  - Moi je trouve que nous n’avons pas le droit de toucher à cet homme, affirma-t-elle, catégorique. Tout ce qu’il dit est vrai. C’est un saint... Tant pis si nous avons des ennuis plus tard. Wallcox accepte bien les risques, pourquoi pas nous ?
  
  Elle fixa Coplan, et continua d’une voix assourdie, vibrante :
  
  - Je pense exactement comme vous. Détruire l’action de tous ces savants, c’est un crime.
  
  Elle se tourna vers son mari et vers Kollinger :
  
  - Vos objections seraient valables si nous avions affaire à des traîtres, mais c’est le contraire ! Je ne vous comprends pas.
  
  Sam Sheridan haussa les épaules.
  
  - Soit, fit-il. Je me range à l’avis de ma femme.
  
  Kollinger enchaîna en faisant une grimace :
  
  - Bon, je me rallie à la majorité...
  
  - C’est un engagement que vous prenez, souligna Coplan. J’espère que vous le tiendrez... Envoyez-moi Fondane, voulez-vous ? Et surveillez Wallcox.
  
  Fondane arriva, lança un bref coup d’œil à son chef. Dix années de luttes et d’amitié passèrent dans ce bref regard incisif. Fondane prononça tout bas :
  
  - Je sais ce que vous allez me dire. Votre décision sera aussi la mienne, quelle qu’elle soit... Si mon avis personnel vous intéresse, je vous avoue que je n’ai que de l’admiration pour Wallcox. Si nous cassons ce type, je ne me le pardonnerai jamais.
  
  Coplan sentit un étrange frisson lui parcourir l'échine.
  
  - Merci, mon vieux, murmura-t-il. Viens...
  
  Ils retournèrent dans l’atelier. Coplan s’avança vers le professeur, toujours assis sur sa caisse, accablé, résigné.
  
  - Professeur Wallcox, articula Francis, je suis forcé de prendre certaines dispositions pour me couvrir à l’égard de mes supérieurs. Dans mon métier, vous ne l’ignorez pas, la raison d’État est la loi suprême. Elle prime toutes les autres considérations... Cependant, pour une fois, j’estime que la justice et la vérité ne sont pas du côté de la raison d’État. Vous êtes libre, mais je vais vous demander de faciliter ma tâche. Pour me justifier, je ne vois qu’une formule : brouiller les cartes. Il faut que vous m’y aidiez.
  
  - Que... que désirez-vous ? bégaya le savant, bouleversé.
  
  - Quelques documents tirés de vos archives. Des pièces qui ont cessé d’être compromettantes pour vous, mais que je pourrai livrer aux autorités de mon pays. Au besoin, nous les forgerons ensemble... Je suis contraint de trouver une explication valable aux fuites qui se sont produites en France.
  
  - Puis-je... regagner mon domicile ?
  
  - Vous êtes libre, je viens de vous le dire.
  
  - Accepteriez-vous de m’accompagner chez moi ?
  
  - Volontiers. J’en profiterai pour vous donner quelques conseils. Si vous ne changez pas immédiatement vos filières, ce sera un désastre au sein de votre association... Moscou ne transige pas sur le chapitre de l’obéissance, ne l’oubliez pas. Or, ils connaissent l’existence de Gabriel.
  
  - Je m’en suis douté, murmura Wallcox. Il y a quelques semaines, un de nos amis de New York a disparu très mystérieusement. Il portait un message où notre nom était mentionné.
  
  - Je vous signale aussi que Labosky est mort. Quant à Budd Washer, nous l’avons ici comme prisonnier. Nous le déposerons au coin de sa rue, mais il faudra qu’il change de nom et d’adresse s’il veut échapper à ses poursuivants.
  
  
  
  
  
  Le mercredi 31 janvier, Coplan et Fondane arrivaient à Paris. Le Vieux les attendait dans son bureau, impatient, dévoré de curiosité.
  
  - Alors ? aboya-t-il. J’ai reçu votre message : mission accomplie. Mais cela signifie quoi, au juste ?
  
  Coplan annonça :
  
  - Le réseau Virus continue... Il y avait un salopard qui s’était introduit dans le circuit, il est éliminé.
  
  - Qui ? fit le Vieux.
  
  - Un certain Labosky, barman à New York. Vous vous souvenez ?
  
  - Et nos plans ? Comment ont-ils obtenu nos plans ?
  
  - Vous allez voir tout cela, j’ai ramené les papiers de Labosky.
  
  - Et Gabriel ?
  
  - N’existe pas, dit Coplan avec aplomb. C’est un nom de guerre collectif. C’est pris dans la Bible... Saint Luc, chapitre 1, verset 26... C’est une association anticommuniste, des gens qui font de l’espionnage scientifique pour sauver la civilisation.
  
  - Eh bien, voilà un dénouement qui me fait réellement plaisir ! lança le Vieux. Virus et Gabriel nous ont rendu des services tellement appréciables que j’aurais regretté leur disparition ! Pour une fois, mon cher Coplan, vous avez travaillé d’une manière parfaite et je vous en félicite.
  
  - Pour une fois ? protesta Francis.
  
  - Mais oui, bougonna le Vieux, vous avez eu du doigté, vous avez résisté à vos instincts destructeurs. Ce n’est pas votre habitude, hélas !... Mais voilà de la bonne besogne : éliminer les salauds sans toucher à ce qui est valable. On a raison de dire que l’homme est perfectible et qu’il n’est jamais trop tard pour s’améliorer. Montrez-moi les documents maintenant.
  
  Coplan déposa une liasse de feuillets sur la table de son directeur. Puis, tout en allumant une Gitane, il lança un clin d’œil amical à Fondane.
  
  Un ange passa.
  
  L’ange Gabriel, sans doute...
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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