Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan bouscule le vieux

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Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
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  No 1965, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Venant de Genève par le train, Roger Natello débarqua à Zürich un peu avant midi. Une petite valise de cuir jaune à la main, il sortit de la gare. Une ondée avait mouillé l’asphalte mais, pour l’instant, le soleil qui brillait allègrement annonçait une belle éclaircie.
  
  Hésitant, Natello resta un moment à contempler la fontaine monumentale dont les eaux scintillaient.
  
  Comme à Genève, la veille, il était épaté par la limpidité de l’air et par la vivacité de la lumière. C’était la première fois qu’il voyageait en Suisse.
  
  Pour ceux qui ne connaissent que les gares françaises et leurs abords minables, l’aspect pimpant des villes helvétiques est une surprise, pour ne pas dire un ravissement.
  
  Histoire de se dégourdir les jambes, Natello décida de faire une petite balade avant de prendre un taxi. Il traversa la place et enfila la vaste rue qui s’ouvrait devant lui. Sans se presser, il marcha ainsi jusqu’à un carrefour très animé où les longs tramways bleus et blancs se succédaient à un rythme rapide. Il chercha du regard la plaque qui indiquait le nom de cette place et il lut : Paradeplatz. Il ne put s’empêcher de sourire. Comme coïncidence, c’était assez marrant. Sans l’avoir voulu, il était tombé pile sur l’endroit que Belker lui avait donné comme point de repère.
  
  Et ce qui était encore plus marrant, c’est qu’il se trouvait exactement devant la vitrine du grand horloger Türler !
  
  La plupart des montres et pendules qui garnissaient l’étalage marquaient 12 h 24. Natello avait donc seize minutes d’avance sur l’heure convenue.
  
  Il se promena dans les parages et il s’arrangea pour être derechef devant le magasin Türler à 12 h 40. Puis, à 12 h 45, il se remit en route.
  
  Il marcha pendant une demi-heure, sans se soucier le moins du monde de l’itinéraire qu’il empruntait. Il arriva au bord du lac, s’avança jusque sur le quai pour admirer les bateaux qui, leur voile blanche déployée, voguaient sur l’eau bleue ; il déposa sa valise pour allumer une cigarette.
  
  Quand il eut fini sa cigarette, il se mit à la recherche d’un taxi.
  
  La première partie de sa mission était terminée.
  
  
  
  
  
  L’hôtel n’avait rien d’un palace. A première vue, c’était un simple building commercial qui ne se différenciait absolument pas des autres immeubles modernes de la rue. Il fallait même être attentif pour remarquer l’enseigne perpendiculaire annonçant : HOTEL STADION. Il n’y avait pas de porche d’entrée, pas de marquise, pas de portier. La double porte en verre s’ouvrait sur un hall minuscule auquel un tapis de laine et trois plantes vertes donnaient un cachet intime ; on se serait cru en visite chez un particulier.
  
  Un petit escalier de marbre conduisait à l’entresol où se trouvait la réception.
  
  Roger Natello s’approcha du comptoir d’acajou derrière lequel une adolescente classait des papiers.
  
  - Je suis monsieur Nantel, dit-il à la jeune fille. Je crois qu’une chambre a été retenue pour moi ?
  
  La jeune Suissesse vérifia le registre de réservation.
  
  - Oui, acquiesça-t-elle sans lever les yeux, l’index appuyé sur la page de son livre. Monsieur Nantel, de Paris, une chambre avec douche, pour une nuit.
  
  Elle décrocha une clé au tableau.
  
  - Chambre 17, indiqua-t-elle. On va vous y conduire. Vous avez d’autres bagages que votre valise ?
  
  - Non.
  
  - Bien, opina-t-elle.
  
  Elle se retourna, se pencha sur le clavier d’un interphone, enfonça une touche noire, donna des instructions en allemand. Puis, s’adressant à Natello :
  
  - Un petit instant, je vous prie.
  
  - Est-ce qu’il y a moyen de déjeuner ?
  
  - Oui, le petit déjeuner sera servi dans la chambre, demain matin. Vous le demandez par téléphone.
  
  - Je voudrais déjeuner maintenant, rectifia-t-il.
  
  - Excusez-moi, j’avais mal compris. Non, il n’y a pas de restaurant à l’hôtel. Mais si vous ne désirez pas aller dans le centre de la ville, il y a un bon restaurant à quelques minutes d’ici. Je vais vous donner une carte. C’est dans la Badener Strasse.
  
  Elle lui remit une carte du restaurant en question et lui expliqua comment il pouvait s’y rendre.
  
  - Parfait, dit-il en empochant la carte.
  
  Sur ces entrefaites, une femme de chambre en tablier blanc avait fait son apparition. L’adolescente lui parla en allemand, et la femme prit la valise de Natello, lui montra du geste le couloir qui menait vers l’ascenseur.
  
  La chambre lui plut. Elle n’était pas bien spacieuse, mais tout y était d’une propreté éblouissante. Les meubles et la décoration avaient une simplicité qui n’excluait ni le confort ni le bon goût ; c’était ultra-moderne, fonctionnel, dépouillé. La literie et les murs étaient à ce point impeccables que Natello eut l’impression que personne n’avait logé dans cette chambre avant lui.
  
  Il s’approcha de la fenêtre. De l’autre côté de la rue, il y avait un grand garage Peugeot. Des voitures, des camions et des tramways sillonnaient sans arrêt la Badener Strasse. La rumeur de ce trafic était pour ainsi dire continue. Même au quatrième étage, c’était bruyant. Mais Natello aimait cela. Il ne supportait pas le silence, et il ne supportait pas non plus de rester longtemps enfermé entre quatre murs.
  
  Il inspecta le cabinet de toilette, se lava les mains, se donna un coup de peigne, ajusta sa cravate et quitta la chambre pour aller déjeuner.
  
  Il revint à l’hôtel vers trois heures et demie.
  
  Il se sentait en pleine forme et parfaitement heureux. Il avait fait un excellent repas, arrosé d’un vin rouge du Tessin dont les effets euphoriques n’étaient pas désagréables.
  
  Il ôta sa veste, ses souliers et sa cravate, alla prendre dans sa valise le roman policier qu’il avait acheté à la Gare de l’Est, à Paris, et s’allongea sur le lit.
  
  A 16 heures tapantes, le téléphone sonna.
  
  Natello sursauta. Il s’était endormi et son bouquin avait glissé sur le tapis.
  
  - J’écoute, dit-il.
  
  - Une communication pour vous, monsieur Nantel.
  
  - Bien, passez-la moi.
  
  Il y eut un déclic, et une voix masculine, plutôt sèche, prononça :
  
  - Allô, monsieur Nantel ?
  
  - Oui.
  
  - C’est Jean Dupont à l’appareil. Comment allez-vous ?
  
  - Très bien, merci.
  
  - J’espère que vous avez fait bon voyage ?
  
  - Oui, merci.
  
  - Comme je vous l’avais promis, j’ai demandé à la société Meyer de préparer la documentation qui vous intéresse. Ils sont tout à fait d’accord et vous aurez des nouvelles avant 5 heures.
  
  - Très bien, très bien, dit Natello sur un ton grave et pénétré. Merci de votre intervention, cher monsieur. Je vous tiendrai au courant.
  
  - A plus tard, conclut Dupont.
  
  Sur quoi, il raccrocha.
  
  Natello, un demi-sourire sur les lèvres, allongea paresseusement le bras pour laisser retomber le combiné sur la fourche de l’appareil.
  
  Toute cette histoire l’amusait beaucoup. Qui était-il, ce bonhomme qui se faisait appeler Jean Dupont, qui parlait de la société Meyer et qui s’adressait le plus sérieusement du monde au soi-disant « M. Nantel » ?...
  
  C’était presque aussi excitant que le roman policier qu’il était en train de lire.
  
  Il se leva pour aller chercher ses cigarettes et son briquet, alluma une cigarette, attrapa le cendrier-réclame qui se trouvait sur la table de chevet, près du téléphone, se recoucha, ramassa son livre et reprit sa lecture.
  
  Trois quarts d'heure plus tard, le téléphone tinta derechef. La petite jeune fille de la réception lui annonça un nouveau coup de fil et lui passa la communication.
  
  - Monsieur Nantel ? s’enquit une lourde voix à l’accent germanique.
  
  - Oui, c’est moi-même.
  
  - C’est la Société Meyer. Nous avons rassemblé une documentation pour vous et elle sera à votre disposition à notre bureau à 18 heures. Pouvez-vous passer la prendre ?
  
  - Certainement.
  
  - Nous fermons à 18 h 30. Par conséquent, ne venez pas plus tard.
  
  - Je serai là à 18 heures, assura Natello.
  
  Il raccrocha, referma son livre.
  
  Toute cette combine était réglée comme du papier à musique. La Société Meyer, c’était du bidon, bien entendu. Ce deuxième coup de fil voulait tout bonnement dire que les opérations se déroulaient sans incident et que la voie était libre.
  
  Natello remit sa cravate et sa veste, prit ses cigarettes, son briquet, vérifia le contenu de ses poches, alla boire un demi-verre d’eau dans le cabinet de toilette et sortit.
  
  Il dut faire un bon bout de chemin dans cette interminable Badener Strasse avant de trouver un taxi.
  
  - Bellevue, dit-il au chauffeur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Quand il descendit du taxi, à la place Bellevue, Natello fut de nouveau surpris de se retrouver dans un endroit connu. En effet, cette place Bellevue était située en bordure du lac, juste en face du quai où il s’était arrêté pour fumer une cigarette au terme de sa promenade de sécurité.
  
  Décidément, on aurait dit qu’il était guidé par une sorte d’intuition !
  
  Il s’orienta, tourna le dos au pont qui franchit la Limmat et s’engagea dans une rue qui montait droit devant lui.
  
  Il repéra tout de suite le décor que Belker lui avait si minutieusement décrit : à droite, la muraille grise d’une espèce de rempart surélevé qu’une étroite rue pavée escaladait.
  
  Il prit cette rue, déboucha sur une terrasse bordée d’arbres, se dirigea vers la droite.
  
  A partir de ce moment-là, il commença à surveiller ses arrières et il exécuta du mieux qu’il put les diverses manœuvres de dépistage que Belker lui avait enseignées. Ce petit jeu dura une vingtaine de minutes, après quoi, ayant acquis la certitude que personne ne l’avait pris en filature, il mit carrément le cap sur la Niederdorf Strasse.
  
  Sa montre-bracelet marquait 18 h 20 lorsqu’il pénétra dans l’immeuble où il devait rencontrer le soi-disant représentant de la Société Meyer. Il monta au deuxième étage. Une carte de visite fixée au-dessus du bouton de la sonnerie indiquait : « H. Wenger ».
  
  Il eut un bref moment d’hésitation, car ce nom ne correspondait pas aux instructions que son patron lui avait fournies. Mais comme il n’y avait qu’un appartement par étage, il appuya résolument sur le bouton de sonnette. Après tout, le nom de ce locataire n’avait sans doute aucune importance, puisque toutes les personnes qui jouaient un rôle dans les opérations étaient affublées d’une fausse identité. A commencer par lui-même.
  
  La porte s’ouvrit, laissant apparaître une superbe créature blonde dont la vue infligea un rude choc au visiteur. Elle avait des yeux gris-vert plus fascinants que ceux d’un cobra, une bouche en forme de baiser, une poitrine terrible qu’un léger pull blanc modelait d’une manière insolente.
  
  Natello, assez sérieusement touché, bredouilla :
  
  - Euh... Excusez-moi, je... j’ai rendez-vous avec M. Dupont...
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Nantel... Robert Nantel...
  
  - Entrez, je vous en prie.
  
  Elle lui céda le passage, souriante. Le trouble visible du visiteur l’amusait. Du geste, elle indiqua une des trois portes qui donnaient sur le hall d’entrée.
  
  - Par là, dit-elle.
  
  Elle referma la porte palière, déclencha la sûreté du Yale, rejoignit Natello qui venait de pénétrer dans un vaste studio rectangulaire dont les fenêtres prenaient jour dans la Niederdorf Strasse.
  
  - Asseyez-vous, reprit-elle gentiment en montrant un fauteuil. Puis-je vous offrir un scotch ?
  
  - Volontiers, accepta-t-il.
  
  - Vous n’êtes pas trop pressé, j’espère ?
  
  - Euh... non. Pourquoi ? M. Dupont n’est pas encore arrivé ?
  
  - Vous n’avez pas rendez-vous avec M. Dupont, révéla-t-elle, toujours souriante, c’est avec moi que vous avez rendez-vous. Je m’appelle Hilke Wenger...
  
  - Ah ? laissa échapper Natello, éberlué.
  
  Il se souvint alors que Belker, effectivement, n’avait pas parlé d’un homme ; il avait dit : « La personne qui vous accueillera dans cet appartement vous demandera si vous êtes pressé, et vous échangerez alors les mots de passe. »
  
  Il se rendit compte qu’il avait gaffé, et il décida illico de se rattraper.
  
  - Vous m’avez demandé si j’étais pressé, dit-il en dévisageant la blonde. En fait, mon train quitte Zurich à 15 heures.
  
  - A 15 h 22, enchaîna-t-elle aussitôt. Vous restez vingt-quatre heures à Genève et vous repartez sur Bruxelles, c’est bien cela ?
  
  - Oui, c’est bien cela, confirma-t-il, soulagé.
  
  Il ajouta :
  
  - Je ne m’attendais pas du tout à être reçu par une jolie fille, figurez-vous ! Je croyais que c’était un homme qui allait m’ouvrir la porte, et c’est pour cela que je vous ai répondu de travers quand vous m’avez tendu la perche pour l’échange des mots de passe.
  
  - Ce n’est pas grave, dit-elle d’un air indulgent et insouciant. J’ai bien vu que vous étiez un peu pris de court.
  
  Elle alla chercher une bouteille de Gilbey’s et deux verres dans un meuble-bar qui occupait un des coins de la pièce.
  
  - Vous le prenez avec du soda ? s’enquit-elle en versant le whisky.
  
  - Oui, si cela ne vous dérange pas.
  
  Elle quitta le studio, revint quelques instants plus tard avec une bouteille d’eau gazeuse et un grand bol de faïence rempli de cubes de glace.
  
  - Eh bien, ravie de faire votre connaissance, monsieur Nantel, s’exclama-t-elle en avançant son verre pour trinquer.
  
  Natello but une gorgée, sans détacher son regard de la blonde. Elle s’installa au milieu d’un canapé recouvert de velours bleu-nuit, alluma une L.M. à bout-filtre, aspira la fumée.
  
  - Italien ? questionna-t-elle dans un nuage bleuté.
  
  - Non. Tout le monde me prend pour un Italien à cause de mon teint et de mes cheveux noirs, mais je suis né à Toulon et mes parents également.
  
  - Oh, vous avez sûrement des ancêtres d’origine italienne. Vous avez tout à fait le type.
  
  - Oui, c’est possible, admit-il. Je n’ai jamais creusé ce problème.
  
  - Il y a longtemps que vous êtes dans le métier ?
  
  - Non, je débute. C’est ma première mission. C’est d’ailleurs la première fois que je vais dans un pays étranger.
  
  - Vraiment ? Et comment trouvez-vous la Suisse ?
  
  - Formidable... Et propre, Bon Dieu !
  
  - Que faisiez-vous avant ?
  
  - Eh bien, vous savez... Après mon service militaire, j’ai bricolé de gauche à droite. Au fond, je cherchais ma voie.
  
  - Vous avez quel âge, si j’ose me permettre ?
  
  - Vingt-huit.
  
  - Tiens, le même âge que moi !
  
  - On vous donnerait vingt ans, glissa-t-il, galant.
  
  - Merci, fit-elle en riant. C’est le genre de compliment auquel une femme est toujours sensible... Vous comptez rester dans l’équipe de Simon Belker ?
  
  - Bien sûr !
  
  - J’ai un message verbal à vous transmettre pour Belker. Je vous en parlerai tout à l’heure. Venons-en d’abord à ce qui m’intéresse dans l’immédiat... La marchandise.
  
  Natello se leva pour prendre dans la poche gauche de son pantalon un trousseau de clés. Le trousseau comportait trois petites clés chromées attachées à un anneau-réclame offert par un restaurant parisien.
  
  Il en détacha deux clés, les remit à la blonde, reprit place dans son fauteuil.
  
  Hilke Wenger remercia d’un hochement de la tête.
  
  - Une seconde, vous permettez ? murmura-t-elle.
  
  Elle quitta le studio, traversa la chambre contiguë, puis le couloir central de l’appartement, entra dans la cuisine et préleva dans un tiroir une petite pince d’acier dont les mâchoires se terminaient par un revêtement de caoutchouc vulcanisé. Très habilement, elle dévissa la tige de la première dé, fit tomber dans le creux de sa paume un tube en matière plastique, ouvrit ce tube et en retira un film qu’elle déroula en l’élevant vers la fenêtre.
  
  Satisfaite, elle refit la même opération avec la seconde clé.
  
  Après avoir revissé les tiges des deux clés, elle ouvrit un des placards muraux de la cuisine, attrapa un paquet de semoule qui garnissait l’étagère du meuble, y enfonça les deux tubes de plastique, secoua le paquet pour effacer toute trace de manipulation, s’essuya les doigts à une serviette et retourna près de son visiteur.
  
  - Je vous rends ceci, dit-elle en lui restituant les clés.
  
  - Tout va bien ? demanda-t-il.
  
  - Oui, je suppose. Mon rôle consiste à prendre livraison de la marchandise. Les vérifications sont faites ailleurs, et par d’autres que moi.
  
  - Où ?
  
  - Quelle question ! lança-t-elle, subitement égayée. Il ne faut jamais demander des choses pareilles, voyons ! Une chance que vous soyez un débutant !... Dans cette profession, il n’y a rien de plus suspect que la curiosité. Belker aurait dû attirer votre attention là-dessus.
  
  Natello arborait une mine confuse et penaude.
  
  - Je me suis mal exprimé, dit-il. Cette histoire de vérification ne me regarde évidemment pas, mais vous allez me régler la marchandise comptant, n’est-ce pas ?
  
  - N’ayez aucune crainte à ce sujet, le rassura-t-elle.
  
  Elle saisit la bouteille de scotch pour remplir à nouveau les verres.
  
  - Après tout, décida-t-elle soudain, je vais vous payer tout de suite. Vous vous sentirez plus à l’aise pour écouter ce que j’ai à vous dire.
  
  Elle alla s’agenouiller devant le large bahut en noyer poli qui tenait presque toute la largeur d’un des murs du studio. Le buste plié, elle retira une série d’objets du meuble : deux sacs à main en cuir noir, un carton à chapeau, des flacons de parfum, une paire de bottillons, etc.
  
  Natello avait une boule dans la gorge. Hilke Wenger, le buste engagé dans l’armoire, imposait au visiteur le spectacle affolant d’une croupe admirable, ronde et pleine, dont le galbe était mis en relief d’une façon incroyablement suggestive par la jupe tendue à craquer.
  
  Cette vision - et l’imagination aidant - déclencha dans les entrailles de Natello un émoi violent, proche de la douleur.
  
  Il se hâta de boire une longue rasade de whisky pour se remettre. Il savait qu’il était encore fragile et vulnérable en face d’une tentation comme celle-là. Ce n’est pas en quelques mois qu’on redevient un homme normal quand on a été privé de femmes pendant trois ans.
  
  Hilke s’était redressée. Elle tenait dans les mains une boîte à chaussures. Elle ouvrit la boîte, en retira une couche de papier de soie.
  
  - Mille, deux mille, trois mille, quatre mille, cinq mille, compta-t-elle en alignant sur la table basse les liasses de dollars qu’elle sortait de la boîte à chaussures. Si vous voulez compter... Les liasses ont été vérifiées, mais vous avez le droit de contrôler, puisque vous êtes désormais responsable de cet argent.
  
  - D’accord, acquiesça-t-il, je vais recompter. Mais si je peux vous donner un conseil, vous avez tort de planquer votre argent dans une boîte à chaussures. C’est vraiment la plus mauvaise cachette qui existe. Je sais de quoi je parle, vous pouvez me croire sur parole ! Quand on s’introduit quelque part pour un fric-frac, on commence toujours par les lits et par les boîtes à chaussures...
  
  - Si je ne me trompe, c’est l’avis d’un connaisseur ?
  
  - Et comment ! Pour ne rien vous cacher, j’ai passé plus de quatre années dans la profession de cambrioleur. C’est un sport qui ne...
  
  Il se tut brusquement, réalisant qu’il était en train de raconter des bêtises. Le whisky lui montait à la tête.
  
  - Je ferais mieux de me taire, dit-il.
  
  - Oh, vous n’avez pas à vous méfier de moi ! renvoya-t-elle d’une voix enjouée. Nous sommes entre amis, puisque nous sommes du même bord.
  
  Elle referma la boîte à chaussures, retourna s’agenouiller devant le bahut pour remettre tout en place dans le meuble.
  
  De nouveau, elle lui infligea le spectacle de sa croupe si cruellement suggestive.
  
  Il aurait dû ramasser les cinq liasses de dollars pour les fourrer dans ses poches, mais il était subjugué par cette femme, envoûté par la puissance érotique que dégageait ce corps agenouillé, cette posture lascive, ces formes arrogantes... L’espace d’une seconde, son imagination délirante lui montra la blonde dans cette même attitude, mais sans aucun vêtement.
  
  Pris de vertige, malade de désir, il s’avança.
  
  Elle tourna la tête, se redressa promptement, le regarda.
  
  Il avait le visage altéré, crispé, le teint gris, les yeux légèrement dilatés.
  
  - Vous vous sentez mal ? fit-elle doucement.
  
  - C’est... c’est chouette, ce pull blanc, bégaya-t-il sans trop savoir ce qu’il disait.
  
  Il articula ensuite :
  
  - Et ce qui est dedans... c’est encore plus chouette, sûrement ?
  
  Leurs regards se croisèrent. Les prunelles de la blonde s’étaient assombries et sa bouche ourlée s’était durcie. Elle était sur la défensive. Mais une lueur étonnée, incrédule, s’alluma dans ses yeux qui redevinrent plus verts que gris. Elle avait une certaine expérience des hommes et elle venait de comprendre ce qui se passait.
  
  - Et alors ? murmura-t-elle avec douceur. Vous en avez tellement envie ?
  
  Il s’avança encore, lui prit la taille, palpa la chair à travers le fin lainage.
  
  - Bon Dieu, si vous saviez, haleta-t-il avec une intonation à la fois humble et suppliante. Nous sommes entre amis, n’est-ce pas ? Vous venez de le dire... Je suis resté trois ans en taule. Trois ans...
  
  - Je ne suis tout de même pas la première depuis que vous avez retrouvé la liberté ?
  
  - Non... C’est-à-dire... Euh, ça ne me disait plus rien et j’ai été déçu... Mais vous, ce n’est pas la même chose...
  
  Elle haussa imperceptiblement les épaules et esquissa un sourire. Elle avait l’air de trouver l’aventure assez divertissante.
  
  - Vous me promettez d’être discret, au moins ? Je suis la maîtresse de mon patron et s’il apprenait que nous avons couché ensemble, ça ne lui ferait pas plaisir.
  
  Il l’enlaça avec une avidité pleine de brusquerie, la serra fébrilement contre lui, lui prit la bouche, se mit à lui pétrir les hanches, le dos, glissa une main d’affamé sous le pull blanc.
  
  Elle se dégagea, secoua ses cheveux blonds.
  
  - C’est un ouragan ! s’exclama-t-elle avec un rire de la gorge qui trahissait son propre trouble sensuel... Inutile de t’emballer comme ça, grand fou. Viens par là...
  
  Elle lui prit la main pour le guider vers la chambre à coucher.
  
  Tout se passa tellement vite que leur étreinte échevelée fut davantage frénétique que voluptueuse.
  
  Natello, foudroyé, anéanti, resta un long moment allongé sur le ventre, complètement groggy.
  
  Hilke Wenger n’avait même pas eu le temps de se mettre au diapason. Elle se leva pour aller chercher ses cigarettes et son briquet. Un vague sourire indulgent, un peu maternel, errait sur sa jolie bouche pulpeuse.
  
  Elle revint s’asseoir dans le lit, près de Natello. Quand elle actionna son brique, Natello ouvrit les yeux, se tourna vers elle.
  
  La vision de cette nudité féminine le réveilla mieux que ne l’eût fait une gifle.
  
  Il posa une main conquérante sur la cuisse satinée de la blonde. Elle avait un grain de peau si serré, une chair si ferme et si onctueuse en même temps, que c’était comme dans un rêve.
  
  Tout en fumant sa cigarette, elle se laissa caresser. Enfin, elle s’étira pour écraser son mégot dans le cendrier qui se trouvait sur la table de chevet, revint vers lui, le repoussa en arrière sur l’oreiller, le surplomba en le regardant droit dans les yeux.
  
  Il frissonna au contact des cheveux soyeux sur son visage. Elle approchait lentement sa bouche.
  
  - Laisse-moi faire, murmura-t-elle, cette fois, tu ne seras plus déçu...
  
  
  
  
  
  De l’autre côté de la Niederdorf Strasse, juste en face de l’immeuble dans lequel habitait Hilke Wenger, il y avait une ancienne bâtisse en pierre grise, une de ces maisons de style moyenâgeux - arcade arrondie formant un passage couvert au niveau de la rue, petites fenêtres à croisillons de plomb - qui font la beauté du Limmatquai.
  
  Au premier étage de cette vénérable demeure, dans une jolie chambre aussi douillette qu’un pied-à-terre de célibataire, trois jeunes gaillards d’allure sportive bavardaient d’un air désœuvré, dans l’obscurité la plus complète.
  
  Un de ces trois individus se tenait près de l’une des fenêtres qui donnaient sur la rue. En bras de chemise, une main dans la poche de son pantalon, une épaule appuyée contre le mur, il observait la rue d’un œil calme.
  
  Interrompant la conversation de ses deux camarades, il prononça soudain :
  
  - Tiens ! Voilà que ça se réveille là-dedans !
  
  Les deux autres, qui étaient affalés dans des fauteuils « genre Louis XVI », bondirent sur leurs pieds pour se précipiter vers la fenêtre.
  
  Ils aperçurent, au deuxième étage de la maison d’en face, une silhouette féminine qui se dessinait comme une ombre chinoise en contre-jour dans la pièce éclairée.
  
  - Elle vient d’allumer, indiqua l’homme en bras de chemise.
  
  L’ombre chinoise disparut, masquée par des rideaux qui glissaient devant la baie vitrée, occultant celle-ci.
  
  Le type en bras de chemise jeta un coup d’œil vers la montre qu’il portait au poignet. Les aiguilles phosphorescentes marquaient 10 heures 35.
  
  - Il y a plus de quatre heures que le bonhomme est chez elle, constata-t-il. C’est un client sérieux... Hans, préviens le chef et demande des instructions. Personnellement, je serais plutôt d’avis de ne rien faire. La visite de cet inconnu cache peut-être un piège.
  
  Le nommé Hans passa dans une pièce voisine. L’homme en bras de chemise reprit :
  
  - Veux-tu me passer les photos, Peter ? Je voudrais les revoir.
  
  Peter alla chercher une chemise jaune posée sur la commode. Il retira du dossier une demi-douzaine d’épreuves 18 X 24 tirées en noir et blanc.
  
  - Les autres clichés ne valaient rien, dit-il en remettant les photos à son camarade.
  
  - Prends ma place un moment, demanda l’homme en bras de chemise. Je vais revoir ça à la lumière.
  
  A cet instant, le nommé Hans réapparut :
  
  - Franz, lança-t-il, le patron te demande au téléphone.
  
  - J’y vais, dit Franz qui se dirigeait précisément vers la pièce contiguë, ses photos dans la main.
  
  Peter, sans détourner les yeux de la fenêtre, questionna son copain :
  
  - Qu’est-ce que le patron raconte ?
  
  - Il croit aussi que c’est un traquenard.. En principe, seul Faschinger nous intéresse. Le type est sans doute resté exprès jusqu’à ce qu’il fasse nuit.
  
  - Oui, c’est possible, admit Peter. Mais j’ai quand même l’impression qu’il a trouvé un moyen agréable de tuer le temps.
  
  - Tu crois qu’ils ont fait l’amour pendant quatre heures ? objecta Hans sur un ton sceptique où perçait une pointe d’envie.
  
  - Ils ne sont pas restés dans le studio, puisqu’elle vient seulement d’allumer la lumière, raisonna Peter. Évidemment, il y a la cuisine ; mais je vois mal un type de ce genre passer quatre heures à éplucher des pommes de terre ! Ces Italiens sont tous des chauds lapins. Et les blondes sont assez attirées par les beaux ténébreux.
  
  - Ils ont de la veine que Faschinger ne se soit pas amené !
  
  - Justement, fit remarquer Peter, c’est cela qui est louche. La blonde devait savoir que Faschinger ne viendrait pas. Je suis presque sûr que c’est Faschinger lui-même qui a envoyé cet Italien.
  
  - Pour se faire cocufier ?
  
  - Hum, ricana Peter. Si tu t’imagines qu’un homme comme Faschinger attache la moindre importance à des histoires de fesse ! Il couche avec la blonde parce que ça cadre avec ses activités actuelles, mais il se soucie d’elle comme d’une savate. Ces individus-là, rien ne les touche réellement.
  
  Franz réapparut :
  
  - Terminé pour aujourd’hui, annonça-t-il.
  
  Hans questionna :
  
  - On ne surveille même pas la sortie de l’italien ?
  
  - Non, les ordres du patron sont formels. Cette combine sent le roussi. D’ailleurs, je vous l’avais dit : j’ai dans l’idée que Faschinger et sa blonde ont flairé quelque chose. Une de nos filatures a dû attirer leur attention.
  
  
  
  
  
  Natello sortit de la salle de bains où Hilke l’avait précédé. Il était détendu, souriant.
  
  Hilke paraissait extrêmement satisfaite, elle aussi.
  
  - Je t’ai préparé un sandwich, dit-elle en lui montrant une assiette posée sur la table basse du studio. Il est tard.
  
  Elle passa lentement le bout de sa langue sur ses lèvres un peu tuméfiées.
  
  - Nous avons fait les fous, reconnut-elle d’une voix tendre, presque roucoulante. Il y a un bout de temps que cela ne m’était plus arrivé. Mon patron est plutôt expéditif dans ce domaine.
  
  - Tu regrettes ? dit-il anxieux.
  
  - Pas du tout. Mais ce n’était pas prévu au programme et il faut penser aux choses sérieuses maintenant. Assieds-toi, mange ton sandwich et écoute-moi. Tu diras à Simon Belker que les livraisons sont suspendues jusqu’à nouvel ordre. Et tu lui diras également de mettre les liaisons en veilleuse, car il se passe des choses bizarres autour de Jean Dupont. Tu retiendras ?
  
  - Ben, dame ! Mais Belker va m’interroger pour en savoir davantage. De quelles choses bizarres parles-tu ?
  
  - Nous avons eu l’impression, il y a quelques jours, que mon domicile était surveillé. Nous n’en sommes pas sûrs, mais il vaut mieux prévenir que guérir.
  
  - Je ne comprends pas très bien, mastiqua Natello, la bouche pleine.
  
  - C’est pourtant simple. A deux reprises, il m’a semblé que j’étais suivie. Chaque fois, c’était la nuit. Par contre, en plein jour, toutes nos mesures de contre-filature ont été bredouilles.
  
  - Je peux garantir, en ce qui me concerne, que je n’ai pas été suivi une seule fois.
  
  - Tant mieux, mais il ne faut jamais être optimiste.
  
  - Sans blague ? Vous êtes toujours sur le qui-vive, vous autres ?
  
  - Toujours.
  
  - Tu ne crois pas que c’est l’imagination qui travaille ? A force de se méfier, ça doit tourner à l’idée fixe, à l’obsession, non ?
  
  - Je ne dis pas le contraire, concéda-t-elle. Mais j’aime mieux tomber dans une idée fixe que dans les pattes d’un inspecteur de la Sûreté Fédérale. Notre métier est dangereux, il ne faut pas l’oublier.
  
  - Noyés dans la foule, nous sommes des gens normaux.
  
  - C’est le choc en retour qui est épouvantable, murmura-t-elle, subitement songeuse.
  
  Natello ne pigeait pas. Elle le regarda, lui expliqua :
  
  - Quand tu auras fait ce boulot pendant quelques mois, tu te rendras mieux compte. Et tu ne perds rien pour attendre, crois-moi.
  
  - C’est quoi, le choc en retour ?
  
  Elle se leva pour allumer une cigarette. Puis :
  
  - Réfléchis deux minutes, mon petit chou. Les films que tu m’as apportés contiennent des renseignements de la plus haute importance. Les gens qui vont les recevoir ne sont jamais à l’abri d’un œil indiscret, d’une erreur, d’une fausse manœuvre. Bref, neuf fois sur dix, les propriétaires de ces secrets finissent par apprendre qu’il y a eu des fuites. Ils n’en disent rien, ils ne bronchent pas... mais ils alertent leurs services, et les enquêtes commencent.
  
  - Oui, je vois, opina-t-il.
  
  - Nous sommes noyés dans la foule, comme tu le disais tout à l’heure, et nous prenons des tas de précautions qui nous donnent l’illusion d’être en sécurité. Seulement, un beau jour, sans qu’on puisse prévoir le coup, ça craque : les flics du contre-espionnage te piquent et les jeux sont faits... Tu n’as jamais entendu parler d’Abel, de Lonsdale, de Penkovski, de Wennerstroem ?
  
  - J’ai suivi ça dans les journaux, comme tout le monde.
  
  - Trente années de prison, ça ne te dit rien ?
  
  Natello fit la grimace :
  
  - J’aimerais mieux crever, dit-il.
  
  Il y eut un silence. Puis Natello haussa les épaules et marmonna :
  
  - Tu as peut-être raison de me raconter tout ça, mais je préfère ne pas y penser, ça me flanque les jetons.
  
  - Je crois que c’est salutaire, assura-t-elle. Quelles sont les instructions que Simon Belker t’a données en cas de filature ?
  
  - Il m’a bien expliqué le topo, je ne crains rien de ce côté-là.
  
  Elle réfléchit un moment, puis :
  
  - Si tu es d’accord, nous allons quand même organiser une petite manœuvre. Puisque tu es là, autant en profiter pour faire un test. Si nous sommes en danger, il est préférable que nous sachions à quoi nous en tenir une fois pour toutes. C’est aussi valable pour toi que pour moi, non ?
  
  - Comme tu voudras, accepta-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Les craintes de la blonde n’étaient pas fondées. Elle en convint elle-même lorsqu’elle retrouva Natello une heure plus tard, devant le marchand de tabac du coin de la Bahnhofplatz.
  
  Natello murmura :
  
  - J’en étais sûr. Comment veux-tu qu’ils fassent pour me repérer ? Je ne suis jamais venu à Zürich, mes papiers sont en règle et je me promène comme n’importe quel touriste... Les flics sont malins, je suis payé pour le savoir, mais enfin, il ne faut rien exagérer.
  
  Hilke, rassurée, se moqua gentiment d’elle-même :
  
  - Je fais des complexes. Mon patron est tellement anxieux, tellement méfiant qu’il finit par m’influencer... Évidemment, il a des raisons : il s’est fait coincer en 1958 et il a tiré dix-huit mois de prison préventive. Dix-huit mois au secret... Je n’ai jamais su comment il s’en était sorti, mais il n’a pas été condamné ; ils n’ont trouvé aucune preuve irrécusable, et le magistrat instructeur a été obligé de le relâcher.
  
  Ils firent quelques pas ensemble, en direction de Beatenplatz. Ils n’arrivaient pas à se quitter. Natello prononça à mi-voix :
  
  - J’espère qu’on se reverra ?
  
  - Je l’espère aussi, mais il ne faut pas trop y compter.
  
  - Pourquoi ? Je suppose qu’il y aura d’autres livraisons à faire ?
  
  - Oui, probablement. Mais je pense que Belker utilisera d’autres livreurs.
  
  Natello s’arrêta.
  
  - D’autres livreurs ? répéta-t-il, étonné. Mais pourquoi ? Maintenant que je connais bien la manœuvre, Belker n’a aucun intérêt à me remplacer.
  
  - Je ne dis pas le contraire, mais je crois que c’est une question de principe. Dans deux semaines, il y aura vingt-trois mois que je réceptionne les marchandises chez moi, dans mon appartement. Eh bien, depuis que j’ai commencé, Belker n’a jamais envoyé deux fois le même homme.
  
  - Sans blague ? marmonna Natello, de plus en plus surpris. C’est une drôle d’idée, non ? Il doit chaque fois mettre un gars au courant Tu ne trouves pas qu’il se complique inutilement la vie ?
  
  - Oui et non. Je présume que c’est par mesure de sécurité qu’il procède de cette manière. Si c’était toujours le même bonhomme, il finirait peut-être par se faire remarquer.
  
  - Se faire remarquer ? Par qui ?
  
  - Par les inspecteurs de la Police des Frontières. Quand le même individu se rend fréquemment à l’étranger, les flics finissent par le repérer.
  
  - Mais il y a des tas de gens qui vont souvent à l’étranger !
  
  - Oui, bien sûr, mais la police les connaît et elle sait pour quels motifs ils voyagent de la sorte. Les inspecteurs font des enquêtes, prennent des informations. Un touriste qui ne passe qu’une fois, ça ne les intéresse guère.
  
  - Oui, je vois, murmura Natello. C’est un truc auquel je n’avais pas pensé. Mais à quel rythme se font les livraisons ?
  
  - Oh, c’est très variable. Au début, elles avaient lieu à trois ou quatre mois d’intervalle et Belker s’en chargeait lui-même. C’est depuis un an seulement qu’il utilise des livreurs spéciaux.
  
  - Mince ! Combien en as-tu vu alors ?
  
  - Tu es le cinquième depuis novembre.
  
  Ils continuèrent à marcher côte à côte dans la nuit fraîche et calme.
  
  Natello reprit soudain :
  
  - Je serais bougrement déçu si je ne devais plus jamais te revoir, Hilke. Et je te jure que ce n’est pas du baratin.
  
  - Bah ! dit-elle avec une pointe d’amertume. Dans ce métier, on devient fataliste et on se durcit.
  
  - Mais les sentiments, ça compte ! protesta-t-il.
  
  - Les sentiments s’usent comme le reste, laissa-t-elle tomber. Depuis que je suis la maîtresse de mon patron, j’en ai fait du chemin !... Pour lui, l’amour, c’est une gymnastique et rien de plus.
  
  - Tu mérites mieux, beaucoup mieux, affirma-t-il.
  
  - Non, dit-elle, étrangement catégorique. Maintenant que j’approche de la trentaine, je me rends compte qu’il y a une certaine logique dans la vie. C’est d’ailleurs mon patron qui me l’a démontré : neuf fois sur dix, les gens ont ce qu’ils méritent. Quand j’ai rencontré Cari et qu’il a commencé à me faire des avances, je savais très bien que ce n’était pas un homme sentimental.
  
  Elle eut un petit rire sec, sans joie, puis poursuivit :
  
  - Il a tout de suite placé nos rapports sur un plan nettement réaliste : il m’a offert des cadeaux, il m’a donné de l’argent et il m’a proposé une existence facile, luxueuse. Nous avons voyagé pendant plus d’un an comme des millionnaires. Au Liban, en Égypte, en Asie. Et toujours dans des super-palaces. Ce n’est que par la suite, quand il m’avait bien en main, qu’il m’a révélé comment il se procurait tant de fric.
  
  - Qui est-ce, ce Cari ?
  
  - Euh... mon patron, Jean Dupont. Il change évidemment de nom comme de chemise. Mais je crois que nous avons assez bavardé, il est tard. Je te raconte tout cela parce que tu es un débutant et que tu as encore pas mal de choses à apprendre.
  
  - Je suis sûr qu’on se reverra, articula-t-il comme s’il énonçait une profession de foi.
  
  - Qui vivra verra, soupira-t-elle, philosophe. En tout cas, si cela se produit, ce ne sera pas ici.
  
  - Tu as l’intention de déménager ?
  
  - Mon patron m’a laissé entendre que nous allions sans doute changer de secteur. Il a fait une allusion à Vienne. L’Autriche est également un bon pays pour nous.
  
  - Il y a des pays meilleurs que d’autres ?
  
  - Oui, forcément. Des pays neutres. Des pays qui ne font partie ni du bloc politique occidental ni du bloc politique communiste. Dans ces pays-là, les polices spéciales sont plus coulantes.
  
  - Tu es fichtrement calée, dis donc ! admira-t-il.
  
  - Adieu, dit-elle brusquement.
  
  Elle lui offrit ses lèvres. Il l’embrassa avec fougue, la prit dans ses bras, l’étreignit longuement.
  
  
  
  
  
  Quand il se retrouva dans sa chambre de l’hôtel Stadion, il était encore sous le charme.
  
  Il se déshabilla complètement, se balada tout nu en fumant une cigarette.
  
  Puis, l’esprit absent et la tête pleine de rêves, il entreprit d’effectuer le petit travail qui lui incombait à présent. Cela consistait à insérer les cinq liasses de mille dollars dans une cache prévue à cet effet dans la doublure de son pantalon, exactement à l’endroit de la ceinture.
  
  Quand cette besogne fut terminée, il écrasa son mégot dans un cendrier et il se glissa entre les draps frais du lit.
  
  La deuxième partie de sa mission était accomplie.
  
  Les bras croisés, les mains jointes dans sa nuque, il s’abandonna plus librement au souvenir de l'inoubliable Hilke.
  
  Le lendemain matin, vers 11 heures, il régla sa note et il quitta le Stadion, sa valise de cuir jaune à la main. Il prit un taxi pour se faire conduire à Bellevue.
  
  Il devait se trouver à 13 heures précises devant la vitrine de Türler, la Paradeplatz, et exécuter, comme la veille, une promenade de sécurité de trente minutes. Mais comme il avait une bonne avance sur son horaire, il se mit à errer sans but en direction du Grossmünster. Arrivé à la cathédrale, il continua à marcher.
  
  Il reconnut subitement le décor, et il en resta tout éberlué : il était bel et bien dans la Niederdorf Strasse, la rue où demeurait Hilke Wenger.
  
  Il était prêt à jurer ses grands dieux qu’il ne l’avait pas fait exprès ; et comme il était superstitieux, il pensa que c’était une force mystérieuse qui avait guidé ses pas.
  
  En fait, il était littéralement aimanté par la blonde.
  
  « Elle est peut-être chez elle ? pensa-t-il. « Et j’ai une bonne heure à perdre. »
  
  Il repéra la maison comme s’il y était venu des centaines de fois. Néanmoins, une vague hésitation le retint un moment. Cette visite à l’improviste ne faisait évidemment pas partie des consignes de Belker. Et Hilke ne serait peut-être pas contente de le voir apparaître hors-programme ?
  
  Pendant deux ou trois minutes, pesant le pour et le contre, il déambula devant l’immeuble. A la fin, n’y tenant plus, il franchit le porche et monta au deuxième.
  
  Malheureusement, personne ne répondit à son coup de sonnette et il redescendit à regret, le cœur lourd.
  
  
  
  
  
  A 15 heures, après avoir déjeuné dans un restaurant proche de la Bahnhofplatz, il monta dans le train de Bâle.
  
  Arrivé à Bâle, il se rendit dans un vaste café de la Ritter Gasse, non loin de l’Hôtel de Ville. Il commanda une bière, alluma une cigarette.
  
  A moins d’un événement suspect, c’était dans ce café que Simon Belker, son patron, devait venir le rejoindre. Le délai d’attente avait été fixé à trente minutes.
  
  Si, au bout de ce délai, Belker ne s’était pas amené, cela voudrait dire qu’un pépin s’était produit au cours des opérations. Dans ce cas-là, Natello devait appliquer les instructions du plan d’alerte ; c’est-à-dire, reprendre un train pour Genève et brouiller sa piste comme on le lui avait expliqué.
  
  Natello, confiant, but une gorgée de bière.
  
  Il avait la quasi-certitude que tout s’était très bien passé.
  
  Effectivement, un petit quart d’heure plus tard, Simon Belker, souriant, faisait son entrée dans le café. Il s’avança vers la table de Natello, la main tendue.
  
  - Comment allez-vous, cher monsieur Nantel ? fit-il d’une voix teintée d’ironie. Vous avez une mine superbe.
  
  - Le bon air de la Suisse me réussit, enchaîna Natello, jovial.
  
  Belker commanda également une bière.
  
  Simon Belker était un homme de taille moyenne, bien en chair, au visage rond et affable. Il devait avoir dans les quarante-cinq ans. Ses cheveux blonds, déjà clairsemés, ses yeux d’un bleu pâle et son teint sanguin formaient un contraste radical avec le type latin de Natello. Leurs caractères respectifs devaient également être aux antipodes l’un de l’autre ; autant Natello paraissait orgueilleux, sensible et farouche, autant Belker dégageait une impression de bonhomie facile, de familiarité, d’optimisme sans complication. En fait, il avait l’allure d’un représentant de commerce opérant dans les villes de provinces.
  
  Et, dans un sens, cela correspondait à une certaine vérité, puisque Simon Belker visitait les annonceurs d’un annuaire commercial du Marché Commun.
  
  Il cligna de l’œil et, regardant Natello, lui demanda :
  
  - Les affaires, ça marche ?
  
  - Je n’ai pas à me plaindre. Et vous ?
  
  - Satisfaisant, opina Belker. Je dirais même, très satisfaisant...
  
  Natello comprit que ces paroles concernaient sa mission, et il en éprouva un profond contentement.
  
  Ils continuèrent à échanger des balivernes pendant une dizaine de minutes. Puis, Belker appela le garçon pour payer les consommations.
  
  Ils quittèrent le café.
  
  Belker dévoila alors :
  
  - J’ai une bonne surprise pour vous. Le grand patron désire faire votre connaissance. Venez, j’ai une voiture mais elle est parquée assez loin d’ici, derrière la gare.
  
  - Le grand patron est à Bâle ?
  
  - Non, mais il est en Suisse. Il se repose chez des amis, dans un chalet de montagne... C’est dans le Toggenbourg, si ça vous dit quelque chose.
  
  - Non, ça ne me dit rien.
  
  - Nous en avons pour trois heures de voiture... Mais je suppose que cela vous est égal, hein ? De toute façon, vous avez une semaine de congé maintenant. Votre mission est terminée.
  
  - Pas tout à fait, corrigea Natello en souriant. J’ai cinq mille dollars à vous remettre.
  
  - Je ne l’oublie pas, s’esclaffa Belker, égayé. Mais vous donnerez l’argent directement au boss et cela augmentera sa sympathie pour vous... Quand je peux le faire, je m’arrange toujours pour que le grand patron ait mes nouvelles recrues à la bonne. Indirectement, ça fait monter ma cote. Vous saisissez ?
  
  - Oui, ça arrange tout le monde, approuva Natello.
  
  Il n’appréciait pas vraiment la cordialité un peu douteuse de Belker, ni son complet avachi, ni sa chemise fripée, ni son regard souvent fuyant. Mais Belker était son patron, et on ne choisit pas les gens qui vous permettent de gagner votre bifteck.
  
  La voiture de Belker était une Opel grise de série. Elle portait une immatriculation suisse (avec des lettres SG).
  
  Ils roulaient depuis une demi-heure quand Natello questionna sur un ton empreint d’étonnement :
  
  - Nous reprenons la direction de Zürich ?
  
  - Oui, nous retournons à Zürich. Mais nous ne nous y arrêterons pas.
  
  - Vous auriez pu m’embarquer à Zürich, alors ?
  
  - Oui, naturellement. Mais ce n’était pas prudent.
  
  - Malgré ma promenade de sécurité ?
  
  Belker se mit à rire silencieusement. Puis, goguenard :
  
  - Vous vous imaginez peut-être que c’est pour m’amuser que je me livre à toutes ces manœuvres tortueuses ?
  
  - Non, bien sûr, répondit Natello.
  
  Mais, dans son for intérieur, il trouvait toutes ces simagrées assez ridicules. Ces espions professionnels étaient déformés par leur métier, cela sautait aux yeux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Après la traversée de Zürich, alors que l’obscurité était venue, Natello essaya en vain de repérer le chemin que prenait l’Opel.
  
  Il se rendit compte, assez vaguement, que la voiture longeait la rive du lac, mais comme il ne connaissait pas la région, il fut incapable de se faire une idée de l’itinéraire de ce voyage nocturne.
  
  Belker conduisait attentivement, sans vitesse excessive, sans prendre de risques. Natello avait tenté à deux ou trois reprises d’amorcer une conversation, mais Belker, taciturne, avait laissé tomber.
  
  D’abord un peu déconcerté par cette attitude qui ne cadrait guère avec le caractère jovial de son patron, Natello, en y réfléchissant, devina le motif de ce comportement : Belker faisait le maximum pour éviter le moindre incident de route.
  
  Il n’avait pas tort, évidemment. Au volant de cette Opel qui ne lui appartenait pas, en compagnie d’un passager qui ne devait pas se faire remarquer et qui, de plus, trimbalait cinq mille dollars, un accident ou même une simple contravention aurait eu des conséquences redoutables.
  
  Bercé par le ronronnement régulier du moteur, Natello se remit à rêver - avec une exquise complaisance - à Hilke Wenger. A mesure que les heures s’écoulaient, il sentait que le souvenir de la capiteuse blonde et des moments de bonheur qu’il avait connus avec elle devenait de plus en plus merveilleux. Et, parallèlement, la certitude qu’il la reverrait s’ancrait de plus en plus profondément en lui, malgré les paroles désabusées, pessimistes, qu’elle avait prononcées lors de leurs adieux.
  
  Par un subtil enchaînement de pensée, il en vint à se demander s’il allait, lui aussi, devenir comme Hilke et comme Belker : méfiant, obsédé par les dangers de l’espionnage, hanté par la présence invisible des flics ?
  
  « Pas question ! décida-t-il résolument. Belker et le grand patron devront se faire une raison à ce sujet-là : je ne me laisserai jamais paralyser par la peur ! JAMAIS ! Et rien ne m’empêchera de prendre la vie du bon côté, de me payer du bon temps quand l’occasion s’en présentera. S’ils ne sont pas d’accord, qu’ils aillent se faire foutre ! »
  
  Il en était là dans sa méditation lorsque l’Opel ralentit pour aborder une localité.
  
  Au vol, Natello put saisir le nom de la bourgade : EBNAT.
  
  Petite cité coquette, d’une propreté invraisemblable, avec ses jolies maisons fraîchement repeintes, ses enseignes dorées, son allure de décor folklorique.
  
  L’Opel quitta soudain la route pour s’engager dans une voie plus étroite qui longeait une église au clocheton pimpant. Et, tout de suite, cette route secondaire se mit à grimper au flanc d’une montagne en décrivant des lacets.
  
  L’escalade dura plus d’un quart d’heure. Natello, par la vitre de la portière, voyait, en contrebas, les lumières de la petite ville s’enfoncer progressivement dans la nuit profonde. A chacun des virages en épingles à cheveux, ces étoiles artificielles viraient bord à bord.
  
  L’Opel ronflait, mais elle tirait bien.
  
  Bientôt, la route se transforma en un sentier pierreux où deux voitures de dimensions normales auraient dû faire de l’acrobatie pour se croiser.
  
  Natello demanda :
  
  - A quelle altitude montons-nous comme ça ?
  
  - 1 200 mètres environ.
  
  - Ce n’est pas très habité.
  
  - Il y a quelques chalets dispersés dans la montagne, mais on ne les voit pas la nuit.
  
  A la fin, l’Opel bifurqua sur la droite et quitta le sentier en cahotant, pour stopper sur une espèce de plate-forme de terre battue.
  
  - Terminus, annonça Belker en coupant son moteur.
  
  Il engagea la première vitesse, débarqua, alla caler les roues arrière de la voiture au moyen de moellons.
  
  Natello descendit à son tour.
  
  L’air pur et vivifiant lui dilata les poumons. Il promena un regard circulaire, questionna derechef :
  
  - Où est la maison ?
  
  - Derrière ce mamelon... Suivez-moi.
  
  Belker ouvrant la marche, et Natello sur ses talons, ils escaladèrent un raidillon herbeux.
  
  Le chalet apparut subitement, vaste, solidement assis sur une terrasse de pierre formant socle, entouré de quelques arbres maigrichons. Sa masse trapue se détachait à peine des ténèbres.
  
  Au moment où ils approchaient du petit porche protégé par un auvent, la porte s’ouvrit, laissant filtrer une lumière tamisée.
  
  - Ho, Simon ? héla une voix.
  
  - C’est nous, répondit Belker.
  
  Un jeune gaillard en costume de campagnard accueillit les deux arrivants et les fit entrer dans la salle commune où les attendait le grand patron, assis dans un antique fauteuil.
  
  Belker lança :
  
  - Salut !
  
  L’homme qui était assis dans le fauteuil se leva. Il était grand et maigre, très aristocratique. gé d’une cinquantaine d’années, les cheveux gris ramenés en arrière et calamistrés, il portait un costume de chasse aux tons bruns légèrement passés.
  
  Il s’avança vers Natello, lui tendit la main :
  
  - Soyez le bienvenu. Je suis heureux de faire votre connaissance. Notre ami Simon m’a dit beaucoup de bien de vous.
  
  Ses yeux gris, pénétrants et indéchiffrables, avaient quelque chose de hautain.
  
  Il reprit :
  
  - Je m’appelle Graz. Comme la ville du même nom, avec un Z au bout.
  
  Natello serra la main qu’on lui tendait. Elle était rêche et dure comme du bois.
  
  - Enchanté de vous rencontrer, monsieur Graz.
  
  - Pas trop fatigué ?
  
  - Absolument pas.
  
  Graz se tourna vers Belker :
  
  - Tout s’est bien passé ?
  
  - Comme sur des roulettes, opina Belker.
  
  Un sourire apparut sur le faciès glabre de Graz. S’adressant de nouveau à Natello, il murmura :
  
  - Mes compliments, mon cher.
  
  - Ce n’était vraiment pas difficile, dit Natello.
  
  - La table est mise, le dîner est prêt, indiqua Graz, nous vous attendions... Frédéric?...
  
  Le jeune campagnard s’amena aussitôt. Graz le présenta à Natello :
  
  - Frédéric Wolberg, notre hôte et ami... Roger Natello.
  
  Wolberg tendit sa puissante main noueuse.
  
  Le repas fut d’une simplicité toute rustique : des œufs, du saucisson, de la viande froide des Grisons, de la bière. C’est Wolberg qui fit le service.
  
  Graz, avec une pointe d’ironie, demanda à Natello :
  
  - Pas trop impressionné par cette première mission ? Les débutants ont souvent le trac.
  
  - Il n’y a pas de quoi, fit Natello, très décontracté. Mes instructions ne laissaient rien au hasard.
  
  - C’est exact. Mais, néanmoins, le côté clandestin de l’affaire, le danger aussi...
  
  - Je ne suis pas tout à fait un débutant, rappela Natello.
  
  Le sourcil gauche de Graz s’arqua :
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - J’ai fait partie de la bande Méricaux pendant onze mois, et nous avons réussi une série de coups assez fumants.
  
  - Ah oui, je vois. Mais le métier de cambrioleur n’a rien de commun avec le Renseignement. En outre, vous vous êtes fait pincer très rapidement, n’est-ce pas ?
  
  - A cause d’un copain, oui. Une connerie, quoi, grommela Natello en haussant les épaules.
  
  L’allusion de Graz contrariait visiblement Natello. Graz murmura avec une douceur perfide :
  
  - Si j’en juge d’après votre physionomie, le rappel de votre arrestation ne vous fait pas plaisir ? Mais je l’ai fait à dessein : un bon espion ne doit jamais montrer ce qu’il éprouve. Contrairement à ce que vous croyez, vous avez encore beaucoup à apprendre, Natello.
  
  - C’est possible. Mais je tiens à préciser que c’est la bêtise d’un camarade qui a provoqué mon arrestation.
  
  - Voilà encore une chose que vous devrez apprendre, enchaîna Graz, imperturbable. Dans notre profession, il ne suffit pas de ne pas commettre d’erreur, il faut aussi prévoir les répercussions que peuvent avoir les erreurs des autres.
  
  Il esquissa un geste désinvolte de la main droite :
  
  - Mais tout cela viendra petit à petit, j’en suis convaincu.
  
  Il tira de sa poche une courte pipe en écume de bruyère :
  
  - Puis-je vous demander de me remettre l’argent maintenant ?
  
  - Oui, mais il faut que j’enlève mon pantalon.
  
  - Ne vous gênez pas, nous ne sommes pas pudibonds.
  
  Natello se leva. Tandis qu’il se déculottait pour retirer les liasses de leur cachette, il prononça :
  
  - J’ai également un message verbal à vous transmettre de la part de la femme à laquelle j’ai livré la marchandise. Elle m’a chargé de vous dire que les livraisons doivent être suspendues jusqu’à nouvel ordre et qu’il faut mettre les liaisons en veilleuse car il se passe des choses étranges autour de Jean Dupont. Textuel.
  
  Un silence insolite succéda à ces paroles. Graz, Belker et Wolberg échangèrent des regards plutôt sombres.
  
  Graz, dévisageant Belker, articula à mi-voix :
  
  - Dupont ne vous a pas avisé ?
  
  - Comment l’aurait-il fait ? La mise au point du contact a été opérée par téléphone.
  
  - Oui, c’est juste.
  
  - C’est sûrement pour ce motif qu’il a fait passer le message par Hilke.
  
  - Et les manœuvres de sécurité ? insista Graz.
  
  - Rigoureusement négatives, affirma Belker.
  
  Natello, après avoir posé les bank-notes américaines sur la table, rajustait sa toilette. Graz lui demanda d’un ton abrupt :
  
  - Et vous, Natello ? Vous n’avez rien remarqué au cours des phases en solo de votre mission ? Pas de promeneurs bizarres, pas de badauds autour de votre hôtel, pas de voitures en stationnement près de la maison de Hilke ?
  
  - Non, j’ai vérifié avec soin avant d’entrer.
  
  - Et à la sortie ?
  
  - Encore moins. Du reste, nous avons procédé à un test, la blonde et moi, quand je suis sorti de l’immeuble.
  
  Belker, terriblement attentif, tendu même, maugréa :
  
  - Un test ? Avec elle ? Et en plein jour ?
  
  - C’est-à-dire, corrigea Natello, la nuit était tombée quand je suis sorti.
  
  Belker se figea :
  
  - La nuit était tombée ? A 18 h 30 ?
  
  Natello comprit que le terrain était glissant.
  
  - Je suis resté exprès jusqu’à l’obscurité, à la demande de la blonde, mentit-il.
  
  La face ronde de Belker trahissait une évidente perplexité. Graz, d’une voix faussement insouciante, conclut en se levant :
  
  - Nous verrons tout cela en temps utile.
  
  Il ramassa les liasses.
  
  - C’est très bien, Natello. Je vous donnerai votre prime demain. Vous avez brillamment passé votre examen de passage et vous êtes, à partir de maintenant, un associé à part entière.
  
  Il eut un sourire :
  
  - Je crois que nous pourrions arroser cela n’est-ce pas ? Frédéric, si vous êtes d’accord, nous pourrions boire un peu de champagne ?
  
  Wolberg opina, se leva et disparut. Il revint quelques instants plus tard avec deux bouteilles de champagne. Il prit, dans une vieille armoire de chêne, des coupes de cristal.
  
  Graz alluma sa pipe. Natello alluma une cigarette. L’atmosphère se dégelait. Ils s’installèrent dans des fauteuils, près du haut poêle de faïence - qui dégageait une légère chaleur et une odeur de bois en train de se consumer.
  
  Graz exposa en se tournant vers Natello :
  
  - Comme Simon vous l’a expliqué, le recrutement est pour nous un problème difficile à résoudre. Trouver des hommes sûrs, débrouillards, coriaces, ce n’est pas commode. Je suis donc doublement satisfait de la manière dont vous avez accompli ce premier travail. A présent, il s’agit de franchir une deuxième étape pour faire de vous un véritable agent secret. Cette deuxième étape, c’est la mort de Roger Natello.
  
  - Hé, comment ça ? fit l’ancien cambrioleur, interloqué.
  
  - Nous effaçons tout et nous repartons à zéro, dit Graz. Par le système de la mort légale, nous allons faire de vous un homme nouveau... Pour parler plus clairement, vous allez vous suicider. Vous allez écrire une lettre que je vais vous dicter, une lettre très brève, très classique, et ce message sera glissé dans la poche d’un cadavre. C’est une méthode que nous pratiquons à l’occasion et qui ne rate jamais. Une fois que vous serez officiellement rayé à l’état civil, les recoupements avec le passé seront impossibles.
  
  Natello fronça les sourcils.
  
  - Et mes empreintes ? objecta-t-il. Mes empreintes figurent au sommier.
  
  - Bien sûr, opina Graz. C’est pour cela que vous écrivez la lettre vous-même. Naturellement, le cadavre aura été mutilé de telle sorte que la police ne pourra pas vérifier concrètement. Les noyés qu’on retire du Rhin sont souvent abîmés par les hélices des bateaux. Au surplus, les enquêtes ne vont jamais bien loin quand il s’agit d’un repris de justice qui n’a pas d’attaches familiales et qui laisse une preuve confirmant son intention d’en finir avec la vie. C’est en territoire français que le cadavre sera placé ; or, n’oubliez pas qu’il y a chaque année plus de 7 000 suicides en France. La disparition de votre passé est un grand avantage pour vous, et une sécurité indispensable pour nous.
  
  - Oui, je comprends, acquiesça Natello.
  
  Effectivement, il entrevoyait les perspectives qui s’ouvraient sur l’avenir. Une condamnation pour vols avec effraction demeure un lourd handicap.
  
  Wolberg avait rempli les coupes.
  
  - Nous buvons à la mémoire de Natello, dit-il d’une voix gutturale.
  
  Ils trinquèrent tous.
  
  Graz apporta un bloc de papier à lettres bon marché et un stylo-bille.
  
  - Je vais vous dicter la lettre, dit-il à Natello.
  
  Ce ne fut pas long. Cinq lignes dans un style sommaire et banal.
  
  - Parfait, parfait, s’exclama Graz.
  
  Wolberg avait de nouveau rempli les coupes, et ils levèrent leur verre une fois encore.
  
  - En attendant que cette affaire soit réglée, indiqua Graz à Natello, vous resterez quelques jours ici, au chalet. Demain, lorsqu’il fera jour, nous irons nous promener ensemble et je vous montrerai le paysage. C’est un des coins les plus pittoresques de la région et l’endroit est extrêmement plaisant, vous verrez... Bien entendu, vous pourrez vous balader à votre guise ; nous sommes à l’abri de toutes les curiosités, ici.
  
  Il regarda Natello d’un œil moins aigu et ajouta :
  
  - Après trois années de prison, rien de tel qu’un bol d’oxygène pour retrouver la condition physique parfaite. Et 1200 mètres d’altitude, c’est l’idéal... Je vous conseille toutefois de fumer le moins possible, la cure sera plus efficace.
  
  Natello, touché par tant de sollicitude et sensible au fait que le grand patron se souciait même de sa santé, remercia :
  
  - Une cure d’air, c’est toujours bon et je vous remercie.
  
  Il alla jeter son mégot dans le poêle de faïence, réprima un profond bâillement. Graz plaisanta :
  
  - Dans l’immédiat, j’ai l’impression qu’une bonne nuit de repos ne vous ferait pas de tort non plus, n’est-ce pas ?... La montagne, cela donne sommeil... Frédéric va vous conduire à votre chambre.
  
  Une heure plus tard, Natello dormait à poings fermés.
  
  En réalité, il dormait d’un sommeil éternel. Le poison que Wolberg lui avait subrepticement versé dans sa seconde coupe de champagne avait accompli son œuvre.
  
  Natello avait eu la mort la plus douce, celle qui vous visite pendant votre sommeil et vous emporte, sans que vous en ayez conscience, vers un monde meilleur.
  
  Wolberg, après vérification, redescendit pour annoncer la nouvelle à Graz et à Belker.
  
  - Bien, opina Graz d’une voix neutre. Nous nous occuperons demain de l’évacuation, et ensuite nous verrons ce que Cari Faschinger compte faire. Personnellement, je serais assez partisan de décaler la prochaine livraison.
  
  Belker maugréa :
  
  - Je ne serai jamais tranquille avec Faschinger. Je vous le dis depuis le début, si Faschinger s’obstine à rester dans la course, ça finira par une catastrophe.
  
  - Vous en avez de bonnes, riposta Graz, acerbe. C’est lui qui nous a apporté l’affaire.
  
  - Nous sommes bien d’accord, mais s’il acceptait de se retirer, il n’y perdrait rien. Nous pourrions lui garantir sa participation financière.
  
  - Il ne veut pas en entendre parler. Ses acheteurs refusent de traiter avec un autre intermédiaire, même s’il donne sa caution morale.
  
  - Balivernes ! rétorqua Belker. Faschinger nous dit cela parce qu’il a peur de se faire court-circuiter.
  
  - Je n’en disconviens pas, mais nous n’avons pas le choix. Et d’ailleurs, à quoi bon vous tracasser? Le système des O.S.M. nous procure des garanties largement suffisantes, non ? Entre Faschinger et nous, pas de recoupement possible.
  
  Belker haussa les épaules.
  
  - Admettons, grommela-t-il. Encore faut-il avoir des gens sous la main. Je n’ai plus que deux candidats sur ma liste.
  
  Pendant qu’ils discutaient de la sorte, Wolberg avait enfilé des gants de plastique. Il prit la lettre que Natello avait écrite, la plia en deux et quitta la pièce.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  C ’est un mercredi, en fin de matinée, que Francis Coplan, convoqué par un bref message déposé à son domicile privé, s’amena au Service.
  
  Il monta directement au bureau de Rousseaux, le chef du département administratif.
  
  - Bonjour, dit-il. Vous m’avez appelé, me voici.
  
  - Moi ? protesta Rousseaux. Vous rêvez ! Je ne vous ai pas appelé.
  
  Il se mit soudain à rigoler.
  
  - C’est sûrement une blague, et vous êtes tombé dans le panneau. Nous sommes le 1er avril aujourd’hui.
  
  Coplan ne se fâcha pas.
  
  - Je ne savais pas qu’il y avait des farceurs dans la maison, fit-il en haussant ses larges épaules.
  
  Puis, très décontracté :
  
  - Est-ce que le Vieux est là ? C’est peut-être lui qui désire me voir ?
  
  - Le Vieux n’est pas là, mais je peux vérifier au secrétariat.
  
  Il décrocha le téléphone intérieur, demanda le secrétariat, échangea quelques phrases avec le collègue de la permanence.
  
  - Je m’excuse, dit-il en raccrochant et en se tournant vers Francis, ce n’était pas une blague. C’est le B.L. qui vous a convoqué.
  
  Coplan se rendit aussitôt au Bureau de Liaison, au troisième étage de l’ancienne caserne (Bureau qui coordonne les relations de travail entre le S.D.E.C. qui dépend du Ministère de la Défense, et la D.S.T. qui dépend du Ministère de l’intérieur).
  
  - Salut, Coplan ! lança l’inspecteur Vougret. C’est par ordre du Vieux que je me suis permis de vous envoyer ce message. Il y a une petite corvée à faire et il paraît que vous êtes l’homme de la situation.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Il s’agit d’un voyage à Bâle.
  
  - Concernant quelle affaire ?
  
  - Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que cela se rapporte à une proposition de contact émanant de nos confrères de la Sûreté Fédérale Helvétique.
  
  - Parfait. Quelles sont les coordonnées ?
  
  - Vous devez vous mettre en rapport avec le commissaire Tourain. La proposition des Suisses a été adressée à la D.S.T.
  
  - O.K. Je vais lui passer un coup de fil.
  
  
  
  
  
  Il s’agissait, en réalité, d’une de ces rencontres officieuses (comme il s’en produit de temps à autre) entre hauts fonctionnaires de police de pays voisins. Pour certaines affaires de routine, des entrevues de ce genre sont à la fois très pratiques et très utiles ; elles ont lieu sur un plan pour ainsi dire privé, en marge des procédures prévues par le code des relations internationales.
  
  Coplan et Tourain prirent donc le Paris-Bâle, le lendemain matin. Tourain, boudiné dans son vieux complet gris, se plongea dans la lecture des journaux et des magazines qu’il avait achetés au kiosque de la gare de l’Est. Il n’était pas bavard, et c’est une des raisons pour lesquelles Coplan l’estimait.
  
  Coplan, de son côté, se passionna pour les articles d’une revue technique qu’il avait prise dans sa bibliothèque avant de quitter son appartement.
  
  A Bâle, les deux voyageurs hélèrent un taxi pour se faire conduire à la Grand-Poste. C’est à deux pas de là, dans un vieil immeuble de la Freie Strass, qu’ils avaient rendez-vous.
  
  La maison ne portait aucune indication officielle.
  
  A l’huissier qui accueillait les visiteurs, le commissaire Tourain expliqua qu’il était attendu par Herr Spiesser.
  
  L’huissier opina, pria les arrivants de remplir un feuillet d’un carnet à souches.
  
  Nom du visiteur... Motif de la visite... Etc...
  
  Herr Spiesser était un blond de petite taille, mince, tiré à quatre épingles. Il avait la voix douce, l’œil d’un bleu plutôt froid. Il s’exprimait en français sans le moindre accent. Tourain l’avait déjà rencontré une fois, plusieurs mois auparavant, à Paris, au sujet d’un industriel de Berne compromis dans une ridicule histoire de « coups et blessures » qui s’était déroulée dans un bar proche des Champs-Élysées.
  
  Le bureau du policier suisse était une vaste pièce aux meubles vieillots mais cossus.
  
  - J’ai pris la liberté de vous proposer cette rencontre parce qu’il s’agit d’un dossier qui, me semble-t-il, pourrait vous intéresser, exposa Spiesser.
  
  Il désigna des fauteuils à ses visiteurs, alla s’asseoir derrière sa table de travail, ouvrit une des quatre ou cinq chemises cartonnées qu’il avait préparées.
  
  - Mes collègues du canton du Valais se sont occupés récemment de l’identification d’un cadavre qui a été découvert au début de février dans un torrent de montagne. Malheureusement, les investigations se sont soldées par un échec... Le mort avait fait une chute de plus de soixante mètres dans les rochers et il était très abîmé. Il n’y avait aucun objet, aucune pièce d’identité dans ses poches. C’est un individu que le médecin-légiste estime âgé de trente ans. Nous avons acquis la conviction qu’il s’agit d’un assassinat, et nous croyons que la victime pourrait être un citoyen français.
  
  Tourain opina, ce qui provoqua l’écroulement de sa cendre de cigarette sur le devant de son veston.
  
  - Zut ! s’exclama-t-il en secouant de sa grosse patte les cendres qui voltigèrent.
  
  Puis, avec un bon sourire à l’adresse de Spiesser :
  
  - Excusez-moi... Nous avons des cigarettes dégueulasses en France.
  
  - J’aime beaucoup les Gitanes, assura le policier helvétique.
  
  Coplan profita de l’occasion pour sortir son paquet et le tendre à Spiesser, qui accepta, ravi.
  
  - A propos de ce mort anonyme, enchaîna le Suisse, nous avons bénéficié d’un ensemble de circonstances fortuites... euh... qui ont abouti à la constitution d’un dossier assez intéressant. D’une part, comme le signalement de cet individu ne correspondait à aucune des personnes figurant sur les listes des disparus signalés par les familles, notre laboratoire central de Berne a hérité du cadavre pour ses travaux d’analyses expérimentales. C’est ainsi que nous avons découvert, dans les viscères, des traces infimes d’un barbiturique qui n’est pas classé au répertoire toxicologique. Une autopsie normale n’aurait pas révélé la présence de ce produit dans le corps du mort ; ce sont les travaux spéciaux de nos chercheurs qui ont amené cette découverte... D’autre part, en procédant à l’examen des vêtements du défunt, un de nos laborantins a trouvé, dans la doublure de l’une des poches intérieures du veston, une inscription que les eaux du torrent avaient pratiquement effacée : le nom d’un tailleur parisien, le nom du client pour lequel le costume a été confectionné et la date à laquelle le vêtement a été livré. Grâce à la chimie, ces indications ont été ravivées et reprises en photo ; vous aurez une copie de ce document. Mais le hasard a fait mieux...
  
  Il se reprit pour rectifier :
  
  - A vrai dire, ce n’est pas le hasard. Je devrais plutôt parler de conscience professionnelle et de l’acharnement de certains de mes collègues. En effet, quand la Brigade Criminelle du Canton du Valais a appris que Berne avait découvert un produit toxique dans les viscères du mort, elle a repris l’affaire en main. Elle a mobilisé nos spécialistes afin d’obtenir un portrait-robot plus ou moins valable de la victime et elle a recommencé ses investigations sur de nouvelles bases. Or, la circulation du portrait-robot a suscité une réaction inattendue : la section du contre-espionnage de Zürich cherchait précisément un individu qui ressemblait étrangement au cadavre trouvé dans le torrent.
  
  Coplan avait dressé l’oreille. Spiesser poursuivit :
  
  - Une confrontation plus approfondie permit d’établir qu’il s’agissait indiscutablement de la même personne.
  
  Coplan demanda d’une voix calme :
  
  - De quels éléments de comparaison disposaient-ils, à Zürich ?
  
  - Ils étaient en possession d’une série de photos prises à l’insu de l’intéressé. En poussant au maximum les agrandissements des clichés, l’identification des vêtements de l’inconnu s’est révélée tout à fait positive. Par conséquent, nous croyons tenir une piste.
  
  Coplan acquiesça d’un hochement de tête, puis il se leva pour aller écraser son mégot dans le cendrier de verre dépoli qui se trouvait sur le bureau de Spiesser. Aux yeux de Francis, l’affaire avait perdu tout intérêt : elle était désormais du ressort de Tourain. Et, comme prévu, c’est à Tourain que le policier suisse s’adressa :
  
  - Je pense que les pièces que je vais vous communiquer doivent nous permettre d’élucider assez rapidement l’énigme de notre mort anonyme, mais je ne vous aurais pas dérangé pour si peu de chose si cette histoire ne comportait pas un arrière-plan beaucoup plus complexe... La section du contre-espionnage de Zürich possède d’autres photos que celles dont je viens de vous parler. Très exactement, mes collègues en question ont photographié trois suspects, et ces trois suspects sont introuvables. Si l’on déduit de ce trio l’assassiné du gouffre Valaisan, il nous reste deux individus qui ont disparu aussi totalement que mystérieusement, deux individus à propos desquels nous aimerions avoir des renseignements parce que nous sommes persuadés que ce sont des espions.
  
  - Vous croyez qu’ils sont en France ? intercala Coplan, de nouveau intéressé.
  
  - Aucun indice concret ne justifie une telle hypothèse, dévoila Spiesser. Mais l’origine parisienne du veston que portait le mort nous a incité à solliciter votre concours.
  
  Il regarda Francis et prononça :
  
  - Avant d’aller plus loin, je voudrais vous poser une question, monsieur Calbert.
  
  Coplan, toujours circonspect, avait fait ce déplacement à Bâle avec des pièces d’identité au nom de Félix Calbert, agent technique.
  
  - Allez-y, dit Francis.
  
  - Ce n’est pas sans motif que j’ai suggéré la présence d’un émissaire des Services Spéciaux aux côtés du délégué de la D.S.T. L’affaire d’espionnage sur laquelle débouche le crime du Valais tourne autour d’un personnage qui n’est pas un inconnu pour nous et qui, peut-être, figure dans vos archives : il s’agit d’un agent secret de nationalité luxembourgeoise, un nommé Cari Faschinger, qui a déjà eu maille à partir avec notre Département de Justice.
  
  Coplan n’hésita pas.
  
  - Oui, nous connaissons Cari Faschinger. Il a opéré pour les Allemands à la fin de la dernière guerre et pour les Américains par la suite, dans le cadre de la nouvelle organisation Gehlen.
  
  - C’est bien lui, confirma Spiesser. Je suis heureux de constater que vous êtes au courant et que j’ai été bien inspiré en provoquant cet entretien.
  
  Il ouvrit une autre de ses chemises cartonnées.
  
  - A titré confidentiel, reprit-il, je vais vous dire une chose que vous ignorez fort probablement. Il y a six ans, nous avons arrêté Faschinger à Lugano et, pour les besoins d’une enquête en cours, nous l’avons gardé en prison pendant un an et demi. Il était impliqué dans une sombre histoire de réseau clandestin opérant en Suisse contre Israël. L’affaire a fait quelque bruit à l’époque, vous vous en souvenez sans doute ? Mais ce vieux briscard de Faschinger a réussi à tirer son épingle du jeu. Nous étions sûrs et certains de sa culpabilité ; malheureusement, les preuves manquaient et le magistrat n’a rien voulu savoir. Faschinger a donc été relâché...
  
  Spiesser consulta ses notes.
  
  - En décembre de l’année dernière, à l’occasion d’une enquête de routine, un de nos collègues qui surveille les affaires immobilières a été amené à contrôler la personnalité d’un certain Jean Dupont, domicilié à Genève, exerçant la profession de démarcheur. Après quelques vérifications, il s’est avéré que ce Jean Dupont était tout simplement une nouvelle incarnation de cette canaille de Cari Faschinger. Les sections de contre-espionnage, alertées aussitôt, se sont mises à observer fort discrètement le bonhomme... Partant du principe qu’un espion professionnel revient toujours à son activité favorite, les faits et gestes de Faschinger ont été notés, analysés, creusés le plus minutieusement possible... Au bout de cinq mois, les conclusions étaient les suivantes : Faschinger, bien que résidant à Genève, séjournait pour ainsi dire en permanence à Zürich. Il y dirigeait, sous le couvert d’un homme de paille, un bureau de documentation économique. Il avait à son service une secrétaire âgée de vingt-sept ans, une certaine Hilke Wenger, chez laquelle il passait fréquemment la nuit. Un poste de guet a été installé aussitôt près du domicile de cette jeune femme, et nos inspecteurs spécialisés ont aussi photographié des visiteurs inconnus qui fréquentaient la nommée Hilke Wenger, qui est une superbe blonde, comme vous pouvez en juger...
  
  Il tendit à Tourain et à Coplan des photos qui représentaient la secrétaire en question.
  
  Tourain, allergique aux charmes des dames de la catégorie « vamps, starlettes et pin-up », resta de marbre. Coplan, pour sa part, émit un petit sifflement d’admiration.
  
  - Faut être objectif, dit-il, c’est un beau morceau. Un très beau morceau. Quel est son curriculum?
  
  - Néant, répondit Spiesser. D’origine modeste, fille de petits commerçants de Wintherthur, a fait un diplôme de secrétaire sténo-dactylo dans une école de Zürich, a travaillé dans deux ou trois firmes honorables pendant quelques années puis, on perd sa trace. Il y a deux ans, on la retrouve avec Faschinger,
  
  - Elle habite toujours Zürich ? demanda Tourain.
  
  - Elle habitait, corrigea Spiesser, car c’est déjà du passé. Mais je vais y revenir dans quelques instants, quand j’en aurai terminé avec Faschinger. Notre section du contre-espionnage avait donc mis en place des dispositifs de surveillance au bureau de Faschinger et au domicile de sa secrétaire. C’est là, au cours des derniers mois, que furent prises les photos des trois inconnus dont l’un n’est autre que le mort retrouvé dans le torrent de montagne au Valais.
  
  - Le nom de ce défunt, vous l’avez? s’enquit Francis.
  
  - Oui, grâce à son costume. Mais pas ceux des deux autres suspects. Car figurez-vous que le 20 mars dernier, la jolie Hilke Wenger a disparu de chez elle. Le studio qu’elle occupait était une location meublée. A la même date, Cari Faschinger a également disparu.
  
  - Et les filatures ? s’étonna Coplan.
  
  - Elles avaient été suspendues. L’inspecteur Greffer s’était avisé qu’un accident avait dû éveiller la méfiance de Faschinger et de sa petite amie ; en effet, le couple s’était livré à plusieurs manœuvres de contre-filature. Vous savez comment cela se passe, n’est-ce pas ? Avec un espion de métier, on a toujours peur d’en faire un peu trop. Mon collègue Greffer a jugé plus judicieux de lâcher du lest et de s’en tenir au repérage photographique.
  
  - En somme, si on fait le bilan, murmura Francis, cela donne un cadavre pratiquement identifié, deux suspects inconnus, et un espion en fuite avec sa maîtresse ?
  
  - C’est exactement cela, appuya le policier suisse.
  
  Il y eut un silence.
  
  Le commissaire Tourain, sortant de son apathie, marmonna :
  
  - Qu’est-ce que vous attendez de nous, au juste ?
  
  - Officiellement, rien, dit Spiesser. Officieusement, nous pensons qu’une certaine collaboration pourrait être rentable. Pendant que nous poursuivons nos enquêtes, des recherches menées en France avec les photos des suspects de Zürich donneraient peut-être des résultats. Le directeur de notre département fédéral de Berne pense que ce serait aussi avantageux pour notre pays que pour le vôtre d’avoir des informations sérieuses au sujet de Cari Faschinger et, le cas échéant, au sujet de ses nouveaux commanditaires. Faschinger est un homme dangereux, nous le savons. Il l’est doublement aussi longtemps qu’on ne sait rien concernant ceux qui sont derrière lui et qui financent ses entreprises.
  
  Tourain jeta un coup d’œil vers Coplan. Celui-ci déclara sans ambages :
  
  - Je suis sûr que les autorités françaises partagent l’opinion de Berne. Nous allons nous occuper immédiatement des recherches que vous suggérez.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le lendemain, à Paris, lorsque Coplan remit son rapport au Vieux, celui-ci manifesta tout de suite un vif intérêt pour l’affaire.
  
  Par le truchement de l’interphone, il se mit en communication avec Maresse, le chef des Archives.
  
  - Voulez-vous me sortir le dossier Faschinger et me l’envoyer immédiatement ? demanda-t-il à son subordonné.
  
  Puis, se levant, il alla chercher dans son coffre-fort la liste ultra-secrète des « informations sans réponse » et il la parcourut d’un air soucieux.
  
  - Tenez, dit-il en tendant la liste à Coplan, jetez donc un coup d’œil là-dessus pour mémoire. A première vue, je ne distingue aucune corrélation évidente, péremptoire.
  
  La liste en question comportait l’énumération d’une douzaine de problèmes schématisés en trois ou quatre lignes.
  
  Quand un agent opérant en territoire étranger, un diplomate, un observateur ou un correspondant signale une fuite ou une indiscrétion qui peut avoir comme origine un acte d’espionnage commis au détriment de la France, l’information est aussitôt transmise au directeur des Services Spéciaux qui est chargé d’effectuer un contrôle. Très souvent, la source de ces indiscrétions est connue ; ou bien il s’agit d’un réseau déjà repéré, ou bien il s’agit d’une affaire en cours dont les suspects sont laissés en liberté pour des raisons tactiques, ou bien encore il s’agit de .renseignements diffusés en douce par la France elle-même pour des motifs politiques.
  
  Mais, bien entendu, il arrive que le signal d’alarme lancé de la sorte constitue une surprise - une mauvaise surprise - et que le Service découvre ainsi des agissements demeurés jusque-là insoupçonnés. Une enquête est alors déclenchée... qui aboutit ou qui n’aboutit pas. Quand elle n’aboutit pas, l’affaire est placée en attente et elle est portée sur la liste des « informations sans réponse ».
  
  - Non, murmura Coplan en restituant la liste à son patron, aucune relation ne peut être établie d’une façon catégorique entre Faschinger et l’une ou l’autre de ces affaires en suspens ; mais avec un gars de cet acabit, il faut s’attendre à tout. Il peut aussi bien avoir trempé dans l’affaire du Liban que dans l’affaire d’Ankara. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne manque pas de culot ! A sa place, j’aurais changé de business, pour sûr ! Quand on pense que ce Luxembourgeois s’est fait virer par le B.N.D. (Bundesnachrichtendienst, Service de Renseignement de l’Allemagne Fédérale), qu’il est grillé en France et qu’il a fait plus d’un an de prison préventive en Suisse, c’est presque de l’inconscience que de se réinstaller à Genève pour se remettre au boulot.
  
  - Oh, vous dites ça, marmonna le Vieux, songeur, mais vous vous trompez. Pour commencer, vous oubliez que le renseignement, c’est une drogue. Quand on y a pris goût, on y revient toujours. Et puis, les situations évoluent, il y a sans cesse de nouvelles possibilités qui se présentent. Faschinger a eu des contacts innombrables au cours de sa carrière, et la plupart de ses collègues sont encore en activité. Aussi longtemps qu’il parvient à rester en vie - ce qui n’est pas tellement commode, dans son cas - il peut trouver de l’embauche.
  
  - C’est un instrument dangereux pour ceux qui l’utilisent.
  
  - Tout dépend de la manière, Coplan. Vous seriez bien surpris si je vous citais les noms des agents que j’ai employés alors qu’ils avaient été grillés jusqu’à l’os. L’expérience est un facteur non négligeable, croyez-moi. Un espion qui a eu des ennuis ne doit pas nécessairement être mis à la retraite ; si ces mésaventures passées lui servent de leçon, il peut faire une seconde carrière bien meilleure que la première. Les exemples ne manquent pas. Et d’ailleurs, ce que vous venez de me raconter au sujet de Faschinger me donne raison.
  
  - En tout état de cause, une chose est évidente : Faschinger a trouvé un nouveau job.
  
  - Oui, enchaîna le Vieux, et vous allez essayer de savoir lequel.
  
  Sur ces mots, il entreprit de bourrer sa pipe.
  
  Coplan exhiba alors les photos qui faisaient partie du dossier ramené de Bâle. En les passant, une par une, à son chef, il les commenta :
  
  - Voici Faschinger, toujours en pleine forme, semble-t-il. Voici sa ravissante secrétaire, Hilke Wenger.
  
  - Très sexy, glissa le Vieux du coin de la bouche.
  
  - Voici le mort du gouffre. Et voici un agrandissement de l’étiquette cousue dans la poche intérieur de son veston.
  
  Le Vieux fronça les sourcils.
  
  - B. GAVERNET, lut-il à haut voix. Mars... Avant d’entamer des investigations au sujet de cet individu, n’oubliez pas de vérifier le sommier.
  
  - Tourain l’a fait dès notre retour. C’est négatif.
  
  - Et l’annuaire du téléphone ?
  
  - Négatif également, du moins en ce qui concerne Paris.
  
  - De toute façon, il n’y a pas de problème : passez un coup de fil au tailleur et vous serez fixé.
  
  - Je serais plutôt partisan d’une méthode moins directe, opposa Francis. Si ce Gavernet faisait partie d’un réseau, nous avons intérêt à procéder par la bande et, surtout, à ne pas ébruiter son assassinat.
  
  - Exact, approuva le Vieux.
  
  - Celui-ci, continua Coplan, c’est l’un des deux suspecte photographiés devant l’immeuble où habitait Hilke Wenger. Et voici l’autre.
  
  - Un Italien, apparemment, émit le Vieux.
  
  - Oui, ça m’en a tout l’air.
  
  - Faites faire un retirage de plus, indiqua le Vieux, je tâterai le terrain du côté de notre ami Mondovi, à Rome.
  
  - Bonne idée, approuva Coplan.
  
  Le Vieux se renversa contre le dossier de son siège, tira quelques bouffées saccadées de sa pipe.
  
  - A votre avis, Coplan, demanda-t-il, pourquoi nos amis suisses nous refilent-ils ces informations et ces documents ? Ce n’est guère dans leurs habitudes, car ils sont généralement très réservés en matière d’espionnage. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose de louche là-dessous ?
  
  - Non, je ne le pense pas.
  
  - Tenez-vous quand même sur vos gardes. Les Suisses se figurent peut-être que nous sommes dans le coup.
  
  - Je note le conseil, acquiesça Coplan en souriant.
  
  Le Vieux prêtait volontiers aux autres son propre machiavélisme.
  
  Coplan reprit :
  
  - Dans le cas qui nous occupe, l’offre des Suisses me paraît pure de toute arrière-pensée. Je crois que c’est une rivalité interne qui l’a provoquée.
  
  - A quel propos ?
  
  - A propos de Cari Faschinger, justement. D’après ce que l’inspecteur Spiesser m’a laissé entendre, il y a eu des tiraillements entre les magistrats de Berne et le contre-espionnage helvétique au moment de la fameuse histoire des réseaux anti-israéliens. La relaxe de Faschinger, sur ordre du juge instructeur, a vexé nos confrères et j’ai senti qu’ils aimeraient bien avoir leur revanche. D’autre part, du fait de la subite disparition de Faschinger et de tous les suspects qui gravitaient autour de lui, les Suisses sont au point mort. Ils comptent un peu sur nous pour les dépanner.
  
  A cet instant, on frappa à la porte. C’était un employé du département des archives qui apportait le dossier Faschinger. Il déposa sur le bureau du Vieux une volumineuse chemise cartonnée autour de laquelle une sangle avait été solidement nouée.
  
  Le Vieux signa la décharge réglementaire.
  
  Puis, quand l’employé eut disparu, il dit à Coplan en montrant le dossier ventru :
  
  - De quoi passer votre week-end, Coplan.
  
  
  
  
  
  C’est vers la fin de la matinée, le lendemain, qu’un inspecteur des Renseignements généraux téléphona au commissaire Tourain pour lui annoncer qu’un citoyen répondant au nom de Gavemet venait d’être repéré.
  
  - Malheureusement, ajouta l’inspecteur, je ne crois pas que ce soit le bon. L’initiale du prénom correspond à ce que vous cherchez, mais il s’agit d’un individu qui est âgé de soixante ans. Or, la photo que vous nous avez remise est celle d’un quidam qui paraît avoir une trentaine d’années.
  
  - En effet, grommela Tourain, ça n’a pas l’air de coller. Donnez-moi quand même les coordonnées du client, je ferai faire une vérification.
  
  - Prenez note... Gavemet, Bernard, Marie, Joseph, né à Grenoble, domicilié à Maisons-Laffitte, 323 bis, avenue Boileau, exerçant la profession d’industriel, marié, pas d’enfant.
  
  - Parfait, acquiesça Tourain. Continuez en tout cas les recherches.
  
  - Bien entendu, assura l’inspecteur.
  
  Tourain raccrocha, resta un moment perplexe. Puis, à toutes fins utiles, il décida de dépêcher un de ses collaborateurs à la mairie de Maisons-Laffitte.
  
  Les informations obtenues à l’état civil confirmèrent qu’il n’y avait aucun rapport entre le mort découvert par les policiers suisses et le Gavemet de Maisons-Laffitte. Non seulement ce dernier était effectivement âgé de soixante ans, mais, en outre, il était bien vivant.
  
  Tourain se mit en communication avec Coplan pour lui passer l’information.
  
  - Je sais que vous n’êtes guère partisan des contacts directs avec les suspects de cette affaire, ajouta le commissaire, mais il me semble qu’en y allant avec un maximum de doigté on pourrait malgré tout interviewer cet industriel de Maisons-Laffitte, non ? Cela nous permettrait de savoir à quoi nous en tenir.
  
  - Je ne suis pas très chaud, dit Coplan. D’une part, une démarche de ce genre me paraît un peu prématurée ; d’autre part, c’est une arme à double tranchant. Ou alors, procédons en deux étapes. Je vais commencer par envoyer mon adjoint Fondane chez le tailleur afin de vérifier si le veston du mort a bien été livré au Gavemet de Maisons-Laffitte. Si c’est le cas, vous ferez brancher la ligne de ce client sur la table d’écoute et ensuite vous irez l’interroger.
  
  - Oui, vous avez raison, reconnut Tourain. J’attends de vos nouvelles, par conséquent.
  
  
  
  La réponse du tailleur fut catégorique : il avait bien confectionné un complet pour le sieur Bernard Gavernet de Maisons-Laffitte. Il en avait d’ailleurs livré plusieurs, Gavemet étant un fidèle client de la maison.
  
  Mais la photo présentée par Fondane n’était évidemment pas celle de l’industriel.
  
  Coplan et Fondane se rendirent alors à la D.S.T. pour examiner le problème avec Tourain. Entre-temps, celui-ci avait déjà recueilli quelques renseignements au sujet de Gavemet.
  
  - C’est un homme très riche, issu d’une famille dont la fortune remonte au Second Empire. Les avis de moralité sont irréprochables à tous égards.
  
  - Ce qui ne veut strictement rien dire, ponctua Francis. De nos jours, cinquante pour cent des espions sont des gens honorables jusqu’au moment où ils se font épingler. Quel est son secteur en tant qu’industriel ?
  
  - Il est administrateur de plusieurs boîtes : machines de tissage, machines-outils, filatures, cerveaux électroniques pour l’automation.
  
  Fondane intervint :
  
  - A mon sens, il y a une explication fort simple. Le tailleur qui a fabriqué ce vêtement m’a indiqué que Gavemet renouvelait la plupart de ses costumes au bout de deux ans. Or, celui que portait le mort du Valais n’était pas neuf. Notre mort anonyme l’a peut-être acheté chez un fripier ?
  
  L’hypothèse était valable.
  
  Tourain proposa de laisser la question en suspens pendant trois ou quatre jours.
  
  - J’ai donné des ordres pour qu’une surveillance discrète soit établie autour de Gavemet, confirma-t-il. Si je ne remarque rien de spécial, je...
  
  Il fut interrompu par la sonnerie du téléphone.
  
  - Oui, j’écoute, grommela-t-il en s’accoudant à son bureau.
  
  Tandis que son correspondant parlait, une stupeur un peu incrédule se dessinait sur le lourd visage du commissaire.
  
  - En effet, en effet, prononça-t-il, comme vous le dites très justement, c’est une curieuse coïncidence. Mais ce n’est pas la première dans cette histoire, remarquez !... Oui, cela va de soi. Et le plus vite possible ! Merci.
  
  Il raccrocha, regarda Coplan.
  
  - Le suspect italien est retrouvé, annonça-t-il. En fait, il n’est pas plus italien que vous et moi ! Et de plus, il est mort.
  
  - Ah ? laissa tomber Francis. C’est bien dommage. Dommage pour nous, s’entend.
  
  - Son cadavre a été repêché à Strasbourg, dans un des bassins du port fluvial, il y a exactement dix jours.
  
  - Qui vous a téléphoné ? demanda Coplan.
  
  - Boulaget, de la PJ.
  
  - Ils ont une enquête en cours ?
  
  - Non, il paraît que l’affaire est déjà classée. Le suicide a été établi et légalement admis. J’avais remis un jeu de photos à Boulaget pour faire des recherches aux fichiers. Un des jeunes gars du classement s’est souvenu qu’il avait vu une de ces têtes tout récemment, et il ne se trompait pas ; il s’agissait d’une fiche retirée sur avis de décès.
  
  - Le nom du client ? s’enquit Francis.
  
  - Vatello ou Batello, je n’ai pas très bien compris. Fiché comme ayant écopé de trois ans de bigne pour vol avec agression. Le dossier va nous être apporté par un motard.
  
  Fondane se tourna vers Coplan et lui dit en riant :
  
  - J’ai dans l’idée qu’on vous a collé une drôle d’affaire sur les bras ! Deux cadavres en guise de hors-d’œuvre, une identification-bidon, un Italien qui n’est pas italien mais qui sort de prison, ça promet !
  
  Coplan eut une mimique désabusée.
  
  - Je ne me faisais pas beaucoup d’illusions, avoua-t-il. Dès l’instant où l’inspecteur Spiesser de Bâle a prononcé le nom de Cari Faschinger, je me suis bien douté que c’était un cadeau empoisonné que la Suisse nous refilait.
  
  Tourain eut un petit rire silencieux.
  
  - Vous avez toujours la formule juste, Coplan, railla-t-il. Vous faites allusion au poison découvert dans les tripes du premier macchabée ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Une première constatation se dégageait du dossier transmis par la Police judiciaire : le noyé de Strasbourg était bien le suspect que l’on avait pris pour un Italien, un des trois inconnus photographiés par le contre-espionnage suisse à Zurich.
  
  - Enfin, s’exclama Tourain avec une évidente satisfaction, voici un élément concret, précis, indiscutable. Je vous donne lecture de la fiche :
  
  - NATELLO, Roger, Pierre. Né à Toulon, de Natello Justin et de Vougnal Marie, tous deux décédés... Condamné à trois ans de détention pour vol avec agression (voir affaire gang Méricaux. Réf. Paris : DJC-57 432.) Dossier pénitentiaire n® CL. 4 359 - PP - IMG. 27 845 B. - Domicile indiqué : Cité Loisel 61 ter, à Beauvais (Oise). Transm. Cas. J. Avis 77 940.
  
  Le commissaire examina ensuite les documents divers que contenait le dossier.
  
  - Division régionale de Strasbourg, énonça-t-il. Rapport de l’O.P. Holmuller... Ce jour, à 15 h 20, en notre présence, a été retiré des eaux du Bassin 4 du port fluvial, le cadavre du sus-nommé...
  
  Venaient alors : un constat de décès signé par un médecin légiste, un inventaire des papiers et objets trouvés dans les poches du défunt, une photocopie de la lettre autographe par laquelle Natello annonçait sa décision de mettre fin à ses jours, un procès-verbal d’identification des empreintes relevées sur ladite lettre, un procès-verbal d’expertise de l’écriture, l’ordre de transfert du corps à Paris, l’acte d’identification du cadavre par une certaine Bourgadot Léonie, domiciliée à Beauvais.
  
  La dernière pièce du dossier était un permis d’inhumer délivré à Paris.
  
  - Naturellement, marmonna Tourain, il va falloir étudier tout cela à la loupe. Et ordonner une exhumation en vue d’une nouvelle autopsie par le laboratoire.
  
  Coplan hocha la tête en signe d’assentiment. Puis, sur un ton plutôt pensif :
  
  - Il ne serait peut-être pas mauvais de demander également une nouvelle expertise graphologique et graphimétrique. Le coup de la lettre m’étonne un peu.
  
  - Pourquoi ? fit Tourain. C’est classique, non ?
  
  - Justement, appuya Francis. C’est tellement classique que cela me paraît indigne de Faschinger. Vous comprenez, Tourain, il ne faut pas se laisser distraire par les incidents annexes de l’enquête. Notre point de repère, c’est Faschinger et rien d’autre.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Prenons le cas qui nous occupe, exposa Francis. En creusant le passé judiciaire de ce Roger Natello, nous allons probablement découvrir des tas d’histoires qui, éventuellement, peuvent orienter des investigations ou amorcer des pistes. Mais ce qu’il ne faudra jamais perdre de vue, c’est que ce Natello s’est rendu à Zürich et que, dans cette ville, on l’a vu entrer dans un immeuble où habitait la maîtresse d’un espion chevronné. Cela, c’est notre donnée de base. Le reste : le suicide, la noyade, la lettre, etc. etc. Prudence et circonspection. A ce propos, il ne serait peut-être pas inutile de réclamer au ministère de la Justice les dossiers qui concernent ce Natello : son procès, l’enquête relative au gang Méricaux, les rapport de l’administration pénitentiaire, bref, tous les documents dont les références figurent sur la fiche de la PJ.
  
  - D’accord, acquiesça Tourain.
  
  - Je viendrai vous donner un coup de main, lundi, pour dépouiller toute cette paperasse, promit Coplan.
  
  Il ajouta :
  
  - A l’occasion, il faudrait vérifier également si les journaux ont annoncé que le corps de Natello avait été repêché dans le port de Strasbourg.
  
  Tourain griffonna quelques mots sur son bloc-notes.
  
  - J’ai du pain sur la planche, constata-t-il sans acrimonie.
  
  
  
  
  
  Sous son allure un peu épaisse, un peu apathique, le commissaire Tourain cachait des qualités qui faisaient de lui un des policiers les plus redoutables de la D.S.T.
  
  Intègre, courageux, il avait une haute idée de sa mission au service de la communauté. Il aimait son boulot, parce qu’il y croyait.
  
  Pendant trois jours - y compris le dimanche - il travailla d’arrache-pied. Distribuant des ordres à ses subordonnés, rassemblant des documents, triant des rapports, il concentrait méthodiquement, patiemment, toutes les informations qui, de loin ou de près, touchaient à l’affaire des suspects de Zürich.
  
  Ces renseignements n’avaient peut-être aucune utilité immédiate, et la plupart d’entre eux ne serviraient sans doute à rien, mais Tourain n’en avait cure, car il savait, par expérience, qu’un détail apparemment secondaire pouvait, en certaines circonstances, jouer un rôle déterminant.
  
  Ainsi qu’il le disait souvent à ses collaborateurs : « Tout acte commis par un individu laisse des traces. Et notre force, à nous policiers, c’est d’avoir à notre disposition la mémoire colossale de nos archives. » Coplan appréciait Tourain. Il lui faisait pleinement confiance et il proclamait volontiers que la réussite de certaines missions particulièrement difficiles était due, en grande partie, à la minutie, à la conscience professionnelle du commissaire (Voir : « Guérilla en enfer »).
  
  Au vrai, cette estime était réciproque. Et Tourain, qui n’admirait personne, admirait Coplan.
  
  
  
  
  
  Le mercredi matin, un peu avant la fin de la matinée, le commissaire envoya un de ses hommes au siège de la société anonyme MECATIS, rue de la Boétie.
  
  Grâce au dispositif de surveillance, Tourain savait que Bernard Gavemet, l’industriel de Maisons-Laffitte, se trouvait à ce moment-là dans les bureaux de cette firme.
  
  Le collaborateur de Tourain, un jeune inspecteur qui s'appelait Valange, exhiba sa carte de police et demanda un bref entretien avec M. Gavemet.
  
  Il fut reçu immédiatement par l’administrateur, qu’une telle visite intriguait plutôt.
  
  Valange exposa le motif de sa démarche, montra les quelques documents photographiques dont il s’était muni, expliqua qu’il s'agissait d’un simple contrôle.
  
  Gavemet, un sexagénaire très distingué, ne parut ni troublé ni impressionné par cette visite imprévue.
  
  - En effet, reconnut-il, ce costume m’a été fourni par mon tailleur et je l’ai porté pendant près de deux ans. Mais, depuis de longues années, tous mes vêtements usagés, ainsi que ceux de ma femme d’ailleurs, nous les donnons à ma cousine, la comtesse Pauline de Morizarde. Cette dernière s’occupe d’œuvres de charité, notamment du comité d’Assistance et de Reclassement des détenus de droit commun. Vous connaissez probablement cette œuvre de bienfaisance ? Quand un prisonnier ou une prisonnière se trouve réellement dans le besoin au moment de sa sortie de prison, le C.A.R. lui vient en aide, moralement et matériellement. En général, ce sont les prisonniers qui n’ont pas de famille, pas d’amis, pas de soutien social, qui sont pris en charge par le comité. C’est une œuvre pour laquelle j’ai beaucoup d’admiration. Il suffit de bien peu de chose, parfois, pour sauver une vie mal partie : quelques conseils, un peu d’argent, une recommandation. Et le vestiaire de l’œuvre s’efforce, quand c’est nécessaire, de procurer à ces malheureux de quoi s’habiller décemment.
  
  - Oui, je vois, fit l’inspecteur Valange.
  
  Et il eut la présence d’esprit d’ajouter d’un air souriant et détaché :
  
  - Je m’excuse de vous avoir dérangé, mais comme ce vêtement avait été retrouvé sur la voie publique, nous voulions être sûrs qu’il ne vous avait pas été dérobé.
  
  - Ce n’est pas le cas, heureusement. Du reste, c’est à moi de vous remercier d’avoir pris la peine de faire cette vérification, inspecteur.
  
  Tourain, dès qu’il fut en possession de la réponse de Gavemet, appela le service des écoutes pour savoir si la démarche de Valange n’avait suscité aucune réaction de la part de l’industriel.
  
  - Rien pour l’instant, répondit le policier responsable. Je vous alerterai le cas échéant.
  
  - Il n’y aura sans doute rien, prévint Tourain. Le mystère du costume est élucidé.
  
  Quelques minutes après avoir raccroché le téléphone, Tourain eut subitement une inspiration. Toutes affaires cessantes, il fourra un jeu de photographies dans sa vieille serviette jaune et, sautant dans sa D.S. qui stationnait dans la rue, il fila dare-dare à la Santé.
  
  Là, ce fut le coup de théâtre. Trois minutes d’entretien avec le surveillant général de la prison, et le problème des suspects de Zurich était réglé.
  
  Roger Natello, on le savait déjà, avait séjourné à la Santé au début et à la fin de sa peine. Mais en voyant la photo des deux autres suspects, le surveillant général de l’établissement pénitentiaire les reconnut instantanément. Le nom de ces deux anciens pensionnaires fut vite retrouvé : Antoine Duvigny et Sauveur Malbénat. Les deux hommes avaient bénéficié d’une amnistie et ils avaient été libérés.
  
  Antoine Duvigny était le mort du Valais, l’homme qui portait le vieux costume de Gavemet.
  
  Quant à Sauveur Malbénat - le seul des trois suspects encore vivant - il était originaire de Marseille et il avait été condamné lors du procès du gang Méricaux, comme Roger Natello.
  
  
  
  
  
  Tourain, encouragé par les progrès de son enquête décida de profiter de sa lancée. Il envoya immédiatement l’inspecteur Valange à l’adresse que Sauveur Malbénat avait donnée au greffe à sa sortie de prison, une adresse située dans le 14” arrondissement.
  
  Mais Valange revint bredouille. Sauveur Malbénat avait quitté ce domicile - une chambre meublée - sans fournir à la logeuse la moindre explication.
  
  - Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles, avait ajouté la logeuse avec une grimace méprisante. Et je n’ai pas cherché à en avoir ! J’ai perdu deux semaines de location, mais j’étais trop heureuse d’être débarrassée de ce sinistre individu !
  
  - A quelle date est-il parti ? avait insisté Valange.
  
  - Le 16 novembre. Je m’en rappelle parfaitement parce que je devais toucher la quinzaine de location ce jour-là justement.
  
  
  
  
  
  Comme convenu, Coplan, Fondane et Tourain se retrouvèrent le mercredi soir dans le bureau du commissaire pour faire le point.
  
  Tourain exposa son point de vue :
  
  - Telle qu’elle se présente maintenant, la situation me paraît à la fois très claire et très déconcertante. Trois mauvais garçons, condamnés pour gangstérisme, se retrouvent quelques mois après leur sortie de prison. Natello et Malbénat étaient déjà copains avant d’aller en taule puisqu’ils faisaient partie du même gang. Le troisième, Antoine Duvigny, originaire de Boulogne-sur-Mer, a été condamné pour une série de cambriolages commis au Touquet. D’après les renseignements qui m’ont été fournis par les surveillants de la Santé, Duvigny n’a jamais été dans la même cellule que les deux autres et il ne semble pas qu’ils aient noué des liens d’amitié. Bien entendu, cette information-là est sujette à caution. Les relations qui s’établissent entre co-détenus sont parfois secrètes. De ces trois individus, deux sont morts dans des circonstances bizarres ; le troisième a disparu. Est-il mort, est-il vivant ? Nous l’ignorons. En revanche, nous possédons une certitude absolue : ces trois hommes se sont rendus à Zürich où ils ont été photographiés devant le même immeuble, c’est-à-dire l’immeuble où demeurait Hilke Wenger, secrétaire de Cari Faschinger... Voilà.
  
  En prononçant ce « voilà », Tourain leva les yeux vers Coplan.
  
  - Une question se pose, reprit le commissaire, et cette question est la suivante : qu’est-ce qui nous prouve que ces trois petits truands sont impliqués dans une affaire d’espionnage ? La présence de Faschinger dans l’ombre de Hilke Wenger ? L’argument n’est guère décisif.
  
  Coplan esquissa une moue dubitative.
  
  - L’argument n’est peut-être pas décisif, concéda-t-il, mais il a quand même un certain poids.
  
  - Et si Faschinger avait changé d’activité ? avança Tourain. Dans le Renseignement, il est brûlé, c’est vous-même qui me l’avez dit. Supposons qu’il ait renoncé à ce métier pour se lancer dans un autre secteur ? Par exemple : le trafic de devises. La Suisse, nous le savons, est une des plaques tournantes de cette industrie. En outre, c’est une branche qui recrute volontiers dans les milieux de la pègre : cinquante pour cent des passeurs sont des repris de justice. Enfin, élément supplémentaire en faveur de cette thèse, Faschinger a installé à Genève, sous le nom de Jean Dupont, un cabinet d’affaires immobilières. C’est la couverture classique des trafiquants de devises, tout le monde sait cela.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan, songeur, fit quelques pas dans la pièce. Puis, s’étant assis d’une fesse sur le coin de la table de Tourain, il alluma une Gitane, expulsa lentement un long nuage de fumée.
  
  - Théoriquement, votre hypothèse est valable, Tourain, murmura-t-il, et l’avenir vous donnera peut-être raison. Mais, personnellement, je n’y crois pas. Pour faire le trafic de devises à l’échelon international, il faut des capitaux énormes. Et les gens qui possèdent ces capitaux ne sont pas des imbéciles. Dans ces affaires-là, tout est basé sur la confiance : jamais d’écritures, jamais de documents, jamais de pièces comptables. La parole donnée, rien d’autre. Or, je vous le demande, quel est le trust qui confierait la gestion de ces capitaux à un ancien espion au passé plus que douteux ?... Par contre, les choses étant ce qu’elles sont, un gouvernement peut fort bien embaucher un Faschinger sans se mouiller, uniquement pour exploiter les anciennes relations de celui-ci.
  
  - Remarquez, précisa Tourain, ce n’est pas pour vous contredire que je fais l’avocat du diable. Je cherche des conclusions à la lumière de ce que nous avons appris jusqu’ici.
  
  Coplan eut un léger sourire.
  
  - Je n’en doute pas, commissaire. Et un exposé comme celui que vous venez de faire est certainement très utile. Du reste, vous venez de me donner une idée. Je crois qu’il y a moyen d’obtenir quelques tuyaux sur les tenants et aboutissants de nos suspects. Si nous parvenons à savoir dans quelles eaux plus ou moins troubles ils ont évolué après leur sortie de prison, nous aurons sans doute fait un grand pas en avant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Dans l’incroyable fatras de paperasserie administrative que Tourain et ses collaborateurs avaient déjà pu réunir au cours de ces six jours d’investigations, Coplan avait piqué une petite information dont lui seul, semblait-il, avait remarqué le caractère insolite.
  
  Il s’agissait d’un nom qui figurait au procès-verbal d’identification du cadavre de Roger Natello, le nom d’une certaine Léonie Bougardot, domiciliée à Beauvais.
  
  D’où sortait-elle, cette femme ? Et pourquoi s’était-on adressé à elle pour identifier la dépouille de Natello ?
  
  Pour être fixé à ce sujet, il fallut de nouveau compulser plusieurs dossiers, donner une série de coups de téléphone et demander confirmation au bureau de l’institut Médico-légal de Paris où la P.J. de Strasbourg avait envoyé le corps.
  
  Finalement, le mystère fut éclairci. Roger Natello n’avait qu’une douzaine d’années quand il avait perdu sa mère : son père s’était remarié, mais ce second ménage n’avait duré que quatre ans et s’était terminé par un divorce. Déçue par cet échec, la deuxième épouse Natello avait quitté Toulon pour se réinstaller à Beauvais, dont elle était originaire. Trois ans plus tard, quand le jeune Roger Natello était monté à Paris pour la première fois, il avait renoué le contact avec celle qui, pendant quatre ans, avait été sa belle-mère. La femme en question n’était autre que Léonie Bougardot. Et, le père de Natello étant décédé entre-temps, c’était Léonie Bougardot qui s’était vaguement occupée du jeune bandit durant le séjour de celui-ci en prison. Elle lui avait procuré un peu d’argent pour ses dépenses de cantine, elle lui avait envoyé quelques colis, elle était même allée le voir deux ou trois fois.
  
  Fondane et Coplan se mirent en route pour Beauvais, le jeudi, vers 19 heures. Ils avaient choisi d’aller là-bas après les heures de travail pour avoir plus de chances de trouver la bonne femme chez elle.
  
  La nuit tombait lorsqu’ils arrivèrent.
  
  Beauvais, ancienne capitale gauloise, actuellement préfecture du département de l’Oise, est une ville de 40 000 habitants. Le touriste qui s’y arrête pour visiter la célèbre cathédrale ne remarque pas les vastes étendues de baraquements qui forment des espèces de bidonvilles à l’entrée et à la porte de la cité. Vingt ans après les bombardements qui ravagèrent la ville, ces abris provisoires sont toujours là, peuplés par une population résignée.
  
  C’est dans un de ces cantonnements que Coplan découvrit, non sans peine, Léonie Bougardot. Elle occupait la moitié d’une baraque dont les planches noircies par le temps commençaient à pourrir. Une odeur d’oignons frits empestait la pièce en désordre qu’une lumière plutôt pauvre rendait encore plus triste.
  
  Léonie Bougardot, âgée d’une cinquantaine d’années, était une femme de petite taille, boulotte, aux cheveux gris mal peignés, aux traits fatigués et vulgaires, au teint blafard. Ses yeux jaunâtres avaient quelque chose de maussade où perçait un mélange de rancœur, de découragement hargneux et de mesquinerie agressive.
  
  Elle manifesta une certaine réticence avant de laisser entrer Coplan qui s’était présenté en qualité de fonctionnaire du ministère du Travail.
  
  - Et alors, grinça-t-elle, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, moi ? Ça vous suffit pas qu’y soit mort, non ? Après tout, c’était pas mon gosse !
  
  Coplan avait jugé la bonne femme au premier coup d’œil.
  
  - Écoutez, prononça-t-il d’un air désabusé, je fais ce boulot parce que je suis payé pour le faire. Mais si vous vous figurez que ça m’amuse d’embêter les gens, vous vous trompez. Je dois vous remettre une somme de 20 000 anciens francs. Est-ce que vous les voulez, oui ou non ?... C’est ce que le ministère appelle une allocation pour décès prématuré. Vous étiez quand même la seule personne à vous soucier de lui, non?
  
  - Pour ça, oui, affirma-t-elle, visiblement intéressée par la somme en question. Asseyez-vous, si vous voulez causer... Vous prendrez peut-être un petit coup de blanc ?
  
  - C’est pas de refus.
  
  Elle prit dans une armoire une bouteille déjà entamée, deux verres mal lavés, versa le vin blanc.
  
  Coplan sortit son agenda de poche et son stylo-bille.
  
  - Avant de devenir un gangster, Roger a travaillé près de deux ans chez Simca, je crois ? s’informa-t-il.
  
  - Oui, c’était encore un petit gars sérieux à ce moment-là.
  
  - A votre avis, comment a-t-il été amené à sortir du droit chemin ?
  
  - Je peux vous le dire sans hésiter : tout ce qui est arrivé à Roger, c’est la faute à cette brebis galeuse de Sauveur.
  
  - Sauveur Malbénat?
  
  - Oui, son copain de Toulon. Ils étaient ensemble à l’école communale.
  
  - Qu’est-ce qu’il est devenu, Sauveur ?
  
  - J’en sais rien. Et ceux qui le savent font semblant de ne pas le savoir.
  
  - Ils se sont retrouvés quand ils sont sortis de taule ?
  
  - Oui, et c’est bien malheureux.
  
  - D’après le directeur de la prison, Roger n’était pas un gosse vicieux.
  
  - Ben, pas plus qu’un autre, émit-elle en haussant les épaules. Seulement, je vais vous dise, moi : c’était un mou, une pauvre nouille... comme son père. Dans un sens, c’est peut-être pire ! Ces hommes-là, y savent jamais très bien ce qu’y veulent. Un jour blanc, un jour noir. Et c’est toujours le dernier qui parle qui a raison.
  
  - Influençable, en somme ?
  
  - Exactement.
  
  Elle but une gorgée de vin, reprit :
  
  - S’il était tombé sur un bon copain, y serait pas devenu un voyou. Mais c’est le destin.
  
  - Son suicide ne vous a pas étonnée ?
  
  - Oui... oui... J’ai pas mal réfléchi à cette histoire. Pour en arriver là, il a dû avoir un coup dur pendant son voyage.
  
  Très discrètement - et mine de rien - Coplan avait extirpé son portefeuille de sa poche. Il en retira deux billets de dix mille anciens francs, les posa tranquillement sur la table.
  
  - Il vous avait parlé de ce voyage ?
  
  - Oui, et il était très emballé. Il se sentait un autre homme. Il se voyait déjà plein aux as, roulant dans une belle bagnole, visitant les pays étrangers. Le rêve, quoi !... Et je suppose que c’est pour ça qu’y s’est supprimé : cette histoire a dû craquer.
  
  - De quelle histoire s’agissait-il ? murmura négligemment Francis.
  
  - Eh bien, un nouveau boulot. Un truc tout à fait honnête, régulier, paraît-il. J’ai pas très bien pigé ses explications, mais il était question de voir des gens à l’étranger.
  
  - Qui lui avait proposé ce boulot ?
  
  - J’en sais trop rien, mais j’ai dans l’idée que ça venait des gens qu’il avait connus à sa sortie de prison. Des gens de la haute... Vous savez, cette œuvre de charité qui s’était dévouée pour lui trouver du travail, il a été chauffeur pendant six semaines chez une vieille toquée qui avait le béguin pour lui. Je ne l’ai guère vu que trois ou quatre fois, vu qu’il logeait chez ses patrons. Mais enfin, quand il venait à Beauvais pour voir sa poule, y venait me dire bonjour.
  
  - Et son copain Sauveur ?
  
  - Je ne sais pas ce qu’il fabriquait, celui-là. Il gagnait pas mal de fric, mais je ne sais pas comment.
  
  - Vous venez de parler de la poule de Roger. Il avait une petite amie, ici à Beauvais ?
  
  - Oui, dame ! Il en avait même plusieurs, vu qu’il était plutôt joli garçon. Mais la Juliette, c’était sa préférée. Encore que ça n’a plus très bien marché quand il est sorti de prison... Sauveur a été relâché trois mois avant lui, et il en a profité pour coucher avec la Juliette. Roger n’a rien dit, mais j’ai bien deviné que ça l’avait dégoûté de cette fille.
  
  - Comment s’appelle-t-elle ?
  
  - Juliette... euh... Voyons, comment que c’est déjà?... Son père est mécanicien... Baulong... Oui, Baulong...
  
  - Elle habite loin d’ici ?
  
  - Non, à cinq minutes. Vous suivez le chemin sur votre droite, vous sortez des baraques, vous continuez tout droit et c’est la deuxième rue sur votre gauche. Une petite maison en brique, avec un garage et un atelier... Je crois même que c’est écrit sur le garage : Joseph Baulong.
  
  Coplan détacha un feuillet de son agenda, se leva.
  
  - Si vous voulez bien mettre votre signature ici, dit-il, c’est pour les 20 000 francs. Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps.
  
  Elle signa laborieusement le morceau de papier, ramassa les deux billets de dix mille.
  
  - Encore un petit coup de blanc ?
  
  - Merci, vous êtes trop aimable.
  
  Il prit congé, sortit du baraquement, jeta un regard circulaire afin de s’orienter dans l’obscurité. Puis, ayant pris quelques points de repère, il rejoignit Fondane qui poireautait dans la D.S.
  
  - Et alors ? questionna Fondane curieux. Vous avez pu la voir, cette femme ?
  
  - Oui, et je me suis fendu de vingt mille balles pour la faire parler. Mais je ne suis guère avancé. Enfin, elle m’a quand même refilé un tuyau : Natello avait une petite amie qui habite dans le voisinage. Je vais essayer de dénicher cette fille.
  
  Il expliqua à Fondane la route à suivre pour se rendre chez Juliette Baulong.
  
  - Amène la voiture là-bas, moi je vais faire le trajet à pied.
  
  - D’accord, opina Fondane qui se glissa au volant.
  
  Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient dans une petite rue sombre qui donnait sur des chantiers et des terrains vagues. La maison du mécanicien Baulong était une bicoque d’aspect minable, à un seul étage, dont la cour postérieure se prolongeait par un de ces lopins de terre qui rappellent les origines campagnardes de la plupart des banlieues : un potager, quelques arbres fruitiers, une cabane à outils, un clapier, un enclos pour la volaille. Un garage en planches était accolé à l’un des pignons de la bâtisse.
  
  Coplan se dirigea vers la porte particulière de la petite maison. Dans le noir, il chercha la sonnette. Mais, apparemment, il n’y avait pas de sonnette. Il toqua à la porte.
  
  Après deux minutes d’attente, il frappa plus fort.
  
  Les occupants de la bicoque n’avaient pas l’air de s’énerver ! Ou alors, ils étaient durs d’oreille.
  
  Enfin, la porte s’ouvrit. Plus exactement, elle s’entrouvrit. Un gros type en salopette, aux cheveux poivre et sel, au visage bouffi, avança un mufle soupçonneux.
  
  - Eh bien, qu’est-ce que c’est ? grogna-t-il d’un ton nettement rébarbatif.
  
  - e vous demande pardon, Mlle Juliette Baulong, c’est bien ici ?
  
  - Elle n’est pas là. Pourquoi que c’est ?
  
  - J’aurais voulu lui parler. Je suis envoyé par le ministère du Travail.
  
  En disant ces mots, Coplan avait tiré de sa poche intérieure sa carte rayée d’une bande tricolore. Il la montra à son interlocuteur, la rempocha avant que l’autre ait pu lire quoi que ce soit.
  
  Le gros ricana :
  
  - On dérange les gens à des heures pareilles dans votre ministère ?
  
  - Pour trouver les gens chez eux, je suis obligé de faire mes visites après les heures de travail, répondit Coplan. Vous êtes monsieur Baulong, je suppose.
  
  - Oui, bien sûr.
  
  - Où puis-je trouver votre fille ?
  
  - C’est à quel sujet ?
  
  - Je voudrais simplement lui poser quelques questions concernant Roger Natello et Sauveur Malbénat.
  
  - Ma fille est sortie. Je crois qu’elle est au cinéma. Mais elle n’a rien à vous dire à propos de ces deux individus dont vous parlez. Elle ne les voit plus. Et d’ailleurs, Natello est mort.
  
  - Justement, enchaîna Coplan avec aplomb, c’est un peu pour cette raison que le bureau m’a envoyé ici. Voulez-vous me permettre d’entrer un instant?
  
  Le gros hésita. Son embarras était visible.
  
  Coplan, toujours extrêmement réceptif, s’était déjà rendu compte qu’il y avait quelque chose de pas catholique dans l’attitude du mécanicien. De plus, par l’entrebâillement de la porte, il avait aperçu le bref passage de deux jeunes gars qui paraissaient plutôt agités.
  
  Avec cette rudesse ferme et autoritaire qu’il savait si bien manifester en certaines circonstances, Francis posa soudain sa main droite sur l’épaule de Baulong.
  
  - Je vais vous expliquer, dit-il en forçant le mécanicien à reculer pour lui livrer le passage.
  
  Pris de court par le culot de son visiteur nocturne, Baulong se retourna d’un air inquiet et maugréa en direction des deux types que Coplan avait entr’aperçus :
  
  - Fermez cette porte et foutez-nous la paix, bon sang !
  
  Les deux individus - deux blousons noirs aux gueules de bandits - restèrent un moment sans bouger. La porte du fond était ouverte ; elle communiquait directement avec le garage attenant, et Coplan put apercevoir l’arrière d’une D.S. montée sur cric.
  
  Enfin, un des deux mecs se déplaça pour fermer la porte en question. L’autre, parfaitement immobile, les deux mains dans les poches, dardait sur Francis un regard empreint d’ironie et de défi. Un rictus lui retroussait le coin de la bouche.
  
  Il y avait de l’électricité dans l’air.
  
  Le jeune voyou qui venait de refermer la porte du fond se mit à progresser d’un pas souple et félin pour contourner la table de bois qui occupait le centre de la pièce. Son intention était claire : il se dirigeait vers la porte de la rue afin d’empêcher le visiteur de battre en retraite.
  
  Baulong, les yeux pleins de colère, les poings serrés, articula d’une voix blanche :
  
  - Fais pas le con, Luigi.
  
  Le nommé Luigi s’était adossé contre la porte qui donnait sur la rue. Coplan, très calme, l’avait suivi du regard et le dévisageait. Luigi, s’adressant à Baulong, persifla d’une voix venimeuse :
  
  - T’as pas encore compris que c’est un poulet ? Mais c’est l’autre chenapan qui, tout à coup, se rua sur Coplan, un couteau à cran d’arrêt dans le poing.
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Coplan attendit l’ultime fraction de seconde pour parer le coup de couteau. Il esquissa un déhanchement calculé au dixième de millimètre - comme un torero qui se laisse effleurer par les cornes d’un taureau en furie - agrippa au vol le poignet de son adversaire, exécuta un violent mouvement de torsion en pliant les jambes, donna un coup de reins de toute la force de ses muscles bandés.
  
  Le résultat fut prodigieux. Le jeune bandit poussa un rugissement de douleur, lâcha le couteau et s’envola dans les airs en gesticulant. Il alla percuter son copain Luigi à l’instant précis où ce dernier se préparait à bondir. Les deux brigands dégringolèrent ensemble sur le plancher, bousculant la table et les chaises.
  
  Mais Luigi, mauvais comme un cobra, se dégagea avec une rapidité stupéfiante et plongea vers les tibias de Francis.
  
  Avec un autre, cette riposte aurait sans doute été payante. Mais avec Coplan, ce fut désastreux. Le malheureux Luigi, qui n’avait sûrement jamais eu affaire à un antagoniste aux réflexes aussi prompts, aussi précis, percuta de plein fouet un soulier qui était venu se placer à l’endroit exact où sa figure devait passer. L’impact fut brutal. Le sang éclata littéralement des lèvres et du nez de Luigi.
  
  Le gros Baulong, pétrifié par le spectacle de la bagarre, regardait Coplan en écarquillant les yeux.
  
  Brusquement, la porte du fond se rouvrit et un autre quidam apparut dans l’encadrement. C’était un costaud d’une bonne quarantaine d’années, au faciès de catcheur, aux yeux soulignés de poches bleuâtres. Il était vêtu d’un vieil anorak maculé de cambouis, chaussé d’espadrilles. Dans sa main droite, il serrait un pistolet à peinture cellulosique ; dans sa gauche, un paquet de coton enduit de vernis.
  
  Voyant Luigi qui gisait inanimé au milieu de la pièce, la face barbouillée de sang, l’arrivant déposa rapidement sur la tablette du buffet son instrument de peintre et son chiffon. Puis, pliant le buste, il s’avança vers Francis, les deux bras ballants.
  
  Coplan commençait à en avoir marre de ces truands et de ce guignol. Il fit semblant de se retourner vers la porte de rue en rajustant son veston. Le catcheur, tombant dans le piège, fonça aussitôt. Mal lui en prit. Avec une vitesse foudroyante, Coplan pivota sur lui-même et laissa partir sa droite. Le type au vieil anorak encaissa un direct au menton et reçut, en prime, au même endroit, une gauche plus sèche, plus fulgurante qu’un coup de bielle de locomotive. Il y eut un craquement, un gémissement et le gars s’écroula comme une masse.
  
  Pendant ce temps, le premier agresseur avait repris du poil de la bête. Il rampait sournoisement vers son couteau qui avait glissé sous une chaise renversée.
  
  A présent, Francis était en rogne pour de bon. Il avait les phalanges de sa main gauche qui saignaient,
  
  - Minute, fiston ! siffla-t-il.
  
  Il shoota sur le couteau pour l’envoyer sous le buffet, souleva la chaise, la rabattit sans ménagement sur l’échine du voyou. Puis, empoignant son adversaire au collet, il le renversa sur le dos, lui décocha un terrible coup de godasse au milieu du front, le ceintura à bras-le-corps et, dans un « arraché-jeté » du plus pur style haltérophilique, le balança comme un sac de patates dans la fenêtre. La vitre se brisa avec fracas, des morceaux de carreaux voltigèrent.
  
  Sans reprendre son souffle, Francis fit deux pas à reculons, saisit le pistolet à peinture que le catcheur avait posé sur le buffet, se mit à arroser l’un après l’autre les trois zèbres qui l’avaient si mal accueilli. Comme le pistolet contenait du vernis noir, l’exercice s’acheva sur un tableau assez surprenant.
  
  Le plus étonné, ce fut Fondane. Attiré par le bruit de vitre cassée, il s’était propulsé à toute allure. D’un coup d’épaule, il avait fait valser la porte de rue. L’automatique au poing, il contemplait le champ de bataille.
  
  Coplan lui ordonna d’une voix revêche :
  
  
  
  
  
  - Passe-moi ton flingue et débrouille-toi pour aller chercher les flics avec une ambulance.
  
  Puis, à Baulong :
  
  - Quant à vous, mettez-vous là... face au mur. Et si vous faites le zouave, je vous expédie du plomb dans les fesses, compris ?
  
  La menace était superflue. Le gros mécanicien était subjugué, terrorisé. Il obtempéra sans piper mot, tout en regardant Coplan comme si celui-ci eût été le diable en personne. Il se retourna vers le mur, et parvint enfin à maugréer :
  
  - Je n’y suis pour rien... Je m’expliquerai à la police...
  
  - Bonne idée, grinça Francis qui surveillait ses victimes d’un œil attentif mais amer.
  
  Son regard remarqua incidemment une carte postale en couleur qui avait été glissée dans le cadre du miroir rectangulaire accroché au-dessus de la cheminée. La carte, un peu fanée, représentait une vue que Coplan connaissait bien : la cathédrale de Zürich, le pont de la Limmat et les petits bateaux blancs amarrés le long du quai.
  
  Il alla détacher la carte, la retourna. Elle était adressée à mademoiselle Juliette Baulong. L’expéditeur avait griffonné ces deux phrases : « Bons baisers. A bientôt. » C’était signé d’un simple prénom : Sauveur. Et daté du 20 février.
  
  
  
  
  
  Au commissariat de police, trois quarts d’heure plus tard, le gros Baulong s’expliqua effectivement.
  
  D’après ses dires, il avait été contraint, par la menace, de mettre son garage à la disposition des trois gangsters nommés Luigi Farenta, Victor Hizelin et Raoul Duthier, qui utilisaient ce local pour s’y livrer au maquillage de voitures volées.
  
  - Ils font partie d’une bande qui écoule des bagnoles dans le Sud-Est, révéla le mécanicien. Ils avaient affirmé que je serais abattu d’une balle dans la nuque si je refusais de leur prêter mon garage ou si je les dénonçais. Et ils l’auraient fait, j’en suis sûr.
  
  Les policiers étaient enchantés. Non seulement ils avaient des preuves contre les trois brigands - pris en flagrant délit, puisque la Citroën sur laquelle ils travaillaient ce soir-là était bien une voiture volée - mais ils allaient pouvoir étendre leur coup de filet et assainir quelque peu la région.
  
  Vers minuit et demi, un des agents restés de garde au domicile de Baulong amena au poste la fille du mécanicien, Juliette, qui avait réellement passé la soirée dans un cinéma.
  
  Coplan put s’enfermer avec elle dans une des pièces du commissariat et entamer enfin l’interrogatoire auquel il voulait la soumettre.
  
  Juliette Baulong était une petite blonde au teint rose, aux yeux bleus, à la bouche sensuelle. Ses traits ne manquaient pas de beauté, mais son expression était plutôt fade, un peu niaise même. En revanche, elle avait un joli corps potelé, vénusien, aux formes appétissantes. Son léger manteau bleu laissait entrevoir un corsage blanc en nylon sous lequel se gonflaient deux seins généreux et fermes dont les pointes tendaient le tissu. Sa jupe étroite modelait une croupe lascive ; des bas de soie coûteux et des souliers à talons aiguille mettaient en valeur ses jambes au galbe déjà opulent.
  
  gée de vingt-quatre ans, elle avait encore de la fraîcheur et de l’attrait. Mais on pressentait déjà la boulotte qu’elle deviendrait en prenant de l’âge.
  
  Elle avait les yeux brillants et le corsage passablement chiffonné. Son compagnon de cinéma n’avait pas dû s’ennuyer.
  
  Coplan la fit asseoir, après quoi il se mit à la questionner au sujet de Natello. Elle répondit sans la moindre réticence.
  
  Oui, elle avait été la maîtresse de Roger, mais, quand il avait été arrêté, elle ne s’était plus souciée de lui. Les jeunes gens ne manquaient pas dans la région... Elle avait également été la maîtresse de Sauveur Malbénat quand celui-ci avait été relâché, vers la mi-juillet de l’année dernière.
  
  Coplan demanda :
  
  - Quand Roger est revenu à son tour, vous lui avez rendu sa place dans votre cœur, je suppose ?
  
  - Ben... c’est-à-dire... comme j’étais avec Sauveur, je les ai eus tous les deux à ce moment-là.
  
  - Vous n’êtes pas très regardante dans le choix de vos amants, si je comprends bien ?
  
  - Faut profiter de sa jeunesse pour s’amuser, non ?... Dans ma famille, les femmes ne vivent pas longtemps. Ma mère est morte à trente-sept ans, et ma grand-mère à quarante-deux... Alors, comme je leur ressemble, je ne veux pas me priver.
  
  - Cela vous plaît ?
  
  Cette question directe, au lieu de la déconcerter, flatta sa vanité. Elle regarda Coplan bien en face, arrangea sa chevelure blonde d’un geste de coquetterie.
  
  - Beaucoup, prononça-t-elle en esquissant un sourire. C’est même la seule chose qui m’intéresse. J’aime vibrer...
  
  Coplan eut envie de rigoler, mais il demeura impassible. De toute évidence, cette vamp de province avait la tête farcie de « romans du cœur... »
  
  - Où se trouve Sauveur actuellement ? demanda-t-il sur un ton plus abrupt.
  
  - Je n’en sais rien... Quand il est parti en Suisse, il m’avait promis qu’il me ferait un cadeau sensationnel quand il reviendrait, mais je ne l’ai plus revu.
  
  - Qu’est-ce qu’il allait faire en Suisse ?
  
  - Je n’en sais rien. C’était pour son patron.
  
  - Quel patron ?
  
  - Il ne m’a jamais dit son nom, mais je sais que c’était un type très riche.
  
  - Il habitait à Paris, ce patron ?
  
  - Oui, mais il avait un château quelque part en Bretagne... Roger a aussi été engagé par ce type, comme chauffeur.
  
  - Vous n’avez pas été surprise par le suicide de Roger ?
  
  - Ben, vous savez, on ne peut savoir ce qui se passe dans la tête des hommes.
  
  - Et la disparition de Sauveur, elle ne vous étonne pas ?
  
  - Non, pourquoi ? Les hommes, c’est tous les mêmes. Ils racontent des tas de choses et puis... Au fond, quand ils ont une idée, ils se fichent du reste. Si leur idée est de coucher avec une fille, ils s’accrochent après la fille. Mais quand ça leur passe, on ne les revoit plus.
  
  Coplan sortit alors de sa poche la photo du troisième suspect de Zürich, le nommé Antoine Duvigny, retrouvé à l’état de cadavre dans un torrent du Valais, en Suisse.
  
  - Et ce garçon-là, vous le connaissez ? fit-il en tendant la photo à Juliette Baulong.
  
  - Oui, dit-elle sans hésiter, c’est Dudu.
  
  - Comment avez-vous fait sa connaissance ?
  
  - Par Sauveur et Roger.
  
  - Ils étaient devenus copains en prison ?
  
  - Non, je ne crois pas. C’est après la prison qu’ils se sont connus. Dudu avait trouvé une place de jardinier chez une rombière. Vous savez, il y a une sorte de bureau de placement pour les garçons qui sortent de taule.
  
  - Où habite-t-il, ce Dudu ?
  
  - A Boulogne-sur-Mer. Même qu’on est allés là-bas tous les quatre ensemble, un dimanche. C’était un peu avant la Noël... C’est un gars drôlement gentil, Dudu. On devait se revoir, mais il n’a plus donné signe de vie, lui non plus.
  
  - Vous deviez vous revoir ?
  
  - Ben oui... Comme il n’a plus de famille, Dudu vit à l’hôtel. Quand on est allé à Boulogne, il m’avait retenu une chambre dans son hôtel, la seule qui restait. Roger et Sauveur ont dû chercher un autre hôtel.
  
  - Je vois, murmura Francis, un peu railleur. Cette nuit-là, vous avez vibré dans les bras de Dudu ?
  
  - Hmmm, acquiesça-t-elle en souriant.
  
  Un souvenir lui revint sans doute en mémoire, car elle soupira d’un air à la fois attendri et indulgent :
  
  - Celui-là, je vous jure... J’étais sa première fille depuis la taule... J’ai cru qu’il allait me tuer. J’étais complètement en loques après. Mais c’était formidable... Il disait qu’il voulait battre le record de Louis XV ! Vous vous rendez compte un peu ?... Huit fois sur la nuit...
  
  - Pourquoi n’est-il pas revenu ?
  
  - Il était tellement fou de moi qu’il voulait qu’on se marie. Il a dû regretter d’avoir parlé mariage... Il n’ose plus se montrer...
  
  - Vous aimeriez vous marier ?
  
  - Oui et non, minauda-t-elle... Bien sûr, je ne veux pas rester vieille fille ; seulement, une fois qu’on a la bague au doigt, le mari vous boucle à la maison, puis il veut des gosses, et c’est fini la rigolade. Pour l’instant, ça me plaît mieux de changer d’homme quand j’en ai envie...
  
  « Une vraie chatte de gouttière », pensa Coplan.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, lorsqu’il revit le commissaire Tourain, Francis lui relata les aventures qui lui étaient arrivées à Beauvais.
  
  - En somme, résuma Tourain, vous avez réussi un joli coup pour nos camarades de l’Oise, mais pour notre affaire : zéro !
  
  - Et pourtant, je ne regrette pas cette démarche, assura Coplan. Elle n’a pas donné tout ce que j’en attendais, c’est vrai, mais ce n’est pas le zéro absolu non plus. Primo, je sais maintenant que Sauveur Malbénat ne s’est plus montré à Beauvais depuis son voyage à Zürich.
  
  - Cette fille vous a peut-être menti, insinua Tourain.
  
  - Non, elle est trop gourde pour ça. Je ne suis pas un super-psychologue, mais, dans le cas présent, je suif sûr de ce que j’avance. Secundo, j’ai appris que le nommé Antoine Duvigny a également été aidé à sa sortie de prison par une œuvre d’assistance et de reclassement. Ce sont deux choses à noter.
  
  - A propos, grommela Tourain, j’ai reçu le rapport d’autopsie de Natello. Il a été empoisonné de la même façon que Duvigny. Barbiturique soluble, non catalogué, mais ayant les mêmes caractéristiques que celles qui sont mentionnées dans le rapport du laboratoire helvétique.
  
  - J’en suis persuadé.
  
  - Par contre, la lettre par laquelle il exprimait son intention d’en finir avec la vie est bien de sa main. L’expert est catégorique sur ce point.
  
  Coplan hocha la tête, alluma une Gitane, resta pensif pendant un long instant.
  
  - A mon avis, dit-il brusquement, il faudrait envoyer la photo de Malbénat à Interpol, commissaire. Inventez une inculpation bidon et réclamez des recherches internationales.
  
  - Pas de problème, murmura Tourain.
  
  - De mon côté, je vais aller à Bâle pour revoir l’inspecteur Spiesser. J’ai quelques précisions à lui demander.
  
  - Lesquelles ?
  
  - Les dates exactes des photos prises par la section du contre-espionnage à Zürich. Et, par la même occasion, une enquête discrète dans un hôtel qui s’appelle Stadion Hôtel. La carte illustrée que Malbénat a envoyée à Juliette Baulong porte un cachet au nom de cet hôtel.
  
  Tourain opina, secoua la cendre de cigarette qui maculait le devant de son veston, puis, tout en manipulant d’un air distrait son agrafeuse de bureau, marmonna :
  
  - Vous ne trouvez pas que les propos tenus par Natello et par Malbénat avant leur disparition renforcent ma thèse du trafic de devises ? On leur avait promis une belle situation, des voyages confortables, du fric en abondance. C’est la description même du métier de passeur, vous en conviendrez ?
  
  - Oui, sans doute, mais la suite ?
  
  - Quoi, la suite ?
  
  - La suite ne colle pas avec les pratiques en usage dans les milieux de la fraude. D’une manière générale, quand une organisation a formé des passeurs, ceux-ci sont dotés d’une couverture qui leur permet de faire de nombreux déplacements. Or, sur trois suspects que nous avons repérés, deux ont été assassinés après une seule opération. Dans le monde de l’espionnage, cette méthode porte un nom, Tourain : c’est la méthode des O.S.M. En clair : ONE SHOT MAN SYSTEM... Des gars qui sont embauchés pour accomplir une seule mission. Ce sont les Américains qui ont inventé la formule, et elle présente de nombreux avantages ; entre autres, celui d’empêcher les enquêteurs éventuels de remonter les filières.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Au lieu de faire un simple aller-retour à Bâle, Coplan resta quatre jours en Suisse et, en compagnie de l’inspecteur Spiesser et du lieutenant Franz Holtzer (un officier de la section du contre-espionnage helvétique), il effectua une série de démarches qui lui permirent de compléter les résultats déjà enregistrés concernant l’affaire Faschinger.
  
  Dès son retour à Paris, Francis eut une entrevue avec son directeur.
  
  - Maintenant, dit Coplan au Vieux, je suis à peu près certain que mon hypothèse était juste. Et toutes les vérifications auxquelles j’ai pu me livrer en Suisse la renforcent. De plus, ces vérifications concordent parfaitement avec les renseignements qui m’ont été fournis par cette fille de Beauvais, Juliette Baulong. Nos trois suspects de Zürich ont séjourné dans cette ville sous une fausse identité ; ils n’ont passé qu’une nuit dans un hôtel discret, le Stadion, où une jeune fille préposée à la réception a identifié les photos sans hésiter. Les dates sont les suivantes : Duvigny, le 31 janvier ; Malbénat, le 20 février ; Natello, le 10 mars. Ces dates sont confirmées par les photos que le contre-espionnage a prises au domicile de la secrétaire de Faschinger... Après leur visite chez cette Hilke Wenger, nos trois voyageurs - tous trois anciens détenus récemment libérés - disparaissent de la circulation. Antoine Duvigny est retrouvé dans un gouffre du Valais, une semaine après son passage à Niederdorf Strasse. Sauveur Malbénat s’est volatilisé sans laisser de traces ; et Natello a été repêché à Strasbourg, trois jours après sa nuit passée à l’Hôtel Stadion. Nous savons que la mort accidentelle de Duvigny et le suicide de Roger Natello sont des camouflages : ils ont été assassinés par empoisonnement. Nous savons également, par le témoignage de Juliette Baulong, que ces trois apprentis-gangsters n’avaient pas du tout l’intention de disparaître. Bien au contraire, ils pensaient qu’ils avaient enfin trouvé un filon de premier ordre, un job agréable et grassement payé. Ils avaient des projets d’avenir, en quelque sorte... Compte tenu de la personnalité de Faschinger et de son expérience en matière d’espionnage, les conclusions sont faciles à tirer, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, opina le Vieux, cela paraît évident. Embaucher des jeunes dévoyés qui n’ont pas d’attaches familiales, leur confier une seule mission et les éliminer dès qu’ils ont rempli leur office, c’est une combine qui assure le maximum de sécurité à ceux qui en tirent les ficelles. Même si nous retrouvons Faschinger, nous ne pourrons pas le coincer. Sauf si nous obtenons des aveux de Hilke Wenger. Mais ça...
  
  - Aucune chance de ce côté-là, émit Francis. Cette fille sera liquidée en cas d’alerte grave, c’est couru d’avance. Je dirais même que cette malheureuse, qui ne s’en doute certes pas, constitue le véritable verrou de sûreté de ce mécanisme.
  
  - Et elle disparue, compléta le Vieux, aucun lien direct ne subsiste qui puisse étayer une inculpation... Vous voyez bien que j’avais raison, Coplan. Notre ami Faschinger a retenu la leçon de sa mésaventure précédente : il joue délibérément la carte judiciaire. Comme il ne rencontre jamais personnellement les O.S.M. qui transmettent la marchandise, aucun tribunal ne peut le condamner. Nous ne sommes d’ailleurs pas mieux placés que les juges.
  
  - Tout à fait d’accord avec vous, acquiesça Coplan. Aussi n’ai-je pas l’intention de me casser la tête pour retrouver la piste de Faschinger.
  
  Le Vieux resta un moment pensif.
  
  - Et pourtant, murmura-t-il enfin, ça m’intéresserait bougrement de savoir pour quelle puissance étrangère il travaille.
  
  - Il n’y a pas trente-six façons de résoudre ce problème. La seule façon d’épingler Faschinger en démasquant du même coup les gens qui financent la nouvelle organisation qu’il a mise sur pied, c’est de s’infiltrer dans la combine.
  
  - Théoriquement, oui. Mais... pratiquement, c’est une autre paire de manches. Comment voyez-vous la manœuvre ?
  
  - Au départ, dit Francis, catégorique.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - J’ai mûrement étudié la question dans le train qui me ramenait de Bâle. Et, si vous le permettez, je vais vous exposer le plan que j’ai échafaudé.
  
  - Je vous écoute.
  
  
  
  
  
  Lorsque Coplan termina l’explication de son idée, la réaction du Vieux fut aussi prompte que nette.
  
  - Non, décréta-t-il, je ne marche pas. Votre suggestion est inacceptable.
  
  Francis, les sourcils arqués, dévisagea son patron. Celui-ci reprit sur un ton toujours ferme :
  
  - Doublement inacceptable. Primo, parce qu’elle m’oblige à assumer des responsabilités qui dépassent de très loin les limites qui me sont imposées. Secundo, parce que je n’ai pas le droit, moralement, de vous donner le feu vert pour une opération dont le contrôle va m’échapper tôt ou tard.
  
  Coplan, un peu étonné, un peu perplexe aussi, se gratta la tempe droite en silence. Puis, prenant son paquet de Gitanes, il alluma une cigarette et il entreprit l’exécution d’une jolie série de ronds de fumée.
  
  Le Vieux bougonna :
  
  - Il y a d’ailleurs une troisième raison qui m’interdit de prendre votre proposition au sérieux ; est-ce que vous vous rendez bien compte du scandale qui risque d’éclater du fait d’une initiative de ce genre ?
  
  Coplan ne s’occupait plus maintenant que de ses ronds de fumée. Le Vieux, agacé, conclut d’une voix plutôt sèche :
  
  - Cherchez autre chose, et revenez me voir quand vous aurez trouvé.
  
  - A quoi bon ? Vous ne me laissez même pas le temps de formuler les arguments qui...
  
  - Non, trancha le Vieux, j’ai dit non ! Inutile d’insister.
  
  - Pourtant, je voudrais insister, glissa Francis. Au lieu de vous fâcher, vous...
  
  - Je ne me fâche pas ! éclata le Vieux en se levant avec brusquerie. Mais s’il y a une chose que je déteste, c’est d’être bousculé par mes collaborateurs. Quand vous serez le patron de la maison, vous déciderez tout ce que vous voudrez. En attendant, c’est moi qui commande.
  
  - A mon avis, ça ne vous ferait pas de tort d’être un peu bousculé, répliqua Francis. Je vous ai connu plus audacieux. Sauf le respect que je vous dois, vous vous encroûtez.
  
  Le Vieux en resta comme deux ronds de flan. Il lui fallut plusieurs secondes pour récupérer son sang-froid.
  
  - Jusqu’à présent, Coplan, articula-t-il, vous vous contentiez d’être le plus têtu de mes agents. Vous voilà le plus impertinent maintenant.
  
  - Aux grands maux les grands remèdes, riposta Coplan. Si je vous bouscule, c’est pour attirer votre attention sur vos propres contradictions. Vous venez de dire que vous aimeriez coincer Faschinger, mais quand je vous propose le moyen d’y arriver, vous poussez les hauts cris... Mes responsabilités ! Le contrôle ! Le scandale !... Eh oui, bien sûr, tout cela existe. Mais, naguère encore, vous professiez que notre règle d’or, à nous, c’est l’efficacité.
  
  - Les circonstances ont changé, grommela le Vieux en se rasseyant.
  
  - Pas nos objectifs ! Que craignez-vous exactement ?
  
  - Cent mille choses, Coplan, dit le Vieux, radouci. Pour commencer, la colère de l’administration si la supercherie tourne mal. Et ensuite, je vous le répète, le scandale. Les gens qui s’occupent de l’aide aux sortants de prison sont des gens honorables, dévoués, désintéressés. En admettant même qu’une brebis galeuse se soit introduite dans leur association, ce serait criminel de détruire leur œuvre.
  
  - Il n’est pas question de détruire leur œuvre, bien au contraire ! s’anima Francis. Il s’agit de la protéger. Si, comme je le pense, un salopard s’est immiscé dans leurs rangs pour exploiter leur charité au profit d’un réseau, il faut éliminer ce salopard au plus vite.
  
  - Les purs seront éclaboussés par le scandale.
  
  - Il n’y aura pas de scandale, j’en prends l’engagement.
  
  - Comment ferez-vous pour assurer votre sécurité ? Les complices de Faschinger ne sont pas des enfants de chœur, songez-y !... D’après votre pointage, le nommé Natello a été supprimé le jour même où il a effectué la livraison de la marchandise à Zürich. Si cela se trouve, vous serez neutralisé au chloroforme au moment où vous vous y attendez le moins. Et alors, malgré toute votre habileté, les jeux seront faits ; on vous fera ingurgiter le poison pendant votre sommeil.
  
  - Un homme prévenu en vaut deux, fit remarquer Coplan. Ma situation ne sera pas la même que celle de ces pauvres types que les comparses de Faschinger ont embobinés.
  
  - A choisir, soupira le Vieux, je me demande si Faschinger mérite une mise pareille.
  
  - Vos scrupules me touchent, fit Coplan, soudain détendu. Mais vous savez bien que je ne lâcherai pas le morceau. Cette affaire me passionne ; elle a un aspect technique qui excite à la fois mon appétit et ma curiosité.
  
  - Méfiez-vous, Coplan. L’orgueil est le piège des hommes forts. Vous en faites une question d’amour-propre, hein ? Cela vous plaît de vous mesurer avec un vieux renard tel que Faschinger, avouez-le.
  
  - Il y a de ça, je l’avoue.
  
  - Ouais, ouais, grommela le Vieux, soucieux.
  
  Il se mit à chercher sa pipe égarée parmi les papiers qui encombraient sa table.
  
  Coplan savait qu’il avait gagné la partie. Et, à vrai dire, il avait une si longue habitude de ces brèves bagarres avec son chef qu’il soupçonnait celui-ci de les déclencher uniquement à titre de test, histoire de se rendre compte si lui, Coplan, avait aperçu toutes les conséquences des actions qu’il suggérait.
  
  Le Vieux maugréa du coin de la bouche, tout en allumant sa bouffarde :
  
  - Il faudrait quand même mettre le directeur de la prison dans le secret.
  
  - Pas question ! Il se trahirait sans le savoir et toute la combine serait fichue. Ou alors, coupons la poire en deux : au nom de la Raison d’État, et sous le sceau du secret, nous pouvons informer le directeur d’une prison de province. Et en cas de pépin, son témoignage vous serait utile.
  
  - C’est une solution, bougonna le Vieux.
  
  - Il faudrait faire vite.
  
  - Le temps d’établir un faux dossier, dit le Vieux. Je vais confier cette tâche à Rousseaux. Mais vous, de votre côté, vous allez me signer une lettre préconisant cette formule et par laquelle vous vous portez volontaire pour cette mission. On a beaucoup d’estime et beaucoup d’admiration pour vous en haut-lieu ; je ne veux pas être blâmé si vous laissez votre peau dans une aventure dont les bénéfices sont aléatoires.
  
  - C’est bien naturel, approuva Francis en riant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Les condamnés de droit commun se déplacent beaucoup plus qu’on ne le pense. Pour des raisons judiciaires, administratives, ou pour des motifs d’organisation interne, les prisonniers changent plusieurs fois de prison au cours de leur détention.
  
  Fréquemment aussi, quand la date de leur libération approche, ils sont transférés dans un établissement éloigné du lieu où ils ont commis le délit pour lequel ils ont été châtiés.
  
  Le 21 avril, vers dix heures du soir, le panier à salade débarqua à la prison de la Santé, à Paris, un détenu qui venait du Midi de la France.
  
  Après les formalités d’usage : inscription au registre d’écrou, fouille, contrôles, le prisonnier fut enfermé, seul, dans une cellule d’attente. Son dossier pénitentiaire, établi au nom de CARTHAL, Félicien, Louis, né à Oran, fut déposé sur le bureau du directeur.
  
  Le lendemain, vers 11 heures du matin, un surveillant alla chercher Carthal pour le conduire dans le bureau du directeur. Cette comparution des « arrivants » devant le chef de l’établissement pénitentiaire fait partie des rites. Et, très souvent, ce premier contact est bien plus qu’une simple corvée réglementaire. Pour le directeur, en effet, ce premier contact direct, d’homme à homme, constitue un test qui a son importance, car, en dépit de certaines légendes, le responsable d’un établissement pénitentiaire s’intéresse à ses pensionnaires. Il les jauge, il étudie leur cas, il essaie de se faire une idée aussi exacte que possible de leur psychologie. En outre, cet entretien confère une réalité, un relief humain au dossier qui accompagne le détenu.
  
  Au demeurant, l’avenir d’un condamné est en partie conditionné par les avis que les directeurs de prison donnent à son sujet.
  
  Félicien Carthal - alias Francis Coplan - avait donc pris place sur la chaise que le directeur lui avait indiquée.
  
  Les cheveux coupés presque ras, le menton bleui par une barbe de 48 heures, le teint bronzé (par un sérieux traitement aux ultraviolets) Coplan avait typiquement la mine d’un de ces mercenaires que les hasards de l’aventure ont entraînés hors du droit chemin : durs, coriaces, inconséquents mais nullement tarés.
  
  Le dossier du soi-disant Carthal - fabriqué avec beaucoup de soin par Coplan lui-même en collaboration avec Rousseaux, chef du département administratif du Service - confirmait d’ailleurs cette impression.
  
  Le directeur lui offrit une cigarette, qu’il accepta.
  
  - Je suppose qu’on vous a expliqué, avant votre départ des Baumettes, pour quel motif vous avez été transféré ici ?
  
  - Oui... Euh... Paraît qu’on me fera une fleur si je me conduis bien, répondit Francis.
  
  - Justement, c’est sur ce point-là que je veux attirer votre attention. J’ai parcouru votre dossier... A Nice comme à Marseille, vous avez obtenu de très bonnes notes. Si je n’ai pas à me plaindre de vous, et je l’espère, vous pourriez retrouver la liberté à bref délai.
  
  - Vous pouvez compter sur moi, monsieur le directeur.
  
  - Autre chose, Carthal... Vous aviez des fréquentations fort peu recommandables à l’époque où vous viviez à Toulon. Il est à prévoir que le magistrat qui signera votre mise en liberté conditionnelle vous interdira pendant quelques années de résider dans les départements du Sud. Vous feriez bien de tenir compte de cette interdiction, ceci pour votre bien. Vous n’avez pas de famille, je crois ?
  
  - Non, monsieur le directeur.
  
  - Vous n’avez pas de métier non plus ?
  
  - Non, monsieur le directeur.
  
  - Quel genre de travail aimeriez-vous faire ?
  
  - Eh bien... peu importe, au fond. Je suis costaud... Ce que je voudrais, c’est un travail au plein air.
  
  - Nous verrons cela... Comme vous avez été défendu par un avocat commis d’office, je demanderai au Comité d’Assistance et de Reclassement d’examiner votre situation... Votre pécule de prisonnier n’est guère fourni, soit dit en passant. Si vous n’avez pas d’argent pour la cantine, adressez-moi un mot par l’entremise de votre surveillant.
  
  Et Coplan inaugura ainsi sa vie de prisonnier, vie monotone et grise, faite de rêveries inconsistantes, de lectures maussades, d’attente et de résignation.
  
  
  
  
  
  Cette existence n’était pas une découverte pour lui, car il avait connu plus d’une geôle au cours de sa carrière ; et, à quelques variantes près, c’est le même style dans la plupart des taules d’Occident.
  
  Neuf jours s’écoulèrent, dont le déroulement régulier et morose ne fut marqué que par une visite de l’aumônier.
  
  Mais le jeudi 30, tout au début de l’après-midi, un des surveillants du quartier vint chercher le nommé Carthal pour l’acheminer vers un des parloirs où siégeait la Commission des Libérations.
  
  Cette Commission se composait de trois personnes : un ancien juge, un fonctionnaire retraité de la Défense Nationale et un ancien sénateur (qui avait au moins quatre-vingt-dix ans et qui paraissait complètement gâteux).
  
  Naturellement, c’est l’ancien juge qui interrogea le prisonnier. Puis, avec une gentillesse touchante, l’ex-sénateur lui fit un petit sermon afin de l’exhorter à redevenir un bon citoyen, un Français digne de ce nom, etc.
  
  En fin de compte, le magistrat en retraite annonça au détenu que sa libération conditionnelle avait reçu un « avis favorable » et qu’il serait vraisemblablement relâché dans la première quinzaine du mois de mai.
  
  Le fonctionnaire de la Défense Nationale n’ouvrit pas la bouche. Apparemment, il faisait de la figuration. Pendant les vingt minutes que dura la séance, il se contenta de lire des papiers au moyen d’une loupe.
  
  Avant de se retirer, Coplan n’oublia pas de remercier ces messieurs.
  
  Le mardi 5 mai, nouvelle comparution, mais devant cinq membres du Comité d’Assistance et de Reclassement cette fois, deux vieilles dames qui évoquaient la marquise de Sévigné et trois septuagénaires aux manières distinguées, au langage éminemment académique.
  
  Coplan s’efforça de faire bonne impression sur ces vieillards dont la décision allait peser sur la suite des opérations. Il se montra réservé, humble, plein de bonne volonté, plein de bonnes résolutions surtout.
  
  Après une série de questions posées par l’un ou l’autre membre du C.A.R. et une brève délibération, c’est la plus âgée des deux vieilles dames qui s’adressa à Francis :
  
  - Vous serez remis en liberté dans la journée de vendredi. Notre Comité, sur examen de votre dossier, et compte tenu de votre cas un peu particulier, a décidé de vous apporter son aide. Dans toute la mesure de nos moyens, nous ferons de notre mieux pour vous faciliter un nouveau départ dans la vie... Vous connaissez le proverbe : aide-toi, le ciel t'aidera... Il va sans dire que notre œuvre de bienfaisance ne peut pas assumer votre entretien pendant une longue durée. Il faudra, par conséquent, que vous fassiez la preuve de votre courage... Un homme comme vous peut trouver du travail à Paris, ce n’est pas ce qui manque. Pour le logement, c’est plus délicat. Néanmoins, nous vous aiderons également à ce point de vue... La libération conditionnelle implique de votre part une conduite irréprochable, vous le savez... Je vais vous remettre ma carte, et vous trouverez au dos de celle-ci l’adresse de notre secrétariat. Dès votre sortie, allez à cette adresse. Je parlerai de vous à mademoiselle Dabering. C’est la personne qui tient notre bureau et qui vous accueillera.
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, le nommé Félicien Carthal se retrouvait avec son baluchon de prisonnier sur le pavé de Paris. Il n’était pas riche, mais il avait tout de même de quoi se payer le métro.
  
  Il se dirigea vers la station Glacière.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, il faisait surface à Varenne. Le secrétariat du C.A.R. se trouvait dans ces parages.
  
  Il y fut accueilli par un huissier qui devait être un ancien combattant de la guerre 14-18 : manchot, ruban de la Croix de Guerre, grosse figure rougeaude, et débraillé dynamique du style « poilu rescapé de Verdun ».
  
  - Bien, fiston, déclara l’huissier, assieds-toi là. Je vais t’annoncer.
  
  Il disparut en tenant dans son unique main le bristol que Coplan lui avait remis.
  
  Il réapparut deux minutes après.
  
  - Par ici, fiston ! claironna-t-il.
  
  A sa suite, Francis longea un couloir triste qui s’enfonçait dans les profondeurs du vieil immeuble. Enfin, il fut introduit dans un bureau immense, à peine meublé, où une vieille fille à lunettes, vêtue de noir, trônait derrière une table de bois blanc encombrée de papiers et de dossiers.
  
  - Asseyez-vous, dit la vieille fille. Je suis mademoiselle Dabering, secrétaire du C.A.R. La comtesse Pauline de Morizarde m’a remis une note à votre sujet. Vous permettez, je vais prendre votre dossier.
  
  Elle se leva, traversa le vaste bureau pour passer dans une pièce contiguë.
  
  Quand elle se ramena avec le dossier, elle promena sur Coplan un regard inquisiteur que Francis soutint sans broncher. Drôle de regard, à vrai dire. Pas du tout le coup d’œil du psychanalyste, mais plutôt celui du maquignon.
  
  Sans aller se rasseoir derrière sa table, elle parcourut rapidement le contenu du dossier.
  
  - Vous êtes interdit de séjour à Marseille et à Toulon, résuma-t-elle. Vous n’avez pas de famille, pas de relations, pas de métier, aucune possibilité de logement. Vous n’avez pas d’argent non plus, à ce que je vois. Et vous aimeriez trouver une activité au plein air...
  
  De nouveau, elle le regarda. Plus exactement, le soupesa.
  
  - En somme, à part le maniement des armes, la vie de garnison et le cambriolage, vous n’avez aucune formation professionnelle, aucune instruction.
  
  - Mais je suis solide, fit remarquer Francis.
  
  - Je n’en doute pas, fit-elle en souriant. Bien bâti comme vous l’êtes, ce serait malheureux.
  
  Coplan sentit que son cœur s’était mis à battre plus sourdement dans sa poitrine. Une sorte d’intuition lui disait que cette curieuse bonne femme pouvait très bien être la plaque tournante qui aiguillait les « sortants de prison ».
  
  - Cigarette ? offrit-elle soudain en prenant un paquet de Gauloises sur la table.
  
  - Volontiers, accepta-t-il.
  
  Elle lui donna une pochette d’allumettes, se replongea dans l’étude de son dossier.
  
  Tout en allumant sa cigarette, Coplan observa du coin de l’œil la respectable secrétaire.
  
  Elle pouvait avoir dans les quarante-deux ou quarante-trois ans. Son visage pointu n’était ni laid ni beau ; mais, en faisant abstraction de ces lunettes qui lui donnaient un air rébarbatif, il y avait une certaine vivacité dans ses traits. Son corps était bien proportionné, ses formes mûrissantes avaient une densité chamelle qu’un œil exercé pouvait aisément déceler sous la robe noire de coupe désuète.
  
  - Écoutez, décida-t-elle brusquement, je serai peut-être en mesure de vous proposer une occupation qui vous plairait. Je dois en parler à la direction, naturellement, mais ce n’est qu’une question de jours. En attendant, je vais vous donner une carte qui vous permettra de loger durant une semaine dans un hôtel du boulevard Magenta. Je vais également vous faire une avance de 30 000 anciens francs que vous rembourserez plus tard sur votre salaire.
  
  Elle retourna s’installer à sa table.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Pendant une bonne dizaine de minutes, l’étrange vieille fille à lunettes se consacra à l’enregistrement du nouveau protégé que l’œuvre d'assistance prenait en charge. Sans lever la tête, elle reporta sur une fiche les renseignements qu’elle puisait dans le dossier transmis par la prison.
  
  Ensuite, ce fut au tour de Coplan de remplir une série de formulaires.
  
  La secrétaire précisa :
  
  - En attendant que nous ayons trouvé un emploi qui vous convienne, vous devez venir vous présenter ici tous les jours, entre 11 heures et midi, sauf le dimanche.
  
  - D’accord.
  
  - Si vous avez des problèmes personnels, des ennuis, des questions qui vous tracassent, n’hésitez surtout pas à m’en parler. Je suis là pour vous rendre service aussi bien moralement que matériellement.
  
  - Je vous remercie.
  
  - Nous savons, par expérience, que les premiers jours de liberté sont souvent pénibles pour un homme qui a passé de longs mois en détention. Si vous aviez de la famille ou des relations, le cas serait évidemment différent. Mais, pour vous, la solitude dans une grande ville telle que Paris, ce sera sans nul doute déprimant. Connaissez-vous Paris ?
  
  - Un peu, oui. J’y suis monté deux fois avec des copains, il y a déjà sept ou huit ans de ça. Nous sommes restés une semaine la première fois et cinq jours la deuxième fois.
  
  - Voici votre carte de logement. Le boulevard Magenta se trouve près de la Gare du Nord. Voici un plan des métros de Paris.
  
  - Je vous remercie, mademoiselle, prononça Francis sur un ton toujours humble et poli.
  
  - Il faut aussi que je vous mette en garde au sujet des femmes... Je suis obligée de vous en parler très franchement et vous m’excuserez, mais cela fait partie de mon travail... Il y a beaucoup de prostituées à Paris, notamment autour des gares. C’est dire que vous en rencontrerez certainement près de l’hôtel où vous allez vous installer. Après une longue période de continence forcée, un homme jeune et vigoureux comme vous ne peut guère échapper à la tentation ; nous ne contestons pas la légitimité des besoins sexuels de l’être humain, cela va sans dire... Néanmoins, je vous recommande la méfiance et la prudence. D’une part, l’argent que nous vous avançons doit vous permettre de vous nourrir, d’acheter un peu de linge, etc... Or, les prostituées coûtent cher. D’autre part, ces femmes constituent un danger sur le plan médical, vous comprenez ce que je veux dire, n’est-ce pas ? Dans deux ou trois semaines, lorsque votre reclassement sera chose faite, vous serez mieux en mesure d’envisager ce problème intime sans gâcher d’emblée vos chances de refaire votre vie.
  
  - Pour ce qui est des femmes, assura Coplan, vous n’avez pas de soucis à vous faire. A l’armée, puis à Toulon, j’ai appris à tenir mes distances. Les putes, c’est pas mon rayon.
  
  - Très bien, opina-t-elle. C’est pour votre bien que je vous mets en garde... Il me reste à vous remettre votre allocation de premier secours et à vous donner rendez-vous, ici, demain matin... Si vous voulez un costume un peu moins défraîchi que celui que vous portez, je verrai demain ce que je peux faire ; nous avons un vestiaire bien fourni.
  
  - Si je pouvais obtenir une chemise convenable pour remplacer celle-ci, ça me ferait plaisir.
  
  - Nous verrons cela demain, répéta-t-elle.
  
  Elle lui remit trente mille anciens francs et le congédia.
  
  
  
  
  
  Grâce au dispositif très poussé que le Service avait mis en place, le Vieux fut informé dès le lendemain - par l’antenne dont il disposait au ministère de la Justice - que le détenu Félicien Carthal avait été libéré.
  
  Cette information déclencha automatiquement toutes les autres mesures que Coplan avait mises au point avec Rousseaux et avec ses deux assistants habituels : André Fondane et Suzy Lorelli.
  
  Parmi les arrangements prévus, il y avait notamment la convention suivante : dès sa sortie de prison, Coplan devait se débrouiller pour aller prendre un verre dans un café de la rue du 4-Septembre, près de la Bourse, soit à 10 heures du matin, soit à 18 heures, soit à 20 heures, soit à 22 heures.
  
  Pour plusieurs raisons tactiques, Coplan avait installé Fondane en permanence dans son propre appartement privé de la rue Vivienne. C’est-à-dire à deux pas de la Bourse.
  
  Le samedi matin, avant de se rendre au siège du Comité d’Assistance et de Reclassement, Francis alla donc boire un café dans le bistrot en question. Il tenait dans sa main droite un exemplaire du « Hérisson », l’hebdomadaire qu’il utilisait de temps en temps comme signal, ce journal ayant la particularité commode d’être imprimé sur du papier vert.
  
  En l’occurence, cet exemplaire du Hérisson avait pour but d’annoncer à Fondane que l’opération C.A.R. avait démarré selon les prévisions.
  
  Coplan et son camarade n’échangèrent même pas un regard.
  
  A 10 h 10, Francis quitta le café et décida de se rendre à pied à la rue de Varenne.
  
  Au bureau du C.A.R., la secrétaire, Mlle Dabering, le reçut avec plus de cordialité que la veille, plus d’enjouement aussi.
  
  - Alors ? fit-elle, souriante. Cette liberté retrouvée, cela vous plaît ?
  
  - Ben, dame ! C’est comme si on avait été mort et qu’on sortait de sa tombe !
  
  - Oui, cela doit faire une bien curieuse impression, j’imagine ?
  
  - Sur le moment même, on se sent un peu flagada, pour dire la vérité.
  
  - Il paraît qu’on se sent un peu ivre ?
  
  - Tout juste ! On flotte, quoi... Comme si on avait bu un verre de trop ou comme si on avait reçu un coup sur la cafetière.
  
  - C’est un bon moment pour sortir de prison, le printemps. La lumière est belle, c’est le renouveau.
  
  - Oh, ça ! Je crois que la saison est toujours belle quand on sort de taule.
  
  - C’est vrai, reconnut-elle.
  
  Elle le questionna alors sur son emploi du temps. Puis, d’un ton presque amical, elle lui annonça :
  
  - Je crois que cela va s’arranger tout à fait bien pour vous. J’ai vu la présidente, j’ai téléphoné à plusieurs membres du Comité... Je pense que j’aurai un bon emploi à vous proposer dans le courant de la semaine prochaine. Un emploi au grand air, comme vous le souhaitiez.
  
  - Ce serait formidable ! s’exclama-t-il. Vous êtes vraiment chic pour moi.
  
  - Je suis allée au vestiaire et j’ai demandé à Mme de Varin-Villa de préparer quelques vêtements qui pourraient vous convenir. Venez, je vais vous accompagner.
  
  Le vestiaire était installé dans une autre pièce de l’ancien hôtel particulier. Mme de Varin-Villa, une vénérable vieille dame aux cheveux d’une blancheur de neige, consacrait plusieurs heures par jour à trier les vêtements usagés que récoltait l’œuvre d’assistance.
  
  Coplan hérita d’un veston à fines rayures noires sur fond gris, de trois chemises en popeline blanche (seuls les cols étaient un peu usés), de deux paires de chaussettes de coton, de deux caleçons et de quatre gilets de corps.
  
  Mme de Varin-Villa, bienveillante et maternelle, emballa tous ces vêtements dans un grand papier brun qu’elle ficela avant de le remettre à Francis.
  
  - Mon Dieu, s’écria-t-elle alors, j’ai oublié de vous donner une cravate ! Nous en avons de très jolies, vous allez voir.
  
  Elle s’amena avec une boîte en carton.
  
  Coplan put choisir une cravate qui se mariait avec son costume gris-noir.
  
  Lorsqu’il quitta le bureau de la rue de Varenne, son paquet sous le bras, il prit la direction de son hôtel.
  
  En cours de route, il n’aperçut pas une seule fois Fondane. Et cependant sauf imprévu, Fondane ne devait pas être loin.
  
  Cette histoire du C.A.R. préoccupait Coplan. Maintenant qu’il était dans le circuit, il se rendait compte que le Vieux ne s’était pas trompé en parlant du dévouement, de l’honnêteté, du désintéressement des gens qui patronnaient ce bureau de bienfaisance. Cette brave Mme de Varin-Villa, par exemple, on ne pouvait évidemment pas la soupçonner de faire partie d’une organisation de renseignement montée par une puissance étrangère. Mlle Dabering non plus, d’ailleurs. Et encore moins la comtesse Pauline de Morizarde !
  
  Tout cela était bien troublant. Et pourtant...
  
  Ce même samedi, à 18 heures, il flâna comme par hasard au jardin des Tuileries. En passant près d’un bassin où une demi-douzaine de gamins faisaient naviguer leurs voiliers, il aperçut son assistante Suzy Lorelli qui regardait jouer les enfants. Suzy avait noué autour de son cou un foulard de soie rose. Coplan eut ainsi la confirmation de ce qu’il avait pronostiqué : il était l’objet d’une surveillance exercée par des tiers.
  
  Le contraire l’eût étonné. De même, il avait la conviction que sa chambre d’hôtel comportait un système d’écoute qui permettait à un autre pensionnaire de l’établissement d’assister aux conversations que le soi-disant Carthal aurait pu avoir avec d’éventuels visiteurs.
  
  Aux yeux de Coplan, ce contrôle invisible n’avait rien d’inquiétant. La mystérieuse maffia qui recrutait ses collaborateurs occasionnels par le truchement du Comité d’Assistance et de Reclassement ne redoutait sûrement pas une manœuvre d’infiltration ; plus simplement, ces gens tenaient à se faire une idée plus concrète des mœurs de leur candidat, de son comportement, de sa réaction devant la liberté retrouvée, de sa manière de meubler ses loisirs. Le cas échéant, ils pouvaient du même coup vérifier si les tenants et aboutissants du libéré ne présentaient aucun danger pour l’avenir.
  
  A cet égard, les agissements de Francis, durant les cinq jours qui suivirent, furent des plus rassurants. En dehors de sa promenade quotidienne à la rue de Varenne, il ne sortit guère que pour aller prendre ses repas dans des restaurants économiques proches de la gare du Nord ou de Barbès.
  
  Le vendredi, c’est-à-dire une semaine après sa sortie de prison, il fut informé par Mlle Dabering que l’emploi auquel elle avait fait allusion lui était accordé.
  
  - C’est un travail qui ne demande aucune qualification particulière, expliqua-t-elle. Vous serez en quelque sorte un homme à tout faire... Un de nos membres possède en Ille-et-Vilaine une vaste propriété qui comprend un manoir, un domaine boisé, des dépendances. Vous aurez à vous occuper de certains travaux d’entretien, vous ferez le chauffeur à l’occasion, un peu le garde-chasse aussi, enfin, des choses très variées... Vous serez nourri, logé, blanchi, et vous toucherez un salaire très honnête. Le pays est superbe, soit dit en passant.
  
  Coplan arborait une mine extrêmement satisfaite.
  
  - Quand est-ce que je pourrai commencer mon service ? demanda-t-il.
  
  - Si vous estimez que l’emploi que nous vous offrons peut vous convenir, vous pouvez commencer dès lundi ; la présidente a déjà signé votre fiche de reclassement et nous avons reçu, par téléphone, un accord de principe de votre futur patron.
  
  - Bien sûr que ça me va ! s’exclama Coplan, enthousiaste.
  
  - Voici ce que je vous propose, reprit la secrétaire. La propriété dont je viens de vous parler est isolée en pleine campagne, assez en dehors des communications. Quand on ne connaît pas la région, c’est un endroit plutôt difficile à trouver ; mais je suis toute disposée à vous y conduire dimanche avec ma 2 CV. Est-ce que cela vous irait ?
  
  Coplan eut une mimique un peu incrédule.
  
  - Vous feriez ça ? dit-il.
  
  - Oh, ça ne me dérange absolument pas ! assura-t-elle en souriant. Quand il ne fait pas trop mauvais, je vais très souvent passer le week-end au manoir des Vallandières. Votre nouveau patron est un membre du Comité et le régisseur du domaine, M. Vogter, est un de mes bons amis.
  
  - Vous êtes vraiment très chic, émit Francis en balançant la tête d’un air admiratif.
  
  - Nous partirons de bonne heure, dimanche matin, et il faudra que vous vous trouviez à 7 heures devant la bouche du métro Argentine, avenue de la Grande-Armée. Comme j’habite rue Duret, je vous prendrai en passant. Vous retiendrez : métro Argentine, 7 heures précises ?
  
  - Oui, bien sûr ! J’emmène mes affaires, je suppose ?
  
  - Oui, naturellement. Nous allons d’ailleurs mettre votre dossier en ordre et régulariser votre situation. En ce qui concerne votre hôtel, je m’en occuperai.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan arriva au rendez-vous, le dimanche matin, avec une bonne dizaine de minutes d’avance.
  
  La veille, il avait acheté dans un Prisunic une valise en simili cuir dans laquelle il avait fourré toutes ses affaires.
  
  Rasé de frais, les souliers bien cirés, il avait fait de son mieux pour avoir fière allure. Mais, en réalité, avec ses cheveux qui commençaient seulement à repousser et son teint bronzé, il faisait plutôt penser à un robuste provincial.
  
  La seule chose qui le tracassait un peu, c’est qu’il n’avait pas pu annoncer son départ au Vieux. Il aurait évidemment pu le faire, puisqu’il eût suffi d’un bref coup de fil à Fondane ; mais, après mûre réflexion, il avait jugé que ce n’était pas le moment de prendre un tel risque. A l’instant précis où l’affaire s’embrayait d’une manière satisfaisante, il fallait éviter le moindre geste équivoque.
  
  Quand la secrétaire du C.A.R. arrêta sa 2 CV bleue près de la bouche du métro, Coplan empoigna sa valise pour embarquer.
  
  - C’est parfait, s’exclama Mlle Dabering, vous êtes à l’heure !
  
  Elle avait remplacé ses lunettes à monture d’écaille par des lunettes de soleil d’une forme moderne. Coplan sentit qu’elle l’observait pour épier ses réactions, mais il fit semblant de ne pas remarquer à quel point l’austère vieille fille du bureau de la rue de Varenne s’était métamorphosée. Son visage légèrement maquillé, ses lèvres rehaussées d’une touche de rouge, ses cheveux châtains coiffés d’une façon plus jeune, sa jupe de flanelle et la jolie veste sport en daim clair qui s’ouvrait sur un polo en jersey à rayures jaunes et brunes lui enlevaient au bas mot une dizaine d’années.
  
  En fait, Coplan n’était pas surpris par ce changement. Dès sa première visite au CA.R., il avait eu l’intuition que le personnage trop digne et trop guindé de la secrétaire était fabriqué pour les besoins de la cause.
  
  - C’est un temps idéal pour faire de la route, dit-elle en démarrant.
  
  Elle conduisait vite, mais avec beaucoup de sûreté.
  
  Lorsqu’ils furent sur la Nationale 12, elle manifesta une sorte d’allégresse juvénile et elle devint très bavarde.
  
  - J’adore conduire, avoua-t-elle. Et surtout pour aller à la campagne... Les Vallandières, c’est magnifique, vous verrez !... Des bois, des pâtures... Je suis sûre que vous vous y plairez. Moi, quand je suis là, je suis vraiment heureuse... Émile Vogter, le régisseur du domaine, est un homme sensationnel. C’est un ami d’enfance... Plus exactement, un ami d’enfance de mon frère aîné. C’est grâce à lui que je suis devenue secrétaire du C.A.R... Le propriétaire du domaine est un vieil industriel, M. Amerlieg, qui est perclus de rhumatismes et qui vit presque tout le temps dans sa propriété de Forcalquier. Il doit avoir soixante-dix-huit ou soixante-dix-neuf ans. On ne le voit plus jamais aux Vallandières...
  
  Ce qui intriguait Francis, c’était l’espèce de fébrilité, de ferveur, qu’il décelait chez sa compagne de voyage. A la lettre, elle était rayonnante ; une sorte de joie physique émanait d’elle ; une allégresse faisait frémir sa chair dont les effluves se mêlaient au parfum subtil et voluptueux qu'elle avait mis. Pour un homme qui avait une certaine expérience des femmes, le doute n’était guère possible : Mlle Dabering était amoureuse et elle volait vers son amant.
  
  
  
  
  
  Ils arrivèrent à Fougères aux environs de midi. Après la traversée de la ville, ils empruntèrent la Nationale 155.
  
  Le temps était splendide. Sous les rayons du soleil printanier, la nature avait un éclat extraordinaire.
  
  Peu après Saint-Brice, ils quittèrent la route nationale pour s’engager dans une petite route campagnarde qui sinuait entre des haies vives. Ils longèrent un bois, et la conductrice annonça enfin :
  
  - Nous ne sommes plus qu’à dix kilomètres des Vallandières.
  
  Un quart d’heure plus tard, la 2 CV franchissait un portail de granit dont la grille en fer forgé était ouverte. Une majestueuse allée de peupliers dessinait une longue perspective au bout de laquelle se dressait le vieux manoir gris.
  
  C’était un château de style XVIIème, en belle pierre de Bretagne, classique et dépouillé : un bâtiment central, deux ailes se terminant par une grosse tour arrondie. une façade unie, un haut toit d’ardoises, un jardin à la française précédant le perron de granit, une terrasse à colonnade du côté postérieur.
  
  Aux trois coups de klaxon de Mlle Dabering, un homme d’une cinquantaine d’années, large et puissant, au teint coloré, aux cheveux châtain clair taillés en brosse, sortit du bâtiment central, agita la main en guise de salut et descendit les marches du perron pour venir au-devant des voyageurs.
  
  Il portait une culotte de cheval, des bottes brunes, une veste de velours côtelé.
  
  - Bonjour, Louise, dit-il en tendant sa grande main à la secrétaire du C.A.R.
  
  - Bonjour, Émile, répondit-elle.
  
  Ils échangèrent un regard qui édifia instantanément Coplan. Pas d’erreur, ce vigoureux quinquagénaire était le Roméo de Mlle Dabering. Quand un homme et une femme qui couchent ensemble se regardent, il y a dans leurs yeux une connivence profonde, mystérieuse, qu’ils sont incapables de camoufler parce qu’ils n’en sont pas conscients eux-mêmes.
  
  - Et voici votre nouvelle recrue, Émile, reprit la secrétaire. Félicien Carthal...
  
  A Coplan :
  
  - Monsieur Vogter, votre nouveau patron.
  
  Vogter corrigea avec bonhomie, en tendant sa main :
  
  - Plus exactement, je suis le représentant de votre nouveau patron. Je suis le régisseur du domaine.
  
  Ses yeux d’un bleu de pervenche examinaient Francis comme pour l’évaluer.
  
  - Soyez le bienvenu, dit-il. Mlle Dabering m’a indiqué au téléphone que vous cherchiez du travail au plein air. Ici, ce n’est pas l’air qui manque... Ni le travail, du reste.
  
  Coplan débarqua avec sa valise. Vogter lui mit la main sur l’épaule :
  
  - Je vais vous montrer votre chambre... C’est au bout de l’aile gauche, venez.
  
  Il se tourna vers Mlle Dabering :
  
  - Je monterai ta valise tout à l’heure... Si tu veux te rafraîchir entre-temps, tu connais le chemin.
  
  La chambre destinée au soi-disant Carthal était la dernière avant la tour d’angle. Comme toutes les chambres, elle était située à l’étage - les ailes ne comportaient qu’un étage. Spacieuse, haute de plafond, joliment décorée par des boiseries d’époque, elle n’était meublée que fort sommairement mais avec un confort bien suffisant pour un ancien malfaiteur devenu homme-à-tout-faire.
  
  - Nous déjeunerons dans une vingtaine de minutes, annonça le régisseur. Je viendrai vous chercher ici... Comme c’est dimanche, vous pourrez vous promener dans la propriété. Nous parlerons de votre travail demain... Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vous montrer trop familier avec les autres membres du personnel : domestiques, ouvriers agricoles, garçons de ferme, etc. Vous serez en quelque sorte mon bras droit ici au domaine, et il est préférable d’éviter la camaraderie si vous voulez avoir un minimum d’autorité sur ces gens-là.
  
  - Entendu, acquiesça Francis.
  
  Le déjeuner eut lieu dans une petite salle à manger rustique qui jouxtait la grande cuisine du manoir.
  
  Ce fut un repas copieux, remarquablement préparé, servi par une vieille Bretonne au visage ridé comme une pomme.
  
  Coplan fut quelque peu dérouté par la cordialité du régisseur, par son aisance, par son naturel surtout. Vogter n’avait rien d’un conspirateur, rien d’un espion non plus. Très décontracté, il parlait du domaine, de la vie qu’on y menait... Il s’arrangea aussi pour questionner Carthal et l’amener insidieusement à raconter son passé.
  
  Après le café, Mlle Dabering se retira pour aller faire la sieste. Vogter, qui avait allumé un cigare, offrit un verre de calvados à son nouvel employé. Puis, après avoir marché pendant une dizaine de minutes dans le jardin en compagnie de Coplan, Vogter ramena celui-ci vers l’aile gauche du manoir.
  
  - Je vous laisse, dit-il. Nous nous retrouverons vers 19 heures pour dîner.
  
  De sa démarche tranquille et pesante, il regagna le bâtiment central, grimpa les marches du perron et disparut.
  
  Mais Coplan, en se promenant dans le jardin, avait remarqué que l’une des fenêtres de l’aile droite avait maintenant ses volets fermés. Mlle Dabering, dans la lumière douce et tamisée de sa chambre campagnarde, allait probablement savourer le bonheur auquel elle aspirait.
  
  
  
  
  
  En fin d’après-midi, vers 18 heures, le bruit caractéristique du moteur de la 2 CV attira l’attention de Francis. Il s’approcha discrètement de la fenêtre, et il put apercevoir Vogter et la secrétaire du C.A.R. qui s’en allaient dans la petite voiture bleue. Vogter avait prit le volant.
  
  Dès que la 2 CV eut franchi le portail, au bout de l’allée de peupliers, Coplan descendit.
  
  D’une allure parfaitement dégagée, il se dirigea vers le perron central. Tous les volets des chambres étaient ouverts.
  
  Le hall d’entrée principal était désert. Des vêtements de pluie pendaient à un portemanteau, un fusil de chasse était suspendu à une patère.
  
  Coplan prit l’escalier qui s’amorçait sur sa droite et monta à l’étage. Il repéra sans peine la chambre dont les volets avaient été fermés pendant les heures de l’après-midi. Il tendit l’oreille, frappa légèrement à la porte. N’obtenant ni réponse ni réaction, il tourna le bouton de la porte.
  
  L’aimable désordre qui régnait dans la pièce et le parfum qui flottait dans l’air confirmèrent ce qu’il avait deviné : Vogter et son amie d’enfance avaient agréablement passé leur après-midi dominicale.
  
  Cette confirmation était importante. Elle éclairait pas mal de choses.
  
  Sur la coiffeuse, Coplan avisa une bouteille de parfum Guerlain qu’il alla renifler. C’était bien le parfum à la fois frais et voluptueux de Mlle Dabering. Elle s’y connaissait, la fausse vieille fille : pour voir son Jules, elle s’imprégnait d’Ode.
  
  Les petits services qu’elle rendait à Vogter en plus de ses prestations en nature devaient lui procurer de gros pourboires. Du parfum à 175 000 anciens francs le litre, peu d’employées peuvent se le permettre. Surtout les employées des œuvres de bienfaisance, les plus mal payées du monde, comme chacun sait.
  
  Coplan s’éclipsa aussi discrètement qu’il était venu.
  
  Pour tuer le temps, il prit un des sentiers qui conduisaient vers le bois. Dans son cerveau, les idées allaient bon train. Comment ce Vogter était-il parvenu à monter une combine d’une telle envergure ?
  
  C’était en tout cas une trouvaille de génie. Louise Dabering, au poste qu’elle occupait, pouvait trier à sa guise les protégés du C.A.R. pour les orienter vers Vogter ou pour leur laisser suivre le cours normal de leur destinée.
  
  Mieux que cela : elle pouvait aussi sélectionner des sortants de prison pour les aiguiller vers d’autres emplois. Par exemple, elle pouvait caser des servantes, des domestiques, des chauffeurs chez certains membres du Comité.
  
  L’affaire, dans cette éventualité, prenait des proportions effarantes, inquiétantes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Des son quatrième jour de travail au domaine des Vallandières, Coplan se rendit compte que ses fonctions d’homme-à-tout-faire ne risquaient pas de l’épuiser. En réalité, s’il était bien le bras droit du régisseur, il avait surtout l’impression d’être la cinquième roue du carrosse. Vogter lui confiait des besognes dont l’urgence et l’importance ne paraissaient guère évidentes.
  
  Le vendredi après-midi, Vogter demanda à Francis :
  
  - Dites-moi, Carthal, est-ce que vous avez eu des ennuis avec les autorités militaires ?
  
  - Non, pas que je sache, répondit Coplan, étonné.
  
  - Mlle Dabering m’a avisé par téléphone qu’une convocation était arrivée à votre nom par l’intermédiaire du C.A.R. Une convocation qui s’est baladée aux Baumettes, puis à la Santé pour aboutir finalement au Comité d’Assistance et de Reclassement.
  
  - Je me demande ce qu’ils me veulent, grommela Francis.
  
  - Une question de résidence légale, probablement, émit le régisseur. Ils ont dû perdre votre trace et ils vous cherchent. Vous devez vous présenter le 25, à la rue Saint-Dominique, à Paris. Comme Mlle Dabering vient passer le week-end, vous pourriez peut-être rentrer à Paris avec elle et revenir en train ? J’irais vous cueillir à la gare de Fougères avec la Peugeot.
  
  Coplan esquissa une grimace.
  
  - Vous ne croyez pas que je pourrais leur écrire ? suggéra-t-il.
  
  Vogter hésita une fraction de seconde, puis :
  
  - Non, à mon sens il vaut mieux que vous fassiez le déplacement pour savoir de quoi il s’agit. Vous savez, avec l’Armée, il ne faut pas rigoler. Si vous voulez repartir d’un bon pied, ne vous mettez pas ces gens-là à dos... Si ce n’est qu’une question de domicile légal, comme je le pense, expliquez-leur que vous avez trouvé un emploi ici, comme ouvrier agricole, en attendant mieux.
  
  - Bon, d’accord. J’espère que ça ne dérangera pas Mlle Dabering de m’emmener ?
  
  - Sûrement pas, affirma le régisseur.
  
  
  
  
  
  Le lundi 25, lorsqu’il se présenta avec sa convocation à la rue Saint-Dominique, le soi-disant Félicien Carthal fut aussitôt conduit dans un bureau situé au premier étage de l’immeuble occupé par les services de la Défense Nationale.
  
  Quelle ne fut pas la surprise de Coplan de se trouver nez-à-nez avec le commandant Sourval, un officier de la Sûreté Militaire qu’il connaissait de longue date.
  
  - Salut, Coplan ! s’exclama Sourval. Vous vous appelez Carthal maintenant ?
  
  - Oui, provisoirement. Mais qu’est-ce que vous lui voulez, à ce pauvre Carthal ?
  
  - Rien du tout, avoua l’officier en riant. C’est votre directeur qui a manigancé cette convocation bidon. Je vais d’ailleurs téléphoner immédiatement à Rousseaux pour lui annoncer que vous êtes là.
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, c’était le Vieux en personne qui s’amenait à la rue Saint-Dominique. Il arborait sa mine maussade des mauvais jours.
  
  Le commandant Sourval céda sa place au directeur du S.D.E.C. en disant :
  
  - Vous avez à causer, j’imagine ? Je vous laisse.
  
  Dès que l’officier eut quitté la pièce, le Vieux attaqua :
  
  - Eh bien, Coplan ? Que se passe-t-il ? D’où sortez-vous ? Fondane et la petite Lorelli sont à votre recherche depuis plus de huit jours ! Plus de contacts, pas un coup de fil, rien. Et plus de Carthal à cet hôtel du boulevard Magenta ! C’est aberrant !
  
  Coplan relata ce qui s’était passé depuis sa sortie de prison. Puis, pour se justifier, il expliqua :
  
  - Je vous assure que ça m’embêtait de vous laisser dans l’incertitude, mais je ne tenais pas à commettre une boulette au moment précis où les engrenages commençaient à fonctionner. J’ai l’intime conviction que je suis sur la bonne voie et que je suis en train de suivre pas à pas la filière suivie par Natello, Malbénat et Duvigny.
  
  - Je ne vous le fais pas dire ! grinça le Vieux. Et comme cette filière conduit à la morgue...
  
  Il secoua la tête, maugréa :
  
  - Cette combine ne me dit rien qui vaille, Coplan. Je ne peux pas vous couvrir, je ne peux même pas savoir si vous progressez. Mettez-vous à ma place : tout ce que je peux faire, c’est de me demander à chaque instant si vous êtes encore en vie. Et ça m’énerve.
  
  - Je sais que vous avez une haute idée de vos responsabilités, murmura Francis en souriant. Mais, selon moi, vous n’avez aucune raison de vous faire du mauvais sang pour l’instant. Je n’en suis qu’aux préliminaires. La situation ne deviendra critique qu’au moment où j’aurai accompli une mission. Et je sens que ça ne va pas tarder. Mon travail au domaine est purement fictif, j’en suis persuadé. En fait, le nommé Vogter m’observe.
  
  - Admettons, fit le Vieux. Mais quand vous serez réellement dans le bain, comment ferez-vous pour vous en sortir ?
  
  - Logiquement, si j’ai bien saisi le mécanisme tel qu’il a été mis au point par le réseau Faschinger, il y aura une phase opérationnelle qui me laissera mon autonomie totale, Le système des O.S.M. n’est valable que si le sujet qui accomplit l’action opère en solo, puisque toute l’astuce est précisément là. Je compte sur cette phase pour vous alerter.
  
  - La marge de sécurité ne sera pas grande, ne l’oubliez pas. Et je me méfie un peu de votre penchant à jouer avec le feu.
  
  Coplan fit dévier la conversation.
  
  - En attendant, dit-il, je suis persuadé que mon pronostic concernant le Comité d’Assistance et de Reclassement est valable. La secrétaire du C.A.R. est vraisemblablement un des pivots principaux de ce réseau international derrière lequel se profile Faschinger.
  
  - Le comportement de cette femme vous fait croire à sa complicité ?
  
  - Sans aucun doute, mais avec cette nuance : elle ignore la portée exacte de son rôle. Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons un cas de ce genre.
  
  - Il est même assez fréquent, glissa le Vieux.
  
  - C’est l’éternelle histoire du petit service que l’on rend à des amis. Mlle Dabering ne sélectionne pas au hasard les protégés qu’elle envoie au domaine des Vallandières ; elle choisit les individus qui n’ont ni famille ni relations. D’autre part, elle doit savoir que son ami d’enfance, le régisseur Émile Vogter, utilise ces recrues pour un autre motif que le bricolage campagnard. Ceci dit, j’ai l’impression qu’elle ignore malgré tout le fin mot de l’affaire. Son attitude le prouve. Elle est naturelle, spontanée, décontractée. Bref, la bonne conscience. J’oublie de préciser que c’est Vogter qui lui a procuré son emploi de secrétaire du CA.R.
  
  - Ah ? fit le Vieux. Mais... cela sous-entend une combine préparée de longue date.
  
  - Oui, et cela sous-entend une chose bien plus grave : le noyautage du C.A.R. Les membres de cette œuvre de bienfaisance ont sans doute été amenés à embaucher des créatures du réseau Faschinger camouflées en domestiques. Vous voyez où cela nous conduit ?
  
  - Diantre, grogna le Vieux. Il faut que j’épluche le plus vite possible la liste des personnalités qui prêtent leur concours à l’œuvre que préside la comtesse Pauline de Morizarde. Nous nageons probablement dans un monde où des espions bien dressés peuvent glaner des tuyaux intéressants.
  
  - Vous verrez, il y a sûrement parmi ces gens de la haute société des personnes qui occupent des postes-clé. Bien entendu, vous ne les alertez pas. Nous verrons cela plus tard.
  
  - Bien entendu, confirma le Vieux. En revanche, je pourrais dès à présent prendre des écoutes téléphoniques. Et aussi en ce qui concerne le domaine des Vallandières.
  
  - Là, je patienterais plutôt, objecta Coplan. Vogter se donne l’air d’un bon géant débonnaire, mais il faut se méfier.
  
  - Vous disiez tout à l’heure que la secrétaire du C.A.R. ne vous faisait pas l’impression d’être une aventurière. Comment expliquez-vous alors que ce régisseur parvienne à la manipuler comme une marionnette dont on tire les ficelle ?
  
  - Il a fait d’elle sa maîtresse. Et vous connaissez le proverbe tchèque : le cheveu d’une blonde est plus puissant que six paires de bœufs !
  
  Le Vieux opina en silence. Coplan reprit :
  
  - Je vous ferai signe dès que je le pourrai. Selon moi, les choses ne traîneront plus longtemps. De toute façon, il faut me faire confiance.
  
  - Pour ceux qui attendent dans le noir, ce n’est pas agréable.
  
  - J’en conviens. Mais si mon silence s’éternise, il vous reste la solution d’agir du côté du C.A.R. D’ores et déjà, je suis convaincu que ce sera rentable. Même si ça ne vous permet pas d’atteindre Faschinger lui-même.
  
  - Ce qui serait très dommage, soupira le Vieux. Après tout ce que vous venez de me raconter, Faschinger m’intéresse plus que jamais.
  
  - Pour en revenir aux problèmes immédiats, il ne serait peut-être pas mauvais que le commandant Sourval me remette un papelard officiel estampillé par l’autorité militaire et attestant que ma situation est désormais bien en règle. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Aucune difficulté, acquiesça le Vieux en se levant. Je vais le chercher.
  
  - En sortant d’ici, j’irai au C.A.R. pour rassurer la secrétaire et lui montrer mon papier.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, quand Coplan sortit de la gare, à Fougères, il repéra sans peine la haute silhouette massive de Vogter qui guettait le flot des voyageurs.
  
  - Alors ? fit le régisseur.
  
  - Vous aviez raison, dit Coplan, c’était une question de résidence. L’Armée voulait me notifier un changement d’affectation. Ils réorganisent tout le toutim, paraît-il. Je suis versé dans une autre unité. Maintenant, je suis en règle. Ils m’ont donné un papier.
  
  - Très bien, opina Vogter, satisfait. Ces histoires-là, il faut les liquider tout de suite, sinon on n’en finit plus d’avoir des emmerdements.
  
  Ils montèrent dans la Peugeot, qui démarra. Vogter questionna :
  
  - Dans quelle arme avez-vous fait votre service ?
  
  - Télécommunications, à l’aéronavale.
  
  - Ah ? C’est presque une spécialisation, non ?
  
  - Pour les techniciens, oui, mais pas pour les gars comme moi. J’ai passé le plus clair de mon temps à trimbaler des appareils sur mon dos !
  
  - C’est quand même mieux que l’infanterie.
  
  - A mon avis, c’est kif-kif, marmonna Coplan, désabusé.
  
  - Quels sont vos projets d’avenir, au fond ?
  
  - Mes projets d’avenir ? répéta Coplan, ébahi.
  
  - Vous n’avez sûrement pas l’intention de moisir dans un bled perdu comme les Vallandières, je suppose ? C’est un boulot tout juste bon pour dépanner un gars qui a eu une mauvaise passe.
  
  - Franchement, je n’ai pas encore pensé à l’avenir. Ce qui comptait, pour moi, c’était de sortir de cette foutue taule. Et d’avoir de quoi bouffer dans l’immédiat.
  
  - Je peux vous aider à sortir de l’ornière, prononça tranquillement Vogter qui paraissait absorbé par la conduite de sa voiture... Un de mes vieux amis cherche quelqu’un qui soit bien bâti, qui présente bien et qui soit capable de se débrouiller à l’étranger.
  
  - Pour faire quoi ?
  
  - Agent commercial. Mais ce titre pompeux ne doit pas vous effrayer.
  
  - Vous savez, je n’ai pas mes deux bachots ! fit Coplan, sarcastique.
  
  - Mon ami ne cherche pas un bachelier. Ce qu’il veut, c’est un homme qui connaît la vie... Je lui ai parlé de vous parce que je trouve que vous feriez parfaitement l’affaire. J’ajoute que c’est une existence plutôt agréable : de beaux appointements, des voyages, une certaine indépendance. Est-ce que cela vous intéresserait ?
  
  - De la façon que vous présentez la chose, c’est tout à fait dans mes cordes, affirma Coplan avec conviction.
  
  - Nous en reparlerons ce soir. Mon ami doit revenir me voir au domaine, après-demain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Effectivement, deux jours plus tard, une D.S. verte immatriculée à Paris franchissait le portail des Vallandières un peu avant 13 heures.
  
  - Voilà mon ami, dit Vogter qui bavardait avec Coplan sur le perron du manoir. Venez...
  
  Ensemble, ils allèrent au-devant du visiteur.
  
  Coplan vit descendre de la D.S. un petit homme rondouillard et débraillé, âgé d’environ quarante-cinq ans, aux cheveux blonds clairsemés, aux joues colorées.
  
  Le régisseur fit les présentations :
  
  - Félicien Carthal, le garçon dont je vous ai parlé au téléphone. Mon ami Simon Belker.
  
  Les poignées de main furent cordiales. Simon Belker lança sur un ton enjoué :
  
  - C’est un temps formidable pour faire de la route ! La campagne est magnifique. Quand on voit cette verdure, ce paysage enchanteur, on se demande ce qu’on fabrique à Paris ! On respire un air empoisonné, on se détraque les nerfs dans les embouteillages !
  
  Il donna une tape familière sur la poitrine de Vogter en prononçant :
  
  - Toi, au moins, tu as la bonne vie ici !
  
  Il darda son regard bleu pâle sur Coplan, demanda :
  
  - Vous ne croyez pas que vous allez regretter le domaine ?
  
  - Eh bien, vous savez, comme monsieur Vogter me l’a expliqué, l’endroit est épatant pour se refaire une santé, mais pour trouver une situation d’avenir, c’est un peu désert.
  
  - Oui, naturellement, acquiesça Belker.
  
  Ils déjeunèrent à trois dans la petite salle à manger auxiliaire. Puis, après le café, Vogter s’excusa :
  
  - Je dois aller chercher des marchandises et du matériel à Fougères. Je serai de retour vers 17 heures. Je vous laisse à vos affaires.
  
  - Très bien, opina Belker. Je vais proposer à Carthal de faire un tour de la propriété en ma compagnie.
  
  Il se tourna vers Francis.
  
  - Nous pourrons bavarder en nous promenant, si ça ne vous ennuie pas. Moi, quand je viens ici, j’en profite toujours pour respirer le bon air de la Bretagne.
  
  Tandis que Vogter s’installait au volant de sa Peugeot, Belker et Coplan prenaient à pied la direction du bois des Vallandières.
  
  Le petit homme au teint rubicond entra tout de suite dans le vif du sujet.
  
  - Comme mon ami a dû vous le dire, commença-t-il, je suis à la recherche d’un agent commercial capable de me seconder dans mes voyages de prospection. Maintenant que je vous ai vu, je pense que vous pouvez me convenir. Ni trop jeune ni trop vieux, un physique avenant, une certaine assurance, tout cela me paraît excellent.
  
  - Ce qui m’inquiète un peu, objecta Francis, c’est l’instruction. A part mon certificat d’études, je ne suis pas très calé. Vous savez ce que c’est, à l’armée, on ne perfectionne pas beaucoup ses qualités intellectuelles.
  
  - Aucune importance, assura Belker avec un geste de la main comme pour balayer l’objection. Ce qui compte, pour moi, c’est la confiance... Oui, je sais que vous avez fait des bêtises et que vous les avez payées chèrement. Mais un péché de jeunesse n’est pas un crime, et mon ami Émile m’a affirmé que vous étiez fermement résolu à repartir du bon pied... Comme on disait autrefois, rien de tel qu’une expérience sévère pour apprendre à vivre, hein ? La prison a dû vous faire comprendre que l’honnêteté est encore la seule route valable dans l’existence, pas vrai ?
  
  - Pour ce qui est d’avoir compris, j’ai compris ! grommela Francis.
  
  - Dans un sens, voyez-vous, Carthal, ça ne me déplaît pas que vous ayez eu ce coup de bâton sur la tête. Dans mon métier, il faut être coriace et malin. Je m’occupe d’affaires immobilières et de renseignements commerciaux.
  
  - Oui, M. Vogter m’a mis au courant.
  
  - Il faut quand même que je vous explique certains aspects un peu particuliers de ma profession.
  
  Il prit un ton presque doctoral :
  
  - Dans le monde actuel, la prospection est une sorte de petite guerre secrète. La concurrence est très dure, et une agence qui veut prospérer doit se battre pour obtenir les meilleures affaires. En gros, notre organisation ressemble un peu à une organisation d’espionnage, vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Euh... oui, plus ou moins.
  
  - L’essentiel, pour nous, c’est de découvrir de bons tuyaux avant nos rivaux, de les exploiter sans les ébruiter, de les monnayer avant qu’ils ne tombent dans le domaine public. Officiellement, mon bureau se consacre principalement à l’édition d’un annuaire commercial, industriel et financier qui couvre les pays du Marché Commun. Mais, en marge de cette activité-là, nous faisons le commerce des renseignements : telle firme étrangère est intéressée aux projets d’une firme concurrente, etc. Bien entendu, notre arme capitale, c’est le secret.
  
  Tout en marchant, Belker développa le mécanisme de son entreprise et, progressivement, il aborda le côté clandestin de son activité.
  
  La main gauche dans la poche de son pantalon, il faisait des gestes de sa main droite pour souligner ou pour appuyer les paroles qu’il prononçait. Mine de rien, il observait les réactions de Coplan.
  
  - Le grand public, heureusement, n’est guère informé de ce qui se pratique dans notre métier, continua-t-il. Il y a quelques semaines, un quotidien a publié une enquête qui avait pour titre : « Le gang de l’immobilier a ses espions et ses agents doubles ». Mais les gens ne se soucient pas de ces problèmes, et c’est tant mieux. Par contre, la police nous surveille d’un œil très attentif. Et là, nous devons nous méfier, car certaines de nos transactions frisent forcément l’illégalité. C’est pourquoi je vous ferai chaque fois des recommandations très précises avant de vous envoyer en mission.
  
  Coplan écoutait, opinait, approuvait, visiblement intéressé mais pas impressionné. Son expression demeurait calme.
  
  Il avait un peu la sensation de jouer l’idiot du village, bien qu’il éprouvât, dans son for intérieur, une certaine admiration pour la dialectique remarquable de ce Belker, pour sa façon habile et enveloppante d’amener les choses, pour son culot, pour son incroyable cynisme aussi.
  
  Étrange tandem que cette équipe Vogter-Belker ! Sans l’ombre d’un scrupule, ces deux salauds mijotaient leur petite combine pour embobiner le soi-disant Carthal et l’envoyer à la mort comme ils avaient envoyé Roger Natello et Antoine Duvigny.
  
  Le soir même, l’affaire était dans le sac.
  
  A la demande du régisseur, Carthal écrivit une lettre au Comité d’Assistance et de Reclassement, lettre dans laquelle il expliquait à Mlle Dabering qu’il avait décidé de quitter le domaine des Vallandières pour retourner à Paris où un ami lui proposait, à l’essai, un emploi plus intéressant. Il en profitait pour remercier le Comité, et il promettait de donner d’autres nouvelles dès qu’il serait fixé au sujet de la situation qui lui était offerte.
  
  Le lendemain, Coplan quittait les Vallandières et, par le train, regagnait la capitale avec armes et bagages. Simon Belker s’était engagé, à titre provisoire, à loger son nouveau collaborateur dans son propre appartement de la rue de Vaugirard en attendant de lui avoir trouvé un logement définitif.
  
  
  
  
  
  Trois jours plus tard, c’est-à-dire le lundi 1er juin, au début de la soirée, Belker annonça à Félicien Carthal :
  
  - Votre première mission est prête, Carthal. Votre première opération d’espionnage, en somme. Nous allons mettre cela bien au point, vous et moi, organiser l’affaire jusque dans ses détails, et, demain matin, à 9 heures, vous prenez l’avion à destination de Vienne, capitale de l’Autriche. Vous voyagerez sous une fausse identité, bien entendu, et la marchandise que vous transporterez pour la livrer à mon correspondant autrichien sera aussi peu encombrante que possible, comme vous pourrez le constater par vous-même.
  
  Il tira de sa poche un trousseau de clés.
  
  - Voilà, dit-il en exhibant les trois clés passées dans un anneau chromé. Vous remettez ce trousseau à mon correspondant de Vienne et le tour est joué.
  
  Coplan arqua les sourcils.
  
  - Vous voulez dire que je fais ce voyage en Autriche uniquement pour aller porter ces trois clés ?
  
  - La marchandise est enfermée dans la tige de l’une des clés. C’est un truc de mon invention. Ce sont des microfilms, ça ne prend pas de place, ce n’est pas lourd et ça passe inaperçu. Mon correspondant vous rendra le trousseau après avoir retiré le contenu de la clé creuse.
  
  - Ça c’est une sacrée trouvaille ! constata Francis admiratif.
  
  - Est-ce que vous avez de la mémoire ?
  
  - Eh bien... si ce n’est pas trop compliqué, ça peut aller.
  
  - Non, rassurez-vous, ce n’est pas compliqué. Du moment que vous procédez avec ordre et méthode, vous retiendrez facilement mes instructions. Du reste, il vous suffira de piger le déroulement logique et normal des opérations... En résumé, voici comment nous procédons : quand vous arrivez à Vienne, vous commencez par vous rendre à une heure très précise, que je vous indiquerai, à un endroit de la ville que je vous indiquerai également. Au moment convenu, vous faites une promenade de trente minutes dans le centre et sans vous soucier de l’itinéraire que vous empruntez. Cette promenade constitue un contrôle ; autrement dit, un de mes amis se trouvera sur place afin de vérifier si vous n’avez pas été pris en filature. Naturellement, cet ami ne se montrera pas... Au bout de trente minutes, vous prenez un taxi pour vous rendre à l’hôtel où une chambre a été réservée pour vous. Là, vous faites tout ce que vous voulez mais il faut que vous soyez dans votre chambre, à côté de votre téléphone, à partir de 18 heures.
  
  Il scruta Coplan, lui demanda d’un air grave :
  
  - Vous me suivez bien ?
  
  - Oui.
  
  - Jusqu’ici, ça ne vous paraît pas trop difficile, je suppose ?
  
  - Vous rigolez ?
  
  Le visage de Belker se contracta.
  
  - Non, non, Carthal, je ne rigole pas. Si vous n’êtes pas tout à fait sûr de vous, dites-le-moi franchement.
  
  - Sans vouloir me vanter, si la suite est du même tonneau, je fais ça les doigts dans le nez.
  
  - Avant de continuer, j’attire votre attention sur le point suivant : toutes les précautions que vous devez prendre en Autriche et, après, en Suisse, vous sembleront peut-être exagérées, mais il ne faudra pas en négliger une seule, c’est bien compris ?
  
  - D’accord.
  
  - Je suis obligé d’être prudent, parce que certains des renseignements commerciaux que vous allez livrer à mon acheteur de Vienne concernent des firmes industrielles qui travaillent pour l’Armée. Si vous commettiez une maladresse, nous aurions des ennuis. Ce ne serait pas seulement une grosse perte sur le plan financier, ce serait aussi une catastrophe pour l’avenir de mon agence.
  
  - Vous n’avez rien à craindre, je suivrai vos instructions à la lettre.
  
  - Bon, je continue.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Le lendemain, comme Belker le lui avait demandé, Coplan se leva à quatre heures du matin.
  
  Il avait mal dormi. Presque toute la nuit, son cerveau avait malaxé de sombres pensées. Maintenant qu’il était au pied du mur, il se rendait compte à quel point le dispositif échafaudé par le réseau Faschinger-Belker était ajusté, serré.
  
  « Dans les mêmes circonstances, songea Francis, mon collègue Roger Natello n’avait même plus vingt-quatre heures à vivre. »
  
  Il se rasa, puis il se lava entièrement à l’eau froide pour calmer l’insidieuse tension nerveuse dont il commençait à ressentir les effets.
  
  Quand il fut habillé, il boucla sa petite valise et il quitta sa chambre pour se rendre à la salle à manger située à l’autre extrémité de l’appartement.
  
  - Ah, parfait, s’exclama Belker, déjà prêt lui aussi et qui donnait également quelques signes de nervosité. Voici votre passeport... Jusqu’à nouvel ordre, vous vous appelez Henri Courval... C’est à ce nom-là que votre chambre a été retenue à l’hôtel Stefanie. Vous vous souvenez de l’adresse ?
  
  - Oui. Tabor Strasse, dans le deuxième arrondissement.
  
  - Très bien... Voici le trousseau... Il est chargé, cette fois. Pour être sûr de ne pas le perdre, vous ne le sortez pas de votre poche.
  
  - Entendu.
  
  - Voici votre billet d’avion, votre argent... Vous n’avez pas d’imperméable ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - Parce qu’il pleut... Je ne peux pas vous en prêter un, vous êtes beaucoup plus grand que moi.
  
  - Je peux m’en acheter un, fit remarquer Coplan.
  
  - Oui, à condition de trouver un magasin qui soit ouvert de si bonne heure. Enfin, débrouillez-vous... Vous serez trop tôt aux Invalides, mais je m’en vais de mon côté et je suis obligé de fermer l’appartement.
  
  - Où allez-vous ?
  
  - A Bruxelles. Je prends le train de 7 h 48 à la gare du Nord. Mais ne vous en faites pas, je serai au rendez-vous à Zürich demain après-midi. Quelle heure avez-vous à votre montre ?
  
  - 5 h 20.
  
  - Au poil, acquiesça Belker après avoir jeté un coup d’œil à sa propre montre. Nous avons tout juste le temps de prendre notre petit déjeuner en vitesse. J’en profiterai pour vous faire réciter votre leçon.
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, Coplan, sa valise à la main, débarquait du métro à la gare Saint-Lazare. Mais au lieu de remonter à la surface, il se mit à déambuler dans les couloirs souterrains. Très vite, il eut la certitude que personne ne s’intéressait à lui, que nul promeneur ne naviguait dans son sillage. Il reprit alors le métro et, par Réaumur-Sébastopol, il se rendit à la gare du Nord.
  
  Il acheta un journal et il alla se planquer dans une des salles d’attente d’où il avait vue sur le quai d’embarquement où le train 109 à destination de la Belgique était affiché.
  
  A 7 h 25, Simon Belker fit son apparition. Tête nue, boudiné dans sa vieille gabardine grise, une serviette coincée sous son aisselle droite, un paquet de magazines dans la main gauche, l’espion fit contrôler son billet et sa réservation, puis monta dans le train.
  
  A 7 h 48, le convoi s’ébranla. Lorsqu’il eut disparu, Francis replia son journal, sortit de la salle d’attente, traversa le hall pour déboucher dans la rue Saint-Dénis. Il entra dans un bistrot, commanda un café et demanda le téléphone.
  
  Au numéro qu’il composa sur le cadran, l’abonné décrocha instantanément.
  
  - Salut, prononça Coplan en mettant sa main en coquille devant sa bouche. Je t’attends dans une demi-heure chez la mère Tupain. Presse-toi !
  
  Le bistrot de la mère Tupain se trouvait aux Halles. La tenancière était une vieille copine de Coplan ; elle avait une soixantaine d’années, une grosse tête, un chignon postiche, des yeux de cochon de lait et trois énormes verrues poilues au menton.
  
  Fondane arriva au rendez-vous avec une minute de retard seulement. Il avait enfilé son pardessus directement sur son pyjama.
  
  - Alors ? questionna-t-il en s’attablant devant son patron.
  
  - C’est le jour J, révéla Coplan. Je prends l’avion de 9 heures pour Vienne. Je vais te donner mes coordonnées et mes instructions. Il faut que le Vieux te dégote un avion qui puisse t’amener à Vienne dans le courant de l’après-midi. Si j’ai bonne mémoire, c’est réalisable via Londres.
  
  D’une voix sèche et tendue, Coplan fit à son adjoint toutes les recommandations qu’il avait préparées mentalement. Il quitta le caboulot par une autre issue, arrêta un taxi pour se faire conduire directement à Orly.
  
  
  
  
  
  A midi moins cinq, l’avion d’Air-France se posait à Schwechat, l’aéroport de Vienne.
  
  Il pleuvait en Autriche aussi.
  
  Le premier soin de Coplan, quand il descendit de l’autobus au terminus de la Kartnerstrasse, fut d’entrer dans un magasin pour acheter un imperméable. Il le prit léger, d’un beige presque blanc.
  
  Après quoi, pour tuer le temps, il entra dans un café et il commanda un Cinzano. Il n’avait pas à se presser, puisque le circuit de contrôle ne devait commencer qu’à 13 heures précises, avec comme point de départ le hall de l’hôtel Impérial, c’est-à-dire à deux pas de l’endroit où il se trouvait.
  
  A une heure moins dix, il paya sa consommation et sortit. A une heure pile, il débouchait du hall de l’impérial.
  
  Sous la pluie, il se balada pendant une demi-heure. Il longea le Ring, traversa le parc pour couper sur Heumarkt, mit le cap sur la Karlskirche, erra au hasard des petites rues qui avoisinent l’église.
  
  A 13 h 30, au coin d’Elisabeth Strasse, il monta dans un taxi.
  
  - Stefanie Hôtel, dit-il au chauffeur.
  
  Situé de l’autre côté du canal du Danube, à un quart d’heure environ du Stephansdom, le Stefanie était un bel hôtel de seconde classe. La chambre réservée au nom de Courval se trouvait au premier étage. C’était une jolie pièce très confortablement meublée, très propre, qui se prolongeait par un cabinet de toilette avec douche et baignoire.
  
  Tout en remplissant sa fiche de voyageur étranger, Coplan tendit l’oreille pour essayer de se rendre compte si les deux chambres voisines étaient occupées ou non. Il ne perçut aucun bruit : ni murmure de voix ni relents de radio ni gargouillement d’eau.
  
  Il ne resta pas plus de dix minutes dans la chambre.
  
  Avant de quitter l’hôtel, il déposa sa fiche à la réception et il accrocha sa clé au tableau. Il avait le 17. Les clés du 16 et du 18 pendaient à leurs clous respectifs.
  
  A pied, il se dirigea vers la longue Johannes Gasse. Il n’eut pas l’impression qu’il était suivi. Il entra au Capri, un restaurant italien où il était venu à plusieurs reprises quelques années auparavant (et c’était d’ailleurs pour cette raison qu’il avait cité le nom de cet établissement à Fondane). Il fut soulagé lorsqu’il aperçut, dans un coin de la salle, Fritz Horbig attablé devant un énorme plat de spaghetti.
  
  Le Vieux n’avait pas lambiné, Dieu merci, et il avait bien fait les choses ; au lieu de mobiliser un lampiste, il avait bel et bien alerté son représentant numéro UN à Vienne, Fritz Horbig en personne. Ce dernier était un robuste gaillard d’une quarantaine d'années, blond, au visage assez lourd mais aux yeux bleus pleins d’intelligence.
  
  Coplan composa son menu : minestrone, escalope, chianti.
  
  « Le repas du condamné à mort, se dit-il en essayant de se moquer de lui-même pour refouler le sentiment d’appréhension qui lui contractait l’estomac. A la place du chianti, je ferais mieux de boire du lait à titre de contrepoison. »
  
  Il n’y avait plus que cinq ou six clients dans la salle, et la plupart d’entre eux finissaient leur déjeuner. Le regard de Francis croisa celui de Fritz Horbig. L’Autrichien détourna machinalement la tête, se gratta le bout du nez, posa sa main droite grande ouverte sur sa table. Coplan avait pigé : Horbig annonçait une prise de contact à 5 heures.
  
  Après avoir avalé son potage, Coplan, faisant semblant de jouer avec un morceau de pain, traça sur la nappe le chiffre 17. Quelques instants plus tard, Horbig répondit de la même façon en dessinant les lettres O.K.
  
  Il quitta le restaurant peu de temps après, sans se soucier davantage de Francis.
  
  A son retour au Stefanie, Coplan put constater que les clés du 16 et du 18 n’avaient pas été retirées. C’était bon signe. Et, au demeurant, c’était dans la logique du système de sécurité tel que Belker l’avait exposé : le principe de la promenade de contrôle rendait superflue une surveillance permanente à l’hôtel.
  
  Coplan alluma une Gitane, prit un cendrier et alla s’étendre sur son lit.
  
  Pendant plus d’une heure, il concentra son esprit sur les phases ultérieures de sa mission à Vienne pour le compte de l’organisation Faschinger-Belker. Dans cette histoire, le problème crucial, l’obsédante inconnue, était toujours de prévoir à quel moment et sous quelle forme se présenterait l’élimination du nommé Carthal, alias Courval, alias Coplan.
  
  Le rendez-vous de Zürich semblait démontrer que la liquidation définitive de l’O.S.M. Félicien Carthal devait avoir lieu en Suisse et non en Autriche. Dans ce cas, Coplan bénéficiait d’un sursis de vingt-quatre heures. Mais il s’agissait peut-être d’une ruse, car il ne fallait pas se fier aux paroles de Simon Belker.
  
  A cinq heures moins cinq, Coplan se leva pour aller entrouvrir la porte de sa chambre. Il extirpa ensuite de sa poche le trousseau de clés que Belker lui avait confié.
  
  A cinq heures et trois minutes, la porte pivota sur ses gonds et Fritz Horbig se faufila prestement dans la chambre. Il referma l’huis, donna un double tour au verrou.
  
  Horbig tira de la poche de son imperméable un petit colis de la taille d’un paquet de Gitanes.
  
  - Votre matériel, dit-il en posant le paquet sur la table. Je vous recommande la plus extrême prudence, car c’est d’un maniement délicat et dangereux.
  
  - Merci, je connais le bidule.
  
  - Et voici la visionneuse spéciale,
  
  - La pince ?
  
  - La voici.
  
  Coplan saisit la minuscule pince de joaillier, dévissa rapidement la tige de la clé creuse, fit tomber un rouleau de pellicule dans la paume de sa main. Il éleva le film vers la lumière, inséra celui-ci dans la fente de la visionneuse. Grâce au pouvoir d’agrandissement de l’appareil, il put déchiffrer fort aisément le microfilm.
  
  - Prenez note, Horbig, ordonna-t-il... Numéro 537-lG... AP/CEAM. - Mont-de-Marsan. - lnst. Rep. A ut. M 4. - Numéro 584-IG. Schem. Rad. Palmier T.H. - Numéro 142-lD... Rad. Sout. Drachenbronn...
  
  D’une voix sourde, Coplan énuméra toutes les références des neuf schémas techniques qui figuraient en réduction sur le film que Belker destinait à Faschinger.
  
  Fritz Horbig, en rangeant son agenda, grommela :
  
  - C’est sérieux, cette marchandise ?
  
  - Sans aucun doute. Ce sont des plans qui émanent de nos laboratoires techniques d’armement. Radars, équipements électroniques des Mystères et des Mirages, stations de repérage... La source de ces renseignements me paraît excellente.
  
  - J’ai déjà localisé Faschinger, révéla l’Autrichien. Deux de mes meilleures filles ont participé à votre balade. Faschinger est rentré dans un immeuble de Zelinka Grasse, près de la Bourse. Je n’ai pas eu le temps de vérifier s’il avait son domicile à cette adresse ou s’il a un bureau de couverture dans cet immeuble.
  
  - Et du côté de la femme ?
  
  - Rien à signaler. Un de mes hommes a trouvé un poste de guet qu’il estime valable.
  
  - Fondane?
  
  - Il est au Central, juste à côté. Voici son numéro de chambre et le numéro de téléphone de cet hôtel.
  
  - Parfait. Merci, Horbig. Je compte sur vous et sur vos hommes pour assurer le contrôle le plus rigoureux et le plus discret. A propos, est-ce que vous serez en mesure d’opérer le passage ?
  
  - Ce sera du cousu-main, je vous le garantis.
  
  - Eh bien, à la grâce de Dieu !
  
  L’Autrichien s’éclipsa aussi subrepticement qu’il était venu.
  
  Coplan remit le microfilm dans sa cachette, puis, ayant déballé le petit colis que Horbig lui avait apporté, il examina le briquet d’or qu’il avait retiré de l’emballage. Une notice manuscrite accompagnait l’objet. Coplan étudia attentivement cette notice, après quoi il la brûla, jeta les cendres dans la cuvette des w.-c. et tira la chasse d’eau.
  
  
  
  
  
  A 18 heures, le téléphone sonna. La voix râpeuse de l’employé du standard annonça :
  
  - On vous demande de la ville, monsieur Courval.
  
  - Bien, passez-moi la communication.
  
  Il y eut un déclic, puis :
  
  - Allô, monsieur Courval ?
  
  - C’est moi-même.
  
  - Schwartz à l’appareil. Comment allez-vous, cher ami ? J’espère que vous avez fait bon voyage ?
  
  - Un excellent voyage, je vous remercie.
  
  - Comme je vous l’avais promis, j’ai demandé à la Société Buring de préparer la documentation qui vous intéresse. Ils sont tout à fait d’accord et les catalogues seront à votre disposition à 20 heures.
  
  - Merci de votre aimable intervention, cher monsieur. Je vous tiendrai au courant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  A l’adresse convenue, Coplan trouva un bel immeuble moderne de sept étages. Il poussa la porte vitrée, pénétra dans un hall circulaire, dallé de marbre, et se dirigea vers l’ascenseur.
  
  Il prit pied au cinquième étage, s’avança vers la porte palière de droite. Sous le bouton de la sonnerie, une étiquette logée dans un petit cadre de cuivre indiquait le nom du locataire : L. Riesing.
  
  Il sonna. Sa montre marquait 20 heures exactement.
  
  La porte s’ouvrit, une superbe créature blonde et souriante apparut.
  
  Coplan murmura, en français :
  
  - J’ai rendez-vous avec M. Riesing... Je suis Henri Courval.
  
  - Entrez, je vous prie.
  
  Il obtempéra. La jeune femme referma la porte, invita le visiteur à entrer dans le vaste living dont on apercevait le décor élégant à l’autre bout de l’antichambre. La pièce baignait dans une lumière douce et tamisée ; les rideaux des deux larges fenêtres avaient été tirés.
  
  - Asseyez-vous, monsieur Courval, reprit la blonde. Puis-je vous offrir un scotch ? Vous n’êtes pas trop pressé, j’espère ?
  
  - Non, je ne suis pas pressé, répondit Coplan. Je compte passer la soirée à Vienne et prendre un avion demain après-midi.
  
  - L’avion pour Zürich, qui décolle à 17 h 45.
  
  - Oui, en effet, confirma Francis.
  
  - Je suis enchantée de faire votre connaissance, monsieur Courval. C’est avec moi que vous avez rendez-vous. Il n’y a pas de M. Riesing. Je m’appelle Lisa Riesing.
  
  - Ah ? s’exclama Coplan. Eh bien, tant mieux. Je ne perds pas au change !
  
  Hilke Wenger était beaucoup plus sensationnelle en chair et en os que sur les photos de l’inspecteur Spiesser.
  
  En chair et en os, mais surtout en chair. Le petit pull vert-nil qu’elle portait modelait une de ces poitrines à réveiller un mort ; quant à sa jupe grise, elle moulait avec une précision fascinante une croupe ronde dont la seule vue évoquait toute la gamme des satisfactions profondes qu’une fille bien balancée peut offrir à la main de l’homme.
  
  Coplan ne jugea pas nécessaire de cacher l’impression que lui faisait son hôtesse. En prenant place dans un fauteuil, il tira de sa poche le trousseau de clés que lui avait confié Simon Belker, puis il resta là, un peu figé, silencieux, les yeux arrondis.
  
  Lisa Riesing, alias Hilke Wenger, déposa sur la table une bouteille de scotch, deux verres, une bouteille de soda.
  
  - Vous connaissez Vienne ? s’enquit-elle tout en versant le whisky.
  
  - Non, je n’étais jamais venu en Autriche.
  
  - Il y a longtemps que vous travaillez pour Belker ?
  
  - A peine une semaine. Je suis d’ailleurs à l’essai et c’est ma première mission.
  
  - Comment va Nantel ?
  
  - Pardon ?
  
  - Robert Nantel. Un garçon qui a le type italien et qui fait partie de l’équipe de Belker.
  
  - Connais pas, fit Coplan. Je ne connais que Belker, du reste.
  
  - Un très charmant garçon, ce Nantel. C’est lui qui a apporté la marchandise, lors de la dernière livraison. C’était à Zürich... Il espérait bien me revoir, mais je savais que ce n’était guère probable. Belker n’envoie jamais deux fois le même livreur.
  
  - Vous êtes déçue, si je comprends bien ?
  
  Elle se mit à rire, et ses yeux gris vert se firent étrangement caressants.
  
  - Pas du tout ! affirma-t-elle. Comme homme, je vous trouve plutôt mieux que Nantel. Mais il était vraiment très gentil, je dois le dire.
  
  L’attitude aguichante de la jeune femme était si évidente que Coplan la trouva suspecte ; il décida de ne pas se départir de sa réserve.
  
  - A votre santé, dit-elle en prenant son verre.
  
  - A la vôtre.
  
  Il attendit qu’elle ait bu deux gorgées de whisky avant de boire lui-même.
  
  Maintenant que les microfilms étaient arrivés à bon port, il fallait se méfier.
  
  Elle redéposa son verre, montra du doigt le trousseau de clés qu’il tripotait machinalement.
  
  - C’est pour moi, je suppose ? questionna-t-elle.
  
  - Oui, bien entendu.
  
  Il lui tendit le trousseau. Elle se leva.
  
  - Une seconde, vous permettez ?
  
  Elle quitta le living.
  
  Coplan, les sens aux aguets, prit dans sa poche droite le briquet en or que Fritz Horbig lui avait apporté.
  
  La blonde réapparut.
  
  - Je vous rends ceci, dit-elle en lui restituant les clés.
  
  Elle alla ensuite chercher une mallette de voyage dans une autre pièce de l’appartement, posa le bagage sur la table, actionna les deux serrures chromées de la petite valise.
  
  - Voulez-vous venir voir ? lui demanda-t-elle. L’argent se trouve dans le faux fond de cette mallette. Le mécanisme secret fonctionne comme ceci...
  
  Elle fit coulisser un des rivets intérieurs de la valise.
  
  - Il y a cinq mille dollars, révéla-t-elle en désignant les liasses soigneusement rangées sous le rabat mobile. Vous pouvez vérifier.
  
  - On ne m’a pas dit de vérifier, alors je vous fais confiance, rétorqua-t-il.
  
  - Vous n’avez rien à craindre, opina-t-elle en ramenant la partie mobile et en coinçant la coulisse de verrouillage.
  
  Elle expliqua ensuite :
  
  - Vous mettrez dans cette valise votre pyjama et du linge sale. Les douaniers n’aiment pas beaucoup remuer du linge sale.
  
  - D’accord, acquiesça-t-il.
  
  - Encore un peu de scotch ?
  
  - Non, je vous remercie.
  
  La blonde paraissait plutôt décontenancée par l’allure empruntée de son visiteur. Coplan fit semblant de ne pas s’en apercevoir.
  
  - Je vais m’en aller maintenant, prononça-t-il sur un ton pénétré. Avec tout ce fric, je ne tiens pas à me balader trop tard dans une ville que je ne connais pas.
  
  - Vous avez raison, approuva-t-elle, le visage rembruni.
  
  - Alors, à la revoyure, conclut-il en empoignant la mallette dans sa main gauche.
  
  Elle le reconduisit jusqu’à la porte palière.
  
  
  
  
  
  Dans sa chambre du Stefanie, Coplan se dit que la mallette aux cinq mille dollars lui assurait une protection provisoire.
  
  Mais, dans les circonstances présentes, avec des individus aussi retors que Cari Faschinger et ses acolytes, la situation était tout à fait spéciale. Avec ces salauds-là, il fallait pressentir l’attaque et conserver, coûte que coûte, une encolure d’avance.
  
  Un peu avant neuf heures du matin, il se fit monter le petit déjeuner dans la chambre.
  
  Ensuite, après avoir grillé une cigarette, il commença sans hâte sa toilette. Pendant que le bain coulait, il se rasa.
  
  La matinée lui parut longue.
  
  Comme le jour précédent, il se rendit à 13 heures à l’hôtel Impérial. Et de là, comme la veille également, il entama une promenade de trente minutes. Il ne pleuvait pas, le ciel s’était dégagé.
  
  Sa précieuse mallette dans la main, son imperméable sur le bras, il déambula autour de la Michaeler Platz.
  
  Il déjeuna aux Trois Hussards, dans la Weihburg Gasse, d’où il regagna directement le Stefanie en taxi.
  
  A 16 heures, il régla sa note d’hôtel et il quitta définitivement le Stefanie. Il arriva à l’aéroport avec une bonne heure d’avance. Il fut un des premiers voyageurs à destination de Zürich à passer les contrôles de police et de douane.
  
  
  
  
  
  Le trajet aérien Vienne-Zürich dure environ soixante minutes. A 19 heures, l’avion atterrissait à Kloten.
  
  A 20 heures tapantes, le soi-disant Félicien Carthal prenait un verre au café Grüner, à la place Bellevue.
  
  Sauf imprévu, Simon Belker devait s’amener là entre 8 heures et 8 heures et demie. S’il ne venait pas, Carthal devait passer la nuit dans un hôtel proche de la gare et attendre un coup de fil.
  
  A 20 h 10, Belker pénétrait dans le café. Il s’avança directement vers la table de Coplan.
  
  - Comment allez-vous, cher monsieur Courval ? fit-il sur un ton à la fois enjoué et ironique.
  
  - Tout à fait bien, comme vous le voyez.
  
  Belker appela le garçon, commanda un verre de bière. Puis, avec un clin d’œil, il questionna :
  
  - Les affaires, ça marche ?
  
  - Très bien. Et les vôtres ?
  
  - Excellentes.
  
  Pendant dix minutes, ils parlèrent de la pluie et du beau temps. Puis, Belker rappela le garçon pour payer les consommations.
  
  Ils quittèrent le café.
  
  Belker, jovial, murmura en regardant Francis avec bienveillance :
  
  - Une bonne nouvelle pour vous : le grand patron de mon agence désire faire votre connaissance. Il est justement en Suisse, pas bien loin de Zürich.
  
  - Quel grand patron ? s’étonna Coplan.
  
  - Je ne vous ai pas parlé de lui ? C’est l’homme qui finance mon affaire sur le plan européen. Venez, je suis en voiture.
  
  La voiture en question, une Opel grise, était garée dans une rue située derrière Bellevue.
  
  - Nous avons une bonne heure de route, annonça Belker.
  
  - Où allons-nous ?
  
  - Dans la montagne. Chez des amis qui ont un chalet. Vous ne connaissez sans doute pas le Toggenbourg ?
  
  - Non.
  
  - C’est un endroit merveilleux. Vous pourrez prendre quelques jours de repos au chalet, si ça vous tente. L’air de la Suisse est encore meilleur que celui de la Bretagne.
  
  L’Opel prit la direction de Zollikon, le long de la rive nord du lac.
  
  Coplan prononça d’un air détaché :
  
  - Décidément, je fais des découvertes grâce à vous ! Hier, c’était Vienne ; aujourd’hui, la Suisse !
  
  - Le prochain voyage sera beaucoup plus important encore, affirma Belker.
  
  - Ah?
  
  - Nous en parlerons en temps voulu.
  
  Coplan se demanda si cette fripouille poussait le cynisme jusqu’à évoquer le voyage auquel on destinait le soi-disant Carthal, le voyage vers un monde meilleur.
  
  - Les voyages, ça me plaît, émit Francis.
  
  Il tira de sa poche son briquet en or avec lequel il se mit à jouer machinalement.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Après la sortie de Zürich, Simon Belker - qui pilotait l’Opel avec une attention étrangement soutenue - posa deux ou trois questions pour savoir si les opérations de Vienne s’étaient déroulées normalement.
  
  Coplan le rassura d’un air très dégagé, puis ajouta :
  
  - Si le travail n’est jamais plus compliqué que ça, c’est vraiment un job que vous pouvez me confier sans vous faire du souci.
  
  - Eh bien, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, conclut Belker. Je suis sûr que le grand patron vous accordera une prime supplémentaire. Quand il est satisfait, il sait se montrer généreux. D’ailleurs, vous lui remettrez vous-même la mallette qui contient l’argent.
  
  - Cinq mille dollars, ça fait un joli tas de pépites, commenta Francis.
  
  - Oui, bien sûr, mais nous avons beaucoup de frais généraux.
  
  La conversation se termina ainsi, et Belker n’essaya pas de la relancer.
  
  Le jour déclinait. Déjà des voitures avaient allumé leurs lanternes. Coplan, mine de rien, observait l’itinéraire que suivait l’Opel. Le nom des patelins qu’ils traversaient se gravait dans sa mémoire.
  
  Ils venaient d’entrer dans une localité appelée Ebnat quand Belker freina soudain pour braquer sur la gauche et s’engager dans une route plus étroite qui longeait une petite église blanche.
  
  Ils abordaient la montagne. La route se mit à grimper en décrivant des lacets. L’escalade durait depuis une dizaine de minutes lorsque Belker bifurqua dans un sentier encore plus étroit, plus escarpé, à peine carrossable. Dans la lumière voilée du crépuscule, le paysage prenait des teintes de pastel. Au fond de la vallée, les maisons d’Ebnat s’estompaient. Quelques rares chalets, très éloignés les uns des autres, piquaient des taches d’ombre sur le tapis vert des collines.
  
  A l’horizon, Coplan reconnut les crêtes encore enneigées des Churfirsten qui culminent à plus de 2 000 mètres d’altitude.
  
  Brusquement, l’Opel tressauta dans une ornière, quitta le sentier pour s’arrêter sur une espèce de plate-forme cimentée.
  
  - Nous sommes arrivés, dit Belker.
  
  Ils débarquèrent. Belker cala les roues de la voiture au moyen de grosses pierres.
  
  - Venez, reprit-il. Le chalet se trouve derrière ce mamelon ; on ne peut pas se rapprocher davantage en auto.
  
  Us escaladèrent un raidillon herbeux, et le chalet apparut enfin, solidement assis sur son socle, entouré de quelques arbustes rabougris.
  
  Un robuste paysan se tenait sur le seuil du chalet, les deux mains dans les poches, les jambes écartées.
  
  - Salut, Frédéric, lança Belker, un peu essoufflé.
  
  Voici notre nouveau camarade, Félicien Carthal... Frédéric Wolberg, notre hôte.
  
  Coplan serra la rude main de Wolberg.
  
  Ils entrèrent dans le chalet.
  
  Lorsqu’ils pénétrèrent dans la salle principale de l’habitation rustique, un grand type maigre, distingué, âgé d’une cinquantaine d’années, aux cheveux gris peignés avec soin, se leva de son fauteuil.
  
  - Soyez le bienvenu, dit-il à Coplan. Je suis heureux de faire votre connaissance. Notre ami Simon m’a dit tant de bien de vous... Je m’appelle Graz... Avec un Z, comme la ville de Graz... J’espère que vous avez fait bon voyage ?
  
  - Oui, merci, articula Coplan.
  
  Graz se tourna vers Belker :
  
  - Tout s’est bien passé ?
  
  - Oui, tout s’est bien passé, répondit Belker. Notre ami Carthal s’est admirablement débrouillé.
  
  Graz dévisagea Francis, tendit la main vers la mallette :
  
  - C’est pour moi, je suppose ?
  
  - Oui, elle contient cinq mille dollars, dit Coplan. Je n’ai pas compté les billets, mais la fille m’a garanti que le compte y était.
  
  Il remit le bagage à Graz, qui alla le déposer sur une table, dans un coin de la salle.
  
  - Vous n’avez pas eu le trac ? s’enquit-il en souriant.
  
  - Absolument pas, assura Francis. M. Belker m’avait expliqué clairement le topo. Ça s’est passé comme une lettre à la poste.
  
  - La table est mise, nous n’attendions que vous pour dîner.
  
  Ce fut un repas frugal : viande froide, fromage et bière. Wolberg faisait le service. Graz et Belker bavardaient amicalement, traitant des sujets auxquels Coplan ne comprenait pas grand-chose.
  
  Francis mangea peu, en surveillant ce qu’on lui servait.
  
  Après le repas, Graz alluma sa pipe. Dans un nuage de fumée, il s’adressa à Coplan :
  
  - On ne vous a pas remis un message verbal pour moi ?
  
  - Un message verbal ? Non... La fille m’a remis l’argent, c’est tout.
  
  - Parfait, parfait... Demain, je vous donnerai une prime de 50 000 francs... 50 000 francs français, bien entendu, et des anciens francs, cela va sans dire... Vous me plaisez beaucoup, mon cher Carthal... Vous avez brillamment réussi votre examen de passage et vous êtes, à partir de ce soir, un associé à part entière dans notre organisation.
  
  Il se tourna vers Wolberg :
  
  - Je crois que nous pourrions arroser cela, Frédéric ?
  
  Wolberg opina, disparut, revint avec deux bouteilles de champagne. Il prit, dans une armoire de chêne, quatre coupes de cristal. Un bouchon péta joyeusement, le champagne pétilla dans les coupes.
  
  - A notre ami Carthal et à son avenir parmi nous, prononça Graz.
  
  Ils trinquèrent.
  
  Chacun redéposa sa coupe sur la table. Graz reprit :
  
  - Mon cher Carthal, je ne sais pas si notre ami Simon vous a parlé de ce problème, mais le recrutement nous donne pas mal de soucis. Pour une organisation comme la nôtre, il n’y a rien de plus difficile que de trouver des hommes sûrs et débrouillards. Je suis donc doublement satisfait de la manière dont vous avez accompli votre première mission. Mais, à présent, il s’agit pour vous de faire un pas en avant pour devenir un véritable agent secret. Pour cela, le moment est venu de faire disparaître le nommé Félicien Carthal...
  
  - Euh... Je ne vois pas ce que vous voulez dire, marmonna Coplan, étonné.
  
  - Vous allez comprendre... Pour faire de vous un élément vraiment efficace, nous allons effacer votre passé et faire de vous un homme nouveau. Félicien Carthal va se suicider, et il sera remplacé par un certain Henri Courval, agent commercial au passé irréprochable, sans casier judiciaire, sans dossier pénitentiaire.
  
  Coplan affichait une mine ahurie. Graz, souriant, enchaîna :
  
  - Nous avons une méthode infaillible pour effectuer une transformation de ce genre. Comme je viens de vous le dire, le nommé Carthal va se suicider ; vous allez donc écrire une lettre que vous adresserez à Mlle Dabering, la secrétaire du Comité d’Assistance et de Reclassement. Dans cette lettre, vous exposerez que les promesses qui vous avaient été faites n’ont pas été tenues, que vous êtes découragé, que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, etc. Je vous dicterai ce que vous devrez écrire... Nous placerons cette lettre dans la poche d’un mort, d’un cadavre... et Carthal sera rayé à l’état-civil, son décès ayant été enregistré officiellement. Vous pigez ?
  
  - Euh... oui... mais ce... ce cadavre, objecta Francis, ce sera qui ?
  
  - Ne vous tracassez pas pour cela, nous sommes organisés pour arranger la chose.
  
  - Je vous fais confiance, grommela Coplan, je ferai ce que vous me direz. Les trucs trop compliqués, ça me dépasse.
  
  Wolberg s’était levé discrètement et il débouchait la seconde bouteille de champagne. Coplan, tout en jouant son rôle de niais, notait avec une terrible vigilance intérieure tout ce qui se passait dans la pièce. Wolberg, faisant le tour de la table pour remplir derechef les coupes, se plaça tout naturellement de manière à former de son corps robuste un écran entre le soi-disant Carthal et le verre de celui-ci. Mais rien ne pouvait échapper à l’œil de Coplan. Le geste furtif du paysan pour verser dans la coupe de Carthal le contenu d’un minuscule étui en plastique fut enregistré.
  
  Un homme non prévenu n’aurait pas pu remarquer ce geste rapide et bien camouflé. Mais Coplan, justement, était prévenu.
  
  Graz s’exclama en déposant sa pipe dans le cendrier :
  
  - Eh bien, puisque nous sommes d’accord, buvons encore un coup ! Mais vous aimeriez peut-être mieux écrire d’abord votre lettre d’adieu, Carthal ?
  
  - Ben oui ! jeta Francis. Vu que le champagne me monte un peu à la tête. On n’en boit pas souvent en prison, vous vous en doutez !
  
  Graz se dirigea vers un bahut, ouvrit le tiroir du meuble, en retira un bloc de papier à lettres et un stylo-bille.
  
  - Installez-vous, je vais vous dicter, dit-il à Coplan.
  
  Coplan écrivit consciencieusement sa lettre, tout en pensant à ceux qui l’avaient précédé dans la salle paisible de ce chalet de montagne.
  
  Quand il eut signé son ultime message, son testament en quelque sorte, il repoussa le bloc de papier, déposa le stylo-bille.
  
  - Voilà qui est fait, soupira-t-il. Comme vous le voyez, je ne suis pas spécialement fortiche en ce qui concerne les écritures...
  
  - C’est très bien, murmura Graz, indulgent. Buvons maintenant.
  
  Belker saisit son verre, imité par Graz, par Wolberg et, finalement, par Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIX
  
  
  
  
  
  La décision de Coplan était prise. Tout en portant son verre à ses lèvres, il extirpa de sa poche son briquet en or.
  
  Au moment de boire, il fit semblant de se raviser, redéposa sa coupe.
  
  - Je vous demande pardon, dit-il, je voudrais bien pisser un coup.
  
  Wolberg articula :
  
  - Par ici... Je vais vous montrer le chemin. C’est un peu rudimentaire, ne vous étonnez pas. Le chalet était une ferme autrefois.
  
  Il guida Francis vers une porte qui s’ouvrait tout au fond de la salle. Ils traversèrent une ancienne grange.
  
  - Voilà, dit Wolberg en ouvrant une petite porte de bois pourvue d’un loquet.
  
  - Merci.
  
  Avec une promptitude fantastique et une violence effroyable, Coplan agrippa de sa main gauche la gorge du paysan, poussa l’homme contre la porte de bois des w.-c. en l’écrasant de son propre corps. Wolberg, les carotides bloquées, le souffle coupé, dilata ses narines pour respirer. Coplan, actionnant son briquet, lui envoya dans le nez une giclée de gaz. L’effet de ce puissant anesthésiant fut immédiat. Wolberg écarquilla les yeux, ses prunelles chavirèrent, ses jambes devinrent molles, son menton retomba sur sa poitrine.
  
  Coplan laissa aller le corps pesant du gars et le coucha sans bruit sur le sol de terre battue de l’ancienne grange. Puis, retenant sa respiration, il retourna rapidement vers la salle commune.
  
  - Hé, Bon Dieu, ça va mieux ! s’écria-t-il joyeusement en se reboutonnant... C’est la vraie campagne ici ! Les cabinets ne sont pas très perfectionnés.
  
  Il s’avança vers Graz en rigolant. Arrivé à un pas de l’aristocratique quinquagénaire, il lui empoigna le cou d’un geste brutal, lui envoya une bonne dose de gaz sous les narines, le lâcha en se détournant, bondit vers Belker, le bouscula en bas de sa chaise, le coinça sous son genou, lui expédia également une ration de gaz.
  
  Toute l’opération n’avait pas duré deux minutes.
  
  A la vitesse d’un bolide, Coplan se rua vers la fenêtre, l’ouvrit, repoussa de toutes ses forces les volets qui allèrent cogner les murs de planches. Avec avidité, Francis aspira l’air frais de la nuit montagnarde.
  
  Lorsqu’il fut sûr que l’effet anesthésiant du gaz était neutralisé par l’arrivée de l’air extérieur, il se mit à la recherche du téléphone. Il avait vu, en venant, les fils téléphoniques aériens fixés au pignon du chalet.
  
  Il trouva l’appareil dans une des chambres de l’étage. Il décrocha, attendit la tonalité, composa le numéro des renseignements. Une voix féminine résonna et demanda, en allemand, ce qu’il désirait.
  
  - La police ou la gendarmerie d’Ebnat, bitte. C’est très urgent.
  
  Il y eut un déclic. Puis, une voix sèche, abrupte, questionna :
  
  - Que voulez-vous ? Ici, la police d’Ebnat.
  
  
  
  
  
  Après un moment difficile - quand deux policiers suisses s’amenèrent au chalet - les choses s’arrangèrent plutôt favorablement pour Coplan. Par l’intermédiaire de la permanence du Ministère public fédéral, de la Sûreté cantonale, de la direction de la Sichereits-polizei de Zürich, il put contacter l’inspecteur Spiesser à Berne.
  
  - Toutes mes excuses, inspecteur, dit Coplan. Je suis Félix Calbert, l’agent qui accompagnait le commissaire-principal Tourain, à Bâle. Est-ce que vous vous souvenez de moi ?
  
  - Oui, évidemment.
  
  - J’ai besoin de votre concours, inspecteur. Je me trouve à Ebnat, dans un chalet, avec trois complices de Cari Faschinger que j’ai dû mettre hors d’état de nuire. La police locale ne paraît pas très emballée par mes déclarations, et encore moins par mes actes. Vous serait-il possible d’intervenir ?
  
  - Oui, d’accord. Passez-moi un des policiers qui sont là.
  
  Les paroles de Spiesser modifièrent radicalement le point de vue des policiers locaux. Il fut convenu que les trois occupants du chalet seraient transportés, toujours inconscients, jusqu’au commissariat où l’inspecteur Spiesser, en personne, arriverait dans le courant de la nuit.
  
  
  
  
  
  Coplan raconta brièvement à Spiesser ce qui s’était passé depuis leur dernière rencontre. Ensuite, il demanda la permission de téléphoner à Vienne.
  
  Comme l’officier du contre-espionnage helvétique avait apporté son dossier, Coplan lui emprunta une série de photos avant de filer à Zürich dans l’Opel grise qui, en fait, appartenait à Wolberg.
  
  Le lendemain soir, à Vienne, Coplan rencontra Fritz Horbig dans un café de la Rotenturm Strasse. Il mit l’Autrichien au courant des événements, puis il lui demanda :
  
  - Où en êtes-vous ici ?
  
  - Faschinger habite effectivement dans cette maison de Zelinka Gasse où il était entré, avant-hier, après sa filature de contrôle.
  
  - Où se trouve-t-il en ce moment ?
  
  - Chez sa poule.
  
  - Magnifique ! Nous allons faire d’une pierre deux coups. Combien de temps vous faut-il pour organiser l’enlèvement discret de ce couple?
  
  - Disons... une petite heure. Le temps de rassembler mes hommes et le matériel.
  
  - Eh bien, allez-y. Je vous retrouve ici dans une heure.
  
  Ils se séparèrent.
  
  Coplan était survolté. Maintenant que le coup de filet était déclenché, tout devait aller très vite pour éviter un choc en retour qui eût permis à certains complices de la bande Faschinger de se débiner.
  
  De l’Hôtel Bristol, Francis téléphona au Vieux, sur la ligne personnelle et prioritaire de ce dernier, afin de lui communiquer, en termes déguisés, l’essentiel des informations.
  
  Le Vieux ne cacha pas son contentement.
  
  - Ravi de vous avoir au bout du fil, mon cher ami, dit-il. Je prends bonne note des nouvelles que vous m’annoncez et je vous promets de faire le nécessaire dans le plus bref délai pour la réussite complète de cette affaire. Quand aurons-nous le plaisir de nous rencontrer ?
  
  - Si tout va bien, je serai à Paris demain après-midi.
  
  
  
  
  
  En fait, tout se passa très bien. Sous la direction experte de Fritz Horbig et de Coplan, le kidnapping de Faschinger et de la blonde Hilke Wenger fut mené tambour battant. Un des collaborateurs de l’Autrichien, déguisé en employé de la poste, s’était amené chez la blonde avec un télégramme. Une fois la porte ouverte, le reste n’était plus qu’un jeu. Cueillis à froid, Carl Faschinger et sa maîtresse ne purent opposer aucune résistance valable.
  
  
  
  
  
  Pendant les cinq jours qui suivirent, les agents du Vieux et les hommes de Tourain s’occupèrent activement des suspects qui résidaient en France. Le régisseur des Vallandières fut appréhendé au manoir et ramené à Paris, les menottes aux poignets. Une perquisition du château amena la découverte d’un lot d'archives et d’une installation photographique très perfectionnée.
  
  Grâce à ces documents, le Service put reconstituer les diverses filières du réseau Faschinger et repérer du même coup les spécialistes qui fournissaient à Simon Belker les fausses pièces d’identité dont l’organisation faisait un usage abondant. Chose bizarre, cette officine qui trafiquait si habilement l’état-civil se trouvait en Belgique, à Anvers, mais elle avait des ramifications qui s’étendaient jusqu’à Hambourg.
  
  La comtesse Pauline de Morizarde, informée avec tact des manœuvres par lesquelles des agents étrangers exploitaient à des fins criminelles l’œuvre de bienfaisance qu’elle patronnait, prêta son concours aux enquêteurs. La secrétaire du C.A.R. fut arrêtée à son domicile et sérieusement cuisinée : elle fit des aveux complets et elle donna sans réticence la liste des gens de maison qu’elle avait placés - en marge de son travail au Comité - chez divers membres du C.A.R.
  
  Détail plein d’ironie : Mlle Dabering était devenue la providence des personnalités qui tombaient en panne de domesticité ! Par ses soins dévoués, une bonne vingtaine d’espions avaient trouvé un emploi dans la haute société parisienne : valets de chambre, nurses, servantes, etc. Ces faux domestiques, formés par Belker, connaissaient tous les trucs du métier : photographies au miniphot, enregistrements, effractions de coffres et autres exercices du même genre.
  
  Les microfilms que Coplan avait livrés à Vienne reproduisaient des documents secrets photographiés par un certain Joseph Jourvien, valet de chambre chez le général Mourillet, ingénieur en chef de l’Air et membre de l’état-major inter-armes.
  
  
  
  
  
  Simon Belker, Charles Graz et Frédéric Wolberg, incarcérés en Suisse, à la prison de Saint-Gallen, chef-lieu du canton de même nom, refusaient obstinément de parler.
  
  Leur transfert en France posait des problèmes juridiques pratiquement insolubles. En revanche, le dossier de l’inspecteur Spiesser contenait de lourdes charges contre les trois hommes ; et le procès-verbal d’analyse du champagne recueilli dans le verre de Coplan, au chalet, constituait une preuve irrécusable de tentative d’assassinat par empoisonnement.
  
  Les autorités helvétiques, peu désireuses d’organiser un de ces procès d’espionnage toujours spectaculaires mais toujours néfastes au prestige d’un pays neutre, avaient décrété le black-out et mis l’affaire en veilleuse.
  
  Le ministère public fédéral, à Berne, a toujours eu horreur de la précipitation. De plus, il ne s’émeut pas facilement : ses archives, en matière d’espionnage, sont probablement les plus riches qui soient au monde.
  
  
  
  
  
  Faschinger et sa maîtresse, ramenés en France par des voies aussi mystérieuses que peu diplomatiques, avaient été bouclés sous bonne garde dans une villa tranquille de la banlieue parisienne. Enfermés séparément, l’homme et la femme furent livrés à la solitude pendant douze jours.
  
  Enfin, par un matin pluvieux de la mi-juin, Coplan et son directeur se rendirent à la villa pour interroger l'espion.
  
  Le Vieux, affublé d’un titre de juge-instructeur, s'était muni de plusieurs dossiers aussi volumineux les uns que les autres. Et, bien entendu, un système de transmission avait été prévu pour l’enregistrement sur magnétophone de l’interrogatoire.
  
  Cari Faschinger, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, ne paraissait pas trop déprimé par son nouvel échec. Il arborait une mine sombre, grave, mais son attitude ne trahissait nullement le découragement.
  
  Le Vieux attaqua à sa manière habituelle, c’est-à-dire directe, abrupte, sans fioritures.
  
  - Nous nous connaissons depuis fort longtemps, Faschinger, commença-t-il. Nous savons que vous êtes un ancien de l’O.G. (Organisation Gehlen. (Le général Reinhard Gehlen, haut fonctionnaire des services de renseignements allemands, fut récupéré dès 1945 par les Américains qui l’aidèrent à réorganiser ses réseaux. Par la suite, il redevint le chef du S.R. de l’Allemagne Fédérale. Il l’est toujours.)) et que vous avez travaillé ensuite pour le M.E.G. (M.E.G. : Moukabarat El Garbiyat. (S.R. égyptien.)). Êtes-vous disposé à nous parler de votre activité actuelle ?
  
  - Oui, je suis disposé à parler, répondit l’espion sans hésiter. Mais il y a une chose que je ne vous dirai pas : le nom de la personne qui m’a permis de reconstituer un réseau et qui a financé mes opérations.
  
  - Méfiez-vous, Faschinger, maugréa le Vieux. Nous avons trouvé chez votre maîtresse des documents qui doivent tôt ou tard nous mettre sur la voie. La personne que vous voulez protéger, nous finirons par l’identifier. Mais, à ce moment-là, votre silence se retournera contre vous. Il y a, notamment, une lettre émanant d’un agent consulaire de Libye, un nommé Ahmed Gachki, qui nous semble instructive et prometteuse.
  
  - Ahmed Gachki n’est qu’un intermédiaire.
  
  - Nous en sommes persuadés. Mais on nous assure que cet individu n’est pas uniquement un diplomate du gouvernement libyen. Il serait également au service du M.E.G.
  
  - C’est exact. Et c’est d’ailleurs ainsi que je l’ai connu. Mais ce n’est pas en qualité d’agent secret du gouvernement égyptien qu’il est en relation avec moi. C’est même le contraire.
  
  - Expliquez-vous.
  
  - Avant de faire une déposition proprement dite, je voudrais faire une déclaration préliminaire, une déclaration de principe qui devrait être soumise au Quai d’Orsay.
  
  Le Vieux arqua ses sourcils.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Je compte solliciter la protection de la France, révéla l’espion. Mon activité actuelle n’est pas dirigée contre la France. Mieux : elle peut rendre de grands services à la France.
  
  - Eh bien, c’est entendu, j’enregistrerai votre déclaration de principe, concéda le Vieux. Mais nous y reviendrons quand je saurai de quoi il retourne.
  
  Cari Faschinger ferma les yeux, se recueillit un instant en se massant le front.
  
  - C’est une haute personnalité de la Ligue Arabe qui m’a engagé et qui a commandité la création de mon nouveau réseau. En réalité, je suis chargé de dédoubler secrètement les services de renseignements du Caire et d’Alger. L’influence grandissante de Moscou en Égypte et en Algérie ne plaît pas à tous les États qui font partie de la Ligue Arabe, vous vous en doutez. Les grands chefs religieux de l’Islam, et parmi eux les Oulémas d’El Azhar, sont farouchement hostiles à une alliance avec le Kremlin (Gâm-El-Azhar : Mosquée et collège religieux du Caire. La faculté de théologie d’El-Azhar est considérée comme étant le centre directeur de la spiritualité de tout l’Orient musulman). La théologie musulmane et le Coran ont pris position dans ce domaine : les peuples chrétiens de l’Occident sont moins dangereux pour le monde arabe que l’athéisme militant de la doctrine communiste. Les contacts secrets qui existent entre le Vatican et l’Islam laissent entrevoir un rapprochement possible : de croyants à croyants, les chrétiens et les musulmans peuvent avoir des dialogues féconds dans le cadre de l’œcuménisme. Par contre, avec les communistes, qui sont des destructeurs de toutes les croyances religieuses, toute fraternité serait un danger mortel pour la foi islamique.
  
  - Mais vous livrez des secrets militaires, objecta le Vieux.
  
  - Oui, forcément. Le problème d’Israël complique terriblement l’orientation politique de l’Islam... L’Égypte et les gens d’Alger ne cessent de répéter qu’un conflit armé est inévitable entre le monde arabe et Israël. Or, l’équipement militaire d’Israël provient presque en totalité de la France ; c’est pourquoi je suis chargé de recueillir le plus possible de renseignements sur les recherches françaises en matière d’armements. Dans notre métier, tout se tient, vous ne l’ignorez pas. Seulement, si une nouvelle guerre éclate entre Israël et le tandem Alger-Le Caire, les autorités religieuses de l’Islam ne veulent pas se trouver coincées entre deux solutions de force. En cas d’affrontement, les personnes les mieux informées seront les mieux outillées pour intervenir... Je crois que je vous en ai dit assez pour que vous puissiez comprendre mon rôle, n’est-ce pas ?
  
  - En somme, vous avez changé de camp et vous êtes maintenant à la solde d’un groupe qui double l’Egypte ?
  
  - Oui, c’est bien cela. Mais vous iriez à rencontre des intérêts français si vous décidiez de faire mon procès ou de me livrer à l’Egypte. Je sais que la France s’efforce de rétablir des liens avec Le Caire (Authentique). Un scandale public ébranlerait inutilement votre position. Et, en outre, ce serait un coup de poignard dans le dos des Arabes qui misent sur l’Occident contre le Kremlin.
  
  - Comment avez-vous recruté vos acolytes ?
  
  - Votre dossier a dû vous l’apprendre, murmura Faschinger sur un ton désabusé... J’avais conservé pas mal de contacts de l’époque où je travaillais pour le Numéro Trente (« Numéro 30 » : Un des noms de code de Gehlen). Comme je disposais de fonds pour ainsi dire illimités, il m’a été facile de remettre en selle certains de mes anciens collègues.
  
  - Votre système des O.S.M. était plutôt dangereux, au rythme où vous opériez.
  
  - Je suis d’accord avec vous. J’ai essayé d’en persuader mes correspondants stationnés en France et en Suisse, mais ils tenaient à leur point de vue.
  
  - Combien de livreurs ont-ils éliminés ?
  
  - Je l’ignore. Sept ou huit en deux ans, j’imagine. Mais il s’agissait d’individus socialement irrécupérables. Il me semble que la disparition de ces repris de justice a bien peu d’importance en regard de nos objectifs. Pour éviter une guerre aux peuples d’Occident, qui hésiterait à supprimer quelques gangsters ?
  
  Le Vieux resta silencieux.
  
  Après un long moment de méditation, il se leva :
  
  - Nous nous reverrons bientôt, Faschinger, dit-il.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan et le Vieux se retrouvèrent dans la voiture qui les ramenait à Paris, Coplan, assez surexcité, prononça d’une voix ferme :
  
  - Il ne faut pas démolir Faschinger. Ce vieux renard nous offre une occasion formidable de...
  
  Le Vieux l’interrompit brutalement.
  
  - Pour l’amour du ciel, Coplan, cessez de me dire ce que j’ai à faire ! éclata-t-il. Je me tue à vous répéter que je déteste qu’on me bouscule. Je sais très bien ce que je vais faire de Faschinger, mais c’est moins commode que vous le croyez !... Laissez-moi réfléchir en paix.
  
  Les épaules arrondies, le mufle fermé, il s’enfonça dans un mutisme soucieux.
  
  Coplan alluma une Gitane et se mit à faire des ronds de fumée tout en regardant les maisons banlieusardes par la vitre de la portière.
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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