Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan attire la foudre

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  No 1975, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Le teint doré, la bouche pulpeuse, la prunelle de velours cachée par de longs cils soyeux, la jeune femme s’avança vers Coplan.
  
  - Monsieur Francis Coplan ? s’enquit-elle d’une voix douce, en français.
  
  - Oui, c’est moi.
  
  - Voulez-vous me suivre, je vous prie ?
  
  Il acquiesça.
  
  Impressionnante, cette secrétaire. Malgré le côté un peu trop classique de sa tenue - jupe noire et chemisier blanc - elle avait quelque chose de très sexy dans son allure. Le relief de son chemisier, notamment.
  
  De plus, pour une Iranienne, elle parlait drôlement bien le français.
  
  Ils prirent l’ascenseur, débarquèrent au deuxième étage.
  
  - Par ici, reprit la donzelle.
  
  Avec cette indifférence apparente des filles qui savent pertinemment que leur plastique émoustille les hommes, elle guida le visiteur étranger vers une des portes du long couloir silencieux.
  
  - Une seconde, souffla-t-elle. Je vous annonce.
  
  Elle ouvrit, disparut, réapparut presque aussitôt.
  
  - Veuillez entrer, je vous prie.
  
  Coplan pénétra dans un vaste bureau rectangulaire et marcha d’un pas rapide, résolu, vers le quidam qui trônait là, assis derrière une grande table métallique encombrée de dossiers et de documents.
  
  - Docteur Nakabar ? s’exclama Coplan, enjoué. Je suis enchanté de faire votre connaissance.
  
  Il tendit la main.
  
  Le bonhomme, un type d’une quarantaine d’années, presque chauve déjà, se leva et serra machinalement la main qu’on lui tendait.
  
  - Souez lé bienvenou, mossié Coplanne, émit-il. Mais jé né souis pas le docteur Nakabar. Jé souis son adjoint.
  
  - Oh, excusez-moi ! Voulez-vous me conduire auprès du docteur Nakabar ? Il m’attend...
  
  - Voulez-vous asseoir, murmura le chauve en indiquant un siège. Jé régrette, mais le docteur Nakabar est absent.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Comment cela, absent ? fit-il. Mais j’ai rendez-vous avec lui.
  
  - Jé sais, jé sais. Malheureusement, le docteur Nakabar a dû partir en voyage.
  
  Coplan, de plus en plus interloqué, articula :
  
  - En voyage ? Mais... j’avoue que je ne comprends pas. Nous sommes bien le jeudi 6 mars, n’est-ce pas ?
  
  - Euh... oui.
  
  - Je ne me suis donc pas trompé de date. Le docteur Nakabar s’est donné la peine de m’écrire une lettre, une lettre fort aimable d’ailleurs, pour me fixer rendez-vous ici même, le jeudi 6 mars, à 11 heures du matin.
  
  - Jé souis désolé, mossié Coplanne. C’est oune cas de force majeure. Voulez-vous asseoir, jé vous esplique.
  
  Coplan, comme à regret, prit place sur la chaise.
  
  Le chauve exposa sur un ton assez embarrassé :
  
  - Le docteur Nakabar se trouver en ce moment dans la province de Khorazan avec mission technique soviétique pour affaire TRRÈS IMPORTANTE.
  
  - Bon, soit. Mais je présume que vous êtes au courant de l’objet de ma visite ?
  
  - Non, malheureusement, jé né souis pas au courant.
  
  Coplan dévisagea son interlocuteur et grommela :
  
  - De mieux en mieux. Mais quand rentre-t-il de voyage, votre patron ?
  
  - On ne sait pas. Pétêtre oune semaine, pétêtre deux.
  
  La stupeur de Coplan frisait l’incrédulité.
  
  - Ce n’est pas sérieux, voyons, laissa-t-il tomber. Le docteur Nakabar me convoque et il s’en va sans vous donner la moindre instruction ? Il ignore sans doute que je suis un homme très occupé ? Je suis venu tout exprès de Paris, vous vous rendez compte. Téhéran, ce n’est pas la porte à côté, tout de même ! Le télégramme, le téléphone, le télex, cela n’existe pas dans votre pays ?
  
  Le chauve baissa pudiquement les yeux et répéta :
  
  - Jé souis désolé, mossié Coplanne.
  
  Coplan déposa sur la moquette l’attaché-case qu’il avait tenu à la main jusque-là.
  
  - Puis-je vous demander votre nom? murmura-t-il.
  
  - Abdul Marouche.
  
  - Et vous êtes l’adjoint du docteur Nakabar ?
  
  - Oui.
  
  - Autrement dit, vous êtes le directeur adjoint de la Commission Nationale de Planification et d’Équipement ?
  
  - Exact.
  
  - Et vous prétendez qu’avant de partir en voyage votre directeur ne vous a pas parlé de la lettre qu’il m’a écrite, du rendez-vous qu’il m’a fixé ?
  
  - Jé souppose que c’est oune oubli.
  
  Marouche était visiblement dans ses petits souliers. La voix de Coplan, la dureté de son regard gris ardoise n’avaient rien de rassurant.
  
  Se levant, Francis s’approcha de la table métallique, y appuya ses deux poings fermés, se pencha en avant.
  
  - C’est oune oubli fâcheux, mossié Marouche, ricana-t-il, parodique. Et je vais vous dire ce que j’en pense.
  
  II prit un temps, puis articula :
  
  - Chez nous, en France, les gens qui agissent comme vous le faites, les gens qui poussent le manque de correction à un degré pareil, on les appelle des salauds.
  
  Abdul Marouche se recula instinctivement contre le dossier de son siège. Son teint mat s’était altéré, mais ses yeux de braise flamboyaient. Il parvint à répondre d’une voix un peu rauque :
  
  - Jé vous en prie, mossié Coplanne. C’est oune malentendou. Le docteur Nakabar vous appellera à votre hôtel dès son retour. Patientez quelques jours.
  
  - Patienter? gronda Francis. Vous rigolez, non ?
  
  Il se redressa lentement, ce qui parut amplifier la densité de sa puissante carrure. Par contraste, le fonctionnaire iranien sembla se recroqueviller davantage, comme s’il s’attendait à être giflé. Mais déjà Coplan arborait un sourire. Un sourire étrange, condescendant, dédaigneux.
  
  - Vous me faites pitié, Marouche, dit-il. Vous, votre directeur et tous les Perses. Savez-vous ce que vous êtes, au fond ? Des minables, des cloches, des sous-développés, des parvenus. Personne n’ose vous parler franchement parce que vous avez beaucoup de pétrole et beaucoup de dollars. Mais moi, je m’en fous. Je n’ai pas besoin de vous. Et ma société n’a pas attendu après vous pour être prospère. Contrairement à ce que le docteur Nakabar s’imagine, je ne suis pas venu à Téhéran pour mendier une commande. Par conséquent, je n’ai pas du tout l’intention de vous lécher le cul comme le font tous les Occidentaux qui ont l’honneur de pénétrer dans ce bureau. Si je me suis déplacé, c’est uniquement pour faire plaisir à M. Ghovam, votre attaché commercial à Paris. Il a plaidé la cause de votre pays en me certifiant que ma société pouvait vous rendre de grands services sur le plan technique. A titre confidentiel, permettez-moi de vous dire que les carnets de commande de la société Cophysic sont bourrés. Pour aider vos ingénieurs, nous aurions dû faire de gros sacrifices. Dieu merci, votre attitude inqualifiable me met à l’aise et je peux rentrer à Paris la conscience en paix !
  
  - Jé souis navré, assura une fois de plus l’Iranien.
  
  - Ne le soyez surtout pas ! s’écria vivement Francis. Une leçon comme celle que vous venez de me donner, ça vaut de l’or en barre ! On m’avait affirmé qu’il n’y avait pas de plus profonde joie, pour vous et vos semblables, que d’humilier les hommes d’affaires occidentaux. Je ne voulais pas le croire. Je m’aperçois à mes dépens que c’est vrai. Je ne l’oublierai pas.
  
  Il mit sa main à plat sur sa poitrine, s’inclina cérémonieusement et ajouta :
  
  - Pour une telle expérience, vous avez toute ma gratitude, monsieur Marouche. Et je compte sur vous pour transmettre mes remerciements au docteur Nakabar. J’ai bien l’honneur de vous saluer.
  
  Sur ce, il empoigna sa mallette, fit demi-tour et sortit sans se retourner.
  
  
  
  
  
  En quittant le building, Coplan constata que la neige s’était mise à tomber. Il décida néanmoins de rentrer à pied à son hôtel.
  
  Les taxis ne manquaient pas, bien au contraire, mais la plupart étaient des « collectifs » et il fallait s’y connaître pour les utiliser à bon escient.
  
  Une foule incroyable encombrait les avenues. Les voitures, engluées dans des embouteillages inextricables, klaxonnaient rageusement. Coplan réalisa que c’était le début du week-end. En Iran, comme partout dans le monde musulman, le vendredi est jour férié.
  
  Dès son arrivée au Park Hôtel, il monta dans sa chambre pour se débarrasser de son attaché-case. Il n’avait plus besoin de ses catalogues de la société Cophysic.
  
  Il enfila son manteau et repartit. Un des taxis qui stationnaient dans la cour intérieure de l’hôtel le conduisit à l’ambassade de France.
  
  Richard Merlet était là, comme convenu. Affalé dans un des clubs qui meublaient son bureau d’attaché commercial, il lisait le Kayhan, le quotidien de langue anglaise de Téhéran.
  
  Il accueillit Francis comme s’il l’avait quitté la veille.
  
  - Salut, Coplan. Ce voyage s’est bien passé ?
  
  - Très bien, merci. J’avais lu dans le Figaro qu’il ne faisait pas chaud dans ce pays, mais je ne m’attendais quand même pas à trouver de la neige.
  
  - Nous sommes à 1 232 mètres d’altitude, mon cher.
  
  - Je le sais, mais là dernière fois que je suis venu dans ce patelin j’ai transpiré comme un bœuf et bouffé des tonnes de poussière. C’était en été, naturellement.
  
  - Assieds-toi et raconte. Quelles sont tes impressions, maintenant que tu as vu le docteur Nakabar en chair et en os.
  
  Coplan s’installa dans un fauteuil, regarda Merlet et prononça ironique :
  
  - Un fiasco sur toute la ligne. Je n’ai pas eu le plaisir de rencontrer l’éminent docteur Nakabar.
  
  - Comment cela ?
  
  - Il est parti en voyage. Sans me prévenir, sans donner la moindre instruction à son adjoint Marouche.
  
  - En voyage ? fit Merlet.
  
  - Dans la province de Khorazan avec une mission technique soviétique.
  
  - Mon œil ! répliqua Merlet, sarcastique. Pas plus tard qu’hier soir, Nakabar dînait au Sheraton avec mon collègue de l’ambassade d’Allemagne fédérale et deux grosses légumes de la banque centrale de Francfort. De plus, la mission technique moscovite a quitté Téhéran depuis quarante-huit heures. Nakabar s’est foutu de toi, tout bonnement. Et ça ne me surprend pas outre mesure.
  
  Coplan ne répondit pas tout de suite. Pensif, il alluma une Gitane, expulsa un nuage de fumée, considéra le bout de sa cigarette et questionna :
  
  - En somme, d’après toi, ce serait délibérément que Nakabar m’aurait posé ce lapin ?
  
  - J’en suis presque sûr. D’ailleurs, j’avais prévenu le Vieux. Je l’avais mis en garde.
  
  - Je sais, je suis au courant. Mais alors, pourquoi diable Nakabar m’a-t-il écrit une lettre aussi chaleureuse ?
  
  - Ben dame, pour t’inciter à venir. Et avoir l’occasion de te montrer qu’il peut se permettre de te traiter comme on traite un larbin.
  
  Coplan s’esclaffa.
  
  - Si c’est comme ça, j’ai l’impression qu’il va déchanter. J’ai renversé les rôles.
  
  Merlet arqua les sourcils.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Je vais te raconter...
  
  
  
  
  
  Richard Merlet était un solide gaillard de trente-quatre ans, sympathique, intelligent. Ses cheveux d’un blond-roux, ses joues roses et bien remplies, ses yeux bleus et son menton rond lui donnaient un air un peu effacé, mais le Vieux le considérait comme un de ses meilleurs agents stationnés au Moyen-Orient.
  
  Lorsque Coplan se tut, Merlet, dont le faciès s’était rembruni, marmonna :
  
  - Tu as vraiment traité Abdul Marouche de salaud ?
  
  - Et comment ! J’ai même spécifié qu’ils étaient tous des minables : lui, son patron, et tous les Iraniens en bloc.
  
  Merlet esquissa une grimace et murmura :
  
  - Tu as eu tort de perdre ton sang-froid. Remarque, je te comprends. Tu étais furax et tu as dit ce que tu avais sur le cœur.
  
  - Tu trouves que je suis allé un peu fort ?
  
  - Euh... oui. Ces types sont terriblement orgueilleux, je t’assure. Marouche va probablement répéter tes propos à son patron et cette histoire pourrait avoir des suites regrettables. Tu ne t’en rends pas compte, mais tu as pris des risques énormes.
  
  - Quels risques ? Je ne pouvais quand même pas laisser passer un affront pareil sans réagir, non ?
  
  - On voit bien que tu ne connais pas ces Iraniens, soupira Merlet, tracassé. Pour ces types-là, une insulte est un crime inexpiable.
  
  Coplan affichait un air béat. Il tira une longue bouffée sur sa cigarette, expulsa la fumée et prononça :
  
  - Eh bien, tant mieux. Si tu me garantis que le docteur Nakabar va m’en vouloir à mort, je suis le plus heureux des hommes.
  
  Merlet, décontenancé, dévisagea Francis.
  
  - Tu fais le fortiche, mais tu pourrais bien t’en mordre les doigts.
  
  Coplan se leva, alla écraser son mégot dans le cendrier de cristal qui se trouvait sur la table de travail de Merlet,
  
  Puis, tout en marchant dans la pièce, il émit sur un ton amical :
  
  - Je vais te mettre au parfum et tu verras que tu as tort de te faire du mauvais sang... En réalité, ma colère et mes paroles blessantes à l’égard de Marouche, c’était du bidon. Pour ne rien te cacher, l’absence de Nakabar m’arrangeait bigrement et j’ai profité de cette occasion inespérée pour amorcer d’entrée de jeu la mannœuvre que je voulais accomplir tôt ou tard. Le but réel de ma venue à Téhéran, c’est d’entrer en conflit avec le docteur Nakabar.
  
  - Ah ? fit Merlet, éberlué. Mais pourquoi ?
  
  - Pour voir sa réaction. L’acharnement de ce type à démolir les positions de la France intriguent Paris. Le Vieux a de bonnes raisons de penser que le jeu du docteur Nakabar cache quelque chose. Et je suis chargé de tirer cela au clair. Alors, à ton avis, qu’est-ce qui va se passer maintenant ?
  
  - Je viens de te le dire. Marouche va répéter tes paroles à son patron et ça va barder. Nakabar n’a d’ailleurs plus le choix. Ne serait-ce que vis-à-vis de son adjoint, il est obligé de sauver la face.
  
  - Bon, admettons. Mais que peut-il faire ? C’est lui qui s’est mis dans son tort, pas moi. Légalement, je tiens le bon bout.
  
  - Si tu te figures que Nakabar va s’embarrasser de légalité pour se venger ! s’exclama Merlet, caustique. Sa fortune et son prestige lui permettent d’agir selon son bon plaisir, sans tenir compte des lois. A ta place, je filerais le plus vite possible.
  
  - Pas question, assura tranquillement Coplan. Le Vieux ne me le pardonnerait pas.
  
  - Dans ce cas, tu peux t’attendre à avoir des surprises très désagréables.
  
  - Des représailles ?
  
  - Très probablement.
  
  - C’est presque trop beau pour être vrai !
  
  Merlet ne partageait pas la confiance de Francis.
  
  - Tu le prends à la légère, mais c’est une erreur. Le docteur Nakabar n’est pas un adversaire à sous-estimer. Les légendes qui circulent à son sujet sont peut-être exagérées, amplifiées, mais ce n’est pas du folklore.
  
  - Nous en reparlerons ce soir. J’ai un rendez-vous et il faut que je m’en aille.
  
  - Je comptais t’inviter à déjeuner.
  
  - C’est très gentil, mais je devrai me passer de déjeuner. Par contre, cela me plairait de dîner en ta compagnie dans un endroit où nous ne risquons pas de passer inaperçus. J’aimerais qu’on sache que le directeur commercial de la société française Cophysic jouit de la considération de l’ambassade.
  
  - O.K. Nous irons au Hilton. A quelle heure ?
  
  - Je reviendrai ici vers 18 heures. En attendant, si tu pouvais me déposer dans les parages du domicile de notre ami Mansur, ça me rendrait service.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Au moment où les deux Français quittaient l’ambassade à bord de la Peugeot blanche de Merlet, le docteur Nakabar accueillait dans sa superbe villa d’Abbas-Abad - un des nouveaux quartiers résidentiels de Téhéran - les quelques amis qu’il avait invités à déjeuner.
  
  Agé de cinquante-deux ans, le docteur Amir Nakabar était un homme de haute stature, corpulent, imposant.
  
  La voix impérieuse et le geste théâtral, il faisait penser à l’un de ces sultans qui régnèrent pendant plusieurs siècles sur la Perse.
  
  Au vrai, il descendait effectivement d’un prince Qadjar et il n’oubliait jamais qu’il avait du sang bleu dans les veines. Très imbu de sa personne, plein de morgue (même quand il ne s’en rendait pas compte), il était convaincu qu’il possédait par atavisme toutes les qualités d’un chef, d’un meneur d’hommes. En réalité, il avait surtout les énormes défauts de la plupart des potentats orientaux : une vanité incommensurable, un penchant héréditaire pour l’intrigue, une cupidité sans bornes et un besoin viscéral de respirer l’encens de la flatterie.
  
  Né dans une famille riche, éduqué dans un collège britannique de réputation mondiale, docteur ès sciences d’une université helvétique, il avait beaucoup voyagé et il parlait cinq langues.
  
  Par opportunisme - et dans l’espoir de devenir un jour ministre - il s’était ostensiblement rallié à la monarchie, mais ni le parlement ni la Cour n’étaient dupes. On ne se fiait pas réellement au docteur Nakabar. Et si le gouvernement l’avait placé à la tête de la Commission Nationale de Planification et d’Équipement, ce n’était certes pas pour sa compétence en la matière, ni pour ses qualités, mais tout simplement pour le neutraliser, pour le tenir à l’œil.
  
  Les personnages que Nakabar recevait ce jour-là à sa table n’étaient pas peu fiers de se considérer comme des amis de l’influent fonctionnaire iranien.
  
  Il y avait là le prince Rayad, un des innombrables membres de la famille royale d’Arabie Saoudite ; le général Khadaric, un Irakien faisant partie de la junte militaire au pouvoir à Bagdad ; un Palestinien de trente-trois ans, Ahmed Kaffazi ; un Libyen au visage mélancolique, Rachid Hirmal, et un très jeune médecin égyptien en exil, Mustafa Ramanne.
  
  Tous ces individus avaient en commun une foi musulmane sincère, un penchant évident pour les activités secrètes et une haine solide à l’égard d’Israël.
  
  Le dernier invité - qui était d’ailleurs en retard - n’était autre qu’Abdul Marouche, l’adjoint de Nakabar à la C.N.P.E.
  
  Finalement, Abdul Marouche débarqua d’une Mercedes officielle du ministère de l’Équipement. Il trimbalait une volumineuse serviette de cuir jaune et une mallette-magnétophone.
  
  Il s’excusa de son retard.
  
  - Je n’arrivais pas à m’échapper. A croire que les visiteurs s’étaient donné le mot ! De toute la matinée, je ne suis pas resté seul dans mon bureau !
  
  Nakabar demanda sur un ton détaché :
  
  - Avez-vous reçu la visite de Kreiberg ?
  
  - Oui, il s’est amené vers 9 heures et nous avons longuement discuté. Finalement, tout s’est arrangé comme vous le désiriez.
  
  - Tout ? insista Nakabar, visiblement intéressé.
  
  - Tout, répondit Marouche, laconique.
  
  Une lueur de satisfaction brilla dans les yeux noirs du docteur Nakabar. Ainsi donc, le redoutable trust allemand avait courbé l’échine. Vingt mille dollars allaient passer discrètement d’une banque de Bonn au compte numéroté de Nakabar à la Banque Mondiale Suisse, agence de Lausanne. Jolie victoire, pas de doute.
  
  - Je suis très satisfait, laissa tomber Nakabar, radieux.
  
  - Par contre, grommela Marouche, j’ai eu des ennuis avec le Français au sujet duquel Jamshid Ghovam vous avait écrit.
  
  - Quel Français ?
  
  - Le directeur technique d’une société qui fabrique des instruments de mesure. Un certain Coplan. Vous l’aviez convoqué ce matin, à 11 heures.
  
  La bouche épaisse de Nakabar se plissa.
  
  - Un Français ? grogna-t-il. J’avais convoqué un Français, moi ?
  
  - Mais oui, rappelez-vous. Ghovam vous avait envoyé un long rapport dans lequel il vous recommandait l’assistance de cette firme, la société Cophysic.
  
  - Ah ! Je me souviens, en effet ! s’écria Nakabar.
  
  Il se tourna vers ses autres invités qui écoutaient, faussement impassibles, ce dialogue.
  
  - Si on laissait faire Jamshid Ghovam, plaisanta-t-il, nous finirions par être colonisés par la France. Ce cochon de Ghovam a sûrement fait la conquête d’une Parisienne qui l’ensorcelle. Il n’arrête pas de me recommander des firmes françaises !
  
  Il ajouta, satisfait comme un gros chat qui se rengorge :
  
  - Empoisonner Ghovam est une de mes distractions favorites, je l’avoue.
  
  Marouche glissa, mine de rien :
  
  - Jamshid Ghovam obéit aux directives du Palais.
  
  - Justement, rétorqua Nakabar, toujours aussi joyeux, c’est pour cette raison que je m’oppose à ses initiatives. La France est une grande amie de l’Iran, tout le monde le sait. Mais moi, personnellement, je préfère la collaboration des Allemands. Ce sont des gens réalistes. Ils ne font pas des grèves à longueur d’année et ils savent travailler.
  
  Ahmed Kaffazi, le Palestinien, intercala sur un ton à la fois humoristique et détaché :
  
  - Vous savez, s’il fallait choisir un colonisateur, je crois que j’opterais pour la France. Liberté, Égalité, Fraternité... Ce n’est pas antipathique.
  
  L’Égyptien Mustafa Ramanne décréta de sa voix gutturale :
  
  - Nous n’avons pas à faire un choix pareil ! Les Français et les Allemands sont nos ennemis au même titre que les autres Occidentaux. Nous devons les mettre dans le même sac. Et je me permets de vous rappeler que la charte de l'OJUMI (Organisation pour la Justice et l’Unité du Monde Islamique. Mouvement extrémiste clandestin fondé à Téhéran) ne fait aucune distinction entre les adversaires de l’Islam. C’est nous qui devons coloniser l’Occident.
  
  Abdul Marouche regarda le bouillant Égyptien et maugréa :
  
  - En attendant, mon cher Ramanne, nous avons besoin d’eux. Notre pétrole nous permet d’acheter le matériel moderne qui nous manque, c’est très bien. Encore faut-il que ce matériel soit fabriqué par des gens compétents. Vous avez l’air d’oublier que la technologie arabe n’est pas encore née.
  
  Personne n’osa réfuter les arguments irréfutables de Marouche. Celui-ci ajouta, presque sentencieux :
  
  - Nous devons nous méfier de nos adversaires, cela va sans dire. Mais nous devons surtout nous méfier de nous-mêmes. Un excès de confiance risque de nous conduire à l’aveuglement.
  
  Il scruta durement l’Égyptien et articula :
  
  - Vous oubliez un peu trop facilement, mon cher Ramanne, que notre charte de l’OJUMI nous incite aussi à la vigilance, à la patience et à la sagesse.
  
  Les invités de Nakabar étaient d’autant plus attentifs aux propos de Marouche qu’ils savaient tous que l’adjoint du maître de maison occupait un grade élevé dans la mystérieuse hiérarchie de la SAVAK (Police politique iranienne).
  
  Nakabar marmonna sur un ton paterne :
  
  - Allons, Abdul, qu’est-ce qui ne va pas ? Je vois à votre figure que vous êtes soucieux. Est-ce que je me trompe ?
  
  - C’est vrai, reconnut le chauve. Comme je vous le disais en arrivant, mon entrevue avec ce représentant de la société Cophysic a été très déplaisante. Je vais d’ailleurs vous faire entendre l’enregistrement de ma conversation avec ce Français. J’ai apporté un magnétophone et la cassette.
  
  Nakabar leva les deux bras au ciel.
  
  - Plus tard, Abdul, plus tard. Maintenant, c’est l’heure de passer à table. Venez, mes amis...
  
  Ils quittèrent le salon pour gagner la salle à manger, une vaste pièce rectangulaire aux murs blancs.
  
  Trois serviteurs s’affairaient silencieusement autour de la table, une magnifique table de style espagnol, en ébène massif. Les tapis de Chiraz qui recouvraient le sol dallé de marbre vert pâle étaient d’une splendeur impressionnante.
  
  Les convives s’installèrent.
  
  
  
  
  
  En digne descendant des sultans Qadjars, le docteur Amir Nakabar était un gros mangeur, un jouisseur, un voluptueux. Il traitait ses invités avec faste, mais il ne tolérait à sa table que des propos dénués d’importance. Les sujets graves, les problèmes politiques notamment, étaient tabous.
  
  Le rite sacré du repas ne doit pas être troublé.
  
  Il ne fut donc question que de choses anodines. Et comme les boissons alcoolisées étaient prohibées, le repas fut extrêmement paisible.
  
  Après le café, ils retournèrent au salon et ils s’assirent dans de confortables fauteuils.
  
  Les choses sérieuses pouvaient commencer.
  
  Nakabar était euphorique. Cela se voyait à ses yeux rieurs, à ses pommettes colorées. Comme tous les digestifs, il ressentait une délicieuse dilatation de l’âme chaque fois qu’il avait la panse bien remplie. Naturellement, le fait d’avoir touché la plantureuse commission versée par le trust allemand contribuait à son bonheur. Mais, d’une façon générale, il aimait ces réunions hebdomadaires du Comité de l’OJUMI. Il y prenait conscience d’une manière palpable de son autorité, de sa puissance. Chef inconstesté de trois provinces, personnage important de l’administration, il puisait dans les intrigues de l’OJUMI un sentiment nouveau, celui d’accéder à la dimension internationale.
  
  - Mes chers frères, commença-t-il avec emphase, je tenais beaucoup à notre réunion d’aujourd’hui parce que j’ai reçu des nouvelles tout à fait récentes de Beyrouth. Un agent secret américain a réussi à réunir dans un lieu clandestin des émissaires d’Israël et du Caire.
  
  Les propositions de paix présentées par cet Américain ont séduit ses interlocuteurs.
  
  Il se tourna vers l’Égyptien Ramanne.
  
  - Êtes-vous au courant de ce nouveau plan de paix ?
  
  - Oui, bien sûr, ricana l’Égyptien. Mais nous n’avons rien à craindre. Ces propositions ne donneront rien. Nos amis sont déjà au travail pour alerter les militants de l’opposition. De son côté, notre frère Ahmed s’occupe également de ce problème. Nous en avons parlé ce matin. La résistance sera mobilisée dès que le plan américain sera rendu public.
  
  Le Palestinien Ahmed Kaffazi enchaîna de sa voix dure et rauque :
  
  - Je vous garantis que cette manœuvre de Washington sera un fiasco total. Nos camarades sont prêts. S’il le faut, nous frapperons non seulement aux États-Unis mais au Caire.
  
  Abdul Marouche intervint presque sèchement :
  
  - Attention, Ahmed. Les statuts de notre organisation interdisent toutes les actions visant des pays frères. Envoyez vos terroristes en Amérique, pas en Égypte. Et je voudrais profiter de cette occasion pour rappeler au général Khadaric que la campagne de presse déclenchée par Bagdad contre Damas est en contradiction flagrante avec notre idéal. Toutes les querelles qui opposent des communautés musulmanes les unes aux autres font le jeu de l’Occident.
  
  Il y eut un moment de confusion. Le Palestinien et l’Irakien voulurent parler en même temps pour se justifier.
  
  Le débat - toujours passionné, souvent décousu - dura près de deux heures.
  
  Finalement, après avoir consulté sa montre, le docteur Nakabar déclara :
  
  - Je vais être obligé de lever la séance, mes amis. J’ai un rendez-vous à 17 heures à la Présidence du Conseil. Nous reviendrons sur ces problèmes jeudi prochain. Entre-temps, je vous demande de méditer dans le calme les commandements de l’OJUMI. Nous n’arriverons jamais à rien si nous continuons à nous disputer entre nous. Les Occidentaux prétendent que trois Musulmans sont incapables de faire la paix entre eux. C’est là-dessus qu’ils comptent pour maintenir leur domination. Et je constate avec regret que notre réunion d’aujourd’hui donne raison à nos ennemis.
  
  Il se leva. Marouche s’exclama :
  
  - Une seconde, je vous prie ! Je ne veux pas m’en aller sans vous avoir fait entendre ma conversation avec le Français que j’ai reçu ce matin dans mon bureau.
  
  Nakabar s’écria :
  
  - Ma parole, vous y tenez, à votre histoire !
  
  - Oui, j’y tiens, admit le chauve.
  
  Il alla promptement chercher sa mallette-magnétophone, la mit en batterie.
  
  Les voix alternées de Coplan et de Marouche retentirent dans le salon avec une netteté, une précision, une fidélité remarquables.
  
  Quand le silence retomba, un ange passa.
  
  C’est un formidable éclat de rire qui fit voler en mille morceaux la chape de plomb qui s’était abattue dans la pièce après l’audition de la cassette.
  
  Ce rire homérique, inattendu, incongru, était celui du général Khadaric.
  
  - Des minables, des cloches, des parvenus, baragouina l’officier irakien dans un français plus que pittoresque.
  
  Et il ajouta, en arabe cette fois :
  
  - C’est énorme, non ? Ce type-là, on peut dire qu’il a quelque chose entre les jambes, hein ? Ces sacrés Français, il n’y a qu’eux pour faire des choses pareilles !
  
  Mais la tonitruante hilarité de Khadaric ne fut pas du tout contagieuse. En fait, elle tomba dans le vide et un silence encore plus lourd pesa dans le salon.
  
  Les autres invités, plutôt mal à l’aise, évitaient de regarder du côté de Nakabar. Ce dernier restait muet. Sa grosse figure inerte exprimait une sorte d’incrédulité.
  
  D’une voix singulièrement étale, il souffla :
  
  - Voulez-vous avoir l’obligeance de me faire réentendre cette cassette, Abdul ?
  
  Le chauve obtempéra.
  
  Nakabar, le mufle contracté, écouta en plissant les yeux. Quand le magnétophone s’arrêta, Nakabar gronda :
  
  - Il est fou, cet individu ?
  
  Marouche répondit d’une voix neutre :
  
  - Il ne m’a pas fait cette impression.
  
  Nakabar fixa son adjoint et demanda avec une espèce de candeur involontaire :
  
  - Qu’est-ce que cet homme vient faire à Téhéran s’il ne désire pas faire des affaires avec nous ?
  
  Marouche fit remarquer :
  
  - C’est vous qui l’avez convoqué.
  
  - Moi ?
  
  - Oui, c’est vous qui avez signé la lettre.
  
  - Mais c’est vous qui l’avez écrite ! protesta Nakabar. Je ne m’occupe jamais du courrier.
  
  - J’ai suivi vos instructions.
  
  - Et que dit cette lettre ?
  
  - Que la C.N.P.E. a été vivement intéressée par la note d’information transmise par Jamshid Ghovam et que nous serions très heureux de nouer des relations commerciales avec la société Cophysic.
  
  - Eh bien, de quoi se plaint-il, cet imbécile ?
  
  - Vous avez entendu ses propos.
  
  Nakabar était de plus en plus décontenancé.
  
  - Mais c’est insensé ! glapit-il. Un rendez-vous manqué est un rendez-vous manqué. Pour qui se prend-il, ce Français ?
  
  Les poings sur les hanches, l’imposant Iranien promena un regard à la ronde sur ses invités qui se taisaient. Puis, fixant de nouveau Marouche, il s’enquit en fronçant les sourcils :
  
  - Qu’est-ce que cela veut dire, des cloches ? C’est bien ce qui sonne dans les églises ?
  
  - C’est au sens figuré, dit Marouche. En langage familier, cela veut dire... des personnes de peu de valeur.
  
  Nakabar décréta brusquement :
  
  - Je ne peux pas laisser passer cela.
  
  Le Palestinien Kaffazi murmura, conciliant :
  
  - Ne prenez pas cette histoire au tragique, docteur. Les Français ont souvent le tempérament un peu vif, tout le monde le sait. Cet homme s’est mis en colère parce qu’il était déçu, mais je suis sûr qu’il ne pensait pas un mot de ce qu’il disait. Mettez-vous à sa place : vous lui envoyez une lettre pleine de promesses, il prend l’avion pour venir à votre rendez-vous et on lui annonce que vous êtes parti en voyage.
  
  - Je n’ai pas à me mettre à la place de mes fournisseurs, riposta Nakabar, cassant. Ce grossier personnage a besoin d’une leçon et je vous assure qu’il l’aura.
  
  L’Égyptien Mustafa Ramanne approuva chaudement le docteur.
  
  - Je suis totalement de votre avis. Pour un simple incident, cet étranger se permet de vous insulter ! Où se croit-il ? Ces Occidentaux n’ont que trop tendance à nous mépriser. Il faut qu’ils sachent que les temps ont changé.
  
  Kaffazi tenta une fois de plus d’apaiser les esprits.
  
  - C’est un petit malentendu, sans plus. Vous n’allez tout de même pas gaspiller votre temps à des vétilles de ce genre. Après tout, il ne s’agit que d’un voyageur de commerce qui pique une crise de nerfs.
  
  Nakabar maugréa, frémissant :
  
  - Je vous répète que cet individu mérite une leçon et qu’il va me payer ses insultes. Restez un moment, Abdul.
  
  S’adressant à ses invités :
  
  - Mes amis, je ne vous retiens pas. Nous nous reverrons jeudi prochain.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Une vieille fourgonnette vert olive, poussiéreuse, aux ailes cabossées, stationnait le long du trottoir, à quelques mètres du croisement de l’avenue Farah et de l’avenue Mirachrafi, dans le quartier résidentiel d’Abbas-Abad.
  
  Ce véhicule portait l’inscription à demi effacée d’une firme spécialisée dans la vente de tapis persans, la société Baharek.
  
  Ce n’était pas une firme de grand standing - et cela se voyait à la camionnette - mais l’ancienneté de la maison, fondée en 1802, lui conférait néanmoins un certain prestige.
  
  Le chauffeur-livreur avait quitté son volant depuis un bon moment. Sans doute se trouvait-il chez un client, dans les parages. Une jeune femme, enveloppée dans son grand voile noir traditionnel (Tchador), était assise à côté de la place vide du conducteur et attendait, patiente, immobile.
  
  A l’intérieur du véhicule, un ouvrier moustachu patientait également, les bras croisés.
  
  La jeune femme en tchador frappa soudain du poing contre la cloison qui la séparait de l’ouvrier moustachu. Celui-ci se prépara aussitôt à agir. Soulevant les vieux sacs de jute qui jonchaient le plancher de la fourgonnette, il se saisit de la caméra qu’il avait cachée là, un appareil d’une qualité exceptionnelle, muni d’un puissant téléobjectif.
  
  Par un trou spécialement aménagé dans la carrosserie de la camionnette, le moustachu - qui n’était autre que Francis Coplan - se mit à filmer les individus qui sortaient de la villa du docteur Nakabar.
  
  Deux d’entre eux s’attardèrent quelques instants sur le trottoir avant de regagner leur voiture rangée un peu plus loin. Mais ce n’est que dix minutes plus tard que Nakabar et son adjoint sortirent à leur tour.
  
  Un bon quart d’heure s’écoula.
  
  Alors, prévenu par talkie-walkie, le chauffeur de la fourgonnette se ramena, un énorme rouleau de tapis sur l’épaule. Il ouvrit la double porte arrière de son véhicule, jeta le rouleau de tapis sur le plancher, demanda à mi-voix, en français :
  
  - Alors ?
  
  - Dans la poche, répondit Francis. Nous pouvons nous débiner.
  
  La firme Mansur Baharek était située dans la rue Razabi, une ruelle populeuse qui donnait dans l’avenue Mowlavi, non loin du bazar. C’était une vieille bâtisse aux murs grisâtres, patinés de crasse, de poussière, d’anciens graffiti politiques ou obscènes tracés à la craie.
  
  Depuis près de deux siècles, la famille Baharek vendait des tapis. Le patron actuel, Mansur Baharek, était un costaud de quarante-deux ans, au teint foncé, au poil noir et dru, à l’œil sombre. Toutes les apparences d’un homme fruste, mais un type intelligent, perspicace, réfléchi. Les hasards de la vie lui avaient donné une grand-mère maternelle originaire de Lyon et il avait lui-même passé une partie de son adolescence en France. A la suite de certaines circonstances que seul le directeur du SDEC connaissait, Mansur était devenu le chef du réseau local implanté en Iran par les services spéciaux français.
  
  A quelques rares exceptions près, la maison Baharek ne faisait pas la vente au détail. Sa clientèle se composait essentiellement de revendeurs. Et, de ce fait, Mansur occupait une situation privilégiée, très propice à ses activités annexes. Sillonnant les villes et les villages de province, il achetait presque toujours sa marchandise aux artisans campagnards. Ces déplacements continuels lui procuraient une grande liberté d’action. De plus, grâce à ses nombreux contacts, il était admirablement renseigné sur ce que pensaient les Iraniens et sur les courants secrets qui agitaient le peuple en profondeur.
  
  Les antiques bâtiments de la rue Razabi servaient principalement d’entrepôt. Les bureaux administratifs de la firme se trouvaient dans un immeuble de la rue Ferdoussi, tandis que le domicile familial de Mansur était situé plus au sud de Téhéran, près de l’avenue Chouche.
  
  Lorsque la camionnette s’arrêta dans la cour intérieure de l’entrepôt de la rue Razabi, et lorsque la grande porte métallique donnant sur la voie eut été refermée par Mansur, la fille en tchador débarqua et alla prévenir Coplan.
  
  - Vous pouvez descendre, dit-elle. Mon père a fermé la porte.
  
  Francis, un paquet de toiles de jute sous le bras, sauta hors du véhicule.
  
  Mansur attendait au milieu de la cour. Coplan se dirigea vers lui et annonça sur un ton assez enjoué :
  
  - Je crois que ce sera bon. Quand la neige a cessé de tomber, la lumière est devenue excellente.
  
  - Nous serons vite fixés, marmonna l’Iranien. Venez.
  
  - Il vous faut combien de temps pour me donner des épreuves ?
  
  - Si vous désirez des tirages isolés, comptez une bonne heure.
  
  Les deux hommes gagnèrent l’entrepôt principal. Les autres bâtiments délabrés - qui fermaient le rectangle clos - étaient réservés aux tapis en stock et aux livraisons en instance de départ.
  
  Par un escalier en béton, Baharek et Coplan descendirent dans la cave où le négociant avait installé son laboratoire photographique.
  
  Francis ne put retenir un petit sifflement admiratif.
  
  - Dites donc, vous êtes drôlement bien équipé, à ce que je vois ! Vous n’avez pas peur d’avoir des ennuis si la police découvre cette installation et ce matériel ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - En cas de pépin, ce labo serait sûrement une charge supplémentaire contre vous.
  
  - Absolument pas. La photo joue un rôle capital dans mon métier. Tous les tapis que j’achète sont photographiés, mis sur fiche. D’autre part, il m’arrive bien souvent de commander aux artisans de Shiraz ou d’Isfahan des tapis qui sont conçus autour de motifs anciens que j’ai photographiés antérieurement. Mon installation est donc parfaitement légitime.
  
  Le labo ayant été mis en chambre noire, Mansur se mit au travail.
  
  Coplan questionna soudain :
  
  - Vous ne redoutez pas une visite imprévue ?
  
  - Ma fille Sabah monte la garde là-haut. Il y a un système d’alerte. Mais pourquoi devrais-je craindre une visite, d’après vous ? J’ai éparpillé mes locaux professionnels dans le but d’assurer ma tranquillité. Le bureau d’une part, mon domicile d’autre part. Ici, en dehors de mes ouvriers, je ne reçois personne.
  
  - Vous ne laissez rien au hasard, c’est très bien, approuva Francis, moins tendu.
  
  Mansur poursuivait sa tâche avec des gestes précis et un évident savoir-faire.
  
  Lorsque les premières images apparurent, il prononça d’une voix sourde :
  
  - Nakabar et Marouche n’ont pas l’air heureux.
  
  Coplan se pencha, scruta les clichés qui devenaient progressivement plus lisibles.
  
  - En effet, admit-il. Je dirais même qu’ils font la gueule.
  
  - D’après ce que vous m’avez raconté, je suis prêt à parier qu’ils ont parlé de vous.
  
  - Je n’en serais pas surpris, convint Francis.
  
  Mansur laissa échapper un soupir. Puis, sans interrompre ses manipulations, il articula :
  
  - J’ai l’impression que je ferais bien de m’occuper sérieusement de vous quand j’en aurai terminé avec ces photos. Est-ce que cela vous arrive de tenir compte d’un conseil amical ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Plus je réfléchis à votre histoire, plus je suis persuadé que vous avez intérêt à foutre le camp. Et si vous voulez connaître le fond de ma pensée, je crois que vous feriez bien de quitter votre hôtel aujourd’hui même.
  
  - N’exagérons rien. Même si Nakabar et son adjoint sont aussi redoutables que vous le dites, ils ne peuvent pas s’attaquer à moi ouvertement, dans un lieu public.
  
  - Ils vont se gêner ! grinça Mansur, âcre. A Téhéran, ces gens-là peuvent tout se permettre. Absolument tout. Vous avez commis deux fautes graves et, dans notre profession, ces fautes-là ne pardonnent pas.
  
  - Quelles fautes ? fit Coplan, piqué au vif.
  
  - Primo, vexer des hauts fonctionnaires de l’administration, des gros bonnets dont l’un est un futur ministre et l’autre un type important de la police secrète. Secundo, sous-estimer des adversaires dont la puissance réelle vous échappe.
  
  Coplan jugea préférable de ne pas répondre.
  
  Lorsque le travail fut enfin terminé, Baharek aligna sur une table les vingt-quatre tirages et déclara :
  
  - Ce sont de bons instantanés, pas de problème. A part le docteur Nakabar et son adjoint Abdul Marouche, je ne connais qu’une seule de ces bobines : celle-ci. C’est un général irakien qui est en mission chez nous depuis deux ou trois mois et qui a probablement négocié les accords concernant la question kurde. Je ne me souviens pas de son nom mais je le retrouverai dans ma documentation.
  
  Il regarda Francis, demanda :
  
  - Et vous, vous les connaissez, ces zèbres ?
  
  - Non. Sauf Nakabar et Marouche, bien entendu. Mais je pense que les spécialistes du Service sauront se débrouiller pour identifier les autres. Moi, mon job, c’est de repérer le maximum de gars qui ont des contacts privés avec Nakabar. Et il me semble que ce n’est pas un mauvais début, n’est-ce pas ?
  
  - Qu’est-ce que le Service cherche ?
  
  Coplan hésita un centième de seconde. Puis, s’étant assis d’une fesse sur le coin de la table où étaient alignées les photos, il considéra pensivement l’Iranien avant de prononcer d’une voix égale :
  
  - Je vais vous dire ce que le Vieux m’a dit... Selon une information qui date d’environ deux mois, une organisation secrète se serait formée au sein de la Ligue arabe lors de la grande Conférence de l’OPEP, il y a un peu plus d’un an. Composée d’éléments particulièrement fanatiques, cette organisation aurait pour but d’accélérer par tous les moyens licites ou illicites le déclin des pays industrialisés d’Europe, des États-Unis et du Japon. D’après ce que nous savons, ce mouvement se nommerait l’Organisation pour la Justice et l’Unité du Monde Islamique. Et, parmi les objectifs prioritaires de ces conspirateurs, il y aurait un point capital : démolir les relations privilégiées qui existent entre la France, d’une part, et les dirigeants iraniens, libanais et algériens d’autre part.
  
  Mansur, le front buriné de rides, opina en silence.
  
  Coplan reprit :
  
  - Si cette information est exacte, l’existence d’un complot de ce genre peut avoir des conséquences très graves, vous vous en doutez. Laissons de côté le préjudice matériel qu’une telle coalition causera forcément à la France. La vraie menace est beaucoup plus terrible, car elle se situe sur un plan mondial. Tous les spécialistes ne cessent de le proclamer : une rupture de l’équilibre politique au Moyen-Orient risque de déboucher sur un conflit planétaire. Or, de nos jours, cela peut signifier le signal de l’apocalypse.
  
  Baharek objecta :
  
  - Mais cette organisation secrète, elle ne tient pas compte des avertissements ?
  
  - Hélas, trois fois hélas. Dans ces histoires-là, on se heurte toujours au même phénomène : le fanatisme aveugle se mêle à une inconscience vertigineuse. Les exemples ne manquent pas ! Nous savons maintenant que les nationalistes chinois ont fait tout ce qu’ils pouvaient faire pour déclencher une nouvelle guerre mondiale. Et je ne parle même pas des Palestiniens...
  
  Mansur, la tête baissée, réfléchissait.
  
  Coplan reprit derechef :
  
  - Vous êtes musulman et je m’en voudrais de froisser vos convictions religieuses, mais il faut regarder les choses en face. L’Iran, le Liban et la Turquie ont été jusqu’à présent à l’avant-garde de l’occidentalisation du monde islamique. Et cela pour une raison très précise : les chefs de ces trois pays estimaient que le rapprochement avec l’Occident était un facteur de progrès. Que voyons-nous maintenant ? Les Palestiniens veulent faire du Liban un pays arabe à cent pour cent. Certains clans turcs mènent le même combat chez eux. Et, ici même, l’islamisation gagne du terrain de jour en jour.
  
  - Qui dirige cette organisation secrète chez nous ?
  
  - Là, vous m’en demandez trop. Ma mission consiste précisément à essayer de répondre à votre question. Le Vieux est convaincu que le docteur Nakabar est dans le coup, mais c’est tout ce qu’il m’a dit.
  
  - Le Vieux a de bons tuyaux, glissa Mansur.
  
  - Sûrement. Mais il n’en a jamais assez. Sur ce plan-là, il est insatiable, vous êtes bien placé pour le savoir.
  
  - Pourquoi votre gouvernement n’a-t-il pas contacté le nôtre à ce sujet, et à propos de Nakabar notamment ? Il suffirait d’écarter ce personnage, non ?
  
  - Ce n’est pas si simple, malheureusement. Les analystes du Service prétendent que Nakabar n’est qu’un pion sur l’échiquier. Les véritables meneurs seraient ailleurs. Je m’attaque à Nakabar parce que c’est actuellement notre seule tête de pont sur le territoire de l’adversaire. Mon véritable objectif, c’est de remonter jusqu’à la source de ce réseau.
  
  - Je vois mieux le problème, dit Mansur. Néanmoins, je ne voudrais pas être à votre place. Vous risquez de vous retrouver en prison avant la fin de la journée.
  
  - Nakabar ne peut quand même pas me faire arrêter sans motif, je suppose ?
  
  - Ce n’est pas comme ça que les choses se passent ici. La SAVAK a des méthodes plus subtiles, plus insidieuses. En fait, elle n’arrête jamais personne. Elle procède à des interpellations, à des vérifications. Les suspects - les témoins comme on les appelle ici - sont généralement relâchés à bref délai. Mais ce qu’il y a de bizarre, c’est qu’ils disparaissent peu après ou qu’on les retrouve à la morgue.
  
  - Pas très encourageant, ce que vous racontez.
  
  - Je ne fais que mon devoir. Un homme prévenu en vaut deux. Où allez-vous maintenant ?
  
  - Porter mes précieuses photos à l’ambassade. Il faut que ces portraits parviennent au Service de toute urgence. Je reprendrai contact avec vous demain, entre 17 et 18 heures, si cela vous convient.
  
  - Très bien. Je m’organiserai en conséquence.
  
  
  
  
  
  Après avoir quitté la villa de son patron, Abdul Marouche était rentré directement à son domicile.
  
  Il occupait, avec sa femme et ses trois enfants, un superbe appartement moderne, au premier étage d’un bel immeuble neuf, avenue Chahreza, près de l’Université de Téhéran.
  
  Le masque soucieux, Marouche s’était aussitôt enfermé dans son bureau.
  
  Il était tracassé. Les ordres que son directeur lui avait donnés ne lui plaisaient pas. Mais que faire ? Désobéir ? Tergiverser pour gagner du temps ?
  
  Debout devant la grande baie vitrée, il regardait d’un œil absent les garçons et les filles qui se promenaient par petits groupes sur le campus de l’Université.
  
  Le tintement d’un coup de sonnette ne le tira pas de sa méditation. Ses deux fils et sa fille, tous trois étudiants, recevaient fréquemment des visites. Les jeunes, actuellement, ne paraissent plus capables de vivre par eux-mêmes ; il leur faut des copains, des copines. Et ils ne parlent que de cinéma, de chanteurs à la mode, de télé ! Encore heureux quand ils ne se droguent pas.
  
  C’était le chagrin secret d’Abdul Marouche : ni ses fils ni sa fille ne s’intéressaient à la politique, aux grandes questions d’intérêt national aux problèmes sociaux. Même la religion ne les touchait pas.
  
  On frappa à la porte.
  
  - Entrez, lança-t-il sans bouger.
  
  La servante de la maison, une forte fille campagnarde de vingt-cinq ans, annonça :
  
  - Il y a un monsieur qui désire vous voir.
  
  - Quel monsieur ?
  
  - Il ne m’a pas dit son nom.
  
  - Bien, je vais m’en occuper.
  
  Marouche ne cacha pas sa surprise en reconnaissant, dans le hall, son ami Ahmed Kaffazi.
  
  - Toi ? s’exclama-t-il bêtement. Qu’est-ce qui se passe ?
  
  - Je ne te dérange pas, j’espère ? murmura le Palestinien.
  
  - Tu ne me déranges jamais, tu le sais bien.
  
  - Peux-tu me consacrer un petit quart d’heure ? J’aimerais bavarder avec toi.
  
  - Naturellement. Viens dans mon bureau. Je vais demander qu’on nous prépare du thé. Dans un sens, tu tombes plutôt bien. J’ai besoin des conseils d’un ami sincère...
  
  Ahmed Kaffazi n’était pas très grand mais il était solidement charpenté. Dans son visage osseux, assez ingrat, ses yeux noirs brillaient intensément. On ne voyait d’ailleurs que cela dans son faciès : ces deux yeux de braise qui brûlaient d’un feu intérieur ardent et qui révélaient un mélange de ferveur, d’intelligence, de pureté.
  
  Kaffazi était un de ces Palestiniens qui avaient eu de la chance. Issu d’une famille aisée - dont la presque totalité des biens se trouvait en Syrie - il n’avait jamais connu ni la misère des camps de réfugiés ni l’humiliation des individus qui ont perdu leur patrie.
  
  C’est à l’Université du Caire qu’il avait noué des liens d’amitié avec Abdul Marouche, à l’époque où ce dernier faisait un stage en Égypte en qualité de jeune ingénieur.
  
  Affalé dans un profond fauteuil de cuir, Kaffazi, les jambes croisées, contemplait le ciel tourmenté qui dessinait ses arabesques derrière la baie vitrée. Marouche revint dans la pièce, referma la porte, déclara :
  
  - On va nous apporter du thé dans quelques minutes. Mais, dis-moi, tu me parais bien soucieux.
  
  - Je me suis fait la même réflexion à ton sujet, renvoya le Palestinien. Tu n’as pas l’air très gai, toi non plus... Le motif de ma visite va te surprendre, j’en suis sûr. Figure-toi que l’histoire de cet industriel français me turlupine ; le type dont tu nous as fait entendre les paroles au magnétophone.
  
  Marouche dévisagea son ami.
  
  - C’est marrant, lâcha-t-il. Moi aussi, je pensais à ce Français quand tu as sonné. Mais le plus drôle, c’est que cette histoire me turlupine, moi aussi, bien que je ne sache pas exactement pour quelle raison.
  
  - Les grands esprits se rencontrent, émit Kaffazi. Je suppose que Nakabar t’a reparlé de cette affaire après notre départ ?
  
  - Oui, évidemment. C’est pour cela qu’il m’a retenu.
  
  - J’ai vu à sa tête qu’il était furibond. Qu’est-ce qu’il a décidé ?
  
  Marouche ne répondant pas, Kaffazi marmonna sur un ton faussement détaché :
  
  - Tu vas sans doute me dire que cette affaire ne me regarde pas, et c’est un peu vrai. Néanmoins, je...
  
  - Mais non, mais non ! coupa Marouche, énervé. Je n’ai pas de secrets pour toi, tu le sais bien. Ce qui m’embête, et là je te parle à cœur ouvert, c’est que je n’arrive pas à voir clair en moi-même. Je suis obligé de prendre une décision et je ne parviens pas à la prendre. J’éprouve une sorte de répugnance à exécuter les ordres de Nakabar, voilà le fond de mon problème.
  
  - Quels sont les ordres de ton cher patron ?
  
  - Il exige une vengeance. Tu connais sa vanité. Il se sent insulté, il veut des représailles.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  L’arrivée de la servante qui apportait le thé avait interrompu la conversation.
  
  Lorsque la fille eut quitté la pièce, Ahmed Kaffazi, tout en contemplant d’un air songeur la pointe de son soulier, questionna doucement :
  
  - Comment Nakabar conçoit-il ces représailles ?
  
  - Il veut que ce type passe au moins deux semaines à se morfondre dans un cachot. Et qu’on lui fasse sentir par toutes sortes de vexations qu’il a eu tort de traiter les Iraniens avec mépris. En gros, il veut donner au Français une leçon qu’il n’oubliera jamais.
  
  - Et quel serait le prétexte de son arrestation ?
  
  - Rien. Aucun prétexte, ricana Marouche. Le coup classique du malentendu. Toutes les polices du monde commettent des bévues de ce genre. Une erreur sur la personne, tout simplement. Une maladresse de la section du contrôle des stupéfiants... Le Français serait relâché au bout d’une quinzaine de jours avec des excuses.
  
  Kaffazi hocha lentement la tête. Puis, avec une espèce de soupir empreint de lassitude, il prononça :
  
  - Vois-tu, Abdul, je persiste à penser que nous avons eu tort de faire entrer Nakabar dans le comité de l’OJUMI. Je te l’ai toujours dit, et ma conviction ne fait que se renforcer. Ce vieil imbécile solennel va nous attirer des ennuis. D’ailleurs, il y a déjà des signes qui ne trompent pas.
  
  - Quels signes ?
  
  - Oh, ce ne sont que des rumeurs, je l’admets ! grommela le Palestinien. Néanmoins...
  
  - Quelles rumeurs ?
  
  - Tu passes ta vie dans des bureaux et tu ne peux pas te rendre compte. Mais moi, je circule. Et je tends l’oreille... Tiens, je vais te citer un petit exemple. Il y a cinq jours, à Bagdad, un industriel américain du nom de Bowlie - Jonas Bowlie, promoteur de Chicago - racontait en plaisantant qu’il venait de louper une grosse affaire à Téhéran parce que son concurrent allemand avait promis au docteur Nakabar une commission colossale. Et ce Jonas Bowlie a même ajouté, avec une pincée d’humour qui était probablement une perfidie soigneusement calculée, que les Allemands avaient tout bonnement doublé le bakchich que lui, Bowlie, avait promis à Nakabar. Tu devines la rigolade générale. Car l’Américain parlait très librement, en plein restaurant. Mon informateur, qui était présent, me garantit l’authenticité de l’anecdote. Tu me diras sans doute que c’est de la calomnie et que c’est le dépit qui a poussé Bowlie à parler ainsi en public, je ne dis pas le contraire. Seulement...
  
  - Ce n’est pas de la calomnie ! jeta Marouche, hargneux. Nakabar se remplit les poches d’une façon ignoble. Je suis bien placé pour le savoir ! L’affaire Bowlie n’est qu’un cas parmi des tas d’autres. Et le plus fort, c’est que Nakabar est de bonne foi. A ses yeux, prélever la dîme sur les fournisseurs, c’est son droit légitime de seigneur. C’est tout juste s’il ne s’en vante pas !
  
  - Je n’ai pas de conseils à te donner, Abdul, mais je crois que tu ferais bien de prendre tes distances. Et nous aussi, à plus forte raison, car la carrière de Nakabar risque de finir très mal, retiens ce que je te dis.
  
  - Penses-tu ! répliqua Marouche avec brutalité. Le gouvernement ne touchera jamais à Nakabar ! Sa puissance n’est pas un mythe, Ahmed. Nakabar détient le pouvoir absolu dans trois provinces et peut-être davantage. La Cour est obligée de le ménager...
  
  Il reprit sur un ton plus amer :
  
  - Quant à moi, je suis dans le même cas. J’ai besoin de Nakabar pour me couvrir. S’il m’arrive un pépin du côté de l’OJUMI, je n’aurai que mon patron pour me dédouaner.
  
  - Oui, je connais cet argument, grommela le Palestinien. Mais je ne suis pas loin de penser que tu te fais des illusions, Abdul. La protection de Nakabar pourrait bien être un mirage. Ton patron, c’est le colosse aux pieds d’argile.
  
  - Je ne partage pas cet avis.
  
  Il y eut un silence.
  
  Kaffazi but une gorgée de thé. Puis, sur un ton moins tendu, il questionna :
  
  - Est-ce que cela t’ennuyerait de me faire entendre une fois de plus la cassette que nous avons écoutée chez Nakabar ?
  
  - Non, bien sûr.
  
  Lorsque le magnétophone s’arrêta, Kaffazi se leva et se dirigea vers la fenêtre.
  
  - Je vais te parler tout à fait franchement, Abdul, commença-t-il brusquement d’une voix sèche. C’est d’ailleurs pour ce motif que je suis venu te voir... A mon avis, il n’y a pas trente-six hypothèses, il n’y en a que deux : ou bien cet industriel français est un homme d’affaires à la noix, ou bien c’est un provocateur.
  
  Marouche tomba des nues.
  
  - Un provocateur ? fit-il, ébaubi.
  
  - Oui, parfaitement, appuya le Palestinien. Tu reconnaîtras que j’ai une certaine expérience en matière de services secrets et que c’est pour cette raison que le Comité Central de l’OJUMI m’a confié la direction du secteur « renseignement » de l’organisation.
  
  - Tu as toujours eu le virus de l’espionnite, glissa Marouche, ironique.
  
  - Je sais que tu te moques volontiers de mon caractère trop soupçonneux et de ce que tu appelles ma déformation professionnelle. Mais je te demande de réfléchir calmement, froidement, au cas qui nous occupe. En principe, quand un industriel contacte pour la toute première fois un client, que fait-il ? Il se montre aimable, prévenant, presque toujours obséquieux. C’est normal. Et plus le client est riche, plus le fournisseur le cajole... Or, que voyons-nous ici ? Ce Français le prend de haut, sort de ses gonds, d’entrée de jeu pour ainsi dire, se fâche comme un vulgaire camelot et pousse l’outrecuidance jusqu’à proférer des insultes. De plus, il ne se contente pas d’exhaler sa colère contre toi et contre Nakabar, mais il précise qu’il englobe tous les Perses dans le même mépris. Et cela te paraît normal ?
  
  - Il était furieux, quoi ! Les tempéraments coléreux racontent n’importe quoi quand ils piquent une crise de mauvaise humeur.
  
  - Je n’y crois pas, fit Kaffazi en secouant négativement la tête. Un industriel qui s’occupe de marchés internationaux ne se comporte pas de cette façon-là. Il avale la couleuvre, il se tait et il revient à la charge plus tard. Pour moi, c’est presque une certitude : ce Français avait une arrière-pensée.
  
  - Absurde, laissa tomber Marouche en haussant les épaules. Il ne pouvait pas deviner que Nakabar allait lui poser un lapin.
  
  - C’est vrai, admit le Palestinien. Mais j’ai quand même l’impression qu’il a sauté sur l’occasion pour réagir comme il l’a fait.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Dans quel but ? répéta Kaffazi avec un sourire étrange. Mais enfin, Abdul, où as-tu la tête ? Cela me paraît clair comme de l’eau de roche. Ce Français... comment s’appelle-t-il, à propos ? Je n’ai pas bien saisi son nom.
  
  - Coplan... Francis Coplan. Directeur commercial de la société Cophysic, à Paris.
  
  - Eh bien, ce monsieur Coplan, à mon avis, vous a marché sur le pied pour voir comment vous alliez réagir... C’est la troisième fois que j’écoute la cassette, et plus j’entends les paroles de ce type plus mon impression se transforme en certitude. Ou alors, c’est que je connais mal la question.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Écoute, Abdul, cela va faire quatre ans que tu es l’adjoint de Nakabar à la Commission Nationale de Planification et d’Équipement. Autrement dit, cela fait bientôt quatre ans que tu passes tes journées à discuter avec des hommes d’affaires étrangers. Franchement, de toi à moi, est-ce que cela se produit souvent qu’un représentant d’une firme étrangère se comporte comme ce Coplan ?
  
  - Cela ne s’est jamais produit, reconnut Marouche, jamais.
  
  - Par conséquent, triompha Kaffazi, l’attitude de ce bonhomme n’est pas normale. Mais ce n’est pas tout. Je veux bien admettre qu’il a été vexé par l’absence de Nakabar. Et sa colère peut s’expliquer. Seulement, cela va plus loin... Ce type ne se contente pas d’exprimer sa mauvaise humeur. Les paroles qu’il a prononcées tintent encore dans mes oreilles. Et la vulgarité de ses insultes a quelque chose d’incroyable. Il a dit textuellement : « Vous êtes des salauds, des minables, des cloches... »
  
  - Je vois que tu as une bonne mémoire, fit Marouche, amer.
  
  - Mais enfin, Abdul, s’écria le Palestinien, excédé, tu es aveugle ou quo i? Ce type voulait t’offenser.
  
  - Bon, bon, et alors ? Qu’est-ce qu’il espérait ?
  
  - Je viens de te le dire. Il n’espérait rien, il voulait savoir comment vous alliez prendre cette histoire.
  
  Marouche était complètement dans le cirage. Il regarda son ami d’un air à la fois perplexe et malheureux.
  
  - Je ne suis tout de même pas tout à fait idiot, maugréa-t-il. Des affaires tortueuses, j’en manipule un certain nombre à la SAVAK. Mais ton histoire me dépasse. Explique-moi pour quelle raison ce Coplan m’a jeté des insultes à la figure. Pour se faire expulser du pays ? Pour avoir des emmerdements ? Pour provoquer une brouille entre Nakabar et les industriels français ? Où veux-tu en venir ?
  
  - Tu as encore beaucoup à apprendre, Abdul. Les machinations de la SAVAK, c’est une chose. Mais les manœuvres des services secrets, c’est beaucoup plus subtil. Nous sommes dans un autre monde, ici. Nous sommes dans un univers tout à fait machiavélique.
  
  Il pointa subitement son index vers Marouche et prononça sur un ton âcre :
  
  - Tiens, je vais te prouver que mon hypothèse est valable ! Quelle a été la réaction de Nakabar ? Quels sont les ordres qu’il t’a donnés ? Jeter ce Coplan en prison sous un prétexte fallacieux. Est-ce que c’est vrai, oui ou non ?
  
  - Oui, c’est vrai.
  
  - Et s’il n’attendait que cela, ce Coplan ?
  
  - D’aller en taule ?
  
  - Parfaitement.
  
  Marouche ne put retenir un petit rire grinçant.
  
  - Drôle d’envie.
  
  - Pas si drôle que cela, mon vieux. Une arrestation arbitraire peut déboucher sur un incident diplomatique. Il y a une ambassade de France à Téhéran, non ? La presse va s’en mêler et ce sera l’engrenage.
  
  Abdul Marouche était ébranlé. Kaffazi poursuivit :
  
  - Tu le sens bien toi-même que c’est dangereux, non ? Tu hésites à suivre les instructions formelles de Nakabar. Pourquoi ?
  
  - Euh, oui, évidemment, concéda l’Iranien, tourmenté.
  
  - Le Français possède une lettre signée par Nakabar, et cette lettre est une convocation très précise. Les torts ne sont donc pas de son côté. En clair, cela signifie que son arrestation serait une injustice flagrante.
  
  - C’est bien pour cela que je n’arrive pas à me décider, grommela Marouche. C’est une arme à double tranchant.
  
  - Pense à l’affaire du Watergate, Abdul. A l’origine, ce n’était qu’un incident mineur. Mais, à la sortie, le scandale a provoqué la chute de l’homme le plus puissant de la planète. L’arrestation du Français aura des suites, j’en suis sûr. Et cette histoire va braquer les projecteurs sur Nakabar.
  
  Très calme, très sec, Kaffazi conclut :
  
  - Nous ne pouvons pas prendre ce risque. Il faut procéder d’une autre manière.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - J’ai bien étudié le problème. Et j’ai une idée à te proposer. Pour des gens comme nous qui avons de graves responsabilités occultes, les méthodes brutales sont toujours exécrables. Je vais t’expliquer mon plan. Tu me diras ce que tu en penses.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan fut introduit dans le bureau de Richard Merlet, à l’ambassade, le jeune diplomate s’exclama, caustique :
  
  - Salut ! Pas encore en taule ?
  
  - Pas encore, merci.
  
  - Je n’ai pas quitté mon téléphone, craignant le pire.
  
  - Précaution inutile, affirma Francis. Inutile parce que totalement inadéquate. Si je me fais épingler par les sbires du redoutable Abdul Marouche, je n’aurai sans doute ni le temps ni l’occasion de te passer un coup de fil.
  
  - C’est ma foi vrai, dit Merlet, frappé par la justesse de cette boutade. Il faut qu’on trouve autre chose.
  
  - J’avais l’intention de t’en parler, rassure-toi. Nous mettrons cela au point tout à l’heure. Dans l’immédiat, j’ai une mission urgente à te confier. Voici la récolte du jour...
  
  Il tendit à Merlet une grosse enveloppe de grand format.
  
  - Tu peux jeter un coup d’œil. II y a d’ailleurs un jeu pour toi. Ce sont des amis intimes du docteur Amir Nakabar.
  
  Merlet, intrigué, examina les épreuves. Puis, sans lever les yeux, il s’enquit :
  
  - D’où viennent ces images ?
  
  - J’en suis l’auteur, en toute modestie.
  
  - Sans blague ? C’est toi qui as pris ces clichés ?
  
  - Parfaitement. Planqué dans une des fourgonnettes de notre ami Mansur. La villa blanche est celle de Nakabar.
  
  - Le hasard fait bien les choses, railla Merlet. Tu te trouvais justement là au bon moment ?
  
  - Je ne fréquente pas le hasard, répondit Coplan. C’est un tuyau qui vient du Service. Le Vieux avait appris que Nakabar et ses complices de l’OJUMI se réunissent en principe chaque jeudi chez Nakabar qui les invite à sa table.
  
  - Bobard ! lança Merlet. Si le Vieux est au parfum, tu penses bien que la police politique du gouvernement l’est également ! Il y a belle lurette que la SAVAK aurait étouffé ce complot.
  
  - Erreur, mon cher. Le ver est dans le fruit. L’homme fort de la SAVAK, c’est Marouche. Et Marouche fait partie de la conspiration.
  
  - Il jouerait le double jeu, celui-là ?
  
  - Ce n’est pas exclu, en effet. Mais ce qui compte, c’est d’acheminer ces photos à Paris par la voie la plus rapide et la plus sûre. Il faut que nos amis spécialistes se débrouillent pour mettre des noms sur ces visages. Et qu’ils me fassent parvenir par le plus prochain courrier la documentation concernant ces individus. Pour le moment, un seul des copains de Nakabar a été identifié. Photo numéro quatre. Tu peux lire la note que j’ai inscrite au dos du cliché. D’après Mansur, il s’agit d’un Irakien, le général Khadaric.
  
  - Exact, je le connais. Je l’ai rencontré deux ou trois fois. Il servait d’agent de liaison pour le règlement du problème kurde... Celui-ci aussi, je le connais. C’est le prince Rayad, chargé de mission à Téhéran pour le compte de l’Arabie Saoudite. J’ai une fiche sur lui dans ma documentation. Un homme plutôt mystérieux. Très intelligent, diplômé de Harvard et correspondant du Centre Islamique de Washington. Je suis sûr qu’il joue un rôle prépondérant au sein de l’OJUMI. Les bruits qui courent à son sujet prétendent que c’est un ennemi farouche de la civilisation occidentale en général et de la pourriture morale américaine en particulier.
  
  - Comment le connais-tu ?
  
  - Je me suis trouvé près de lui à l’occasion d’une réception à l’ambassade algérienne.
  
  - Parle-t-il le français ?
  
  - Je n’en sais rien. Je ne sais même pas s’il n’est pas muet de naissance. Je l’ai observé pendant deux bonnes heures et il n’a pas ouvert une seule fois la bouche. Je te dis, un mec très mystérieux...
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Après avoir réglé diverses questions, et mis au point un système d’alerte concernant la sécurité de Coplan, les deux Français s’en allèrent dîner à l’Hôtel Hilton.
  
  Comme on le sait, le Royal Hilton de Téhéran est allé se fourrer dans la banlieue nord de la ville, à 15 kilomètres du centre. A première vue, c’est aberrant. Mais la force d’attraction du formidable hôtel américain est telle que l’on a assisté à un phénomène mirobolant : l’expansion de la capitale s’est faite - à une vitesse accélérée - en direction du Hilton précisément !
  
  Coplan et Merlet s’installèrent à une table pour deux, en plein milieu du luxueux restaurant.
  
  Et le vœu secret de Francis fut largement exaucé. Son tête-à-tête amical avec l’attaché de l’ambassade de France ne passa pas inaperçu. Merlet salua plusieurs confrères étrangers, serra quelques mains amies.
  
  Vers la fin du repas, Merlet murmura :
  
  - Tu peux être assuré que dès demain matin Marouche saura que tu es persona grata à l’ambassade.
  
  - C’est bien ce que je voulais.
  
  - Mais ne t’imagine pas que cela te met à l’abri.
  
  - C’est possible.
  
  - Tu vois le rouquin rigolard qui dîne à la grande table avec six messieurs du genre poids lourds ? A ta droite, près de l’entrée.
  
  - Oui.
  
  - Il s’appelle Frank Heimer. C’est un Américain qui s’occupe d’affaires immobilières dans ce pays. Méfie-toi de lui si tu le rencontres sur ta route pendant ton séjour ici.
  
  - Pourquoi le rencontrerais-je ?
  
  - Je n’en sais rien, mais cela pourrait se produire. Je le soupçonne d’être le patron de la C.I.A. locale.
  
  - Il ne paie pas de mine.
  
  - C’est exact, mais c’est un vrai renard. Rien de ce qui se passe à Téhéran ne lui échappe. Et il a le génie des rencontres fortuites. Dès qu’une nouvelle figure étrangère apparaît, il fonce. Si tu restes quelques jours ici, tu verras qu’il se débrouillera pour faire ta connaissance. Aux yeux des Américains, l’Iran est une chasse gardée. La prospection commerciale des Français et des Allemands dans ce pays les met en boule.
  
  Après le dîner, Merlet tint à reconduire Coplan jusqu’au Park Hôtel.
  
  - Je dormirai plus tranquille, plaisanta l’attaché d’ambassade. Quand nous revoyons-nous ?
  
  - Je ferai un saut jusqu’à ton bureau samedi, dans le milieu de la matinée. Tu auras probablement la réponse du Vieux au sujet des photos.
  
  - C’est peut-être un peu vite, non ?
  
  - Non, je ne crois pas. A mon avis, les gens qui ont mis le Service sur la piste de l’OJUMI doivent connaître les gars que j’ai photographiés. Du moins, ce serait la logique.
  
  
  
  
  
  Coplan passa une excellente nuit. Le lendemain matin, vers 10 heures, il quitta sa chambre et descendit à la réception pour y déposer sa clé.
  
  - Il y a une lettre pour vous, monsieur Coplan, dit l’employé.
  
  Et il remit à Francis une enveloppe blanche non timbrée.
  
  - D’où vient-elle, cette lettre ?
  
  - Un jeune coursier l’a apportée vers 8 heures, ce matin.
  
  - Merci, dit Coplan en glissant la lettre dans sa poche.
  
  Il sortit, traversa la vaste cour intérieure qui sépare les deux ailes de l’établissement, pénétra dans le hall du nouveau bâtiment.
  
  Ce Park Hôtel, qui eut son heure de gloire jadis mais qui a été éclipsé par les hôtels américains, a tenté de se rénover par l’adjonction d’une seconde bâtisse plus grande et plus moderne. Le résultat de cette cote mal taillée, c’est que la réception se trouve dans l’ancien bâtiment tandis que le bar et la galerie marchande se trouvent dans le nouveau. Pour prendre un drink ou acheter un journal, il faut traverser la cour.
  
  Très décontracté, Coplan commença par passer en revue les boutiques de la galerie marchande. Ensuite, il fit l’acquisition de quelques cartes postales, de quelques journaux - dont deux de langue française - et il alla s’installer dans un des fauteuils du bar.
  
  Il commanda un café, parcourut les gazettes qu’il avait achetées, alluma une Gitane.
  
  Il attendit d’avoir été servi pour prendre connaissance de la lettre que l’employé de la réception lui avait remise. Sur un demi-feuillet de papier ordinaire, une main curieusement molle avait écrit en français, au stylo-bille, ces deux phrases :
  
  « Ne restez pas à Téhéran, monsieur Coplan. C’est le conseil d’un ami de la France. »
  
  Pas de signature, bien entendu.
  
  Un peu perplexe, mais pas tellement surpris, Francis examina plus attentivement le billet anonyme.
  
  De toute évidence, la main qui avait rédigé ces mots était une main arabe. Une certaine façon arrondie de tracer les caractères était révélatrice.
  
  Impassible, Coplan remit la lettre et l’enveloppe dans la poche de son veston.
  
  C’est à cet instant précis qu’il aperçut du coin de l’œil la beauté qui venait d’entrer dans le hall. Sensationnelle, la nana. Une créature de rêve. Ou de cinéma. Moderne, élégante, pleine d’assurance. Jupe noire très collante, pull-over mauve, veste de daim clair.
  
  Le pull modelait une poitrine arrogante, la jupe révélait des formes féminines orgueilleuses, sublimes. Quant au visage, il défiait la description. Un ovale velouteux, des yeux noirs, plus profonds que la nuit, des lèvres capiteuses, des joues lisses, un nez exquis aux narines voluptueuses.
  
  Toujours captivé par un spectacle de ce genre, Francis regarda la jeune femme.
  
  Fascinante. Il n’y avait pas d’autre mot. Son teint mat, ses yeux de velours, son buste provocant et le relief de sa croupe, terrible.
  
  La vue d’une telle apparition vous flanquait une décharge électrique de haut voltage. N’importe quel homme digne de ce nom - fût-il évêque ou moribond - aurait ressenti au fond de ses tripes le brutal message de branle-bas général que diffusait cette créature dans tous les azimuts.
  
  Touché, Coplan se replongea dans la lecture de ses journaux.
  
  La fille se dirigea vers le comptoir du bar, échangea quelques mots avec le barman, revint s’asseoir non loin de Coplan, alluma une cigarette Kool.
  
  Le serveur lui apporta un thé, lui remit un quotidien iranien.
  
  Coplan dut relire trois fois de suite - et se concentrer - pour comprendre ce que racontait l’éditorialiste du Figaro. Il s’agissait d’une prise de position des socialistes français à l’égard du Portugal. Loin de la France, les savantes élucubrations du journaliste en question paraissaient irréelles, dérisoires, déjà effacées par le temps.
  
  Il déposa le journal sur la petite table, but une gorgée de café, écrasa le mégot de sa cigarette dans un cendrier de verre.
  
  Et reçut de plein fouet le sourire paradisiaque que la superbe créature au teint mat lui dédiait.
  
  Pas possible, pensa-t-il, confusément.
  
  Et pourtant, c’était vrai. L’affolante créature lui souriait. Des lèvres, des yeux, de la poitrine et quoi encore ?
  
  Elle se leva.
  
  - Excusez-moi, minauda-t-elle en français. Je vois que vous lisez le Figaro. Puis-je vous l’emprunter un instant ?
  
  - Je vous en prie... Êtes-vous française ?
  
  - Presque, répondit-elle en riant.
  
  - Puis-je me permettre de... de bavarder avec vous un moment ?
  
  - Mais bien sûr. Tout le plaisir est pour moi.
  
  Il alla s’attabler en face d’elle. Le serveur, discret, vint transporter à la table de la jeune femme les autres journaux de Coplan, son paquet de Gitanes et son café.
  
  - Je suis algérienne, murmura l’inconnue. J’ai été élevée en France, à Stains, dans la banlieue parisienne.
  
  - Vous habitez à Téhéran ?
  
  - Non... En fait, je n’ai pas de domicile fixe. Je voyage au gré de mon travail.
  
  - Avec votre mari ?
  
  - Non, pas du tout, s’esclaffa-t-elle. Je n’ai pas de mari. Ou plutôt, je n’ai plus de mari. Je m’étais mariée très jeune avec un Français, mais j’ai divorcé.
  
  - Vous venez de parler de votre travail. Que faites-vous ?
  
  - Je suis ce que l’on appelle en France une collaboratrice temporaire. Ou si vous préférez, une secrétaire volante. Je fais partie d’une agence qui fournit aux hommes d’affaires des secrétaires interprètes.
  
  - Je vois. Vous dépendez d’une agence française ?
  
  - Non, la maison mère est au Caire. Je travaille surtout pour des industriels qui ne connaissent pas l’arabe.
  
  - Vous êtes ici avec un client ?
  
  - Oui, naturellement. Pour le moment, je suis au service d’un groupe italien qui négocie des contrats importants : des routes et des barrages.
  
  - Ce qui veut dire que vous parlez aussi le farsi (Langue nationale en Iran), par conséquent ?
  
  - Oui.
  
  - Mes compliments. Ce n’est pas une langue facile à manier.
  
  - Vous êtes à Téhéran pour affaires, je suppose ?
  
  - Je suis venu pour des affaires, oui, mais cela s’est terminé par un fiasco. Heureusement, j’ai d’autres perspectives, à Bagdad notamment.
  
  - Vous partez en Irak, si je comprends bien ?
  
  - Telle est mon intention, effectivement. Mais je suis obligé de patienter. Les Irakiens sont débordés par l’afflux fantastique de businessmen qui se ruent chez eux pour traiter des affaires. Il faut deux ou trois semaines d’attente pour trouver une chambre convenable dans la capitale irakienne, vous vous rendez compte (Authentique à l’époque où se déroule le présent récit) !
  
  - Je n’aurai donc pas l’occasion de vous offrir mes services à Téhéran, fit-elle. Je le regrette.
  
  - Oh, ce n’est pas sûr ! s’exclama-t-il. J’aurai peut-être besoin de quelqu’un de compétent pour m’aider à préparer mes dossiers pour Bagdad. Je comprends un peu l’arabe mais je ne suis pas capable d’écrire une lettre dans cette langue. Et je ne peux pas abuser de l’aide que m’apporte l’ambassade de France.
  
  - Je serais ravie de vous aider.
  
  - Comment vous appelez-vous, si je puis me permettre de vous poser cette question ?
  
  - Aïcha Zakam.
  
  - Où peut-on vous contacter éventuellement ?
  
  - Ici, à l’hôtel. Chambre 115.
  
  - Tiens ! lâcha-t-il, épaté. Je suis au 114 !
  
  - En général, je suis libre après 20 heures. Mettez-moi un mot à la réception si vous avez besoin de moi.
  
  - Entendu, opina Francis, très sérieux.
  
  Il vida sa tasse de café, rassembla ses journaux.
  
  - Je vous laisse Le Figaro, dit-il, je l’ai parcouru et cela me suffit.
  
  Elle lui tendit spontanément la main et il la serra en souriant.
  
  Elle avait des yeux éloquents. Pas besoin d’interprète pour comprendre ce que promettait ce regard de velours et de volupté ! Elle offrait vraiment ses services, la mâtine !
  
  Il s’en alla. Prit un taxi pour se faire conduire à l’ambassade de France.
  
  
  
  
  
  Le docteur Nakabar - une fois n’est pas coutume - se rendit à son bureau de la C.N.P.E. un peu avant 11 heures.
  
  En Iran, les hauts fonctionnaires de l’administration centrale ne se soucient guère de faire acte de présence. Ils ont trop d’activités externes, trop d’activités politiques, personnelles, extraprofessionnelles, etc.
  
  Mais Nakabar était impatient d’avoir des nouvelles du Français qui l’avait insulté. Il avait convoqué tout spécialement Marouche et lui demanda, abrupt :
  
  - Vous avez fait le nécessaire, Abdul ? M. Coplan est-il en prison ?
  
  - Euh... non, avoua le chauve, embêté. J’ai pensé qu’il valait mieux prendre certaines précautions.
  
  - Des précautions ? Quelles précautions ? Pourquoi ?
  
  - Un incident diplomatique ne me paraît pas souhaitable... Le Français paraît entretenir d’excellentes relations avec son ambassade. Il n’a pratiquement pas quitté l’attaché commercial Merlet. Ils dînaient même ensemble au Hilton, hier soir.
  
  Les traits de Nakabar se contractèrent.
  
  - Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? gronda-t-il.
  
  - Les torts sont de notre côté, fit remarquer Marouche.
  
  - Comment ? glapit Nakabar. C’est lui qui nous insulte et vous trouvez que les torts sont de notre côté ? Vous plaisantez ?
  
  - Une arrestation arbitraire peut déboucher sur un scandale, songez-y.
  
  Le faciès de l’imposant directeur se durcit.
  
  - Je m’en moque ! cracha-t-il en se levant. Écoutez-moi bien, Marouche. Je m’en vais pour trois jours à Chaluz pour mettre au point le projet de la nouvelle station estivale. Si ce Coplan n’est pas en prison à mon retour, c’est-à-dire mardi soir, je vous congédie. Vous retournerez à votre ministère et je prendrai un autre adjoint. C’est clair, je crois ?
  
  Marouche blêmit mais ne répondit pas.
  
  - Vous pouvez disposer, décréta Nakabar.
  
  
  
  
  
  A l’ambassade, Richard Merlet se moqua gentiment de Coplan.
  
  - Tu es vraiment trop impatient. Le Vieux n’a pas encore répondu à l’envoi des photos. La valise n’est d’ailleurs pas encore arrivée... Tu ne te figures tout de même pas que le Service va nous câbler sa réponse avant d’avoir étudié la marchandise ?
  
  - Calme-toi, je ne suis pas venu pour cela. Je tenais surtout à te montrer ceci. C’est un message qui a été déposé à mon nom au Park Hotel, ce matin, vers 8 heures, par un jeune coursier.
  
  Merlet prit connaissance du billet, le relut à voix haute :
  
  - Ne restez pas à Téhéran, monsieur Coplan. C’est le conseil d’un ami de la France...
  
  Il leva les yeux, regarda Coplan, esquissa une grimace de perplexité.
  
  - Marrant, non ? marmonna-t-il.
  
  - Pas spécialement. A ton avis, d’où cela peut-il venir ?
  
  - Je n’en sais fichtre rien. A vue de nez, je soupçonnerais volontiers Frank Heimer. Ce satané fouineur a dû te remarquer hier soir et se demander d’où tu sortais. Renseignement pris, il t’informe poliment que tu es indésirable dans le secteur. Tu n’es pas un inconnu pour les archives de la C.I.A., j’imagine ?
  
  - Exact, mais cela me semble bien rapide comme réaction.
  
  - Ces gens-là sont admirablement équipés.
  
  - J’avais pensé à une autre hypothèse.
  
  - Laquelle ?
  
  - Un des amis de Nakabar. Une façon comme une autre de m’avertir.
  
  - Il y aurait donc une brebis galeuse parmi les conjurés de l’OJUMI ?
  
  - Forcément, puisque le Vieux a des tuyaux.
  
  - C’est valable, en effet.
  
  - Il y a autre chose... Connaîtrais-tu par hasard une jeune femme nommée Aïcha Zakam ? Une Algérienne divorcée d’un Français.
  
  - Jamais entendu parler de cette personne.
  
  - Une créature de rêve, crois-moi. Ravissante, intelligente, et le reste. Elle n’attend qu’un signe de ma part pour se glisser dans mon lit.
  
  - Bravo ! Mais où l’as-tu rencontrée ?
  
  - Au bar de mon hôtel, ce matin. Elle m’a fait une scène de séduction carabinée... Je sais bien que je suis séduisant, pour ne pas dire irrésistible, mais enfin, n’exagérons rien.
  
  - Raconte.
  
  Coplan relata l’histoire. Et il ajouta :
  
  - Le vrai miracle, c’est que nos chambres sont pour ainsi dire voisines. Quel homme heureux je suis, hein ?
  
  - Tu te méfies ?
  
  - Et comment !
  
  - Tu es trop modeste, ironisa Merlet. Ce n’est tout de même pas la première fois qu’une donzelle se jette à ton cou, je suppose ?
  
  - Le problème n’est pas là, répondit Francis. Le problème, c’est que je suis allergique au hasard. Cette fascinante nana n’est sûrement pas à court d’amoureux. Ma main à couper qu’elle est en service commandé. Elle me fait du gringue pour me sonder. Mon flair ne me trompe jamais dans ce domaine.
  
  - Si c’est le cas, on peut dire que ça bouge autour de toi. Une lettre anonyme et une sirène, c’est pas mal. Et tout cela en une matinée !
  
  Coplan, songeur, se caressait le menton. Merlet s’enquit :
  
  - Que comptes-tu faire ?
  
  - Je crois que je vais me pencher sur la belle Aïcha…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le rude visage de Mansur Baharek s’éclaira lorsqu’il retrouva Coplan à l’endroit convenu, dans une rue tranquille, à quelques centaines de mètres de la mosquée de Sepahsalar.
  
  Coplan monta dans la voiture, une conduite intérieure PEKAN grise (La marque nationale en Iran. Voiture montée dans le pays sous licence anglaise).
  
  - Cela me rassure de vous voir, dit le marchand de tapis en débrayant. J’étais plutôt anxieux, je vous l’avoue.
  
  - Jusqu’à présent, tout se passe bien.
  
  - J’ai du nouveau pour vous, annonça Mansur. Après votre départ, l’idée m’est venue de contacter quelques-uns de mes fidèles informateurs pour leur montrer vos photos. Bien m’en a pris, car figurez-vous qu’un de mes agents a pu mettre un nom sur un des amis de Nakabar. Il s’agit d’un Libyen qui se nomme Rachid Hirmal.
  
  - Lequel est-ce ?
  
  - Le bonhomme au visage maigre et mélancolique, âgé d’environ trente-cinq ans. Je vous montrerai.
  
  - Que fait-il, ce Libyen ?
  
  - Apparemment, rien.
  
  - Comment cela ?
  
  - Il n’a aucune activité officielle, aucun titre, aucun emploi déclaré. Du moins, à la connaissance de mon agent.
  
  - Cela mérite d’être examiné de près.
  
  - Bien entendu, approuva Mansur. Mon homme s’en occupe. Mais il y a un détail intéressant au sujet de ce Libyen. Ce type a loué une modeste bicoque meublée, dans un quartier assez retiré, à l’ouest de la ville. Or, il n’y vient que le soir, et tous les soirs il ramène une fille avec laquelle il passe la nuit. Chaque fois une autre fille. Et, neuf fois sur dix, une fille de mœurs légères.
  
  - Il a du tempérament, le gars. Mais comment votre agent est-il tombé sur cette piste ?
  
  - Justement, par une prostituée que ce Rachid Hirmal avait engagée pour la nuit. Mon agent est proxénète. Cela va peut-être vous choquer, mais ces gens-là sont souvent des auxiliaires précieux.
  
  - Je ne me choque pas si facilement, vous savez. La fin justifie les moyens.
  
  - Je me suis demandé si vous n’auriez pas intérêt à faire une petite perquisition dans la garçonnière de cet individu. II a probablement un autre domicile, plus officiel, mais il cache peut-être ses documents confidentiels dans son nid d’amour.
  
  - Très bonne idée, opina Francis.
  
  - Je vous donnerai les renseignements précis tout à l’heure.
  
  Par une longue avenue située à l’est de Téhéran, Baharek rejoignit l’entrepôt de la rue Razabi.
  
  Dès qu’ils furent en sécurité dans le labo de l’Iranien, Coplan prononça :
  
  - J’ai un service à vous demander, Mansur.
  
  - Allez-y.
  
  - Avez-vous, dans votre équipe, un ou deux collaborateurs qui seraient capables de mener à bien une filature délicate ?
  
  - Naturellement !
  
  - Pouvez-vous les mobiliser très rapidement ?
  
  - Bien sûr ! Ils sont inscrits comme employés au service d’entretien des stocks de ma firme. Mais de quelle filature s’agirait-il ?
  
  - Je vais vous raconter mon histoire. J’ai fait la connaissance, au Park Hotel, d’une jeune femme ravissante qui m’a offert ses services comme secrétaire-interprète...
  
  Francis narra la scène qui s’était déroulée le matin même au bar de son hôtel.
  
  Mansur murmura :
  
  - Le manège de cette femme vous paraît louche, si je comprends bien ?
  
  - Oui, très louche.
  
  - J’ai entendu dire que cette forme de prostitution déguisée n’était pas rare dans les grands palaces.
  
  - Je n’en disconviens pas. Mais, d’une part, le Park Hotel n’est pas vraiment un grand palace. D’autre part, j’ai comme un pressentiment que cette superbe créature n’a rien d’une putain et qu’elle opère en service commandé. N’oubliez pas que je suis sur mes gardes, je dirais même sur la défensive, car je m’attends à une réaction du clan Nakabar. Mais comme les limiers de la SAVAK ne se sont pas manifestés jusqu’à présent, les conjurés de l’OJUMI ont peut-être préféré m’envoyer cette souris dans les jambes.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Histoire de prendre ma température avant d’agir d’une façon plus catégorique. En matière de guerre secrète, le coup est classique. Et nous savons tous, dans le métier, que les vieilles recettes sont toujours les meilleures.
  
  - Vous avez peut-être raison. Je vais mettre mes deux meilleurs spécialistes en piste.
  
  - Mais attention, la consigne est formelle : il s’agit de surveiller cette femme, rien de plus. Noter ses allées et venues, ses contacts, son emploi du temps. Et, surtout, ne pas éveiller sa méfiance. Si elle est du métier, comme je le pense, elle doit être expérimentée. Une filature trop insistante attirerait son attention.
  
  - N’ayez crainte, mes agents ne sont pas des novices non plus. Je leur ferai d’ailleurs des recommandations très strictes.
  
  Coplan opina.
  
  - Bon, je compte sur vous. Mais venons-en maintenant au Libyen dont vous m’avez parlé. Voulez-vous me montrer sa photo ?
  
  Mansur alla chercher dans un classeur un des clichés qu’il avait développés la veille.
  
  - Voilà l’homme, dit-il.
  
  Coplan examina l’épreuve. Puis, prenant son stylo-bille :
  
  - Voulez-vous me répéter les renseignements que vous possédez au sujet de ce quidam? Je vais noter cela pour transmettre au Service.
  
  - Rachid Hirmal, domicilié à Tripoli. Age : environ trente-cinq ans. Profession inconnue. Le petit logement qu’il a loué au 102 de la rue Darmiza se trouve au rez-de-chaussée d’une vieille maison retapée qui n’a qu’un seul étage. D’après la fille qui a passé la nuit avec ce type, c’est un individu plutôt taciturne, très soigné de sa personne, plutôt bien éduqué. La fille est persuadée que c’est un intellectuel.
  
  - Sur quoi se base-t-elle ? glissa Coplan, amusé et étonné.
  
  - Sur la façon d’agir du bonhomme. Ce n’est ni une brute ni un nomade qui sort d’une tente du désert. Il s’est montré gentil, plein de douceur, généreux. En amour, il apprécie les fantaisies mais il est lent à jouir.
  
  Coplan persifla :
  
  - C’est un signalement un peu spécial mais assez précis dans le genre.
  
  Mansur ne riait pas.
  
  - Vous avez tort de rigoler, dit-il. Ces filles sont extraordinaires, croyez-moi. Mon agent me le disait encore ce matin. A force de voir les hommes dans l’intimité, certaines prostituées ont acquis des dons psychologiques stupéfiants. Chez un homme, la manière de se déshabiller, les regards, la parole, les premiers attouchements, la recherche de l’excitation, tout cela trahit plus qu’il ne s’en doute la part secrète de son être. Cela va même plus loin. D’après mon agent, une vraie pute est capable de dire presque à coup sûr l’âge de son client rien qu’en voyant sa verge.
  
  Coplan était de plus en plus amusé.
  
  - Nous n’en demandons pas tant ! Mais, dites-moi, Mansur, vous n’avez pas demandé à votre agent de nous fournir des informations un peu plus concrètes concernant ce Libyen ? Depuis quand loue-t-il cette garçonnière ? Qui paie le loyer ? Qui habite à l’étage ?
  
  - Il s’en occupe, évidemment.
  
  - Comment sait-il que Rachid Hirmal n’est pour ainsi dire jamais à cette adresse avant 22 heures ?
  
  - Vous savez, les filles parlent entre elles. Quand sa protégée lui a signalé ce détail, mon agent s’est empressé de mener sa petite enquête personnelle.
  
  Coplan resta pensif un moment. Puis, dévisageant Mansur, il prononça :
  
  - A mon avis, c’est un peu tôt pour tenter une incursion dans cette maison. Il y a trop de risques. Je crois qu’il serait préférable d’installer à cette adresse une surveillance à la fois rigoureuse et invisible. Il sera toujours temps d’agir quand nous aurons réuni un plus grand nombre d’observations. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Oui, vous avez peut-être raison. Mais je pensais que vous étiez pressé.
  
  - C’est exact, je suis pressé. Mais pas au point de faire des bêtises.
  
  - Il suffirait d’un seul document important pour vous mettre sur la piste des véritables chefs de l’OJUMI.
  
  - Bien sûr, admit Francis. Mais il suffirait aussi d’un faux pas pour démolir tous mes espoirs. Si un seul des membres de cette organisation secrète s’avise qu’il est repéré, tout s’écroule pour moi. Patientons plutôt. La surveillance sera peut-être plus rentable, dans l’immédiat, qu’une opération intempestive.
  
  - Comme vous voudrez.
  
  - Ce que j’aimerais, si c’était possible, ce serait de passer en voiture devant le domicile de Rachid Hirmal.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Pour me rendre compte, tout simplement. La vision des lieux m’inspire.
  
  - O. K.
  
  
  
  
  
  Coplan rentra au Park Hôtel vers 19 heures. Il monta à sa chambre, se changea, redescendit pour le dîner.
  
  Le restaurant, situé au sous-sol, est une vaste salle en fer à cheval, joliment décorée - rouge et blanc - qui comporte sur tout son pourtour une galerie légèrement surélevée. Il n’y a pas d’orchestre, mais des haut-parleurs diffusent une musique romantique de style rétro faite pour plaire aux Américains d’âge mûr.
  
  Un maître d’hôtel guida Francis vers une des petites tables de la galerie.
  
  Mine de rien, Coplan repéra d’emblée deux visages connus. Au milieu de la salle, Frank Heimer, l’homme de la C.I.A., était attablé avec trois types au teint sombre, à la carrure redoutable. Des Iraniens, à coup sûr.
  
  A droite par rapport à l’entrée, au même niveau que Francis, seule à sa petite table, la belle Aïcha Zakam polarisait les regards hypocrites de la plupart des clients mâles.
  
  Coplan, souriant, salua la belle Algérienne d’une légère inclinaison de la tête.
  
  Il composa son menu, commanda une demi-bouteille de Pakdis, le vin rouge local, s’abîma dans une méditation un peu absente en attendant les hors-d’œuvre.
  
  Il se demanda, in petto, combien d’espions, combien d’indicateurs, combien de flics se trouvaient réunis là.
  
  Au vrai, l’ambiance manquait de chaleur. Il y avait quelque chose de glacé dans l’atmosphère. Comme si le lacis d’intrigues qui planait sur ces têtes avait un pouvoir réfrigérant.
  
  Durant tout le repas, Francis ne tourna pas une seule fois son regard vers Aïcha Zakam. De plus, lorsqu’elle quitta le restaurant, il fit semblant de ne pas s’en apercevoir.
  
  Néanmoins, lorsqu’il eut terminé son repas, il décida de faire un tour au bar, dans l’autre bâtiment. La séduisante Algérienne l’attendait peut-être, qui sait ? Il voulait en avoir le cœur net.
  
  Elle était là, effectivement.
  
  Et elle lui coula un de ces regards ! Mais il se contenta de lui dédier un bref sourire - poli, réservé - et il alla échanger quelques mots avec le barman.
  
  - Puis-je m’adresser à vous pour demander qu’on m’apporte une bouteille d’eau minérale ? s’enquit-il.
  
  - Téléphonez au room-service, répondit le barman.
  
  - Très bien, acquiesça Francis.
  
  Qui retraversa la cour intérieure pour regagner sa chambre.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, à onze heures, son attaché-case à la main, Coplan se fit conduire en taxi à l’ambassade de France.
  
  Richard Merlet l’accueillit avec jovialité.
  
  - Quoi de neuf ?
  
  - C’est à moi de te poser la question, renvoya Francis.
  
  - Le Service n’a pas encore réagi.
  
  - C’est bien long.
  
  - Tout est relatif. Je présume que le Vieux ne veut pas bâcler la besogne. Il a horreur des demi-mesures. Il ne répondra pas avant d’avoir fait le maximum.
  
  - Soit, attendons.
  
  - Pas de nouvelles du côté de ta sirène ?
  
  - Je la snobe.
  
  - Comment cela ?
  
  - Elle faisait le guet, hier soir, au restaurant puis au bar, mais j’ai fait celui qui ne comprend pas.
  
  - Je te croyais plus empressé.
  
  - C’est un test. Je veux voir jusqu’où elle poussera ses avances. Par ailleurs, j’ai prié notre ami Mansour de la faire surveiller par une de ses équipes.
  
  - Pas idiot comme tactique, convint Merlet.
  
  - Mansur m’a procuré un autre tuyau, reprit Coplan. Grâce à un de ses collaborateurs, nous avons identifié un des inconnus de la réunion chez Nakabar. Un Libyen nommé Rachid Hirmal. Dont voici la photo...
  
  L’attaché d’ambassade regarda l’épreuve, marmonna :
  
  - Jamais vu cette figure... Mais ton affaire progresse, en définitive. Il ne nous reste plus que deux types à identifier.
  
  - Oui, et j’espère que le Vieux remplira ces vides.
  
  - Quel est son job, à ce Libyen ?
  
  - Je n’en sais rien. Mansur s’occupe de l’enquête.
  
  - Je t’ai préparé un dossier au sujet du Prince Rayad. Veux-tu l’éplucher ici ou l’emporter ?
  
  - Je vais l’éplucher ici. Les choses étant ce qu’elles sont, je ne veux rien emporter de compromettant.
  
  - Eh bien, installe-toi à mon bureau.
  
  
  
  
  
  Aïcha Zakam se sentait d’une humeur massacrante. Elle avait poireauté dans sa chambre jusqu’à une heure du matin, persuadée que Coplan lui ferait signe. Mais il ne s’était pas manifesté.
  
  Finalement, vexée, décontenancée, vaguement humiliée, elle s’était mise au lit.
  
  Elle avait eu de la peine à s’endormir.
  
  C’était bien la première fois qu’un homme ne répondait pas à ses avances ! Pourtant, elle n’y était pas allée de main morte : regards, sourires, allusions, elle avait vraiment sorti le grand jeu.
  
  Elle fit sa toilette et elle quitta sa chambre un peu avant midi.
  
  A la réception, elle constata que Coplan était déjà parti. Sa clé pendait au-dessus de son casier.
  
  Par acquit de conscience, elle alla faire un tour dans le nouveau bâtiment. Pas de Coplan en vue. Ni au bar ni dans la galerie marchande.
  
  Elle sortit, prit un taxi.
  
  - Place Mehan, dit-elle au chauffeur.
  
  A cause des embouteillages, la course fut longue et compliquée. Finalement, elle débarqua à l’angle de la place Mehan et de l’avenue Sepah.
  
  A pied, elle se dirigea vers la petite rue Darmiza, s’arrêta au 102 et sonna.
  
  La porte s’ouvrit immédiatement.
  
  - Ah, te voilà ! grommela Ahmed Kaffazi, la mine sombre. Tu es en retard. J’avais dit 12 h 15.
  
  Aïcha ne répondit pas. Elle s’avança dans le vestibule, pénétra dans la première pièce à droite, un minuscule salon d’aspect bourgeois, pauvrement meublé. Rachid Hirmal était déjà là, assis dans un fauteuil, la cigarette aux lèvres.
  
  - Salut, Aïcha, dit le Libyen.
  
  - Salut, répondit la fille, laconique.
  
  Kaffazi s’amena, questionna aussitôt, abrupt :
  
  - Alors ?
  
  - Rien, laissa tomber la fille, maussade. Je suis tombée sur un bec de gaz.
  
  Kaffazi ne saisissait pas.
  
  - Un bec de gaz, comment ça ? Tu ne l’as pas vu ?
  
  - Bien sûr que si. Je l’ai vu trois fois et je lui ai même parlé, mais je n’ai pas appris grand-chose. Tout ce que je sais, c’est que l’affaire pour laquelle il était venu à Téhéran s’est terminée par un fiasco et qu’il s’apprête à partir pour Bagdad. Il attend d’avoir trouvé une chambre convenable là-bas.
  
  - C’est maigre, maugréa Kaffazi. Tu n’as pas essayé de l’embobiner ?
  
  - Si, mais il n’a pas mordu.
  
  - Tu lui as fait des offres de service comme secrétaire-interprète ?
  
  - Oui, mais elles sont restées sans suite jusqu’à présent.
  
  Kaffazi et Hirmal échangèrent un regard perplexe. Aïcha se tourna vers le Libyen.
  
  - Passe-moi une cigarette, Rachid.
  
  Il lui tendit son paquet, puis son briquet. Elle alluma sa cigarette, aspira une profonde bouffée, se laissa tomber dans un fauteuil et soupira d’un air désabusé :
  
  - Ou bien ce type est un pédé ou bien il se fout de moi. Un homme normal, seul dans une ville étrangère, ne dédaigne pas une occasion pareille.
  
  Kaffazi, énervé, bougonna :
  
  - Qu’est-ce qui te fait croire que c’est un pédé ? Il a des manières de tante ?
  
  - Absolument pas.
  
  - Mais raconte, bon sang ! insista-t-il.
  
  - Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ? Je lui ai fait des yeux doux, je lui ai fait comprendre qu’il me plaisait, je lui ai même dit que j’étais libre le soir et que nos chambres étaient voisines. Je ne vois vraiment pas ce que j’aurais pu faire de plus.
  
  - Et il n’a pas bronché ?
  
  - Oh, il a été très aimable. Et le soir, au restaurant puis au bar, il m’a saluée avec un sourire plein de respect, mais c’est tout.
  
  Il y eut un silence consterné. Ahmed Kaffazi n’avait même pas envisagé un échec de ce genre. Il reprit, presque agressif :
  
  - Qu’est-ce que ça signifie, à ton avis ?
  
  - Je n’y comprends rien, avoua-t-elle. Il y a peut-être une femme dans sa vie, un grand amour. Après tout, des maris fidèles, ça doit bien exister. Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas un demeuré.
  
  Kaffazi articula :
  
  - Tu crois qu’il a compris que tu étais disposée à coucher avec lui ?
  
  - Sûre et certaine. C’est la première fois que ça m’arrive de ne pas atteindre mon but, mais je ne suis tout de même pas idiote au point de me tromper là-dessus.
  
  Rachid Hirmal intervint :
  
  - Il ne faut pas jeter le manche après la cognée. Il y a des types qui sont méfiants de nature.
  
  - Oui, c’est possible, admit Aïcha, pas fâchée de trouver une occasion de sauver son amour-propre. Je dois dire que ce Français ne me fait pas du tout l’effet d’un gars qui perd vite son sang-froid. C’est un costaud. Et je ne parle pas de son physique. Il y a une force qui se dégage de lui, de ses regards, de ses gestes, de sa démarche...
  
  Kaffazi, énervé, tendu, trancha grossièrement :
  
  - Merde, Aïcha, tu n’es plus une gamine, quoi ! Tu dois quand même sentir si ça va marcher ou pas. Une femme devine tout de suite ces choses-là.
  
  L’Algérienne prit son temps. Tout en observant le bout de sa cigarette, elle murmura :
  
  - J’ai l’impression que je l’intéresse et qu’il me trouve attirante, séduisante. Mais il est sur ses gardes. Sa façon de me saluer, de m’adresser des sourires polis, de tenir ses distances...
  
  Rachid Hirmal fit remarquer posément :
  
  - Au fond, ça me paraît assez normal, moi. Je me mets à sa place. Ce type a l’habitude de voyager, de fréquenter des palaces. Il a peut-être peur d’un scandale, d’un chantage, que sais-je ? Il est prudent, il veut savoir où il met les pieds. C’est le contraire qui serait étonnant.
  
  Kaffazi haussa les épaules.
  
  - C’est un Français, non ? Un Français ne repousse jamais les avances d’une jolie femme !
  
  - Il n’a pas repoussé les avances d’Aïcha, rétorqua le Libyen, très calme. Il ne s’est pas jeté sur elle, d’accord, mais il a peut-être son idée. Il laisse venir.
  
  Kaffazi répliqua :
  
  - N’empêche qu’il a perdu son sang-froid lors de son entrevue avec Abdul Marouche. Et cette histoire confirme mon hypothèse.
  
  Il se décida brusquement :
  
  - Bon, tu continues le jeu, Aïcha. De toute manière, nous avons quelques jours devant nous. Je dois m’absenter pendant le week-end et Rachid ne sera pas là non plus avant mardi matin. Nous nous reverrons ici, mardi soir, vers 19 heures. D’ici là, j’espère que tu auras réussi à embobiner le client et que tu auras des choses plus intéressantes à nous raconter.
  
  Elle questionna :
  
  - Où allez-vous ?
  
  - Dans la lune, fit-il, grinçant.
  
  Aïcha avait compris. Elle écrasa sa cigarette dans un cendrier.
  
  - Entendu, dit-elle. Je reviendrai mardi, à 19 heures.
  
  - Et montre-nous ce que tu sais faire, enchaîna Kaffazi, féroce.
  
  Elle le regarda.
  
  - Ce n’est pas l’envie qui me manque, figure-toi.
  
  Elle ajouta, perfide :
  
  - Il est drôlement attrayant, ton Coplan.
  
  Kaffazi haussa les épaules.
  
  Au moment de s’en aller, Aïcha lui demanda :
  
  - On se voit, ce soir ?
  
  Il la dévisagea, se tapota la tempe de son index tendu.
  
  - Tu es dingue ou quoi ? Je te répète que tu ne dois pas remettre les pieds chez moi aussi longtemps que tu occupes une chambre au Park Hotel. Ce n’est pas pour m’amuser que je t’ai donné rendez-vous ici. Ce que je fais, je sais pourquoi je le fais.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Dans le bureau de Richard Merlet, à l’ambassade, Coplan lisait avec beaucoup d’intérêt la documentation que l’attaché lui avait confiée.
  
  A 12 h 45, Merlet l’interrompit :
  
  - Je t’invite au Sheraton. Tu reprendras ta lecture après le déjeuner.
  
  - O.K.
  
  - On dirait que ça te passionne, ces rapports ?
  
  - Je ne connais rien de plus passionnant que les problèmes du monde islamique, assura Francis. C’est du roman.
  
  - Et ça ne manque pas de rebondissements ! renchérit Merlet. Il y a du nouveau tous les jours.
  
  - En tout cas, ce prince Rayad est un personnage énigmatique, tu avais raison.
  
  Ils s’en allèrent en bavardant.
  
  Au retour, vers 14 h 30, Francis dit à Merlet :
  
  - Tout compte fait, c’est encore ici que je suis le mieux. Non seulement c’est conforme à mon personnage, mais je ne pense pas que les types de la SAVAC auraient le culot de venir m’arrêter ici. Bien entendu, si ma présence te gêne, je m’arrangerai autrement.
  
  - Pour ma tranquillité, je préfère te savoir ici. De plus, ça me dispensera de cavaler après toi quand le Service me fera parvenir la réponse concernant les photos.
  
  Francis se replongea donc dans la lecture de ses dossiers. Mais, un peu avant 15 heures, le téléphone sonna dans le bureau.
  
  Merlet décrocha, écouta, raccrocha.
  
  - Et voilà! s’exclama-t-il. Je ne me trompais pas en disant qu’il y a toujours du nouveau ! Mansur Baharek veut te voir de toute urgence.
  
  - C’est lui qui vient de téléphoner ?
  
  - Oui, d’une cabine publique. Il a utilisé la formule que tu lui avais prescrite... En route ! Je te dépose à l’endroit convenu.
  
  Mansur, en dépit de son calme apparent, était en proie à une vive surexcitation.
  
  C’est fantastique, ce qui vient de se passer, dit-il. Je n’en suis pas encore revenu ! Mes deux équipes ont failli se catapulter. Savez-vous où votre Algérienne a conduit mes hommes qui l’avaient prise en filature ? Je vous le donne en mille !... Au domicile du Libyen Rachid Hirmal ! C’est ahurissant, hein ?
  
  - Mais... je ne vois pas ce qui vous épate là-dedans, murmura Coplan, surpris.
  
  - C’est un sacré coup de pot, non ?
  
  - Il me semble que je vous avais prévenu. J’avais la quasi-certitude que cette fascinante créature m’avait été balancée dans les jambes par la maffia de Nakabar. Les faits confirment mon hypothèse, tout est parfaitement logique.
  
  - Euh... oui, bien sûr, mais qu’elle vienne précisément se jeter dans l’endroit que mes agents surveillent, c’est assez renversant.
  
  - Vous croyez peut-être que c’est par hasard que je vous ai fermement recommandé de ne rien tenter au domicile de Rachid Hirmal ? J’avais saisi d’emblée que cette adresse pouvait nous apporter des informations intéressantes.
  
  - Heureusement que j’ai suivi votre conseil, reconnut le commerçant iranien. Car j’ai encore autre chose à vous annoncer : mes hommes qui surveillaient le 102 de la rue Darmiza ont fait coup double. Un autre des invités de Nakabar a été identifié par la même occasion.
  
  - Lequel ?
  
  - Je vous montrerai les photos tout à l’heure.
  
  - Comment s’appelle-t-il ?
  
  - Je n’en sais rien.
  
  - Vous venez de me dire qu’il a été identifié.
  
  - Non, je me suis mal exprimé. Je voulais dire qu’il a été repéré au domicile de Rachid Hirmal. Les deux hommes ont d’ailleurs quitté la maison à 13 h 45.
  
  - Mais vous n’avez pas le nom de ce type ?
  
  - Non.
  
  - Dommage. Ma liste ne comporte plus que deux inconnus.
  
  - Ce qui est sûr, par contre, c’est que votre Algérienne travaille pour le compte de Rachid Hirmal et de l’autre.
  
  Coplan réfléchissait. Mansur s’enquit :
  
  - A quoi pensez-vous ?
  
  - J’ai l’impression que c’est le moment d’agir. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Mais je vais être obligé de vous mettre encore davantage à contribution. Je n’ai pas l’habitude de demander à mes amis de faire mon boulot, mais je suis forcé de me tenir à l’écart si je veux que ma tactique porte ses fruits.
  
  - Quelle tactique ?
  
  - Je vous expliquerai mon plan dès que nous serons dans votre repaire secret. Nous avons deux atouts à jouer. Et si nous les jouons correctement, nous devons marquer des points.
  
  - Je ferai le maximum, naturellement, dit Mansur.
  
  - Le Service a-t-il mis du matériel à votre disposition ?
  
  - Oui, bien entendu. La dernière livraison date d’il y a environ sept ou huit mois. Sans être un spécialiste du gadget électronique, j’estime que je suis équipé pour faire face à pas mal de situations.
  
  - Seriez-vous en mesure d’installer des écoutes clandestines au domicile de Rachid Hirmal ?
  
  - Certainement. J’y avais d’ailleurs songé, moi aussi. J’ai même demandé à mon spécialiste d’étudier l’opération.
  
  - Qu’en pense-t-il ?
  
  - Que c’est parfaitement réalisable. Le seul point délicat, ce sera le choix du moment. Nous avons déjà pris des empreintes de la serrure de la porte d’entrée et nous avons prévu également l’emplacement des relayeurs et de l’enregistreur automatique.
  
  - Votre technicien ferait peut-être bien de prévoir aussi l’usage d’une cagoule.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que ce repaire est peut-être protégé par un système de sécurité. Il faut toujours envisager le pire.
  
  - Oui, vous avez raison. Il y a peut-être des caméras invisibles. Je ferai le nécessaire. Quel est le deuxième atout auquel vous avez fait allusion ?
  
  - Nous allons en parler.
  
  
  
  
  
  Le lendemain soir, c’est-à-dire le dimanche, Aïcha Zakam était de plus en plus perplexe. Non seulement sa manœuvre de séduction n’avait pas progressé d’un millimètre, mais elle n’avait même plus aperçu Coplan depuis la veille. Il ne s’était montré ni au restaurant, ni au bar, ni à la galerie marchande. Et pourtant, il n’avait pas quitté l’hôtel, puisque la chambre était toujours à son nom, l’agent de la réception l’ayant confirmé.
  
  Après le dîner, la jeune femme éprouva le besoin d’aller faire un tour pour calmer la tension de ses nerfs. Une petite heure de marche lui ferait le plus grand bien. Après, elle irait de nouveau s’installer au bar pour monter la garde. Ce serait bien le diable si ce damné Coplan n’y faisait pas une apparition avant d’aller se coucher.
  
  Le visage soucieux, elle se rendit dans sa chambre pour enfiler son manteau. Le temps s’était considérablement refroidi au moment de la tombée de la nuit.
  
  Elle sortit, déboucha dans l’avenue Hafez, hésita une fraction de seconde, opta finalement pour l’avenue Sepah.
  
  Marchant d’un bon pas, l’esprit obsédé par son problème, elle arriva à la place Hassan Abad, tourna à gauche. Le froid piquant de l’air et le vent aigre qui soufflait de temps à autre lui faisaient du bien. Il n’y avait pas grand monde dans les rues. Les petites échoppes qui encombraient les trottoirs n’avaient guère de clients.
  
  Tournant derechef à gauche, Aïcha longea un bâtiment public, traversa un carrefour, poursuivit en direction de l’avenue Chahreza.
  
  Soudain, débouchant d’une toute petite rue perpendiculaire, un grand type en pardessus noir lui barra la route.
  
  - Madame Zakam ? prononça le costaud.
  
  - Euh... oui, dit-elle, surprise.
  
  - Police. Voulez-vous me suivre.
  
  L’inconnu, qui portait des lunettes aux verres teintés, avait parlé d’une voix sèche et autoritaire qui n’admettait pas de réplique.
  
  Néanmoins, s’étant ressaisie, Aïcha maugréa :
  
  - Que me voulez-vous ?
  
  - Nous avons quelques questions à vous poser.
  
  Sans aucune brutalité mais avec une fermeté indiscutable, l’homme emprisonna dans sa main gauche le coude de la jeune femme.
  
  - Venez, ordonna-t-il.
  
  Une Mercedes noire stationnait à l’entrée de la petite rue, tous feux éteints. Aïcha fut poussée près d’un autre individu en pardessus noir qui était assis sur la banquette arrière de la limousine et qui attendait. Celui-là aussi portait des lunettes noires.
  
  Tandis que la Mercedes démarrait, la jeune femme encaissa en pleine figure un tampon d’ouate imprégné de chloroforme.
  
  
  
  
  
  Mansur Baharek exultait.
  
  - Je finirai par croire que vous avez la baraka, dit-il à Coplan. Tout ce que nous entreprenons réussit. Et nous avons chaque fois le petit coup de pouce de la chance.
  
  - Eh bien, pourvu que ça dure, répondit Francis en souriant. L’essentiel, c’est que vous me garantissiez le secret absolu au sujet de nos deux opérations.
  
  - Vous pouvez dormir sur vos deux oreilles.
  
  - En ce qui concerne Aïcha Zakam, nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas ? L’isolement le plus complet mais une séquestration aussi confortable que possible. Pour les repas et les questions de toilette ou d’hygiène, que votre fille Sabah mette une cagoule. Et, surtout, qu’elle n’ouvre pas la bouche.
  
  - Fiez-vous à nous. Les ordres sont les ordres.
  
  - O.K. J’attendrai que vous me fassiez signe par le truchement de l’ambassade pour vous revoir.
  
  A l’ambassade, Richard Merlet était beaucoup moins joyeux que Baharek.
  
  - Tout cela, c’est très joli, mon petit frère, marmonna Merlet, mais gare au retour de manivelle ! Quand les types qui ont mobilisé la fille vont se rendre compte qu’elle s’est volatilisée, leur risposte risque d’être brutale. Et ils vont penser à toi, forcément.
  
  - Je me suis forgé un alibi en acier, révéla Francis.
  
  - Peut-on savoir lequel ?
  
  - J’ai adressé un message à Mme Aïcha Zakam pour lui annoncer que je serais heureux d’avoir sa collaboration pour des travaux urgents de traduction et de dactylographie.
  
  - Pas mal trouvé, admit Merlet. Seulement, les gars de l’OJUMI ne sont sans doute pas des apprentis et rien ne prouve qu’ils vont tomber dans le panneau.
  
  - J’ai prévenu Mansur. En cas de malheur Aïcha Zakam servira de monnaie d’échange.
  
  - C’est quand même un risque.
  
  - Oui, un risque calculé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Coplan avait vu juste. Quand la réponse du Service au sujet des photos arriva à l’ambassade de France à Téhéran, le lundi matin, Richard Merlet fut étonné. Les informations rassemblées par le Vieux étaient d’une abondance et d’une richesse effarantes.
  
  Non seulement chacun des individus avait été identifié, mais l’envoi contenait pour chacun de ces personnages un curriculum détaillé, un commentaire psychologique, une analyse politique.
  
  - Personnellement, avoua Merlet, assez caustique, je serais presque tenté de dire que la mariée est trop belle. L’ampleur de cette documentation ne me paraît pas normale.
  
  - Tout se tient, émit Coplan, philosophe. Les tuyaux que le Vieux m’a communiqués au départ de ma mission impliquaient la collaboration d’informateurs bien placés.
  
  - Dans ce cas, on peut se demander pour quel motif le Vieux t’a envoyé ici.
  
  - Obéir sans discuter, ironisa Francis. C’est la devise du bon soldat.
  
  - Quand je pense que le courageux Mansur et sa vaillante équipe sont en train de se décarcasser pour identifier le copain de Rachid Hirmal, alors que nous avons sous les yeux la biographie complète du quidam ! C’est un peu fort de café, non ?
  
  Avant de répondre, Coplan prit le temps d’allumer une Gitane. Puis, tout en expirant la fumée de sa cigarette, il prononça, un peu rêveur :
  
  - L’objectif de ma mission, c’est de remonter la filière iranienne de l’OJUMI pour découvrir le ou les chefs suprêmes de cette organisation secrète. De toute évidence, les éléments de base de mon enquête ont été fournis au Vieux par des gens bien placés à Téhéran. A la limite, c’est peut-être bien la SAVAK elle-même qui a mis l’affaire en route.
  
  - M’étonnerait, dit Merlet. La SAVAK est assez puissante pour résoudre ce problème par ses propres moyens.
  
  - Je n’en suis pas tellement sûr. Primo, je te l’ai déjà expliqué, la SAVAK a peut-être été noyautée par Abdul Marouche. La position élevée que ce type occupe à la SAVAK lui permet de contrer automatiquement toutes les opérations dirigées contre l’OJUMI. Secundo, la SAVAK a sans doute de bonnes raisons de penser que le cerveau de l’OJUMI ne se trouve pas en
  
  Iran. Or, pour opérer à l’étranger, la police politique iranienne a des moyens très limités.
  
  - En d’autres termes, conclut Merlet, tu es à la solde du gouvernement de Téhéran par SDEC interposé.
  
  - Ou par Dieu sait qui..., compléta Francis, imperturbable. Ce ne sont là que des suppositions, mais ce ne serait pas la première fois que le Vieux me confierait un rôle de ce genre. On se fait des amis comme on peut. Quand on ne possède ni pétrole ni dollars, on se débrouille d’une autre façon.
  
  - En attendant, tu as du pain sur la planche. Si tu veux dépouiller toute cette documentation...
  
  - Oh, je vais me contenter de noter l’essentiel afin de mettre Mansur au parfum ! J’examinerai ces dossiers à la loupe quand j’aurai le temps.
  
  
  
  
  
  Coplan revit Mansur Baharek vers la fin de l’après-midi. Le commerçant iranien paraissait tracassé.
  
  Coplan lui demanda :
  
  - Des ennuis avec votre prisonnière ?
  
  - Absolument pas. Comme on dit dans les prisons, la détenue fait preuve d’une conduite exemplaire. C’est même surprenant de voir comme elle le prend bien.
  
  - Elle n’a pas essayé de questionner votre fille ?
  
  - Si, naturellement ! Elle lui a même proposé très gentiment une généreuse récompense.
  
  - En échange de quoi ?
  
  - D’un simple renseignement. Elle voudrait savoir pourquoi et pour le compte de qui elle a été kidnappée. Mais rassurez-vous, Sabah est bien dressée.
  
  - Elle est à bonne école, murmura Coplan, souriant.
  
  - Ce qui me tracasse, émit le marchand de tapis, c’est ce qui se passe au domicile de Rachid Hirmal. Ou plutôt, ce qui ne s’y passe pas. Depuis que nous avons installé notre système d’écoute, la maison est complètement désertée. Ni Hirmal ni son copain, ni personne d’autre d’ailleurs, ne s’y sont plus montrés. A croire qu’ils ont eu vent de quelque chose.
  
  Francis ne put s’empêcher de faire la grimace.
  
  - Oui, admit-il, ça, c’est mauvais signe.
  
  - Il paraît qu’il existe maintenant des espèces de radars qui peuvent, en cas de visite clandestine d’un local, alerter un téléphone placé ailleurs que dans le local en question. Est-ce vrai ?
  
  - Oui, c’est exact. Ce dispositif a même été commercialisé par une société spécialisée dans les matériels antivols (Authentique).
  
  - Si c’est le cas, notre ruse a fait long feu.
  
  - Il y a plus grave. Vos agents risquent de se faire repérer à leur insu par une surveillance plus subtile mise en place par Hirmal. Il faut absolument prévenir vos hommes.
  
  - C’est fait.
  
  - Eh bien, attendons. Si notre manoeuvre échoue de ce côté-là, nous essayerons de reprendre l’affaire par un autre bout. A ce propos, je tenais surtout à vous voir pour vous annoncer que le copain de Rachid Hirmal est identifié. C’est un Palestinien et il s’appelle Ahmed Kaffazi. Il a trente-trois ans, il a fait ses études au Caire et il est ingénieur agronome.
  
  - Il travaille ici, à Téhéran ?
  
  - Il séjourne ici pour le compte de la Ligue arabe, mais on ne connaît pas ses activités exactes.
  
  - Où est-il domicilié ?
  
  - Il n’a aucun domicile fixe connu.
  
  - C’est probablement un agent de l’O.L.P.(Organisation de libération de la Palestine).
  
  - C’est bien mon avis, encore que les informations prétendent le contraire.
  
  - De quelles informations parlez-vous ?
  
  - De celles que le Service m’a fait parvenir en réponse à nos photos.
  
  - Bon, je vais communiquer le renseignement à mes agents. Si nous découvrons l’adresse de ce Palestinien, nous aurons peut-être une solution de rechange. Dans le cas contraire, je suggère de faire parler Aïcha Zakam.
  
  - Vous croyez qu’elle se mettra à table ?
  
  - J’en suis sûr. Sans me vanter, je ne pense pas qu’une femme puisse résister à mes méthodes,
  
  - Ne faites rien pour le moment. Il faut toujours garder une carte dans sa manche. S’il m’arrive un pépin, nous aurons besoin de cette fille. Et il est préférable qu’elle soit en bon état.
  
  - De toute façon, j’attendrai que vous me donniez le feu vert.
  
  
  
  
  
  Ce même lundi, à 22 heures, Rachid Hirmal et Ahmed Kaffazi venaient de quitter, à bord d’un énorme camion bâché, l’entrepôt d’une des usines textiles de la région de Chaluz, à une dizaine de kilomètres de la Caspienne.
  
  Il faisait un temps épouvantable. Et le décor devint hallucinant lorsque le camion, après une trentaine de kilomètres, aborda les lacets de la terrible route de montagne qui traverse les monts Elbourz. La neige, le verglas, les ténèbres nocturnes rendues plus épaisses par le brouillard, tout se liguait pour renforcer l’aspect dantesque de ce paysage de fin de monde.
  
  Le lourd véhicule était vide. Kaffazi tenait le volant d’une main sûre, tandis que Rachid Hirmal, assis à côté de lui dans la cabine, manipulait ses deux appareils récepteurs.
  
  Hirmal n’en menait pas large. Il essayait de crâner, mais son faciès livide, ses traits creusés trahissaient sa peur. Kaffazi n’arrêtait pourtant pas de le rassurer.
  
  - Fais-moi confiance, Rachid. J’en ai vu d’autres quand j’ai travaillé avec les commandos terroristes à la frontière d’Israël.
  
  - Nous allons nous casser la gueule, maugréa le Libyen, lugubre. Cette expédition est une folie. Avec un verglas pareil, c’est un suicide.
  
  - Mes chaînes tiendront le coup, j’en suis sûr. Ce qui m’emmerde le plus, c’est ce maudit brouillard. Mais tant pis ! De toute façon, il n’est pas question de remettre l’opération. C’est maintenant qu’il faut agir.
  
  Hirmal haussa les épaules d’un air découragé.
  
  - Je persiste à croire que cette décision est absurde. Il y avait sûrement moyen d’agir sans prendre un risque aussi exorbitant. Rends-toi compte, Ahmed ! Regarde ça...
  
  Se penchant plus près du pare-brise, le Libyen montra le spectacle qui se devinait à gauche et à droite. La montagne couverte de neige, d’une part, l’abîme vertigineux d’autre part.
  
  - Moi, trancha le Palestinien, vindicatif, je suis content d’en finir. Et j’ai le courage de mes opinions. Car enfin, tu me rendras cette justice, ça fait des mois et des mois que je sens venir la catastrophe à cause de ce cochon répugnant.
  
  - Je n’en disconviens pas, mais je dis simplement que je n’ai pas envie de mourir d’une façon aussi moche. Je veux bien donner ma vie pour la Cause, mais ça ne me dit rien du tout de crever dans une équipée comme celle-ci.
  
  - Tout se passera très bien, décréta Kaffazi comme s’il cherchait à se réconforter lui-même.
  
  Il empoigna un chiffon qu’il avait posé sur ses genoux et il se mit à frotter vigoureusement le pare-brise qui s’était embué.
  
  Il grommela :
  
  - Nous arrivons à l’aire de dégagement. Je vais faire mon demi-tour.
  
  Le puissant véhicule ralentit progressivement, s’arrêta sur une voie circulaire parallèle à la route.
  
  Agrippé à son volant, le buste penché en avant, Ahmed commença la délicate manœuvre. Il pilotait remarquablement. En dépit de l’étroite marge de sécurité dont il disposait, il mania son mastodonte avec une finesse et une précision saisissantes.
  
  - Et voilà, soupira-t-il en coupant le moteur. Nous sommes prêts. Toujours rien dans ta boîte à musique ?
  
  - Absolument rien.
  
  - Il n’y a plus qu’à attendre que ça bouge.
  
  Hirmal approcha l’un de ses récepteurs de son oreille.
  
  - Pas le moindre souffle, marmonna-t-il, morose. J’en arrive presque à souhaiter que ton bidule se décolle ou tombe en panne.
  
  - Pas de danger, riposta Kaffazi. Je l’ai placé moi-même dans le pare-chocs de la Ford et je te garantis qu’il ne se décollera pas. La réception est nulle à cause de la montagne, tout bonnement. N’oublie pas que nous avons des pics de plus de 3 000 mètres qui nous entourent et qui font écran.
  
  - Inch’Allah, fit Rachid Hirmal.
  
  Il sortit son paquet de cigarettes. Mais Kaffazi l’arrêta d’un petit mouvement rapide et sec de la main droite.
  
  - Non, ne fume pas maintenant. Inutile d’attirer l’attention sur nous.
  
  - Tu rigoles ! Nous n’avons pas vu une seule bagnole depuis le départ.
  
  - Les flics de la police routière font parfois des rondes pour contrôler la mise en place des chaînes. Ils se demanderaient ce que nous fabriquons ici.
  
  - Les flics ne sont pas cinglés à ce point-là ! Si tu te figures qu’ils vont se balader par un temps pareil. Ils vont se tenir bien peinards dans la vallée pour effectuer les contrôles des chaînes.
  
  - Probablement, et c’est tant mieux. Mais je préfère penser à tout. Ne fume pas maintenant.
  
  Le Libyen, résigné, remit son paquet de cigarettes dans la poche latérale de sa canadienne de fourrure.
  
  
  
  
  
  Le silence s’installa dans la cabine. Sinistre.
  
  Soudain, un chuintement à peine audible se manifesta dans l’un des récepteurs.
  
  Les deux hommes tendirent l’oreille. Et, deux ou trois minutes plus tard, ils perçurent les premiers bip bip bip. Les signaux étaient encore faibles et lointains, mais ils se précisaient progressivement. Puis, il y eut de nouveau un vide.
  
  - Ils entament la première côte, souffla Kaffazi.
  
  Il regarda sa montre.
  
  - Nous en avons pour vingt bonnes minutes, calcula-t-il.
  
  - Méfie-toi, la Ford grimpe bien et Mourad est un chauffeur virtuose.
  
  - Je sais. Mais le verglas et le brouillard doivent l’inciter à un minimum de prudence.
  
  Tout à coup, les signaux de l’émetteur automatique retentirent de nouveau dans le récepteur. Hirmal réduisit le volume du son.
  
  Et, pendant le quart d’heure qui suivit, il dut constamment régler l’appareil pour épouser dans la mesure du possible l’intensité des signaux.
  
  Subitement, Kaffazi sortit de son immobilité.
  
  - Ils sont dans le col de Veresk, jeta-t-il. Tu peux ranger le deuxième poste. Passe-moi l’autre.
  
  Il écouta, actionna la mollette du son.
  
  - N’y touche plus, ordonna-t-il. C’est l’amplification qui va me guider. Surveille la route. Normalement, nous devrions voir apparaître les phares anti-brouillard de la Ford dans deux ou trois minutes.
  
  Il mit le moteur du camion en marche, embraya, démarra lentement, rejoignit la grand-route.
  
  Il roulait depuis quatre-vingts secondes quand les deux points jaunâtres apparurent au sommet de la longue montée. Les bip bip bip éclataient dans le récepteur avec une puissance et une férocité fatidiques.
  
  - Pas d’erreur, c’est elle, grinça Kaffazi. Accroche-toi. Et ferme le poste.
  
  Les deux taches jaunes qui trouaient en tremblotant la masse grise et molle du brouillard devenaient de plus en plus lumineuses. Elles prirent bientôt l’aspect de deux longs cônes dorés qui s’évasaient pour fouiller les ténèbres.
  
  Kaffazi, les dents serrées, passa une vitesse, accéléra.
  
  D’un coup de patte nerveux, il fit gicler ses grands phares pour éblouir le chauffeur de la Ford.
  
  A l’instant précis où les deux véhicules allaient se croiser sur la route luisante de verglas, Kaffazi braqua brusquement sur la gauche. L’avant du camion percuta la limousine juste à la naissance de l’aile arrière. Sous la violence du choc, la Ford se souleva, exécuta une pirouette folle et plongea comme une torpille dans le ravin.
  
  
  
  
  
  Rachid Hirmal n’arrivait pas à se remettre de ses émotions. Il y avait déjà plus d’une heure qu’il avait regagné son appartement du 102 de la rue Darmiza en compagnie de Kaffazi et il demeurait comme prostré dans un fauteuil, l’œil vague, la bouche amère.
  
  Kaffazi avait fait du thé, mais Hirmal avait refusé d’en boire. Il n’avait même pas envie de fumer.
  
  Kaffazi, lui, paraissait très détendu, très satisfait.
  
  Rachid murmura soudain d’une voix amère, empreinte de rancœur :
  
  - Au fond, je me suis trompé sur moi-même. Je dirais même que je me suis fourvoyé. Je ferais aussi bien de donner ma démission.
  
  - Mais non, mais non, répondit Kaffazi, amical. C’est le baptême du feu. On est toujours secoué quand on participe à un coup pour la première fois. Surtout quand on manque d’entraînement.
  
  - Je ne suis qu’un pauvre intellectuel, tout compte fait.
  
  - Nous sommes tous des intellectuels, répliqua le Palestinien, vexé.
  
  - Oui, admettons. Mais je ne suis pas blindé, moi. Je ne comprends même pas comment tu t’en tires avec une telle aisance. Tu viens d’assassiner deux êtres vivants et ça ne te fait ni chaud ni froid.
  
  - Qui veut la fin veut les moyens, Rachid. Qu’est-ce que tu dirais si tu devais dynamiter une école pleine de gosses qui rient et qui chantent. C’est beaucoup moins drôle que d’expédier un infâme poussah dans un monde meilleur.
  
  - Je pense surtout à ce pauvre Mourad. Un gamin de vingt-trois ans. Il a une femme et une petite fille de six mois.
  
  - Eh bien, cesse d’y penser, laissa tomber Kaffazi. Nous avons fait notre devoir, un point c’est tout. Ce qui compte, c’est l’avenir.
  
  - J’espère que nous n’aurons pas d’emmerdements.
  
  - Des emmerdements ? Quels emmerdements ?
  
  - Je ne sais pas, moi... Imagine par exemple que les deux occupants de la Ford aient échappé par miracle à la mort. Ou un des deux. Ce sont des choses qui se produisent.
  
  - Et alors ?
  
  - Ils raconteront.
  
  - Ils raconteront quoi ? Qu’ils ont été heurtés par un camion ?
  
  - Oui, justement. Et la police ouvrira une enquête.
  
  - Qui ne donnera rien, forcément. Aucun témoin, aucune trace.
  
  - Mais il y a cinq personnes qui savent à quoi s’en tenir. Marouche, ton copain Thagib, le gardien de l’entrepôt des usines Chizari, toi et moi.
  
  - Rien à craindre de ce côté-là. Du reste, j’ai pris mes précautions. Marouche nous a préparé un alibi inattaquable, et sa parole ne sera jamais mise en doute.
  
  Hirmal ne répondit pas.
  
  Ahmed Kaffazi reprit en riant :
  
  - Pour ce qui est du miracle, tu peux te fier à mon jugement. Le gouffre dans lequel la Ford a exécuté son plongeon, je l’avais bien repéré. C’est une cabriole qui ne pardonne pas.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  II n’était pas loin de midi, le lendemain, lorsque la nouvelle incroyable tomba sur le télex de l’ambassade de France. Coplan se trouvait une fois de plus dans le bureau de Merlet où il étudiait d’un air soucieux les dossiers envoyés par le Service.
  
  Richard Merlet s’exclama, un peu étourdi par l’énormité de l’information :
  
  - C’est pas vrai ! Nakabar est mort !
  
  Coplan, levant la tête, murmura :
  
  - Qu’est-ce que tu racontes ?
  
  - Tiens, lis toi-même ! C’est un communiqué de l’A.F.P. Sa bagnole est tombée dans un ravin, sur la route de Chaluz.
  
  Francis parcourut le texte provenant du télex.
  
  - Drôle d’histoire, grommela-t-il, pensif. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça dérange mes plans.
  
  - Tu connais cette route ? s’enquit Merlet.
  
  - Oui, je l’ai parcourue une fois, mais c’était en plein mois d’août. Un vrai toboggan.
  
  - Dès que le temps se met au froid, ce n’est plus un toboggan mais un casse-gueule. En hiver, cette route fait des dizaines de morts tous les mois.
  
  Coplan se gratta l’occiput.
  
  - Je me demande ce qui va se passer maintenant, marmonna-t-il. L’état-major de l’OJUMI va devoir se réunir ailleurs. Et ma meilleure source s’est tarie d’un seul coup.
  
  - Oh, ne te plains pas ! répliqua Merlet. Dans un sens, la disparition de Nakabar est une sérieuse menace en moins pour toi.
  
  En vérité, Coplan était perplexe. Il se leva, alluma une Gitane.
  
  - Peux-tu me conduire dans les parages du domicile de Mansur Baharek ? s’enquit-il.
  
  - Oui, bien sûr. Mais tu ferais peut-être mieux d’attendre qu’il t’appelle, non ?
  
  - Non, nous avons des dispositions urgentes à prendre. La mort idiote de Nakabar modifie la situation de fond en comble. Si les types de la rue Darmiza ne se manifestent plus, le contact est coupé. Je dois savoir à quoi m’en tenir.
  
  - O.K. Je suis à ta disposition.
  
  Manque de chance, Mansur Baharek n’était pas chez lui. Sa femme suggéra :
  
  - Si vous voulez, je peux donner un coup de fil à ma fille Sabah. Elle est à l’entrepôt. Elle préviendra mon mari.
  
  - Excellente idée.
  
  Mansur s’amena vingt-cinq minutes plus tard. Il arborait une expression étrange, à la fois préoccupée, hésitante et vaguement absente.
  
  - J’avais l’intention de vous appeler par l’entremise de Merlet, dit-il à Coplan. Mais j’attendais un complément d’informations. Pour ne rien vous cacher, je suis dans le cirage. Hirmal et Kaffazi sont rentrés à la rue Darmiza, hier soir très tard, et on m’a remis un enregistrement des propos qu’ils ont tenus. C’est absolument incompréhensible. D’ailleurs, vous allez pouvoir vous en rendre compte. Vous êtes peut-être plus subtil que moi... Venez dans mon bureau.
  
  Les deux hommes s’isolèrent dans une petite pièce carrée où le marchand de tapis avait installé son bureau privé.
  
  Mansur articula, tout en plaçant un magnétophone sur la table :
  
  - Ouvrez bien vos oreilles. Hirmal et Kaffazi parlent d’une façon bizarre et décousue. De quoi il est question, je n’en sais rien.
  
  Les deux voix alternèrent avec une fidélité appréciable, en arabe.
  
  Quand le magnétophone s’arrêta, Coplan, sidéré, regarda Mansur. Celui-ci maugréa :
  
  - Ou bien ils étaient saouls, ou bien ils étaient dopés, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils revenaient d’avoir fait un mauvais coup. Rachid Hirmal reproche très clairement à son ami de ne pas être ému d’avoir assassiné deux êtres vivants. Ce sont ses propres paroles, vous l’avez entendu. J’ai écouté dix fois de suite cet enregistrement.
  
  - Ils ont assassiné le docteur Nakabar, laissa tomber Francis. La nouvelle n’est pas encore publique, mais elle a été annoncée par l’agence F.P. C’est en lisant le télex, à l’ambassade, que j’ai décidé de venir illico.
  
  - Nakabar est mort ? fit l’Iranien, médusé.
  
  - Sa voiture est tombée dans un ravin, hier soir, entre Chaluz et Téhéran. Maintenant, je comprends ce qui s’est passé. Mais je ne vois pas ce que cela signifie. Pourquoi Hirmal et Kafïazi ont-ils éliminé leur complice le plus précieux ?
  
  - Mais ça ne tient pas debout ! s’écria Mansur.
  
  - En effet, concéda Francis. Et pourtant, le fait est là, irréfutable.
  
  Il y eut un silence. Finalement, Mansur prononça :
  
  - J’ai beau me creuser la cervelle, je n’y comprends rien.
  
  - Moi non plus. Mais je suppose qu’il y a un élément qui nous manque. Des dissensions ont dû se produire au sein du Comité de l’OJUMI et l’organisation a probablement ordonné l’élimination de Nakabar. Je ne vois pas d’autre explication.
  
  - Plus question de prendre des photos jeudi prochain au domicile de Nakabar, fit remarquer Mansur, réaliste.
  
  - Notre seule chance de renouer le fil, c’est la rue Darmiza.
  
  
  
  
  
  A la rue Darmiza, précisément, l’ambiance n’était pas des meilleures.
  
  Rachid Hirmal, qui n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit, était déprimé. La fatigue et l’angoisse marquaient son visage. Ahmed Kaffazi, le masque dur, faisait l’impossible pour dominer sa mauvaise humeur. L’attitude dégonflée de son ami le décevait cruellement.
  
  C’est aux informations de 13 heures que la radio annonça la nouvelle de la mort du docteur Amir Nakabar, directeur de la Commission Nationale de Planification et d’Equipement, mortellement blessé au cours d’un accident de voiture survenu pendant la nuit, sur la route de montagne Chaluz-Téhéran.
  
  Le speaker s’étendit longuement sur l’événement, racontant dans quelles circonstances l’accident avait été découvert et comment les équipes spécialisées avaient finalement réussi à localiser l’épave broyée au fond du gouffre. Pour terminer un membre du gouvernement fit l’éloge du disparu.
  
  Hirmal et Kaffazi écoutèrent sans broncher. Sans se regarder.
  
  Le Palestinien, acide, émit en coupant le transistor :
  
  - Te voilà rassuré, j’espère ?
  
  - Ne te réjouis pas trop vite, fit le Libyen, grincheux. Si les enquêteurs découvrent quelque chose de suspect dans cet accident, ils ne le crieront pas sur tous les toits.
  
  - Les enquêteurs, je les emmerde, renvoya Ahmed, hargneux.
  
  Il jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  - C’est le moment d’y aller. Notre ami a horreur d’attendre.
  
  Il ajouta, acerbe :
  
  - Et surtout, ne vends pas la mèche. Il n’est pas au courant.
  
  
  
  
  
  Kaffazi et Hirmal revinrent à la rue Darmiza vers 18 h 30.
  
  Kaffazi affichait une mine moins sombre. Rachid Hirmal, de son côté, paraissait un peu moins démoralisé.
  
  - Je vais faire du thé, annonça Ahmed. Aïcha va bientôt s’amener. J’espère que nous serons fixés au sujet de ce Coplan... Je n’ai pas de conseils à te donner, Rachid, mais je trouve que tu fumes trop. Tu te détraques, mon vieux.
  
  - C’est la seule chose qui me calme les nerfs.
  
  - Erreur. C’est précisément le tabac qui te démolit les nerfs. Un émotif de ton espèce devrait s’abstenir de fumer.
  
  Le Libyen ne répondit pas.
  
  Les deux hommes burent leur thé en silence. A 19 h 10, Kaffazi commença à râler.
  
  - Toutes les mêmes, ces bonnes femmes ! Toujours en retard. Et pourtant, j’ai bien insisté, tu l’as entendu... 19 heures précises ! Tu parles !
  
  A 19 h 30, l’impatience du Palestinien se mua en colère froide.
  
  - Mais qu’est-ce qu’elle fabrique, cette connasse ? Elle se fout de nous, c’est sûr ! Je te promets qu’elle va être bien reçue !
  
  Rachid Hirmal ne pipait mot. Il continuait à fumer cigarette sur cigarette, l’œil absent.
  
  Une heure plus tard, Kaffazi maugréa :
  
  - Ce n’est pas normal...
  
  Sa colère était tombée. Son regard noir trahissait maintenant une anxiété proche du désarroi.
  
  - Il faut que je sache à quoi m’en tenir. Je vais aller aux nouvelles.
  
  - Où ?
  
  - Au Park Hôtel, naturellement.
  
  - Laisse tomber, fit le Libyen. Si ça se trouve, elle est en train de filer le parfait amour avec ton Coplan.
  
  - Les ordres sont les ordres. J’avais précisé : mardi soir à 19 heures. Et je te garantis que ça va barder pour elle si elle a estimé qu’elle pouvait bouffer la consigne.
  
  - On ne fait pas toujours ce qu’on veut dans ces cas-là.
  
  - Ce n’est pas mon avis.
  
  Rachid Hirmal haussa les épaules et marmonna :
  
  - Tu me reproches de me détraquer les nerfs avec mes cigarettes mais tu es encore plus nerveux que moi. Ton apparition au Park Hotel ne me paraît pas souhaitable.
  
  - Pourquoi ? J’y vais de temps en temps, comme tout le monde.
  
  - Que feras-tu si tu tombes nez à nez avec Aïcha et son gibier ? Les courts-circuits ont parfois des conséquences désastreuses.
  
  - Elle se rappellera que je l’attends. Quant à son gibier, comme tu dis, il ne me connaît pas. Je reviens dans une heure.
  
  Arrivé au Park Hotel, Ahmed Kaffazi alla directement à la réception.
  
  Désinvolte, affichant cet air hautain et détaché que les Arabes adoptent si facilement, il demanda à l’employé :
  
  - Mme Aïcha Zakam est-elle là ?
  
  L’employé de la réception, encore plus dédaigneux que son interlocuteur, jeta un coup d’œil vers le tableau des clés.
  
  - Elle n’est pas dans sa chambre en ce moment.
  
  - Elle n’a pas laissé un mot au nom de Kaffazi ?
  
  - Je ne sais pas. Je vais demander au portier.
  
  Le type alla consulter son collègue.
  
  - Non, annonça-t-il distraitement.
  
  Puis, comme par acquit de conscience :
  
  - Mme Zakam est absente depuis deux ou trois jours. Il y a d’ailleurs un message pour elle.
  
  Sans se départir de son air décontracté, Kaffazi prononça :
  
  - C’est qu’elle est restée chez ses amis, dit-il. Je la verrai là-bas.
  
  - Voulez-vous lui remettre le message ? suggéra l’employé de la réception.
  
  - Oui, volontiers.
  
  L’employé lui remit une enveloppe à l’entête de l’hôtel, enveloppe non timbrée.
  
  - Merci, dit Kaffazi en glissant le pli dans sa poche.
  
  Il sortit.
  
  Perplexe et intrigué... Absente depuis deux ou trois jours. Qu’est-ce que cela signifiait ?
  
  Il traversa la cour, pénétra dans le hall du nouveau bâtiment, se dirigea vers le bar. Le barman avait peut-être vu Aïcha en compagnie du Français ?
  
  Mais Kaffazi changea brusquement d’avis. Et il prit place dans un des fauteuils disposés à l’entrée du bar.
  
  Comme un trait de lumière, la vérité venait de lui frapper l’esprit. Au bar, assis sur un des tabourets, le rouquin Frank Heimer bavardait et rigolait avec une fille aux longs cheveux noirs, au visage vulgaire, aux seins agressifs.
  
  Kaffazi pensa : « Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Ce Coplan est encore un agent de la C.I.A. C’est évident ! »
  
  Tout devenait très clair, tout s’expliquait logiquement. Les hommes de la C.I.A. avaient fait appel à un Français pour brouiller les cartes !
  
  Kaffazi commanda un thé. Puis, très naturel, il prit dans sa poche la lettre destinée à Aïcha, décacheta l’enveloppe. Trois phrases manuscrites, en français, signées Francis Coplan.
  
  « Madame,
  
  L’interprète que l’ambassade de France a bien voulu mettre à ma disposition ne sera pas libre pendant ces prochains jours. Je serais très heureux d’avoir recours à vos services, comme vous me l’avez si aimablement proposé. Passez-moi un coup de fil au 114. »
  
  Francis Coplan.
  
  Dimanche 9.
  
  Kaffazi replia la lettre, la remit dans l’enveloppe, plia celle-ci en deux et la reglissa dans sa poche.
  
  
  
  
  
  Revenu à la rue Darmiza, Ahmed Kaffazi annonça à son ami Hirmal, sur un ton faussement détaché :
  
  - Aïcha ne s’est plus montrée au Park Hôtel depuis deux ou trois jours.
  
  - Ah ? fit le Libyen, ébahi. Où est-elle alors ?
  
  - C’est ce que je me demande.
  
  - Et Coplan ?
  
  - Je ne sais rien à son sujet. Je ne pouvais quand même pas interroger l’employé de la réception ! Tout ce que je sais, c’est qu’il a remis un message destiné à Aïcha. Tiens, lis ça...
  
  Hirmal prit connaissance de la lettre, regarda son ami.
  
  - Comment se fait-il que tu sois en possession de cette lettre ?
  
  - Le type de la réception me l’a remise.
  
  - Dimanche, grommela le Libyen... Nous sommes mardi. Et Aïcha n’a pas reçu le message, forcément. C’est une drôle d’histoire, non ?
  
  - Oui, c’est une drôle d’histoire, ricana Kaffazi.
  
  - Tu as l’air de prendre ça du bon côté, fit remarquer Hirmal, étonné.
  
  Kaffazi se laissa choir dans un fauteuil, médita pendant une ou deux minutes. Puis, arborant un petit sourire assez étrange, il murmura :
  
  - Je crois que j’ai tout compris, Hirmal. Je savais depuis le début que nous avions affaire à des gens qui connaissaient la musique. C’est le jeu du chat et de la souris... Tu ne devineras jamais qui j’ai aperçu au bar du Park Hotel.
  
  - Je ne connais pas la musique, moi. Tu le sais bien.
  
  - Mister Frank Heimer en personne.
  
  - Et alors ?
  
  - Tu ne saisis pas ?
  
  - Non.
  
  - C’est pourtant clair. Le rouquin de la C.I.A. faisait le guet.
  
  Visiblement, le Libyen ne pigeait pas. Kaffazi reprit :
  
  - Les Américains en voulaient à mort à Nakabar parce que celui-ci leur a fait perdre une demi-douzaine de gros contrats en moins de deux mois. Je le sais de source sûre, et j’en avais d’ailleurs parlé à Marouche. Nakabar touchait des commissions plantureuses chaque fois qu’il donnait la préférence aux Allemands... Bref, les Américains décident de le torpiller et ils embauchent un Français, le nommé Coplan en l’occurrence, pour jouer les agents provocateurs. Ma première impression était la bonne.
  
  - Mais quel est le rôle d’Aïcha là-dedans ?
  
  - Ils l’ont kidnappée, laissa tomber le Palestinien. Ils ont tout de suite flairé le piège et ils ont organisé la riposte la plus radicale.
  
  - Et cette lettre alors ? objecta Hirmal.
  
  - Eh bien, précisément, c’est le truc habituel ! Un alibi facile... Pour égarer les soupçons, quoi !
  
  - Tu crois vraiment qu’ils ont enlevé Aïcha ? articula Rachid, dépassé.
  
  - Ma tête à couper.
  
  - Mais qu’est-ce qu’ils vont en faire ? L’interroger, la torturer ?
  
  - Probablement. Mais elle ne mangera pas le morceau, rassure-toi. Elle est coriace, elle est intelligente et je l’ai bien dressée.
  
  Hirmal esquissa une moue inquiète.
  
  - Tu me parais bien sûr de toi, émit-il d’une voix sourde. Je me suis laissé dire qu’il y a des tortures auxquelles personne ne peut résister. J’ai même vu un film là-dessus à Beyrouth. Sans parler des drogues. Franchement, si elle est entre les mains des types de la C.I.A. comme tu le crois, je la plains. Ils sont forts dans ce domaine.
  
  - Ils sont forts, d’accord, mais ils ne sont pas malins. Et je vais te dire une chose qui va t’étonner : même si elle est finalement obligée de parler pour sauver sa peau, elle sait exactement ce qu’elle doit avouer. Mais n’anticipons pas. Je ne vais pas rester les bras croisés.
  
  - Qu’est-ce que tu comptes faire ?
  
  - Répondre du tac au tac. Et je te garantis que nos adversaires n’auront pas le temps d’exploiter leur avantage. Viens, nous retournons chez Mustafa.
  
  - A cette heure-ci ? Mais il ne nous attend pas.
  
  - M’en fous ! De toute façon, nous ne pouvons pas rester ici. Si tu as des choses à emporter, rassemble-les en vitesse. Jusqu’à nouvel ordre, ton appartement est dangereux.
  
  - Donc, maugréa le Libyen, tu prévois quand même le pire.
  
  - Toujours. C’est l’ABC du métier. Personne n’est à l’abri des impondérables. Allez, grouille-toi !
  
  - Mais quelle est ton idée ?
  
  - Je viens de te le dire : œil pour œil, dent pour dent. Tu ne devines pas ?
  
  - Non.
  
  - Nous allons kidnapper Coplan. Rira bien qui rira le dernier.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Il était à peine 6 heures, le lendemain matin, quand Coplan fut réveillé par le téléphone.
  
  Il décrocha.
  
  - J’écoute.
  
  - Bonjour, cher ami. C’est Richard Merlet. Je me permets de vous appeler de si bonne heure pour vous annoncer une bonne nouvelle. Nous avons enfin trouvé une chambre pour vous à Bagdad. Mais il faut que vous preniez l’avion à 7 h 40.
  
  - Merveilleux, prononça Francis, abasourdi.
  
  - Je vous attends à la réception. Je vous conduirai à l’aéroport.
  
  - Trop aimable. Voulez-vous demander qu’on me prépare ma note. Je suis à vous dans vingt minutes.
  
  - Je fais le nécessaire.
  
  Coplan raccrocha.
  
  Se gratta la joue, perplexe.
  
  Que s’était-il passé ? Un ordre impératif du Vieux, très certainement. Mais provoqué par quoi ? Par la mort inopinée du docteur Nakabar ? Par un fait nouveau que Paris était seul à connaître ?
  
  Avec promptitude, il fit sa toilette, boucla sa valise.
  
  A 6 h 35, après avoir réglé sa note et déposé la clé de sa chambre, il quittait définitivement le Park Hotel.
  
  Richard Merlet, au volant de sa voiture, arborait une expression bizarre, à la fois ironique et satisfaite.
  
  - C’est ce qui s’appelle une expédition rapide, dit-il.
  
  - En effet.
  
  - Tu n’as pas l’air tellement étonné, dans le fond.
  
  - Mais si, je suis très étonné. J’attends simplement que tu daignes m’expliquer. Dois-je comprendre que je vais réellement à Bagdad, que je prends l’avion à 7 h 40 ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Un ordre du Vieux ?
  
  - Évidemment.
  
  - Motif ?
  
  - Un ultimatum envoyé directement à Paris par Mansur Baharek.
  
  - Vraiment ?
  
  - Parole.
  
  - Et quelle est la raison de cette expulsion ?
  
  - Une conversation captée cette nuit par Mansur. Le nommé Kaffazi et son complice Hirmal ont décidé de t’enlever pour répondre au kidnapping de la belle Aïcha Zakam.
  
  - Et alors ?
  
  - Baharek a refusé catégoriquement d’assumer ce risque.
  
  - Et moi, qu’est-ce que je deviens là-dedans ? Mon opinion personnelle n’intéresse personne ?
  
  - Le Vieux a choisi le parti de Mansur. Et c’est assez normal, non ? L’avenir du SDEC en Iran prime toutes les autres considérations.
  
  - Je ne suis pas d’accord. Cette mission, c’est à moi qu’elle a été confiée, pas à Baharek. Fais demi-tour.
  
  - Pas question.
  
  - Je te préviens que je ne monterai pas dans l’avion de Bagdad.
  
  - Mais si, assura Merlet avec une bonhomie tranquille. Que ferais-tu à Téhéran sans l’aide de Mansur et de son équipe ? Car il a été formel : si tu refuses de partir, il démissionne aussi sec.
  
  - Quel idiot ! Il n’a rien compris.
  
  - Voire ! persifla l’attaché d’ambassade. Il a conscience de ses limites, lui ! Dès l’instant où tu seras dans les griffes des fanatiques de l’OJUMI, le pire sera à craindre. Et ce n’est pas pour récupérer leur amie Aïcha qu’ils te lâcheront. De toute manière, elle est grillée. Alors... Quand on voit de quelle façon ils se sont débarrassés de Nakabar ! A ta place, je me sentirais plutôt flatté. Mansur, le Vieux, moi-même, tout le monde est d’accord pour t’éviter une catastrophe peut-être irrémédiable.
  
  - Tout le monde, sauf moi.
  
  Richard Merlet se mit à rire.
  
  - Pas de doute, le Vieux te connaît comme s’il t’avait fait. Cesse de râler, ton départ est un faux départ. A Bagdad, tu iras voir notre ami Abdel Awad qui te remettra un passeport suisse. Et tu seras de retour dans quarante-huit heures. Mansur Baharek enverra quelqu’un à l’aéroport et te logera à son domicile privé. Tu auras les coudées plus franches pour continuer ton boulot.
  
  Francis se décontracta.
  
  - Bon, c’est déjà mieux, admit-il. Mais je trouve qu’on aurait pu me consulter
  
  - Question de temps. Baharek a estimé qu’il était dans l’obligation de passer au-dessus de ta tête pour résoudre son problème. Mais il compte sur toi pour reprendre la direction des opérations dès ton retour.
  
  
  
  
  
  Après cet entracte de quarante-huit heures, Coplan redébarqua à Téhéran le vendredi en fin de matinée. Cette fois, il n’était plus Francis Coplan, directeur commercial de la société Cophysic, mais Ferdinand Caillet, de nationalité helvétique, domicilé à Lausanne, acheteur accrédité par un gros consortium suisse. Les cheveux décolorés, la lèvre supérieure ornée d’une moustache, le nez chaussé de lunettes à monture d’écaille, il était parfaitement méconnaissable.
  
  Conformément aux arrangements pris par le Vieux, c’est un jeune Iranien en chemisette blanche qui accueillit le soi-disant Caillet à sa descente d’avion.
  
  - Avez-vous fait un bon voyage, monsieur Caillet ? s’enquit le jeune homme souriant, en anglais.
  
  - Excellent, merci. Comment m’avez-vous identifié ?
  
  - On m’avait montré une photo.
  
  - O.K. Je crois que vous savez où vous devez me conduire ?
  
  - Bien sûr.
  
  C’est dans son petit bureau privé, à son domicile, que Mansur Baharek attendait le voyageur. Le négociant iranien arborait une expression placide qui cachait mal un certain malaise intérieur.
  
  - Vous m’en voulez, je suppose ?
  
  - Absolument pas. Bien au contraire, j’ai été très touché par votre sollicitude à mon égard.
  
  - J’ai agi en âme et conscience, murmura le commerçant, soulagé. C’était une décision difficile à prendre. Nous en avons longuement discuté, ma fille et moi. Nous avions si peu de temps devant nous ! Vous savez, nous avons beaucoup d’estime pour vous.
  
  - J’ai très bien compris. Quelles sont les nouvelles ?
  
  - Ce ne sont pas les nouvelles qui manquent, mais nous allons procéder par ordre. J’ai d’ailleurs rédigé un rapport que j’ai adressé au Vieux ce matin même. J’ai gardé une copie pour vous. Mais nous allons faire le point ensemble. Installez-vous. Votre chambre sera prête dans une demi-heure. Ma femme va nous apporter du thé...
  
  Coplan prit place dans un fauteuil, alluma une gitane.
  
  La femme de Baharek vint servir le thé, se retira. Et Mansur commença :
  
  - C’est le mardi soir que Rachid Hirmal et Ahmed Kaffazi ont réalisé que l’absence d’Aïcha Zakam était un fait anormal. Kaffazi s’est rendu lui-même au Park Hotel et il a appris là que l’Algérienne ne s’était pas montrée depuis deux jours. Mais, coïncidence étrange, il a aperçu au bar de l’hôtel l’Américain Frank Heimer et il a tiré de cette rencontre une conclusion inattendue. A ses yeux, vous êtes un agent de la C.I.A.
  
  - Comment savez-vous tout cela ?
  
  - Il a exposé son point de vue à son ami Rachid Hirmal. Nous écouterons les enregistrements tout à l’heure. Bref, les deux hommes ont décidé de vous kidnapper pour riposter à l’enlèvement de l’Algérienne. Ils ont quitté la rue Darmiza et ils se sont rendus au domicile de l’Égyptien Mustafa Ramanne, une maison située rue Kachmar. Ils y étaient déjà allés en fin de matinée. Depuis lors, ils n’ont plus mis les pieds rue Darmiza et vous comprendrez pourquoi lorsque vous entendrez leur conversation. Le domicile de cet Égyptien est intéressant. Nous y reviendrons. C’est le mercredi matin, vers 10 heures, que mes agents ont détecté l’apparition de promeneurs insolites dans les parages du Park Hotel et jusque dans la cour intérieure. Le travail de mes collaborateurs était délicat, vous vous en doutez, mais ils ont tout de même réussi à photographier quelques-uns des hommes de Kaffazi. De son côté, Merlet a également noté l’apparition de certains personnages louches qui étaient probablement chargés de faire le guet autour de l’ambassade. Mais ce double dispositif a cessé de fonctionner à 21 heures. Et j’en ai déduit que Kaffazi ou un de ses comparses avait téléphoné au Park Hotel et que l’employé de la réception avait signalé votre départ. Un peu plus tard, Kaffazi a quitté la rue Kackmar et il s’est rendu au domicile de Marouche, près de l’Université de Téhéran. Il y est resté une bonne heure, et il est rentré chez lui, ce qui nous a permis de découvrir enfin son domicile personnel. C’est un pavillon isolé, plutôt modeste, genre cottage anglais. La maison en question a d’ailleurs été construite jadis par un fonctionnaire britannique. Elle se trouve au sud-ouest de la ville, rue de Saveh... Comme vous le voyez, notre puzzle se complète petit à petit. J’ai établi une sorte de plan qui récapitule toutes les informations recueillies à ce jour. Vous allez voir ce que cela donne...
  
  Il étala sur la table une grande feuille blanche sur laquelle il avait tracé sept cercles reliés entre eux par un trait de crayon rouge.
  
  Il énuméra :
  
  - Abdul Marouche... Ahmed Kaffazi... Rachid Hirmal... Général Khadaric... Mustafa Ramanne... Prince Rayad... Docteur Nakabar... J’ai rayé le dernier nommé, bien entendu. Le général Khadaric réside à l’ambassade d’Irak et j’ai bien l’impression qu’il ne joue qu’un rôle de figurant. Même remarque pour le prince Rayad, qui a une chambre en permanence au Hilton. Le rôle d’Abdul Marouche au sein de cet état-major, nous pouvons plus ou moins le deviner : il assure la protection de l’organisation vis-à-vis de la SAVAK. Restent les trois autres qui, nous le savons, constituent l’élément actif, l’élément moteur du groupe.
  
  - Joli tableau d’ensemble, commenta Francis.
  
  - Disons plutôt un tableau de chasse, murmura Mansur. Après une semaine de travail, ce n’est pas trop mal, hein ?
  
  - En effet. J’en profite pour vous féliciter : vous avez une bonne équipe, et vous la dirigez d’une façon remarquable. Je comprends pourquoi le Vieux vous tient en si haute estime. Je crois bien que c’est la première fois qu’il fait passer l’avis d’un chef de réseau avant le mien.
  
  - Ne soyez pas rancunier, Coplan.
  
  - Je ne le suis pas. Et je vous répète que votre amitié me touche beaucoup.
  
  - J’espère que vous êtes sincère et que l’incident est clos. Mais venons-en aux réalités immédiates. Comme je vous le disais tout à l’heure, je voudrais vous parler de cet Égyptien Mustafa Ramanne. D’après les renseignements fournis par le Service, ce jeune médecin a choisi l’exil parce que la politique de l’actuel président égyptien ne lui plaît pas. Sur le plan idéologique, c’est normal. Le successeur de Nasser est un homme réaliste, pacifique, soucieux du bien-être matériel de son peuple. Mustafa Ramanne, lui, n’accepte pas le point de vue de son gouvernement. Le grand rêve de Nasser, c’est-à-dire l’Égypte jouant le rôle de leader pour restaurer l'Islam dans sa gloire universelle, il y croit. Et son adhésion à l’OJUMI est logique. Dans une organisation qui a comme objectif la justice et l’unité du monde islamique, un type du genre de Ramanne a tout naturellement sa place. Et je ne suis pas loin de penser que cette place est importante.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Mes agents ont surveillé nuit et jour le domicile de Ramanne. Et ils ont constaté une chose que je voudrais souligner : la plupart des malades qui viennent le consulter sont des jeunes, des étrangers de passage à Téhéran.
  
  - Il a un cabinet médical ?
  
  - Oui. Et je présume que c’est Marouche qui s’est arrangé pour légaliser cette situation épineuse. Car il n’y a pas beaucoup de médecins immigrés qui ont le droit d’exercer la médecine en Iran.
  
  - Je vois où vous voulez en venir. Mustafa Ramanne bénéficie d’une couverture idéale pour avoir des contacts au-dessus de tous soupçons.
  
  - Voilà, ponctua l’Iranien. Mais cette constatation en entraîne une autre. Vous me rétorquerez peut-être que j’extrapole, mais plus je regarde mon plan et plus je réfléchis à la structure de l’OJUMI, plus ma conviction se fortifie. Je crois que le Service se trompe.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Je suis prêt à parier que la direction de l’OJUMI se trouve à Téhéran et non ailleurs.
  
  Coplan médita cette hypothèse.
  
  - Oui, je comprends votre raisonnement, admit-il finalement. Et il se pourrait que vous ayez raison.
  
  - Regardez mon plan, insista Mansur, excité. Tous les éléments sont là. Kaffazi est l’homme des actions concrètes, son ami Hirmal est le théoricien, le docteur Ramanne est le collecteur. C’est cohérent, non ?
  
  - Oui, ça se tient.
  
  - A mon avis, un simple coup d’œil sur mon plan nous indique la marche à suivre. Si nous voulons élucider une fois pour toutes les mystères de l’OJUMI, tout notre effort doit porter sur le Palestinien Ahmed Kaffazi.
  
  - Qu’entendez-vous par-là ?
  
  - Nous devons nous emparer de cet individu et lui arracher à n’importe quel prix les informations décisives.
  
  - A condition qu’il se mette à table.
  
  - Il parlera, je m’en porte garant.
  
  Coplan vida sa tasse de thé, alluma une nouvelle Gitane, resta un long moment silencieux, abîmé dans ses pensées.
  
  Mansur, étonné, finit par questionner :
  
  - Ma suggestion ne vous paraît pas convaincante ?
  
  - Elle est intéressante, sans nul doute, et je ne conteste pas sa rigueur. Mais...
  
  - Mais quoi ?
  
  Coplan regarda l’Iranien.
  
  - Voyez-vous, Mansur, mon escapade à Bagdad m’a permis de réfléchir à notre problème avec un certain recul. Je me suis rendu compte qu’il y avait une chose - un simple détail, c’est vrai - qui n’avait peut-être pas suffisamment retenu notre attention. Je ne sais pas si vous avez bien en mémoire l’enregistrement des propos échangés par Kaffazi et Hirmal après l’assassinat de Nakabar, le lundi soir ?
  
  - Oui, naturellement. Je pourrais réciter cette conversation par cœur.
  
  - Et celle du lendemain matin ? Après l’annonce de la mort accidentelle de Nakabar à la radio ?
  
  - Oui, je m’en souviens parfaitement.
  
  - Les dernières paroles de Kaffazi ne vous ont-elles pas fait tiquer ? L’enregistrement se termine par cette phrase du Palestinien : « Et surtout, ne vends pas la mèche. Il n'est pas au courant. »
  
  - Exact.
  
  - En d’autres termes, cela signifie que leur ami Mustafa Ramanne ignore que la mort de Nakabar est une exécution et que cette exécution a été décidée par une partie seulement des conjurés de l’OJUMI. En clair, il y a une faille au sein de l’état-major de l'OJUMI. Et je crois que c’est là que nous devons porter notre effort. Agrandir la fissure.
  
  - Votre suggestion n’est pas en contradiction avec la mienne, fit remarquer Baharek.
  
  - C’est un fait, concéda Francis, mais vous connaissez la règle d’or : il faut toujours s’attaquer au maillon le plus faible de la chaîne.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Rachid Hirmal. Si je me fie aux notes transmises par le Service, ce Libyen est un idéaliste, un mystique, un type plutôt mou et mélancolique, absolument pas un homme d’action. Ce portrait psychologique est d’ailleurs confirmé par les enregistrements. Après le coup de l’accident fabriqué pour éliminer Nakabar, Hirmal ne cache pas qu’il est secoué, rongé de remords. Je suis presque sûr qu’il ne faudra même pas le torturer pour le faire parler. Il craquera dès qu’il sera mis au pied du mur.
  
  L’Iranien soupesa mentalement la proposition formulée par Coplan. Son visage rude et sombre s’éclaira soudain :
  
  - Pas de doute, fit-il, vous êtes plus subtil que moi. Maintenant que m’avez éclairé, cela me semble évident. Il n’y a pas à hésiter : C’est Rachid Hirmal qu’il faut capturer.
  
  - Je crois que ce sera relativement facile. Pour commencer, nous allons relâcher Aïcha Zakam... Du coup, l’appartement de ce pauvre Hirmal ne sera plus suspect et je suis sûr qu’il reprendra ses bonnes habitudes. Il doit se sentir très frustré, très malheureux, de ne pas avoir pu batifoler avec ses partenaires préférées, les putes de l’avenue Ferdoussi. Or, sur ce terrain-là, nous sommes admirablement placés pour agir presque à coup sûr. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Tout à fait d’accord, opina Mansur avec fermeté.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le départ brusqué de Coplan avait pris Ahmed Kaffazi de court.
  
  Décontenancé par l’écroulement du plan qu’il avait si soigneusement mis au point, il alla consulter Abdul Marouche, au domicile de celui-ci.
  
  Marouche était en train de préparer ses valises. Kaffazi lui demanda, étonné :
  
  - Tu pars en voyage ?
  
  - Oui, je vais m’occuper des funérailles de Nakabar. Sa province natale a décidé de lui faire des obsèques grandioses, dignes de son rang et de sa naissance. Le gouvernement m’a délégué là-bas en ma qualité de directeur adjoint de la C.N.P.E. Mais qu’est-ce qui t’amène, et pourquoi fais-tu cette tête ?
  
  - La combine que j’avais mise sur pied pour récupérer Aïcha est à l’eau. Coplan vient de prendre l’avion pour Bagdad.
  
  Marouche, penché sur une valise ouverte, se redressa lentement et regarda son ami.
  
  - Eh bien, voilà une bonne nouvelle, non ? émit-il, vaguement persifleur. Je suppose qu’il a emmené Aïcha dans ses bagages ?
  
  - Comment ça ? Que veux-tu dire ?
  
  - Pour une fois, j’espère que tu admettras que j’avais raison ? Tu as trop d’imagination, Ahmed, et ça finira par te jouer un mauvais tour. Tu vois des espions partout. Au fond, je n’aurais pas dû me laisser influencer par tes explications tortueuses. Ce Coplan est tout bonnement un homme d’affaires au tempérament trop bouillant. Il a raté un contrat ici, il va tenter sa chance en Irak... Agent provocateur, barbouze de la C.I.A... Tu finis par te laisser prendre à tes propres fantasmes.
  
  - N’empêche que la disparition d’Aïcha est une réalité, riposta le Palestinien, vexé.
  
  - Mais pourquoi veux-tu que cette disparition soit en rapport avec ce Coplan ? Sur quoi te bases-tu ? Il lui a même écrit pour lui offrir du travail ! Mais tu es tellement obsédé par ton idée fixe que tu considères cette lettre comme une ruse. A ce tarif-là, tu peux soupçonner la terre entière.
  
  Kaffazi, nerveux, se mordillait la lèvre inférieure.
  
  - Qu’est-ce que je fais ? maugréa-t-il.
  
  - A quel sujet ?
  
  - Au sujet d’Aïcha, naturellement.
  
  Marouche, ébahi, arqua les sourcils
  
  - Tu n’as tout de même pas l’intention de faire kidnapper Coplan à Bagdad, je suppose ?
  
  - Non, évidemment. Mais je crois qu’en poursuivant mes investigations du côté de Frank Heimer je finirais peut-être par tirer cette histoire au clair. La disparition d’Aïcha est une menace pour nous.
  
  - Je t’en prie, Ahmed, laisse tomber. Je reconnais que la disparition de ton amie est une énigme, mais enfin, avec les femmes, tout est possible. Personnellement, je ne vois pas en quoi cette disparition est un danger pour nous. Par contre, ce que je vois très bien, c’est que nous aurons de graves ennuis si tu t’attaques à Frank Heimer.
  
  - Il ne se trouvait pas au bar du Park Hotel par hasard, j’en suis sûr.
  
  - Tout ce qui nourrit ton idée fixe te paraît indiscutable, bien entendu. Mais Frank Heimer passe le plus clair de son temps dans les hôtels ! Tu n’as qu’à faire un tour au Sheraton ou au Hilton, tu le rencontreras certainement.
  
  Il appuya, féroce :
  
  - Par hasard !...
  
  Haussant les épaules, il marmonna :
  
  - C’est son boulot, tout le monde le sait dans les milieux de la SAYAK. Il ne s’en cache même pas.
  
  - Conclusion, je ne bouge pas ? s’enquit Kaffazi, amer.
  
  - Exactement. Et nous verrons où nous en sommes quand je reviendrai.
  
  
  
  
  
  Le désarroi de Kaffazi atteignit son comble lorsque, trois jours plus tard, c’est-à-dire le samedi matin, vers les 10 heures, Aïcha Zakam fit son apparition au domicile de Mustafa Ramanne.
  
  Pâle, le regard voilé, les lèvres décolorées, la belle Algérienne avait l’air de sortir d’un rêve.
  
  Kaffazi, stupéfié, dut faire un effort pour articuler sur un ton revêche :
  
  - Non ! D’où sors-tu ?
  
  - Je n’en sais rien.
  
  D’un mouvement qui manquait du minimum de galanterie à l’égard du sexe dit faible, Kaffazi attrapa l’avant-bras de la jeune femme :
  
  - Entre, gronda-t-il.
  
  Il la véhicula le long du couloir d’entrée, la poussa dans le cabinet de consultation du jeune médecin. Ce dernier, en blouse blanche, bavardait en fumant avec Rachid Hirmal. Il n’y avait encore aucun patient dans la petite salle d’attente de la consultation à cette heure relativement matinale.
  
  Le docteur et l’Égyptien Ramanne se levèrent machinalement en voyant Aïcha.
  
  Kaffazi installa Aïcha dans un fauteuil et ricana :
  
  - Bon, raconte maintenant. Tu as eu la cuite ou quoi ?
  
  - Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ? Je me suis réveillée ce matin sur un banc du parc Chafagh. Je claquais des dents de froid. Il m'a fallu plus d’une heure pour reprendre mes esprits. J’avais mal au crâne, les jambes lourdes, envie de dégueuler. Finalement, j’ai réussi à me mettre en route. Je suis allée chez toi : personne. Chez Rachid : personne. Je suis venue ici.
  
  - Mais d’où sors-tu ? glapit Kaffazi, buté, l’œil étincelant de colère.
  
  Mustafa Ramanne, un grand maigre au faciès d’ascète, intervint :
  
  - Du calme, Ahmed. Tu ne vois pas qu’elle a été droguée ? Je vais lui donner un comprimé qui va l’aider à récupérer.
  
  Il alla farfouiller dans une armoire, revint avec un cachet et un verre d’eau.
  
  - Tiens, avale ça. Dans trois minutes, tu te sentiras déjà mieux.
  
  Kaffazi, rongeant son frein, patienta. Mais il revint à la charge quelques instants plus tard.
  
  - Essaie de t’expliquer, Aïcha. C’est important.
  
  - Ce sont des flics iraniens qui m’ont kidnappée, dit-elle d’une voix morne. J’étais allée faire un tour pour me calmer les nerfs. Ils m’ont chloroformée.
  
  - Quand ? jeta Ahmed impatient.
  
  - Samedi soir.
  
  - Et alors ?
  
  - J’ai été enfermée dans une sorte de cave. Et... c’est tout.
  
  - Comment, c’est tout ? s’écria Kaffazi. On ne t’a pas interrogée, pas torturée ?
  
  - Non. J’ai été bien traitée.
  
  - Qui s’occupait de toi ?
  
  - Une jeune fille.
  
  - Une Iranienne ?
  
  - Je ne sais pas. Elle portait une cagoule.
  
  - Mais sa voix ?
  
  - Elle n’a pas desserré les dents une seule fois.
  
  - Tu n’as vu qu’elle ?
  
  - Oui. Et les types qui m’ont enlevée. Ils portaient tous les trois des lunettes noires. Des Iraniens, j’en suis sûre.
  
  - Aucune allusion à ce Français Coplan ?
  
  - Euh... non. Que devient-il, celui-là ?
  
  - Parti à Bagdad.
  
  Aïcha baissa la tête, soupira :
  
  - J’ai envie de dormir...
  
  Mustafa Ramanne décréta :
  
  - C’est ce que tu as de mieux à faire, ma vieille !
  
  S’adressant à Kaffazi :
  
  - Qu’elle prenne la petite chambre du fond, là-haut. Demain, elle sera en pleine forme.
  
  
  
  
  
  Aïcha, mise au lit, sombra comme une masse.
  
  Kaffazi, revenu près de ses deux amis dans le cabinet de consultation, ne put retenir davantage sa mauvaise humeur :
  
  - Elle nous bourre le crâne, pas de doute. Son histoire ne tient pas debout. Les types qui l’ont kidnappée avaient sûrement un but.
  
  Ramanne prononça, calme :
  
  - Ne t’emballe pas, Ahmed. Elle nous en dira peut-être plus quand elle aura retrouvé toutes ses facultés.
  
  Le Libyen Rachid Hirmal glissa de sa voix mélancolique :
  
  - Tu n’es pas raisonnable, Ahmed. Aïcha s’est toujours montrée loyale et je ne vois vraiment pas pourquoi elle ne nous dirait pas la vérité.
  
  - Tiens donc ! répliqua durement le Palestinien. Tout est pour un mieux dans le meilleur des mondes, hein ? Coplan est parti en Irak et Aïcha est revenue.
  
  Les poings sur les hanches, le faciès pâle et altéré, les yeux encore plus noirs que de coutume, il prononça, sarcastique :
  
  - En définitive, Aïcha a été enlevée en pleine rue, séquestrée pendant une semaine, relâchée sans avoir été interrogée, et vous trouvez cela parfaitement normal ! C’est dingue, non ?
  
  Les deux autres ne répondirent rien.
  
  Kaffazi, démoralisé, se laissa tomber dans un fauteuil. Il avait la sensation désagréable d’être l’objet de forces obscures et malveillantes qui se moquaient de lui.
  
  Il était fermement décidé à agir. A réagir. Seulement, voilà, il ne voyait pas ce qu’il devait faire, ce qu’il pouvait faire.
  
  Il grommela, hargneux :
  
  - Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? Qu’est-ce que vous suggérez ?
  
  Hirmal murmura :
  
  - Il y a des moments où il est préférable d’attendre, de faire le mort. Si l’enlèvement d’Aïcha cache quelque chose, nous finirons bien par le savoir.
  
  Kaffazi leva les yeux vers Ramanne :
  
  - Et toi, quel est ton avis ?
  
  - Je crois que Rachid a raison. Attendons les événements.
  
  - Bon, comme vous voudrez, dit Kaffazi à contrecœur.
  
  Mustafa Ramanne reprit :
  
  - De toute façon, nous reparlerons de ce problème à la réunion de jeudi. Je me suis arrangé avec le général Khadaric et il est d’accord. Désormais, les réunions hebdomadaires du comité se tiendront dans son appartement de l’ambassade. C’est une bonne couverture, tout compte fait. Un diplomate qui invite quelques amis à déjeuner, ça n’a rien d’insolite.
  
  Évidemment, tout comme vous, je déplore la mort idiote du docteur Nakabar. Son prestige et son hospitalité nous rendaient drôlement service...
  
  II haussa les épaules, fataliste. Puis, sur un ton plus ferme :
  
  - Et maintenant, je vais me permettre de vous prier de me laisser travailler. C’est l’heure de ma consultation. J’ai reçu pas mal de visites intéressantes au cours de la semaine. Je vous lirai mon rapport jeudi.
  
  Ahmed et Rachid se préparèrent à prendre congé. Au moment de sortir, le Palestinien demanda au docteur :
  
  - Je compte sur toi pour me renvoyer Aïcha dès qu’elle sera retapée.
  
  - Bien sûr.
  
  
  
  
  
  Kaffazi et Hirmal regagnèrent ensemble le centre de la ville dans la voiture du Palestinien.
  
  N’ayant rien à se dire, ils se taisaient.
  
  Kaffazi - comme Abdul Marouche l’avait souligné si justement - était un homme à idées fixes. Tout en conduisant, il ruminait l’étrange aventure d’Aïcha. Depuis bientôt un an qu’elle était sa maîtresse, il ne l’avait jamais surprise en flagrant délit de mensonge. C’était une fille correcte, pas de question. Moralement et physiquement. Elle ne s’était révoltée qu’une seule fois : quand il l’avait obligée, pour la Cause, à coucher avec d’autres hommes. Mais elle s’y était faite, malgré tout, et elle s’était révélée curieusement douée dans l’art d’embobiner un type pour le faire parler.
  
  Dans son subconscient, Ahmed avait parfois l’impression qu’elle y mettait un zèle suspect. Et qu’elle y avait peut-être pris goût ?
  
  Il lui arrivait aussi de subodorer chez Aïcha des choses qu’elle lui cachait. Par exemple, avec Mustafa. A plusieurs reprises, chargée d’aller porter un message urgent au jeune médecin égyptien, elle s’était attardée plus longuement que prévu chez ce dernier.
  
  Est-ce qu’elle couchait avec lui ? Mystère. Mais ce qui était sûr, c’est qu’elle avait changé depuis qu’elle le fréquentait. Sur un plan intime, un amant sent ces choses, même s’il ne les réalise pas pleinement, même s’il ne parvient pas à se les expliquer. Aïcha, de toute évidence, avait mûri dans le domaine sexuel : plus libérée, plus révélée, plus audacieuse dans le plaisir charnel et dans la jouissance.
  
  De fil en aiguille, une trahison peut en entraîner une autre...
  
  Une question posée par Rachid tira Kaffazi de sa délectation morose.
  
  - Que fais-tu maintenant, Ahmed ?
  
  - J’ai deux ou trois courses à faire, pourquoi ?
  
  - Tu n’as plus besoin de moi aujourd’hui ?
  
  - Non.
  
  - Dans ce cas, tu peux me débarquer ici. J’ai quelques achats à faire. Je passerai chez toi demain matin, vers 11 heures.
  
  - D’accord.
  
  - Je suppose que je peux retourner chez moi cette nuit ?
  
  - Ben oui, puisque mes craintes étaient inutiles.
  
  - O.K.
  
  Hirmal débarqua, esquissa un petit salut de la main. Kafïazi redémarra.
  
  « Quelle lavette ! pensa-t-il avec un mélange de ressentiment et de dégoût. Ma main à couper qu’il va se ruer chez le type qui lui procure des putes ! Il ne peut pas rester une semaine sans forniquer ! Il est plus vaillant pour ça que pour notre combat. »
  
  C’était rigoureusement vrai.
  
  Une heure plus tard, Rachid Hirmal avait conclu l’affaire. Le gros Javad, son meilleur fournisseur, lui avait promis une gosse de dix-neuf ans, très jolie et très fraîche, récemment arrivée de son village de Naghan. Le rendez-vous avait été fixé à 22 heures, en face du théâtre de la ville.
  
  Ragaillardi, le Libyen décida de s’offrir un bon déjeuner dans un restaurant réputé du centre. Après quoi, il irait au cinéma. Le travail pouvait attendre.
  
  Depuis bientôt deux ans, Hirmal consacrait son temps à une vaste étude économique traitant de l’avenir des pays arabes. Mais ce boulot ne l’excitait guère. Et comme sa vie matérielle était assurée par le salaire mensuel que lui versait l’OJUMI, il ne se tuait pas à la tâche.
  
  
  
  
  
  Hadi Visham, le spécialiste des télécommunications de l’équipe de Mansur Baharek, avait pris les dispositions techniques recommandées par Coplan.
  
  Vers 21 heures, une fourgonnette bleue se rangea le long du trottoir de la rue Darmiza, à la hauteur du numéro 94.
  
  Hadi Visham, un jeune gars de vingt-quatre ans, petit mais râblé, avait pris place dans la fourgonnette avec ses appareils : un récepteur, un talkie-walkie, un émetteur. Grâce à ce dispositif, il pouvait écouter tout ce qui se passait dans l’appartement de Rachid Hirmal, converser avec les camarades du commando et donner des directives éventuelles aux autres copains, ceux qui assuraient la protection de l’opération.
  
  C’est à 22 h 40 que l’équipe de guet donna l’alerte.
  
  - Hirmal vient de passer près de notre voiture. Il ramène une souris, comme prévu. A vous.
  
  En effet, quelques minutes plus tard, les micros clandestins placés chez le Libyen transmettaient les paroles échangées entre ce dernier et sa nouvelle conquête.
  
  - Mets-toi à l’aise. Veux-tu boire quelque chose ? Veux-tu fumer ?
  
  - Non, je n’ai pas soif et je ne fume pas.
  
  Silence. Puis la voix amusée du Libyen :
  
  - Bravo, tu ne perds pas ton temps ! Tu sais, nous avons toute la nuit devant nous.
  
  - Je devais quand même me déshabiller, non ?
  
  - Tu es drôlement mignonne... Tu portes bien ton nom, ma foi ! Shirine, cela veut dire joyau, n’est-ce pas ? Retourne-toi... Merveilleux ! Tes fesses sont rondes comme des pommes, et ces fossettes... Tiens, j’en ai l’eau à la bouche !
  
  - Vous ne vous déshabillez pas ?
  
  - Si, si. Allonge-toi sur le lit, que je te regarde... Tu as de jolis yeux, une jolie poitrine et une jolie bouche. Mais j’ai surtout envie de ton autre bouche, celle que tu caches dans ton buisson noir et frisé...
  
  Un silence.
  
  Puis un gémissement plaintif et pâmé de la fille :
  
  - Oh... Ooohhh... Ce que c’est bon... Aahh !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Mansur Baharek, installé au volant d’une des quatre voitures du commando, serrait les dents. Les muscles de sa forte mâchoire tressaillaient nerveusement.
  
  Se tournant vers Coplan qui était assis à ses côtés, il maugréa :
  
  - Vous ne croyez pas que nous pouvons y aller ?
  
  - Rien ne presse, répondit Francis. Comme Hirmal vient de le dire, nous avons toute la nuit devant nous.
  
  De nouveau, les râles voluptueux de la fille résonnèrent dans le récepteur assujetti au tableau de bord.
  
  Mansur articula :
  
  - Vous n’allez tout de même pas écouter les roucoulements de cette pute pendant une heure, j’espère ?
  
  - Pourquoi ? Cela vous impressionne ? Elle connaît bien son métier, la petite garce. C’est du cinéma, naturellement, mais ça fait toujours plaisir au client.
  
  - Personnellement, je m’en fous. Mais ça me gêne de penser que ma fille entend ces miaulements de chatte en chaleur. Elle est jeune et elle est vierge. Je suis sûre qu’elle est remuée.
  
  Le récepteur diffusa les injonctions rauques, haletantes, suppliantes de la jeune prostituée :
  
  - Viens... Aaaah ! Je n’en peux plus... Mets-là...
  
  Coplan, qui assurait la direction de l’opération, appela Visham et lui demanda en arabe :
  
  - Quelles sont les nouvelles des guetteurs ?
  
  - P. 3 vient de signaler quelques mouvements au 113. Des gens qui étaient probablement en visite et qui se préparent à prendre congé. Il faut patienter un moment. Partout ailleurs, calme plat.
  
  Une fois de plus, la voix enrouée de la putain se fit entendre :
  
  - Oh... Oui, lentement... Ah... Ne bouge pas... Oôôô...
  
  Un silence frémissant, des râles, des halètements.
  
  Visham annonça sèchement :
  
  - Tout le secteur est calme à présent. Vous pouvez y aller.
  
  Coplan répondit aussitôt :
  
  - On y va. Envoyez les ordres.
  
  Il se coiffa de sa cagoule noire, débarqua, se dirigea lentement vers le 102.
  
  D’autres silhouettes arrivèrent peu après, convergèrent vers le 102.
  
  
  
  
  
  Tandis que se déroulait cette opération au domicile du Libyen Rachid Hirmal, le docteur Mustafa Ramanne arpentait l’avenue Takhte Djamchid, une des artères animées de la ville. Malgré l’heure tardive, il y avait encore pas mal de gens qui se promenaient.
  
  Lorsqu’il arriva près de l’hôtel Commodore, Ramanne s’arrêta un moment. Puis, sans raison apparente, il se remit en marche en direction de l’avenue Pahlavi.
  
  C’est un peu après le croisement qu’il fut rejoint par un individu en complet gris foncé, un costaud d’environ trente ans, au visage épais, aux sourcils noirs et touffus.
  
  L’homme en question, visiblement de mauvais poil, marmonna en abordant Ramanne :
  
  - Pour l’amour du ciel, cessez de me convoquer aussi souvent. Vous ne vous rendez pas compte du danger que cela représente.
  
  L’Égyptien grinça sur un ton guère plus amène :
  
  - Vous croyez sans doute que c’est pour mon plaisir que je vous contacte ? Je ne sais plus sur quel pied danser, moi. Ou bien je vous informe, comme vous le désirez, ou bien je me débrouille tout seul. Mais j’aimerais savoir à quoi m’en tenir.
  
  - Qu’est-ce qu’il y a encore ?
  
  - Il s’est passé un incident bizarre, un incident auquel je ne comprends strictement rien. J’estime que la chose mérite d’être signalée.
  
  - De quoi s’agit-il ?
  
  - Une de nos amies, Aïcha Zakam, la maîtresse de Kaffazi, a été kidnappée par des inconnus et séquestrée pendant près d’une semaine. Elle a fait sa réapparition ce matin, et elle prétend qu’elle n’a vu personne, qu’elle n’a pas été interrogée, pas torturée. J’ajoute qu’elle était droguée quand elle s’est ramenée chez moi.
  
  - C’est la fille qui couche avec Kaffazi, dites-vous ?
  
  - Oui.
  
  - Et c’est chez vous qu’elle est revenue !
  
  - Oui.
  
  - Pourquoi chez vous ?
  
  - Parce que Kaffazi n’était pas chez lui. Ni Rachid Hirmal.
  
  L’homme au complet gris médita ces révélations.
  
  Il se nommait Hassan Raschi. En réalité, il s’appelait Boris Forenko et il exerçait la profession de jardinier à l’ambassade d’URSS à Téhéran. En vrai, il était l’agent 411/346 du G.R.U. (Service de renseignements soviétique).
  
  - Dans quelles conditions a-t-elle été kidnappée ? questionna le soi-disant jardinier.
  
  - Par des Iraniens qui se sont fait passer pour des policiers.
  
  - Donc, elle a vu ses ravisseurs ?
  
  - Oui, mais ils portaient des lunettes noires.
  
  - Où l’ont-ils conduite ?
  
  - Elle n’en sait rien. Elle a été chloroformée. Quand elle est sortie de son sommeil, elle se trouvait dans une espèce de cave qui n’avait aucune fenêtre sur l’extérieur.
  
  - Elle a quand même mangé pendant sa détention ?
  
  - Elle prétend que c’est une jeune fille en cagoule qui s’est occupée de ses repas, de ses besoins hygiéniques. Mais la fille en question n’a jamais prononcé la moindre parole.
  
  - Et elle affirme qu’elle n’a pas été interrogée ?
  
  - Oui.
  
  - Pourquoi a-t-elle été enlevée alors ?
  
  - Justement, c’est ça le mystère.
  
  Le Russe eut un petit rire mordant, méprisant.
  
  - Et vous gobez cette histoire ?
  
  - Aïcha Zakam a toujours été régulière jusqu’à présent.
  
  - Vous êtes vraiment trop naïf, Mustafa, laissa tomber l’agent du G.R.U. Vous ne sentez pas que c’est absurde, ce que vous racontez ?
  
  - Je vous raconte ce que je sais.
  
  - Je me demande ce qu’on vous a appris à Moscou. De mon temps, on commençait par nous incruster dans la cervelle un principe de base : ne jamais se fier aux paroles d’une femme. Cette femme vous ment, évidemment.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Comment voulez-vous que je le sache ? Une femme est une femme. On ne sait jamais ce qui se passe dans leur tête. Mais vous reconnaîtrez que c’est une histoire grotesque, non ? Vous trouvez normal qu’un commando prenne le risque d’enlever une femme, de la garder prisonnière pendant huit jours et de la relâcher sans l’avoir questionnée ?
  
  - Non, bien sûr. C’est d’ailleurs pour cela que je vous ai demandé cette entrevue. Que me conseillez-vous ?
  
  - Oh, c’est très clair! Faites parler la fille. Commencez par la douceur, naturellement. Mais n’hésitez pas à recourir aux grands moyens si elle refuse d’avouer la vérité. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Oui, mais ce n’est pas aussi facile que vous le pensez. Kaffazi aime sa maîtresse. Et je ne vois pas quels arguments je pourrais utiliser pour l’inciter à donner son accord.
  
  - C’est une question de dialectique. Vous êtes assez intelligent pour résoudre un tel problème.
  
  Il y eut un silence.
  
  Finalement, le Russe reprit d’une voix calme :
  
  - C’est tout ce que vous aviez à me dire ?
  
  - Oui.
  
  - Eh bien, je vais profiter de notre rencontre pour vous annoncer une autre nouvelle. Figurez-vous qu’un de nos correspondants de Chaluz nous a envoyé un petit objet très intéressant. Ce correspondant est un militant du P.C. clandestin de la région Caspienne. J’ajoute qu’il est policier et qu’il fait partie de la commission d’enquête des accidents de la route. Regardez... Tenez, vous pouvez le manipuler...
  
  Mine de rien, le soi-disant Hassan Raschi glissa dans la paume de Ramanne une petite boîte métallique de 6 cm de long sur 3 de large et 2 d’épaisseur.
  
  - Vous connaissez ?
  
  - Oui, bien sûr, grommela Mustafa. Émetteur automatique enfermé dans un boîtier aimanté.
  
  - Cet objet a été trouvé parmi les débris de la voiture du docteur Nakabar. Notre ami l’a empoché sans rien dire.
  
  - Et alors ? souffla l’Égyptien qui ne voulait pas comprendre.
  
  - Sauf erreur, Nakabar a été assassiné.
  
  - Par qui ? fit Ramanne, interdit.
  
  - C’est la question que nous nous posons. Mais je ne vois qu’une réponse plausible : la C.I.A. Les Américains en voulaient à mort à Nakabar. Il a privé les capitalistes yankees d’une bonne douzaine de gros contrats et ils n’ont pas digéré la chose.
  
  - Comme c’est simple, marmonna l’Égyptien âcre. C’est toujours la C.I.A. Vous vous laissez prendre à vos propres ruses.
  
  - C’est exact, nous avons fait tout ce qu’il fallait pour accréditer le rôle de bouc émissaire de la C.I.A. Néanmoins, dans le cas qui nous occupe, nous y croyons. Mais avec une petite variante qui a son importance : c’est peut-être par le truchement de la SAVAK que les Américains ont procédé à l’élimination de Nakabar.
  
  - Impossible, décréta Ramanne, catégorique. Vous oubliez qu’Abdul Marouche est des nôtres et qu’il contrôle toutes les actions de la SAVAK. Nous aurions été les premiers informés.
  
  - Qui sait ?
  
  - Non, ça n’a pas de sens. Nakabar protégeait nos réunions hebdomadaires. Marouche n’aurait pas laissé faire.
  
  - Qui sait ? répéta le Russe, ostensiblement sibyllin. Le kidnapping de l’amie de Kaffazi, c’est peut-être bien la SAVAK aussi ? Elle a bien affirmé que ses ravisseurs étaient des Iraniens, n’est-ce pas ?
  
  - Oui.
  
  - En admettant qu’elle ait dit la vérité, cela collerait avec notre hypothèse.
  
  
  
  
  
  Mustafa Ramanne regagna son domicile et s’enferma dans son cabinet de consultation pour réfléchir.
  
  Les accusations étranges formulées par Hassan Raschid le tracassaient. Mais ce qui le troublait le plus, c’était la recommandation ultime de l’espion soviétique : pas un mot de tout cela à vos amis de l’OJUMI.
  
  Pourquoi le Russe avait-il exigé le secret ? Où voulait-il en venir ?
  
  Et si c’était lui qui mentait ? Les Américains avaient certes de bonnes raisons d’éliminer Nakabar, mais les Soviétiques en avaient tout autant. Car Nakabar était un adversaire déclaré du communisme, et sa façon de favoriser systématiquement les industriels d’Allemagne Fédérale irritait Moscou.
  
  Du reste, si la SAVAK avait manigancé cet attentat en accord avec la C.I.A., Abdul Marouche l’aurait su. Forcément. Aucune action ne pouvait être menée par les groupes de la SAVAK sans le feu vert de Marouche.
  
  Ou alors, Marouche jouait un triple jeu.
  
  Affalé dans un fauteuil, les deux jambes allongées, Mustafa Ramanne ferma un moment les yeux pour mieux se concentrer.
  
  Il découvrait avec une sorte d’agacement mêlé d’angoisse que les problèmes d’un agent secret sont beaucoup plus complexes qu’il ne le croyait. Entre l’enseignement théorique qu’il avait reçu à Moscou et les réalités concrètes, il y avait un abîme. S’il fallait se fier aux insinuations de Hassan Raschid, Marouche et Aïcha trichaient. Mais Raschid lui-même était un tricheur professionnel !
  
  Et moi-même, réalisa-t-il mentalement, je suis le plus tricheur de toute la bande !
  
  Il ouvrit les yeux, se leva.
  
  Commencer par le commencement. Puisque j’ai Aïcha sous la main, je vais en profiter. Avec un peu d’habileté, je dois arriver à lui arracher la vérité.
  
  Il alla chercher une boîte de comprimés dans une des armoires du cabinet de consultation.
  
  Deux comprimés suffiront, calcula-t-il. L’euphorie artificielle la mettra en verve et supprimera les barrages de sa conscience.
  
  Il prit deux comprimés, versa de l’eau dans un verre, y laissa tomber les deux pastilles blanches. Lorsque l’eau fut redevenue limpide, il saisit le verre et se dirigea vers la chambre du fond, au premier étage.
  
  Aïcha dormait paisiblement. Son beau visage avait repris de la couleur, ses lèvres étaient rouges et humides, son souffle régulier comme celui d’un bébé.
  
  La lampe de chevet était restée allumée. Son halo tamisé, rose et chatoyant, traçait un cercle autour de la tête de la belle dormeuse.
  
  Ramanne déposa le verre sur la table de chevet, se déshabilla lentement, posément, tout en contemplant les traits de la jeune femme.
  
  Avec douceur, il se glissa dans le lit. Appuyé sur son coude droit, il caressa les cheveux d’Aïcha de la main gauche.
  
  Elle soupira, cligna des yeux, regarda Mustafa.
  
  Il souffla :
  
  - Comment te sens-tu ?
  
  - Bien, dit-elle. J’avais drôlement besoin de dormir.
  
  - Veux-tu manger quelque chose ? Remarque, je ne te le conseille pas... Il faut au moins vingt-quatre heures pour éliminer la drogue.
  
  - Je n’ai pas faim, j’ai soif.
  
  - Je t’ai préparé à boire.
  
  Il prit le verre d’eau, le lui tendit. Elle se redressa à demi et elle but avec avidité. Elle vida le verre, esquissa un sourire vaguement complice, se recoucha.
  
  Il redéposa le verre, se coula tout contre elle, chuchota dans un tendre murmure :
  
  - Je me suis fait du mauvais sang pendant ton absence...
  
  Elle se redressa de nouveau, se débarrassa de la veste de pyjama d’homme qui enveloppait son buste - c’était tout ce qu’elle avait trouvé dans le placard de la chambre - se recoucha et se colla étroitement contre Mustafa, peau contre peau. La chaleur langoureuse de cette chair féminine plaquée contre la sienne produisit un effet foudroyant. Le désir viril du jeune médecin s’affirma avec une rapidité, une force, une vigueur extraordinaires.
  
  Aïcha ressentit jusqu’au fond d’elle-même le brûlant contact de cette turgescence mâle qui harcelait avec impatience et dureté ses cuisses et son bas-ventre.
  
  Alanguie, mais désireuse de savourer le voluptueux plaisir (très féminin) du refus et de la provocation, elle emprisonna dans sa main le sceptre quémandeur.
  
  - Si tu savais comme j’ai eu peur, avoua-t-elle. Je me demandais si je te reverrais jamais.
  
  - Ils t’ont menacée ?
  
  - Non, et c’est cela qui m’effrayait. Comme ils ne m’interrogeaient pas, je pensais qu’ils m’avaient enlevée pour me supprimer.
  
  Mustafa fut obligé de remettre à plus tard la suite de cette intéressante conversation. Il ne pouvait plus résister à l’impérieuse fureur qui grondait dans ses reins.
  
  Il fit rouler Aïcha sur le dos, la surplomba, la força à se déplier comme une fleur qui ouvre sa corolle pour s’offrir au soleil.
  
  Quand il la pénétra, elle lui griffa le dos comme une chatte.
  
  Mustafa avait été doté par la nature d’un avantage qui fait d’un homme, s’il est assez intelligent et sensible, un amant inoubliable.
  
  
  
  
  
  A la rue Darmiza, tout s’était passé comme sur des roulettes. Quand trois inconnus en cagoule avaient fait irruption dans sa chambre, Rachid Hirmal avait connu la plus grande frayeur de sa vie. En l’espace de quelques secondes, la tension paroxystique de son corps s’était effondrée pour se muer en un relâchement flasque et mou.
  
  La fille, muette de terreur, n’avait pas esquissé le moindre geste, pas poussé le moindre cri.
  
  Son joli petit corps tout en rondeur et en fossettes, écartelé sur le lit, avait un aspect enfantin.
  
  Sous la menace d’un gros automatique noir muni d’un silencieux, Rachid Hirmal dut obéir aux injonctions du chef du commando.
  
  A cause du tremblement irrépressible qui agitait ses mains, le Libyen, flageolant, mit plus de quatre minutes pour se rhabiller. Lorsqu’il fut enfin prêt, il fut gratifié en pleine figure d’un tampon de chloroforme qui l’endormit.
  
  Il fut transporté comme un paquet dans l’une des voitures qui s’était rapprochée de la maison.
  
  Quant à la prostituée, elle fut reconduite, les yeux bandés, dans un parc de la périphérie de la ville où son protecteur, le gros Javad - un des informateurs de Mansur - la prit en charge.
  
  - Ne vous en faites pas, grinça le proxénète, elle tiendra sa langue. Si elle est trop bavarde, couic, la gorge tranchée.
  
  A la fille :
  
  - N’est-ce pas ma petite Shirine ?
  
  La gamine se contenta d’opiner.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Le lendemain, à 10 heures du matin, Ahmed Kaffazi s’amenait chez Mustafa Ramanne.
  
  - Comment va Aïcha ? s’enquit le Palestinien, l’œil plus sombre que jamais.
  
  - Je suppose qu’elle va bien, répondit tranquillement le jeune médecin. Après toutes ces heures de sommeil, elle a dû avoir récupéré.
  
  - Tu ne t’es pas occupé d’elle ?
  
  - Non, évidemment. Pourquoi me serais-je occupé d’elle ? Avec le calmant que je lui avais donné, je savais qu’elle ferait le tour de l’horloge dans le plumard. Mais tu peux aller la réveiller maintenant. Elle doit être fraîche comme une rose...
  
  Kaffazi rejoignit quatre à quatre la petite chambre à l’étage.
  
  Aïcha, paresseusement couchée, rêvassait, les yeux ouverts. Kaffazi grommela :
  
  - Comment te sens-tu ?
  
  - Très bien. J’ai une faim de loup mais je suis trop flemmarde pour me lever.
  
  - Bon, ça va comme ça, décréta Kaffazi. Lève-toi et habille-toi. Tu prendras un bain et tu mangeras à la maison.
  
  Par une curieuse similitude de comportement psychologique, Ahmed Kaffazi avait pris la même décision que Mustafa Ramanne. Cajoler Aïcha, la rassurer, lui faire l’amour pour la mettre en confiance et puis l’interroger. Durement s’il le fallait, mais vider l’abcès.
  
  Le Palestinien fut aux petits soins pour sa belle maîtresse retrouvée.
  
  Il lui prépara un bain parfumé, la lava lui-même des pieds à la tête - avec des complaisances éloquentes - l’emmena dans un restaurant réputé de la ville, la ramena à la maison, lui fit l’amour avec une ardeur non feinte. Puis, le moment venu, dans cette ambiance de détente et de bien-être sensuel que connaissent tous les amants après une (ou plusieurs) étreintes réussies, il attaqua :
  
  - J’ai repensé à ton histoire, Aïcha... Tu ne pouvais peut-être pas dire la vérité devant Rachid et Mustafa, et je le comprends très bien, mais à moi, dis ? Tu n’as pas le droit de me mentir.
  
  - Mais... pourquoi te mentirais-je, Ahmed ?
  
  - Écoute, contrairement à ce que tu t’imagines peut-être, je suis plus compétent que tu ne le penses en matière de luttes clandestines.
  
  Tu as été kidnappée, séquestrée, le fait est là... Je suis persuadé que les gens qui t’ont enlevée t’ont fait peur. Et je ne serais pas étonné d’apprendre qu’ils ont menacé de te tuer si tu révélais la vérité. Mais je suis là et tu n’as plus rien à craindre. Alors, je t’en prie, dis-moi ce qui s’est vraiment passé. C’est très important, je t’assure.
  
  - Il ne s’est rien passé, Ahmed, je te le jure. Si j’avais été interrogée, je te le dirais. Mais personne ne m’a posé la moindre question. Et quand je dis que je n’ai pas entendu le son d’une voix humaine pendant toute ma détention, c’est la stricte vérité.
  
  - C’est impossible.
  
  - Oui, je reconnais que cela paraît impossible, admit-elle. Et pourtant, je n’ai pas rêvé, c’est comme ça.
  
  Kaffazi dut faire un violent effort sur lui-même pour passer à la deuxième phase de son plan. Puisque la douceur et la gentillesse ne donnaient rien...
  
  Il regarda la jeune femme d’un air méchant. Puis, avec une brutalité imprévisible, il la gifla. Pan, pan, pan, pan... A quatre reprises, la joue gauche, la droite, la gauche et de nouveau la droite.
  
  La tête secouée, les cheveux en désordre, la face marquée, Aïcha hoqueta :
  
  - Tu... tu es fou ?
  
  Il la gifla de nouveau et siffla :
  
  - Garce ! Tu mens comme tu respires ! Je veux savoir la vérité !
  
  Des larmes de douleur et d’humiliation ruisselaient sur la figure d’Aïcha. Il vociféra, écumant :
  
  - Parle maintenant, sinon je recommence.
  
  Elle haletait. Mais elle parvint néanmoins à reprendre le contrôle d’elle-même.
  
  - Je vais parler, articula-t-elle d’une voix sans timbre. En ce qui concerne mon enlèvement, je n’ai rien à ajouter. Sur la tête de ma mère et de mon père, je te jure que j’ai dit la vérité. Mais il y a un autre point sur lequel j’ai des choses à te dire. Je ne t’aime pas. Je ne t’aime plus. C’est fini entre nous. J’aime Mustafa et j’ai décidé de vivre avec lui.
  
  Ahmed maîtrisa le vertige qui lui faisait tourner la tête.
  
  - Tu vois bien que tu es une menteuse, articula-t-il avec peine.
  
  - Je t’ai menti pour ne pas te faire du chagrin.
  
  - Comme c’est délicat de ta part ! railla-t-il, verdissant.
  
  - Ce n’est pas par délicatesse, rectifia-t-elle froidement, c’est par pitié.
  
  Les femmes ont un sens infaillible quand il s’agit de blesser un homme. Kaffazi pouvait encaisser beaucoup de choses, mais pas la pitié. Sous l’acuité de l’injure, il vit rouge.
  
  Il se leva d’un bond, ouvrit le tiroir de sa table de chevet, saisit l’automatique qui se trouvait là (à toutes fins utiles) et qui était muni d’un silencieux.
  
  - Salope ! éructa-t-il. Salope !
  
  Il tira deux fois.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  La rage homicide de Kafïazi se dissipa d’un seul coup. Hébété, il regarda d’un œil incrédule le Bernardelli 60 qu’il étreignait dans son poing droit.
  
  Comme un somnambule, il remit l’arme dans le tiroir de la table de chevet.
  
  Aïcha était morte, les yeux dilatés. Un trou rouge étoilait son front, un autre trou saignait avec abondance au-dessus de son sein gauche.
  
  Livide, Kaffazi promena un regard autour de la pièce. Puis, voyant ses vêtements posés sur une chaise, il entreprit de se rhabiller. Mécaniquement, absent à toute réalité.
  
  Une phrase tournait dans sa tête : je l’ai tuée.
  
  Il alla boire un grand verre d’eau à la cuisine, revint dans la chambre.
  
  Arrêter ce sang qui coulait. C’était la chose la plus urgente à faire.
  
  Il retourna chercher une bassine à la cuisine, la remplit d’eau, prépara du coton, des pansements. Pendant plus de dix minutes, il s’affaira pour stopper l’hémorragie. Finalement, il recouvrit le visage de la morte au moyen du drap de lit.
  
  Il rangea la bassine, le coton et les pansements.
  
  Puis, incapable de rester dans la maison, il sortit. Seul un ami fidèle, sincère, dévoué, pouvait l’aider. Quel cauchemar ! Pourquoi ai-je fait cela ?
  
  Il monta dans sa voiture et il prit la direction de l’Université.
  
  Malheureusement, Abdul Marouche n’était pas rentré de voyage. Sa femme expliqua :
  
  - Il a été retardé par des formalités, mais il m’a téléphoné qu’il sera là demain, vers la fin de l’après-midi.
  
  - Je reviendrai, dit Kaffazi.
  
  - Il m’a laissé un numéro de téléphone en cas d’urgence.
  
  - Non, ce n’est pas urgent, merci.
  
  Il remonta en voiture et, après un moment d’hésitation, il se résigna à faire appel à Rachid. Il n’avait pas beaucoup d’estime pour le Libyen, mais tant pis.
  
  Tout en roulant, il s’efforçait de raidir sa volonté pour endiguer la panique qui le guettait. A chaque instant, la vision horrible passait devant ses yeux : Aïcha couchée sur le lit, avec ce trou au milieu du front et cette blessure qui saignait au-dessus de son sein gauche.
  
  Pourquoi ai-je fait cela, pourquoi, pourquoi ? C’est trop bête. Aïcha, si belle, si courageuse. Comment ce salaud de Mustafa l’a-t-il séduite ? Car c’est lui, au fond, le vrai coupable.
  
  Dès qu’il pensait à Ramanne, Kaffazi retrouvait toute son énergie. Les flammes pourpres de la haine lui redonnaient de la force.
  
  Il rangea sa voiture à quelques mètres du 102, débarqua, prépara son trousseau de clés.
  
  En pénétrant dans la maison, il fut surpris par le silence.
  
  Il appela :
  
  - Hé, Rachid ?
  
  Pas de réponse.
  
  Ébahi, il s’avança vivement vers la salle de séjour, alla jeter un coup d’œil dans la cuisine, fila vers la chambre à coucher, poussa la porte de la salle de bains. Personne. De plus en plus intrigué, il grimpa l’escalier, visita toutes les pièces de l’étage, redescendit, retourna dans la chambre à coucher.
  
  Les poings sur les hanches, il maugréa entre ses dents :
  
  - Mais où est-il parti, ce con-là ?
  
  Il examina plus attentivement la pièce, renifla. Pas la moindre odeur féminine, aucun vêtement à la traîne, le lit refait. Et, le comble, aucun relent de tabac !
  
  C’était tellement insolite qu’il alla dare-dare à la cuisine. Les cendriers avaient été lavés ! Pas de doute, Rachid avait dû passer la nuit avec une pute qui avait des vertus ménagères inattendues. Car Rachid n’était pas le genre de type qui aère sa chambre, qui range ses vêtements et qui nettoie les cendriers avant de sortir.
  
  Désemparé, Kaffazi regarda sa montre. Elle marquait 19 h 11.
  
  De nouveau, la vague furieuse de l’angoisse et de l’épouvante vint battre la digue que ses nerfs surtendus dressaient contre le surgissement de l’image insoutenable : le corps ensanglanté de Aïcha.
  
  Il quitta brusquement la maison, remonta dans sa voiture.
  
  Rachid est peut-être chez Ramanne, supputa-t-il.
  
  Et il roula vers le domicile du jeune médecin. Mais une impulsion le fit changer d’itinéraire. Affronter Mustafa, ce fumier qui l’avait cocufié d’une manière si infecte, cette canaille qui avait bafoué sans aucun scrupule l’amitié, la fraternité de combat, c’était au-dessus de ses forces.
  
  Il retourna à la rue Darmiza.
  
  - Je vais l’attendre, soliloqua-t-il. Il va sûrement rappliquer avec une fille.
  
  
  
  
  
  Rachid Hirmal avait passé une nuit atroce. La peur qui lui dévorait les tripes ne lui laissait pas un instant de répit.
  
  Qu’est-ce qui va m’arriver maintenant ?
  
  Ses ravisseurs avaient dû le droguer pour l’emmener, puisqu’il avait perdu conscience au moment où il achevait de se rhabiller. Mais les effets de la drogue s’étaient dissipés quand les types en cagoule l’avaient abandonné, nu comme un ver, sur ce lit de camp, dans cette petite pièce absolument vide, cette espèce de cave éclairée par un hublot électrique de faible intensité.
  
  Fatalement, pensa-t-il, ça devait se produire tôt ou tard. Il l’avait toujours su. Il y a des intuitions qui ne trompent pas. Et ce pressentiment était devenu plus lancinant encore depuis l’affaire de l’assassinat de Nakabar.
  
  Le ciel n’est pas vide, hélas. Et les criminels expient.
  
  Ce cachot lugubre et silencieux ne comportait aucune ouverture extérieure. Impossible de se faire une idée valable du temps qui s’écoulait.
  
  Néanmoins, en se frottant le menton, le Libyen eut la certitude que l’aube avait dû poindre depuis plusieurs heures déjà. Sa barbe, il l’avait souvent remarqué, poussait généralement vers 10 heures du matin. Et elle était toujours plus drue quand il avait fait l’amour la veille.
  
  Le regard éteint, les traits tirés, le teint gris, il n’avait pas le courage de se lever. Il s’efforçait de penser le moins possible au sort qui l’attendait, et il avait l’impression qu’en demeurant immobile - immobile comme un mort - c’était moins pénible. Ses brûlures d’estomac allaient peut-être se calmer ? Son esprit allait peut-être s’engourdir dans une espèce de léthargie ?
  
  Il ferma les yeux.
  
  Il glissait effectivement dans une sorte de somnolence abrutie lorsque le bruit de la serrure le ramena brusquement à la réalité.
  
  Un homme en cagoule noire, un costaud, armé d’un automatique menaçant, prononça d’une voix calme, en arabe :
  
  - Levez-vous.
  
  Le Libyen obtempéra.
  
  L’homme masqué reprit :
  
  - On va vous restituer vos vêtements et vous allez vous habiller.
  
  Un autre individu, également pourvu d’une cagoule noire, pénétra dans le cachot, déposa sur le sol cimenté les effets du prisonnier : slip, pantalon, polo gris, veste.
  
  Hirmal se rhabilla, constata machinalement que ses poches avaient été vidées.
  
  Une idée saugrenue lui vint à l’esprit.
  
  - Je voudrais fumer, dit-il.
  
  - Plus tard, répondit l’homme à l’automatique. On va vous apporter à boire et à manger d’abord.
  
  Ce qui fut fait. Le second geôlier installa dans le petit local une table de bois, une chaise, déposa sur la table un plateau en plastique sur lequel il y avait une tasse, des tranches de pain, quelques galettes, un pot de thé fumant.
  
  L’homme armée précisa :
  
  - Vous avez un quart d’heure pour vous restaurer.
  
  L’autre geôlier vint déposer dans le coin du cachot un seau hygiénique.
  
  Les deux gardiens se retirèrent, la clé tourna dans la serrure.
  
  Hirmal essaya en vain d’avaler quelques bouchées de nourriture. Il dut renoncer, ça ne passait pas. En revanche, il vida le pot de thé.
  
  Le breuvage brûlant produisit presque instantanément un foudroyant effet laxatif, et le prisonnier n’eut que le temps de se déculotter pour s’asseoir sur le seau. Ses entrailles se vidèrent littéralement. Une odeur nauséabonde empesta le local.
  
  En fait, ce n’est qu’une heure plus tard que les deux gardiens réapparurent. Rachid Hirmal fut conduit dans une pièce voisine, un local rectangulaire d’environ quatre mètres sur trois, aux murs nus blanchis à la chaux. Il fut installé sur une chaise, au milieu de la pièce, face à une table de bois sur laquelle trônaient des dossiers.
  
  Un homme de taille moyenne, le visage protégé par une cagoule noire, était assis à cette table.
  
  Les deux gardiens prirent place, encadrant l’homme en question. Ce dernier, ouvrant un de ses dossiers, commença d’une voix douce, en arabe :
  
  - Rachid Hirmal, avant de vous interroger, je tiens à vous faire une déclaration pour que vous sachiez à quoi vous en tenir. Nous n’avons aucune animosité contre vous, et votre sort est entre vos propres mains. Si vous répondez honnêtement et loyalement à mes questions, vous serez libéré. Par contre, si vous essayez de nous induire en erreur, notre attitude ne sera pas du tout la même. Nous ne reculerons devant rien pour vous arracher la vérité. Il va sans dire que chacune de vos réponses fera l’objet d’une vérification approfondie. Et que tout mensonge vous coûtera très cher... Voilà notre position, à vous de choisir la vôtre.
  
  Il marqua un temps d’arrêt.
  
  - Avant d’aborder l’interrogatoire proprement dit, reprit-il, je vais vous lire votre fiche d’identité et vous indiquer succinctement le curriculum que nous possédons à votre sujet. En cas d’erreur, levez la main droite. Vous avez le droit de mettre les choses au point.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Dans le laboratoire de Mansur Baharek, à quelques pas du local qui faisait office de tribunal, Mansur et Francis Coplan, assis à une table, écoutaient avec la plus extrême attention, l’interrogatoire de Rachid Hirmal.
  
  Sur la table, un magnétophone en batterie enregistrait le dialogue.
  
  Coplan, qui s’était donné la peine d’établir lui-même le plan de l’interrogatoire, attendait beaucoup de cette séance.
  
  Mansur avait choisi pour le rôle d’interrogateur son collaborateur Hadi Visham qui parlait aussi couramment l’arabe que le farsi.
  
  Après le préambule prononcé par Visham et la lecture de la fiche d’identité puis du curriculum du prisonnier, il y eut un silence.
  
  L’interrogateur articula :
  
  - Dois-je comprendre que vous êtes parfaitement d’accord sur toutes les indications que je viens de lire ?
  
  - Oui, tout est exact, confirma le Libyen.
  
  - Nous pouvons donc aborder le problème essentiel. Et ce problème, Rachid Hirmal, c’est l’Organisation pour la Justice et l’Unité du Monde Islamique, autrement dit, l’OJUMI. Vous reconnaissez que vous faites partie de cette organisation ?
  
  - Oui.
  
  - Qui est le chef suprême de l’OJUMI ?
  
  - Un Palestinien qui s’appelle Ahmed Kaffazi.
  
  - A quelle date cette organisation a-t-elle été fondée ?
  
  - Il y a environ dix-huit mois.
  
  - Par qui ?
  
  - Par Ahmed Kaffazi.
  
  - Quels sont les objectifs de l’OJUMI ?
  
  - Rassembler des élites qui veulent lutter pour l’unité politique de l’Islam et instaurer plus de justice au sein des pays musulmans confédérés.
  
  - Quels sont les moyens utilisés par cette organisation pour atteindre ses objectifs ?
  
  - Les phases concrètes de notre programme n’ont pas encore été abordées.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Parce que les conditions de base prévues par le Comité ne sont pas encore réunies.
  
  - Qu’entendez-vous par là ?
  
  - Eh bien... La vérité, c’est que le démarrage de l’organisation a été plus lent et plus difficile que nous le pensions. Le recrutement est beaucoup plus malaisé que prévu.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Nous nous heurtons aux préjugés nationalistes des militants. La plupart des meneurs politiques sont déjà mobilisés par des organisations locales et ils se méfient de nous.
  
  - Vous parliez, il y a un instant, d’un Comité. Quels sont les membres de ce Comité ?
  
  Hirmal hésita une fraction de seconde.
  
  - Je n’ai pas le droit de révéler les noms de ces personnes.
  
  - Je comprends vos scrupules. Mais il ne s’agit plus maintenant de savoir si vous avez le droit ou non de répondre à mes questions. Il s’agit de savoir si vous voulez sauver votre peau. La trahison vous répugne, et c’est tout à votre honneur, mais laissez-moi vous mettre à l’aise tout de suite. Vous finirez par parler, fût-ce à votre corps défendant. Nous avons en réserve certains moyens que j’ose qualifier d’irrésistibles. Alors, pourquoi jouer perdant ? Je vous répète que nous ne sommes pas des adversaires de l’OJUMI. Et que nous n’avons aucune intention malveillante à l’égard des personnes qui sont affiliées à cette organisation. Notre mission est purement documentaire. Et lorsque nous aurons obtenu les informations que nous voulons obtenir, vous n’entendrez plus jamais parler de nous. Quels sont les membres du Comité auquel vous faisiez allusion il y a un instant ?
  
  Rachid Hirmal baissa la tête. Un curieux phénomène se produisait en lui. La terreur profonde qui n’avait cessé de le torturer depuis son enlèvement s’était calmée. La voix de son interrogateur, cette voix paisible, unie, totalement dénuée de hargne et de passion, exerçait sur ses nerfs une action rassurante, lénifiante.
  
  - Le Comité se compose de cinq personnes, révéla-t-il. Six avec moi.
  
  - Les noms de ces personnes ?
  
  - Il y a d’abord Ahmed Kaffazi, fondateur et leader de l’organisation. Ensuite, le secrétaire général, un docteur égyptien qui se nomme Mustafa Ramanne. Puis, un Irakien, le général Khadaric, et un Saoudien, le prince Rayad. Enfin, à titre de conseiller, un fonctionnaire iranien, Abdul Marouche.
  
  L’interrogateur qui prenait des notes, marmonna sans lever le front :
  
  - A première vue, vous oubliez au moins deux personnes... Aïcha Zakam et le docteur Amir Nakabar.
  
  - Aïcha Zakam ne fait pas partie du Comité. Quant au docteur Nakabar, il est mort récemment dans un accident de voiture.
  
  - C’est exact, reconnut l’interrogateur.
  
  Qui ajouta en dardant sur le prisonnier un regard acéré :
  
  - J’espère que votre bonne volonté nous dispensera de vous poser des questions gênantes au sujet des circonstances un peu particulières de cet accident de voiture.
  
  Hirmal eut l’impression qu’on venait de lui assener un coup de matraque sur la tête. Ses brûlures d’estomac se réveillèrent.
  
  L’interrogateur reprit :
  
  - Quelles sont actuellement les relations internationales de l’OJUMI ?
  
  - Elles sont pratiquement inexistantes, répondit le Libyen avec empressement. Ahmed Kaffazi a gardé le contact avec deux ou trois groupuscules palestiniens qui opèrent soit ici, en Iran, soit au Liban, soit en Égypte. Mustafa Ramanne, lui, dirige un réseau d’informateurs dispersés en divers points de l’Islam. Mais tout cela est encore à l’état embryonnaire. Le Comité a décidé de freiner l’expansion de notre mouvement pour des raisons tactiques.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Certains membres du Comité estiment que les structures fondamentales ne sont pas suffisamment au point. Ce qui est vrai.
  
  - Qui finance votre organisation ?
  
  - Le prince Rayad... Quand Ahmed Kaffazi a créé l’OJUMI, il est allé voir un membre de la famille royale d’Arabie Saoudite connu pour son action en faveur de l’unité islamique. Un soutien financier nous a été accordé par ce personnage, qui a désigné le prince Rayad pour siéger au Comité. En fait, le prince Rayad ne joue aucun rôle effectif. C’est une potiche.
  
  - Qui gère les fonds versés par le prince Rayad ?
  
  - Le secrétaire, Mustafa Ramanne. C’est lui qui nous règle nos appointements.
  
  - Tous les membres du Comité sont-ils appointés ?
  
  - Non, trois seulement. Kaffazi, Ramanne et moi-même.
  
  L’interrogateur se pencha vers l’assesseur qui se trouvait à sa gauche et lui souffla quelques mots à l’oreille. L’homme masqué opina, se leva, quitta la pièce, revint trois minutes plus tard avec une boîte en carton qu’il remit à l’interrogateur. Celui-ci ouvrit la boîte, en retira un paquet de cigarettes et un briquet qu’il remit à son voisin de gauche.
  
  - Vous avez exprimé le désir de fumer, dit l’interrogateur au prisonnier. Vous pouvez allumer une cigarette.
  
  Hirmal ne se le fit pas dire deux fois. Et il aspira sa première bouffée avec un bien-être évident.
  
  L’interrogateur émit d’une voix presque amicale :
  
  - Vous êtes sur la bonne voie, Hirmal. Faites-nous confiance, parlez à cœur ouvert, sans restriction, et vous ne le regretterez pas... Ces quatre clés de votre trousseau, à quoi se rapportent-elles ?
  
  - Ma voiture, mon domicile, le domicile de Kaffazi et celui de Mustafa Ramanne. Pour la facilité de nos déplacements, nous avons tous les trois, Kaffazi, Ramanne et moi-même, la possibilité d’entrer les uns chez les autres.
  
  - Je vois. Mais votre fonction au sein de l'OJUMI, quelle est-elle exactement ?
  
  - Je suis en quelque sorte l’adjoint d’Ahmed Kaffazi. En principe, quand l’organisation aura vraiment démarré, je serai le responsable des secteurs économiques et sociaux. Mais, du train où vont les choses, ce n’est pas pour demain.
  
  - Comment occupez-vous vos loisirs ?
  
  - Je travaille à un rapport qui traite des possibilités d’un éventuel marché commun islamique. L’OJUMI envisage la création future d’un organisme comparable au Marché Commun européen ou au COMECON du bloc communiste.
  
  L’interrogateur opina. Puis, refermant son dossier et rassemblant les feuillets sur lesquels il avait pris des notes, il annonça sur un ton bienveillant :
  
  - Ce sera tout pour aujourd’hui. Nous allons vous donner un questionnaire et de quoi écrire. En somme, je vais vous demander de faire un travail qui ne sort pas de votre spécialité, puisqu’il s’agit d’un rapport. Un rapport aussi complet que possible sur l’OJUMI, son chef, ses membres actifs, ses correspondants, ses activités actuelles et ses projets à longue échéance. Du reste, le questionnaire que nous avons établi vous guidera.
  
  Sur le même ton presque cordial, il précisa en dévisageant le prisonnier :
  
  - Vous êtes un homme intelligent et je suis persuadé que vous ne laisserez pas passer la chance qui vous est offerte. Si votre rapport nous paraît satisfaisant, vous serez libéré immédiatement. Par contre, si nos vérifications font apparaître des mensonges ou des omissions volontairement déloyales, notre attitude à votre égard ne sera plus du tout la même.
  
  Il se leva, ramassa ses dossiers.
  
  - Nous reprendrons cet interrogatoire demain ou après-demain, Rachid Hirmal. Cela dépend de vous. Dès que j’aurai reçu votre rapport, j’aviserai.
  
  Il quitta la pièce.
  
  Hirmal, reconduit dans son cagibi, s’allongea sur le lit de camp. Il était exténué, mais rasséréné. Il avait tout compris, cette fois. Ces types, de toute évidence, étaient des agents de la SAVAK. Le soin qu’ils avaient pris de ne pas mentionner une seule fois la police politique iranienne était un aveu. D’autre part, l’allusion à la mort de Nakabar était encore bien plus significative. Car Abdul Marouche, rouage important de la SAVAK, était un des rares personnages à connaître les dessous de l’accident qui avait provoqué la mort de Nakabar.
  
  Marouche jouait un double jeu, c’était clair.
  
  Autre mystère élucidé : Aïcha, contrairement à ce qu’elle avait prétendu, avait bel et bien mangé le morceau. Et, en échange de ses révélations, elle avait été libérée. C’était grâce aux aveux d’Aïcha que ces types avaient pu si aisément le kidnapper, lui.
  
  Je vais faire comme elle, décida-t-il. Et je ne vais pas me gêner. Qu’ils m’apportent vivement de quoi écrire ! Ma peau est aussi précieuse que celle d’Aïcha. Et, dans l’heure qui suivra ma libération, je quitterai ce foutu pays.
  
  Au fond, la situation était moins dramatique qu’il ne l’avait imaginé.
  
  Dommage que ces salauds m’ont repris mes cigarettes et mon briquet, déplora-t-il dans son for intérieur.
  
  Il se sentait presque bien.
  
  Mais, une heure plus tard, son moral recommença à baisser. A la réflexion, le double jeu de Marouche et l’hypothèse SAVAK ne collaient pas. Car, dans cette éventualité, son enlèvement, cet interrogatoire et ce rapport qu’ils exigeaient ne se justifiaient pas. Marouche savait tout. Alors ?
  
  Les douleurs se réveillèrent au creux de son épigastre.
  
  
  
  
  
  Coplan et Mansur étaient enchantés. Le commerçant iranien dit à Francis :
  
  - Vous aviez raison, ce Libyen est une lavette. Pour avoir la vie sauve, il va tout lâcher.
  
  - J’en étais sûr. Mais il y a un point sur lequel vous aviez vu juste, vous aussi : le siège central de l’OJUMI se trouve bien ici, à Téhéran. Le Vieux s’est fait des illusions.
  
  - Une perquisition chez l’Égyptien nous fournira probablement des informations décisives. Puisque c’est lui le secrétaire de l’organisation, les archives doivent être cachées à son domicile. Je vais m’occuper de cette opération.
  
  - O.K. Mais il faut avant tout envoyer un rapport au Service.
  
  - Bien entendu.
  
  
  
  
  
  Ahmed Kaffazi s’éveilla brusquement et promena un regard hébété autour de lui. La lumière de l’aube filtrait à travers les volets.
  
  Il reprit conscience d’un seul coup.
  
  Il se leva et appela :
  
  - Rachid ?
  
  Le silence de l’appartement l’impressionna.
  
  Incapable de réaliser la vérité, il alla une fois de plus examiner la chambre à coucher, la cuisine, les chambres de l’étage.
  
  Regardant sa montre, il constata qu’elle marquait 7 h 23.
  
  La veille, fermement résolu à attendre le retour de son ami, il s’était installé dans un des fauteuils de la salle de séjour... et il s’était endormi.
  
  Incroyable ! S’endormir comme une brute, dans des circonstances pareilles !
  
  Il prit son front dans sa main, ferma les yeux, se massa les arcades sourcilières.
  
  Et le corps d’Aïcha, là-bas...
  
  Rachid est peut-être passé chez moi, pensa-t-il, épouvanté par cette perspective.
  
  Il alla se rafraîchir le visage sous le robinet de la cuisine, but un verre d’eau. Puis, arrachant un feuillet de son agenda, il griffonna :
  
  « T'ai attendu toute la nuit. Viens me voir de toute urgence. Ahmed. »
  
  II déposa le papier sur la table, bien en vue.
  
  Et il sortit.
  
  Tout en roulant vers sa villa, il essaya de mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées. Agir. Surtout, ne pas s’affoler. Primo : me débarrasser du cadavre d’Aïcha. Secundo, élucider le mystère de la disparition de Rachid. Tertio, voir Marouche qui doit être rentré de voyage.
  
  Une sourde terreur lui crispait le ventre lorsqu’il pénétra dans sa villa. Le calme et le silence avaient quelque chose de redoutable.
  
  Il se dirigea comme un somnambule vers la chambre à coucher. Rien n’avait changé. Sauf cette auréole rougeâtre sur le drap, à la hauteur du front de la morte.
  
  Rachid n’était pas venu. Ni personne d’autre.
  
  Je n’aurais pas dû laisser mon automatique dans la table de nuit, songea-t-il avec un frisson rétrospectif.
  
  Il prit l’arme, la glissa dans sa poche.
  
  Comment faire pour me débarrasser de ce corps ? Le coffre de la bagnole, évidemment.
  
  Debout près du lit, il eut subitement la certitude que Rachid ne reviendrait pas, qu’il avait été enlevé comme Aïcha.
  
  Nous sommes foutus. Nous allons tous y passer les uns après les autres.
  
  Un ultime espoir, cependant. Rachid était peut-être chez Mustafa Ramanne.
  
  Il alla chercher une couverture de laine dans un placard, en recouvrit le cadavre d’Aïcha. Puis il ferma à clé la porte de la chambre à coucher.
  
  Lorsqu’il arriva chez Ramanne, celui-ci buvait du thé en croquant des galettes.
  
  - Tu es bien matinal, dis donc, grommela le jeune docteur, surpris.
  
  - Rachid n’est pas ici ?
  
  - Non, pourquoi ?
  
  - Il a disparu. Il n’est pas rentré chez lui hier soir.
  
  - Il a dû s’endormir dans le lit d’une pouffiasse, tu le connais.
  
  - Non, c’est exclu. Il ramène toujours les filles chez lui.
  
  - Qu’il dit !
  
  - Non, non, c’est un principe auquel il n’a jamais dérogé. Il a peur d’être photographié ou de servir de spectacle, comme cela arrive dans les bordels ou chez certaines putes.
  
  - Prends du thé... Tu as une mine de papier mâché, soit dit en passant.
  
  - Il y a de quoi, maugréa le Palestinien, le front baissé. Je sens qu’il se passe des choses très graves, Mustafa. Je suis presque sûr que Rachid a été enlevé comme Aïcha.
  
  Ramanne cessa de mastiquer.
  
  - Sur quoi te bases-tu pour émettre une telle hypothèse ?
  
  - Je connais bien les habitudes de Rachid. De nous tous, c’est lui le plus casanier. En fait, il ne sort qu’avec moi. Et quand il travaille à son rapport, c’est encore chez moi. Nous nous quittons vers 21 heures et il va draguer une fille, mais le lendemain il se repointe chez moi vers 9 heures du matin.
  
  Ramanne termina son petit déjeuner en silence.
  
  - Je ne vois pas ce qu’on peut faire, grommela-t-il finalement. S’il a été kidnappé, il sera peut-être relâché comme Aïcha.
  
  - Et après ? ricana Ahmed. A qui le tour ? Pourquoi l’a-t-on kidnappé ? Parce qu’Aïcha l’a donné, non ?
  
  - Non. Aïcha n’a pas parlé.
  
  - Comment le sais-tu ? Tu n’y étais pas.
  
  - Elle m’a juré qu’elle n’avait pas parlé.
  
  - Bien entendu. Mais les serments d’une femme...
  
  - Comment va-t-elle ?
  
  - Plutôt mal.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Elle a été malade toute la nuit.
  
  - Pourquoi ne me l’as-tu pas amenée ? Ces saletés de drogues ont parfois des effets secondaires qui peuvent être dangereux.
  
  - Elle est incapable de se tenir debout.
  
  - A ce point-là ? Mais il faut que je l’examine tout de suite.
  
  - Oh, rien ne presse, éluda Ahmed, frémissant.
  
  - Tu rigoles ? Les minutes peuvent être décisives quand il s’agit d’un empoisonnement. Je veux la voir tout de suite. Je m’habille en vitesse et je t’accompagne.
  
  Kaffazi, les traits décomposés, tenta une manœuvre désespérée :
  
  - Mais enfin, Mustafa, s’écria-t-il, l’organisation passe quand même avant la santé d’Aïcha ! Si Rachid a été enlevé, nous devons penser à notre sécurité !
  
  - Nous verrons cela plus tard, jeta l’Égyptien, énervé.
  
  Il fila vers son cabinet de toilette.
  
  Kaffazi, les poings serrés, pensa : « Salaud ! Il n’y a plus que ça qui compte : Aïcha. Mais tu ne la baiseras plus, cochon ! Plus jamais ! »
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Mustafa Ramanne ne prit même pas le temps de se raser. Il enfila ses vêtements à toute allure, se dirigea vers son cabinet de consultation prépara sa trousse médicale.
  
  Il hésita un moment, se demandant quel médicament il devait emporter. Un tonique cardiaque avant tout.
  
  Ayant choisi quelques produits dans l’armoire aux médicaments, il s’installa à son bureau. Et, obéissant à une impulsion, il écrivit sur un feuillet : « Rachid Hirmal disparu depuis plus de vingt-quatre heures. Organisation peut-être menacée. Vous contacterai à toutes fins utiles, ce soir à 22 heures, au lieu habituel. 2-13 R. O. »
  
  Il glissa le papier dans une enveloppe, rédigea l’adresse :
  
  Hassan Raschi
  
  cjo Ambassade d’U.R.S.S.
  
  Ce n’était peut-être pas très régulier comme procédure, mais tant pis ! Aux grands maux les grands remèdes. S’il demandait le contact par les voies normales, Raschi était foutu de se dérober, le trouillard.
  
  Il fourra l’enveloppe dans sa poche. Il irait la glisser dans la boîte aux lettres de l’ambassade d’U.R.S.S. après avoir examiné Aïcha.
  
  - Allons-y ! lança-t-il à Kaffazi. Tu es en voiture ?
  
  - Oui.
  
  - Bon. Tu me prends avec toi et je reviendrai en taxi.
  
  Ils montèrent dans la voiture, qui démarra sèchement.
  
  Kaffazi devait faire un effort surhumain pour maîtriser le tremblement de ses mains. Sans tourner la tête, il dit à Mustafa :
  
  - Je me demande bien pourquoi tu nies l’évidence. Si Rachid a été kidnappé, il n’y a qu’une seule explication possible : Aïcha s’est mise à table. Et elle a donné Rachid pour nous épargner, nous.
  
  - Tu es en train de perdre les pédales, voilà la vérité, articula l’Égyptien, en proie à une terrible colère rentrée. Pour qui prends-tu Aïcha ? Je suis sûr qu’elle n’a pas parlé. Mais, en admettant même qu’elle ait dû avouer quelque chose pour sauver sa vie, elle nous aurait prévenus. C’est l’évidence même.
  
  - Toutes les femmes sont des salopes.
  
  - Tu es ignoble. Aïcha ne mérite vraiment pas ça !
  
  - Je vois que tu as beaucoup d’estime pour elle, persifla le Palestinien.
  
  - Oui, et je ne m’en cache pas. De plus, je trouve que tu es mal placé pour la traiter de salope.
  
  - Ah bon ?
  
  - Tu oublies que c’est pour te faire plaisir qu’elle a couché avec des étrangers !
  
  - Pour la Cause, rectifia durement Kaffazi.
  
  - Parlons-en, de la Cause ! riposta Ramanne. Si je n’étais pas là pour essayer de recruter des correspondants, ce serait le fiasco total. Vous n’avez rigoureusement rien fait pour l’organisation. Ni Rachid, ni Marouche, ni toi ! Mais vous avez allègrement profité des subsides versés par Rayad, ça oui !
  
  La haine devint comme une boule noire dans l’estomac de Kaffazi, et cette boule noire lui remonta jusqu’à la gorge.
  
  Il fut incapable de proférer la moindre réplique.
  
  Lorsqu’ils furent arrivés au cottage, il rangea sa voiture dans le garage.
  
  Mustafa Ramanne, le faciès très sombre, débarqua le premier, sortit son trousseau de clés. Mais Kaffazi le rattrapa et ouvrit lui-même la porte.
  
  Le jeune médecin, qui connaissait bien les lieux, fila promptement vers la chambre, située au fond du couloir d’entrée. Il constata, étonné, que la porte de la chambre à coucher était fermée à clef.
  
  Il se retourna :
  
  - Tu l’as enfermée ?
  
  - Une seconde, grommela Kafazi.
  
  Il introduisit sa clé dans la serrure, poussa l’huis d’un mouvement brutal.
  
  - Vas-y! Mais je te préviens qu’elle est mal en point et qu’elle n’est pas belle à voir !
  
  Ramanne se rua vers le lit, tira la couverture et le drap, contempla d’un œil médusé le spectacle, se retourna.
  
  Kaffazi, qui était resté à l’entrée de la pièce, braqua son automatique vers Ramanne et proféra d’une voix enrouée :
  
  - Elle voulait me quitter pour aller vivre avec toi, mais c’est le contraire qui va se passer. Tu vas la rejoindre pour l’éternité, Mustafa.
  
  Il tira.
  
  Mustafa, rapide comme l’éclair, s’était jeté à plat ventre sur le tapis. La balle fit voler le carreau de la fenêtre en mille morceaux.
  
  D’un bond, le docteur égyptien se redressa et plongea vers Kaffazi. Mais celui-ci recula de deux pas et tira de nouveau. Mustafa Ramanne, atteint juste au-dessus du nez, s’écroula.
  
  Kaffazi, la bouche tordue, éructa :
  
  - C’est un fiasco total, hein? Je n’ai rien fait pour la Cause ? Je ne suis bon qu’à dépenser les subsides de Rayad !
  
  Il enfonça le canon de son automatique dans sa bouche et pressa la détente.
  
  Des ouvriers qui passaient devant la villa pour se rendre à leur travail entendirent le fracas de la vitre brisée, les détonations assourdies. Ils donnèrent aussitôt l’alerte.
  
  Cinq minutes plus tard, une voiture de police stoppait devant le cottage.
  
  
  
  
  
  ÉPILOGUE
  
  
  
  
  
  Coplan débarqua à Orly le jeudi 27, à 15 h 15, exactement trois semaines après son départ pour Téhéran. Une voiture du Service l’attendait à l’aéroport. Et, dans cette voiture, assis sur la banquette arrière, le directeur du SDEC en personne.
  
  Ayant voyagé avec un passeport au nom de Ferdinand Caillet, Coplan arborait la coiffure, la moustache et les lunettes qui le rendaient conforme à la photo de son titre de voyage.
  
  En accueillant son collaborateur, le Vieux déclara sans rire :
  
  - La moustache vous va bien. Vous devriez laisser pousser la vôtre, c’est très à la mode.
  
  - J’y songerai, promit Francis, un peu surpris par l’expression amicale de son chef.
  
  - Je vous ai un peu bousculé, pour vous faire rentrer aujourd’hui, mais j’avais absolument besoin de votre présence. Nous avons un rendez-vous important au quai d’Orsay, à 16 h 45. Avez-vous du nouveau à me communiquer ?
  
  - Non, mon dernier rapport contenait les ultimes informations recueillies par Mansur Baharek. A partir du moment où la police a dû transmettre l’affaire à la SAVAK, notre source de renseignements était coupée. Je le regrette, bien sûr.
  
  Le Vieux, placide, s’enquit avec bonhomie :
  
  - Est-ce que je me trompe ? Vous avez l’air plutôt déçu.
  
  - J’ai fait de mon mieux, comme toujours. Mais de là à pavoiser... Ces missions qui finissent dans l’incertitude vous laissent un arrière-goût bizarre dans la bouche. De plus, j’ai l’impression qu’on s’est donné beaucoup de mal pour pas grand-chose.
  
  - Oui, c’est un peu ça, admit le Vieux, compréhensif. Quand on met une affaire en route, on ne peut pas savoir sur quoi elle va déboucher. Mais vous faites erreur. Démanteler une redoutable conspiration planétaire est évidemment une tâche plus exaltante que la démolition d’un groupuscule sans envergure. Et pourtant, quand on y réfléchit, une mission comme celle que vous venez d’accomplir est sûrement plus rentable que bien des interventions spectaculaires. Éteindre un incendie, c’est bien ; l’empêcher d’éclater, c’est mieux. Beaucoup mieux.
  
  - Si vous le prenez comme ça, c’est parfait.
  
  - Il y a un point sur lequel j’aimerais être fixé avant de rencontrer les gens qui nous attendent au quai d’Orsay. Il s’agit de ce Libyen, Rachid Hirmal.
  
  - Je crois qu’il serait préférable de ne pas évoquer le sujet. Baharek s’est montré intraitable. Pour des raisons de sécurité, il a refusé catégoriquement de libérer cet individu, de le lâcher dans la nature. Personne n’entendra plus parler de lui, personne ne saura ce qu’il est devenu.
  
  - C’est tout ce que je voulais savoir. Et, ma foi, c’est peut-être la meilleure solution.
  
  - Il y a toutefois une ombre au tableau, murmura Coplan. Abdul Marouche sort indemne de l’aventure. Il faudra prévoir une protection du côté de la Cophysic, car le quidam peut se révéler venimeux.
  
  - N’ayez crainte, son sort sera réglé avant la fin du mois. Notre ami Jamshid Ghovam m’en a donné l’assurance formelle.
  
  - Dans ce cas, tout va bien. Nous pouvons reprendre à notre compte la phrase célèbre : « Et le combat cessa faute de combattants. » Mais Jamshid Ghovam daignera-t-il nous livrer le fin mot de l’histoire ? J’ai beaucoup de respect pour les secrets des chancelleries et je m’incline toujours devant la raison d’Etat. Néanmoins, néanmoins...
  
  Il laissa sa phrase en suspens.
  
  Le Vieux ne se formalisa pas. Au contraire, il eut un rire silencieux, un de ses rires de gros matou rusé.
  
  - Votre insinuation est pleine de tact, dit-il, mais rassurez-vous, Coplan, je ne me suis pas laissé rouler. En dépit des apparences, nous n’avons pas tiré les marrons du feu pour autrui. Cette opération peu spectaculaire sera finalement une excellente affaire pour la France. Et vous comprendrez bientôt pourquoi.
  
  
  
  
  
  Au quai d’Orsay, le Vieux et Coplan furent reçus par le directeur adjoint des Affaires du Moyen-Orient, un diplomate qui se nommait Jean de Gontet-Roussec, un imposant quinquagénaire aux manières aristocratiques.
  
  Il conduisit les deux arrivants dans un des petits salons de réception du ministère où se trouvaient déjà deux personnages qui bavardaient en fumant.
  
  L’un de ces deux hommes était l’attaché iranien Jamshid Ghovam que le Vieux et Coplan connaissaient. L’autre fut présenté par Gontet-Roussec avec une certaine déférence :
  
  - Son Altesse le prince Khazid Ben Azalah, envoyé spécial du gouvernement d’Arabie Saoudite.
  
  Le Saoudien, grand, maigre, très élégant dans son complet gris-bleu, serra la main du Vieux et de Coplan en disant :
  
  - Je suis chargé de vous exprimer les remerciements de mon pays et je tenais à le faire de vive voix. Je tenais surtout à vous donner les explications auxquelles vous avez droit et qui nous paraissent indispensables pour éviter tout malentendu concernant le rôle de mon pays dans cette affaire de l’OJUMI...
  
  Gontet-Roussec intervint :
  
  - Asseyons-nous, messieurs... Et si vous le voulez bien, nous prendrons un rafraîchissement avant de passer aux choses sérieuses.
  
  Le prince et Ghovam, en bons musulmans, prirent des jus de fruits. Les trois Français optèrent pour une coupe de champagne.
  
  Les serveurs se retirèrent.
  
  Le prince Khazid Ben Azalah commença alors :
  
  - A l’origine de cette affaire qui a débuté voici bientôt deux ans, il y a la requête qui nous a été présentée par le Palestinien Ahmed Kaffazi. Vous connaissez les sentiments de mon pays à l’égard du peuple palestinien. Un peuple qui refuse de mourir, qui tient tête depuis tant d’années à la coalition des grandes puissances mondiales et qui lutte avec une abnégation admirable pour conserver une patrie, ce peuple mérite l’amitié. Ahmed Kaffazi était un homme sincère, courageux, désintéressé. Nous avons répondu positivement à ses propositions et nous avons résolu d’accorder à l’organisation qu’il voulait créer un large soutien financier.
  
  Nous avons nommé le prince Rayad pour nous représenter au sein de l’OJUMI.
  
  Il prit un temps, puis :
  
  - L’unité de l’Islam a toujours été un des objectifs prioritaires de notre gouvernement, ce n’est un secret pour personne. La foi et la fraternité sont nos meilleures armes pour nous défendre dans un monde difficile. Malheureusement, nous avons des ennemis. Et le plus redoutable de nos ennemis, c’est nous-mêmes. Un des directeurs de l’Intelligence Service a dit un jour : « Ne gaspillez pas votre énergie à diviser les Arabes, ils s’en chargent eux-mêmes. » Cette opinion est toujours valable, hélas. Et je dois vous avouer qu’en finançant l’organisation de Kaffazi, nous avions une arrière-pensée. Notre présence au sein de l’OJUMI devait nous permettre de garder un contrôle éventuel sur les extrémistes, les jusqu’au-boutistes qu’un tel mouvement devait fatalement attirer. Je parle ici des illuminés qu’un de vos journalistes a qualifié très justement de chiens enragés de l’Islam... Environ dix mois après la création de l’OJUMI, nous avons découvert un fait inquiétant. Je suis obligé d’être discret sur les dessous de cette découverte, et je suis sûr que vous ne m’en tiendrez pas rigueur, mais notre surprise a été grande. Le secrétaire de l’OJUMI, l’Égyptien Mustafa Ramanne, était bel et bien un agent soviétique, inscrit au GRU avec l’indicatif 2-13 R. O. Et nous avons alors envisagé le pire : la manipulation de l’OJUMI par l’U.R.S.S. avec la complicité d’Abdul Marouche, rouage important de la SAVAK.
  
  Il marqua de nouveau un temps d’arrêt.
  
  - Alerté, le prince Rayad a essayé vainement de tirer cette affaire au clair. Certes, il a réussi à freiner l’organisation, à ralentir sa structuration. Mais sa position même ne lui a pas permis de définir d’une façon formelle les attaches secrètes et les visées personnelles de chacun des membres du comité de l’OJUMI. Finalement, sur le conseil de mon ami Jashid Ghovam, je me suis adressé à monsieur de Gontet-Roussec pour savoir si les services spéciaux français accepteraient de nous aider dans cette entreprise délicate. Ahmed Kaffazi est mort et Mustafa Ramanne également. Je viens d’apprendre que c’est Kaffazi qui a tué Ramanne. Il a aussi tué sa maîtresse, et il s’est suicidé. S’agit-il d’un crime passionnel, ou bien Kaffazi avait-il découvert la trahison de Ramanne ? Nous ne connaîtrons jamais la vérité. En revanche, nous connaissons, grâce à vous, les dessous de la mort du docteur Nakabar. En définitive, la disparition de l’OJUMI est, pour nous, une solution parfaite.
  
  - Parfaite, ponctua le Vieux, mais provisoire. D’autres organisations du même genre verront le jour, fatalement. Et d’autres problèmes se poseront.
  
  Le prince saoudien répondit avec un léger sourire :
  
  - La vie continue, bien sûr. Et comme le disait si justement le général de Gaulle, nous devons apprendre à vivre avec nos problèmes.
  
  Puis, à Coplan :
  
  - Mon gouvernement désire vous accorder une distinction honorifique pour vous témoigner sa reconnaissance.
  
  - J’en suis très touché, mais très confus aussi, avoua Francis. Mes mérites sont bien minces, en l’occurrence.
  
  - Mon cousin le prince Rayad m’a affirmé le contraire, et c’est un homme qui ne ment jamais. Je sais que vous avez pris des risques sérieux pour mener votre mission à bien. Je peux même vous révéler que mon cousin, ignorant nos accords, a eu peur pour vous et qu’il vous a envoyé un message à votre hôtel pour vous inciter à quitter Téhéran.
  
  - J’avais pensé à toutes sortes d’hypothèses pour expliquer ce mystérieux message, dit Coplan en souriant, sauf à celle-là !
  
  
  
  
  
  Dans la voiture qui les ramenait au siège du Service, le Vieux se moqua gentiment de Coplan.
  
  - Avouez que vous êtes gâté. Une jolie médaille, une de plus pour votre collection.
  
  - Vous êtes jaloux ?
  
  - Grands dieux non ! s’écria le Vieux. Ma récompense vaut mille fois plus que la vôtre ! Si vous saviez...
  
  - J’aimerais savoir, prononça Francis, intrigué.
  
  - C’est évidemment un secret, mais enfin... Dans quelques semaines, une conférence décisive pour notre économie va s’ouvrir au Caire : le fameux dialogue euro-arabe qui doit étudier les projets associant la technologie européenne aux capitaux arabes. Le prince Khazid Ben Azalah y représentera son pays, et je sais par Gontet-Roussec qu’il soutiendra résolument la France. Un tel allié, c’est autre chose qu’une médaille, croyez-moi ! Du travail pour nos usines, des contrats pour nos bureaux d’études, du pétrole... La France a besoin d’amis puissants, Coplan. Vous ne pouviez soupçonner à quel point vous avez fait du bon boulot à Téhéran.
  
  Coplan alluma une Gitane, expira un nuage de fumée.
  
  - Décidément, laissa-t-il tomber, les services spéciaux sont parfois plus spéciaux qu’on l’imagine soi-même.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 5 SEPTEMBRE 1975 SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE BUSSIÈRE, SAINT-AMAND (CHER)
  
  
  
  
  
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